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L'Astrée de M. d'Urfé, pastorale allégorique avec la clé. Nouvelle édition, où, sans toucher ni au fonds ni aux épisodes, on s'est contenté de corriger le langage et d'abréger les conversations (1733)
Dernière des trois réécritures du roman d’Honoré d'Urfé, après les éditions de 1678 et 1712, cette nouvelle version de L’Astrée est attribuée à l’abbé Souchay, membre depuis 1726 de l’Académie des Inscriptions.
Il s’agit là d’une entreprise éditoriale de grande envergure, à plus d’un titre.
Elle se signale d’abord par son ampleur, puisqu’elle est publiée en cinq volumes in-12° (conservés à la BnF sous la cote Y2 7041-7045). Ce choix permet de conserver l’intégralité de la structure de l’œuvre originale : comme l’annonce le long sous-titre, seules les conversations ont été parfois abrégées. Le travail de refonte a porté quasi exclusivement sur la langue et le style du roman, modernisés et mis au goût du jour.
D’autre part, elle assortit l’œuvre d’un appareillage critique innovant : le dernier volume regroupe en effet les principales lectures à clé qui avaient été proposées du roman, et réédite un important échange épistolaire entre Madeleine de Scudéry et Pierre-Daniel Huet, daté de 1699.
Enfin, les deux libraires associés, Witte et Didot, ont fait graver pour l’occasion une nouvelle série de planches, prenant le relais de celles réalisées pour l’édition collective de 1632-1633. À l’instar de cette dernière, chacun des douze livres qui composent les cinq parties de l’œuvre est précédé d’une illustration originale. Les compositions des quatre premiers tomes ont été dessinées par Gravelot, l’un des principaux illustrateurs de livre en France au XVIIIe siècle. Gravelot a lui-même gravé la plupart des planches des deux premiers tomes et quelques-unes du troisième, les autres l’ayant été par Jean-Baptiste Guélard. Quant aux planches du cinquième tome, elles ont été dessinées et gravées par Jacques Rigaud. La comparaison des deux séries de 1633 et 1733 fait apparaître la profonde mutation de l’imaginaire pastoral, à un siècle de distance.
Bibliographie :
- Denis, Delphine, "Bergeries infidèles", Seventeenth-Century French Studies, n°29, 2007, p. 19-28.
- Martin, Christophe, "L’illustration de L’Astrée (XVIe-XVIIe siècles)", dans Delphine Denis (dir.), Lire L'Astrée, Paris, Presses universitaires de Paris-Sorbonne, coll. "Lettres françaises", 2008, p. 201-240.
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Sommaire :
- Avertissement
- Livre 1
- Livre 2
- Livre 3
- Livre 4
- Livre 5
- Livre 6
- Livre 7
- Livre 8
- Livre 9
- Livre 10
- Livre 11
- Livre 12
- Livre 1
- Livre 2
- Livre 3
- Livre 4
- Livre 5
- Livre 6
- Livre 7
- Livre 8
- Livre 9
- Livre 10
- Livre 11
- Livre 12
- Table des histoires
- Livre 1
- Livre 2
- Livre 3
- Livre 4
- Livre 5
- Livre 6
- Livre 7
- Livre 8
- Livre 9
- Livre 10
- Livre 11
- Livre 12
- Privilège
- Livre 1
- Livre 2
- Livre 3
- Livre 4
- Livre 5
- Livre 6
- Livre 7
- Livre 8
- Livre 9
- Livre 10
- Livre 11
- Livre 12
- Livre 1
- Livre 2
- Livre 3
- Livre 4
- Livre 5
- Livre 6
- Livre 7
- Livre 8
- Livre 9
- Livre 10
- Livre 11
- Livre 12
- Lettre de M. Huet à Mlle de Scudéry
- Réflexions nécessaires pour l’intelligence de L’Astrée
- Clé de l'Astrée
L'ASTRÉE
DE M. D'URFÉ,
PASTORALE ALLEGORIQUE,
AVEC LA CLÉ.
NOUVELLE EDITION,
Où sans toucher ni au fonds ni aux épisodes, on s'est contenté de corriger le langage, & d'abreger les conversations
A PARIS,
Chez PIERRE WITTE, rue S. Jacques proche de S. Yves, à l'Ange Gardien.
Chez DIDOT Quay des Augustins, près du Pont S. Michel, à la Bible d'or.
Avec Approbation & Privilege du Roy.
TOME PREMIER.
PREMIÈRE PARTIE.
AVERTISSEMENT.
Voici une nouvelle édition de l'Astrée, qui peut être ne déplaira pas au public. On n'a rien négligé pour lui rendre plus agréable la lecture de ce livre, soit en abrégeant quelques conversations trop longues, & par conséquent ennuyeuses, ou même en retouchant l'expression dans les endroits où l'on a jugé qu'elle en avoit besoin.
On n'ignore pas que cet ouvrage a eu d'illustres censeurs ; les uns ayant blâmé l'érudition qui y est répandue ; les autres, certains incidens qui sont traités à la maniere grecque. Mais il a eu aussi d'illustres approbateurs. Tels sont M. Camus évêque de Belley, S. François de Sales, M. Huet évêque d'Avranches, comme on peut s'en convaincre par la lettre du même M. Huet, que l'on trouvera à la fin de la cinquiéme partie,
On se contentera de dire ici, après M. Huet, que M. d'Urfé fut le premier qui tira nos romans de la barbarie, & qui les assujettit aux regles, dans son incomparable Astrée : ouvrage le plus ingenieux, & le plus poli qui ait jamais paru en ce genre, & qui a terni la gloire que la Grece, l'Italie, & l'Espagne s'étoient acquise en ce genre.
L'illustre M. de Fontenelle qui trouve que les bergers de l'Astrée sont quelquefois des sophistes trop pointilleux, lui rend d'ailleurs justice au même endroit où il le critique ; mais principalement dans ces vers admirables qui sont presque dans la bouche de tout le monde.
Quand je lis d'Amadis les faits inimitables,
Tant de châteaux forcés, de géans pourfendus,
De chevaliers occis, d'enchanteurs confondus :
Je n'ai point de regret que ce soient là des fables.
Mais quand je lis l'Astrée, où dans un doux repos
L'Amour occupe seul de plus charmans héros ;
Où l'Amour seul de leurs destins décide,
Où la sagesse même a l'air si peu rigide,
Qu'on trouve de l'Amour un zelé partisan
Jusque dans Adamas le souverain druide :
Dieux, que je suis faché que ce soit un roman ?
J'irois vous habiter, agréable contrée,
Où je croirois que les esprits,
Et de Celadon & d'Astrée
Iroient encore errans, des mêmes feux épris ;
Où le charme secret produit par leur présence
Feroit sentir à tous les cœurs
Le mépris des vaines grandeurs,
Et les plaisirs de l'innocence.
O rives de Lignon ! O plaines de Forest !
Lieux consacrés aux amours les plus tendres,
Montbrison, Marcilli, noms toujours pleins d'attraits,
Que n'êtes-vous peuplés d'Hylas, & de Silvandres ;
Mais pour nous consoler de ne les trouver pas
Ces Silvandres, & ces Hylas,
Faisons-nous des bergers propres à nous charmer ;
Et puisque dans ces champs nous voudrions aimer,
Faisons-nous aussi des bergeres.
Souvent en s'attachant à des fantômes vains,
Notre raison séduite avec plaisir s'égare.
Elle-même jouit des objets qu'elle a feints,
Et cette illusion pour quelque temps répare
Le défaut des vrais biens que la nature avare
N'a pas accordés aux humains.
On croit devoir encore avertir, qu'avant que de se mettre à la lecture de ce roman, il faut lire la lettre de M. Huet & les éclaircissemens, que l'on a renvoyés à la fin de la derniere partie ; ce volume n'étant déja que trop gros.
L'ASTRÉE
DE
M. D'URFÉ.
PASTORALE ALLEGORIQUE.
PREMIÈRE PARTIE.
LIVRE PREMIER.
De toutes les contrées que renferment les Gaules, il n'en est point de plus délicieuse que le Forest. L'air que l'on y respire est temperé ; & le climat y est si fertile, qu'il produit, au gré de ses habitans, toute sorte de fruits. Au milieu est une plaine enchantée, qu'arrose le fleuve de Loire, & que differens ruisseaux viennent baigner. Le plus agréable de tous est le Lignon, qui va serpentant depuis les hautes montagnes de Cervieres & de Chalmasel, jusqu'à Feurs, où la Loire le reçoit,
Sur les bords de ces admirables rivieres, on a vu de tout temps grand nombre de bergers, qui par leur douceur naturelle, & la bonté du climat, vivoient d'autant plus heureux, qu'ils connoissoient moins la fortune. En cet état, ils n'auroient point envié la felicité du premier âge, si l'amour leur avoit permis de conserver la felicité dont ils jouissoient. Mais séduits par une fausse douceur, ils se soumirent à lui, & bien tôt, pour prix de leur soumission, ils sentirent tout le poids de sa tyrannie. Celadon fut un de ceux qui souffrirent davantage sous son empire : vivement épris des charmes d'Astrée, rien ne put le distraire de la passion qu'il avoit conçue pour elle ; il s'y livra tout entier. Son bonheur fut tel, à la verité, qu'il n'eut point à se plaindre de l'ingratitude d'Astrée, puisqu'elle paya sa flamme d'une tendresse reciproque. Mais, comme il n'est point de felicité durable, après trois années entiéres d'une intelligence parfaite, ils éprouverent, par la trahison de Semyre, lorsqu'ils s'y attendoient le moins, tout ce qu'en amour on peut éprouver de plus cruel. Leurs parens animés par des haines inveterées, usoient de tous les artifices imaginables pour traverser leurs desseins amoureux ; & Celadon de son côté dissimuloit, autant qu'il lui étoit possible, toute sa passion.
Un jour que le tendre Celadon s'étoit levé avant l'aurore, il laissa paître à l'avanture ses troupeaux, & vint s'asseoir sur les bords du Lignon, où il attendoit sa bergere. Il ne l'attendit pas long-temps ; les cruels soupçons qui l'avoient agitée durant la nuit, ne lui avoient pas permis de goûter les douceurs du repos. A peine le soleil doroit la cime des montagnes d'Isoure & de Marcilly, que le berger apperçut de loin un troupeau, qu'il reconnut bien-tôt pour celui d'Astrée. Outre que Melampe son chien favori accourut pour le flater, il remarqua sa brebis la plus cherie, quoique, ce jour-là, elle n'eût point, comme à l'ordinaire, la tête ornée de rubans en forme de guirlande. Les soucis qui dévoroient Astrée lui faisoient tout négliger. Elle suivoit lentement. On pouvoit juger à son air & à sa démarche qu'elle avoit quelque violent déplaisir. Elle en étoit tellement occupée, que, soit hazard, soit dessein, elle passa près du berger, sans tourner les yeux de son côté, & s'assit assez loin sur la même rive. Celadon s'imaginant qu'elle ne l'avoit point apperçu, rassemble ses brebis qui paissoient l'herbe moins foulée, & le
Ignorant donc le malheur qui l'attendoit, après avoir choisi pour ses brebis le lieu le plus commode près de celles de la bergere, il vient la trouver, & lui témoigne sa joye de l'avoir heureusement rencontrée. Quel fut son étonnement, quand, au lieu de ces petits mots flateurs, dont les amans seuls connoissent le prix, il n'entendit que des réponses qui le glacerent. Si la bergere eût daigné le regarder alors, ou, si moins prévenue, elle avoit pû voir l'effet qu'avoient produit ces marques de son indifference, elle auroit condamné dans le moment ses injustes soupçons. Mais il ne falloit pas que Celadon fût plus heureux que le reste des mortels, qui ne goûterent jamais de bonheur sans mélange. Il garda long-temps un morne silence ; enfin revenu à lui-même, & jettant sur Astrée des yeux mal assurés, il surprit un de ses regards, mais un regard si triste, qu'il pensa l'accabler de douleur. Qui pourroit exprimer les differentes pensées dont son cœur fut agité ! Le Lignon qui grossi par les neiges, & fier des
«Perfide, lui dit-elle, étoit-ce trop peu pour vous de me manquer de foi, sans chercher encore à me tromper si lâchement ! Osez-vous bien soutenir mes regards, après l'injure que vous m'avez faite ? Et ne rougissez-vous point d'une si noire dissimulation ? Va, perfide, va, traître, en imposer, si tu peux, à quelqu'autre bergere, & ne pense plus m'en imposer à moi qui ne suis que trop instruite de tes perfidies.» Quel devint alors ce berger fidele ? Pour le comprendre, il faut avoir essuyé les mêmes reproches, & les avoir aussi peu merités. Il tombe aux genoux d'Astrée ; & plus pâle que la mort : «Quel est votre dessein, lui dit-il ? Voulez-vous m'éprouver, ou me jetter dans le desespoir ? Il n'est point question d'épreuve, répondit-elle. Ton infidelité m'est connuë ; je n'en puis douter. Que ce jour malheureux n'a-t-il été retranché
En ce lieu étoit un abîme, & l'eau repoussée par des rochers, y formoit une espece de tourbillon qui envelopa tout-à-coup l'infortuné berger, & l'emporta bien loin sous les flots. Déja la bergere qui n'étoit pas encore loin, étoit accourue au bruit que Celadon fit en tombant, & frapée de voir en un peril si pressant ce qu'elle avoit aimé, & ne pouvoit encore haïr, elle chancele, elle perd l'usage de ses sens, & ne le recouvre que pour tomber, au premier mouvement, dans le même gouffre. Tout ce que purent faire les bergers qui se trouverent là heureusement, fut de la sauver, à l'aide de sa robe qui la soutint quelque temps sur l'eau, mais si hors d'elle-même, que, sans qu'elle le sentît, ils la porterent dans la cabane prochaine. C'étoit celle de Phylis qui pour lors étoit absente. Pendant que les compagnes de Phylis lui donnerent d'autres habits, elle ne put proferer une seule parole, dans le trouble
Au bruit d'une si funeste nouvelle, Phylis accourut, & rien ne pouvoit retarder sa course, que la rencontre de Lycidas, à qui elle raconta brusquement la triste avanture de sa compagne, sans lui parler de Celadon, dont elle ignoroit l'infortune. Lycidas étoit frere de Celadon, & l'amitié serroit encore les nœuds qui l'unissoient à lui ; de même Astrée & Phylis, quoique cousines germaines, étoient plus unies par les liens d'une affection reciproque, que par les liens du sang. Si Celadon eut de la sympathie pour Astrée, Lycidas n'en eut pas moins pour Phylis, ni Phylis pour Lycidas.
Dans le temps qu'ils arriverent, Astrée commença d'ouvrir les yeux à la lumiere ; mais qu'ils étoient differens de ce qu'ils avoient été, quand l'amour y triomphoit de tous les cœurs. Ces beaux yeux n'agueres si vifs & si doux tout ensemble, abbatus maintenant, versent des larmes, dont tous les spectateurs sont attendris. La présence de Phylis, & plus encore celle de Lycidas augmenterent sa tristesse ; & bien qu'elle voulût en cacher le principal sujet, elle fut contrainte de dire à Lycidas que son frere s'étoit noyé, en voulant la secourir.
A l'instant, Lycidas vole sur le rivage
Là, pendant qu'il étoit entre la vie & la mort, parurent trois nymphes d'une beauté admirable. Leurs cheveux où brilloit une guirlande de perles, flotoient au gré des vents. Elles avoient la gorge découverte ; les manches de leur robe étoient retroussées sur le coude, d'où sortoit une gaze deliée, que deux bracelets de perles sembloient attacher. Elles avoient sur leurs épaules un carquois rempli de fléches, & tenoient un arc d'yvoire à la main. Le bas de leur robe relevé sur la hanche, laissoit voir jusqu'à mi-jambe leurs brodequins dorés. On jugeoit à leurs discours que quelque dessein les amenoit en ce lieu. «Voici
En discourant ainsi, elles s'approcherent du lieu où étoit Celadon ; & parce que ce même lieu leur parut être celui qu'on leur avoit désigné, elles s'y assirent, en attendant que le reste se verifiât. A peine furent-elles assises, que la premiere des nymphes apperçut Celadon, & le croyant endormi, elle le montra du doigt à ses compagnes ; ensuite elle se leva doucement, de peur de l'éveiller : mais quand elle l'eut examiné de près, elle ne douta point qu'il ne fût mort. Il avoit encore une partie du corps dans l'eau ; sa bouche étoit entr'ouverte, son visage livide, & ses yeux presque fermés. Les nymphes furent touchées de le voir en cet état ; & celle qui avoit parlé avant les autres, fut la premiere à le tirer
Cependant Lycidas ne doutant plus que
Puis s'adressant à elle : «Est-il possible, Astrée, que vos soupçons jaloux vous aient fait oublier ce que vous lui avez si souvent prescrit vous-même ! Combien de fois, les larmes aux yeux, ne vous
Bien que mon amour soit extrême,
Je puis dissimuler que j'aime.
Mais pour feindre d'autres ardeurs...
S'il le faut, ou mourir. Je meurs.
«Dernierement que je fus obligé de me rendre pour quelque temps sur les rives de la Loire, il m'écrivit en réponse une lettre, qui vous prouvera mieux encore son innocence. Après cela si vous en doutez toujours, il faut que, sur ce qui le regarde, vous ayez perdu toute espéce de jugement. Elle étoit conçue en ces termes.
CELADON A LYCIDAS.
Ne t'informe plus de ce que je fais ; mais apprens que mon déplaisir est toujours le même. Aimer, & n'oser faire éclater son amour, n'aimer point & jurer que l'on aime, voilà quel est le supplice de Celadon. Ainsi la vraie & la feinte amitié paroissent dans toutes mes actions, n'en sois point surpris ; je suis contraint à l'un par la beauté d'Astrée, & à l'autre par ses ordres. Si cette vie te semble étrange, souvien-toi QUE LES MIRACLES SONT LES ACTIONS JOURNALIERES DES DIEUX ; Et que veux-tu que ma déesse produise en moi QUE DES MIRACLES.
Les discours de Lycidas transportoient Astrée hors d'elle-même ; cependant la jalousie qui regnoit encore dans son ame, lui fit prendre la lettre, comme si elle avoit douté que Celadon l'eût écrite. Et bien qu'elle reconnût sa main, elle disputoit en elle-même, & refusoit d'en croire à ses yeux.
Presqu'au même temps arrivérent les bergers, ne rapportant d'autres dépouilles de Celadon que son chapeau, dont la vue ne fit qu'accroître la douleur d'Astrée. La bergere se souvenant d'une ruse que l'amour leur avoit suggerée ; elle fit signe à Phylis de prendre le chapeau. Alors on n'entendit que plaintes sur la mort du berger, & chacun celébrant à l'envi ses loüanges, il n'y eut personne qui n'en racontât quelque action vertueuse. Astrée seule demeuroit dans le silence, bien qu'elle ressentît plus vivement que les autres la perte du berger. Elle n'ignoroit pas qu'en amour la souveraine prudence est de dissimuler sa tendresse, ou du moins de ne la montrer jamais inutilement. Mais ne pouvant plus supporter la violence qu'elle se faisoit à elle-même, elle s'approcha de Phylis, & la priant de de ne la point suivre, de peur d'être suivie des autres, elle prit le chapeau, & marcha à l'avanture dans le sentier où ses pas la guiderent. Il n'y avoit point là de
Cependant Astrée poursuivoit sa route, en proye à mille déplaisirs ; & tantôt doutant, tantôt assurée de l'amour de Celadon, elle ignoroit si elle devoit le plaindre, ou se plaindre de lui. Si elle se rapelloit ce que Lycidas venoit de lui dire, elle le jugeoit innocent ; si les discours qu'il avoit tenus à la bergere Amynte lui revenoient dans l'esprit, elle le condamnoit comme coupable. En cette agitation cruelle, elle erra long-tems dans un bois, où ses pas l'avoient guidée, &, soit hazard, soit pas l'avoient guidée, &, soit hazard, soit volonté du ciel qui vouloit mettre l'innocence de Celadon dans tout son jour, elle se trouva près des arbres où étoient gravez les vers dont Lycidas lui avoit parlé. Le desir de sçavoir s'il ne l'avoit point trompée, les lui auroit fait chercher avec empressement, s'ils avoient été cachés ; mais comme ils venoient d'être gravés ; ils s'offrirent
CELADON A ASTRÉE.
Mon Astre, si en me contraignant à dissimuler mon amour, vous voulez me faire mourir, vous le pouvez plus facilement d'une seule parole. Si c'est pour me punir de quelque crime, pourquoi m'ordonner un moindre supplice que la mort même ? SI C'EST POUR ÉPROUVER JUSQU'OÙ VA VOTRE
Quel fut son desespoir, quand cette lettre lui eut rappellé le dessein qu'ils avoient pris, & l'ordre qu'elle lui avoit donné de cacher leur amitié sous le masque de la dissimulation ! Mais tels sont les enchantemens de l'amour, en même temps qu'elle ressentoit un déplaisir extrême de la mort de Celadon, elle goûtoit une secrete joye, en pensant qu'il ne lui avoit point été infidele. Et dès qu'elle en fut convaincue, & que ses soupçons furent entierement dissipés, elle se rappella toute la vivacité de son amour, les preuves qu'il lui en avoit si constamment données, les plaisirs innocens dont ils avoient joui, & sur tout le desespoir où ses injustes soupçons l'avoient réduit. Alors se livrant à sa douleur, elle versa un torrent de larmes, elle prononça mille fois le nom du berger, & mille fois
D'un autre côté, Lycidas que la dureté d'Astrée avoit indigné craignant qu'il ne lui échapât quelque mot qui déplût à Phylis, s'étoit levé d'auprès d'elle, le visage baigné de larmes, & dans un état si pitoyable, que la bergere le suivit sans penser à ce que l'on en pourroit dire. Les bergers dont il étoit aimé, & qui partageoient ses ennuis, suivoient aussi, déplorans son infortune ; mais ce qu'ils faisoient pour lui dans cette triste occasion, ne faisoit que l'affliger davantage. Car l'extrême douleur demande la solitude ; c'est là qu'elle peut s'exhaler en liberté, & jusques-là elle n'est susceptible d'aucune consolation.
En marchant de la sorte, ils rencontrerent par hazard un jeune berger étendu sur l'herbe, & deux bergeres près de lui. Sa tête étoit appuyée sur les genoux de l'une d'elles, & l'autre jouoit de la guitarre, pendant qu'il soûpiroit ces vers, en levant au ciel ses yeux baignés de larmes :
La nymphe qui n'est plus ; la nymphe qu'en ce jour
Je redemande aux dieux par mes cris & mes larmes,
Passa comme une fleur ; & toutefois ses charmes
Avoient assujetti mille cœurs à l'amour.
Ses beaux yeux sont couverts d'une éternelle nuit ;
Et, dans l'affreux état où le ciel m'a réduit,
Je ne crains point la mort, je ne crains que la vie.
Si Lycidas & Phylis avoient été moins accablés de leurs propres ennuis, ils auroient eu sans doute la curiosité de sçavoir ce qui causoit les ennuis du berger ; mais voyant qu'il avoit besoin de consolation lui-même, ils ne voulurent point ajoûter le mal d'autrui au leur propre, & ils poursuivirent leur route, laissant les autres bergers attentifs à l'écouter.
A peine Lycidas étoit parti, qu'ils entendirent une autre voix qui sembloit s'approcher. Ils préterent l'oreille, mais les reproches de la bergere qui tenoit sur ses genoux la tête du berger, les empêcherent d'entendre. «Eh bien cruel ! disoit-elle, jusqu'à quand seras-tu inexorable ? jusqu'à quand serai-je dédaignée pour une bergere qui n'est plus ? Idolâtre des morts, fier ennemi des vivans, considere quelle est la force de mon amour : appren enfin, Tircis, à ne pas troubler par des larmes inutiles des cendres bienheureuses, & crain d'attirer sur toi l'horrible
Souvent ces discretes bergeres,
Dont l'orgueil rebute nos feux,
Forment elles-mêmes des vœux,
Ou pour d'autres sont moins sevéres.
Quelle erreur de se consumer
Pour qui ne veut pas nous aimer !
Les bergers tendres & fideles
N'ont d'autre partage en aimant
Que de soupirer seulement.
Pour moi j'évite les cruelles,
Sage par l'exemple d'autrui,
Et vis exemt de tout ennui.
Si mon bonheur vous semble extrême,
Bergers, écoutez mes avis,
Et que par vous ils soient suivis.
N'aimez jamais que qui vous aime.
Et si vous cessez d'enflammer,
Cessez au même instant d'aimer.
Hylas (c'est le nom du Berger) étoit si près de Tyrcis, quand il chanta les derniers vers, qu'il put voir couler les pleurs de Laonice. Et, comme il n'ignoroit pas, bien qu'il fût étranger, leurs déplaisirs, il s'adressa d'abord à Tyrcis, & lui parla en ces termes : «O berger desolé !» (c'est le surnom que lui avoient attiré ses plaintes éternelles,) «que mon sort me paroîtroit digne de compassion, si je vous ressemblois !» A ces mots, Tyrcis se levant pour lui répondre ;» & moi, dit-il, «Hylas, si je pensois comme vous, que je m'estimerois malheureux ! S'il falloit m'affliger autant que vous, pour toutes les maîtresses que j'ai perdues, ma vie ne pourroit suffire à tant de regrets. Si vous faisiez comme moi, repartit Tyrcis, vous n'en regreteriez qu'une. Et vous point du tout, reprit Hylas, si vous imitiez mon exemple. C'est en cela, dit le berger affligé, que vous me semblez malheureux ; car si rien ne sçauroit être le prix de l'amour que l'amour même, vous ne fûtes jamais aimé, puisque vous n'aimâtes jamais. Comment connoissez-vous, dit Hylas, que je n'aime point ? Je le connois à vos changemens éternels. Il faut que vous sçachiez, Hylas, que telles sont les blessures de l'amour, qu'elles ne guerissent jamais.
Nous n'avons pû mériter son amour,
Efforçons-nous de mériter sa haine.
Oublions l'inhumaine
Puisque Tyrcis a seul droit de lui plaire,
Ce que le temps nous forceroit de faire.
Si Hylas étoit venu sur ces bords en tout autre temps, il y eût trouvé plus d'amis ; mais la perte de Celadon étoit trop recente, pour qu'une humeur si badine fût goutée des bergers. Ils le laisserent aller, sans lui demander, ni à Tyrcis, quel sujet les amenoit sur leurs rivages. Les uns regagnérent leurs cabanes, tandis que les autres cherchérent encore Celadon jusques sur les bords de la Loire ; mais toutes leur perquisitions furent inutiles ; ils toutes leurs perquisitions furent inutiles, ils ne purent en avoir d'autres nouvelles : seulement Sylvandre rencontra Polemas près du lieu où Galatée & les autres nymphes avoient enlevé Celadon. Polemas commandoit à toute la contrée sous l'autorité de la nymphe Amasis, & le berger qui l'avoit vû plusieurs fois à Marcilly, après lui avoir rendu les honneurs dus à son rang, lui raconta la funeste avanture de Celadon. Polemas qui avoit toujours aimé sa famille, en parut veritablement touché.
D'un autre côté Lycidas qui se promenoit avec Phylis, après s'être tû quelque temps, se tourna enfin vers elle, & lui demanda ce qu'elle pensoit de sa compagne. Phylis qui n'étoit point encore instruite de
Pour ce qui est d'Astrée, elle s'étoit livrée toute entiere à sa douleur, & après avoir versé des torrens de larmes, & s'être consumée en regrets ; l'esprit & le cœur uniquement occupés de sa perte, elle avoit cedé au sommeil qui étoit venu la surprendre.
LIVRE SECOND.
Pendant que les choses se passoient ainsi entre les bergers, Celadon reçut des nymphes dans le palais d'Isoure tous les secours qu'elles purent lui donner ; mais, malgré leurs soins attentifs, il ne put encore ouvrir les yeux, ni donner d'autre signe de vie que la respiration. Il passa le reste du jour, & une partie de la nuit, en cet état. Quel fut son étonnement, lorsqu'il ouvrit les yeux, de se trouver où il étoit ! Car il se souvenoit bien de ce qui lui étoit arrivé sur les bords du Lignon, & comme il s'y étoit jetté dans son desespoir,
Pendant que Sylvie parloit, Amour, pour se jouer des ruses de Climante & de Polemas qui avoient engagé Galatée à se rendre le jour d'auparavant au lieu où elle avoit trouvé le berger, allumoit dans le cœur de la nymphe une nouvelle flamme. Tant que Sylvie parla, Galatée eut les yeux sur le berger, & ce que sa beauté commençoit à faire, les louanges de Sylvie l'acheverent. La tromperie de Climante avoit déja disposé la nymphe à prendre ces sentimens. Climante en feignant le devin, lui avoit prédit que celui qu'elle rencontreroit,
De son appartement on descendoit par un escalier dérobé dans une galerie, & cette galerie menoit dans un jardin, où l'art n'avoit rien oublié de ce qui peut embellir la nature. On trouvoit ensuite un grand bois, dont les arbres étoient plantés en symmétrie & par compartiment. Un des quarrés formoit un labyrinthe que les raïons du soleil ne pouvoient percer. Dans un autre quarré sur la même ligne étoit la fontaine de la verité d'Amour ; source admirable, & nommée de la sorte, parce qu'elle découvroit les tromperies des
Cependant Sylvie arrive, & rapporte à Galatée qu'elle a entendu Celadon se plaindre. Il s'étoit éveillé presqu'aussi-tôt que les nymhes furent sorties de sa chambre. Le soleil donnoit dans son lit, & ses yeux encore foibles étant éblouis de la lumiere ; il ne sçut que juger, à la vûe de la lumiere ; il ne sçut que juger, à la vûe de l'or & des peintures qui brilloient en ce lieu, sinon que l'Amour l'avoit ravi au ciel, pour récompenser sa fidelité.
Ici il voyoit Saturne appuyé sur sa faux ; le front ridé, les yeux creux, le nés aquilin, & la bouche degoutante du sang d'un de ses fils qu'il dévoroit. Sous ses pieds s'élevoient des monceaux d'ossemens dont les uns blanchissoient de vieillesse, & les autres n'étoient pas encore décharnés.
Autour de lui étoient des sceptres brisés, des couronnes rompues, des palais renversés, & dont à peine on démêloit les ruines.
Un peu plus loin on voyoit les corybantes avec leurs cymbales dérober à Saturne le petit Jupiter, & le cacher dans une caverne. Là Jupiter paroissoit grand, le visage enflammé, mais majestueux ; le front serein, mais redoutable ; la couronne sur la tête, & dans une main le sceptre, qu'il appuyoit sur sa cuisse. On y voyoit encore la cicatrice de la playe que l'imprudence de Semelé l'avoit contraint de se faire pour
Venus même dans sa conque marine regardoit la blessure qu'elle reçut au siege de Troye ; & Cupidon montroit à la déesse la lampe de la curieuse Psyché. Toutes ces peintures étoient si finies, que Celadon, qui se souvenoit seulement de s'être précipité dans l'eau, & qui doutoit s'il devoit se compter au nombre des vivans ; ne pouvoit les prendre pour de simples peintures. Son admiration s'accrut bien davantage, lorsqu'il vit entrer les nymphes dans sa chambre. Il les prit à leur beauté pour les trois graces, & le petit Meril qui les suivoit, il jugea à ses beaux cheveux & à son air enfantin que c'étoit l'Amour. Mais quelque frapé qu'il fût d'étonnement, il osa bien demander aux nymphes avec une assurance respectueuse en quel lieu il étoit. «Celadon, lui dit Galatée : vous êtes en un lieu où vous avez tout pouvoir. C'est nous qui vous avons
Sachez donc, gentil berger, que dans les premiers temps cette contrée que maintenant on appelle Forest, étoit couverte d'eau, & que les habitans demeuroient sur le haut des montagnes. Vous voyez encore autour du château de Marcilly & ailleurs, de gros anneaux de fer plantés dans le rocher, pour y attacher les batteaux ; car à quel autre usage les eût-on destinés ? Mais il y a plusieurs siecles, qu'un étranger qui conquit les Gaules, fit couper quelques montagnes par où les eaux s'écoulérent. Et bien-tôt
Alors Celadon se prosternant aux piés des nymphes : «Je ne puis assez m'étonner, leur dit-il, de me voir entre tant de
Les dieux approuvérent ce vœu ; & si quelqu'un l'a violé depuis, il a expié son crime par des travaux & des peines incroiables, témoin Alcippe mon pere, qui ayant quitté la vie pastorale, fut obligé de la reprendre.
Nous avons donc ratifié ce vœu avec tant de sermens, que pour le rompre, il faudroit n'avoir nulle crainte des dieux. J'avois bien entendu parler de ce que vous me dites, repartit la nymphe, mais j'ignorois pourquoi tant d'anciennes familles passoient ainsi leur vie dans les bois. Je suis ravie de l'apprendre, & je le serois bien plus de connoître les avantures d'Alcippe votre pere, elles meritent sans doute d'être sçues. Daignez m'en instruire, Celadon, si pourtant l'état où vous êtes, peut vous le permettre.» Alors Celadon qui sentoit ses forces presque revenues, obéit à la nymphe, & commença en ces termes.
HISTOIRE
D'ALCIPPE.
Vous me commandez, Madame, de vous raconter l'histoire d'une vie que des traverses incroiables ont rendue celébre parmi nous, & d'où l'on peut bien apprendre que c'est se préparer des peines à soi-même que d'en préparer aux autres. Il est juste que je vous obéisse. Je ne vous dirai, Madame, que ce que mon pere lui-même nous a souvent raconté, pour nous mieux faire sentir le bonheur dont nous jouissions. Quoiqu'élevé dans la simplicité qui convient à des bergers, Alcippe mon pere ne pouvoit souffrir la vie pastorale. Ses inclinations ne tarderent pas à se montrer. Jeune enfant il assembloit les autres enfans, il leur donnoit des arcs, & des frondes, & leur en montroit l'usage. On employa les menaces, il les méprisa. Les plus sages de nos bergers regarderent ses actions comme un presage certain des troubles qu'il exciteroit un jour dans nos hameaux. Il avoit environ vingt ans, lorsqu'il devint amoureux d'Amaryllis ; & comme il se croyoit du merite, il n'imaginoit pas que ses vœux dussent être rebutés par quelque bergere que ce fût. Un jour donc qu'il rencontra
En ce même temps Alcée riche berger, recherchoit Amaryllis. Son pere qui craignoit l'humeur d'Alcippe, penchoit davantage en faveur d'Alcée. Toutefois voyant Amaryllis plus portée pour mon pere, dont les inclinations se rapportoient davantage aux siennes, il ne voulut pas la
Cependant Amaryllis partit, & mon pere ne pouvant supporter son absence, résolut d'abandonner des lieux où il ne voyoit plus ce qu'il aimoit ; il s'en presenta une occasion favorable. Amasis venoit de perdre la nymphe sa mere, & l'on faisoit à Marcilly de grands préparatifs pour le couronnement de la nouvelle souveraine. Une foule d'étrangers attirés par la curiosité, se rendoient de toutes parts dans la ville. Alcippe obtint la permission d'y aller, trop heureux si on la lui avoit refusée ! Il avoit de la beauté, de la jeunesse, la taille admirable, les cheveux blonds ; tel enfin qu'il faut être pour inspirer de l'amour. Il
Un jour qu'Alcippe assistoit dans le temple aux sacrifices qui se faisoient pour Amasis, une vieille vint se placer auprès de lui ; & l'ayant appellé plusieurs fois par son nom, sans tourner les yeux de son côté ; «Alcippe, lui dit-elle, il ne tient qu'à vous d'être le plus heureux homme du monde, trouvez-vous seulement à l'entrée de la nuit dans le carrefour de Pallas, & là vous sçaurez le reste.» Mon pere ne manqua pas au rendez-vous, il y trouva la vieille couverte d'un voile ; & l'ayant tirée à part : «que vous êtes heureux, lui dit-elle, vous êtes aimé de la plus belle personne de la cour ; ne me demandez point son nom, souffrez que je vous bande les yeux, & que je vous mene dans son palais. Je veux bien, dit Alcippe, ignorer son nom, mais je ne veux point
Cependant ni les faveurs de la dame inconnue, ni les presens dont elle le combloit, ne pouvoient lui faire oublier Amaryllis, & devenu maître de lui-même par la mort de son pere, peut-être fût-il retourné à la vie pastorale, si la bergere
Alaric étant informé que c'étoit mon pere qui avoit conduit l'entreprise, reclama la justice de la nymphe Amasis. Amasis qui ne vouloit point perdre son amitié, envoya des gens pour se saisir de mon pere ; mais ses amis l'avoient averti si à propos, qu'il eut le temps de mettre ordre à ses affaires, & de prendre la fuite. Une nation belliqueuse venoit d'entrer dans nos Gaules ; elle s'étoit déja saisie des bords du Rhone & de l'Arar ; & comme elle étoit en guerre continuelle avec les Visigots, mon pere indigné contre Alaric, passa dans l'armée de ses ennemis. Il y fut reçu avec sa troupe, & son merite lui procura des emplois considerables. Mais le prince sous lequel il avoit servi étant mort, son successeur, par complaisance pour Alaric, lui promit de renvoyer Alcippe. Je vous ennuyerois, madame, si je vous racontois tous ses voyages. Après avoir servi dans les armées d'une autre nation qui avoit aussi penétré dans les Gaules, il se
LIVRE TROISIÈME.
Les nymphes, tant que le jour dura, firent compagnie à Celadon. Il eût gouté dans leur conversation tous les plaisirs
Cependant Galatée lisoit les lettres, qu'elle avoit en effet ôtées à Meril, suivant la curiosité ordinaire aux personnes qui aiment ; mais elle lui avoit défendu d'en rien dire, parce que son intention étoit de les remettre sans que Celadon sçût qu'elle les eût vues. Sylvie étant alors seule auprès de Galatée, il fallut qu'elle fût du secret. «Nous verrons, disoit Sylvie, si ce berger est aussi grossier qu'il veut le paroitre,
ASTRÉE A CELADON.
Quel est votre dessein, Celadon ! Dans quel embarras vous jettez-vous ? Croiez-moi, abandonnez le dessein de me servir, quelle satisfaction pouvez-vous vous promettre en me servant ? Je veux que l'on n'ait des yeux, ni de l'amour que pour moi ; je suis soupçonneuse, jalouse, difficile à gagner, & facile à perdre ; le doute est pour moi une certitude, & mes desirs sont des loix inviolables. Encore un coup, croiez-moi, berger, abandonnez un dessein qui vous rendroit malheureux. Je me connois, rien ne peut changer mon naturel ; si vous ne me croyez pas maintenant, ne vous plaignez point à l'avenir.
«Sans doute, dit Galatée, ce berger est amoureux, en voici déja une belle preuve. N'en doutez point, répondit Sylvie, il est trop honnête-homme. Et pourquoi, repliqua Galatée, pensez-vous qu'il faille aimer pour être tel ? C'est, Madame, comme je l'ai oui dire, parce que l'amant ne desire rien davantage que d'être aimé : pour être aimé, il faut qu'il
ASTRÉE A CELADON.
Vous refusez de croire que je vous aime, & vous voulez que je croye que vous m'aimez. Si je ne vous aime point, que vous servira de croire que je vous aime ? Mais voyez, Celadon, où vous en êtes. Je ne veux pas seulement que vous sçachiez que je croi que vous m'aimez, je veux encore que vous soyez assuré que je vous aime. SI je ne vous aimois point, m'exposerois-je, comme je fais, à l'indignation de mes parens. Reflechissez sur ce que je leur dois, & vous comprendrez quelle est mon amitié pour vous. Adieu, ne soyez plus incredule.
En même temps Sylvie rapportant la lettre, Galatée lui dit : «Il aime, & de plus il est aimé.» Elle sentit alors combien il lui seroit difficile de forcer une place occupée par un ennemi si imperieux ; & la lettre que Sylvie avoit séchée ne contribua pas peu à fortifier cette idée.
ASTRÉE A CELADON.
Lycidas a dit à ma Phylis qu'aujourd'hui vous étiez de mauvaise humeur. Qui en est la cause ? Est-ce vous ? Est-ce moi ? Si c'est moi, c'est sans raison : car ne veux-je pas toujours vous aimer, & être aimée de vous ? Ne m'avez-vous pas mille fois juré quil ne vous en falloit pas davantage pour être le plus heureux homme du monde ? Si c'est vous, vous m'outragez en disposant de ce qui n'est plus à vous, & qui m'appartient desormais. Apprenez-moi donc au plus tôt le sujet de votre mauvaise humeur ; je verrai si je dois vous permettre de vous affliger, & en attendant je vous le defens.
«Que cette bergere est imperieuse, dit alors Galatée ! Ce berger n'est point en droit de s'en plaindre, répondit Sylvie, puisqu'il avoit été si bien averti dès le commencement. Et, sans mentir, si c'est celle que je pense, elle a quelque raison, étant l'une des plus belles, & des plus accomplies personnes que j'aye jamais vue. Son nom est Astrée ; ce qui me le fait croire, c'est celui de Phylis, parceque je sçai que ces deux bergeres sont fort amies.» Ces discours, en faisant comprendre à Galatée toute la difficulté de son dessein, ne faisoient qu'augmenter
A peine étoit-il jour, que le petit Meril sortit de la chambre du berger qui s'étoit plaint toute la nuit, & qui venoit enfin de s'assoupir. Et parceque Galatée lui avoit commandé d'observer ce que feroit Celadon, & de lui en rendre compte, il alloit l'informer de ce qu'il avoit entendu. Galatée déja éveillée, parloit si haut avec Leonide, que Meril les entendant, ne craignit point de fraper, & de se faire ouvrir. «Madame, dit-il, je n'ai point fermé les yeux de toute la nuit ; Celadon n'a fait que se plaindre, à cause des papiers que vous me prîtes hier. Dans le desespoir où je l'ai vû, j'ai craint qu'il ne mourût ; c'est pourquoi je lui ai dit que vous aviez ses papiers. Comment, reprit la nymphe, il sçait donc que je les ai ! oui certes, madame, répond Meril, il le sçait, & je suis persuadé qu'il vous suppliera de les lui rendre. Si vous l'aviez entendu comme moi soupirer & se plaindre, il auroit excité votre compassion. Astrée, Astrée, disoit-il, ce bannissement devoit-il être la récompense de mes services ? Ah commandement cruel ! Pouvois-je prendre d'autre
Meril s'étant retiré, Galatée appella Leonide qui étoit couchée près d'elle, & lui dit : «Leonide, vous n'avez pas oublié ce que je vous dis hier de ce berger, & combien il m'importe qu'il m'aime ; je suis maintenant, & vous l'avez entendu, plus instruite que je ne voudrois l'être. Mais malgré les difficultés que je découvre dans mon entreprise, cette heureuse bergere l'a fort offensé, & un cœur genereux souffre malaisément des mépris sans s'en ressentir. Madame, répondit Leonide, le ciel m'est témoin des vœux que je forme pour vous, mais oserai-je le dire, peu s'en faut que je ne me réjouisse des obstacles qui vous allarment ; car quel tort ne vous faites-vous point ? Et pensez-vous pouvoir dérober absolument la connoissance de ce qui se passe ici ? Où en seriez-vous si les choses éclatoient ? Vous si judicieuse en toutes vos actions, faut-il que votre jugement vous abandonne en cette occasion ? Vous ne faites point de mal, je le veux. Mais, madame, suffit-il à une personne de votre rang d'être exemte de crime, ne faut-il point qu'elle le soit aussi de soupçon ? Encore si c'étoit une personne digne de vous : mais Celadon, bien qu'un des premiers de la contrée, n'est toutefois qu'un berger. Une vaine prédiction
Pendant qu'elles discouroient ainsi, Meril executa les ordres de la Nymphe, & ayant salué de sa part le berger, il lui remit les papiers. A l'instant Celadon fait ouvrir les rideaux & les fenêtres, & s'asseiant sur son lit, il ouvre le sac, il le baise plusieurs fois, en tire toutes les Lettres ; & les ayant rangés suivant le temps où il les avoit reçues, il apperçoit un billet d'un caractere different : il étoit conçu en ces termes :
CELADON, je veux que vous sçachiez que Galatée vous aime ; le Ciel n'a permis les dédains d'Astrée que parce qu'il est indigné qu'une bergere possede ce qu'une nymphe desire. Connoissez tout votre bonheur, & songez à en jouir.
Celadon fut extremément surpris, mais voyant que Meril l'observoit, il cacha du mieux qu'il put son étonnement. Resserrant donc toutes ses lettres, & se remettant au lit, il demanda à Meril qui les lui avoit données : «je les ai prises, dit-il, sur la toilette de madame, & si je n'avois autant desiré de vous tirer d'inquietude, je n'aurois osé entrer dans son appartement, car elle est indisposée. Et qui est avec elle, demanda Celadon ? les deux nymphes que vous vîtes hier, Lonide niéce d'Adamas, & Sylvie dont la fierté ne répond pas mal à celle de Deante son pere.» Celadon jugea bien que le billet étoit de la main de Galatée, ou du moins qu'il avoit été écrit par ses ordres ; & dèslors il prévit ce que les sentimens de Galatée alloient lui attirer. Voyant donc que la moitié du jour étoit presque passée, & se trouvant assez bien, il ne songea plus qu'à se lever ; il se persuadoit qu'il en pourroit plus tôt prendre congé des nymphes. Il se leve donc, animé de cette esperance ; & comme il sortoit pour s'aller promener, il rencontra Leonide & Sylvie que Galatée lui envoyoit pour l'entretenir ; car elle n'osoit se montrer à lui, confuse du billet qu'elle lui avoit écrit. Ils descendirent dans les jardins ; Celadon qui vouloit cacher sa douleur, se montroit
HISTOIRE
DE SYLVIE.
Ceux qui prétendent que pour être aimé, il ne faut qu'aimer, n'ont pas éprouvé ce que peut Sylvie. Elle inspire de l'amour, & n'en prend jamais, semblable à l'eau qui fuit incessamment de sa source.
Clidaman fils d'Amasis mere de Galatée a toutes les vertus & toutes les qualités qui peuvent rendre aimable une personne
C'est dans cet état qu'il écrivit en ces termes à Sylvie :
Je serois mort plus tôt mille fois que de vous faire connoître ma temerité, sans les ordres
J'arrivai dans la chambre de Sylvie, lorsqu'on lui rendit ce billet ; & j'y arrivai heureusement pour Ligdamon ; car voyez quel est le caractère de cette nymphe, sa colere étoit passée, & Ligdamon lui étoit devenu tellement indifferent, que tandis que tout le monde desesperoit de sa vie, elle seule n'étoit pas plus émue que si elle ne l'eût jamais vû. Moi, qui l'observois de près, je ne sçavois que juger ; j'attribuois son indifference à sa jeunesse ; mais voyant qu'elle refusoit ce billet, je conçus qu'il y avoit de la mesintelligence entr'eux. Je pris le billet qui avoit été laissé sur la table par celui qui avoit été chargé de le rendre. Sylvie, moins fine qu'elle ne vouloit l'être, courut à moi, & me pria de ne le point lire. «Je le veux, moi, lui répondis-je, parce que vous me le défendez. Ne le lisez point,
Or, gentil berger, ce qui m'engageoit à prendre si vivement la défense de Ligdamon,
Je ne veux point d'autre vengeance de votre temerité ; vous avez reconnu votre faute, je suis satisfaite. Songez à conserver vos jours ; votre mort n'auroit rien d'agreable pour moi. Adieu, & vivez.
J'y ajoutai ces mots pour lui donner de l'esperance :
C'est Leonide qui a determiné Sylvie à vous
Ce billet lui fut porté à propos ; il avoit encore assez de force pour le lire : & voyant l'ordre que Sylvie luy donnoit de vivre, lui qui jusques-là n'avoit voulu user d'aucun remede, se gouverne pour ne pas desobeïr à la nymphe, de façon qu'en peu de jours il se porta mieux ; soit que le mal fût sur son déclin, ou qu'en effet la satisfaction de l'esprit soit un grand remede pour les douleurs du corps, son mal alla toujours en diminuant, Silvie en fut si peu touchée, qu'elle ne changea point de sentiment pour Ligdamon ; & quand il fut gueri, la plus favorable réponse qu'il put avoir fut : «Je ne vous aime point, je ne vous hais point aussi. Il doit vous suffire que de tous les hommes qui me voyent, vous êtes celui qui me déplaît le moins.» Cependant Ligdamon continua de l'aimer sans esperance de retour, jusqu'à ce que Clidaman fut élu pour la servir. C'est alors que son courage l'abandonna, & sans qu'il sçut par moi que Clidaman n'étoit pas mieux traité que lui, je ne sçai ce qu'il seroit devenu. Encore
C'étoit le jour même où nous celebrons le sixiéme de la lune de Juillet, & où la nymphe Amasis offre un sacrifice solemnel, à cause de la fête, & pour celebrer encore le jour de la naissance de Galatée. Déja le sacrifice étoit avancé, lorsqu'on vit paroître dans le temple un grand nombre de personnes vétues de
«Madame, vous voyez le plus malheureux & le plus affligé des hommes. J'ai perdu un frere qui vous étoit uniquement dévoué. Je venois vous demander vengeance de sa mort, j'esperois qu'en consideration de ses services, vous daigneriez m'accorder une si juste demande.
ARISTANDRE A SYLVIE.
Si vous n'avez pû agréer ni mes services, ni mon amour, puisse du moins l'amour que je vous ai porté, vous rendre sensible à ma mort, ou ma mort vous prouver la fidelité de mon amour. Le dernier témoignage que je puisse vous en donner, est le don de ce qui m'est le plus cher après vous ; c'est mon frere. Car lui ordonner de vous voir, n'est-ce
Alors Amasis appellant Sylvie, elle lui demanda comment elle avoit pû reduire Aristandre en de si cruelles extremités. La nymphe répondit en rougissant, «qu'elle ignoroit les sujets de plainte qu'elle pouvoit lui avoir donnés.» Je veux, dit Amasis, que vous receviez son frere à sa place, & l'appellant devant tous, êtes vous dans la resolution, continua-t-elle, de vous conformer aux intentions d'Aristandre ? Il répondit qu'il le vouloit, pourvu que la nymphe n'usât pas envers lui de la même cruauté.
Aristandre prie la nymphe, dit alors Amasis, en s'adressant à Guyemans, de vous recevoir à sa place, & de vous faire une meilleure fortune qu'à lui. Je lui commande le premier, quant au second, ce n'est ni la priere, ni le commandement d'autrui qui le peut faire, c'est le merite ou la fortune même.» Guyemans après avoir baisé la robe à Amasis, vint baiser la main de Sylvie en signe de servitude ; mais
On commençoit à se retirer, lorsque Clidaman qui revenoit de la chasse fut averti que sa maitresse avoit un nouveau serviteur. Il s'en plaignit si hautement qu'il fut entendu d'Amasis & de Guyemans. A peine Amasis lui eut expliqué ce qui s'étoit passé, que Clidaman reprenant la parole, lui representa que la nymphe avoit revoqué elle même son ordonnance, & que le destin lui ayant donné Sylvie, nul ne pourroit la lui ravir qu'avec la vie. Il profera ces paroles avec feu, parcequ'il aimoit veritablement la nymphe. Et Guyemans qu'animoit sa nouvelle passion, & qui avoit si bonne opinion de lui même qu'il ne vouloit ceder à personne, répondit en s'adressant à Amasis : «On ne veut pas que je sois serviteur de la belle Sylvie, si ceux qui s'y opposent connoissoient un peu l'amour, ils sçauroient que rien ne peut détourner le cours d'une affection, ni vos ordres, ni ceux de tous les dieux ensemble ; je declare donc ouvertement que si ce qui m'a été permis m'est désormais défendu, on doit s'attendre à ma desobeïssance :» Puis se tournant vers Clidaman : «Je sçai le respect que je vous dois, mais aussi je ressens le pouvoir qu'amour a sur moi.» Clidaman vouloit
MADRIGAL
Sur l'épée de Silvie entre les mains de Clidaman.
Si mon esperance est trompée ;
Si l'amour contre moi s'est servi d'une épée ;
Il a voulu me traiter finement,
Plus tôt en soldat qu'en amant.
Et au bas de ces vers, il ajouta ces mots :
Il faut l'avouer, belle Leonide ; Sylvie ressemble bien au soleil, qui jette indifferemment ses rayons sur les choses les plus viles, aussi-bien que sur les plus nobles.
Il m'apporta lui-même ce papier. Je ne pus rien y comprendre, ni rien tirer de lui, sinon que Sylvie lui avoit donné un coup d'épée. Il me laissa dans ces idées, & se retira desesperé. Voyez comme amour est artificieux, & comment les moindres armes lui suffisent pour faire de larges blessures. Sensible à l'état où je l'avois vû, j'allai trouver Sylvie, je lui demandai ce qui s'étoit passé de nouveau : elle me jura qu'elle l'ignoroit elle même. Enfin après avoir lû & relû les vers, tout à coup elle porta la main à ses cheveux, & n'y trouvant plus son éguille, elle me dit en souriant, qu'elle l'avoit perdue, & que quelqu'un l'ayant sans doute trouvée, Ligdamon l'auroit par hazard reconnue. Aussi-tôt Clidaman arriva tenant à la
LEONIDE A LIGDAMON.
On vient de ravir à votre rival le bien qu'on lui avoit fait sans le vouloir. Jugez en quel terme sont ses affaires, puisqu'il doit à l'ignorance les faveurs qu'il reçoit, & qu'on les lui ôte de propos deliberé.
Ainsi Ligdamon fut gueri, non de la même main, mais du même fer qui l'avoit blessé. Cependant la passion de Guyemans crût à tel point qu'elle égala celle d'Aristandre ; mais celle de Clidaman ne le cedoit en rien à l'amour de tous les deux.
Après bien des tentatives pour s'assurer qui d'eux étoit le plus agreable à Sylvie, ils avoient connu qu'ils en étoient également bien & également mal-traités. Ils resolurent
Clidaman nourrissoit par rareté en de grandes cages de fer, deux lions & deux licornes, qu'il faisoit souvent combattre contre diverses sortes d'animaux. Le druyde les lui demanda pour garder la fontaine, & les enchanta de telle sorte, que, bien qu'ils fussent mis en liberté, ils ne pouvoient abandonner l'entrée de la grotte, que lorsqu'ils alloient chercher à vivre. En ce temps-là il n'y en demeuroit que deux, & depuis ils n'ont fait de mal qu'à ceux qui ont voulu éprouver la fontaine ; mais ils se jettent sur ceux-là avec tant de furie, que qui que ce soit n'ose se hazarder ; car les lions sont si grands & si affreux, & si animés à la défense, qu'ils intimideroient le plus brave. D'un autre côté les licornes ont la corne si forte & si aigue, qu'elles perceroient un rocher, & telle est leur agilité, qu'il est impossible de les éviter. La garde ainsi disposée, Clidaman & Guyemans qui vouloient essayer si les armes leur seroient plus favorables, se rendirent secretement auprès de Childeric.
Ainsi, gentil berger, cette fontaine admirable,
Un jour qu'il la rencontra se promenant seule avec moi, je le priai parce qu'il a la voix très-agréable, de nous chanter quelques paroles ; voici celle qu'il nous chanta, je m'en souviens encore :
Quel est ce mal qui me possede,
Et me devore nuit & jour,
Sans que je puisse y trouver de remede ?
Hélas ! c'est l'amour.
Mais si l'esperance est éteinte,
Pourquoi, desir, t'estorces-tu
De faire une plus grande atteinte ?
C'est que tu nais de la vertu.
A peine eut-il achevé que Sylvie lui dit : «Ligdamon, puisque je ne suis point la cause de votre mal, pourquoi vous en prenez-vous à moi ? C'est votre desir que vous devez accuser. Mon desir me tourmente, répondit le passionné Ligdamon, mais je dois m'en prendre à ce qui le fait naître, aux charmes de Sylvie. Si les desirs sont bien reglez, repartit Sylvie, ils ne causent point de tourmens, & s'ils ne le sont pas, comment auroient-ils la vertu pour principe ? Non, Sylvie, la raison ne condamne pas toujours les extremes desirs ; car n'est-il pas raisonnable de desirer ce qui est excellent, à proportion de son excellence ? On peut donc aimer à l'excès ce qui est excessivement beau ; & s'il y avoit quelque chose à dire, c'est que les extremes desirs qui ont de pareils objets sont peut-être au dessus de la raison. Cela suffit, repliqua la cruelle, je
A ces mots, sans lui donner le temps de répondre, elle nous quitte brusquement, & va rejoindre nos compagnes qui nous avoient suivies.
Un jour qu'Amasis revenoit de Montbrison, où la beauté des jardins & le charme de la solitude l'avoient retenuë plus qu'elle ne pensoit, elle fut surprise par la nuit ; & parce que nous respirions un air extremement frais, je demandai à Ligdamon, exprès pour le faire parler devant sa maitresse, s'il ne sentoit point la fraîcheur. «Il y a long-temps, me répondit-il, que ni le froid ni le chaud extréme ne peuvent se faire sentir à moi. Je brûle au dedans de trop de feux, & la cruauté de Sylvie me glace tellement, que je suis insensible à tout le reste. O que Ligdamon est heureux, dit Sylvie en penchant dédaigneusement la tête de son côté, de ne sentir ni le froid ni le chaud !»
Plus je vous raconte de traits qui prouvent la cruauté de Sylvie, & la patience de Ligdamon, plus il m'en revient dans la memoire. Quand Clidaman s'en fut allé, comme je vous l'ai dit, Amasis envoya après lui la plupart des jeunes chevaliers de cette contrée, sous la conduite de Lindamor.
Vous pouvez juger avec quelle satisfaction il partit ; il eut besoin de se rappeller que les rigueurs de ce que l'on aime doivent le plus souvent tenir lieu de faveurs. Aussi se disoit-il le plus heureux amant du monde, puisque les rigueurs dont Sylvie l'accabloit ne lui permettoient pas de douter, qu'il ne fût present à sa memoire, & qu'elle ne le reconnût pour son serviteur. Il ajoutoit que ne traitant pas de la sorte ceux qui ne lui étoient point particulierement affectionnés, il falloit croire que c'étoit là la recompense qu'elle accordoit à ceux qui étoient à elle, & que telle qu'elle étoit il falloit la cherir.
Leonide auroit continué, sans qu'elle apperçut de loin Galatée, qui impatiente de revoir le berger, avoit pris ses plus beaux ajustemens, & venoit suivie du petit Meril. Elle étoit belle, & bien digne d'être aimée de qui n'auroit point eu d'autre passion.
En ce même temps, Celadon, dont l'estomach n'étoit pas encore bien rétabli, se trouva fort mal : de sorte qu'à l'abord de la nymphe ils furent contraints de se retirer ; & le berger se mit au lit, où il demeura plusieurs jours dans le même état.
LIVRE QUATRIÈME.
GALATÉE qui étoit veritablement éprise, demeura presque toujours auprès de Celadon, tant que dura sa maladie ; & si quelque raison la contraignoit de le quitter, elle lui laissoit ordinairement Leonide, qu'elle avoit chargée de faire entendre au berger quels étoient ses sentimens pour lui. La nymphe croyoit par ce moyen faire naître en lui les esperances que sa condition ne lui permettoit pas de concevoir. Et certes Leonide ne la trompoit nullement. Bien qu'elle souhaitât que Lindamor fût satisfait, comme elle attendoit sa fortune de Galatée, elle songeoit uniquement à lui plaire. Mais Amour
Je vous proteste, madame, que jusques-là j'avois crû que Leonide parloit pour elle-même, & je vous avouerai que ce discours m'étonna d'abord, mais depuis remarquant avec combien de discretion toutes vos actions étoient conduites, je vous louai beaucoup de l'empire que vous aviez sur vous-même. Si vous sçaviez, Sylvie, répondit Galatée, les raisons que j'ai de rechercher l'amitié de Celadon, vous approuveriez mon dessein. Vous souvient-il de ce druyde qui nous a prédit notre fortune, & qui vous a prédit à vous-même, & à Leonide aussi tant de choses veritables ? Je m'en souviens parfaitement, répondit Sylvie. Sçachez que de même il m'a assuré que si j'épousois un autre que Celadon, je serois de toutes les femmes la plus malheureuse. Croyez-vous, que la verité de ses prédictions étant si attestée, je doive mépriser celle-ci qui me touche si fort. C'est pour cela que m'en
Pendant qu'elles discouroient ainsi, Leonide alla trouver Celadon, & lui raconta son entretien avec Galatée, l'assurant qu'il se devoit regarder comme étant dans une veritable prison. Celadon fut si touché de le qu'il venoit d'entendre, que le soir même une fiévre violente le saisit, & que Galatée l'ayant trouvé en cet état, craignit pour sa vie, mais plus encore le lendemain, que son mal augmentant, il s'évanouit deux ou trois fois entre leurs bras. Quoique les nymphes ne le quittassent pas un instant, & qu'elles ne prissent de repos que quand le sommeil les accabloit, le berger manquoit de bien des secours, qui ne se trouvoient point dans le palais, & les nymphes n'osant en faire venir d'ailleurs, de peur que leur secret n'éclatât, le berger fut en grand peril de la vie. Un soir même il fut tenu pour mort ; mais enfin il revint à lui ; & presqu'aussi-tôt il eut une violente hemorragie qui l'affoiblit de sorte qu'il voulut reposer. Les nymphes le laisserent seul avec Meril ; & Sylvie effrayée de cet accident, dit à Galatée : «Madame, que deviendrez-vous,
Ainsi partit Leonide, resolue de ne point s'arrêter, quoi que la nuit fût obscure, qu'elle ne fut arrivée chez Adamas, qui demeuroit sur le penchant de la montagne de Marcilly, non loin des vestales & des druydes de Lagnieu. Mais son voyage fut plus long qu'elle ne l'avoit esperé. Elle ne trouva point Adamas, il étoit à Feurs, où il devoit rester encore deux ou trois jours. Leonide en prit le chemin, toute fatiguée qu'elle étoit, sans se reposer qu'une demi-heure au plus ; le desir de la guérison
Il seroit difficile d'exprimer quelle fut la joye de Leonide, lorsqu'elle apprit la guerison du berger qu'elle aimoit, elle en remercia les dieux, & dit à sa compagne : «Ma sœur, puisque Galatée vous a communiqué ses desseins sur Celadon, comme je le reconnois à votre discours, je vous dirai sincerement que j'en rougis pour elle & pour nous. Elle est tellement passionnée que les mépris du berger ne peuvent la distraire de son amour : elle est encore si frappée des prédictions du druyde, qu'elle croit que tout son bonheur dépend d'être aimée du berger ; & ce qu'il y a de piquant, c'est qu'à la maniere des amans, elle s'imagine qu'on ne peut le voir que des mêmes yeux qu'elle ; & voilà mon crime : car elle a conçu pour moi tant de jalousie,
Pendant qu'elles reposoient, Astrée, Diane, & Phylis vinrent par hazard conduire leurs troupeaux en ce même lieu. Sans voir les nymphes, elles s'assirent auprès d'elles ; & parce que les amitiés qui naissent dans la mauvaise fortune sont bien plus étroites que celles qui naissent dans la prosperité, Diane qui, depuis le desastre de Celadon, s'étoit liée d'amitié avec Astrée & Phylis, avoit pour elles tant d'affection, & elle en étoit si aimée à son tour, qu'elles ne se quittoient presque point. Astrée avoit grand besoin de consolation. Peu de temps après qu'elle eut perdu Celadon, elle perdit aussi ses parens. Hippolite mourut de la frayeur que lui avoit causé la chute d'Astrée dans le Lignon, & Alcé de la douleur qu'il ressentit de la perte de son épouse. Ces deux morts ne furent pas un foible soulagement pour la bergere, elle put du moins, en pleurant ses parens, pleurer aussi Celadon. Diane fille de la sage Bellinde, pour ne pas manquer au devoir du voisinage, rendit plusieurs visites à Astrée ; elle trouva
Ce jour étoit le premier qu'Astrée fût sortie de sa cabane ; de sorte que ses deux fideles compagnes se trouverent avec elle. Mais elle ne fut pas plus tôt assise, qu'elle apperçut de loin Semire qui venoit la trouver. Semire avoit long-temps aimé Astrée, & parce qu'il avoit reconnu qu'elle aimoit Celadon, il avoit cherché à les brouiller, dans l'esperance que s'il y réussissoit, il s'attireroit des regards plus favorables. Il venoit donc trouver Astrée pour commencer son dessein ; mais il fut bien trompé. Astrée qui avoit deviné sa ruse, mit sa main sur ses yeux pour ne le point voir, & pria Phylis de lui dire en son nom, qu'il ne se presentât jamais devant elle. A ce terrible arrêt Semire demeura interdit ; enfin reconnoissant sa faute, il dit à Phylis «J'avoue que le ciel est juste en me punissant de la sorte. Encore ne peut-il égaler mon châtiment à mon offense. C'est moi qui ai rompu les plus beaux nœuds qui furent jamais. Mais pour que les dieux ne me punissent point plus rigoureusement, dites à cette aimable bergere, que je lui demande
HISTOIRE
D'ASTRÉE ET DE PHYLIS.
Ceux qui croyent que les amitiés & les haines passent des peres aux enfans, conviendroient qu'ils sont dans l'erreur, s'ils sçavoient quelle a été la fortune de Celadon & de moi. Vous avez sans doute entendu parler de la vieille inimitié
Quelque temps après on proposa les prix avec les exercices accoutumés, la lutte, la course, & le saut. Celadon étoit trop jeune pour être admis à d'autre qu'à celui de la course. Il en remporta le prix, c'étoit une guirlande de fleurs. Il en fut couronné avec beaucoup d'acclamations de toute
Tout ce jour, & le lendemain, le jeune berger ne perdit pas une occasion de me prouver son amour. Le troisiéme jour de la fête, comme vous le sçavez, on a accoutumé de representer le jugement de Pâris. Sur la fin du repas, le grand druyde jette entre les filles une pomme d'or, sur laquelle sont écrits ces mots : A la plus belle. On tire ensuite au sort le nom de la bergere qui doit faire le personnage de Pâris, & celle qui est éluë par le sort entre dans le temple de la beauté, dédié à Vénus, suivie des trois plus belles bergeres que le grand druyde a choisies auparavant. Les portes du temple étant bien fermées, elle examine les trois bergeres qui paroissent nuës, excepté qu'une simple gase les couvre depuis la ceinture jusqu'au genou, & elle juge souverainement de leur beauté. Mais parce qu'autrefois de jeunes bergers
Imaginez-vous, sage Diane, quelle je devins alors ! La pudeur & la honte m'excitoient à la vengeance, l'amour m'en interdisoit tout desir. Je n'eus donc pas la force de consentir à son supplice, je songeai qu'il ne m'avoit offensée que parce qu'il m'aimoit trop. Confuse seulement de paroître plus long-temps nue à ses yeux, je ne lui répondis que par un triste silence, & j'allai retouver mes compagnes. Dès que nous fûmes en état de paroître, la dissimulée Orithie s'avança sur la porte du temple, & nous ayant fait approcher toutes trois : «C'est Astrée, dit-elle, qui a remporté le prix de la beauté ; que personne n'appelle de mon jugement, je l'ai vue, & toute fille que je suis, j'ai
Mais, belle Diane, j'abrége des discours qui conviennent peu dans une maison affligée. Vaincue enfin je lui representai les difficultés que la haine de nos parens apporteroit à son dessein ; mais il me répondit qu'il n'en changeroit jamais. Je fus donc obligée de consentir à ce qu'il fût mon serviteur. Nous étions encore si jeunes, que nous ne sçavions point cacher nos sentimens. Bien-tôt Alcippe pere de Celadon les penetra, & supportant avec impatience le goût que nous avions l'un pour l'autre, il resolut avec Cleante son ancien ami, de faire voyager Celadon. Il esperoit qu'une longue absence le gueriroit de la passion qu'il avoit pour moi ; mais qu'il se trompoit ! les difficultés ne firent que l'irriter ; il les nommoit les pierres de touche de sa fidelité. Il me dit adieu en particulier. Si vous eussiez vu, belle Diane, comment il me supplioit de l'aimer toujours, & avec quels transports il m'assuroit que son amour ne finiroit qu'avec sa vie, vous eussiez aisément jugé qu'en effet cet amour devoit être éternel. «Astrée, me dit-il, je vous laisse mon frere Lycidas ; il est instruit de mes sentimens, jurez-moi que vous recevrez comme venant de moi tout ce qu'il fera pour vous,
CELADON A ASTRÉE.
Belle Astrée, vous m'aimiez avant mon exil, fasse le ciel que je vous retrouve la même à mon retour. Je partis avec tant de douleur, & je suis revenu avec tant de joye, que n'étant mort ni en allant ni en revenant, il faut bien que l'on ne meure ni de plaisir ni de tristesse. Permettez donc que je vous voye, afin que je puisse raconter
Je ne puis, belle Diane, me rappeller sans la plus vive douleur les entretiens que nous eûmes alors.
Pendant l'absence de Celadon, Artemis ma tante vint visiter ses parens, & amena avec elle l'aimable Phylis. Notre façon de vivre lui semblant plus agréable que celle des bergers d'Allier, elle resolut de demeurer avec nous. L'humeur de Phylis me plût extremément, & lorsque Celadon fut de retour, il la gouta si bien que je puis bien dire qu'il est cause de l'étroite amitié qui est entre nous. Celadon avoit alors près de dix-huit ans, & moi près de quinze ; ce fut en ce même temps que nous commençames de nous conduire avec plus de reserve ; de sorte que pour cacher notre intelligence, je lui recommandai, ou plus tôt je le contraignis de rendre des devoirs à toutes les bergeres qui auroient quelque apparence de beauté, de peur que les devoirs qu'il me rendoit ne fissent soupçonner quelque chose de notre intelligence. Je dis que je le contraignis, car je ne croi pas qu'il eût jamais consenti à ce que je voulois, sans son frere Lycidas, qui lui dit qu'il devoit me donner cette
Et parce que Phylis étoit presque toujours avec moi, ce fut à elle qu'il s'adressa d'abord, mais avec tant de contrainte que je ne pouvois quelquefois m'empêcher d'en rire. Phylis le traita assez rudement, ce qui lui donna lieu de faire cette chanson qu'il chantoit souvent.
Je souffre en vous aimant
Le plus cruel tourment ;
Ma passion égale
Votre beauté fatale.
Bergere mes amours,
Souffrirai-je toujours ?
Vos beaux yeux m'ont flate
D'un retour merité ;
Et pourtant, inhumaine,
Vous riez de ma peine.
Bergere mes amours,
Souffrirai-je toujours ?
«Ma sœur, dit Phylis, je me souviens fort bien de ce que vous dites, lorsqu'il me parloit, ses discours étoient si interrompus que je n'y pouvois rien comprendre, & quand il vouloit me nommer, il m'appelloit Astrée. Mais voyez quelle est la destinée des penchans. Je reconnoissois que la nature avoit plus favorisé Celadon que Lycidas, & cependant, sans que j'en puisse dire la raison, j'avois plus de goût pour Lycidas. Helas ! ma sœur, répondit Astrée, vous me rappellez un discours qu'il me tint en ce temps-là de vous, & de cette belle bergere, dit-elle, en se tournant vers Diane : belle bergere, me disoit-il, la sage Bellinde, & votre tante Artemis sont bien-heureuses d'avoir de telles filles, & nous leur sommes bien obligés de ce qu'elles les ont amenées sur les bords du Lignon. Elles seules, ou je ne m'y connois pas, meritent l'amitié d'Astrée. Je vous conseille de vous attacher à elle, vous goûterez dans leur commerce toute la satisfaction imaginable. Plût-à-dieu que l'une d'elles voulût regarder d'un œil favorable mon frere Lycidas.» Comme je ne vous connoissois pas encore, belle Diane, je lui répondis que j'aimerois mieux qu'il s'attachât à Phylis, ce que j'avois souhaité arriva, ils se virent souvent à mon occasion, & cette
Quand je vis ces beaux yeux, nos superbes vainqueurs,
Soudain je m'y soumis comme aux rois de nos cœurs ;
Pensant que la rigueur en dût être bannie ;
Mais depuis éprouvant toute leur cruauté,
Je crus qu'éterniser en nous leur tyrannie,
Ce n'étoit pas amour, mais plus tôt lâcheté.
Je croi que Lycidas n'eût pas si tôt triomphé de la cruauté de Phylis, si par hazard en nous promenant sur les bords du Lignon, nous n'avions apperçu ce berger dans une île écartée, & où il n'y avoit point d'apparence de feinte. Nous l'entendimes se plaindre, & pousser de profonds soupirs, en traçant, à ce qu'il sembloit, des chiffres sur le sable avec sa houlette. Alors, saisissant l'occasion : «Méchante que vous êtes, dis-je à Phylis, se peut-il que vous soyez insensible à tant d'amour ? & laisserez-vous mourir ce berger, pouvant lui
LYCIDAS A PHYLIS.
S'il a été un temps où je ne vous aye point aimée, que jamais je ne sois aimé de personne ; & si mon amour n'a pas toujours été le même, je consens à être toujours aussi malheureux que je le suis. Il est vrai que depuis quelque temps j'ai plus caché d'amour que je n'en ai montré. Si j'ai failli en cela, accusez-en mon respect ; & si vous n'en croyez pas mes sermens, choisissez les preuves que vous voulez exiger, & vous connoîtrez que je vous suis plus acquis que je ne puis vous l'exprimer.
Nous obtinmes enfin, sage Diane, que Lycidas fût reçu, & dès lors nous vécumes dans une intelligence parfaite. N'avez vous point remarqué le rocher qui est sur le grand chemin ? comme il est escarpé, on y monte difficilement ; mais en recompense on peut y rester sans être vû. C'est en ce lieu que nous nous assemblions. Si
Pour finir des détails inutiles, & qui pourroient vous ennuyer, sage Diane, nous
ASTRÉE A CELADON.
Hier nous nous assemblames au temple, pour rendre les honneurs divins à Pan & à Syrinx ; mais, berger, pour que je trouve une fête belle, il faut que vous y soyez. Car rien ne me peut plaire où vous n'estes pas, je suis extremément observée, & si je ne vous avois promis de vous écrire tous les jours, vous n'auriez point eu aujourd'hui de mes nouvelles.
Quand Alcippe eut lu cette lettre, où il n'y avoit ni suscription, ni signature, il la remit au même lieu, & se cacha pour voir le berger qui la viendroit prendre.
CELADON A ASTRÉE.
Quand vous me dites que vous m'aimez, quelle plus grande obligation puis-je avoir aux dieux ; mais n'est ce pas une veritable offence que d'ajouter, comme vous faites, que cette fois vous ne m'écrivez que pour acquiter votre promesse. Souvenez-vous, je vous en conjure, que je ne suis point à vous, parce que je vous l'ai promis, mais parce qu'en effet je suis à vous. De même je ne veux point que vous m'écriviez, parce que telles sont nos conditions, mais seulement parce que vous avez quelque retour pour moi.
Alcippe attendit long-tems en ce même lieu pour voir qui viendroit chercher la lettre, persuadé qu'avant la fin du jour quelqu'un viendroit la prendre. Il étoit déja tard quand j'y allai. Dès qu'Alcippe m'apperçut, il se leva, & fit semblant de s'être endormi ; moi, de peur de lui donner le moindre soupçon, je feignis de prendre une autre route. Aussitôt que je fus partie, Alcippe prit la lettre, & dans le moment il se determina à faire voyager encore son fils ; l'inimitié qu'il portoit à mon pere étoit trop forte pour qu'il pût jamais consentir
Pendant l'absence de Celadon, Olympe fille du berger Lupeandre arriva avec sa mere en notre hameau ; & comme elle avoit été nourrie jeune avec Amaryllis, elle vint la visiter. Olympe avoit moins de beauté que d'affeterie ; elle étoit d'ailleurs si presomptueuse qu'elle s'imaginoit que tous les bergers qui la regardoient étoient amoureux d'elle ; telle est la manie de toutes les femmes qui s'aiment. A peine fut-elle arrivée dans la maison d'Alcipe, qu'elle prit pour amour les civilités de Lycidas.
Alors Astrée poursuivit ainsi :
«Lycidas accepta les offres de la bergere. Et, pour tenir la chose secrete, il fit venir de Moin une sage-femme, à qui on banda les yeux. A ce recit, Diane fut étonnée, & mettant le doigt sur ses lévres,» elle dit : «L'avanture a été moins
Astrée & Phylis qui avoient écouté Diane attentivement, se regarderent entr'elles, fort étonnées. Phylis ne put s'empêcher de sourire, & Diane lui en demandant la raison, «c'est, dit-elle, que
Cependant Celadon recevoit dans la maison de Forelle les meilleurs traitemens, & Malthée avoit ordre de lui faire toutes les honnêtetés qui convenoient à son sexe. Mais Celadon qui ne pouvoit suporter notre separation, répondoit mal à ses honnêtetés : en sorte que Forelle indigné des mépris qu'il marquoit à sa fille, avertit Alcippe de ne plus penser à cette alliance. Alcippe émû, comme je croi, de pitié pour son fils, resolut d'user encore
ASTRÉE A CELADON.
Celadon, ne trouvez point étrange que je vous prie de m'oublier ; Alcé me donne à Corebe. Bien que le parti soit avantageux, j'obeis à regret. Mais puisqu'il faut que j'obeisse, je vous conseille de vous armer de courage, & de faire par raison ce que je fais par devoir.
Un jeune berger inconnu lui rendit cette lettre. Que devint Celadon ! & qui pourroit
Après avoir couru toutes les montagnes de Forest, du côté de Cervieres, il trouva enfin un lieu propre à son dessein. Ce lieu s'appelle Clapau ; c'est là qu'est une des sources du Lignon, car l'autre vient des montagnes de Chalmasel.
Aux bords de cette fontaine, il bâtit une cabane. Il y vêcut plus de six mois dans les larmes & dans la douleur. Ce fut là qu'il fit cette chanson :
O crime digne d'horreur !
Un berger inconnu me ravit votre cœur ;
A toute ma tendresse.
Que deviennent vos sermens ?
Et ces tristes adieux, & ces beaux sentimens ?
Amour, Amour, venge l'injure,
Que me fait la parjure.
Alcippe fit long-temps chercher Celadon ; & peut-être Lycidas, qu'il avoit envoyé dans tous les hameaux d'alentour, ne l'eût point trouvé, sans ce que vous allez entendre.
Un jour que j'étois sur les bords du Lignon, & que les yeux fixés sur son cours, je pleurois mon berger, tandis que Phylis & Lycidas un peu plus loin s'entretenoient ensemble, Phylis apperçut de petites boules que le courant emportoit. Elle nous les fit remarquer ; & parce qu'elle eut envie de voir ce que c'étoit, Lycidas s'avança le plus qu'il put dans la riviere, & avec une branche d'arbre, il attira une de ces boules. Mais voyant qu'elle étoit de cire, & piqué de s'être mouillé pour si peu de chose, il la jetta sur des cailloux ; & la cire s'étant rompue, nous vimes un papier, où nous lumes ces mots :
Va-t-en, papier plus heureux que celui qui t'envoye, va t-en voir les bords bien aimés où ma bergere demeure, & si tu baises jamais le sable
Nous reconnumes à l'instant la main de Celadon ; c'est pourquoi Lycidas courut pour attirer les autres boules, mais le courant les avoit déja emportées ; toutefois nous jugeames bien par celle-ci que Celadon étoit vers la source du Lignon. Le lendemain Lycidas partit de bonne heure pour s'y rendre, & trois jours après il trouva le berger dans sa solitude, si different de ce qu'il étoit auparavant, qu'à peine il le reconnut.
Lorsqu'il lui dit que je lui commandois de revenir, il crut que son frere le trompoit ; & sans la lettre qu'il lui rendit de ma part, il n'auroit pû le persuader. La joye qu'il en ressentit l'ayant rétabli en peu de jours, il vint nous retrouver. Mais avant son retour son pere Alcippe & sa mere Amaryllis moururent tous deux ; de sorte que nous commencions à esperer
Les lettres qu'Alcippe avoit trouvées nous avoient couté trop cher, pour que nous ne prissions pas d'autre mesures. Celadon
ASTRÉE A CELADON.
Mon cher Celadon, j'ai reçu votre lettre. Elle m'a fait autant de plaisir que je sçai que les miennes vous en font, excepté vos remercimens. Continuez seulement de m'aimer, & je vous quitte des complimens.
Quand Semire eut vu cette lettre, il resolut de ne me plus parler d'amour, qu'il ne m'eût brouillée avec Celadon. Voici de quelle maniere il s'y prit. Il me supplia d'abord de lui pardonner, s'il avoit osé penser à moi ; que ma beauté l'y avoit contraint, mais qu'il reconnoissoit son peu de mérite, & combien Celadon l'emportoit sur lui. Puis il s'insinua dans l'esprit
Hélas ! sage Diane, comment puis-je sans mourir, me rappeller l'excès de mon infortune ! Un jour que Semire me trouva seule, & qu'il crut pouvoir me persuader ce qu'il voudroit, après differens propos sur les trahisons des bergers : «Je m'étonne, dit-il, que presque toutes les bergeres y soient trompées, quoi que d'ailleurs elles soient très-avisées. C'est, lui répondis-je, que l'amour les aveugle. Il faut bien que cela soit ainsi, repliqua-t-il ; autrement vous connoîtriez que l'on vous trompe.» Puis, comme s'il s'étoit repenti de ce qu'il venoit de dire, Semire, Semire, quel est ton dessein, s'écria-t-il ? Ne vous-tu pas qu'elle chérit
Belle Diane, je n'y pus tenir davantage, je regagnai vîte mon troupeau ; & mon malheur m'ayant fait rencontrer mon berger, dans le temps que le dépit & la jalousie m'avoient ôté tout jugement, sans l'interroger, sans vouloir l'entendre, je lui parlai avec tant de colere & tant de mépris, que desesperé il se précipita dans cet abîme, & me donna le coup de la mort. A ces mots la pâleur s'empara de son visage, & si Phylis ne l'avoit tirée par le bras, elle se seroit évanouie.
LIVRE CINQUIÈME.
Le bruit que firent les bergeres, lors qu'Astrée pensa s'évanouir, fut si grand, qu'il éveilla Leonide ; & les entendant parler auprès d'elle, elle voulut sçavoir qui elles étoient. Mais Astrée étant un peu remise les trois bergeres s'étoient déja levées pour s'en aller, & tout ce que put faire Leonide, fut d'eveiller Sylvie, & de les lui montrer. Sylvie reconnut d'abord Astrée, bien que la perte de Celadon l'eût extremément changée. «Et les deux autres, dit Leonide, qui sont-elles ? Celle qui est à sa gauche répondit Sylvie, c'est Phylis sa chere compagne, & l'autre c'est Diane fille de Celion, & de la
A peine furent elles arrivées sous l'ormeau où étoit sur le soir le rendez-vous des bergers, qu'elles apperçurent Lycidas qui parloit à Sylvandre. Aussitôt que Lycidas reconnut Astrée, il devint pâle, & pour ne rien donner à connoître à Sylvandre, il le quitta sous quelque prétexte. Il vouloit éviter la rencontre des bergeres, mais
Cependant Leonide poursuivoit son chemin ; mais elle eut beau se hâter, elle ne put passer Ponsins, parce qu'elle avoit dormi trop long-tems. Elle s'arrêta donc en ce lieu, resolue d'y passer la nuit & de partir le lendemain, dès que le jour le lui permettroit. Elle s'éveilla de très bonne heure, & il ne lui fut pas possible de se rendormir. Pendant qu'elle se livroit successivement à differentes pensées, elle entendit quelqu'un parler auprès d'elle. La nymphe s'étoit retirée chez un Pasteur qui se faisoit un devoir & un plaisir tout-ensemble d'exercer les loix de l'hospitalité. Or quand la nymphe arriva, deux étrangers s'y étoient aussi retirés, & parce qu'il étoit déja tard, ils s'étoient couchez dans la chambre qui leur avoit été destinée, & que de simples ais separoient de celle qui fut donnée à Leonide. La nymphe préta une oreille attentive au discours de ces étrangers, & par hazard, l'un d'eux élevant un peu sa voix elle entendit qu'il repondoit à l'autre en ces termes. «Que vous dirai-je davantage, si
HISTOIRE DE LA TROMPERIE
de Climante.
Après que nous nous fumes separés, & que vous m'eûtes fait connoître Galatée & les nymphes d'Amasis, je crus qu'une des choses qui pouvoit le plus servir à notre dessein, étoit de sçavoir comment
Quand les choses furent ainsi disposées, je commençai à me laisser voir, mais rarement. Dès que je soupçonnois que l'on m'avoit apperçu, je rentrois brusquement dans ma cabane, où je faisois semblant de vivre de racines ; quoi qu'en effet profitant de la nuit, j'allasse acheter sous d'autres habits ce qui m'étoit nécessaire. Je ne fus
En premier lieu, vous sçavez, belles nymphes que je ne vous ai jamais vues, cependant je vous ai toutes nommées par vos noms. Or il faut que vous soyez persuadées que tout ce que je vous dirai, je l'ai appris du même maître.» Et certes en cela je ne mentois pas ; car c'étoit vous, Polemas, qui m'aviez instruit. «Mais, continuai-je, comme ceci pourroit être long, passons sous ces arbres voisins.» Lorsque nous y fumes, je poursuivis ainsi : «En verité, interrompit Polemas, voilà un début aussi artificieux que l'on en puisse imaginer.» Vous jugerez, dit Climante, si la suite y répondit.
Je continuai donc en ces termes : «Belle nymphe ; il y a environ trois ans que dans un cercle nombreux, Agis vous fut donné pour serviteur. Vous
La premiere fois qu'il vous declara sa passion, il vous donna la main, & après avoir demeuré quelque temps sans parler, il vous dit : Il est inutile, belle nymphe, que je dispute en moi-même, si je dois, ou si je ne dois pas vous declarer mes sentimens ; il me siéroit de les dissimuler s'ils pouvoient changer. Mais l'amour qui me fait rompre le silence ; m'accompagnera jusqu'au tombeau.» Ici je m'arrêtai, & je lui dîs : «Voulez-vous, Leonide, que je vous rende mot pour mot la réponse que vous fites. Vous risquiez bien, dit alors Polemas, de vous faire découvrir. Point du tout, répondit Climante. Quand je ne me serois pas servi des mêmes termes, il me suffisoit d'en
Leonide étoit si ravie hors d'elle-même, qu'elle ignoroit presque si c'étoit songe ou réalité ; elle voyoit bien que tout ce qu'il racontoit étoit veritable ; mais elle ne pouvoit y ajouter foi. Pendant qu'elle disputoit ainsi en elle-même, elle entendit Climante poursuivre en ces termes : Il est à présumer que les nymphes publierent ce qu'elles avoient vu de merveilleux ; car en peu de temps je me vis assiegé par une foule de gens, dont les uns venoient pour s'instruire ; les autres
Le jour que les bacchantes pleines du dieu qui les agitent vont heurlant dans les rues, vous serez dans la grande ville de Marcilly, où plusieurs Chevaliers vous verront. Mais prenez bien garde à celui qui sera vêtu de toile d'or verte, & dont la suite portera la même couleur ; si vous l'aimez, tous les malheurs tomberont en foule sur vous. Mon pere,
Si d'un côté vous êtes exposée aux plus grands malheurs, de l'autre la destinée du monde la plus heureuse vous attend ; en cela les dieux ont voulu recompenser celui auquel ils vous ont soumise. Et qui est-il, repartit incontinent Galatée ? Belle nymphe, lui dis-je, ce que je vous declare ici ne vient pas de moi, il vient d'Hecate que je sers ; la déesse ne m'a rien découvert de plus. Si vous voulez en sçavoir davantage, observez ce que je vous dirai ; car bien que les dieux dispensent librement leurs faveurs, ils agréent les sacrifices des hommes.» La nymphe interdite, me dit qu'elle observeroit ce que je lui prescrirois. «Voici le temps, lui dis-je, car la lune est en son plein ; si vous la laissez décroître, vous ne le pourrez plus.» J'exigeai ensuite d'elle les mêmes ceremonies
Tout étant ainsi disposé, je fis chercher tout ce qui étoit necessaire pour le sacrifice. Le matin du troisiéme jour je trouvai
Sur le penchant du vallon qu'arrose ce ruisseau, s'éleve un bocage épais, dont les branches entrelacées formoient un berceau, que les rayons du soleil ne pouvoient penetrer, c'est le lieu que je leur indiquai. Là, après avoir pris les parfums necessaires, elles quitterent toutes trois leurs vêtemens. Je me glissai alors près d'elles, sans en être apperçu. Je n'ai jamais rien vu de si beau, mais Leonide me parut les surpasser de beaucoup par la blancheur & par la proportion de son corps. Je vous avoue qu'en ce moment je condamnai votre gout, puisque vous l'aviez quittée pour Galatée, qui est assés belle à la verité, mais dont le visage est trompeur. «Climante, croyez-moi, dit Polemas, il faut que l'obscurité du lieu vous ait trompé, peut-on comparer Leonide à Galatée.» Leonide entendant avec quel
Je pris ensuite trois genisses noires que je choisis dans un troupeau, & neuf brebis noires qui n'avoient point porté. Je conduisis doucement ces animaux sur la fosse, & de la main gauche les poussant sur le bord, je pris de l'autre main le poil qui est entre les cornes, & je le jettai dans la fosse, y répandant ensemble du lait, & de la farine, du vin & du miel.
Alors pensant qu'il ne restoit plus rien à faire, voici la déesse, il est temps m'écriai-je, comme si j'avois été transporté hors de moi-même ; & prenant Galatée par la main nous entrâmes dans la caverne. J'affectois un air farouche, j'avois les yeux étincelans, la bouche entre-ou-verte, & tout le corps dans un tremblement qui imitoit l'enthousiasme. Etant près de l'autel, je proferai ces paroles : «O sainte deité qui présidez en ce lieu, accordez-moi de répondre aux demandes de cette nymphe.» Le lieu n'étoit éclairé que par deux petits flambeaux qui étoient sur l'autel, mais le jour jettoit quelque clarté sur le papier peint, ensore qu'il pouvoit se representer dans le miroir. Après avoir dit ces mots, je me laissai tomber par terre, & me relevant ensuite ; je m'adressai à Galatée, & lui dit : «Nymphe cherie du ciel, tes vœux & tes sacrifices ont été reçus, la deité que nous avons reclamée veut te montrer où tu dois trouver ta felicité : Approche de cet autel, & repete après moi : O grande Hecate, qui présidez sur les marais du Styx, qu'ainsi le Cerbere ne vous abboye jamais, quand vous y descendrez,
Maintenant, il faut que vous sçachiez ce qui m'avoit déterminé à differer la cérémonie jusqu'à la pleine lune. J'en usai de la sorte, parce je compris que la nymphe n'auroit la permission de venir, qu'après le départ de Lindamor. D'ailleurs il falloit bien que vous qui deviez gouverner toute la province, eussiez quelque temps pour demeurer auprès d'Amasis, & faire reconnoître votre nouvelle autorité. N'auriez-vous point donné lieu à la calomnie, qui se fait un si grand plaisir d'attaquer ceux qui sont à la tête des affaires, si vous aviez débuté par une partie de chasse ? Je lui marquai les trois lunes suivantes, afin de vous donner le loisir de vous trouver au lieu marqué. Je lui dis que si elle vous voyoit la premiere, elle concevroit aisément de la tendresse
Leonide, qui craignoit d'être vue ou de Climante, ou de Polemas, n'osa se lever avant qu'ils fussent partis, & pour reconnoître le visage de Climante, elle le considera si bien, qu'elle crut qu'il ne pourroit se cacher à elle. A peine furent-ils partis, qu'elle s'habilla promptement, & prenant congé de son hoste, elle poursuivit sa route. Elle admiroit la ruse de ces deux hommes artificieux ; mais le mepris que Polemas avoit fait de sa beauté la piqua si vivement, qu'elle resolut d'empêcher de toutes ses forces que cet indigne artifice ne réussit à Lindamor. Et jugeant qu'elle en viendroit à bout par le ministere de son oncle Adamas, elle se hâtoit
STELLE. Est-il possible, mon berger,
Que vous me soyez infidele !
CORILAS. Pourquoi, quand on vous voit changer,
Et suivre une amitié nouvelle
A votre exemple, chaque jour
Faut-il changer d'amour ?
STELLE. Eh quoi ! tu m'aimois en effet ?
Ingrat ! qui te rend si volage ?
CORILAS. Stelle, je vous rens trait pour trait.
C'est en cela que je suis sage.
Pleurez, soupirez, plaignez vous ;
Plus d'amour entre nous.
La bergere voulant l'interrompre. «Et quoi, lui dit-elle, Corilas, il n'y a donc plus d'esperance de vous ramener ? Non plus, répondit-il, que de vous voir fidelle. Ne croyez point que vos discours puissent me faire changer de resolution ; mon parti est pris. C'est en vain que vous essayez vos armes contre moi, je ne les crains plus. Je vous conseille de les éprouver contre d'autres. Vous en trouverez peut-être à qui le ciel, en punition de quelque crime, ordonnera de vous aimer ; & ils auront pour vous un puissant attrait, l'attrait de la nouveauté.» La bergere se sentit vivement offensée de
HISTOIRE
DE STELLE ET DE CORILAS.
Puisque vous me l'ordonnez, dit le berger, je reprendrai d'un peu plus haut le recit de nos amours. Stelle étoit demeurée veuve d'un époux qu'elle avoit pris extremement âgé. Sa tendresse pour lui, & son humeur insensible ne lui fit pas beaucoup ressentir cette perte. Ravie de se voir delivrée à la fois, & de l'importunité d'un mari fâcheux, & de l'autorité paternelle, deux fardeaux bien pesans, elle se jetta tout d'un coup dans le grand monde. Quoique sa beauté, ainsi que vous l'avez vû, ne soit pas de celles qui triomphent
Ce qui causa le changement de Stelle fut une nouvelle passion que lui avoit inspirée un berger nommé Semire, qui depuis quelque temps recherchoit son alliance. Lysis s'en apperçut le dernier, parce qu'elle se cachoit de lui avec un soin extrême. Semire est de tous les bergers le plus artificieux,
CORILAS A STELLE.
Il est impossible de vous voir sans vous aimer, & plus encore de vous aimer mediocrement. Si vous daignez y refléchir, autant que m'a temerité meriteroit d'être punie, autant me pardonnerez-vous par compassion. Si vous daignez recevoir ma lettre, rien n'égale mon bonheur ; si vous la rebutez, je n'ai d'autre ressource que la mort.
«Hé bien, Stelle, de quelle mort moura-t-il, dit Lysis, après qu'il eut fini ? pour moi je commence à le plaindre, & vous, vous pensez déja comment vous l'entretiendrez dans ses sentimens, & comment ensuite vous lui ferez trouvez vos refus plus amers. Il me semble, répondit Stelle, que si Corilas a les sentimens qu'exprime sa lettre, il devoit choisir tout autre que vous pour la rendre. Car vos discours sont bien plus capables d'inspirer de la haine que de l'amour. Stelle, repliqua le berger, il ne montra jamais plus de prudence qu'en cette occasion : il connoît vos attraits, vos affeteries, & qui pouvoit-il plus surement employer que moi, qui
Jugez maintenant, mon pere, si j'ai lieu de m'en plaindre, & si ceux qui racontent l'histoire à mon desavantage sont bien informés. «A la verité, répondit Adamas, voila une indigne bergere, je suis surpris qu'ayant trompé tant de personnes, quelqu'un ait encore pû se fier à elle. Je ne vous ai pas tout dit, reprit Corilas ; car après que tous, excepté Lysis, se furent retirés, elle fit en sorte que Semire l'arrêta jusque sur le soir. Elle cherchoit sans doute à r'avoir sa promesse, parce qu'elle voyoit bien qu'il étoit indigné contr'elle. Est-il possible, Lysis, lui dit-elle effrontément, que vous ayez tellement oublié l'amour que vous m'avez jurée, que vous ne desiriez plus de me plaire ? Moi, répondit Lysis, que plus tôt le ciel me fasse mourir.» A ce mot, il lui échape, & sort de la maison. Elle le suivit, & l'ayant atteint, elle lui serra les mains de façon que l'on eût jugé qu'elle l'aimoit tendrement. Semire, tout instruit qu'il étoit de ses artifices, se plût à ses caresses, bien qu'il n'y ajoutât point foi. «Mon dieu, Stelle, lui dit-il, vous abusez bien des dons que le ciel vous a prodigués ! Si ce corps enfermoit un esprit qui ressemblât en quelque sorte à sa beauté, qui pourroit vous resister ?» Stelle reconnoissant l'effet de ses caresses,
Lysis a bien été vengé depuis ; car Semire qui étoit encore piqué du mépris qu'elle lui avoit marqué, & considerant d'ailleurs son extréme legereté, il resolut de la prévenir. Il la trompa, comme elle nous avoit trompés Lysis & moi. Il rompit le mariage au milieu de l'assemblée.
Après que Corilas eut fini son recit, Adamas lui dit en souriant : «Mon enfant, ce que je puis vous conseiller de mieux, c'est d'éviter la perfide ; & lorsque vous trouverez un parti convenable, de le prendre, sans vous arrêter à ces caprices du premier âge ; car il n'est rien qui attire tant d'estime, que de se marier non par amour, mais par raison : cette action étant une des plus importantes que vous puissiez jamais faire, & dont dépend tout le bonheur de votre vie.» A ces mots ils se separerent, car il commençoit à se faire tard, le druyde continua sa route, & Corilas se retira dans sa cabane.
LIVRE SIXIÈME.
Leonide ne trouvant point Adamas à Feurs, elle reprit la route qu'elle avoit tenue, sans s'arrêter qu'autant de temps qu'il lui en fallut pour dîner ; le desir qu'elle avoit de connoître les bergeres qu'elle avoit vues le jour d'auparavant, lui fit prendre la resolution de passer la nuit avec elles. Elle revint donc au même lieu où elle les avoit rencontrées : puis tournant les yeux de tous côtés, elle apperçut au loin des bergeres, mais ne pouvant les reconnoître dans un si grand éloignement, elle s'approcha d'elles par un long circuit, & connut enfin que c'étoit les mêmes qu'elle cherchoit. Elle ne pouvoit arriver plus heureusement,
Belle Astrée, répondit Diane, je ne me sens pas moins obligée à contenter votre curiosité, par l'amitié qui est entre nous, & qui ne permet pas que je vous cache rien, que par la parole que je vous en ai donnée. Si j'ai tant differé, croyez, bergeres, que c'est l'occasion seule qui m'a manqué ; car bien que je ne puisse sans rougir, vous raconter mes avantures, je vous sacrifie aisément cette honte, puisque je ne m'y expose que pour vous plaire. Pourquoi rougiriez-vous, dit Phylis ? Est-ce un crime que d'aimer ? Non, repliqua Diane, mais souvent l'amour est pris pour un crime, & c'est notre malheur. Vous nous offenseriez, répondit Astrée, si vous aviez de nous cette opinion. L'amitié que je vous porte à toutes deux, repartit Diane, ne me permet pas de juger ainsi de vous. Mais ce
HISTOIRE DE DIANE.
Le recit que vous attendez de moi, belles & discretes bergeres, me coûtera moins de paroles, que les avantures qui en sont le sujet ne m'ont coûté de larmes ; & puisque vous voulez que je renouvelle un si triste souvenir, permettez-moi d'abreger, pour ne pas diminuer en quelque sorte ma felicité presente par la memoire de mes malheurs passez. Bien que vous n'ayez jamais vû ni Celion, ni Belinde, sans doute vous aurez oui dire qu'ils m'ont donné la naissance, & peut-être aurez-vous sçu une partie des traverses qu'ils ont essuyées, & qui furent le presage de celles que je de vois éprouver. Après que leur
Elle retint donc le nom que son pere lui avoit donné, & craignant plus que jamais d'être découverte, elle m'observoit tellement que je n'étois presque jamais sans elle. C'est ici, aimables bergeres, que j'ai besoin de votre indulgence,
Le jour que nous celebrions la fête de Diane & d'Apollon, je vis le berger pour la premiere fois. Il vint à nos jeux avec une sœur qui lui ressembloit parfaitement, & tous deux ils attirerent les yeux de l'assemblée. Comme ils étoient alliés à ma chere Daphné, aussi-tôt que je vis la sœur de Filandre, je courus à elle, je l'embrassai si tendrement, que dès lors elle se crut obligée à m'aimer. Son nom est Callirée ; on l'avoit mariée sur les rives de Furam, à un berger appellé Gerestan, qu'elle vit pour la premiere fois, le jour qu'elle l'épousa, & c'est pour cela qu'elle avoit peu d'affection pour lui. Les caresses que
A la fin celui l'aura
Qui dernier la servira.
D'une bergere si volage
Qui peut croire d'être aimé
Ne doit pas être estimé
Fort avisé, ni fort sage.
Car enfin celui l'aura
Qui dernier la servira.
Cette chanson me piqua jusqu'au vif ; cependant j'aurois caché mon déplaisir, si chacun dans l'instant ne m'eût regardée ; & sans Daphné je ne sçai quelle je fus devenue ; mais sans attendre la fin de cette chanson, elle l'interrompit.
Quand nous eûmes fini, chacun chanta des vers selon son rang ; & Filandre en dit
Je bravois Amidor & ses charmes
Lorsqu'il quitta ses armes
Et qu'aux vôtres il eut recours.
Il me tint pourtant ce discours
Avant que de me faire outrage.
Un dieu sur un serpent remporte l'avantage ;
Et fier d'un triomphe si vain
Il me regarde avec dédain ;
Pour Daphné je le rendis tendre,
Et par un triste changement
Je lui ravis ses feux, juge, juge Filandre,
Quel doit être ton châtiment.
Le feu dont fut brûlé ce dieu présomptueux,
Ne par toit que des yeux
D'une nymphe qu'encore il aime.
Mais je veux que le tien
Plus ardent que le sien
Parte de Diane même.
Quand je m'entendis nommer, aimables bergeres, je tressaillis, comme si par mégarde j'eusse marché sur un serpent, & sans vouloir attendre davantage, je me
Après mille autres discours, ennuyées de la promenade, nous revinmes par un autre
FILANDRE A DIANE.
Qu'un berger, en vous voyant, court une dangereuse fortune ! S'il vous aime il est perdu sans ressource ; s'il ne vous aime point, il est sans jugement. De ces deux erreurs j'ai choisi celle qui étoit plus suivant mon goût, & dont aussi bien je ne pouvois me defendre. Ne vous irritez donc pas, belle Diane, si vous ayant vue je vous aime, puisqu'on ne peut vous voir sans vous aimer ; si vous jugez cet aveu digne de châtiment souvenez-vous que j'aime mieux mourir en vous aimant, que de vivre sans vous aimer. Que dis-je ! il n'est plus en mon pouvoir de faire autrement. Il faut, tant que je vivrai, que je vous sois aussi veritablement acquis, que vous ne pouvez être ce que vous êtes, sans être la plus belle de toutes les bergeres.
Si en voyant la lettre, je sentis naître la pitié dans mon cœur, quelle devins-je après l'avoir lue ! Daphné la remit si doucement, qu'elle n'éveilla point le berger, & revenant à moi : «Sans mentir, me dit-elle, je plains bien Filandre ; car il n'est que trop vrai qu'il vous aime, & vous-même vous n'en sçauriez douter. Je vous conjure par notre amitié, lui répondis-je, de ne lui jamais apprendre que j'aye quelque connoissance de ses intentions, & si vous l'aimez, vous lui conseillerez de ne m'en jamais parler. Vous sçavez combien je vous estime, vous & Callirée, je serois au desespoir, s'il falloit le bannir de notre compagnie, & vous n'ignorez pas que j'y serois contrainte, s'il osoit me declarer sa passion. Comment voulez-vous donc qu'il vive, dit elle ? Comme il vivoit, avant que de m'avoir vue, répondis-je. Mais alors, repliquat-elle, il n'avoit point senti le feu qui le devore maintenant. Qu'il l'éteigne, Daphné. Diane, le feu qui peut s'éteindre est petit. Quelque grand qu'il soit, ajoutai-je, il ne brule que ceux qui en approchent. Bien que celui qui s'est brulé evite le feu, répartit-elle, il ne laisse pas en fuyant d'en emporter la douleur.
Avec de semblables discours, nous revinmes
Vous sçavez que nous nous ressemblons si parfaitement, que ceux mêmes avec qui nous vivons ne nous distinguent que par notre habit. Et, puisque vous ne pouvez arriver à votre but, qu'en demeurant auprès de Diane, ne pourrez-vous pas y demeurer sans soupçon, lorsque l'on vous prendra pour une fille ? Filidas ne se défiera point de vous sous mes habits, & moi revenant vers Cerestan avec les vôtres, je lui ferai entendre que Daphné & Diane vous auront retenu. Je n'aurai besoin que d'un pretexte specieux pour obtenir de mon mari la permission de les aller voir, ce qui ne sera peut-être pas si facile.
En verité, répondit Filandre, il n'y
Pendant son sejour avec nous, il arriva une chose qui prouve bien qu'on ne peut long-temps surmonter la nature. Quelqu'attention qu'eût Filidas à paroître ce qu'elle n'étoit point, le mérite de Filandre & ses assiduités firent sur son esprit l'impression qu'il desiroit faire sur le mien. C'est ainsi qu'Amour, qui rit de la prudence humaine, le fit triompher d'un objet auquel il ne songeoit pas.
Filidas véritablement éprise ne pouvoit plus vivre sans Filandre ; elle faisoit pour lui des avances dont il étoit lui-même étonné, & sans le desir qu'il avoit de demeurer près de moi, il n'eût pas manqué de la rebuter. Enfin quand il jugea ses cheveux assés longs, il retourna chez Gerestan ; il lui dit qu'il avoit mis l'affaire en bon train, mais que Daphné avant que de parler, avoit jugé à propos qu'Amidor vît sa niéce en quelque lieu, afin de sçavoir si elle lui seroit agreable, & que le meilleur expedient étoit que Callirée l'y conduisît.
Gerestan agréa la proposition, il donna sur cela des ordres positifs à sa femme. Celle-ci, pour irriter ses desirs, prétexta
Pour nous, lorsque nous fûmes retirées, Daphné & moi, nous fimes à Filandre les caresses usitées parmi les femmes
Dès lors Amidor qui auparavant me vouloit du bien, commença de se réfroidir, & d'aimer la feinte Callirée, parce que Filandre n'oublioit rien pour lui plaire. Amidor avoit l'esprit trop volage pour recevoir ces faveurs, sans devenir amoureux ; & à la verité je n'en fus point surprise, la beauté & la gentillesse du berger qui ne dementoient en rien les perfections d'une fille, ne lui en donnoient que trop de sujet.
Admirez ici les caprices de l'Amour :
La froideur dont Callirée en usoit avec moi ne permettoit pas à Filidas le moindre soupçon. Je vous avoue que lui voyant tant de goût pour elle, Daphné & moi nous pensâmes que Filandre avoit changé de sentimens. Huit jours s'écoulerent de la sorte, sans que personne s'ennuyât, parce que chacun avoit son dessein particulier. Mais Callirée qui craignoit que son mari ne trouvât le temps moins court, sollicitoit son frere de s'expliquer. Il n'en eut pas l'assurance ; & pour tromper Gerestan, il la pria de se rendre auprès de lui dans l'habit où elle étoit, & de lui dire qu'elle avoit laissé Callirée chez Filidas, afin de traiter avec plus de loisir le mariage d'Amidor & de sa niéce. Callirée, qui connoissoit l'humeur fâcheuse de son mari, fit d'abord quelque difficulté ; mais comme elle ne pouvoit rien refuser à son frere, elle consentit enfin à ce qu'il vouloit. Pour colorer cette démarche, ils parlerent en effet à Daphné du mariage d'Amidor. Daphné rejetta
Callirée alla donc trouver son mari. Celui-ci trompé par l'habillement, la prit pour son frere, & reçut bien les excuses qu'elle lui fit sur le sejour de sa femme. Jugez, belles bergeres, si je ne pouvois pas bien y être trompée, puisque son mari s'y méprenoit lui-même. Ce fut alors que son affection pour moi augmenta de sorte qu'il ne lui fut plus possible de se contraindre. Il essaya donc de me persuader qu'il m'aimoit avec autant ou plus de passion, que s'il avoit été d'un autre sexe que moi, & il s'exprimoit avec tant de naïveté, que Daphné disoit que jusques là elle ne s'en étoit point apperçue, mais que certainement elle n'en étoit pas moins éprise ; ce qu'il ne falloit pas trouver étrange, puisque Filidas qui étoit homme aimoit de sorte Filandre, que ce n'étoit rien moins qu'amour. D'un autre côté la feinte Callirée
Quinze jours s'écoulerent ainsi avec tant de satisfaction pour Filandre qu'il m'a protesté depuis que malgré l'impatience de ses desirs, il n'avoit jamais passé de jours plus heureux. Toutes ces privautés si innocentes, de ma part, redoublerent son amour. Il aimoit à s'en occuper, & parce que le jour il ne vouloit point nous quitter, quelquefois il descendoit dans le jardin pendant la nuit, & là il en passoit une partie sous des arbres. Daphné qui couchoit dans la même chambre s'en apperçut, & comme d'ordinaire on soupçonne plus tôt le mal que le bien, elle pensa qu'Amidor & lui se donnoient là des rendez-vous. Pour s'en assurer, un soir que la feinte Callirée sortit suivant sa coutume, elle le suivit de si près, qu'elle le vit entrer dans un jardin qui étoit sous les fenêtres de ma chambre, puis s'asseoir
Ainsi ma Diane surpasse
En beauté les autres beautés
Comme de nuit la lune efface
Par sa clarté toutes clartés.
Daphné, pour ne rien perdre de ce qu'il diroit, prit un long détour, & s'approcha tellement de lui, que s'étant assise elle l'entendit soupirer, & dire ensuite d'une voix abatue : «Pourquoi le sort veut-il qu'elle ne soit pas sensible à son tour. Ah ! Callirée, que votre ruse coute à mon repos, & que ma temerité est punie.» En vain Daphné prêtoit une oreille attentive à ses discours, prevenue que Filandre étoit Callirée, elle n'y pouvoit rien comprendre. Cet enigme piquant sa curiosité, elle redoubla son attention, & un moment après elle surprit encore ces paroles, qui furent prononcées un peu plus haut. «Mais insensé Filandre, quel châtiment poura expier ta faute ? Tu aimes la bergere, & ne vois-tu pas que sa vertu te le défend, autant que sa beauté te le commande ? Combien de fois t'en ai-je averti ? Si tu as refusé de me croire, n'accuse de ton mal, que ton imprudence.» A ces mots il se tut ; mais aux discours succederent tant de soupirs,
Filandre n'étoit point encore découvert, & Daphné attribuoit ces inquietudes à la crainte qu'il avoit que Gerestan ne fût informé de ce qui se passoit. Pour l'en assurer, elle lui dit : «Bien loin que vous ayiez à craindre mon indiscretion, si vous m'aviez mise de part dans votre confidence, je vous eusse aidé de mon conseil, & de tout mon pouvoir ; mais racontez-moi toutes les circonstances de cette intrigue ; afin que votre franchise m'engage autant à vous servir, que votre défiance peut m'avoir offensée. J'y consens, Daphné, mais à condition que vous n'en direz rien à Diane, sans mon aveu. Il faut bien prendre son temps avec elle, répondit la bergere, son humeur est peut-être plus difficile que vous ne l'imaginez. C'est mon malheur, dit Filandre, & j'ai reconnu d'abord que j'entreprenois une chose presqu'impossible. Car dès que ma sœur & moi nous eûmes resolu de changer d'habits, je previs bien que tout ce que je pouvois esperer de mieux, étoit de passer, à la faveur de mon déguisement, quelques jours auprès d'elle dans une liberté plus grande, que si elle me croyoit Filandre. Comment, Filandre, interrompit Daphné étonnée ! N'êtes-vous pas Callirée ?» Le berger qui pensoit qu'elle l'eût reconnu, se repentit
Nous faisons aisément bien des choses qui nous paroîtroient fort difficiles, si l'habitude ne nous les rendoit aisées ; une personne dont l'oreille est faite à la musique peut y plier sa voix, & l'ajuster à des sons harmonieux, sans rien sçavoir de l'art. Telle est la bergere, si ses oreilles sont rebatues des discours d'un
Ces discours les conduisirent fort avant dans la nuit ; & voyant que le jour approchoit, ils songerent à se retirer, non sans plaisanter de l'amour d'Amidor, qui prenoit Filandre pour Callirée. Ils se remirent au lit, & ils y resterent bien tard pour se dédommager d'avoir passé de la sorte une partie de la nuit. Le jeune Amidor les surprit au lit, & si je n'étois entrée presqu'en même temps dans leur chambre, peut être son indiscretion lui eût-elle fait reconnoître la tromperie, quoique la feinte Callirée jouât à merveille son personnage, en lui parlant avec toute la modestie imaginable, & lui montrant un visage severe. Mais Daphné me pria d'emmener Amidor, afin qu'ils eussent le loisir de s'habiller. Filandre féignant de m'en remercier, me baisa si tendrement
Incontinent après le diner nous allâmes jouir du frais sous de grands peupliers. Daphné jugea que l'occasion étoit favorable, & qu'il falloit qu'en presence d'Amidor, qui étoit avec nous, Filandre contrefît mon amant, afin de lui ôter tout soupçon, si par hazard il nous surprenoit en de pareils entretiens. Daphné donc faisant signe à Filandre, «Et qui peut, dit-elle, Callirée, vous rendre ainsi muette en presence de Diane ? C'est, répondit-il, que, par le desir que j'ai de plaire à ma maitresse, je faisois en moi-même bien des souhaits, & sur tout un que je n'aurois jamais cru devoir faire. Et quel est-il, reprit Amidor ? C'est Amidor, que je voudrois être homme, pour servir Diane. Mais comment, ajouta Daphné, êtes vous amoureuse d'elle. Plus, répondit Filandre, que tout l'univers ensemble ne le peut être. J'aime donc mieux, dit Amidor, que vous soyez fille, & pour mon interêt, & pour celui de Filidas. Mais pensez-vous, dit Daphné, qu'elle vous en aimât davantage ? A consulter la nature, je devrois m'en flatter, mais peut-être qu'elle n'éprise ses
«Si je n'avois éprouvé qu'il est impossible de vous voir & de ne vous aimer pas, je n'aurois jamais cru qu'un mortel pût aspirer jusqu'à vous ; mais persuadé que le ciel est trop juste pour nous commander des choses impossibles, je n'ai pas hesité à penser qu'il vouloit que vous fussiez aimée, puisqu'il permettoit que l'on vous vît. S'il est de l'équité de rendre à chacun ce qui lui appartient, agréez, trop aimable bergere, que je vous donne mon cœur.» A ce mot il se tût pour entendre ce que je lui répondrois. «Berger, lui dis-je, si je meritois les louanges dont vous me comblez, je croirois peut-être ce que vous me dites de votre amour ; mais persuadée que vos
Daphné craignant, que dans ses transports, il n'échapât quelque chose à Filandre, qui le fît reconnoître par Amidor, l'interrompit en ces termes : «Vous dites vrai, Callirée ; votre amour ne sera point inutile, tant qu'il aura pour objet cette aimable bergere ; le reste du monde étant fait pour elle, vous aurez bien employé vos jours, quand vous les aurez passés à son service. Mais changeons de discours, dit Amidor, voici Filidas qui ne prendroit point de plaisir à les entendre.» Presqu'en même temps Filidas arriva. Amidor qui aimoit éperdument la feinte Callirée, saisit l'occasion, & s'éloignant avec Filandre, il commença de lui parler ainsi : «Se peut-il, aimable bergere, que ce que vous venez de dire à Diane soit sincere ? ou bien vouliez-vous seulement montrer de l'esprit ? Croyez, Amidor, lui répondit-elle, que je hais le mensonge, & que jamais les sentimens de mon cœur ne s'accorderent mieux avec mes discours.
Filandre qui m'aimoit veritablement, & qui pensoit qu'Amidor avoit pour moi les mêmes sentimens, n'eût point souffert des discours si injurieux s'il n'avoit eu dessein de sçavoir ce qui en étoit. Et pour s'éclaircir, «Est-il possible, Amidor, lui dit-il, que votre bouche profere des paroles que votre cœur démens sans doute ? Je vois toute votre dissimulation, & dès long-temps votre cœur est à Diane. Qu'à mon aspect, repliqua-t-il, je voye fuir toutes les bergeres, si j'en aime une autre que vous ! Je ne nie pas qu'elle ne m'ait été chere autrefois ; mais son inegalité me l'a rendue tout-à-fait indifferente. Comment, dit Filandre, osez-vous parler ainsi, puisque je sçai qu'elle vous a aimé & qu'elle vous aime encore !
Amidor suivoit en cela son humeur naturelle, car il avoit la vanité de vouloir passer pour homme à bonne fortune : & c'est dans cette vue qu'il se montroit familier avec les bergeres qu'il frequentoit, en sorte qu'il pouvoit presque en souriant, ou en niant froidement, faire croire d'elles ce qu'il vouloit. Filandre connut son artifice ; il sentit surtout l'offense qui m'étoit faite ; mais son habit ne lui permit pas d'éclater. Il se contenta de lui répondre vivement : «N'êtes-vous pas, lui dit-il, le plus indigne des bergers ? Osez-vous bien parler ainsi de Diane, à qui vous avez tant d'obligation, & à qui vous marquez tant d'amitié ? Et que devons-nous attendre de votre langue empoisonnée, puisqu'elle ne respecte pas une personne qui vous aime, qui vous est alliée, & dont le mérite est si superieur au nôtre ? Non, je ne connois rien d'aussi dangereux que vous ; & quiconque voudra vivre tranquille, doit vous fuir comme une peste publique.» A ces mots il le quitta, & vint nous retrouver. Son visage étoit encore enflammé
Un jour que Daphné me trouva seule, après quelques propos jettés au hazard, «Que deviendra enfin Callirée, me dit-elle ; car elle vous aime si éperduement, qu'il n'est pas possible qu'elle vive ? Si Filidas nous manque un soir, & que vous puissiez sortir, il faut que vous la voyez en l'état où je l'ai plusieurs fois trouvée. Toutes les nuits elle descend dans le jardin, & le temps que nous donnons à notre repos, elle l'employe à s'occuper de vous. Je voudrois, lui répondis-je,
Quelques jours après Filidas partit en effet, & prit avec lui Amidor. Ils devoient être huit jours dans leur voyage. Cette absence vint à propos ; car je doute que nous eussions pû cacher le trouble où nous fûmes. Le jour même du départ, Filandre, suivant sa coutume, descendit au jardin, à moitié deshabillé, lorsqu'il nous crut tous plongés dans le sommeil. Daphné, qui s'étoit couchée la premiere, ne l'apperçut pas plus tôt sortir, qu'elle vint me le dire ; & prenant vîte une robe, je la suivis. Quand nous fûmes à portée de l'entendre, sans être vues, nous nous assimes sur un gazon, & nous ouimes qu'il disoit : «A quoi aboutiront tous ces délais ? Ne faut-il pas que tu meures sans secours, ou que tu découvre ton mal à qui peut le guerir ? Vaines frayeurs, que me dites-vous, ajoutoit-il, avec de grands soupirs ! qu'elle me bannira de sa presence ! qu'elle me condamnera à un
Belles bergeres, quand j'eus entendu Filandre, je ne sçais quelle je devins. Je voulus fuir, mais Daphné, qui étoit de concert avec lui, me retint. Au premier bruit que nous fîmes, le berger tourna la tête, & pensant que Daphné fût seule, il vint à elle, mais quand il m'eut aperçue :
Cependant Daphné chercha tant Filandre, qu'elle le trouva enfin, mais dans un état digne de compassion. Elle le blâma de n'avoir pas sçu profiter d'une occasion si favorable, & tâcha ensuite de le rassurer en lui disant, que j'étois moins touchée que lui, de ce qui s'étoit passé. Toutefois il n'osa point paroître le lendemain. Moi d'un autre, coté, qui étois piquée au vif contre l'un & l'autre, je gardai le lit, pour dérober à ceux qui nous environnoient, & sur tout à la niéce de Gerestan, la connoissance de mon déplaisir. Il ne fut pas aisé à Daphné de m'appaiser ; cependant elle me tourna de tant de côtés, que je lui promis d'oublier le chagrin qu'elle m'avoit causé ; quant à Filandre je jurai que je ne le verrois jamais,
Filandre avoit averti sa sœur de ce qui lui étoit arrivé, & celle-ci, disant que sa sœur étoit malade, elle engagea Filidas à précipiter son retour. J'abrege toutes nos petites querelles, pour ne vous point ennuyer. Callirée qui, comme je viens de le dire, avoit été informée de tout par son frere, trouva le secret de me faire agréer que Filandre demeurât jusqu'à ce que les cheveux de Callirée étant revenus, elle pût paroître devant Gerestan. Il arriva, comme elles l'avoient prevû, que je m'accoutumai à voir le berger, qui enfin ne m'étoit point desagréable. La grandeur
Je ne puis vous exprimer quelle fut la surprise de Callirée, mais lorsqu'elle en fut revenue, elle lui dit qu'assurément elle lui avoit raconté de grandes choses, & que ces paroles ne suffisoient pas pour la convaincre. Aussi-tôt Filidas découvrant son sein, l'honnêteté lui dit-elle, m'interdit les autres preuves. Callirée, qui vouloit nous consulter, fit semblant d'en être ravie ; seulement elle ajouta qu'elle avoit des
Jusqu'ici, belles bergeres, les soins de Filandre ne m'avoient gueres coûté d'amertume ; mais dans quel abîme de maux la suite ne m'a-t-elle point précipitée. Il arriva pour mon malheur, qu'un étranger me trouva endormie sur le bord de la fontaine des Sicomores, où la fraicheur des arbres, & le murmure de l'onde m'avoient invitée au sommeil. L'étranger que la beauté du lieu attiroit, & qui venoit y passer l'ardeur du midi, n'eut pas plus tôt jetté les yeux pour moi, qu'il me trouva à son gré. Dieux quel homme, ou plus tôt quel monstre je vis ! Il avoit le visage extremément noir, de petits cheveux crespés, le nés applati, la bouche grosse, les lévres renversées, il ne paroissoit rien de blanc dans tout son visage, que quand il rouloit les yeux dans sa tête. Voilà quel amant le ciel me dessina. Il s'approche de moi pour m'embrasser ; mais le bruit qu'il fit (car il étoit à cheval & armé) m'éveilla si à propos, que j'ouvris les yeux, lorsqu'il étoit près de satisfaire sa passion ; je fis un grand cri, puis lui portant les mains au visage, je le poussai de toute ma force, & comme il ne s'attendoit pas à cette défense, & qu'il étoit à moitié panché, il chancela & craignant, comme je le croi, de tomber sur moi, il aima mieux tomber de l'autre côté.
Je vous jure, aimables bergeres, que je fus si penetrée de ce discours que je ne sçai pas même comment j'eus la force de lui répondre. «Filandre, lui dis-je, je vous accorde ce que vous me demandez, & j'atteste tous les dieux, que Diane se donne à vous pour épouse, & qu'elle vous reçoit de tout son cœur pour époux.» A ces mots je l'embrassai : «Et moi, dit-il, je me donne à vous, content d'emporter au tombeau un titre si glorieux.» Helas ! ces mots furent les derniers qu'il profera ; car me tirant à lui pour m'embrasser, il expira, laissant ainsi son esprit sur mes lévres. Je tombai sur lui sans poux, sans mouvement, & tellement évanouie, que l'on m'emporta dans ma cabane en ce triste état. O dieux ! que j'ai vivement ressenti cette perte, & que j'ai bien reconnu la verité de ce qu'il m'avoit
LIVRE SEPTIÈME.
Astrée voulant interrompre de si tristes regrets, demanda à Diane quel étoit le malheureux auteur d'un si grand desastre. «Helas ! répondit la bergere, que pourrois-je vous en dire ? C'étoit un monstre qui ne nâquit que pour me causer une éternelle douleur. Mais enfin, poursuivit Astrée, n'a-t-on jamais sçu quel homme c'étoit ? On nous dit quelque temps après, repliqua Diane, qu'il venoit d'un pays barbare, situé au delà d'un détroit, que l'on appelle, je ne sçais si je le nommerai bien, les colomnes d'Hercule. Le sujet qui l'amena pour mon malheur, est que la
Aussi-tôt les autres se leverent, & parce que le soleil avoit déja fait la moitié de sa course, elles regagnerent leurs hameaux. Leonide écoutoit attentivement tous leurs discours, & ce qu'elle venoit d'apprendre, excitoit encore sa curiosité ; mais elle fut vivement touchée, quand elle les vit partir, sans qu'elles eussent rien dit de Celadon. Esperant toutefois que
La nymphe qui observoit Astrée, voyant qu'elle changeoit de visage, & que pour cacher sa rougeur, elle mettoit la main sur ses yeux, connut bien qu'elle aimoit le berger ; & pour en sçavoir davantage, elle continua ainsi : «N'a-t-on point retrouvé son corps ? Non, dit Diane ; seulement on reconnut son chapeau qui s'étoit arrêté à quelques arbres.» Phylis, pour ménager Astrée, à qui ce discours auroit infailliblement tiré des larmes ; «mais, grande nymphe, dit-elle, quelle bonne fortune pour nous vous a conduite en ces lieux ? Je vous l'ai declaré, répondit Leonide, le seul plaisir de vous voir & de vous connoître. Si donc vous l'agréez, reprit
Cependant Silvandre appercevant les bergeres, vint à elles, & parce qu'il ne connoissoit point Leonide, il feignit de
«Puisque je vous ai interrompues, dit le berger en souriant, j'ai failli ; mais le moyen de reparer mon erreur, c'est d'empêcher qu'elle ne dure. Ce n'est pas, répondit Diane, ce qui vous obligeoit à partir si promptement, c'est plutôt que vous n'avez rien trouvé qui merite de vous arrêter. Si pourtant vous tournez les yeux vers cette belle nymphe, je m'assure que vous changerez de sentiment. Ce qui attire une chose, repartit Silvandre, doit avoir quelque rapport avec elle ; mais n'y en ayant point entre tant de merite & mes imperfections, doit-il vous sembler étrange que je ne me sois point senti attiré ?
Cette difference dont vous parlez, interrompit Leonide, c'est votre modestie seule qui vous la fait trouver. Pour le corps, je ne vois pas que vous ayez à vous plaindre de la nature & pour l'ame, si elle est raisonable, peut-elle être differente des nôtres.» Silvandre comprit qu'il falloit à la nymphe des discours plus forts, que ceux qu'il avoit accoutumé
Eh bien, reprit Phylis, condamnez donc ce berger à faire preuve de son merite, & pour cela qu'il s'attache à une bergere, & qu'il la force de convenir, qu'en effet il est digne de retour.»
Quoique vous m'ayez condamné sans m'entendre, dit le berger, je n'appelle point de votre jugement. Je demande seulement que celle qu'il me faudra servir merite mes services, & sçache les reconnoître. Silvandre, Silvandre, dit Phylis, vous cherchez à échaper, mais je vous en ôterai bien les moyens ; c'est Diane que vous servirez.
J'y consens, répondit Silvandre, pourvu que ce ne soit point profaner sa beauté, que de la servir ainsi par gageure.» Diane vouloit répondre, mais, à la priere de Leonide & d'Astrée, elle y consentit, à condition pourtant, que cet essai ne dureroit que trois lunes.
Les choses étant ainsi arrêtées, Silvandre se jetta aux genoux de sa nouvelle maîtresse, & lui baisa la main comme pour faire le serment de fidelité. Puis se relevant. «Maintenant, dit-il, ma belle maîtresse, ne me permettrez-vous pas de vous exposer un tort qui m'a été fait ?» Et Diane lui ayant répondu qu'il
Pendant qu'ils discouroient ainsi, & que Leonide jugeoit en elle-même ce genre de vie le plus heureux de tous ; ils apperçurent deux bergeres & trois bergers, qui à leurs habits paroissoient étrangers, & lorsqu'ils furent près d'eux, Leonide s'informa qui ils étoient. Phylis répondit qu'elle n'en sçavoit rien autre chose, sinon qu'ils étoient étrangers. Alors Silvandre ajouta, qu'elle perdoit beaucoup de ne les pas connoître davantage, que parmi eux étoit un berger nommé Hylas, d'une humeur extrémement agréable ; «car il aime, disoit-il, tout ce qu'il voit ; mais aussi il ne l'aime pas long-temps, & il fait valoir son caractere par des raisons si extravagantes, qu'il est impossible de l'entendre sans rire. Je serois ravie de l'entendre, dit Leonide, & dès qu'il sera ici, il faut que nous le fassions parler.
La chose ne sera pas difficile, répondit Silvandre, car il veut toujours discourir.
L'inconstance est mon caractere.
J'aime à changer, je n'en fais point mystere ;
Le beau triomphe que ce sera
Pour celle qui me fixera.
Enchaîner une ame volage,
C'est des beautés le glorieux partage.
Le beau triomphe que ce sera
Pour celle qui me fixera.
Leonide en souriant, dit à Silvandre : «au moins ce berger n'est pas du nombre de ceux qui cachent leurs imperfections, il paroît qu'il ne veut point en imposer. C'est, répondit Silvandre, que ce qu'il va chantant, il ne le regarde pas comme une imperfection.» Déja les bergers
Il répondit ensuite à Silvandre, mais comme frapé d'étonnement ; «Sçachez, gentil berger, que c'est vous qui m'amenez dans cette contrée ; sçachez que c'est vous-même, vous que j'ai si long-temps cherché. Moi, repartit Silvandre ! Comment cela se peut-il, puisque je n'ai pas même le bonheur d'être connu de vous. Je satisferai volontiers à votre demande, quand vous aurez repris vos places sous ces arbres ; car mon recit sera long.» Alors Silvandre se tournant vers Diane, «Ma maîtresse, dit-il, voulez-vous vous asseoir ? Vous deviez, répondit Diane, vous être adressé à Leonide. Je sçai, repliqua le berger, que la civilité l'ordonnoit ainsi ; mais
HISTOIRE
DE TIRCIS ET DE LAONICE.
Il n'est point de plus fortes amitiés que celle de l'enfance, parce que la coutume devient insensiblement une seconde nature, dont il est mal-aisé de se dépouiller. Ceux-là le sçavent qui veulent la surmonter. C'est par là, gentil berger, que je prétens excuser mon affection pour Tircis ; je la suçai, pour ainsi dire, avec le lait, & il semble que tout ait conspiré dès ma naissance à la fortifier. L'union de nos parens, l'égalité de notre âge, la gentillesse de Tircis. Mais pour mon malheur, Cleon nâquit presqu'en même temps dans notre
Cependant les Francs, les Romains, les Gots & les Bourguignons se faisant une cruelle guerre, nous fûmes contraints de nous retirer sur les bords du grand fleuve de Seine, dans une ville qui porte le nom du berger qui jugea les trois déesses. On y accouroit en foule de toutes les contrées, & bien-tôt un mal terrible, ce mal contagieux dont les grands mêmes ne peuvent
Tircis lui repondit : «Les dieux seroient injustes, s'ils éteignoient si promptement une flamme si belle. J'espere qu'ils vous rendront la vie, ou du moins qu'ils disposeront de moi, avant que de vous la ravir. Mais s'ils rejettent mes vœux, du moins qu'ils me donnent assés de vie pour executer vos ordres, & qu'ils me permettent ensuite de vous suivre.
Il se tut alors, pour laisser couler les larmes qu'un si triste souvenir lui arrachoit. Silvandre lui representa que le mal étant sans remede il devoit se soumetre, & que les plaintes n'étoient qu'un témoignage de foiblesse. «S'il y avoit quelque remede, dit Tircis, je n'aurois garde de me plaindre ; mais c'est précisement parce qu'il n'y en a point, que la plainte doit m'être permise.
Laonice les interrompit, & continua de la sorte : Enfin cette heureuse bergere étant morte, & Tircis lui ayant fermé les yeux, il ordonna qu'elle fut inhumée auprès de sa mere ; mais ses ordres furent mal executés. Pour lui il étoit si affligé, que sans la défense de Cleon, il ne lui eût
J'ignorois, moi, tout ce qui se passoit ; car une de mes tantes ayant été attaquée du même mal presqu'en même temps, nous n'avions de commerce avec personne, & j'étois revenu le même jour que lui. Lorsque j'eus appris la mort de Cleon,
Dieux ! quelle devins-je, quand je l'entendis parler ainsi ! telle fut ma surprise, que sans y penser j'entr'ouvris sa porte. Et lorsqu'il m'apperçut, il me tendit la main, & les yeux baignés de larmes, il me parla en ces termes : «Laonice, c'est fait de Cleon, & nous lui avons survêcu pour la pleurer. Je conçois que l'état où vous me voyez doit vous surprendre. L'amitié feinte ne connoît point de pareils
Madonte m'invita à demeurer ; elle me representa que nous devions marcher de compagnie, puisqu'aussi-bien le but de notre voyage étoit le même. J'acceptai volontiers sa proposition, & depuis nous ne nous sommes point quittées. Mais que fait ce discours à mon sujet ? je ne veux vous entretenir que de Tircis & de moi. Il me suffit de vous dire, gentil berger, qu'après
Ainsi finit Laonice, & s'essuyant les yeux, elle les tourna vers Silvandre, comme pour lui demander justice. Alors Tircis parla en ces termes :
«Sage berger, vous venez d'entendre l'histoire de mes malheurs ; elle n'est que trop fidele, & mon dessein n'est pas de vous ennuyer par des redites importunes. J'ajouterai seulement à ce que vous a dit Laonice, que fatigués de ses plaintes, nous allâmes consulter l'oracle, pour sçavoir ce qu'il ordonneroit de nous ; & que l'oracle nous fit entendre cette réponse, par la bouche d'Arontine :
Dans ces aimables lieux où le Lignon serpente,
Amans, vous trouverez un curieux berger.
Il ira s'informant du mal qui vous tourmente ;
Croyez-le ; car le ciel l'élit pour vous juger.
Quoiqu'il y ait déja bien long-temps que nous sommes ici, vous êtes le premier qui nous ait interrogés sur l'état de notre fortune. Ordonnez donc, sage berger, ce que nous avons à faire. Et pour que rien ne se fît que par la volonté du dieu, la vieille qui nous rendit l'oracle, ajouta que quand nous vous aurions rencontré, il falloit tirer au sort qui plaideroit notre cause. On le fit, & le sort amena pour Laonice le nom d'Hylas, & celui de Phylis pour Tircis
«Autrefois, dit Hylas en souriant, que je soupirois pour Laonice, je n'aurois pas volontiers entrepris de persuader à Tircis de l'aimer ; mais à present que je soupire pour Madonte, je veux bien me conformer à la volonté du dieu. Berger, répondit Leonide, reconnoissez ici sa providence : c'est à l'inconstant Hylas qu'il remet le soin d'engager un berger au changement ; & c'est à une bergere connue par sa constance qu'il remet celui de persuader la fidelité. Et pour juge il choisit un berger exempt de partialité ; car Silvandre n'est constant, ni inconstant, puisqu'il n'a jamais rien aimé.» Alors Silvandre prenant la parole ; «Puisque vous voulez, dit-il, ô Tircis, & vous Laonice, que je sois juge de vos differens ; jurez tous deux entre mes mains
Harangue de Hylas pour Laonice.
Si j'avois à parler pour Laonice devant un juge dénaturé, je craindrois de nuire à sa cause par mon peu de capacité ; mais puisque j'ai le bonheur de parler devant vous, gentil berger, non-seulement j'espere un jugement favorable, mais je suis encore persuadé qu'à la place de Tircis vous rougiriez que l'on pût vous faire les mêmes reproches. Je ne m'arrêterai donc point à chercher des moyens pour établir ma cause : elle parle d'elle-même. Le sexe de Tircis, la volonté des dieux, les loix de la nature, tout condamne le berger. Les dieux ne commandent-ils pas la reconnoissance, & la nature ne prescrit-elle pas d'aimer une bergere aimable, & d'oublier plus tôt que de cherir une bergere qui n'est plus. Mais ce berger ingrat malgré tous les bienfaits qu'il a reçus de Laonice, malgré la tendresse qu'elle lui a marquée dès le berceau, ne lui rend que des mépris. Cependant elle est telle, qu'elle est bien plus propre à faire ressentir les outrages dont elle se plaint, qu'à les ressentir
Le discours d'Hylas fut extremément goûtê ; le seul Tircis montroit par ses larmes combien peu il en étoit satisfait, lorsque Silvandre commandant à Phylis de parler, elle commença ainsi en levant les yeux au ciel.
Discours de Phylis pour Tircis.
O belle Cleon, toi qui du ciel entends l'injure que l'on propose de te faire, daigne m'inspirer ; empêche que je n'affoiblisse les raisons qu'a Tircis de n'aimer jamais que toi. Et vous, sage berger, qui sçavez mieux ce que je devrois dire pour sa défense, que je ne puis le concevoir, supplée au défaut de mon génie. Et d'abord, Hylas, je t'accorde, si tu le veux, que nous devons aimer les personnes qui nous aiment, mais peux-tu en conclure que Tircis doive trahir la foi qu'il a jurée à Cleon, pour aimer Laonice ?
Tu demandes des choses impossibles, & qui se contredisent elles-mêmes. Impossibles, car nul n'est obligé à ce qu'il ne peut. Et comment veux-tu que mon berger prenne d'autres engagemens, s'il n'a plus de
Quant à la recompense que tu demandes pour les services de Laonice, qu'elle se rappelle toute la satisfaction qu'elle goûta alors, & combien de jours heureux elle a passés, tant qu'a duré son erreur. Tu dis, Hylas, que Tircis l'a trompée, dis plus-tôt qu'Amour l'a punie, puisqu'elle n'avoit
Il ne me reste plus que de faire avouer à Laonice qu'elle poursuit une chose injuste ; & je le ferai aisément si elle daigne me répondre. Dites-moi, belle bergere, aimez-vous Tircis ? «Qui me connoîtra, pourra-t-il en douter, répondit Laonice ? Et s'il étoit contraint, repliqua Phylis, de s'éloigner de vous pour long-temps, & que pendant son absence quelqu'autre vous recherchât, l'écouteriez-vous ? Non sans doute, parce que j'espererois toujours qu'il reviendroit. Et si vous sçaviez, ajouta Phylis, qu'il ne dût jamais revenir, cesseriez-vous de l'aimer ? Non certe, répondit-elle.» Ne trouvez donc pas étrange, continua Phylis, que ce berger qui sçait que Cleon est aux champs Elysées, qu'elle voit ses actions, & qu'elle se réjouit de sa fidelité, ne veuille point changer d'amour, ni permettre que la distance des lieux qui les separe rompe une union que toutes les traverses de la vie n'ont pu affoiblir. Ne croyez pas ce qu'a dit Hylas, que nul ne repasse l'Acheron, plus d'un mortel chéri des dieux en a reçu cette faveur. Et qui la mérite mieux que Cleon, elle que les destins
Et que pourrois-tu répondre, Hylas, si l'heureuse Cleon te disoit : «Tu veux, infidele, persuader à Tircis de l'être comme toi. S'il m'aima autrefois, penses-tu que mon corps fût l'objet de son amour ? S'il est ainsi, pourquoi le condamner parce qu'il aime mes cendres ? Si c'est mon esprit qu'il aimoit, pourquoi cesseroit-il de l'aimer maintenant qu'il est plus parfait que jamais ? Quand j'étois encore au rang des vivans, j'étois susceptible de jalousie, je pouvois être imperieuse, il me falloit servir, ses rivaux pouvoient me voir aussi-bien que lui. Maintenant affranchie de toute imperfection, je ne puis lui causer le moindre déplaisir. Et tu veux, Hylas, quand je ne vis plus sur la terre que dans le souvenir de mon berger, m'ôter cette seconde vie ? Sage Silvandre, vous aurez entendu ces mêmes paroles qui
Laonice vouloit repliquer, quand Silvandre lui dit qu'il n'étoit plus temps de se défendre, mais seulement d'écouter l'arrêt que les dieux alloient prononcer par sa bouche. Après avoir pesé quelque temps les raisons d'Hylas & de Phylis, il parla ainsi :
JUGEMENT DE SILVANDRE.
Des causes plaidées devant nous, le point essentiel est de sçavoir, si l'amour peut finir par la mort de l'objet aimé : sur quoi nous disons qu'un amour qui peut finir n'est pas un veritable amour, car il doit suivre le sujet qui l'a fait naître. Ainsi ceux qui se sont attachés au corps seul, doivent enfermer leur amour dans le tombeau avec ce même corps ; mais ceux qui ont aimé l'esprit avec le corps, doivent suivre cet esprit dans les champs Elysées : Tout bien examiné, nous ordonnons que Tircis aime toujours sa Cleon, & que des deux amours dont nous sommes capables, l'un suive le corps au tombeau, & l'autre l'esprit aux champs Elysées. Qu'ainsi il soit desormais défendu à Laonice de
A ces mots, après avoir salué Leonide, il se retira avec Phylis, pour ne point entendre les plaintes d'Hylas, & les regrets de la bergere. Pour Leonide, parce qu'il étoit tard, elle se retira dans le hameau de Diane, dans le dessein d'y passer la nuit. Les autres bergers & bergeres se retirerent dans leurs cabanes, Laonice seule, indignée contre Silvandre & Phylis, jura de ne point quitter cette contrée qu'elle ne se fût vengée. La fortune sembla la conduire au gré de ses desirs. S'étant enfoncée dans le bois, elle se remit devant les yeux les mepris du berger, & considerant combien il étoit indigne de sa tendresse, elle jura mille fois de le hair, aussi-bien que Silvandre & Phylis, à cause de lui. Pendant qu'elle étoit occupée de ces pensées, Lycidas qui avoit cru remarquer quelque froideur dans Phylis, apperçut Silvandre qui l'entretenoit. Il est vrai que la bergere, depuis son commerce avec Diane n'avoit plus les mêmes empressemens pour Lycidas ; & comme il sçavoit fort bien qu'une passion ne peut se former qu'aux dépens d'une autre passion, il crut que les froideurs de Phylis venoient d'une
Une chose redoubla ses soupçons, c'est que passant près du berger, il entendit ou crut entendre des paroles d'amour. Ce qui pouvoit bien être, après la sentence que Silvandre venoit de prononcer. Lycidas les ayant laissé passer, il sortit du lieu où il étoit, & prenant une route opposée, la fortune voulut qu'il allât s'asseoir près de Laonice sans la voir. Là, après avoir rêvé quelque temps, «ô Amour, s'écria-t-il, est-il possible, que tu laisses impunie une injustice si criante ? Se peut-il que sous ton empire les services & les outrages ayent le même salaire ?» Puis retombant dans un morne silence, il levoit les yeux & les mains au ciel, & reprenoit ainsi :
«Amour, tu me fais bien connoître aujourd'hui, qu'il n'y a point de constance dans les femmes, & que Phylis toute parfaite qu'elle est d'ailleurs, est pourtant
Laonice entendant nommer Phylis & Silvandre, écouta si attentivement, qu'elle apprit ce qu'elle pouvoit desirer des plus secrétes pensées de Phylis. Elle resolut donc pour lui déplaire ou à Silvandre, de nourrir les soupçons de Lycidas ; elle se persuadoit que si Phylis aimoit Lycidas, elle rendroit Silvandre jaloux ; & si c'étoit Silvandre, elle vouloit divulguer leur amour. A peine le berger se fut retiré, qu'elle suivit ses pas, & l'ayant atteint, elle le trouva s'entretenant avec Corilas qu'il avoit rencontré. Elle leur demanda des nouvelles du berger desolé, à quoi ils repondirent qu'ils ne le connoissoient pas ; «c'est, leur dit-elle, un berger qui pleure continuellement la mort d'une bergere, & que l'on m'a dit avoir passé une partie du jour avec la belle Phylis & son serviteur. Et qui est-il, répondit incontinent Lycidas ? Je ne sçai, continua la bergere, si je pourrai vous dire son nom : je croi qu'il s'appelle Silvandre, ou Silvandre, il est d'une taille mediocre, le
LIVRE HUITIÈME.
Dés que le jour parut, Diane, Astrée, & Phylis s'assemblerent pour se rendre au lever de Leonide. La nymphe avoit tellement goûté les bergeres, que pour ne pas perdre un moment de temps qu'elle pouvoit passer auprès d'elles, elle s'étoit habillée aussi-tôt qu'elle avoit vû le jour. Les bergeres furent étonnées de sa diligence ; toutes ensembles elles se prirent par la main, & sortirent du hameau, pour commencer le même exercice que le jour d'auparavant. Le premier objet qui s'offrit à leurs yeux fut Silvandre. On ne feint point impunément d'aimer ; il ressentoit déja un amour veritable pour
Phylis, dont l'humeur étoit enjouée, & qui vouloit bien se soumettre à l'essai à quoi elle avoit été condamnée, dit à Diane : «Ma maitresse, écoutez à l'avenir les discours de Silvandre, hier, il ne vous aimoit point, maintenant il meurt d'amour pour vous. Du moins devoit-il commencer plus tôt à vous servir, ou differer à un autre temps les paroles qu'il vient de vous faire entendre. O ma maitresse, s'écria Silvandre, fermez l'oreille aux discours de mon ennemie.» Puis étant arrivé près des bergeres : «Cruelle Phylis, dit-il, pourquoi voulez-vous procurer votre satisfaction aux dépens de la mienne ? N'êtes-vous pas admirable, répondit Phylis, & ne joignez-vous point à vos autres perfections celle de la plus part des bergers qui par vanité se disent favorisés de leurs maitresses, lorsqu'en effet ils en sont rebutés ? Avez-vous pû prononcer ce mot, vous Silvandre, en presence de Diane même ? Et que dites-vous ailleurs, puisque vous avez la temerité de parler ainsi devant elle ?» Elle eût continué, si le berger
Leonide prenoit un plaisir extrême à ces débats, & sans les inquietudes que lui causoit le mal de Celadon, elle eût demeuré plusieurs jours avec les bergeres. Elle les pria donc de l'accompagner jusqu'à
Ainsi Leonide prenant d'une main Diane, & de l'autre Astrée, elle se mit en chemin. Silvandre s'étant trouvé plus éloigné de Diane, que Phylis, celle-ci avoit pris la place qu'il desiroit, & le railloit en lui disant, que sa maitresse pouvoit aisément juger qui étoit plus attentif à la servir. «Si vous l'aimiez, répondit-il, vous me laisseriez la place que vous occupez. Je prouverois le contraire, dit Phylis, si je consentois que quelqu'un en approchât plus que moi ; car si l'amant desire de se transformer en l'objet aimé, plus il en peut approcher, & plus il approche aussi de la perfection de ses desirs. L'amant, répondit Silvandre, qui cherche plus sa propre satisfaction que celle de sa maitresse, ne merite pas un si beau nom, & vous ne devez pas dire, que vous aimiez Diane, puisque vous ne consultez que le plaisir d'être auprès d'elle, au lieu que si j'avois le bonheur d'occuper votre place, je l'aiderois à marcher. Si ma maitresse, repartit Phylis, me traitoit comme vous, je ne sçai si je l'aimerois. Ah ! Phylis, dit le berger, une des loix d'amour, est que qui
«Ma maitresse, j'implore votre justice, ôtez de ce lieu trop honorable une bergere qui ne vous aime point, & placez-y un berger qui ne veut vivre que pour vous aimer. Ma maitresse, interrompit Phylis, je vois bien qu'il est trop envieux de mon bonheur, pour m'en laisser jouir tranquillement. Je consens donc, si vous l'agréez, que vous lui accordiez la place qu'il souhaite avec tant d'ardeur, mais sous une condition ; c'est qu'il vous declarera ce que je lui proposerai.» Silvandre, sans attendre la réponse de Diane, dit à Phylis : «Retirez-vous seulement, bergere, pensez-vous que je puisse refuser la condition que vous m'imposez ? & quelque chose que Diane veuille sçavoir de moi, n'est-elle pas en droit de m'interroger ?»
A l'instant il prit la place de Phylis ; & celle-ci lui dit : «Envieux berger, quoique le lieu où vous êtes ne puisse s'acheter, peut-être avez-vous promis plus que vous ne pensez ; car vous voilà obligé à nous dire qui vous êtes, & quel motif vous a conduit dans cette contrée, où vous êtes depuis si long-temps, sans que nous ayons pû rien sçavoir de votre fortune.»
Leonide prenant la parole : «En verité, dit-elle, Phylis, j'approuve tout à fait votre proposition. Silvandre sera d'un plus grand secours que vous pour Diane, & moi j'aurai le plaisir de le connoître plus particulierement.
Je voudrois bien, répondit le berger en soupirant, pouvoir satisfaire votre curiosité ; car la fortune en me faisant naître ne m'a permis de sçavoir autre chose de moi, si-non que je vis. Et afin que vous ne croyez pas que je veuille éluder ma promesse, je vous jure par Thautates, & par les beaux yeux de Diane, dit-il, en se tournant vers Phylis, que je vous dirai avec la derniere franchise tout ce que j'en sçais.»
HISTOIRE DE SILVANDRE.
Stilicon, pour recompenser les services que Gondioch, premier roi de Bourgogne avoit rendus aux Romains, lui avoit donné les provinces des Autunois, des Sequanois, & des Allobroges, & que dès lors ils nommerent Bourgogne. Cette nouvelle puissance parut dangereuse à Ætius qui gouvernoit les Gaules, si l'empereur Valentinien qui avoit alors sur les bras les Gots, les Huns, les Vandales, &
Moi, qui avois alors environ cinq ans, je fus emmené, comme beaucoup d'autres en la derniere ville des Allobroges par quelques Bourguignons qui usoient de represailles. Je tombai heureusement entre les mains d'un Helvetien, qui avoit un pere également âgé & vertueux, & qui charmé des petites réponses que je lui avois faites, prit la resolution de me faire étudier. Malgré l'opposition de son fils, il persista dans son premier dessein, il n'épargna rien pour me faire instruire, & dans cette vue il m'envoya à l'école des Massiliens.
Mais, bien que rien ne me parût plus agréable que les lettres, c'étoit pour moi un suplice continuel de penser que j'ignorois & mon nom, & les auteurs de ma naissance. Un ami persuadé que je devois consulter quelqu'oracle, pour me tirer d'une incertitude si affligeante ; me dit que le ciel, qui jusqu'alors m'avoit protegé d'une façon
Tu nâquis dans la terre, où fut jadis Neptune.
Jamais tu ne sçauras à qui tu dois le jour,
Que Silvandre ne meure, & qu'il n'ait à son tour
Eprouvé les rigueurs de l'injuste fortune.
Jugez, belle Diane, quelle fut notre satisfaction ; pour moi, je resolus de ne plus m'informer de ma naissance, puisque je ne pouvois en rien sçavoir sans mourir. Je m'en remis donc à la conduite du ciel, & je ne songeai plus qu'à mes études. J'y fis tant de progrès, que le vieillard Abariel (c'étoit le nom du pere de celui qui m'avoit élevé) souhaita de me revoir, avant que de mourir. Lors que je fus arrivé près de lui, un jour que j'étois seul dans sa chambre, il me parla en ces termes :
«Mon fils, car je ne vous ai point donné d'autre nom, depuis que le sort de la guerre vous remit entre mes mains, je ne vous crois point assés ingrat pour douter de mon affection. Si pourtant le soin que j'ai pris de votre enfance, ne
Il est vrai qu'elle souhaiteroit sçavoir qui vous êtes ; & pour la satisfaire, j'ai plusieurs fois demandé à Azaïde en quel lieu il vous prit ; mais il m'a toujours
A ces mots le sage veillard se tût, & me conjura encore de lui dire ce que je pouvois sçavoir. Après lui avoir marqué ma reconnoissance de l'opinion avantageuse qu'il avoit conçue de moi, des soins qu'il avoit pris de mon éducation, & du mariage qu'il me proposoit, je lui répondis que je n'avois nul souvenir ni de mes parens, ni de ma naissance. N'importe, reprit le veillard, nous passerons outre, si vous y consentez. J'ai voulu sçavoir votre sentiment, avant que de communiquer mon dessein à Azaïde.
Après que je l'eus assuré que je me ferois un plaisir & un devoir de me conformer
Dans l'intervalle qu'il avoit demandé pour se decider, il commanda à sa fille, dont le naturel étoit meilleur que le sien, & il lui commanda, sous peine de mort, de faire entendre au bon vieillard qu'elle étoit au desespoir que son pere ne voulût point se conformer à sa volonté ; que pour elle, elle étoit prête à m'épouser secretement ; & que quand l'affaire seroit consommée, Azaïde ne pourroit plus refuser
La jeune fille intimidée d'un côté par les menaces d'un pere cruel, & de l'autre retenue par l'amitié qu'elle me portoit dès l'enfance, se trouva dans un étrange embaras. Toutefois la crainte prévalut, & la fit resoudre à jouer le personnage qui lui avoit été commandé. Elle vint donc faire sa harangue au vieillard ; elle en fut reçue avec toutes les marques de tendresse imaginables, & celui-ci resolut d'en user comme elle le lui avoit inspiré. Il me donna des ordres si absolus, que je n'osai le contredire, malgré les inconveniens que je prévoyois.
Il fut decidé que je monterois par la fenêtre dans la chambre de la fille, & que là je l'épouserois en secret. La ville où Abariel faisoit sa residence est située sur les bords du lac Leman, & ses ondes baignent une partie des maisons. Celle d'Azaïde étant de ce nombre, il resolut de me faire tirer avec une corde, & de me precipiter ensuite dans le lac. Il esperoit que m'y noyant, on n'auroit jamais de mes nouvelles, parce que le Rhône qui passe au travers m'emporteroit bien loin, ou que me brisant contre les rochers, on ne pourroit me reconnoître. Il auroit sans doute reussi dans ce malheureux dessein ; car j'étois bien déterminé à obéir, si la fille
Après que je l'eus remerciée, comme elle le meritoit, je lui dis de ne point craindre la fureur d'Azaïde, d'executer seulement ses ordres., & que je sçaurois bien pourvoir à son salut & au mien ; je lui recommandai sur tout le secret.
Je pris le soir même tout l'argent que je pouvois avoir ; je donnai ordre à tout, sans qu'Abariel s'en apperçût ; & l'heure de me rendre au lieu destiné étant venue, jo pris congé du bon vieillard, qui vint me conduire jusque sur le rivage, & je montai dans la petite barque que lui-même avoit preparée ; puis allant doucement sous la fenêtre, j'y attachai mes habits remplis de sable, & soudain me tirant un peu à côté pour voir ce qui arriveroit, je les entendis tomber dans le lac. En même temps je fis quelque bruit avec la rame, pour mieux persuader que c'étoit moi qui y étois tombé. Mais on jetta tant de pierres qu'à peine je pus me sauver. Un moment après je vis mettre une lumiere à la
Bien-tôt j'entendis un grand tumulte sur le rivage, où j'avois laissé Abariel, & j'ai toujours cru que c'étoit les cris du tendre vieillard, qui me regrètoit. Cependant malgré la passion que j'avois de le servir dans sa vieillesse, & de lui marquer, par mes empressemens à lui plaire, la reconnoissance dont ses bontés m'avoient penétré, je sçavois trop de quoi Azaïde étoit capable, pour rebrousser chemin.
Lors donc que je fus arrivé aux chaînes qui ferment le port, je fus contraint d'abandonner la barque, & de gagner à la nage la rive opposée. J'y avois caché d'autres habits, avec ce que j'avois de plus pretieux ; & prenant le chemin d'Agaune, j'arrivai vers la pointe du jour à Evians.
J'étois si excedé de fatigues, que je fus obligé de m'y arrêter tout ce jour là. Comme j'y étois inconnu, je voulus, à l'exemple de plusieurs, prendre conseil de la sage Bellinde, superieure des Vestales du lieu, & mere de ma belle maitresse, comme je l'appris ensuite. Je lui expliquai mes desastres ; elle consulta l'oracle, & le lendemain elle me dit de la part du dieu, que je ne devois point me laisser abatre
A l'instant je formai la resolution d'y venir, & prenant mon chemin par la ville de Plancus, j'arrivai ici il y a quelques mois. Le premier que je rencontrai fut Celadon, qui revenoit alors d'un long voyage, & qui m'enseigna où étoit cette admirable fontaine. Mais lorsque j'étois sur le point de m'y transporter, je tombai malade, & six mois après, lorsque je me sentis assés de forces pour marcher, j'appris des bergers d'alentour, qu'à cause de Clidaman, un magicien avoit confié la garde de la fontaine à deux lions, & à deux licornes, qu'il y avoit enchantés, & que le charme ne pouvoit être rompu que par la mort du plus fidele amant, & de la plus fidele amante.
Cette nouvelle pensa me desesperer ; mais considerant que c'étoit en cette contrée, que suivant la promesse des dieux, je devois reconnoître mes parens ; je resolus d'y demeurer. J'esperai d'ailleurs que peut-être ces amans si fideles pourroient se
Voilà, belle Leonide, ce que vous avez desiré sçavoir, & c'est ainsi que je paye la place que Phylis m'a vendue. Qu'elle n'ait donc plus la hardiesse de la prendre, ô ma belle maitresse, puisqu'elle l'estime si peu. «Le recit de vos avantures m'a causé un vrai plaisir, répondit Leonide ; & je pense que vous devez concevoir pour l'avenir de grandes esperances, puisque les dieux vous protegent, & qu'ils vous annoncent par leur oracle une meilleure fortune, j'en souhaite avec ardeur l'accomplissement.
Je suis bien éloignée de faire les mêmes vœux, reprit Phylis, s'il étoit connu, peut-être que le merite de son pere lui obtiendroit la main de Diane, car le merite personnel & l'amour influent moins sur les mariages que la naissance & le bien. J'espere au contraire, dit Silvandre, connoître par votre moyen ce ce que je desire si ardemment. Par moi, repartit Phylis étonnée ! Par vous, continua le berger, puisqu'il faut le sang d'un amant & d'une amante fideles pour faire
Les bergeres à qui Leonide avoit nommé Pâris, le saluerent quand il fut près d'elles avec beaucoup de civilité. Il en fut charmé, mais sur tout la beauté & la gentillesse de Diane lui causerent une surprise qu'il n'auroit pû cacher sans les caresses de Leonide. Après qu'il lui eut expliqué le sujet de son voyage, «Ma sœur lui dit-il (car Adamas vouloit qu'ils se non-massent de la sorte) ma sœur où avez vous trouvé une si aimable compagnie ? Mon frere, répondit-elle, il y a deux jours que nous sommes ensemble, & je vous jure que nous ne nous sommes
Tel fut le voyage de Leonide qui vit naître deux grandes passions dont Diane étoit l'objet. Déja Silvandre étoit épris de ses charmes, & Pâris en devint tellement amoureux, que pour vivre auprès d'elle, il embrassa la vie pastorale. Les bergers & les bergeres approchoient de la grande prairie, où la plus part des troupeaux paissoient d'ordinaire, lorsqu'ils apperçurent de loin Tircis, Hylas, & Lycidas, qui venoient à eux. Aux gestes d'Hylas on jugeoit qu'il avoit une vive dispute avec Tircis. Pour Lycidas, il avoit le chapeau enfoncé, les mains derriere le dos, & montroit à son allure qu'il étoit occupé de quelque déplaisir. Lorsqu'Hylas reconnut Phylis, il laissa Tircis pour venir à elle, & sans saluer les autres bergeres, il la prit sous les bras, & lui dit,
Pendant qu'ils parloient ainsi, Lycidas survint ; Lycidas dont la jalousie avoit tellement augmenté, qu'elle surpassoit déja son amour. Et pour son malheur, il put entendre la réponse d'Hylas. «Je ne sçai, dit-il, trop aimable bergere, si vous continuerez avec moi, comme vous avez commencé ; si cela est, vous serez peu veritable ; je sçai bien du moins que Silvandre m'aidera à vous démentir, & s'il le refusoit, tous ceux qui vous virent hier ensemble seront pour moi.»
Silvandre croyant qu'il lui seroit honteux de désavouer Hylas : «Berger, dit-il, ne cherchez point d'autre témoin que moi, & ne croyez pas que les bergers du Lignon se dépouillent ainsi de leur affection. Ils sont rustiques & lents ; mais
C'est ainsi, Tircis, que vous engagerez une bergere à vous aimer. Mais pour lui plaire, loin d'avoir, comme vous le dites, un amour extrême pour elle, il faut au contraire l'éviter avec soin, rien n'étant plus incommode en amour qu'une passion excessive. Vous êtes toujours sur ses pas, elle ne voit que vous, elle n'entend que vous, vous
Je viens au second article, que pour se faire aimer il ne faut être que médiocrement amoureux, & avoir du badinage & de l'enjoument. Vous dites, berger, qu'en toutes choses la médiocrité seule est louable. Y avez-vous bien réfléchi ? Pensez-vous qu'il en soit ainsi de la fidelité ? Qui n'est qu'un peu fidele, ne l'est absolument pas, & qui l'est en effet, l'est à l'excès, car il ne peut y avoir de plus ou de moins dans cette vertu. Il en est de même de l'amour ; quiconque
Voici, dit Silvandre, la perfidie que je vous ai déja reprochée. Et croyez-vous, puisqu'à votre avis un amour extréme fatigue celle qui en est l'objet, que si vous ne lui rendiez pas ces assiduités importunes, elle ne connoîtroit pas bien-tôt que vous aimez foiblement. O Hylas, que vous êtes peu instruit des mysteres de l'amour. Ces effets que produit une extrême passion & que vous nommez importunités, peuvent bien paroître tels à qui, comme vous, n'aime point ; mais pour ceux qui sont veritablement
Convenez donc, Hylas, que jusqu'ici
A ces mots, il n'y eut que Lycidas qui put s'empêcher de rire ; ces discours ne faisant qu'augmenter une jalousie dont Phylis ne croyoit pas qu'il pût être atteint, après les preuves qu'elle lui avoit données de son amitié. Ignorante qu'elle étoit, elle ne sçavoit pas qu'en amour la jalousie est un rejetton qui attire à soi la séve destinée aux véritables rameaux, & qui à proportion de sa grandeur, montre & la bonté du terroir, & la force de la plante. Pâris qui admiroit l'esprit de Silvandre, ignoroit quel jugement il devoit porter de lui ; il lui sembloit que s'il eût été nourri dans les villes, rien ne l'eut égalé, puisqu'il ne connoissoit rien de plus aimable, bien qu'il vécût parmi ces bergers. Les charmes de sa conversation l'engagerent à lier amitié avec lui, & pour le faire disputer encore, il s'adressa à Hylas,
Pendant qu'elles parloient ainsi, Diane & Pâris pressoient Hylas de leur raconter ses avantures, pour obeir à sa maitresse ; enfin après bien des difficultés, il commença de la sorte.
HISTOIRE D'HYLAS.
Vous exigez donc, belle Diane, & vous gentil Pâris, que je vous raconte ce qui m'est arrivé, depuis que j'ai commencé d'aimer. Si j'ai hésité quelque temps ne croyez pas que je manque de matiere ; je crains seulement de manquer de loisir. Mais puisqu'il faut que j'obeisse, souvenez vous, je vous conjure en m'écoutant, qu'ici bas tout est soumis à quelque puissance invincible. J'avoue que celle qui dispose de moi m'incline fortement à l'amour. J'avoue encore, que si tous tant que nous sommes nous avons reçu quelqu'inclination de la nature, la mienne est l'inconstance, inclination, au reste, dont on ne peut me blâmer, puisqu'elle n'est pas volontaire. Ne perdez pas de vue ces principes, pendant que vous m'écouterez. Entre les principales contrées
Bien qu'à l'âge où j'étois, je connusse peu l'amour, je ne laissois pas de me plaire avec la bergere, & de faire ce que j'entendois dire que faisoient les amans. Mes assiduités firent croire que j'étois instruit au delà
Le lendemain dès que l'aurore parut, j'allai trouver Hermante pour lui raconter ce qui m'étoit arrivé le soir. Je le trouvai encore au lit ; & me voyant agité : «Eh bien, me dit-il, quoi de nouveau, avez-vous vaincu, avant que de combatre ? Cher ami, lui répondis-je, je suis dédaigné, rebuté ; à chaque mot on me renvoye à Carlis.» Quand je lui eus repeté toute notre conversation, il se prit à rire, car il s'étoit attendu à ce que je lui
HYLAS A CARLIS.
Je ne vous écris plus, Carlis, pour vous assurer de ma tendresse, vous n'en avez été que trop persuadée. Je vous écris pour vous apprendre que je ne vous aime plus. Cette declaration aura de quoi vous surprendre, vous qui m'avez toujours aimé plus que je ne pouvois le desirer. Ce qui me fait renoncer à vous, c'est ou votre mauvaise étoile, ou ma bonne fortune qui ne veut pas qu'un objet aussi peu digne de moi me retienne plus long-temps dans ses fers. Pour vous ôter tout sujet de plainte, je vous dis adieu, & vous permets de prendre un autre engagement ; car vous ne devez plus compter sur moi.
Le hazard voulut que, quand on lui rendit ma lettre, elle fût en compagnie, & que Stilliane même s'y trouvât. Mon procedé fut generalement désaprouvé, mais de Stilliane encore plus que des autres bergeres. C'est ce qui détermina Carlis à les prier de me faire elles-mêmes la réponse. «Pour moi, dit Stilliane, je serai volontiers le secretaire,» & prenant du papier & de l'encre, elles me récrivirent toutes en ces termes, au nom de Carlis.
CARLIS A HYLAS.
Hylas, la bonne opinion que vous avez de vous vous a persuadé que je vous aimois, mais votre humeur inconstante & volage m'a toujours empêché de vous aimer. Mon malheur & votre bonne fortune n'existent que dans votre idée, & tout ce qu'il y a eu de certain à cet égard, c'est que vous avez été dans l'erreur, quand vous avez cru que je vous aimois. Je vous le jure, Hylas, par tout le merite que vous croyez avoir, & que vous n'avez pas. Je ne serai donc plus exposée à vos importunités ; quel bonheur est égal au mien ? puissiez vous persister dans une resolution qui m'est si agréable ? Cependant vivez heureux ; si vous l'êtes autant que moi, Hylas, je ne vois pas ce que vous aurez à desirer.
J'avouerai sincerement que je fus touché à la lecture de cette réponse, & que je sentis tout le tort que j'avois. Mais l'amour que Stilliane m'avoit inspiré, ne me permit pas de conserver long-temps ces sentimens. Si elle est moins belle que Stilliane, me disois-je à moi-même, est-ce moi qui en suis coupable ? qu'elle s'en prenne à ceux qui l'ont fait naître avec moins de perfections. Que puis-je faire, sinon de la plaindre, & dois-je refuser mes homages à qui les merite ?
C'est ainsi que je m'éforçois d'oublier Carlis, & pensant que Stilliane étoit déja toute à moi, je priai Hermante de lui porter une lettre de ma part, & de lui montrer celle que j'avois écrite à Carlis. Lui qui étoit incapable de me trahir en ce qui ne touchoit point Carlis, consentit à ce que je voulois ; & saisissant une occasion favorable, il lui presenta mes lettres. «Belle Stilliane, lui dit-il, en les presentant, si le soleil éblouit qui l'ose regarder, si le fer donne la mort à qui le reçoit dans le cœur, ne soyez point surprise, si le malheureux Hylas osant vous regarder a été ébloui, & si recevant le trait fatal de vos yeux, il en ressent la blessure mortelle. Vous travaillez envain, répondit brusquement l'impatiente bergere, Hylas n'a point assés de merite, ni vous assés d'éloquence pour m'inspirer les sentimens qu'il voudroit que je prisse. Hermante, il me suffit de connoître le caractere d'Hylas par l'experience d'autrui ; & il devroit vous suffire que Carlis ait été si indignement trompée, sans prêter encore votre ministere à d'autres perfidies. Si vous aimez Hylas, j'aime beaucoup plus Stilliane, & si vous voulez le conseiller en ami, dites lui qu'il ne pense jamais à Stilliane, comme Stilliane ne veut jamais penser à lui. Au reste, je n'hesite point à prendre
STILLIANE A HYLAS.
Hylas, vous voulez que je vous aime à cause de Carlis, & rien ne m'oblige tant à vous haïr que le souvenir de Carlis. Vous dites que vous m'aimez ; si quelqu'autre plus veritable que vous me le disoit, je pourrois le croire, car je connois que je le merite. Mais moi qui cheris la verité, je vous atteste que je ne vous aime point. Vous trouverez peut être ces paroles trop dures ; mais souvenez-vous, Hylas, que je suis contrainte à vous parler ainsi, afin que vous ne vous persuadiez pas que j'ai du penchant pour vous. Si vous goutez cette réponse, remerciez-en Hermante ; si elle vous déplaît, ne vous en prenez qu'à vous.
Hermante n'avoit point vû cette réponse, & bien qu'il imaginât qu'elle ne devoit pas être fort gracieuse, il ne la croyoit pas si desobligeante. Il en fut
Une vieille femme alloit à Lyon rendre au temple de Vénus les vœux qu'elle avoit faits pour son fils, & conduisoit sa belle fille avec elle pour le même sujet ; elle n'avoit pas moins de beauté que Stilliane, mais plus que Carlis ; elle avoit à peine dix-huit ans, elle s'appelloit Aimée, & quoiqu'elle habitât dans notre île, elle ne me connoissoit point, parce que son mari jaloux, suivant la coutume des vieillards,
Or, gentil Pâris, ces amours durerent jusqu'à Vienne ; mais un soir que nous étions descendus pour reposer, une bergere vint demander au patron une place jusqu'à Lyon, parce que son mari qui avoit été blessé par quelques ennemis, lui mandoit de l'aller trouver. Le patron la reçut, & le lendemain elle entra avec nous dans le batteau. Elle avoit de la beauté sans doute, mais sa modestie l'emportoit sur sa beauté ; elle étoit au reste si affligée, qu'elle excita notre compassion. Je fus moi plus touché que tous les autres, car je suis naturellement tendre & compatissant, & je n'oubliai rien pour lui donner quelque consolation. Mes attentions pour elle ne plurent ni à Floriante ni à Aimée, quoiqu'elles dissimulassent leur chagrin. Car,
«La part que vous daignez prendre à mes déplaisirs, gracieux étranger, m'engage à plus que vous ne me demandez, & je me croirois coupable, si je vous refusois une satisfaction si legere ; mais daignez aussi considerer l'état où je suis, & ne trouvez pas mauvais que j'abrege le plus qu'il me sera possible. Sçachez donc, berger, que j'ai pris naissance sur les rives de la Loire, & que jusqu'à l'âge de quinze ans j'y ai été élevée avec tous les soins imaginables. On me donna le nom de Cloris, & mon pere s'appelloit Leonice. Il étoit frere de Gerestan. C'est entre ses mains que l'on me remit après la mort de ceux qui m'avoient donné le jour. Je commençai dès lors à sentir les coups de la fortune, car Gerestan, uniquement occupé de ses enfans, me négligea
A ces mots Cloris versa un torrent de larmes, & cessa de parler ; l'affliction de la bergere me toucha si vivement, je me sentis si ému de compassion pour elle, que ni Carlis, ni Stilliane, ni Floriante, ni même Aimée ne m'engagerent jamais plus fortement que la desolée Cloris. Ce n'est pas que je n'aimasse les autres ; mais mon cœur pouvoit suffire encore à cette passion. Me voilà donc dans les fers de Cloris. Cependant je compris que je devois attendre à faire parler mon amour, que Rosidor fût mort ou guéri ; car elle en étoit
Mais, belle bergere, dit-il en s'adressant à Diane, je n'ai pas encore raconté la moitié de mes avantures, & déja le soleil est couché. Ne seroit-il pas mieux
Cependant Lycidas, que sa jalousie tourmentoit, s'expliquoit avec Phylis. Il étoit tellement hors de lui-même, que sans remarquer qu'on l'écoutoit, après avoir poussé quelques soupirs, il lui dit : «Bergere,
A ces mots, Phylis tournant la tête, & montrant par ses gestes quelle étoit son indignation, «Eh bien, lui dit-elle, berger, puisque toutes les preuves que je vous ai données de mon affection, n'ont rien avancé auprès de vous, soyez persuadé que ce que j'en regréte le plus, c'est les soins & le temps que j'y ai employés.» Lycidas connut bien qu'il avoit offensé sa bergere ; mais telle étoit sa jalousie, qu'il ne put s'empêcher de lui répondre : «Ce couroux que vous faites éclater, ne doit-il pas me convaincre de
Lycidas & Phylis croyoient parler sans témoins, mais Silvandre qui les écoutoit ne
L'extrême déplaisir de Lycidas le faisoit parler avec tant de feu, que Phylis ne pouvoit saisir le moment de lui répondre. Insensé qui ne consideroit pas que ses plaintes mêmes ne faisoient qu'augmenter son mal, & que si quelque chose pouvoit le soulager, c'étoit la réponse, qu'il ne vouloit pas entendre ! Il jugeoit au contraire que le silence de la bergere venoit des reproches de sa conscience, en sorte que tous ses mouvemens & tous ses gestes le confirmoient dans ses soupçons. Phylis offensée, interdite, ne sçavoit si elle devoit se plaindre delui, ou le tirer de son erreur. Mais le berger s'étant apperçu qu'elle rougissoit, ou du moins le croyant ainsi, il ne lui donna pas le temps de songer au parti qu'elle prendroit. Et dans le moment, après avoir reclamé les dieux vengeurs de l'infidelité, il s'enfonça dans le bois, sans vouloir écouter Phylis, ni l'attendre. Elle le suivit inutilement pour le desabuser ; il couroit avec tant de vitesse qu'elle le perdit bien tôt.
Cependant Laonice ravie d'un si beau prélude, se retira avec la bergere sa compagne ; & d'un autre côté Silvandre resolut, puisque Lycidas prenoit si aisément de la jalousie, de la lui vendre à l'avenir plus cherement, en feignant d'être amoureux de Phylis, lorsqu'il le verroit auprès d'elle.
LIVRE NEUVIÈME.
Leonide, cependant arriva chés Adamas, & lui fit entendre que Galatée avoit un besoin extrême de son secours, pour un sujet qu'elle lui diroit en chemin. Adamas, pour ne point désobeir à la nymphe, resolut de partir aussi-tôt que la lune se montreroit. Lorsqu'ils furent au bas de la colline, & qu'ils n'avoient plus à traverser qu'une plaine, qui les conduisoit au palais d'Isoure, Leonide, à la sollicitation d'Adamas, commença en ces termes :
HISTOIRE
DE GALATÉE ET DE LINDAMOR.
«Mon pere, car elle l'appelloit ainsi, ce que j'ai à vous dire pourra vous étonner ; mais souvenez-vous que c'est l'amour dont autrefois vous avez éprouvé la puissance, qui a produit ce que vous allez entendre. Je n'oserois vous en rien dire, si Galatée ne me l'avoit commandé. Mais vous ayant choisi pour guerir son mal, elle veut bien que vous en sçachiez la naissance & les progrès ; seulement elle vous conjure de lui garder un secret inviolable.» Le druyde qui étoit penetré de respect pour l'heritiere de sa souveraine, répondit, qu'il avoit assés de prudence pour taire ce qu'il sçauroit interesser Galatée, & qu'en cela sa promesse étoit superflue. Sur cette assurance, continua Leonide, je vais poursuivre mon recit. Il y a déja long-temps que Polemas devint si éperdument amoureux de Galatée, qu'elle ne put ignorer sa passion ; loin de le rebuter, elle lui témoigna plus d'une fois qu'elle agréoit ses services. Polemas, comme vous le sçavez, ne le cede en rien pour la naissance à Galatée elle-même.
Galatée de son côté ne croyoit pas en venir si avant ; mais les occasions qui se tiennent, pour ainsi dire, les unes aux autres, l'emporterent si loin, que Polemas meritoit bien d'être excusé, si la jalousie détruisoit l'assurance que ses services lui donnoient. Lindamor avoit des graces, & rien ne lui manquoit de ce qui peut rendre une personne de son rang accomplie : extremément galant à la cour, & à l'armée le plus brave des guerriers. Il n'avoit point encore ressenti les traits de l'amour : non qu'il eût de l'éloignement pour un commerce tendre, où qu'il manquât de courage pour tenter un engagegement ; mais les penibles exercices qui jusqu'alors avoient fait toute son occupation, avoient fermé à l'amour l'entrée de son cœur. Dès qu'il put faire ses premieres armes, poussé par cet instinct genereux qui porte les nobles courages aux plus
Polemas s'apperçut bien-tôt de la passion de Lindamor pour Galatée, il y avoit un trop grand interêt pour n'être pas des premiers à la remarquer ; mais bien qu'ils fussent amis, il ne lui en témoigna rien, il vouloit par là s'en assurer mieux, afin de perdre, comme il l'essaya depuis, Lindamor dans l'esprit de la nymphe. En ce même temps Clidaman commença de se plaire aux tournois, ou il reussissoit au dessus de son âge ; mais Lindamor effaçoit toujours les autres chevaliers par son air & par son adresse. Polemas en conçut tant de jalousie qu'il ne put la dissimuler, & pensant que s'il joûtoit contre lui, il sortiroit glorieux du combat, parce qu'il avoit plus d'experience, il entra dans tous les desseins de son rival ; mais Lindamor, qui ne penetroit point l'artifice, y alloit sans contrainte, & cela même donnoit plus de grace à toutes ses actions ; en sorte que Polemas qui avoit un dessein caché, lui servoit de lustre. Et le dernier jour des bachanales, que le jeune Clidaman fit un tournoi, pour soutenir la beauté de Sylvie, Lindamor & Guyemans firent tout ce que des hommes pouvoient faire, mais Lindamor l'emporta tellement sur tous les
«Jugez, Leonide, si de pareils discours m'ont offensée ; mais pour cacher le trouble où j'étois à ces argus, qui n'ont des yeux que pour épier nos actions, j'ai pris sur moi, & je lui ai répondu avec plus de moderation que je n'eusse fait ailleurs. Polemas, lui ai-je dit, il faudroit que j'eusse oublié ce que je suis, & ce que vous êtes, pour douter de votre attachement à ma personne ; mais je ne puis assés m'étonner que vous osiez aspirer jusqu'à moi. J'aime & j'estime votre mérite ; ne vous figurez rien au delà. Pour ce qui est de Lindamor, desabusez-vous sur son compte ; & si j'en
«Et comment, Leonide, dit Adamas, la nymphe ne l'aime donc point ? Elle l'aimoit, mon pere, il n'en pouvoit douter après les preuves qu'elle lui avoit données de son affection ; & quoiqu'elle dissimulât avec moi, je sçai qu'elle l'avoit attiré par des artifices, & des esperances qui eussent trompé de plus habiles que lui ; mais il est digne du châtiment qu'il éprouve ; son infidelité envers une nymphe qu'il a cruellement deçue a crié vengeance, & l'amour éxauce aujourd'hui cette amante infortunée. Polemas est le plus perfide & le
Adamas voyant Leonide si émue, lui demanda qui étoit la nymphe que Polemas avoit trompée ; «Il faut, lui dit-il, qu'elle soit bien de vos amies, puisque vous ressentez si vivement son offense.» Elle comprit alors que cedant à sa passion elle s'étoit trop avancée, & qu'elle découvroit sans y penser ce qu'elle avoit si long-temps dissimulé ; mais son esprit la tira de l'embarras où elle s'étoit jettée, & le druyde ne soupçonna rien. «Ignorez-vous, ma fille, lui dit Adamas, que les hommes n'ont d'autre but que de triompher de votre foiblesse, & que s'ils vous marquent de l'empressement, ce n'est que pour y mieux réussir ? Tout amour est un desir, or le desir une fois assouvi n'est plus desir, il n'y a donc plus d'amour où le desir est éteint. Voilà pourquoi celles qui veulent être long-temps aimées, nourrissent par des refus adroits les desirs de leurs amans. Mais, ajouta Leonide, celle dont je parle n'a jamais traité Polemas qu'avec toute la froideur imaginable. La froideur éteint aussi le desir, repliqua Adamas ; car le desir s'entretient par l'esperance & par les faveurs. Mais revenons à Galatée, que vous répondit-elle ?
Lindamor qui avoit été frapé de l'air qu'avoit montré Polemas, lorsqu'il lui avoit ôté Galatée, soupçonna qu'il l'aimoit ; cependant comme ses actions passées ne lui
Je suis bien éloigné, ajouta Polemas, d'aspirer aux bonnes graces de la nymphe ; je ne l'ai jamais regardée qu'avec
Mais son départ ne fut pas si précipité, qu'il ne trouvât l'occasion de s'expliquer avec Galatée. Un jour qu'elle accompagnoit au temple la reine sa mere, il se trouva si près d'elle, & tellement au milieu de nous, qu'il étoit difficile qu'Amasis l'apperçût. Aussi-tôt que Galatée le vit, elle voulut se retirer ; mais la retenant par sa robe, il lui dit : «Quelle offense est la mienne ? ou quel changement est le vôtre ? Ni offense, ni changement, répondit Galatée, en s'en allant, je suis toujours Galatée, & vous toujours Lindamor, trop vil sujet pour pouvoir m'offenser.» Ses actions montrerent s'il fut touché de ces paroles foudroyantes. Quoique son départ pressât, il ne put donner aucun ordre à ses affaires ; il rechercha en
LINDAMOR A GALATÉE.
Ce n'est pas pour me plaindre, Madame, que j'ose prendre la plume, mais seulement pour deplorer mon malheur. Ne suis-je plus ce Lindamor qui vous a toujours servie avec tant de respect & de soumission, & n'êtes-vous pas toujours cette même Galatée à qui j'ai offert mes premiers hommages. Depuis que vous daignâtes les agréer, je ne suis point devenu plus vil, ni vous plus grande. Pourquoi donc ne me jugez-vous plus digne des mêmes bontés ? J'ai repassé dans mon esprit toutes mes actions, je me suis examiné à la rigueur, & quand il vous plaira, je les dévoilerai toutes à vos veux. Je ne me suis trouvé coupable de rien, & si vous pensez autrement que moi, après m'avoir entendu, j'aurai du moins la satisfaction de ne pas ignorer la cause de ma disgrace.
Cette lettre fut portée à la nymphe par Fleurial, & si à propos qu'elle n'osa la refuser, parce que nous étions toutes auprès d'elle. Pour dire le vrai, il étoit impossible de mieux jouer son personnage. Fleurial accompagna sa requête d'expressions
L'amour est superieur à cette vertu dont vous parlez, madame, il ne reçoit ses loix que de lui-même. Mais puisque vous me commandez de parler librement : N'êtes-vous pas plus coupable que lui ? s'il a osé dire qu'il vous aimoit, à qui devez-vous vous en prendre qu'à vous même, qui le lui avez permis ? Quand cela seroit, répondit-elle, devoit-il être indiscret ? Plaignez-vous donc lui-dis-je, de son indiscretion, & non pas de son amour. Il est au contraire bien fondé à se plaindre du vôtre, puisqu'au premier rapport que l'on vous à fait, vous l'avez banni de votre cœur, sans pouvoir l'accuser d'avoir manqué à son affection. En verité, il y a de l'injustice à le traiter de la sorte, du moins avant que de le punir falloit-ille convaincre,
Après s'être tue quelque temps, elle me dit : «Il sera temps de reparer cette injustice, quand il reviendra ; non que je sois déterminée à l'aimer, ou à lui permetre de me servir ; mais seulement à lui expliquer mes sujets de mécontentement. En cela je vous satisferai ; & s'il n'est aussi insolent que temeraire, je l'obligerai à finir ses importunités. Peut-être, madame, lui dis-je, il ne sera plus temps à son retour ; si vous sçaviez tout ce que peut un amour violent, vous sentiriez quelles sont les consequences des délais en ces matieres. Daignez au moins jetter les yeux sur cette lettre. Cela est bien inutile, repliqua-t-elle ; car il doit être parti maintenant.» A ces mots, elle m'arracha la lettre, & elle vit qu'elle étoit conçue en ces termes.
LINDAMOR A GALATÉE.
Autrefois l'amour me faisoit vous écrire, à present c'est mon desespoir qui conduit ma main. Ce papier blanc que vous m'avez envoyé prouve tout à la fois mon innocence, & vos mépris. Car ne m'auriez vous point accuse si j'étois coupable ? & si vous aviez quelqu'estime pour moi, d'où pouvoit proceder ce silence injurieux ? s'il vous reste quelque souvenir de mes services & de ma fidelité, je vous demande
Ce fut un effet d'amour que le changement de Galatée, car je la vis attendrie. Mais ce qui me prouva bien son humeur altiere, c'est que pour me derober la connoissance de ce qui se passoit dans son cœur, ne pouvant commander à son visage qui étoit devenu pâle, elle ne profera pas une seule parole, d'où je pusse conclure qu'elle avoit changé. Le soleil commençant à baisser, elle me prit avec elle pour aller au jardin, sans me rien dire de la lettre. Je lui demandai si elle ne vouloit pas y répondre, & m'ayant dit que non : «Vous me permettrez bien, lui dis-je, de le faire pour vous. Que voudriez-vous lui écrire, me répondit-elle ? ce que vous me commanderez, lui dis-je. Ce que vous voudrez vous-même, ajouta-t-elle, pourvû que vous ne parliez pas de moi : Vous verrez, madame, lui répondis-je, ce que j'écrirai. Je ne veux point le voir, je m'en rapporte bien à vous.» Aussi-tôt je pris mes tabletes, & pendant qu'elle se promenoit, je fis la réponse que je jugeai la plus convenable. Galatée qui ne vouloit point la voir, n'eut pas la patience de me laisser finir sans la lire, pendant que j'écrivois.
LEONIDE A LINDAMOR
POUR GALATÉE.
Jugez par votre disgrace de votre bonheur. Si l'on ne vous eût point aimé, on n'auroit pas été si sensible. Vous ne pouvez sçavoir quelle est votre offence, que vous ne soyez present ; mais esperez en votre affection & en votre retour.
La nymphe ne vouloit pas que mon billet fut conçu en ces termes ; cependant je l'emportai, & donnant les tablettes à Fleurial, je lui commandai de les remettre entre les mains de Lindamor. Ensuite je tirai Fleurial à part, & j'ajoutai ces mots à l'insçu de Galatée.
LE ONIDE A LINDAMOR.
J'Apprens dans le moment votre départ. La compassion m'oblige à vous instruire du sujet de votre disgrace. Polemas a publié que vous aimez Galatée & que vous le disiez hautement. Un grand courage comme le sien n'a pû souffrir une grande offence sans ressentiment. Conduisez-vous dans cette occasion avec la prudence qui vous a toujours accompagné, afin que pour vous aimer, & avoir pitié de votre mal, je n'aye pas en échange de qui me plaindre de vous.
Je ne fus pas long-temps sans me repentir d'avoir ajouté ces mots. Un mois après que Fleurial fut parti, nous vîmes arriver avec un herault un chevalier armé de toutes pieces, la visiere baissée. Et parce qu'à la porte de la ville le heraut avoit demandé d'être conduit devant Amasis, une foule nombreuse attirée par la curiosité les accompagnoit. On donne avis à la reine de leur arrivée, ils sont conduits à son audience, où Clidaman avoit été appellé. Après que le chevalier eut salué avec respect la reine & le prince, le heraut parla de la sorte : «Madame, ce chevalier qui paroît devant vous, l'un des plus illustres de la contrée, sçachant qu'en votre cour tout homme d'honneur peut demander la reparation des injures qu'il a reçues, vient sur cette assurance se jetter à vos piés, & vous supplier de lui permettre en votre presence, & de ces belles nymphes, de tirer raison de celui qui l'a insulté, par les voyes usitées entre les personnes de son rang.» Amasis, après avoir quelque temps réfléchi, répondit qu'à la vérité cet usage étoit ancien dans sa cour, mais que du sexe dont elle étoit, elle ne permettroit jamais que l'on en vînt aux armes ; que toutefois elle s'en remettoit à la prudence de son fils. A l'instant Clidaman
Pour ce qui est de Polemas, il se préparoit au combat, sans connoître son ennemi. Galatée qui avoit presqu'oublié les sujets de plainte de Lindamor contre Polemas, & qui ne croyoit pas qu'il sçût que son mal vint de là, ne pensa pas seulement que ce pût être Lindamor. C'étoit lui pourtant. Il avoit reçu ma lettre, & venoit inconnu pour se venger. Je n'entens point assés la guerre, pour vous faire le détail du combat. Après s'être battus long-temps à armes égales, leurs chevaux leur manquerent, & bien qu'ils fussent
Ainsi s'en retourna Lindamor, après avoir baisé les mains de Galatée, qui ne le reconnut point, quoi qu'il lui parlât, parce qu'elle étoit trop saisie de frayeur. Il est vrai qu'en passant près de moi, il me dit tout bas : «Belle Leonide, je vous ai trop d'obligation pour me cacher à vous. Vous avez vû ce qu'a produit votre lettre.» Sans s'arrêter davantage, il monta à cheval, & quoiqu'il eût des blessures considerables, il prit le galop jusqu'à ce qu'on l'eût perdu de vue. Cet effort le réduisit dans un état déplorable, & lors qu'il fut arrivé chés une tante de Fleurial, où il avoit resolu de se retirer, en cas qu'il fut blessé, il se trouva si foible qu'il fut près de trois semaines sans se rétablir. Cependant Galatée étoit fort irritée contre le chevalier inconnu, de ce qu'il n'avoit pas voulu la seconde fois abandonner le combat. Elle se trouva plus offensée de ce refus, qu'obligée de ce
La valeur du chevalier inconnu lui avoit gagné l'affection de plusieurs ; Galatée seule en avoit conçu mauvaise opinion, cette beauté fiere oublioit la politesse pour ne se souvenir que de l'offense. Et parce que j'étois la confidente de ses pensées les plus secrettes, aussi-tôt qu'elle me vit en particulier : «Ne connoissez-vous point, me dit-elle, ce discourtois chevalier qui doit à la fortune bien plus qu'à sa bravoure, l'avantage de ce combat ? Je le connois, madame, lui répondis-je, je le connois pour avoir autant de politesse que de courage. Il ne l'a pas montré dans cette action, me dit-elle : autrement il eût abandonné le combat quand je l'en ai prié. Madame, repliquai-je, vous le blâmez de ce dont vous devriez l'estimer, puisque pour vous rendre l'honneur qui vous est dû, il a exposé sa vie, & que j'ai vu couler son sang. Si Polemas avoit tort, repartit-elle, il l'a bien eu davantage ensuite, lorsqu'il a rebuté mes prieres. Et ne devoit-il pas, lui dis-je, châtier un temeraire
Pardonnez-moi, madame ; mais je ne puis m'empêcher de vous accuser d'ingratitude. Si Lindamor expose ses jours pour éclaircir la calomnie de Polemas, vous le taxez d'inconsideration ; s'il force le calomniateur d'avouer son crime, vous le taxez d'impolitesse. Comment pouvoit-il autrement faire éclater la vérité ? Et s'il avoit abandonné le combat, quand vous le souhaitâtes, Polemas eût-il avoué ce que tout le monde a pû entendre ? Malheureux Lindamor, que je plains ta destinée ! Et que feras-tu desormais, puisque tes services les plus signalés sont réputés des offenses ? Madame,
Cependant Lindamor inquiet de sçavoir ce que l'on disoit de lui à la cour, & ce qu'en pensoit Galatée, m'envoya Fleurial à ce sujet. Celui-ci me rendit la lettre si à propos, que Galatée ne s'en apperçut point. Elle etoit conçue en ces termes.
LINDAMOR A LEONIDE.
Madame, qui pourra douter de mon innocence, sera bien prévenu contre moi ; la justice de ma cause a éclaté ; serois-je assés malheureux pour que la princesse fermât les yeux à la lumiere : faites-moi le plaisir de l'assurer, que si le sang de mon ennemi ne peut effacer la fletrissure qu'il a voulu m'imprimer, j'ajouterai le mien avec plus de joye, que je ne conserverai ma vie, qui lui appartient, quelqu'affreuse que sa rigueur me la puisse rendre.
Je m'informai de Fleurial comment il se portoit, & si personne ne l'avoit reconnu. Il me répondit, que le sang qu'il avoit perdu retardoit sa guerison, mais qu'il étoit hors de danger. Que pour être reconnu, la chose n'étoit pas possibe, parce que le heraut qu'il avoit amené étoit
La nymphe qui attendoit toujours que je lui parlasse de Lindamor, remarquant que j'en fuyois les occasions, & qu'à mon enjoument ordinaire avoit succedé une tristesse profonde, conçut à peu près l'opinion que je voulois lui donner. Mon dessein étoit de lui faire croire que Lindamor au sortir du combat étoit mort de ses blessures, afin que la pitié fît sur elle ce que n'avoient pû ni les services, ni l'affection. Ma feinte me réussit : Galatée me voyant ainsi taciturne se figura qu'il étoit en grand danger, ou que peut-être il n'étoit plus ; & ne pouvant plus soutenir une si cruelle incertitude, elle me fit venir dans son cabinet.
Là, feignant de me parler d'autre chose, elle me dit : «Ne sçavez-vous point comment se porte la tante de Fleurial ?» Je lui
LEONIDE A LINDAMOR.
La justice de votre cause éclate aux yeux même de ceux qui étoient prevenus contre vous. La personne que vous desiriez qui la vît par moi, commence à la reconnoître ; mais comme les blessures du corps, bien qu'elles ne soient plus dangereuses, ne sont pas pour cela absolument gueries, & qu'il faut encore du temps, laissez de même au temps refermer les blessures de son ame ; vous en avez ôté le danger par votre prudence & votre valeur. Esperez tout ce que vous desirez ; vous le pouvez avec fondement.
Je lui écrivis de la sorte, afin que la douleur ne l'empêchât point de guerir. Il me fit cette réponse.
LINDAMOR A LEONIDE.
Ainsi, belle nymphe, puissiez-vous avoir toute sorte de satisfaction, comme toute la mienne vient & dépend de vous seule. J'espere, puisque vous me le commandez. Cependant l'amour qui est toujours accompagné de la défiance, m'inspire de mortelles allarmes. Mais que les dieux fassent de moi ce qu'il leur plaira, ils ne peuvent du moins me refuser le tombeau.
Mais pour ne point vous fatiguer pas tant de lettres, je lui répondis, qu'aussitôt qu'il le pourroit, il trouvât le moyen de me parler, & qu'il connoîtroit combien j'étois veritable. Je lui fis entendre aussi les discours que Galatée & moi nous avions tenus, & le déplaisir qu'elle avoit ressenti de sa mort.
Admirez ce que peut un amour exttrême : le sang que Lindamor avoit perdu l'avoit mis en peril de la vie, mais à peine a-t-il reçu ma derniere lettre, que contre l'esperance des chirurgiens il se leve, il s'habille ; il essaye de monter à cheval deux jours après, & se hazarde enfin à me venir trouver. Pour n'être point reconnu, il s'habilla en jardinier, & se disant cousin de Fleurial, il resolut de venir dans les jardins, & de s'y conduire suivant les occasions. Il avoit fait entendre à la tante de Fleurial qu'avant le combat il avoit fait un vœu qu'il lui falloit rendre, & que craignant les amis de Polemas, il vouloit partir en cet équipage. En vain la vieille lui conseilla-t-elle de remettre ce voyage à un autre temps, il lui répondit, que s'il ne le faisoit avant que de sortir de la contrée, il croiroit que tous les malheurs ensemble viendroient l'accabler. Il se met donc en chemin sur le soir, & il arrive si heureusement, que sans être vu,
La nymphe, ce jour-là même étoit descendue dans les jardins pour s'y promener avec plusieurs de mes compagnes. Aussitôt qu'elle apperçut Fleurial, elle tressaillit, & me fit un signe que je n'eus pas de peine à comprendre. J'essayai donc de lui parler, mais il ne me fut pas possible de le faire, parce que le nouveau jardinier que nulle de nous ne put reconnoître, étoit toujours près de lui. Pour moi, si je ne le connus pas, c'est que je n'eusse jamais pensé qu'il dût me cacher un pareil dessein, mais il m'a dit depuis qu'il en avoit usé de la sorte, parce qu'il sçavoit que je
Cependant je m'approchai de Fleurial, je lui demandai des nouvelles de Lindamor, il me répondit, suivant l'ordre qu'il en avoit reçu, que Lindamor étoit assés mal. «Et d'où vient son mal, lui dis-je,
A ces mots j'entrai dans une grande colere, & je lui representai que c'étoit à la nymphe qu'il devoit obéir, & non pas à Lindamor. Lui, sans s'émouvoir, me dit : «Ce n'est pas à Lindamor que j'obéis, c'est au serment que j'en ai fait aux dieux ; si la chose ne se peut ainsi, je m'en retourne d'où je viens.» Je rendis sa réponse à Galatée ; & trois jours s'écoulerent sans qu'elle voulût faire ce que Fleurial demandoit. Pour moi, je n'aurois pas manqué de l'aider, si j'avois sçu le dessein de Lindamor. Pressée enfin par la violence de son amour, Galatée me dit,
Pour abréger, la reconciliation se fit, mais à condition que Lindamor partiroit à l'heure même pour se rendre au lieu où la reine & Clidaman l'avoient envoyé. Il fallut obéïr, & sans autre faveur que celle
Alors Clidaman étoit parti pour aller avec Guvemans chercher les hazards de la guerre, & s'étoit rendu secrétement au camp de Merovée ; mais ses actions l'ayant découvert, Amasis assembla toutes les troupes qu'elle put pour les lui envoyer, & comme vous sçavez en donna le commandement à Lindamor, retenant Polemas pour gouverner sous elle ses provinces, pendant l'absence de Clidaman. Elle en usa de la sorte autant pour les separer, que pour les satisfaire tous deux ; car depuis
Le nouveau druyde vint près des beaux jardins de Montbrison, & bâtit une cabane sur les bords du ruisseau qui arrose la forêt de Savigneu. Il y demeura quelque temps, & se fit bien-tôt la réputation d'un devin merveilleux. Le bruit en vint jusqu'à nous ; Galatée alla le trouver pour apprendre quelle seroit sa fortune. Il contrefit si bien son personnage, il sçut
Le druyde avoit attentivement écouté le recit de sa niéce, & suivant les differentes choses qui lui étoient échapées, il porta des jugemens qui approchoient assés de la verité ; car il connut bien que Leonide n'étoit exemte ni de faute, ni d'amour. Mais il étoit trop habile pour ne pas dissimuler ; il dit donc à la nymphe, qu'il seroit ravi de pouvoir servir Galatée, sur tout en la personne du berger, dont il avoit toujours aimé la famille ; qu'il étoit issu d'anciens chevaliers, que ses ancêtres avoient choisi la vie pastorale comme plus heureuse que celle des cours, & qu'il falloit prendre grand soin de lui ; mais que Galatée en usoit d'une maniere qui lui étoit peu honorable, & que quand il seroit arrivé au palais, il lui feroit sur cela ses remontrances. La
LIVRE DIXIÈME.
Le druyde & la nymphe abregérent ainsi leur chemin, & se trouvérent, presque sans y penser, près du palais d'Isoure. Adamas instruisit Leonide de tout ce qu'elle avoit à dire de lui à Galatée : «Mais sur tout, disoit-il, ne lui faites pas entendre que j'aye blâmé sa conduite ; c'est par la douceur, & non par la force qu'il faut la ramener. Cependant, souvenez-vous que ces sortes d'attachemens sont honteux pour ceux qui les ont, & pour ceux qui les favorisent.» Il alloit continuer, mais à l'entrée du palais ils rencontrerent Sylvie qui les conduisit où étoit Galatée. Elle se promenoit
La nymphe se figurant ses desirs satisfaits, est transportée de joye. Mais pendant qu'elles discouroient de la sorte, Sylvie qui avoit beaucoup de familiarité avec Adamas, l'entretenoit du même sujet : & le druyde voulant s'assurer si Leonide lui avoit dit la verité, la pria de lui raconter ce qu'elle en sçavoit. Sylvie qui vouloit serieusement rompre cette intrigue,
HISTOIRE DE LEONIDE.
Pour satisfaire à ce que vous me demandez, Adamas, je suis contrainte de toucher des particularités étrangeres à Galatée, car si je ne me trompe, il est nécessaire que vous en soyez instruit. Je ne sçai par quelle fatalité Leonide se trouve toujours mêlée aux desseins de Galatée ; mon intention n'est pas de la blâmer, moins encore de rien divulguer ; car en vous parlant je croi la chose aussi secrete que si vous l'aviez ignorée. Sçachez donc que le merite & la beauté de Leonide lui avoient concilié l'affection de Polemas, & que non contente d'être aimée, elle voulut aimer aussi ; mais elle sçut si bien déguiser ses sentimens, que Polemas fut long-temps sans être instruit de son bonheur. Vous avez aimé, n'en faites point mystere, & vous sçavez mieux que moi que l'amour se cache difficilement. Polemas donc connut qu'il étoit aimé ; cependant ils n'avoient point osé se declarer leur tendresse mutuelle. Après le sacrifice qu'Amasis fait offrir tous les ans, en memoire de son mariage avec Pimandre,
La divine beauté qu'adorent tous les cœurs,
Adoroit à son tour la majesté suprême ;
Oui je l'ai vue alors s'oublier elle même,
Et pourtant, sans dessein, lancer des traits vainqueurs.
Sois pere, disoit elle, & non juge irrité,
Puisque tu veux, ô dieu ? que pere l'on t'appelle.
Sois traitable, disois je, & non pas si cruelle'
Puisqu'enfin tu reçus le don de la beauté.
Nous prétions une oreille attentive, & peut-être que j'en eusse sçu davantage, si Leonide craignant que Polemas ne découvrît ce qu'elle vouloit me cacher, n'avoit à l'instant pris la parole. «Je gage, dit-elle, que je devinerai pour qui cette chanson a été faite.» Et feignant de lui nommer une nymphe tout bas, elle lui dit en effet d'être reservé devant moi. «Vous n'avés assurément pas deviné, répondit Polemas, je vous jure que ce n'est point celle que vous m'avez nommée.» Je m'apperçus alors qu'elle se défioit de moi ; c'est pourquoi je m'éloignai d'eux, sous pretexte de ceuillir des fleurs, & je ne laissai pas d'observer leurs actions. Polemas m'a tout avoué, depuis qu'il a cessé d'aimer Leonide ; car je n'ai rien pu sçavoir tant qu'a duré sa passion. Lorsqu'ils furent seuls, Leonide commençant la premiere : «Hé quoi, Polemas, dit-elle, vous vous jouez ainsi de vos amies ? Avouez la verité, pour qui sont ces vers ? Belle nymphe, dit-il, vous le sçavez aussi bien que moi. Il faudroit donc, dit-elle,
A ces mots elle se leva, & vint nous réjoindre. Telle fut la premiere ouverture qu'ils se firent de leurs sentimens. D'un autre côté Galatée qui avoit des desseins sur Polemas, & qui s'étoit apperçue de son empressement pour Leonide, voulut sçavoir ce qui s'étoit passé au jardin. Leonide qui a toujours eu la confiance de la nymphe, n'osa nier entierement la verité ; elle dissimula en partie, & satisfit en partie à la curiosité de Galatée. Mais elle en dit assés pour l'enflamer davantage, ensorte que depuis ce jour Galatée employa tant d'artifices pour engager Polemas, qu'il étoit difficile qu'il échapât. Elle commença par défendre à Leonide d'écouter davantage le chevalier, parce qu'il avoit
Ainsi parla Silvie, montrant qu'elle desapprouvoit la conduite des nymphes, & pour commencer à les guerir avant le berger, dont le mal étoit moins grand, Adamas lui demanda quel étoit son avis.
Là dessus Sylvie laissa reposer Adamas, & vint retrouver Galatée, qui avec Leonide étoit près de Celadon ; dès qu'elle l'avoient sçu éveillé elles n'avoient pû resister plus long-temps à l'impatience qu'elles avoient de le voir. Il fit bien des caresses à Leonide, quoique l'humeur de Sylvie lui plût davantage. Bien-tôt la conversation tomba sur Adamas, dont on loua la sagesse & la bonté. Sur cela, Celadon demanda s'il n'étoit pas fils du grand Pelion, dont il avoit entendu raconter tant de merveilles : «C'est lui-même, répondit Galatée, il est venu exprès pour vous. Oh, madame, dit le berger, qu'il seroit habile, s'il pouvoit me guerir ! mais je crains bien qu'il n'osera pas même l'entreprendre, quand il connoîtra mon mal.» Galatée pensant qu'il parloit de la maladie qui le tenoit au lit : «Est-il possible, dit-elle, que vous vous
Le druyde qui survint interrompit cet entretien. Il trouva Celadon bien disposé pour le corps, car le mal étoit sur son déclin ; mais quand il lui eut parlé, il jugea bien qu'il n'en étoit pas de même de son esprit : & n'ignorant pas qu'un prudent medecin doit toujours apporter le premier remede au mal qui presse davantage, il resolut de commencer par Galatée.
Dans ce dessein il voulut s'éclaircir de la volonté de Celadon ; & le soir, quand toutes les nymphes furent retirées, profitant d'un moment où Meril n'étoit point avec lui, il ferma les portes, & lui parla en ces termes : «Je crois, Celadon, que votre surprise n'a pas été médiocre, lors que vous, berger, & nourri dans les villages, vous vous êtes vû tout à coup caressé, servi par des nymphes, & par celle-là même qui commande en toute cette contrée ? Fortune que les plus grands ont inutilement desirée, & dont vous devez remercier les dieux, afin
Le druyde charmé des réponses du berger, & ravi que son cœur fut si éloigné de Galatée, reprit la parole : «Mon fils, lui dit-il, je loue les dieux, qui vous ont accordé tant de sagesse : soyez assuré que tant que vous n'abandonnerez point ces maximes, ils vous envoyeront toutes sortes de prosperités. Combien y en a-t-il qui se sont laissé seduire par des esperances encore plus frivoles ? Quel en a été le fruit ? un repentir violent suivi de peines incroyables. Demandez aux dieux qu'ils vous maintiennent
Cependant Leonide qui vouloit enfin détromper Galatée au sujet de Climante, se mit à genoux près de son lit, lorsque Sylvie, & le petit Meril se furent retirés ; & après quelques mots jettés au hazard, elle poursuivit en ces termes : «Qu'en mon voyage j'ai appris de nouvelles, & de nouvelles qui vous interessent ! Je ne voudrois pour rien au monde les ignorer. Que voulez-vous dire, répondit la nymphe ? C'est, ajouta Leonide, que l'on vous a tendu le piege le plus subtil & le plus horrible que l'amour ait jamais inventé : & quand je n'aurois fait autre chose que de le découvrir, vous devriez être contente de mon voyage.» Alors elle raconta tout ce qu'elle avoit entendu de la bouche même de Climante,
Dans ce dessein elle vint trouver le soir même Adamas, & lui parla en ces termes : «Puisque la santé de Celadon est rétablie, que voulez-vous qu'il fasse ici plus long-temps ? Je ne vous ai point caché les sentimens de Galatée ; j'ai essayé de la desabuser au sujet de l'imposteur Climante, mais elle est tellement éprise de Celadon, qu'elle regarde comme ses plus cruels ennemis tous ceux qui veulent l'en détacher. Je ne vois d'autre moyen d'y réussir, que de renvoyer le berger, ce qui ne se peut sans vous ; car la nymphe m'éclaire incessamment, & au moindre pas que je fais je lui deviens suspecte.» Adamas entendant Leonide, se figura qu'elle avoit parlé ainsi, dans la crainte qu'il n'eût remarqué sa bonne volonté pour Celadon. Jugeant neanmoins que pour couper racine à ces
A peine Celadon étoit éveillé que Galatée & Leonide entrerent dans sa chambre, sous pretexte d'apprendre de ses nouvelles ; en même temps Adamas connoissant à leur vigilance que tout retardement étoit dangereux, s'approcha du berger, & se tournant vers la nymphe, lui demanda la permission de s'informer de quelques particularités, qu'il n'oseroit toucher en sa presence. Galatée pensant qu'il seroit question de sa maladie, se retira, & donna lieu au druyde d'expliquer à Celadon ses desseins, lui promettant
Sylvie se trouvant seule avec Celadon, lui parla avec tant de bonté, que si quelqu'autre qu'Astrée eût pû le toucher, c'étoit elle sans doute. Admirez comme l'Amour se plaît à contrarier nos desseins : Leonide & Galatée employent tous les artifices imaginables pour lui inspirer de la tendresse, & ne peuvent y réussir : Sylvie qui n'y pense pas approche plus du but qu'elles. Cependant la nymphe qui aimoit la conversation du berger, & qui ne cherchoit qu'à le faire parler, lui dit : «Vous ne sçauriez croire, berger, quelle
Voilà un gentil berger, dit Sylvie, mais de grace, apprenez-moi qui est ce Silvandre. Comment pourrois-je vous l'apprendre, dit Celadon, puisque lui-même il l'ignore ? Seulement nous jugeons par ses bonnes qualités qu'il est de bon lieu ; & tout ce que nous sçavons c'est qu'il est venu des bords du lac Leman s'établir dans notre hameau avec des facultés médiocres ; mais par la connoissance qu'il a des troupeaux & des pâturages, il s'est fait une petite fortune : il peut même aujourd'hui se dire riche : car, ô belle nymphe, peu suffit pour nous rendre tels, nous ne cherchons qu'à vivre selon la nature, & nous mesurons nos richesses à notre contentement. Vous êtes,
HISTOIRE
DE CELION ET DE BELLINDE.
Si la vertu plaît par elle-même, & s'il est comme impossible de resister à ses attraits seuls ; lorsqu'elle est unie à la beauté, non seulement elle se concilie la bienveillance, mais elle emporte encore l'admiration. Vous en allez voir, belle Sylvie, une preuve nouvelle dans l'histoire de Bellinde que vous m'avez demandée.
Sçachez donc que non loin de ce palais, fut un honnête berger, nommé Philemon, qui après plusieurs années de mariage eut une fille qu'il appella Bellinde, & que l'on vit bien-tôt surpasser toutes ses compagnes, par son esprit & par sa beauté. En même temps un autre berger, nommé Leon, avec qui le voisinage l'avoit lié d'une étroite amitié, eut aussi une fille, qui dès son enfance promettoit beaucoup, on lui donna le nom d'Amarante. De l'amitié des peres nâquit celle des filles : dès le berceau elles furent nouries ensemble, & quand leurs âges le permit, elles conduisirent leurs troupeaux au même lieu, & le soir elles les ramenoient de compagnie en leurs cabanes. Mais comme elles
Ainsi commencérent des nœuds qui leur donnerent tant de satisfaction, qu'ils durent se louer de leur fortune. Quelquefois, si le jeune berger étoit retenu ailleurs, il envoyoit à Bellinde son frere Diamis, qui croyant ne porter que des fruits, lui rendoit des lettres. Souvent Bellinde lui répondoit, & toujours ses réponses étoient gracieuses. Ils se conduisirent avec tant de circonspection, qu'Amarante, bien qu'elle fût sans cesse avec eux, n'auroit jamais connu leur intelligence, si par hazard elle n'avoit trouvé un biller que sa compagne avoit perdu.
Jusqu'à ce moment Amarante n'avoit point songée à l'amour ; mais qu'il est dangereux d'approcher des feux d'une ame bien éprise ! Dès qu'elle eut vu cette lettre, soit qu'elle portât envie à sa compagne, qu'elle croyoit égaler en beauté, soit qu'elle fût en l'âge des desits, elle sentit en elle une passion violente non pas d'aimer, car l'amour ne vouloit point precipiter sa victoire, mais d'être aimée & servie par quelque berger. Dans ces dispositions elle relut plusieurs fois le billet, qui étoit conçu en ces termes :
CELION A BELLINDE.
Belle bergere, n'êtes vous pas bien cruelle de vouloir éteindre une flamme que vous même avez allumée ! Pour moi qui cheris plus ce qui vient de vous que ma propre vie, j'ai resolu de l'emporter avec moi dans le tombeau, esperant que les dieux touchés enfin de ma patience exciteront quelque jour en vous la pitié que je vous demande, & qu'alors vos rigueurs feront place à de meilleurs sentimens. Adieu, cruelle, mais pourtant chere. Celion.
C'est ainsi qu'Amarante avaloit sans y penser le doux poison de l'amour. Si elle rappelle dans sa memoire les traits du berger ; ô qu'elle les trouve charmans ! Si elle s'occupe de son esprit, qu'elle le juge admirable ! Que dirai-je encore ? elle le
AMARANTE A CELION.
La grandeur de votre merite doit excuser ma démarche, & votre politesse recevoir l'amitié que je vous offre. Je me voudrois mal si j'aimois quelque chose qui fût moindre que vous. Si vous refusez ce que je vous presente, ce sera manque d'esprit ou de courage ; l'un ou l'autre sera aussi honteux pour vous, que vos refus pour moi.
Elle rendit elle-même sa lettre à Celion, qui plein de mépris pour elle n'auroit pas daigné lui répondre, si l'étroite amitié qui étoit entr'elle & Bellinde ne l'y avoit engagé, mais craignant qu'elle ne lui rendît de mauvais offices auprès de sa chere Bellinde, il lui envoya cette réponse par Diamis.
CELION A AMARANTE.
Que ne puis-je accepter la fortune que vous m'offrez ! je me croirois le plus heureux des bergers ; mais belle Amarante, mon cœur n'est plus en ma disposition. N'accusez, s'il vous plaît, ni mon esprit, ni mon courage, vous sçavez que la necessité ne reçoit point de loi. Je vous supplie donc par votre vertu même de vous reduire à la tendre amitié, vous aurez lieu de vous louer de mon retour ; c'est tout ce que je puis desormais, & rien de ce qui ne sera point impossible pour votre service ne me paroîtra difficile.
Une pareille réponse devoit bien la détromper ; mais l'amour est semblable aux torrens, les digues qu'on leur oppose les rendent encore plus impetueux. Elle chercha donc à justifier Celion, elle se dit à elle-même, qu'il ne devoit pas si-tôt abandonner Bellinde, & qu'il seroit trop volage, si à la premiere semonce, il prenoit un autre engagement. Mais elle apprit à ses dépens qu'elle s'abusoit. Le berger depuis ce jour ne lui marqua que des mépris. Il la fuyoit, & souvent il aimoit mieux s'éloigner de Bellinde, que d'être obligé à voir Amarante.
Ce fut alors qu'elle connut sur quelle mer elle s'étoit embarquée. On ne la vit plus
La nuit qui survint obligea Bellinde à se retirer, laissant Amarante si charmée, qu'en peu de jours elle parut aussi belle que jamais. Cependant Bellinde cherchoit avec empressement l'occasion de communiquer au berger le dessein qu'elle avoit pris. Elle le rencontra par hazard dans la grande prairie, où il se jouoit avec son belier. Cet animal conducteur du troupeau, étoit si bien dressé, qu'on eût dit qu'il entendoit la voix de son maître. La bergere voulut essayer, s'il lui obéiroit comme à Celion, & le trouvant encore plus prompt à ce qu'elle exigeoit de lui, elle s'éloigna de la troupe, & dit au berger : «Que pensez-vous de l'obéissance que me rend votre belier ? N'en soyez pas surprise, répondit Celion, par toutes les chansons qu'il m'a entendu chanter, il a dû apprendre que j'étois plus à vous qu'à moi, tel qu'il est, que je vous serois obligé, si vous daigniez l'accepter !
CELION A BELLINDE.
Si j'avois merité le traitement que je reçois de vous, j'aimerois mieux mourir que de l'endurer. Cependant puisque je me suis donné à vous sans reserve, il est juste que vous puissiez disposer absolument de moi. J'essayerai donc de vous obéir ; mais souvenez-vous que cette contrainte me sera plus douloureuse que
Bellinde sentit que ces discours partoient d'une extrême affection ; & persistant neanmoins dans son dessein, elle assura sa compagne que dès qu'elle seroit guérie, Celion commenceroit à la voir ; cette heureuse nouvelle hâta sa guérison. Le berger au contraire ne pouvant supporter la violence qu'il étoit obligé de se faire, dépérissoit à vue d'œil ; on pouvoit à peine le reconnoître. Bellinde, loin de revoquer une loi si cruelle, resolut, parce qu'elle jugea qu'Amarante avoit encore quelque soupçon de leur intelligence, d'engager si bien les affaires, que ni l'un ni l'autre ne pût se dédire.
Un jour Bellinde voulant sonder le pere du berger, lui proposa Amarante pour être la compagne de son fils. Celui-ci pensant que Celion aimoit veritablement la bergere, gouta cette proposition, & déja le mariage étoit fort avancé, sans que l'infortuné Celion fût instruit de ce qui se passoit. Mais quand il en eut connoissance, il alla trouver Bellinde, qu'il accabla de reproches, & courut aussi-tôt vers son pere, à qui il tint à peu près ce discours :
Bellinde étoit déja nubile, & Philemon songeoit à la marier, pour avoir en sa vieillesse la consolation de se voir renaître dans ses petits enfans. Celion lui
A ces mots elle lui donna un baiser ; faveur qu'il n'avoit point encore pu obtenir, & le laissa dans un trouble si violent, qu'il ne put lui répondre. Quand il fut revenu à lui-même, & qu'il eut compris qu'il n'avoit pas la moindre esperance de flechir Bellinde, il se livra au desespoir, & s'enfonça dans les plus affreuses solitudes, malgré toutes les remontrances de ses amis. Là il faisoit entendre jour & nuit des plaintes qui eussent attendri les rochers ; & souvent il chantoit ces vers qu'il envoya à sa bergere.
O services perdus ! O rigoureux supplice !
Se peut-il qu'en un jour
Un berger inconnu pour jamais me ravisse
Le fruit de tant d'amour,
Et que moi pour tout prix de cet amour fidele,
Je n'emporte au tombeau qu'une douleur mortelle ?
Vous m'aimâtes jadis ; mais enfin que me vaut
Cette ancienne tendresse,
Si tandis qu'à mes yeux un autre vous caresse,
Pour surcroît il me faut
Les cruels déplaisits qui lassent ma constance ?
Mais, ô foible raison, le devoir, dites-vous,
Par ses loix m'a contrainte ;
Et quel devoir plus fort, & quelle loi plus sainte
Imaginer pour nous,
Que la foi si souvent & reçue, & donnée,
Sur les autels sacrés du dieu de l'hymenée ?
Puisse, me disiez-vous, sécher dans le moment
Ma main comme parjure,
Si Bellinde jamais peut se faire l'injure
De prendre un autre amant ?
O cruel souvenir de mon bonheur passé
Que n'êtes-vous, helas pour toujours effacé !
Mais quand il eut appris que les articles étoient signés, ce fut alors que toute sa raison l'abandonna tellement, qu'il se mit plusieurs fois en chemin pour tuer Ergaste. Cependant, lorsqu'il étoit près de lui porter le coup mortel, un reste de consideration pour Bellinde lui faisoit craindre de l'offenser. Il lui écrivoit souvent des lettres si pleines de reproches & d'amour, qu'elle ne pouvoit les lire, sans les mouiller de ses larmes. Entr'autres il lui envoya celle-ci.
CELION A BELLINDE.
Faut-il inconstante bergere, que sans vous aimer, je souffre tant à vous sçavoir entre les bras d'un autre ? Les dieux ne veulent-ils point me punir, de vous avoir plus aimée que je ne le devois, ou plus tôt n'est-ce point que je me figure de ne vous aimer plus, & que pourtant je vous aime autant que jamais ? Mais pourquoi vous aimerois-je, puisque vous ne pouvez être à moi ? Pourquoi aussi ne vous aimerois-je pas, puisque je vous ai tant aimée ? Non, je ne dois point vous aimer, vous êtes trop insensible & trop ingrate. Cependant, si vous êtes Bellinde, Celion peut-il se défendre de vous aimer ? Vous aimai-je donc, ou ne vous aimai-je point ? Jugez en vous même, bergere : pour moi, dans le trouble où je suis, je connois seulement que je suis l'homme du monde le plus affligé.
Lorsque Bellinde reçut cette lettre, elle cherchoit à lui faire tenir une des siennes, pour le détourner, s'il étoit possible de la vie étrange qu'il menoit, persuadée qu'elle donnoit lieu à des discours qui lui étoient injurieux. Sa lettre étoit conçue en ces termes :
BELLINDE A CELION.
Je ne puis supporter davantage le tort que nous fait votre étrange façon de vivre. Quel transport vous empêche de voir qu'en faisant connoître au reste du monde que vous mourez d'amour pour moi, vous m'obligez pourtant à croire qu'en effet vous ne m'aimez point ? car si vous m'aimiez, voudriez vous me déplaire ? Et ne sçavez-vous pas que la mort me toucheroit moins que l'opinion que vous donnez de notre amitié ? Je vous conjure donc, mon frere, par ce nom qui doit vous rendre mes interêts chers, de cesser vos plaintes qui me deshonorent, ou de vous éloigner du moins, ensorte que ceux qui les entendront, ne connoissant point mon nom, partagent vos ennuis, sans jetter sur moi des soupçons injurieux. Si vous me donnez cette satisfaction, j'attribuerai à l'excès de votre amour, votre conduite passée ; & cette consideration obligera Bellinde à conserver le souvenir d'un frere qui l'aime, & qu'elle aime parmi les cruels ennuis qu'elle ressent.
L'amour de Celion pour la bergere lui ouvrit enfin les yeux. Il se détermine à s'éloigner, il dispose en secret son voyage, & la veille de son départ, il écrit à Bellinde qu'il veut lui obéir, & qu'afin de partir avec quelque sorte de consolation,
A peine l'aurore commençoit à paroître, lorsque Celion sortant de sa cabane avec son troupeau, le poussa droit vers la fontaine ; là il se couche sur le gazon, & les yeux sur le cours de l'onde, en attendant sa bergere, il s'occupe de ses malheurs. Que ces petits flots qui se renouvellent sans cessent, sont bien, disoit-il, une fidele image de mes ennuis ! Ainsi qu'eux, mes ennuis se succedent les uns aux autres, & renaissent continuellement dans mon cœur.
Pendant qu'il s'entretenoit de la sorte en lui-même, & que sans y penser il proferoit plusieurs paroles, Bellinde qui n'avoit point oublié le rendez-vous qu'elle lui avoit donné, vint le trouver, dès qu'elle put écarter ceux qui l'environnoient.
La douleur, malgré le soin qu'elle prenoit de la cacher, étoit peinte sur son visage. Ergaste qui s'étoit levé de bonne heure pour venir voir la bergere, l'apperçut par hazard ; & remarquant qu'elle
Aussi-tôt qu'il la vit sous les sicomores, il prit un long détour, & se cachant entre des buissons, il apperçut Bellinde assise sur les gazons qui formoient une espece de sieges au tour de la fontaine, & Celion aux genoux de la bergere. Dieux ! quel fut son étonnement ! Mais ne pouvant entendre ce qu'ils se disoient, il se traîna doucement, & s'approcha tellement d'eux, qu'il n'en étoit separé que par la haye qui comme une pallissade faisoit le tour de la fontaine ; de ce lieu regardant au travers des feuilles, & prêtant une oreille attentive, il entendit que la bergere lui répondoit : «Où est votre courage, Celion, où est votre amour ? N'avez-vous pas supporté pour moi de plus grands malheurs que celui qui nous afflige ? Croirai-je donc que vous m'aimez moins à present,
A ces mots, l'infortuné berger tomba sur les genoux de Bellinde, sans force & sans sentiment. Si la bergere fut vivement touchée, vous pouvez le juger, belle nymphe, puisqu'elle l'aimoit autant qu'il étoit possible d'aimer, & qu'elle étoit obligée de dissimuler la douleur que lui causoit une si cruelle separation. Lorsqu'elle crut n'avoir pour témoins que les sicomores : «Helas ! dit-elle, en joignant les mains, ô souveraine bonté, ou delivrez-moi de cette misere, ou rompez les liens qui m'attachent à la vie.» Baissant ensuite les yeux sur Celion ; «Et toi, continua-t-elle, trop fidele berger, qui n'es malheureux que parce que tu m'aimes, puissent les dieux te donner la satisfaction que merite ton amour, ou m'envoyer la mort, puisque c'est moi seule qui cause les ennuis que tu ressens, & que tu ne merites pas !» Puis, s'étant tue quelque temps, elle reprit : «O qu'il est difficile de bien aimer, & d'être sage tout ensemble ! Je voi bien que mon pere a fait un choix judicieux en la personne d'Ergaste, qui joint le merite aux
En parlant de la sorte, elle arrosoit de ses larmes les mains & la joue du berger, qui revenant peu à peu, lui fit changer & de visage & de voix. «Berger, lui dit-elle, je ressens votre peine peut-être autant que vous même, & j'avoue que je ne puis douter de votre affection. Mais puis-je désobeïr à qui m'a donné la vie ? Et quand l'amour triompheroit du devoir, serions-nous heureux, Celion ? Pouriez-vous, si vous m'aimez, avoir la moindre satisfaction, en me voyant pour jamais livrée aux regrets les plus amers ? Et pouvez-vous croire que ma désobéissance, & l'opinion que je donnerois de notre vie passée, me laissât un moment de repos ? Armez-vous plus tôt de courage, ô berger, & puisque
A ces mots, prévoyant bien que Celion recommenceroit à se plaindre, elle se leva, & lui baisant le front, elle lui dit : «Adieu berger, puisse le ciel vous accorder en votre voyage autant de satisfaction que vous m'en laissez peu en l'état où je suis.» Celion n'eut ni la force de lui répondre, ni le courage de la suivre ; il se leva seulement, & l'accompagna tant qu'il put des yeux ; mais lorsque les arbres lui en eurent dérobé la vue, en versant des larmes, & poussant des soupirs, il courut
Ergaste qui avoit entendu tous leurs discours, admira le courage & la vertu de la belle & sage Bellinde, & frapé d'une amitié si tendre, il crut qu'il y auroit à lui de l'indignité, s'il causoit la separation de ces deux amans ; & que le ciel n'avoit permis qu'il fût témoin de cet adieu, que pour lui faire comprendre la faute qu'il alloit commettre sans le vouloir. Dans cette resolution, il se met à suivre le berger ; mais il étoit déja si éloigné qu'il ne put l'atteindre, & pensant le trouver en sa cabane, il s'y rendit par le sentier le plus court. Ses pas furent inutiles : Celion avoit pris une route differente. Il s'en étoit allé sans parler à qui que ce soit, & durant plusieurs jours il erra sans autre dessein que de fuir les hommes, se nourrissant des fruits sauvages qu'en sa faim extrême il cueilloit dans les bois. Ergaste après l'avoir cherché en vain pendant deux jours vint trouver Bellinde, pour sçavoir d'elle le chemin qu'il auroit pris ; & par hazard il la trouva dans le même lieu où les deux amans s'étoient quittés. Elle étoit seule sur les bords de la fontaine, repassant en elle même le nouveau malheur qui lui étoit arrivé, & dont le souvenir
Qui pourroit, belle nymphe, exprimer la joye de la bergere ; elle prit Ergaste par la main, elle l'assura de toute sa reconnoissance, elle lui raconta tout ce qui s'étoit passé entr'elle & Celion, enfin après des remercimens mille fois repetés, elle
Ils partirent donc en ce dessein, après avoir imploré par un sacrifice l'assistance de Thautates, & prirent le chemin qui s'offrit à eux ; mais ils eussent cherché long-temps en vain, si Celion guidé par sa fureur, n'avoit resolu de revenir en Forest, pour tuer Ergaste, & du même glaive se percer aux yeux de Bellinde. Il s'étoit donc mis en chemin, mais si affoibli par ce qu'il ne prenoit d'autre nourriture que des herbes & des fruits sauvages, qu'à peine il pouvoit marcher. Un jour qu'il étoit excedé de fatigues, il s'étoit couché sous des arbres qui ombrageoient une fontaine, & s'y étoit endormi. La fortune qui avoit épuisé sur lui toute sa rigueur, adressa les pas des bergers en ce même lieu. Diamis qui par hazard marchoit le premier, reconnut à l'instant son frere, & tournant doucement en arriere, il en avertit Ergaste. Celui-ci transporté de joye vouloit
Ergaste approuvant cet avis, se cacha sous des arbres, d'où il pouvoit les voir, & Diamis s'avança. Et certes il fut bien inspiré, car si Celion avoit d'abord remarqué Ergaste, peut-être eût-il attenté à sa vie. Or en même temps que Diamis s'approchoit, son frere s'éveilla, & recommença ses plaintes ordinaires. Diamis qui ne vouloit point le surprendre, après avoir écouté quelque temps, fît du bruit exprès, afin qu'il tournât les yeux de son côté. Et lorsqu'il s'apperçut qu'il le regardoit d'un air étonné, il s'avança doucement, & lui parla de la sorte, après l'avoir salué : «Je benis le ciel, mon frere, de ce qu'il a permis que je vous trouvasse si à propos pour m'acquiter du message dont Bellinde m'a chargé. Bellinde, s'écria-t-il, est-il possible qu'entre les bras d'Ergaste, elle ait quelque souvenir de Celion ? Ergaste, repartit
A ces nouvelles si peu attendues, Celion demeura quelque temps sans rien dire, & reprenant ensuite la parole : «Mon frere, dit-il, ne me trompez-vous point ? Je vous jure, répondit Diamis, par Thautates, & par tout ce que nous avons de plus sacré, que je dis vrai, & qu'Ergaste vous le confirmera bien-tôt. Préparez-vous seulement à le remercier du bien qu'il vous fait ; car je le vois qui vient à nous.» Incontinent Celion se leve, & court embrasser Ergaste ; mais quand il eut appris de sa bouche qu'il lui cedoit Bellinde, il se mit à ses genoux, & vouloit lui baiser les mains. Je ne vous repeterai point, belle nymphe, tout ce qu'ils se dirent de touchant, je vous dirai seulement que quand ils furent de retour, Ergaste donna Bellinde à Celion, qu'avec le consentement de son pere, il la lui fit épouser. Que pour toute reconnoissance il
Voilà ce que vous avez desiré sçavoir de leur fortune ; ils vécurent heureux, tant que les dieux leur permirent de vivre ensemble. Peu de temps après ils eurent un fils, à qui par consideration pour Ergaste, ils donnerent son nom ; mais ce malheureux enfant fut perdu dans le cruel pillage que firent quelques étrangers, & depuis on n'en a point eu de nouvelles. Quelques années après il leur nâquit une fille qu'ils nommérent Diane. Mais ni Celion ni Ergaste ne jouirent long-temps du plaisir de voir cet enfant, car ils moururent bien-tôt après, & tous deux le même jour. Et cette Diane dont vous m'avez demandé des nouvelles est celle-là même qui dans notre hameau est tenue pour une des plus belles & des plus sages bergeres de Forest.
LIVRE ONZIÈME.
Celadon s'entretenoit de la sorte avec Sylvie, pendant que Leonide & Galatée parloient des nouvelles que leur avoit apportées Fleurial ; car aussi-tôt que la nymphe apperçut Leonide, elle lui dit en secret d'empêcher que Fleurial ne vît le berger ; car, ajoutoit-elle, il est si devoué à Lindamor, & «si simple d'ailleurs qu'il lui raconteroit tout ce qu'il auroit vû ; occupez-le donc pendant que je lirai mes lettres.» A ces mots, Leonide emmenant Fleurial, lui demanda quelles nouvelles il apportoit, «d'admirables, répondit-il, & telles
LINDAMOR A LEONIDE.
L'Absence n'a point diminué mon amour : heureux s'il en est de même de celle que j'adore. Ma fidelité me fait tout esperer, & ma fortune me fait tout craindre ; cependant la prudence de Leonide me rassure. Songez donc à ne point tromper mes esperances, & à ne rien faire qui soit contraire à notre amitié.
Retire-toi maintenant, dit la nymphe, & revien demain de bonne heure, «je t'apprendrai une histoire qui pourra te surprendre.» La-dessus elle appella le jeune homme qui vouloit parler à Sylvie, & le conduisit jusque dans l'anti-chambre de Galatée, qui lui fit lire la lettre qu'elle venoit de recevoir. Elle étoit conçue de la sorte.
LINDAMOR A GALATÉE.
Ni les horreurs de la guerre, ni l'absence, rien ne peut effacer de mon souvenir la déesse que je sers. Mon esprit vole sans cesse au bien-beureux séjour, où en vous quittant je laissai toute ma gloire. Je vous presente tous les succès dont les armes m'ont favorisé, comme à la divinité de qui je les tiens. Si vous les agréez comme vôtres, la renommée vous les donnera de ma part, ainsi qu'elle me l'a promis, comme vous, madame, vous m'avez promis de me continuer vos bontés.
«Que me font à moi ses victoires, dit Galatée, il m'obligeroit bien davantage s'il m'oublioit. Si vous sçaviez, madame, dit Leonide, quels sont ses exploits, vous ne balanceriez pas à le preferer à un berger, & à un berger qui ne vous aime point, & que vous voyez regréter une bergere. Vous croyez peut-être, madame, que je cherche à vous en imposer. En doutez-vous, répondit incontinent Galatée ? Cependant, ajouta Leonide, je jure par tout ce qu'il y a de plus sacré, que j'ai entendu Climante & Polemas raconter tous les artifices qu'ils ont employés. Tous vos discours sont inutiles, dit Galatée, le sort en est jetté. Je vous obéirai, madame, reprit
Leonide alors lui dit froidement, qu'un jeune homme étoit là, demandant à parler à Sylvie, & qu'elle croyoit qu'il étoit envoyé par Ligdamon. «Il faut, dit la nymphe, que nous le menions où est Sylvie ; car je m'assure que Celadon à qui vous avez raconté leurs amours, sera charmé d'apprendre ce qu'écrit Ligdamon. Je le croi, répondit Leonide, mais Sylvie est si altiere, qu'elle s'offencera, si ce messager lui parle en presence de Celadon même. Il faut la surprendre, dit Galatée ; allez seulement prevenir le berger.» Ainsi les nymphes sortirent, & Galatée reconnoissant le messager, lui demanda d'où il venoit, & quelles nouvelles il apportoit de son maître. «Madame, dit-il, je viens du camp de Merovée ;
HISTOIRE
DE LIGDAMON.
Aprés que Ligdamon eut pris congé de vous, il partit avec Lindamor, le cœur plein de si hauts projets, qu'il se promit ou de vous plaire par les actions heroïques qu'il feroit, ou de mourir d'une mort glorieuse, & de vous laisser des regrets. Dans cette resolution ils se rendent au camp de Merovée, prince qui a toutes les qualités propres à former un conquerant, & ils arrivent si à propos, que le combat devoit se donner peu de jours après : tous les chevaliers se preparoient à l'envi ; le jour assigné les deux armées sortent de leurs camps, & se rangent en bataille. Pour moi qui ne m'étois jamais trouvé en pareille occasion, j'étois fi ébloui de l'éclat des armes, & si étonné du bruit des trompétes & des tambours,
En ce moment les nôtres étant forcés de reculer, nous nous trouvâmes au milieu de tant d'ennemis, qu'il n'y eut plus d'esperance de salut. Cependant Ligdamon ne vouloit point se rendre ; & tout blessé qu'il étoit, il frapoit des coups si terribles que personne n'osoit l'attaquer. Enfin plusieurs cavaliers le heurtent avec tant de furie, qu'ayant donné de son épée dans les flancs du premier cheval, elle se se rompit près de la garde, & que le cheval se renversa sur lui. Je courus pour le relever, mais un peloton d'ennemis s'étant jetté sur nous, nous fûmes enlevés à demi morts. Notre avanture fut d'autant plus malheureuse, qu'en ce même temps les nôtres regagnerent le terrain qu'ils avoient perdu, & qu'ils ne cesserent d'avoir l'avantage jusqu'au soir qu'ils
Déja Ligdamon étoit presque guéri ; & la sentence lui fut prononcée : elle portoit qu'étant atteint de meurtre & de rebellion, il seroit livré aux lions destinés à cet effet. Que neanmoins on lui permettoit, en consideration de sa naissance, de porter l'épée & le poignard, avec quoi il pourroit se défendre, s'il en avoit le courage. En même temps ils répondirent à Merovée, ainsi qu'ils l'avoient arrêté dans leur conseil, qu'ils châtieroient de la sorte quiconque seroit assés lâche pour trahir la patrie. Ligdamon dont le courage n'avoit jamais plié que sous l'amour,
Pendant que Ligdamon disputoit ainsi sa vie, voilà qu'une des plus belles femmes & des plus qualifiées de la province se jette aux genoux des juges, & les supplie de surseoir l'execution jusqu'à ce qu'elle ait parlé ; c'étoit pour elle que Lydias avoit tué Aronte ; elle s'appelloit Amerine. Les juges qui la connoissoient ne purent lui refuser ce qu'elle demandoit. «Messieurs, dit-elle, l'ingratitude est une espece de trahison, qui devant les dieux mérite le même châtiment. Je ne manquerois pas de l'encourir, si je ne me sentois obligée à sauver la vie à celui qui a voulu la perdre pour sauver mon honneur. C'est pourquoi je me presente devant vous sur la foi de nos privileges, qui rendent un homme condamné, à la fille qui le demande pour époux. Dès que j'ai sçu votre jugement, je suis partie en diligence pour vous demander Lydias, & je n'ai pu arriver si tôt qu'il n'ait couru la fortune dont vous avez été témoins. Mais puisque les dieux me l'ont si heureusement conservé, pourriez-vous sans la
Tout le peupse entendant ce discours, cria d'une voix unanime : Grace, grace, & malgré les oppositions des ennemis de Lydias, il fut conclu que les privileges seroient observés. Ligdamon est conduit à l'instant en presence des juges ; ils lui font éntendre que suivant l'usage de la province, un homme convaincu de quelque crime que ce puisse être, est delivré des rigueurs de la justice, lorsqu'une fille le demande pour époux, & que s'il veux épouser Amerine, il sera remis en liberté. Ligdamon, qui ne connoissoit point Amerine, ne sçut d'abord que répondre, cependant comme il ne pouvoit autrement échaper au danger, il promit, dans l'esperance que le temps lui ameneroit quelque expedient. Amerine qui avoit toujours remarqué dans Lydias le plus vif empressement pour elle, fut extrêmément surprise d'une si grande froideur ; mais l'imputant au danger où il avoit été, elle en eut plus de compassion. Elle le mena chés la mere de Lydias : c'étoit elle, qui persuadée qu'elle ne pouvoit autrement sauver son fils, & convaincue encore de leur tendresse mutuelle, avoit procuré ce mariage, que dis-je, c'étoit elle qui avoit avancé la mort de Ligdamon.
Tout étoit preparé pour le mariage, quand la veille qu'il devoit se celebrer, il me dit en secret : «Mon cher Egide, quelle fortune peut-être comparée à la mienne ? on veut persuader à Ligdamon qu'il est Lydias. Seigneur, lui répondis-je, Amerine a de la naissance, elle est belle & riche ; quelle alliance plus avantageuse pourriez-vous desirer ? Ah, si tu connoissois ma situation, dit-il, tu en aurois pitié ! Mais écoute bien ce que je vais te dire, & demain dès que j'aurai executé ce que j'ai resolu, ne manque pas de porter cette lettre à la belle Sylvie, & de lui raconter tout ce que tu auras vû.» A ces mots, il me donna cette lettre que j'ai précieusement gardée ; le lendemain à l'heure même qu'il partit pour aller au temple, il m'appella, il me défendit de m'éloigner de lui, & me fit encore jurer que je me rendrois en diligence auprès de vous. En même temps on vint le prendre pour le mettre sur le char nuptial, où déja la belle Amerine était assise ; elle se plaça entre Ligdamon & Cariste un de ses oncles, qu'elle honoroit comme son pere ; un voile jaune lui
Cependant Galatée ouvrit la lettre qui étoit demeurée entre les mains de Leonide, & la nymphe y lut ces mots :
Si la temerité qui m'a porté à vous aimer vous a offensée, ma mort vous vangera. Si
«En verité, dit Celadon, les vengeances de l'amour sont bien terribles. Les offenses qui s'adressent à lui ne sont jamais impunies, répondit Galatée, & de là viennent les accidens de la vie les plus étranges. Comment ne tremblez-vous pas, Celadon ? comment n'attendez-vous pas à tous momens les traits vengeurs du dieu ? Pourquoi craindrois-je, dit le berger, puisque c'est moi qui suis offensé ? Ah ! Celadon, repartit la nymphe, si vous pesiez bien les choses, combien les offenses que vous faites vous paroîtroient-elles plus considerables que celles que vous recevez ? Voilà précisément le comble du malheur, dit Celadon, qu'un affligé soit crû heureux : on le voit languir sans pitié. Mais, continua la nymphe, l'ingratitude n'est-elle pas la plus grande des offenses ? Oui sans doute, répondit Celadon. Comment donc pouvez-vous vous en laver, puisque je ne reçois de vous que des dédains pour toute l'amitié que je vous
Pendant que la nymphe & le berger discouroient ainsi, Leonide se retira dans sa chambre, & fit réponse à Lindamor, lui marquant de revenir promptement, s'il ne vouloit s'exposer à tous les malheurs. Le lendemain, quand Fleurial vint prendre ses depêches, elle lui dit : «Fleurial, c'est dans cette occasion que tu dois prouver par ta diligence ton attachement pour Lindamor ; le moindre retardement peut lui causer la mort. Va donc, ou plus tôt vole, & dit lui qu'il revienne encore plus vîte, & qu'à son retour il descende chés Adamas, parce que je l'ai mis dans ses interêts. Lorsqu'il sera ici, il apprendra la plus noire trahison
Trois ou quatre jours s'écoulerent de la sorte, & déja Celadon qui ne ressentoit presque plus de mal, commençoit à trouver long le retour du druyde. Pour charmer son ennui, il alloit se promener tantôt dans le jardin, & tantôt dans les bois, mais toujours accompagné de quelqu'une des nymphes, & souvent des trois ensemble.
Un jour qu'il se promenoit avec elles, il apperçut la grotte de Damon & de Fortune, & frapé de la beauté de l'entrée il demanda ce que c'étoit. Galatée lui répondit : «Voulez-vous, berger, voir une des plus grandes preuves qu'amour ait depuis long-temps données de son pouvoir ? c'est l'avanture de Mandrague & de Damon ; car pour celle de Fortune, elle n'a rien d'extraordinaire. Qui est cette Mandrague, repliqua le berger ? Si a l'œuvre on connoît l'ouvrier, dit Galatée, vous jugerez bien que c'est une des plus grandes magiciennes de toutes le Gaules, car c'est elle qui par ses enchantemens
HISTOIRE
DE DAMON ET DE FORTUNE.
Tel que l'ouvrier qui se joue de son ouvrage, & qui en dispose à son gré, tels les dieux dont la main nous a formés, prennent plaisir à nous faire jouer sur le théatre de cet univers le personnage qu'ils nous ont destiné. Mais de tous les dieux, il n'en est point qui ait des idées si bizares que l'Amour. L'histoire que vous allez entendre, en est une preuve bien éclatante.
PREMIER TABLEAU.
«Le berger que vous voyez assis, qui joue de la cornemuse, appuyé contre ce chêne, & les jambes croisées, c'est le beau Damon, qui eut ce sur-nom, à cause de l'admirable proportion de ses traits. Il étoit d'une des meilleures familles de Montverdun, parent de la mere de Leonide, & par conséquent mon allié, & conduisoit ses troupeaux sur les bords de votre Lignon. Remarquez que son visage a je ne sçai quoi d'ouvert & de serain ; au lieu que si vous tournez les yeux sur ces bergeres
SECOND TABLEAU.
«Celui-ci est bien different du premier : regardez cette bergere, assise près de ce buisson, comme elle est belle, & proprement vétue. Ses cheveux flotent en liberté sur ses épaules, mille petits amours y tendent leurs lacs ; mais les zephirs jaloux s'efforcent de les en chasser. Aussi voyez-vous que quelques-uns sont emportés par violence, que d'autres se tiennent aux nœuds qu'ils y ont faits, & que d'autres enfin essayent d'y revenir, mais leurs aîles sont encore trop foibles pour résister aux haleines des zephirs. C'est la bergere Fortune, qu'Amour a choisie pour exercer ses vengeances contre Damon, qui est ce berger que vous voyez debout près d'elle, appuyé sur sa houlette. Considerez tous ces petits amours qui s'empressent
TROISIÈME TABLEAU.
«Voici, poursuivit Adamas, votre riviere de Lignon ; voyez comme elle prend une double source, l'une aux montagnes de Cervieres, & l'autre aux montagnes de Chalmasel. Reconnoissez-vous le bois qui touche cette vaste prairie, où les bergers paresseux ont accoutumé de conduire leurs troupeaux ? Cette touffe d'arbres à main gauche, & la demi-lune que forme la riviere en cet endroit, ne vous permettent pas de le méconnoître. Regardez un peu plus bas, en suivant le cours du Lignon ; ce troupeau qui est à l'ombre est celui de Damon, que vous voyez tout proche dans l'eau jusqu'à la ceinture. Considerez ces jeunes arbres qui semblent se courber pour le défendre du soleil, & dont pourtant quelque rayons trouvent un passage au travers des feuilles, comme s'il vouloit contempler le berger. Il faut avouer aussi qu'il ne peut guere être surpassé en beauté. Considerez les traits delicats & proportionnés de son visage, & voyez s'il y a rien dans tout son corps qui ne soit accompli, & qui ne réponde à la beauté de sa figure. Jettez maintenant les yeux sur l'autre rivage ; vous y
QUATRIÈME TABLEAU.
«Que cette nuit est bien representée ! comme sous l'obscur de ces ombres ces montagnes paroissent, mais de sorte que l'on ne peut bien discerner ce que c'est ! comme ces étoiles sont disposées
CINQUIÈME TABLEAU.
«Ce tableau, continue Adamas, represente deux actions : l'une, quand le berger vint à cette fontaine, pour se tirer de l'inquietude où l'avoit jetté un songe fâcheux : l'autre, quand desesperé de voir par l'artifice de Mandrague, que Fortune aimoit un autre berger, il se tua. Considerons comme tout cela est bien representé. Voici Damon avec son épieu, car il est en habit de chasseur. Il est suivi de son chien : remarquez avec quelle attention cet animal fidele considere son maître ; il semble à voir ses yeux fixés sur lui, qu'il desire sçavoir ce qui cause l'étonnement qui est peint sur son visage. Mandrague lui avoit fait voir en songe Maradon, jeune berger, qui prenant une fleche à Cupidon, en ouvroit le sein à la bergere Fortune, & lui ravissoit le cœur. Damon qui suivant la coutume des amans, doutoit toujours, vint, dès que le jour parut, à la fontaine, pour sçavoir s'il étoit aimé. De ces deux figures representées dans l'eau, l'une est celle de Fortune, & l'autre
SIXIÈME TABLEAU.
«Ce tableau qui est le dernier, renferme quatre actions de la bergere Fortune. La premiere, est un songe que Mandrague lui envoye ; la seconde, l'éclaircissement qu'elle va chercher à la fontaine ; la troisiéme, ses plaintes sur l'inconstance de son berger, & la derniere sa mort, qui est la catastrophe de cette tragedie. Or voyons toutes ces choses en détail. Voici le soleil qui commence à paroître sur l'horison : prenez garde à la longueur de ces ombres ; comme une partie du ciel est moins éclairée, comme ces nues s'élevent peu à peu. Ces petits oiseaux qui semblent chanter en montant, & tremousser de l'aîle, sont des allouetes qui se sechent de la rosée, au nouveau soleil : ces autres qui vont se cachant, sont des hiboux, qui fuyent cet astre dont la montagne couvre encore une partie. Avançons : voici la bergere Fortune qui dort, elle est dans son lit, & le soleil qui entre par la fenêtre qu'elle a laissée ouverte par mégarde, lui donne sur le sein à demi
Celadon avoit prêté une oreille attentive aux discours du sage Adamas. Il se reprochoit souvent de n'avoir point eu assés de courage pour imiter Damon. Frapé de cette pensée, il garda quelque temps le silence, mais Galatée en sortant de la grote, & le prenant par la main, l'interrompit : «Que vous semble, lui dit-elle, de cet amour & de ses effets ? que ce sont, répondit le berger, des effets d'imprudence, & non pas d'amour : & que c'est une erreur populaire pour couvrir notre ignorance, ou pour excuser notre faute, que d'attribuer toujours à quelque divinité les effets dont les causes nous sont cachées. Hé quoi, dit
LIVRE DOUZIÈME
Des que le jour commença de paroître, Leonide, suivant la resolution qu'Adamas, Celadon, & Sylvie, avoit prise de concert avec elle, vint trouver le berger, pour le revêtir des habits que le druyde avoit apportés. Mais le petit Meril, qui, par ordre de Galatée, demeuroit presque toujours auprès de Celadon, autant pour épier les actions de Leonide, que pour servir le berger, déconcerta quelque temps leurs mesures. Un bruit enfin qu'ils entendirent dans la cour, fit sortir Meril, dans le dessein de leur en rapporter des nouvelles. Celadon se leve incontinent,
D'un autre côté Amasis étant déscendue de son char, rencontra au bas de l'escalier Galatée, Adamas, & Sylvie. «Ma fille, dit Amasis, vous aimez trop la solitude, je viens vous en tirer & vous faire part de ma joye : j'ay reçu de Clidaman & de Lindamor les nouvelles du monde les plus agréables, & je veux que vous reveniez avec moi à Marcilli, où j'ai ordonné des feux en signe de rejouissance. Je loue les dieux, répondit Galatée, du bonheur qu'ils vous envoyent ; puissent-ils y ajouter encore, & le rendre durable : mais en verité, madame, ce lieu a tant de charmes pour moi, que je ne puis le quitter qu'à regret. Vous ne le quitterez pas pour long-temps, repartit Amasis ; mais comme je ne veux m'en retourner que ce soir, allons nous promener, & je vous communiquerai les nouvelles que j'ai reçues. Alors Adamas lui baisant la robe ; il faut bien, dit-il, madame, qu'elles soient bonnes, puisque pour en faire part à la princesse, vous êtes partie si matin. Il y a déja trois jours, dit Amasis, qu'elles
HISTOIRE
DE LYDIAS ET DE MELANDRE.
Si pour changer la face des choses humaines, la fortune a plusieurs ressorts, il faut avouer que l'amour est celui de tous qu'elle employe le plus communément ; car il n'est rien d'où l'on voye sortir tant de revolutions que de cette passion. Chaque jour nous en fournit de nouveaux exemples ; mais vous avouerez bien-tôt que l'accident que je vais vous raconter est un des plus extraordinaires. Vous n'avez pas oublié que le sort donna Clidaman pour serviteur à Sylvie, & que Guyemans en lui rendant la lettre de son frere, en devint aussi amoureux. Vous sçavez encore quel motif les fit partir secretement pour se rendre au camp de Merovée, & que j'envoyai pour lui faire cortege une partie de nos jeunes chevaliers sous la conduite de Lindamor ; mais vous ignorez sans doute ce qui leur est arrivé depuis leur départ, & c'est ce que je veux
Mais pour reprendre mon discours, après que j'eus attendu quinze jours sur
A ce mot je le laissai, & prenant un autre cheval je me rendis à Regiac. Aussi-tôt que je fus partie, le perfide gouverneur fit remettre Lydias dans une prison plus étroite, & quand il lui reprochoit le violement de sa promesse, il répondoit qu'il avoit promis de lui rendre la liberté, mais que n'ayant pas fixé le temps, il le feroit dans vingt années, à moins qu'il ne m'engageât à me remettre prisonniere en sa place. «Je serois, lui repartit, Lydias,
Tout le monde alors jettant les yeux sur elle, & cherchant à se rappeller les façons de celui qui avoit combatu, reconnut qu'elle disoit vrai. Sa beauté, sa jeunesse, son affection émurent tous ceux qui étoient presens, excepté Lipandas qui se croyant offensé par elle, la fit mettre incontinent dans les mêmes prisons, d'où il tira enfin Lydias. Bien que Lydias fût assuré de sa perte, en demeurant, il ne vouloit point exposer à de nouveaux dangers le genereux inconnu à qui il avoit déja tant d'obligation ; pendant qu'il préferoit ainsi la mort à la liberté, Melandre s'approcha de lui, & lui dit à l'oreille : «Lydias, partez, j'ai un moyen infaillible de sortir, quand il me plaira, de ses prisons : que si vous desirez faire quelque chose à ma consideration, allez servir Merovée, & Clidaman sur tout ; vous lui devez votre liberté : dites-lui que c'est de ma part que vous y allez, Sera-t-il possible, dit Lydias, que je parte, sans sçavoir qui vous êtes ? Je suis, répondit-elle, le chevalier affligé, que cela vous suffise, jusqu'à ce que vous soyez plus à portée d'en sçavoir davantage.» Lydias partit, bien résolu de servir
Cependant le bruit s'étant repandu que Lydias avoit été sauvé, par un ami, des prisons de Calais, & qu'il s'étoit rendu à l'armée des Francs ; on le declara traître à sa patrie. Il étoit arrivé en effet au camp de Merovée, où d'abord il avoit demandé la tente de mon fils. Dès qu'il y parut, Lindamor & Guyemans coururent l'embrasser, mais avec une si tendre affection, qu'il en fut surpris. Ils le prenoient pour Ligdamon qui s'étoit perdu dans la derniere bataille, & à qui il ressembloit de telle sorte que tous ceux qui connoissoient Ligdamon y furent trompés. Lorsqu'il fut reconnu enfin pour Lydias ami de Melandre, on le conduisit à Merovée, à qui il raconta en presence de tous l'histoire que vous venez d'entendre ; sa prison, la generosité du chevalier inconnu qui l'en avoit tiré deux fois, & l'ordre qu'il avoit reçu de son liberateur,
Le soir étant venu, Lydias s'adresse à Clidaman, & lui découvre que pendant sa prison il avoit formé une entreprise infaillible sur Calais, & que si on vouloit lui donner des gens, il répondoit de les faire entrer dans la ville ; son avis est approuvé du roi : cinq cens archers, conduits par deux cens hommes d'armes sont chargés de l'éxecution. Enfin, pour abreger, Calais est pris, Lipandas fait prisonnier, & Melandre tirée de sa captivité. Mais quand le tumulte eut cessé, on s'apperçut que Lydias & Melandre avoient disparu, sans que depuis on ait sçu ce qu'ils étoient devenus.
Voilà, continua la reine, les nouvelles que j'ai reçues de mon fils ; Lindamor & lui se sont acquis à l'armée une estime universelle, ils y sont comblés de louanges & d'honneurs. «Puissent les dieux, dit Adamas, les maintenir long temps en ce glorieux état !»
Cependant ils apperçurent de loin Leonide & Lucinde, avec le petit Meril ;
Après le repas, tandis que les nymphes s'amusoient à differens jeux, Leonide sortit de l'appartement, sans que l'on s'en apperçût : Lucinde la suivit bientôt. Lorsqu'elles furent arrivées au lieu dont elles étoient convenues, elles sortirent du château, comme pour aller à la promenade, & dès qu'elles eurent gagné le bois, elles s'y enfoncerent. La Celadon reprit ses habits de berger, qu'ils avoient cachés sous les manches de leurs robes, & remerciant la nymphe des secours qu'elle lui avoit donnés ; il lui offrit sa vie en échange. La nymphe alors poussant un soupir : «Eh bien, lui dit-elle, Celadon, ne vous ai-je pas bien tenu parole ? & ne vous sentez-vous pas obligé à tenir de même celle que vous m'avez donnée ? Si je pouvois y manquer, répondit le berger, je m'estimerois le plus indigne des hommes. Souvenez-vous donc, dit Leonide, de ce que vous m'avez juré, car dès ce moment je veux en avoir la preuve. Belle nymphe, repartit Celadon, disposez de tout ce qui est en mon pouvoir, comme de tout ce qui est au vôtre. Ne m'avez-vous pas promis, ajouta la nymphe, que tout ce qu'en recherchant votre vie passée, je trouverois que vous pourriez faire pour moi, vous le feriez ?» & Celadon ayant répondu
Fontaine, qui du sicomore
As emprunté le nom charmant !
Jadis tu m'as vu si content :
Pourquoi ne le suis-je pas encore ?
Quel crime puis je-avoir commis,
Qui me rend les dieux ennemis ?
Sont-ils donc, comme nous le sommes
Sujets à paroître envieux ?
Ou bien l'inconstance des hommes
Peut-elle aussi s'étendre aux dieux ?
Sur tes bords, jadis ma bergere
Me disoit, sa main dans ma main :
Dispose le sort inhumain
De notre course passagere :
Ou tant que je respirerai,
Celadon, je vous aimerai.
Et quand de sa faux redoutable
Je me croirois encore coupable
Si je ne vous aimois toujours.
Feuillage épais de ce bel arbre
Qui des bergers êtes l'amour ;
Ne vous souvient-il point du jour
Qu'à ses lys mêlant le cinabre,
De honte elle alloit rougissant
Qu'un berger près d'elle passant
M'eût dit à moi qu'elle étoit belle,
Et tout l'ornement de ces lieux.
Car je ne veux, me disoit-elle,
Paroître belle qu'à tes yeux.
Rocher où souvent en cachette
Nous nous sommes entretenus,
Que peuvent-être devenus
Tous ces amours que je regrette.
Les dieux tant de fois attestés
Souffriront-ils d'être insultés ?
Et notre priere puissante
Sera-t-elle reçue en vain ?
Puisque son ame est inconstante,
Et ne montre à mes yeux que dedain ;
Fassent les dieux, disoit Astrée,
Que je meure avant que de voir
Que mon pere ait plus de pouvoir
En sa trop longue inimitié
A nous separer d'amitié,
Que notre amitié ferme & sainte
A nous rejoindre & nous unir !
Aussi bien de regrets atteinte,
Je mourrois la voyant finir.
Ces pensées eussent retenu Celadon plus long temps en ce lieu, si le berger desolé qui se plaignoit continuellement, ne l'en eût pour un moment diverti. Dès que Celadon l'apperçut, il se retira doucement dans l'épaisseur d'un petit bois ; mais voyant qu'il passoit outre, sans s'arrêter, & qu'il alloit s'asseoir au même lieu qu'il venoit de quitter, il le suivit pas-à-pas, & put entendre une partie des plaintes qu'il faisoit sur la mort de sa bergere. L'humeur de cet inconnu sympatisant avec la sienne, Celadon fut curieux de sçavoir par lui des nouvelle d'Astrée. Et s'approchant de lui ? «Triste berger, lui dit-il, dieu te rende ce que tu regretes ; reçois mes vœux ; c'est tout ce que je puis ; & s'ils t'obligent à quelque retour, dis-moi je te supplies si tu connois Astrée, Phylis, & Lycidas, & supposé que tu les connoisses, je te conjure de m'en dire des nouvelles. Gentil berger, répondit
Celadon loua en lui même la prudence qui leur avoit fait dissimuler la maniere dont il étoit tombé ; ils écartoient parlà les soupçons qu'il avoit toujours craint
Quand il se fut ainsi arrangé, il quitta son habit & sa pannetiere, & les liant ensemble, il les mit sur son lit avec sa cornemuse, qu'il portoit toujours en maniere d'écharpe ; mais par hazard il laissa tomber un papier, qu'il reconnut bientôt pour être de la main d'Astrée. Comme il n'avoit d'autre objet sous les yeux que la riviere de Lignon, & que rien ne pouvoit le distraire, il se rappella en ce moment tout ce qu'il avoit souffert depuis qu'Astrée l'avoit banni de sa presence. Enfin, comme s'il étoit sorti d'un profond sommeil, il vint à l'entrée de la caverne, & là dépliant le papier qu'il tenoit dans ses mains : «Cher papier, s'écriat-il, après l'avoir baisé cent fois, qui me causâtes jadis tant de joye, & qui maintenant redoublez mes ennuis, comment les caracteres que vous portez ne sont-ils point changés, comme le cœur de la bergere qui les a tracés ?» A ces mots il
ASTRÉE A CELADON.
Puissiez vous, Celadon me continuer aussi long temps l'assurance que vous me donnez de votre affection, que je vous le demande sincerement ! Puissiez-vous encore être persuadé que vous m'êtes bien plus cher que si vous étiez mon frere, & qu'au tombeau même je serai vôtre !
Celadon relut plusieurs fois ce billet ; mais bien loin d'y trouver quelque soulagement à sa douleur, il ne faisoit que la renouveller, parce qu'il lui remettoit devant les yeux toutes les faveurs qu'il avoit reçues de la bergere. Cependant il eût recommencé à lire, si l'obscurité le faisant rentrer dans sa grotte n'avoit interrompu ses tristes pensées, & si la nuit n'avoit permis à son corps excedé de fatigues, de goûter au moins dans le sommeil quelque repos. Déja le soleil avoit paru deux fois sur l'horison, sans que le berger eût songé à prendre quelque nourriture. Et s'il n'avoit craint d'offenser les dieux, en se laissant mourir, ou plus tôt s'il n'avoit craint de perdre en mourant l'image qu'il avoit dans son cœur, de la bergere Astrée, il auroit fini de la sorte le triste cours de sa vie. Cette consideration lui fit prendre sa pannetiere que Leonide avoir eu soin de garnir. Bientôt, quoiqu'il ne mangeât
Après avoir mené quelque temps une vie si affreuse, l'infortuné Celadon changea tellement qu'il eût été difficile de le reconnoître. La maigreur lui avoit absolument changé le tour du visage, & la tristesse avoit presqu'éteint ses beaux yeux. Lui-même, quand il alloit se desalterer à la source voisine, lorsqu'il voyoit son image dans le cristal de l'eau, il étoit surpris de ce qu'il vivoit. Ah si la bergere Astrée l'eût vu dans cet état, elle n'auroit pû douter ni de son amour, ni de sa fidelité !
Fin de la premiere Partie.
L'ASTRÉE
DE
M. D'URFÉ.
PASTORALE ALLEGORIQUE.
SECONDE PARTIE.
LIVRE PREMIER.
Déja la lune s'étoit montrée deux fois, depuis que Celadon s'étoit retiré dans la caverne ; & quoiqu'il y eût près de trois mois qu'Astrée l'avoit perdu, elle en ressentoit un si cruel déplaisir, qu'elle ne pouvoit le cacher aux yeux les moins attentifs. Le temps qui adoucit tous les maux ne faisoit qu'augmenter les siens. La compagnie des autres bergeres, la promenade, les amusemens, tout lui paroissoit insupportable. Dans sa douleur, elle n'avoit pas même
D'un autre côté, Silvandre qui par gageure feignoit de s'attacher à Diane, en devint serieusement amoureux ; & par la violente passion qu'il conçut pour elle, il apprit à toute la contrée qu'on ne brave point impunément l'amour. Silvandre trouva la bergere si aimable, qu'il fut surpris de l'avoir vue si long-temps sans l'aimer. Quelque tourment qu'il endurât, il ne se plaignoit point de la bergere, parce qu'il pouvoit, sans l'offenser, lui declarer une passion que d'ailleurs il ne pouvoit dissimuler. Mais lorsqu'il se rapelloit le bonheur dont il jouissoit auparavant ; quels efforts ne fit-il pas pour rompre ces premiers nœuds ? Efforts inutiles, ils n'aboutirent qu'à lui faire comprendre que
Tandis qu'il s'entretenoit de la sorte, il se trouva sur les bords du Lignon, vis-à-vis le rocher qui repete si juste les derniers accens. Alors, comme s'il fût revenu d'un profond sommeil : mais pourquoi, ajouta-t'il, me consumai-je ainsi ? Pourquoi m'embarrassai-je dans ces contrarietés ? Echo qui habite ce rocher voudra bien m'apprendre ce qu'elle a entendu de la bouche de ma bergere. Quel oracle plus
ECHO
STANCES.
Fille de l'air, toi qui ne peut rien taire,
De ces rochers hôtesse solitaire
Où vont les cris que je vais élevant ? au venu
Et quel crois-tu que le cruel martyre
Qui nuit & jour va mon cœur consumant
Devienne enfin, aux maux que je soupire ! pire
Que feroit donc cet œil qui me desarme,
Cet œil enfin dont la douceur me charme,
Et me promet de m'aimer constamment ! il mere
Mais s'il est vrai qu'il mente ; quel remede,
Sçavante Echo, dis-le moi promptement,
Pourra guerir l'erreur qui me possede ! cede.
Comment ceder un bien si desirable,
L'unique bien qui semble delectable !
Qui plus que moi voit-elle volontiers ! un tiers.
Un tiers, Echo ! cruel est ton langage.
Mais s'il est vrai qu'elle préfere un tiers
Au lieu d'amour qu'auroit un grand courage ? rage.
Nymphe qui sens dans ce lieu solitaire,
Quel est le mal de l'amoureux mystere,
N'aurai-je donc aucun soulagement ? je ments.
Comment, Echo, n'est-ce point un blasphême
De t'accuser & dire que tu ments.
Ce que j'entens, est-ce bien ta voix même ? aimer.
C'est bien ta voix qui frape mes oreilles.
Mais ce secret, nymphe qui me conseilles,
Di moi l'as-tu de ma Diane oui ? oui.
Mais que je l'aime, helas c'est peu de chose,
Si d'elle aimé, d'elle je ne joui.
Le ciel chargé de tempête & d'orage
Ne peut abattre un genereux courage.
Mon tendre cœur méprise ces terreurs : erreurs.
Je ne suis point menteur ni temeraire.
L'amour ne peut m'inspirer des erreurs.
Que faut-il plus pour un si grand mystere ? taire.
Je me tairai. Plus tôt ma voix pressée
Soupirera ma mort que ma pensée.
Amant secret comme amant valeureux. heureux.
Heureux cent fois, aimé de cette belle ;
Mais d'où sçais-tu que son cœur genéreux
Sera vaincu, si je lui suis fidele ? d'elle.
Le berger n'ignoroit pas que ces réponses n'étoient autre chose que les sons renvoyés par le rocher ; cependant comme il croyoit que tout étoit conduit par une sage providence, il s'imaginoit aussi que le génie qui l'aimoit les lui avoit mises dans la bouche. Semblable à tous les amans qui
«Je ne vous demande pas, lui dit Leonide en souriant, de quoi vous vous entreteniez
Aussi-tôt Silvandre les conduisit par un sentier qui traversoit un pré, & reprenant la parole : «Grande nymphe, dit-il, rien de si facile à entendre que ce que vous me demandez. C'est par les yeux que l'amour entre dans nos cœurs, s'il y en a qu'un simple recit ait touchés, ou leur passion n'a pas duré, ou ils n'étoient pas raisonnables d'asseoir leur jugement sur de simples rapports qui sont toujours incertains. Mais comme le lait qui nourrit nos agneaux ne suffît pas pour les faire arriver à leur perfection, & qu'ils ont besoin de tirer des herbes une nourriture plus ferme, ainsi les yeux peuvent bien nourrir une affection naissante ; mais lorsqu'elle a cru, il lui faut pour devenir parfaite quelque chose de plus solide, je veux dire la connoissance des charmes, des vertus, du retour de la personne que nous aimons. On s'instruit à la verité par les yeux d'une partie de ces qualités, mais il est nécessaire qu'ensuite l'ame se replie sur elle-même, qu'elle considere les images qui lui en sont demeurées, & qu'après avoir bien reflechi sur les rapports des oreilles & des yeux, elle en tire la verité. Si cette verité nous est avantageuse, elle produit en nous des pensées dont la douceur ne peut être égalée que par ces
Je conviens, repliqua la nymphe, qu'en presence il survient bien des choses qui ruinent l'amour, & dont l'absence est exemte ; cependant vous aurez peine à me persuader que l'absence augmente plus l'amour que la presence. Il se nourrit des faveurs, & celles-ci sont plus sensibles que celles là. Je croyois, madame, avoir prevenu votre demande ; mais essayons de vous apporter des raisons plus claires. L'amour commence par les yeux, mais ils ne le produisent pas ; c'est la beauté, c'est le merite. La beauté se connoît bien par les yeux ; mais dès qu'une fois elle est entrée dans notre ame, les yeux nous deviennent desormais inutiles ; pour vous en convaincre, rentrez en vous-même, si jamais vous avez aimé, & jugez si en perdant les yeux vous perdriez
D'où vient donc, interrompit Pâris, que les amans desirent si passionnément de voir ce qu'ils aiment ? C'est qu'ils sont ignorans, reprit Silvandre : ils s'imaginent toujours que leur amour est tel qu'il ne sçauroit augmenter, & pensant de la sorte, il n'est pas surprenant qu'ils recherchent les moyens de l'accroître. Ils se contentent des connoissances qu'ils peuvent avoir par les yeux. Mais, ô grande nymphe, quelle difference entre l'amour que nourrissent les yeux, & l'amour que l'entendement produit ? Après tout, ces amans ne pouvant toujours être auprès de celles qu'ils aiment, il faut bien que durant l'absence ils entretiennent les images qui sont entrées
Ces discours les menerent près du carrefour, & tout à coup ils entendirent chanter Phylis. Elle étoit assise au pié d'un hêtre avec une autre bergere, tandis que leurs brebis ruminoient à l'ombre, attendant à retourner aux pâturages, que la chaleur fut diminuée. Dans le moment Silvandre tourna
En même temps Lycidas, qui sans voir Leonide suivoit un sentier couvert d'une haye, fut étonné de se trouver auprès de la nymphe. La jalousie qui l'éloignoit de tout commerce, lui faisoit éviter Silvandre encore plus que les autres ; mais il fut contraint cette fois de saluer Leonide & Pâris, & malgré differens prétextes, il ne put se dispenser de les suivre ; Leonide qui l'aimoit à cause de Celadon, l'en pressa avec trop d'instance. Pâris qui desiroit sçavoir où étoit Diane, lui demanda s'il ne connoissoit point la bergere qui étoit assise auprès de Phylis. Lycidas après l'avoir observée, répondit que c'étoit Astrée. Après quoi Leonide reprenant le discours qu'ils avoient commencé, poursuivit de la sorte. «Pourquoi, berger, en voulez-vous à cette bergere ? Si elle est la cause de l'amour que vous avez pris, ne l'est-elle pas aussi des perfections que cet amour vous donne ? J'avoue, dit le berger,
Amour, ne brule plus, ou ne brule qu'en vain,
Et son arc sans vertu demeure dans sa main.
Ou bien s'il fait aimer, aimer est autre chose
Qu'au bon vieux tems ; & les loix qu'il propose
Sont contraires aux loix qu'il nous donnoit à tous.
Car aimer & haïr c'est maintenant le même,
Puisque pour bien aimer il faut être jaloux.
Que si l'on aime ainsi, je défens que l'on m'aime.
Silvandre qui vouloit donner à Lycidas autant de jalousie qu'il pourroit, voyant Phylis attentive à ce qu'elle chantoit, & la bergere Astrée uniquement occupée du souvenir que lui rappelloient ces paroles, il s'avanca vers Phylis, & se jettant à ses genoux il lui baisa la main, puis en se relevant il l'avertit que Pâris & la nymphe arrivoient. Leonide étoit si près, que la bergere obligée de se lever n'eut pas le
Après les saluts reciproques, ils s'assirent tous sous le même arbre, & Silvandre, pour desesperer Lycidas, se remettant aux genoux de Phylis, «belle bergere, lui dit-il, quel terme avez-vous établi à mes services ? combien de temps encore me ferez-vous souffrir ? Du moins, si je souffre, si je sers, si vous triomphez de moi, je ne veux pas que vous soyez exemte d'inquietudes ; ou vous employerez contre moi toutes vos forces, tous vos artifices, ou je demeurerai le vainqueur.» Phylis entendant bien que le berger vouloit parler de la gageure qu'ils avoient faite à qui se feroit plus aimer de Diane, entendoit ces mots dans leur veritable sens, au lieu que la jalousie de Lycidas les lui faisoit entendre autrement. Phylis le comprit, & pour le détromper, elle fit cette réponse à Silvandre : «Souvenez-vous, berger, que s'il me falloit employer tant d'artifices, ce seroit contre un autre berger, & que pour triompher de vous il me suffiroit de dire, je veux vaincre. Personne en cette contrée n'ignore votre pouvoir, repartit Silvandre, & je l'ignore moins encore que tous
Phylis sentoit assés que c'étoit un jeu de la part de Lycidas, mais la peine même que ces discours faisoient à Phylis, fortifioient les soupçons du berger ; elle dit donc à Silvandre : «Je pense en verité que vous avez gagé de me déplaire, en me tenant un pareil langage, ou que vous venez l'étudier ici, pour le mieux repeter à votre maitresse. En ce cas, interrompit Astrée, il vaudroit mieux qu'il vous parlât, comme si en effet vous étiez Diane. N'importe, dit Silvandre, pourvu que je lui exprime toute ma tendresse.» Il alloit continuer, lorsque Phylis le conjura de la laisser tranquille, & d'aller plus tôt secourir Diane qu'elle avoit laissée à la porte de sa cabane dans un étrange embarras, parce que Florette sa brebis chérie se mourroit. «Si vous me l'ordonnez, repliqua Silvandre, & si vous daignez prendre soin de mon troupeau jusqu'à mon retour, j'obéis.» Phylis lui donna
Silvandre s'assura bien-tôt que Phylis ne l'avoit point trompé. Il apperçut Diane assise par terre, & tenant dans son sein sa brebis cherie. Tantôt elle lui souffloit dans la bouche, tantôt elle y mettoit du sel, mais toujours sans effet. La brebis ne revenoit de son assoupissement que pour retomber aussi-tôt. Diane se lamentoit, elle accusoit une voisine de sortilége, lors que Silvandre s'approcha, & lui demanda après l'avoir saluée ce qu'elle faisoit ainsi par terre. «Je n'ai pas besoin de vous l'apprendre, dit-elle : regardez seulement en qu'el état est Florette.» A l'instant le
Au même temps elle rassemble son troupeau, & le pousse vers le carrefour de Mercure, charmée de la guérison de Florette. Elle apprit en chemin que Pâris & Léonide étoient avec les bergeres qu'elle cherchoit, & bien-tôt elle les vit s'avancer de son côté. Pâris que le déplaisir de Diane rendoit inquiet, s'étoit levé le premier, & tous les autres venoient avec lui pour essayer de secourir Florette. Mais lorsqu'ils
Cependant ils approchoient du carrefour, sans remarquer les personnes qui y étoient, & Leonide les montra à toute la troupe, pour sçavoir si personne ne les reconnoîtroit. «Je les ai vues souvent, répondit Lycidas, ils habitent le hameau qui touche Mont-verdun. Ils n'en sont point originaires ; c'est des étrangers que la fortune de leurs peres a contraints de se refugier dans cette contrée. Si vous êtes curieux de voir une beauté
A peine Lycidas avoit fini, que les étrangers arriverent près du terme, & que l'on pût reconnoître, à voir Celidée, que Lycidas n'avoit point imposé sur sa beauté : Pendant qu'ils la consideroient attentivement, Leonide curieuse de sçavoir le sujet de leur differend, s'avança vers Celidée, & la pria instamment de s'asseoir avec sa compagnie sur les degrés du terme, & d'y attendre à l'ombre des sicomores, que la grande chaleur fût tombée. La bergere n'ignoroit pas le respect qu'elle devoit à la nymphe ; d'ailleurs elle étoit ravie d'éviter l'importunité des deux bergers ; elle obéit donc à Leonide, & lorsqu'ils alloient prendre leurs places, Diane arriva. Cependant Lycidas ne pouvant supporter Silvandre auprès de Phylis, quand il le vit
Leonide fit asseoir Celidée auprès d'elle ; Astrée étoit de l'autre côté. Diane se plaça près de l'étrangere, & Pâris auprès d'elle. Et Phylis s'étant assise près d'Astrée, Silvandre demeura debout, aussi-bien que Thamyre & Calydon. S'ils s'étoient assis autour du terme ils auroient tourné le dos aux bergeres. Lorsqu'ils furent arrangés de la sorte, la nymphe pour rassurer Celidée, rompit le silence en ces termes : «Belle Celidée, le bruit de votre beauté est venu jusqu'à nous, & nous a donné la curiosité de sçavoir qui vous êtes, & quelle est votre fortune. Lycidas nous a dit quelque chose de votre differend avec ces deux gentils bergers ; mais nous souhaiterions d'en sçavoir la verité par votre bouche même. Madame, répondit l'étrangere, vous avez trop de bonté de vouloir bien entendre le recit de nos dissensions ; mais dispensez-moi de le faire, puisqu'aussi bien il n'y va point de votre service, & que je ne le pourrois sans me rappeller le souvenir de mes déplaisirs. Madame ; interrompit Calydon, souffrez qu'à son refus je vous raconte ce que vous desirez sçavoir ; je veux bien que ce soit devant elle & devant Thamyre, afin qu'ils me démentent
Leonide, pour mettre fin à leur dispute, leur proposa de tirer au sort à qui parleroit le premier, puisqu'ils ne pouvoient s'accorder
HISTOIRE
DE CELIDÉE, DE THAMYRE
ET DE CALYDON.
Puisque le grand Thautates m'a choisi pour vous raconter nos dissensions, je proteste d'abord que je ne déguiserai en rien la verité. Je demande seulement qu'après que Celidée & Calydon auront allegué leurs raisons, on me permette aussi de rapporter les miennes. Sçachez donc, grande nymphe, que nous habitons un hameau près de Mont-verdun, mais que nous ne sommes point de cette contrée, que nos peres descendoient de ces Boïens, qui sortirent de la Gaule au temps de Bellovése, & chercherent au delà des Alpes de nouvelles demeures, qu'après plusieurs siecles ils furent chassés par les Romains, des villes qu'ils avoient eux-mêmes bâties ; que les uns dépouillés de leurs biens se retirerent au delà de la forêt Hircinie,
Je craignois d'ailleurs que quelqu'un n'abusât de sa simplicité, & la voyant recherchée de plusieurs, je lui faisois sans cesse valoir l'estime que l'on fait de la constance & de la fidelité : je lui representois combien les bergeres volages sont méprisées, que les bergers sont presque toujours trompeurs, infideles, & qu'il ne falloit pas même les écouter. A quoi m'ayant répondu un jour, qu'elle ne devoit donc pas m'écouter moi-même, je
Je vous raconte ces naïvetés, madame, afin que vous connoissiez mieux la nature de mon affection pour Celidée, les soins que j'ai pris de son éducation, & la reconnoissance qu'elle me doit de ce que je n'ai point abusé de sa simplicité. Peut-être ces mêmes naïvetés vous feront trouver étrange que j'aye pu m'occuper serieusement de la bergere à qui elles échapoient. Mais si vous daignez vous souvenir que l'amour est enfant, & qu'il aime sur tout la jeunesse, vous jugerez bien que devant subir sa tyrannie, rien ne convenoit davantage à la pureté de mes intentions,
Au même temps Calydon revint de la province des Boïens ; il étoit alors agé d'environs dixhuit ans, il avoit la taille belle & plus grande que ne le comportoit son âge, le visage gracieux, & dans toutes ses manieres un air noble audessus de sa condition, mais sans fierté. Je l'aimois auparavant parce qu'il m'étoit allié, & que mon oncle me l'avoit recommandé ; mais il me parut si aimable à son retour que lui donnant toute mon amitié, je lui destinai après ma mort mes troupeaux & mes pâturages qui ne sont pas à dedaigner. Pour l'obliger même à quelque retour pour moi, je lui declarai mon dessein, & j'en fis part à nos proches & à nos voisins. Je prévis bien qu'il pourroit aimer Celidée, sans sçavoir mon intention. Je lui ouvris donc mon cœur, & lui défendis de l'aimer autrement que comme sa sœur. Il me le promit avec serment, mais à
En sortant il me prit à l'écart, & me tint ce discours : «Peu s'en faut que je n'aye déja vu trois siécles ; il y en a plus de deux que je fais la profession de myre, & je ne l'ai pas faite, puisqu'il a plu à Thautates, sans reputation. J'ai toujours été appellé chés tous les principaux de la contrée, ainsi je dois avoir quelque experience. Je vous dirai donc que le mal de Calydon est moins dans le corps que dans l'esprit, & si le corps en est atteint, ce n'est qu'à cause de l'étroite union qu'il a avec l'esprit malade. Toute dangereuse qu'est cette espece de maladie, elle l'est moins que celle du corps ; il n'y en a point de l'ame qui soient incurables, parce qu'elle n'est point sujette à la corruption. Je vous dis ces choses, afin que vous ne desesperiez point de la
Le myre qui étoit intelligent, considere ses yeux, il les trouve plus vifs, plus étincelans, il reconnoit un si grand changement dans Calydon, que pour s'assurer que Celidée étoit la cause du mal, il attendoit seulement qu'elle fût entrée. Quand elle s'approcha de lui, quand elle lui parla, son poux, ses yeux, sa couleur changerent
Le myre s'en alla, me laissant bien plus malade que Calydon. Je ne puis, madame, vous representer de quels sentimens mon ame fut combattue. Cederai-je Celidée, me disois-je à moi-même ? L'amitié le demande, mais l'amour le défend. Si je ne la donne à Calydon, c'est fait de lui : & si j'y renonce, comment pourrai-je vivre moi-même ? Mais, continuois-je, Calydon est jeune, & par consequent dans un âge où l'on ne peut resister à ses passions, & toi qui as déja passé ces premieres fureurs de la jeunesse, veux-tu te montrer
Ces considerations, je l'avoue, me déterminerent à me priver de Celidée pour la donner à Calydon. Mais que n'eus-je point à souffrir pour en venir à l'execution ? Je commençai par le berger, je lui declarai que je connoissois son mal, & que j'y voulois remedier. Il nia d'abord, mais enfin il avoua tout les larmes aux yeux, & me demanda pardon d'un air si sincere, que je lui pardonnai en effet, imputant à une force superieure l'offense qu'il m'avoit faite. Lorsque je parlai à Celidée, c'est là que je trouvai de la difficulté. Loin
Je lui representai combien le mal du berger m'avoit touché, combien sa vie m'étoit chere. J'ajoutai que si je venois à le perdre, je serois inconsolable, que les plus sçavans myres m'assuroient que son mal ne procedoit que de tristesse, mais qu'en ignorant le sujet, tout ce que je pouvois faire, étoit de prier tous ceux qui m'aimoient de s'étudier à le divertir, & à reconnoître son mal ; qu'étant la personne du monde que j'aimois le plus, elle étoit aussi plus obligée à entrer dans ces vues : que je la conjurois donc par toute notre amitié de voir le berger le plus souvent qu'elle pourroit, de jouer, & de passer le temps avec lui. Celidée qui m'aimoit veritablement me le promit. En effet elle n'y manquoit point, & si d'un coté je recevois quelque satisfaction de ses visites, de l'autre j'en étois si affligé que j'ignore comment j'ai pû vivre.
J'avois cru que cette familiarité engageroit la bergere à quelque bien veillance pour Calydon ; mais elle ne changea point de volonté. Cependant Calydon profita de ses visites, il commença de se remettre en peu de temps, mais il ne se rétablissoit point entierement. Celidée s'en ennuyoit, & je vis bien que mon dessein ne m'avoit pas reussi. Je songeai donc à dresser une autre batterie, je m'adresse à Cleontine, je lui déclare mon amitié pour Calydon, l'intention que j'avois de lui donner après ma mort mes troupeaux & mes pâturages, je lui exaggere le merite du berger, ses vertus, sa naissance, sa passion pour Celidée, & je n'omis rien enfin de ce que je crus pouvoir hâter cette alliance. Jugez mainrenant, grande nymphe, si je n'y procedois pas serieusement, & si Calydon doit manquer de reconnoissance pour Thamyre. Cleontine regarda ce parti comme avantageux, & dès lors elle me jura d'employer tout son crédit en faveur de Calydon. Elle ajouta neanmoins que Celidée avoit une mere qui l'aimoit infiniment, qu'elle avoit besoin de son consentement, qu'elle tâcheroit de l'avoir, & que cependant elle disposeroit l'esprit de Celidée. Ainsi cherchois-je par tous les artifices imaginables à me priver du seul bien qui peut me rendre heureux & je
Il arriva donc que Cleontine fit part à Celidée de la proposition que je lui avois faite. Avant que de lui demander son avis, elle lui declara le sien, & pour le fortifier elle ajouta que c'étoit moi qui en avois fait la premiere ouverture. Celidée peut vous dire, madame, combien elle fut touchée de ce discours, elle eut peine
A ces mots, elle tire de son col une chaîne de paille que je lui avois donnée,
J'avoue, madame, que j'étois penetré de ces reproches, & que je me trouvois seul coupable. Cependant je persistai dans la resolution que j'avois prise de sacrifier à Calydon toute ma felicité. Enfin Calydon sçut que j'avois parlé à Cleontine, & ne s'étonnant point alors que Celidée ne vînt le voir, que quand Cleontine le lui commandoit, il reprit en peu de temps sa premiere santé. Cependant Celidée qui vit bien que j'avois gagné Cleontine, se jetta aux piés de sa mere, & sçut tellement l'attendrir, qu'elle lui jura que jamais elle ne seroit mariée contre sa volonté. Celidée au comble de ses vœux, nous fit avertir de ce qui s'étoit passé, elle croyoit n'avoir point obtenu ce qu'elle desiroit, si nous l'ignorions.
Je ne puis vous exprimer, grande nymphe, quels furent alors mes sentimens. D'un côté je craignois que Calydon ne retombât malade, & de l'autre je voyois avec douleur que nous perdions Celidée.
Dans cette idée je vais trouver la bergere, je lui explique les raisons qui m'ont contraint d'en user de la sorte avec elle, & je la suplie d'oublier un crime que l'amitié seule m'avoit fait commettre, je mets tout en usage pour obtenir ce pardon, mais inutilement, & depuis je n'en ai pas même eu un regard favorable. Tandis que je lui parlois, Calydon arriva. Il croyoit que je servirois son amour, mais quand il eut entendu mes discours, quel fut son étonnement ! Il n'osa d'abord éclater en reproches ; il s'éloigna seulement, puis pliant les bras sur son sein, ô dieux, dit-il, à qui faut-il desormais se confier ! celui qui a nourri mon enfance, que j'appellois mon
Cependant Celidée pour nous insulter également : «Ne disputez point, dit-elle, à qui doit être Celidée ; vous ne l'aurez jamais ni l'un ni l'autre ; vous Calydon, parce qu'elle ne vous aima jamais, & vous continua-t-elle, en se tournant vers moi, parce que vous vous êtes rendu indigne de l'amour qu'elle vous portoit.» Elle nous échape à l'instant, & nous laisse interdits & confus. Nous nous separons Calydon & moi ; Calydon ne rentra plus dans sa cabane, & se retira chés un de ses parens, sans lui expliquer le sujet de sa fuite. Il s'est passé plus de trois lunes depuis cette separation, & depuis nous n'avons pu tirer un mot obligeant de Celidée. Plus elle nous voit obstinés à l'aimer, plus elle s'obstine à nous haïr. Cependant mon amour pour elle, loin de diminuer, augmente chaque jour ; & je suis persuadé que si elle maima autrefois, parce qu'elle se croyoit aimée, elle m'aimeroit encore plus aujourd'hui, si elle sçavoit que mon amour est plus violent qu'il ne le fut jamais.
LIVRE SECOND.
Ainsi parla Thamyre pour apprendre à la nymphe ce qu'elle avoit desiré sçavoir, & s'étant tû quelque temps, il poursuivit en ces termes : «Or, madame, nous nous sommes rencontrés par hazard au sortir du Lignon avec cette bergere, & nous tâchions de lui prouver qu'elle devoit nous aimer l'un ou l'autre. Je lui disois moi que son choix devoit me regarder, & Calydon, que j'ai comblé de bienfaits, soutient qu'il doit avoir la preference. Je sçai, grande nymphe, que vous entendez mes raisons beaucoup mieux que je ne puis les
Leonide, après avoir remercié Thamyre de la peine qu'il avoit prise, l'assura que s'ils la trouvoient capable de prononcer sur leur differend, elle les jugeroit, mais à condition qu'ils se soumettroient à son jugement. Alors Thamyre se jettant à genoux, «Grande nymphe, dit-il, je remets ma destinée entre vos mains. Si je contreviens à votre décision, je veux que nos druydes me declarent indigne d'assister à leurs sacrifices, & que nos bocages sacrés, nos chênes celestes me soient pour jamais interdits. Et moi, dit Calydon, que le guy, que l'œuf salutaire me soient funestes, que Thautates anime les serpens contre moi pour me persecuter, jusqu'à ce que leur venin se soit insinué dans mes entrailles, si je ne me soumets avec respect à votre jugement. Et vous, belle bergere, dit Astrée, ne voulez-vous pas vous delivrer de l'importunité de ces deux bergers, en prenant
Soyez donc assurée, madame, dit-elle en s'adressant à Leonide, que je vous obéirai, puisque je sçai que ce sont les dieux mêmes qui me parleront par votre bouche. Cela étant, ajouta Leonide, je vous promets à tous trois que je vous donnerai un jugement aussi équitable que je voudrois le recevoir moi-même. Et pour me conduire plus surement, je veux que Pâris, ces gentilles bergeres, & Silvandre me disent leurs avis quand ils vous auront entendus.
DISCOURS DE CALYDON.
Amour, dieu puissant qui m'as soumis à tes loix, écoute la priere du plus tendre amant qui ait été, & m'inspire en ce moment tout ce que tu me representois toi-même, lorsque ne pouvant plus soutenir les mépris de Celidée, je voulois m'éloigner d'elle ! Que la nymphe persuadée de la bonté de ma cause, ordonne avec toi que la bergere à qui tu m'as donné, & que Thamyre m'a cedée, soit à moi, malgré ses mépris, & la violence du berger qui veut me la ravir. J'entens, ô grande nymphe, le dieu que j'ai reclamé, il va guider ma langue, & graver mes paroles dans vos cœurs. Sans un secours si puissant, madame, je n'oserois parler contre la personne du monde à qui j'ai le plus d'obligation. Car j'avoue que je dois plus à Thamyre qu'à l'auteur de ma naissance ; il m'a nourri dès le berceau, il m'a élevé, il a pris soin de mes troupeaux, &
Et d'abord, que répondra Celidée, si je l'appelle devant le trône de l'Amour, & si je porte au dieu ces plaintes : la bergere qui paroît en ta presence, est celle que tu m'as ordonné d'aimer : si j'ai hesité à t'obéir, si je ne l'ai pas fait jusqu'à ce jour, si je ne suis pas déterminé à finir mes jours en ton obéissance, Amour qui lis
Celidée pourroit-elle se justifier, grande nymphe, & ne seroit-elle pas condamnée à me donner amour pour amour, sans que Thamyre pût s'y opposer ?
Car que peut-il prétendre sur ce qu'il a donné librement, & dont il s'est dépouillé par devoir en ma faveur ? Loin qu'il puisse me disputer Celidée, il seroit obligé à me la conserver envers & contre tous, puisque c'est de lui que je la tiens. Mais, dira-t-il, je te l'ai donnée sans te devoir rien, &
Les dieux me sont témoins, mon pere, car, à moins que vous ne me le défendiez,
Mais, direz-vous, je te croyois trop bien né pour l'aimer contre ma défense, & pour la regarder autrement que comme ta sœur. Est-il possible, sage Thamyre, que vous ayez oublié quelle est l'imprudence de la jeunesse, & avec quelle fureur les hommes se portent toujours vers ce qui leur est interdit ? Me défendre de l'aimer, n'étoit-ce pas irriter mes desirs !
Mais, me direz-vous encore, ne te permis-je pas de l'aimer comme ta sœur, afin que tu ne manquasses ni à Thamyre, ni à toi ? Quel ordre, ô grande nymphe ! Thamyre
Peut-être se plaindra-t-il que j'ai blessé le respect que je lui devois. Helas qu'il se souvienne que c'est malgré moi, & même qu'il ne peut s'en plaindre, puisque j'aurois mieux aimé mourir, que de rien faire paroître de mon amour ! La peine qu'il eut à penetrer mon secret, lorsque j'étois entre les bras de la mort, justifie assés ce que j'avance. Que si le sage myre reconnut la cause de mon mal, à mon poux, & aux changemens de mon visage, helas, si Thamyre s'en plaint, qu'il loue auparavant le respect que je lui rendois en aimant mieux mourir, que de découvrir mon mal ; & qu'il blâme ensuite la nature de ne m'avoir pas donné autant de pouvoir
J'avoue que jamais pere ne donna une plus grande preuve de tendresse, que Thamyre m'en a donnée, lorsqu'il a bien voulu se priver de Celidée en ma faveur. Mais aujourd'hui qu'il veut me la ravir, ne puis-je pas dire que jamais pere ne traita plus cruellement un fils, que Thamyre traite Calydon ? Tous ses bienfaits se tournent maintenant en autant d'offenses. Car, Thamyre, que m'importe que vous ayez élevé mon enfance, que vous m'ayez fait instruire, que vous ayez conservé mes troupeaux & mes pâturages, que vous m'ayez destiné votre succession ? Que m'importe enfin que, pour me rendre la vie, vous vous soyez privé de ce que vous aviez de plus cher, & que vous me l'ayez donné, si le reprenant aujourd'hui vous me preparez une mort mille fois plus cruelle que la premiere, & si sans la possession
Si vous voulez qu'elles vivent toujours, joignez-vous à moi, avouez ce que je vais dire en votre nom à Celidée. Et vous, bergere, écoutez mes paroles, comme si Thamyre les proferoit lui-même. Est-il possible, vous dit-il, que ma priere n'ait rien pû sur vous, puisque le merite de Calydon & la violence de son amour ne vous ont point touchée ? Ne m'avez-vous pas juré mille fois que votre amitié pour moi me donnoit tout pouvoir sur vous ? Pourquoi donc me resistez-vous aujourd'hui ? Vous ai-je proposé un berger qui fût indigne de votre amour ? Il n'y a peut-être point de bergere dans toute la contrée, qui ne regardât Calydon comme un parti avantageux. La sage Cleontine, votre mere qui par un excès de tendresse ne veut point contraindre votre choix, en juge ainsi. Mais, direz-vous ; c'est vous que j'aime Thamyre : & je n'en puis aimer un autre ; c'est à vous que j'ai donné toute puissance sur moi, excepté celle de donner ma volonté à quelqu'autre.
Cette declaration a dequoi me plaire
Grande & sage nymphe, ces paroles
Calydon finit de la sorte, avec une profonde reverence, ensuite il s'approcha de Celidée, & se mit à ses genoux, en attendant que l'on répondit à son discours. Thamyre s'avança dans ce moment, mais Leonide lui dit que Celidée devoit parler avant lui, puisque Calydon avoit touché en premier lieu ce qui la concernoit. Celidée prit donc ainsi la parole, en rougissant d'une honnête pudeur.
RÉPONSE DE CELIDÉE.
Je suis peu accoutumée, grande nymphe, à parler sur la matiere qui se presente ; ainsi la rougeur qui s'est répandue sur mon visage, & ma voix tremblante ne doivent point vous rendre suspecte la bonté de ma cause. Si je n'en étois persuadée, je n'aurois pas la hardiesse d'ouvrir la bouche
Mais par où commencer, & quel secours implorer en ce périlleux combat ? Périlleux, dis-je, puisque de la victoire dépend tout mon bonheur ? & qu'il s'agit de vaincre des monstres qui veulent que j'aime & que je haïsse à leur gré.
J'ai appris de nos sages druydes que le grand Hercule que nous voyons sur nos autels, la massue à la main, une peau de lion sur les epaules, & des chaînes d'or dans la bouche, qui tiennent tant d'hommes attachés par les oreilles, fut jadis un heros qui exterminoit les monstres par la force de son bras, & persuadoit la vertu par son éloquence. A qui dois-je plus tôt recourir qu'à ce heros, qui aima, comme je l'ai oui dire, une de nos Gauloises, & qui sans doute ne me refusera point à sa consideration l'assistance que j'implore ? Je te conjure donc, ô grand Hercule, par ta valeur, & par la belle Galatée notre Princesse, de me délivrer des monstres
Et d'abord, Calydon, comment oses-tu me citer devant l'Amour ? crois-tu que s'il est le dieu des insensés, son pouvoir s'étende sur des bergeres qui rougiroient de prononcer son nom, ou même de l'entendre ? Tu viens d'appeller devant son trône une bergere qui l'a toujours bravé. Et quelle esperes-tu que soit ma réponse ? Ne pense pas, berger, que je m'excuse ni envers lui, ni envers toi, tant que tu ne m'allegueras point de meilleures raisons que ses ordonnances ; je fais encore une fois profession de les mépriser. Mais quand je m'y conformerois, quelle seroit ma récompense ? Voila, diroit-on, voila la bergere de toute la contrée la plus tendre. Titre sans doute fort honorable pour une fille bien née ! Cesse donc de m'appeller devant ton dieu, je ne veux point en reconnoître la puissance, & je men declare ennemie.
Si tu veux que je te réponde, presentons-nous au tribunal de la Vertu ou de la Raison ; & certe à laquelle des deux que tu veuilles te soumettre, nous n'avons besoin que de la grande nymphe qui daigne écouter nos differends ; c'est donc en
Mais, madame, ne lui ordonnerez-vous point de me répondre, afin de tirer de sa bouche même la connoissance de la vérité ? Je te demande donc, berger, comment je t'inspirai de l'amour ? Tu ne répons point ? Commandez, madame, qu'il me réponde. Et Leonide le lui ayant ordonné. «Vous le sçavez aussi-bien que moi, dit-il. Mais puisqu'il faut que je parle, la premiere de vos faveurs fut de vous montrer à mes yeux au sacrifice du sixiéme de la lune.» N'y avoit-il à ce sacrifice, ajouta Celidée, d'autre bergere que moi, ni d'autre berger que Calydon ? «Toutes les bergeres, & tous les bergers du hameau y étoient, répondit-il.» Et que fis-je, repliqua la bergere, pour t'attirer ? «Bien loin, dit Calydon, que vous ayez rien fait (& c'est par là que vous devez reconnoître que les dieux ont ordonné de notre amour) vous ne tournâtes pas même les yeux vers moi, & je vous aimai pourtant aussi-tôt que je vous apperçus,
Alors la bergere poursuivit en ces termes :
Grande & sage nymphe, vous entendez par sa bouche même, que s'il m'a aimée, je n'ai en rien contribué à son amour. Mais que me répondra-t-il, si devant le trône de la Raison, je lui dis : Tu m'as aimée, dis-tu, & je dois t'aimer à mon tour ; mais entens la réponse de la Raison : En aimant Celidée, tu l'as offensée,
Dis-moi, puisque tu as été si bien instruit par les soins de Thamyre, en quel lieu tu as appris qu'il seïoit à une bergere bien née d'aimer & de souffrir qu'on l'aime ? Si cette idée n'est établie que parmi ceux qui tiennent le vice pour vertu, ne m'offenses-tu pas infiniment, en exigeant de moi ce qui est contraire à mon devoir ? Tu m'as aimée, dis-tu, parce qu'une puissance invincible le vouloit ainsi : & quelle obligation dois-je t'avoir si tu m'aimes malgré toi ? Tu t'excuses envers Thamyre de ce que tu m'aimes malgré sa défense, parce que l'on ne peut t'imputer à crime ce qui ne dépend pas de toi ; comment donc penses-tu mériter quelque récompense, puisque ton action est involontaire. Ou déclare-toi coupable envers Thamyre, ou cesse de demander le salaire d'un service forcé. Ton amour m'a-t-il rendue plus belle ou plus vertueuse ? S'il ne m'en est revenu que chagrins, que déplaisirs, n'es-tu pas insensé, Calydon, de prétendre une récompense, quand tu ne mérites que des châtimens ? Ou plus tôt quelle audace est la tienne, de me demander des graces en presence de la nymphe ;
Mais je t'entens me reprocher, que pour conserver tes jours, je ne devois point te donner des esperances. C'est ici, Calydon, que je dois te nommer ingrat. Qui se plaignit jamais d'avoir reçu des graces au lieu de la vengeance qu'il devoit attendre ? Quoi ! parce que je n'ai pas voulu ta mort, je suis coupable de ta vie ? Au reste, ne m'accuse, ni ne me loue ; c'est ici une de ces actions qui étant forcées ne doivent être ni recompensées, ni punies.
Je ne pus la refuser à l'affection de Thamyre. Tu souris, Calydon, il te semble que m'étant déclarée ennemie de l'amour, je ne devois pas avouer que l'amour eût eu ce pouvoir sur moi. Mais ne puis-je pas chérir l'amitié, cette vertu qui fait estimer les choses comme elles doivent l'être ? J'ai oui dire, grande nymphe, que l'on pouvoit aimer en deux manieres ; l'une qui est reglée par la raison, & on me l'a nommée amitié ; l'autre qui n'a d'autre regle que les desirs, & l'on m'a dit qu'elle s'appelloit amour. De la premiere façon nous aimons nos proches, notre patrie, & les personnes vertueuses ; ceux qui aiment de la seconde, sont comme transportés hors d'eux-mêmes, & commettent tant de fautes, que le nom en est aussi odieux, que celui de l'autre est respectable. J'avouerai
Si Calydon me demande comment je puis distinguer ces deux sortes d'affection, puisqu'elles empruntent souvent l'apparence l'une de l'autre. Je lui répondrai que c'est la sage Cléontine qui m'a appris à les distinguer. «Ma fille, me disoit-elle, mon experience m'a fait connoître que la plus sure connoissance vient des effets. Ainsi pour démêler de quelle façon nous sommes aimées, considerons les actions de ceux qui nous aiment. Si nous remarquons qu'elles soient contraires à la raison, à la vertu, au devoir, ayons-les en horreur ; si elles ne passent point les limites de l'honneur, du devoir, chérissons-les, estimons-les comme vertueuses.»
Voilà, berger, ce qui m'a fait connoître que je devois cherir l'affection de Thamyre, & détester la tienne. Car quels effets a produits celle-ci ? des violences, des transports, le desespoir. Au contraire dans l'affection de Thamyre rien que de vertueux. Elle a commencé dans un temps où l'on ne pouvoit pas même soupçonner Thamyre de vues criminelles. Et dans tout son cours il ne s'est rien passé dont l'honnêté puisse s'offenser. Enfin pourquoi a-t-elle cessé ? pour les raisons qu'il vous a lui-même expliquées. Voilà encore une
Tu diras peut-être que j'ai donne sur moi toute puissance à Thamyre, que ce berger m'a remise en tes mains, & que je ne puis m'opposer à sa disposition. Mais voici quel est ton raisonnement : Je te choisis pout mon époux ; puisque tu l'as été quelque temps, tu peux me donner à un autre. Apprens, Calydon, que si je donnai toute puissance à Thamyre sur moi, c'est que je l'aimois, & que je l'aimai parce qu'il m'aimoit. Maintenant qu'il ne m'aime plus, il n'a plus de pouvoir sur moi.
Mais, diras-tu encore, il jure qu'il t'aime toujours, & que c'est la raison seule qui l'oblige à te remettre à un autre. Je n'en croi rien, berger ; mais si la raison à tant d'empire sur lui, pourquoi n'en auroit-elle point sur moi ? La nature me deffend de t'aimer, puisqu'elle mit dans mon cœur, dès que je te vis, une haine invincible pour toi. Sois certain, Calydon,
Voilà, madame, ma réponse aux foibles raisons de Calydon ; il me reste à combatre un ennemi bien plus dangereux, & qui me porte des coups bien plus sensibles. C'est de l'ingrat Thamyre que je parle, de Thamyre que j'aimai veritablement, & de qui je crus être aimée, mais helas que me demande-t-il maintenant ? peut-il croire que je respire encore, après qu'il m'a remis entre les mains de son plus cruel ennemi ? Comment ose-t-il prétendre que je l'aime, quand il a cessé de m'aimer, & qu'il m'a forcée à ne l'aimer plus ? car je l'aimai, j'en conviens, mais qu'il ne trouve point étrange que je ne l'aime plus, puisqu'il a cessé le premier. Il m'a fait plus d'outrage que je ne lui en fais ; mais je ne m'en plains pas ; seulement qu'il ne me demande plus ce qui n'est plus en mon pouvoir. Ignore-t-il que tant que notre
Il m'a sacrifiée, dit-il, pour sauver Calydon ; il l'aimoit donc plus que moi. J'y consens. Mais ne lui suffit-il pas que son sacrifice ait été reçu, & que son cher Calydon vive ? Ce qu'il a voué aux manes de son frere, veut-il le lui ravir par une horrible ingratitude ? Quitte ces sentimens ; Thamyre, le ciel te puniroit, n'espere pas que jamais je m'abaisse jusqu'à des mortels, après avoir été offerte aux dieux pour le salut de Calydon. N'y auroit-il pas une imprudence extrême à me remettre entre les mains de qui m'a si mal conservée, & dont je préférois l'estime à celle de tous les autres hommes ? Quoi, Thamyre, voudrois-tu reprendre ton premier empire sur moi, afin de me sacrifier de nouveau à Calydon, s'il retomboit malade, ou à quelque autre de tes proches ou de tes amis ? Qu'il te suffise de m'avoir réduite
Celidée finit de la sorte, & faisant à la nymphe une profonde reverence, elle témoigna qu'elle n'avoit plus rien à dire. Leonide ordonna donc à Thamyre de parler pour sa défense ; & Thamyre commença en ces termes :
RÉPONSE DE THAMYRE.
Qu'il m'est douloureux, grande nymphe, de me voir outragé par un berger & par une bergere qui me doivent leur éducation ! Après l'abus qu'ils en font contre moi, s'il me reste quelque esperance de vie c'est uniquement dans l'équité de votre jugement. Mais quelque sensibles que soient les coups qu'ils me portent, j'aime bien mieux les recevoir que les donner. Peut-être que vous reconnoîtrez tous deux votre faute, & que vous vous repentirez de votre ingratitude. Alors ces discours artificieux que vous employez à me perdre, vous les tournerez en reproches contre vous-mêmes ; mes enfans, je vous pardonne ces outrages ; si j'ai supporté votre jeunesse, je puis encore & je veux la supporter. Mais avouez du moins que pour en venir à cet excès d'indulgence, il ne falloit pas une affection moins forte que la mienne.
Je voi bien, madame, qu'ils sont insensibles à mes discours ; mais puisqu'ils demeurent obstinés, puisque les remedes que mon affection me suggeroit sont inutiles ; employons maintenant le fer & le feu. Voici donc les raisons de Calydon.
Tu m'as donné Celidée, & la confiance de mon pere, ton affection pour moi, l'esperance
Ingrat, tu veux te prévaloir contre moi, de ma bonté, de ma compassion ? Je t'ai donné Celidée ! mais pourquoi te l'ai-je donnée ? Pour te sauver la vie, tu le dis toi-même. Tu me dois donc la vie, & n'es-tu pas un monstre d'ingratitude de vouloir l'ôter à qui te l'a conservée ? Si je t'ai donné la bergere dans cette vue, quel tort te fais-je en la redemandant aujourd'hui ? Mais, diras-tu, c'est l'esperance de posseder Celidée qui m'a gueri, & si tu la reprens, je retombe dans le même peril. Illusion, grande nymphe ! l'experience est ici pour moi. Depuis qu'il est assuré que Celidée ne sera jamais à lui, il est plus réveur à la verité, mais sa santé est la même. Puis donc qu'il ne s'agissoit plus que de sa satisfaction, & que le peril étoit passé, j'ai crû pouvoir, sans lui faire injure, réprendre Celidée. Je veux qu'il y ait pour lui du danger ; il y en a de même pour moi ; & si je suis privé de la bergere, c'est fait de ma vie. Jugez, madame, s'il ne doit pas faire pour moi ce que j'ai fait pour lui. Je
Pardonnez, madame, à ma juste douleur ; elle étouffe ma voix, & m'empêche de lui répondre. Je dirai seulement en peu de mots, madame, que si pour lui avoir cedé la bergere, il me doit la vie, je le quitte de cette obligation, pourvu qu'il me rende Celidée. Ce qui prouve qu'il est hors de danger, c'est qu'il y a plus d'une lune que la bergere lui a fait entendre ses refus ? Elle lui a juré que l'on verroit plus tôt la terre & le ciel rassemblés, que Celidée unie à Calydon. S'il est convaincu que Celidée ne sera jamais à lui, n'est-il pas le plus ingrat des hommes de ne vouloir pas que je l'obtienne ? Je lui ai sauvé la vie, en me dépouillant de ce que j'avois de plus cher, & l'ingrat veut me la ravir, en retenant ce qui n'est point à lui, & ce qui n'y sera jamais.
Mais, grande nymphe, il me semble que nos disputes sont bien superflues, puisque son malheur & ma trop grande affection pour lui nous ôtent à tous deux un bien que nous nous refusons mutuellement. Quel droit, Calydon, peux-tu avoir sur une bergere qui ne t'aime point ? Celui de mon amour, diras-tu, & du don que tu m'en as fait. Mais, berger, comment pourrois-tu y prétendre par ton amour, puisqu'elle le rebute ? Et comment par le don que je t'en ai fait, puisque je n'ai pu te remettre autre chose que la part que j'y avois ? Or tout ce qui étoit à moi dépendoit de sa volonté ; si cette volonté s'est retirée de moi, quel pouvoir m'y reste-t-il ? Berger, tu n'as donc aucun droit sur Celidée, & tu n'y dois rien prétendre.
Voyons maintenant ce que j'y puis prétendre, moi ; dieux, quel seroit mon droit, s'il n'y avoit jamais eu de Calydon ! Une affection commencée avec la vie, des soins si perseverans, une recherche si constante, si honnête rendroient ma cause invincible, si ce berger n'avoit jamais été, ou s'il avoit suivi les conseils de la raison.
J'avoue, belle Celidée, que vous avez lieu de vous plaindre de moi ; & j'en suis pénétré de la plus vive douleur. Je vous ai outragée, je le confesse ; mais ne devez-vous pas montrer en me pardonnant, que
Mais, direz-vous, comment esperes-tu, Thamyre, de recevoir les fruits de mon affection, quand toi-même tu l'as sacrifiée ! Ha belle Celidée, je serois mort plus tôt, que de la sacrifier, cette affection ! Le myrte est l'arbre consacré à l'amour, pourquoi le changer en cyprès ? Le myrte est de cette nature, que plus il est coupé, plus il repousse de branches.
Mais je veux qu'en vous quittant j'aye commis une faute énorme ; croyez-vous qu'elle vous autorise à en commettre une semblable ? Si vous le croyez ainsi, puisque de mon éloignement vous prenez sujet de vous éloigner de moi ; ne devez-vous pas revenir à moi, quand je reviens à vous ?
Mais, dites-vous, je vous ai donnée à Calydon, c'est à lui que je dois vous demander. Ce discours me desespereroit, vu sa mauvaise volonté, si vous ne m'aviez dit mille fois qu'il m'étoit impossible de vous donner à lui. Or nous en sommes venus à ce terme qu'il faut que vous soyez à lui ou à moi. Si vous refusez d'être à moi, parce que j'ai été imprudent ; eh bien, Celidée, pour n'être point à Thamyre, vous serez à Calydon. Si vous refusez d'être à lui, vous revenez à moi necessairement, puisque vous m'apparteniez avant que je vous eusse donnée au berger. Pourquoi vous offenser que je vous aye sacrifiée au salut de Calydon ? Les victimes que l'on offre aux dieux ne doivent-elles pas être parfaites ? Et ne croyez pas que j'offense Thautates, en continuant de vous aimer, en desirant même de vous posseder ; puisque nous devons aimer Thautates, & que desormais je vous servirai avec toute sorte de respect & de soumission. Ne me demandez plus, je vous en conjure, combien de temps je vous conserverai, & si je ne vous sacrfierai point au salut de quelque autre. Je ne desire de vous ravoir que pour le
A ces mots il se jette aux genoux de la bergere, & l'arrose de ses larmes. Tous en furent émus, & Celidée même ; mais pour lui cacher son émotion, elle lui mit une main sur le visage, & tourna la tête de l'autre côté.
La nymphe voyant qu'ils n'avoient plus rien à dire, se leva, & tirant à part les bergeres, Pâris & Silvandre, elle leur demanda ce qu'ils pensoient de ce differend. Les avis furent d'abord partagés, mais après bien des discussions, quand ils eurent repris leurs places, Leonide prononça son jugement en ces termes :
JUGEMENT DE LEONIDE.
«Celidée a aimé Thamyre dès le berceau ; Thamyre étoit déja avancé en age quand il a aimé Celidée, & Calydon l'a aimée dès sa jeunesse. Celidée doit beaucoup à la vertueuse affection de Thamyre ; Thamyre à la memoire du pere de Calydon, & Calydon aux bons offices de Thamyre. Enfin Thamyre a
Pour ce qui regarde Thamyre & Celidée, nous declarons que Celidée a plus d'obligation à Thamyre, qui l'a élevée avec tant de soin, & aimée avec tant d'honnêteté ; mais que Thamyre a plus offensé Celidée, lorsqu'au mépris de son amour, il a voulu satisfaire aux obligagations qu'il croyoit avoir à Calydon. Cependant comme il n'y a point d'offense que l'amour ne doive pardonner, nous ordonnons, de l'avis de tous ceux qui ont entendu avec nous ce differend, que l'amour de Celidée l'emportera sur l'offense de Thamyre, & qu'en échange
Les bergers & la bergere se soumirent à ce jugement. Calydon seul en fut accablé. Déja il éclatoit en regrets, lorsque la nymphe qui l'avoit prévu, se leva tout à coup, pour se rendre chés Adamas, & après avoir salué les bergeres, elle pria Silvandre de les accompagner elle & Pâris, jusque hors des bois de Bonlieu, parce qu'ils craignoient de s'y égarer. Lorsqu'ils eurent passé le pont de la Bouteresse, ils renvoyerent Silvandre, & continuant leur route, ils arriverent chés Adamas qui alloit souper.
Pour Silvandre, il reprit son chemin, & laissant Bonlieu à main gauche, il entra dans la forêt, si occupé de Diane, qu'il ne voyoit pas même les objets qui frappoient ses yeux. Et voulant regagner son hameau, il vint sans y faire attention en un lieu du bois, où les arbres lui laisserent voir la lune qui étoit déja levée. Alors oubliant tout autre dessein, il se jette à genoux pour l'adorer à cause de la conformité de son nom avec celui de Diane. Puis s'étant relevé, il lui parla en ces termes :
Bel astre lumineux, qui dans un ciel serain
Eclairez de la nuit le visage effroiable,
Ne vous offensez point si je vous dis semblable
A la belle qui tient mon ame dans sa main.
Comme vous chastement elle s'arme le sein
De tant de cruautés qu'elle en est redoutable,
Et quiconque la voit, Actéon miserable,
Consumé de desirs l'appelleroit en vain.
Tous les feux de la nuit vous cedent en lumiere ;
Et des beautés Diane est toujours la premiere.
Rien ne trompe vos coups ; rien n'évite ses yeux.
Que vous vous ressemblez ! Non, elle est plus cruelle.
Le tendre Endymion vous fit laisser les cieux.
Il n'est point de mortel qui fléchisse la belle.
O dieux, s'écria-t-il ! Que deviendras-tu, Silvandre, s'il n'est point d'endymion pour elle. La nature ne lui auroit-elle donné tant de beauté, que pour ne lui point donner d'amour ? Les dieux ne l'ont-ils faite si belle, que pour n'être point aimée ? Ou veulent-ils que nous l'aimions uniquement pour nous consumer ? La lune en ce moment, comme pour l'inviter à demeurer davantage en ce lieu, parut briller d'une nouvelle clarté. Il resolut donc de passer en
La lune dans le ciel, Diane sur la terre.
La solitude du lieu, le silence & la clarté de la nuit l'auroient invité à s'entretenir plus long-tems de ces douces pensées ; mais s'étant enfoncé dans le bois il cessa de voir la lune. Alors revenant à lui même, & voulant se tirer d'un lieu si desagreable, à peine il avoit pensé à choisir un bon sentier, qu'il entendit une voix près de lui. Quelqu'occupé qu'il fût de son amour, il voulut sçavoir qui pouvoit comme lui passer les nuits dans un lieu si desert. Il jugea bien que ce devoit être quelque amant qui
Il alloit continuer, lorsque le berger l'interrompit de la sorte : «Mon pere, vos
Il y a long-temps, répondit le berger, que j'ai entendu discourir sur ce chapitre ; mais ce que j'ai souffert m'en avoit fait perdre le souvenir. Je me souviens maintenant qu'un de vos druydes prétendoit que l'amour étant un desir de la beauté, & que n'y en ayant que de trois sortes, celle qui tombe sous la vue, & que l'œil seul peut discerner ; celle qui consiste dans l'harmonie, & dont l'oreille seule est juge ; celle enfin qui consiste dans la raison, & que l'esprit seul peut appercevoir, il n'y avoit aussi que les yeux, que les oreilles, & que l'esprit qui dussent en jouir. Ah, mon fils, ajouta le druyde, qu'il y en a peu qui se reglent sur cette doctrine, toute connue qu'elle est ! Il ne faut donc point être supris que tant d'amans soient malheureux. Amour qui est le plus grand & le plus saint des dieux, ne peut souffrir que l'on profane sa pureté. Toutes ces jalousies,
Helas, mon pere, interrompit le berger en soupirant, quand Amour seroit le plus severe de tous les dieux, il ne trouveroit rien à reprendre dans mon affection ; elle a toujours été si respectueuse que la plus chaste vestale n'auroit pu s'en offenser ! Cependant quel berger fut jamais traité avec autant de rigueur ? Mon fils, répondit le druyde, il y a bien des choses qui different suivant les sujets où elles se rencontrent. Les maux que vous souffrez seroient des châtimens en d'autres bergers moins vertueux ; par rapport à vous ce sont des épreuves d'amour, qui tourneront enfin à votre avantage, & à votre bonheur. Cependant assurez-vous que votre bergere s'est déja repentie de ses injustes rigueurs.»
A ces mots, comme il étoit déja tard, le druyde se leva, & prit le berger
Silvandre eut beau écouter attentivement, il ne put s'assurer qui étoit le druyde, quoi qu'il crût le reconnoitre, pour le berger il ne le connut point du tout. C'est pourquoi il prit le parti de les suivre. Il esperoit de les reconnoitre à la clarté de la lune, quand il seroient hors du bois. Mais comme il ne les suivoit que de loin, de peur d'être apperçu, il les perdit entre les arbres, & ne put sçavoir depuis ce qu'ils étoient devenus. Il ne cessa pourtant de les chercher que quand la lassitude & le sommeil l'eurent contraint de choisir un lieu pour se reposer ; car il ne pouvoit regagner son hameau.
LIVRE TROISIÈME.
Silvandre ne s'éveilla que fort tard, parce que la nuit étoit déja très avancée, lorsqu'il s'endormit. Pour le berger qui s'étoit entretenu avec le druyde, il fut aussi matineux que l'aurore. Comme il demeuroit près du lieu où Silvandre s'étoit retiré, il arriva qu'en se promenant selon sa coutume, il apperçut le berger qui dormoit. Depuis plus d'un mois qu'il habitoit ce lieu, il n'avoit point encore rencontré de berger qu'il connût. La curiosité le porte à s'approcher doucement, & bien-tôt il reconnoit Silvandre pour un de ses plus intimes amis. Le souvenir de sa vie passée lui arracha des larmes ; il se retira aussitôt,
A ces mots, parce qu'il vit le berger faire quelques mouvemens, il s'éloigna encore plus, en disant assés haut : «Ah, belle bergere, jusqu'où va votre cruauté pour cet infortuné berger !» L'étranger connut bien qu'il dormoit ; mais ne sçachant quel berger il avoit en vue, il s'approcha, & le vit baigné de ses larmes. Alors il jugea que c'étoit de lui-même que parloit le berger. Il en fut d'autant plus surpris que ce berger avoit toujours marqué de l'aversion pour l'amour, & que par cette raison on le nommoit le berger indifferent. Mais considerant quelle étoit la force de l'amour, il crut enfin qu'à son tour il en avoit senti les coups. Frappé de cette idée : «Ah Silvandre, s'écria-t-il, que tu es peu capable maintenant de conseiller autrui !
Il se retire à l'instant au lieu de sa demeure ; mais à peine il y fut arrivé, que repassant dans son esprit ce qu'il venoit de voir : «Les dieux, disoit-il, ne l'ont-ils point envoyé dans ce desert, pour me titirer de l'état où je suis, en m'annonçant une meilleure fortune ? Peut-être que prévoyant ma mort prochaine, ils ont conduit vers moi Silvandre, pour me rendre en son nom & au nom de mes autres amis les derniers devoirs ?» Après avoir roulé dans son esprit differentes pensées, cette consideration le détermina à ecrire à sa bergere. Il crut que malgré l'ordre qu'elle lui avoit donné d'éviter sa presence, il ne devoit point abandonner la vie, sans lui faire ses adieux. Il écrit donc, mais il efface plusieurs fois la même chose, & après avoir récrit ce qu'il avoit éffacé, il plie sa lettre & met au dessus : A la plus belle & la plus aimée bergere de l'univers. Il retourne ensuite au lieu où il avoit laissé Silvandre, il s'approche doucement du berger, & l'embrassant, «trop heureux papier, s'écrie-t-il, si tu es rendu à celle de qui dépend ma vie, touche lui si vivement le cœur par la peinture de ma situation, qu'elle comprenne que malgré ses
Puis rentrant en lui-même : «Que cherchai-je, disoit-il ; lisons la lettre, & nous connoîtrons mieux qui l'a écrite.» Au même temps il déplie le papier, & lorsqu'en lisant il trouvoit quelque chose de semblable à ce qu'il avoit autrefois pensé, il le marquoit avec le doigt. Mais quand il lut à la fin, le plus infortuné comme le plus fidele
Après avoir remercié le prétendu génie, il s'achemina vers son hameau, bien resolu de chercher Diane, dès qu'il auroit diné, si par malheur il ne la rencontroit point en chemin. Il ne la trouva point ; aussi, dès qu'il eut mangé à la hâte, il fit sortir son troupeau qui l'attendoit, & prit le sentier qui conduisoit à la fontaine des sicomores. Il esperoit d'apprendre là de ses nouvelles. Il ne fut pas trompé dans son esperance. Lorsqu'il fut arrivé à la prairie qui aboutit à la fontaine, & qu'il eut promené ses regards de tous côtés, il crut voir sa bergere assise avec Astrée à l'ombre de quelques buissons. Il desira incontinent d'entendre leurs discours, sans être apperçu, car elles lui parurent fort attentives à leur travail. Pour executer son
Astrée parloit alors en ces termes à Diane : «Sans doute Phylis ne merite pas que vous preniez cette peine, moins encore de porter ces beaux cheveux. Et j'avoue que je sens quelque jalousie, quoique je n'aye point fait de gageure avec elle, comme Silvandre, car je ne voudrois pas que vous l'aimassiez ou toute autre personne plus que moi. Belle Astrée, répondit Diane, c'est à moi à desirer votre amitié ; aussi ne le cederai-je jamais à qui que ce soit sur cet article, pas même a Phylis dont vous me parlez & qui me causeroit bien plus de jalousie, si j'ignorois qu'avant que de m'aimer comme vous l'aimez, je dois vous prouver mon affection, comme elle vous a prouvé la sienne. Ma sœur, repliqua Astrée, vous avez tant de merite, que vous ne devez point être sujette à la loi commune. Cependant, répondit Diane, combien m'a-t-il fallu demeurer auprès de vous, avant que d'obtenir ce bonheur ? C'est un effet de mon aveuglement, répartit Astrée ; mais vous auriez tort maintenant de porter envie à toute autre bergere,
A ces mots elles s'embrasserent si tendrement que Silvandre desira plusieurs fois d'être Astrée, pour recevoir de telles faveurs. Il crut ensuite entendre son nom. Dans cette idée il s'approche d'avantage, & regardant à travers le buisson, il voit que sa maitresse fait un bracelet de ses cheveux ; car il n'eut pas de peine à les reconnoitre ; nulle bergere sur les rives du Lignon n'en avoit de semblables. Il commençoit d'être jaloux que quelqu'autre les portât que lui, croyant que son amour seul pouvoit les meriter. Alors il entendit qu'Astrée disoit : «Silvandre ne sera pas sans jalousie, lorsqu'il verra son ennemie mieux traitée que lui. Je croi, répondit Diane, qu'elle ne me les a demandés qu'à cette intention. Je le crois aussi, dit Astrée ; mais vous faites injure au berger, & vous manquez à votre parole en favorisant l'un plus que l'autre. Ni leur gageure, ni cette faveur, repliqua Diane, ne sont pas de grande importance ; d'ailleurs le berger ne m'a point fait la même demande. Et lui accorderez-vous un pareil bracelet, dit brusquement Silvandre, s'il vous en conjure ?»
Telle fut la surprise des bergeres, qu'elles gardérent long-tems le silence. Elles
La crainte n'éteindra jamais en moi cette curiosité, repliqua Silvandre ; je desire avec tant de passion de lui prouver mon amour, que toutes les peines que j'endurerai pour ce sujet, me paroitront legeres. Mais, dit Astrée, comment penseriez-vous le lui prouver par cette voye ? Ne le ferai-je pas, répondit Silvandre, si connoissant ce qu'elle veut être secret, je le celois, & s'il ne cessoit pas d'être
Belle bergere, répondit Silvandre, ne considerez point ce qu'il m'en coutera. J'ai tant de plaisir à vous servir, que quand je serois encore plus ennemi de l'amour, je continuerois à vous servir avec joye. Je le veux croire, dit Diane en souriant ; mais j'ai trop d'interêt à n'y pas consentir.» Ces mots toucherent infiniment Silvandre, il comprit qu'il avoit fait peu de progrès dans le cœur de la bergere,
«Que vous est-il arrivé, dit Astrée, qui s'en apperçut ? Comment, repliqua-t-il ne serois-je point affligé de ces paroles desesperantes ? Mais ne croyez pas que je change jamais, quoi qu'en ordonnent & le ciel & Diane. N'y a-t-il point de temerité, dit Astrée, à defier deux semblables puissances ? Ce n'est point la temerité, dit le berger, ni le courage même ; c'est l'amour le plus fidele & le plus vif qui me fait tenir ce langage.»
Tels étoient leurs discours. Diane connoissoit par là qu'elle étoit veritablement aimée. Silvandre prévoyoit bien des peines, & concevoit peu d'esperance. Pour Astrée, elle jugeoit qu'Amour jettoit en leurs ames les fondemens d'une longue & tendre affection. Mais Silvandre interrompant la suite de ces discours, & s'adressant à Diane. «Belle maitresse, dit-il, je sçais que pour vous délivrer de l'importunité de Phylis, vous lui avez promis le bracelet que vous faites. Si c'est en effet dans cette vue, vous devez accorder à Silvandre la même faveur, & pour n'être point crue partiale, il faut que vous nous traitiez également, si pourtant l'affection de tout autre peut égaler la mienne. Pourquoi celle de Phylis
Alors se jettant aux genoux de sa bergere : «Belle maitresse, dit-il, si l'amour a quelque intelligence avec la beauté, & si les prieres que l'on dit filles de Jupiter, lui font tomber le foudre des mains, se pourroit-il que l'extrême amour de Silvandre, & ses ardentes supplications n'obtinssent pas de vous la même faveur que l'importunité de Phylis en a obtenue ? S'il est ainsi, je dirai que pour être aimé il ne faut point aimer, que pour vaincre la dureté il ne faut point user deprieres, mais joindre seulement la feinte à l'importunité.»
Silvandre ajouta d'autres discours semblables, qui alloient toujours à convaincre davantage les bergeres de l'amour qui naissoit dans son cœur. Astrée reconnoissant
Il seroit difficile d'exprimer quelle fut la satisfaction de Silvandre. Il suffira de dire que ce berger qui n'avoit jamais pu comprendre que de pareilles folies, car c'est ainsi qu'il nommoit auparavant ces sortes de faveurs, pussent causer quelque plaisir, avoua dans cette occasion qu'il n'y avoit point de felicité qui égalât la sienne. Et lorsque par des expressions que sa joye rendoit confuses il essayoit de representer tout son bonheur, il sembla qu'amour voulût l'augmenter en faisant arriver Phylis. Aussi-tôt qu'il la vit, il courut au devant d'elle, & lui montrant le bras, où il avoit déja fait attacher le bracelet, il le lui passoit sous les yeux en lui disant : «Voilà des arrhes de ma prochaine victoire.»
Phylis qui venoit de chercher Lycidas
Phylis, sans repliquer, s'avança vers les bergeres, à qui elle fit autant de reproches que si elle en eût reçu en effet quelque grande offense. Diane s'excusoit sur Astrée, & comme Astrée ne pouvoit bien
«Que je vous suis obligé, dit Silvandre, d'avoir si bien parlé en ma faveur ? Si vous m'étiez obligé, répondit Astrée, il faudroit que j'eusse déguisé la verité pour vous favoriser ; mais on n'a point d'obligation à celui qui dit la verité. Vous auriez raison, répondit Silvandre, si l'on prenoit tout à la rigueur ; mais puisqu'au siécle où nous sommes il y a si peu de personnes qui suivent avec simplicité la vertu, il faut avouer que nous devons de la reconnoissance à ceux qui nous obligent, lors même qu'ils sont tenus de le faire. Mais, interrompit Phylis, que direz-vous au contraire de l'experience que nous faisons tous les jours ? Je connois un berger
Phylis essaya de répondre, mais elle ne fit que bégayer ; Diane qui avoit remarqué la jalousie de Lycidas ne put s'empêcher de rire, & pour embarrasser davantage Phylis, elle dit : «La jalousie est un signe d'amour, à peu près comme les vieilles ruines marquent qu'il y a eu des
C'est ainsi que discouroient avec Silvandre ces belles & sages bergeres. Mais Astrée sentant que leurs disputes pourroient amener quelque alteration, elle se leva pour les interrompre, & feignit de vouloir se promener. Alors Silvandre en voulant aider à sa maitresse laissa tomber, sans y penser, la lettre qui lui avoit été mise à la main, la nuit précédente. Phylis qui avoit toujours les yeux sur lui, la releva incontinent sans qu'il s'en apperçût. Elle vouloit la lire avec Astrée, avant que de la rendre ; mais à peine eurent-elles jetté les yeux sur ce papier, qu'elles crurent reconnoître la main de Celadon. La triste bergere en fut si vivement touchée, que laissant Diane avec Silvandre, elle fut contrainte de s'asseoir. Phylis se mit à ses genoux, & voyant qu'elle avoit changé de visage : «Ma sœur, lui dit-elle, quel mal vous est si promptement arrivé ? Quel trouble, ô ma sœur, repondit-elle, m'a causé la vue de cette lettre ! N'avez-vous point remarqué, combien ce caractere est semblable à celui de Celadon ? Mais faut-il, vous troubler ainsi, répondit Phylis qui ne vouloit pas que Silvandre s'apperçût de ce qui se passoit ? C'est peut-être une de ses lettres qui est tombée entre les mains de Silvandre, & qu'Amour veut qui vous
Elle alloit continuer, lorsque Diane & Silvandre arrivérent, bien inquiets de la voir si changée : Phylis qui vouloit cacher ce trouble au berger, fit un signe à Diane. Puis s'adressant à Silvandre : Berger, lui dit-elle, Astrée voudroit s'entretenir avec Diane en liberté, mais il faudroit que Silvandre n'y fût pas, ou qu'il ne fût point berger. Mon ennemie, répondit-il, notre haine ne me fera pas manquer à l'égard d'Astrée. Je sçai que les bergers ne doivent point entendre tous les secrets des bergeres. Je vais donc me retirer dans le bocage voisin, j'attendrai là que vous m'appelliez.» Au même tems il se retira sous les arbres qu'il leur avoit montrés, & pour ne pas demeurer oisif, il se mit à couper l'écorce de arbres.
Cependant Diane apprit de la bouche de Phylis le trouble où l'avoit jettée la vue d'une lettre que Silvandre avoit laissé tomber, parce que les caractéres en étoient semblables à ceux de Celadon. Phylis, après l'avoir long-tems consideré, la lui montra. «Si elle étoit de Celadon, dit Diane, ce seroit une agréable nouvelle que Silvandre vous auroit donnée sans y penser ; car il semble que cette lettre ne
A LA PLUS BELLE, ET LA PLUS
AIMÉE BERGERE DE L'UNIVERS,
Le plus infortuné & le plus fidele de ses
serviteurs envoye le salut que la
fortune lui denie.
Mon amour extrême m'empêchera toujours de nommer supplice ce que je souffre par vos ordres ; & ma bouche qui n'a jamais chanté que vos louanges ne s'ouvrira point aux plaintes. Un autre pourroit trouver insupportable l'état où je suis ; mais j'y trouve moi, de la satisfaçtion, parce que je sçais que vous l'ordonnez ainsi : Etendez s'il se peut vos rigueurs, & je persisterai dans mon obeissance ; si pendant ma vie je n'ai pu vous convaincre de ma fidelité, du moins les ames bienheureuses qui habitent les champs Elysées reconnoîtront que je suis le plus fidele, comme le plus infortuné de vos serviteurs.
«Ah, ma sœur, interrompit Astrée, que cette lettre est bien de Celadon ! mais il y a long-temps qu'elle est écrite.
Lorsque Diane l'aborda, il achevoit de graver leurs chiffres. Des qu'il l'apperçut, il vola plein de joye audevant d'elle «Ma
Phylis voyant que Diane ne répondoit rien, demanda au berger, s'il trouveroit le chemin de ce bois. «Non certe, dit-il, si vous y allez seule ; mais si ma Diane le veut, je l'y conduirai.» Astrée fit un signe à Diane, & Diane s'étant assurée qu'il y avoit assés de jour pour aller & revenir, elle pria Silvandre de les y conduire toutes. Le berger qui ne desiroit rien tant que de plaire à sa maitresse s'offrit de leur montrer le chemin ; & Diane, pour mieux cacher le dessein d'Astrée, la pria avec Phylis de vouloir bien lui donner le reste de la journée ; qu'une autrefois elles pourroient disposer d'elle avec la même liberté. Astrée ravie de donner le change à Silvandre répondit
Silvandre marcha devant dans les sentiers étroits ; mais lorsqu'ils furent entrés dans les prairies qui embellissent les rives du Lignon, il attendit les bergeres, pour donner la main à Diane. Astrée étoit au milieu de Phylis & de Diane ; & celle-cy, pour se fatiguer moins, donna le bras gauche au berger, en disant : «Je vous tiens pour me servir en ce voyage, & vous, Phylis, pour être ma compagne.» Phylis, pour faire parler Silvandre, & faire remarquer le moindre mot qui échaperoit à Diane à son avantage, lui demanda ce qu'il pensoit de cette faveur. «Qu'elle est audessus de ce que nous meritons, dit Silvandre. Mais, ajouta Phylis, la difference que Diane met entre nous ne vous cause t-elle point de jalousie ? Je vois bien, dit-il, que vous mesurez mon affection à la vôtre. Rien de ce qui plait à ma maitresse ne peut me déplaire ; & d'ailleurs je connoîtrois bien peu l'amour, si je n'étois extrêmément flaté de la préference qu'elle vient de me marquer.» Diane sourit à cette réponse, & Phylis qui attendoit le contraire, en demeura si étonnée, qu'elle s'arréta dans le moment. Mais Silvandre continuant
Voici des discours bien obscurs, dit Astrée qui jusques là avoit gardé le silence. Je les éclaircirai, répondit Silvandre, si vous m'en donnez le loisir. Je dis donc que si Phylis ne comprend point les mysteres d'amour, c'est qu'elle n'aime point assés, & qu'il ne faut accuser de ce défaut que Diane. C'est ce que nous apprend cet ancien oracle, qui me fait connoître que je suis plus aimé que Phylis, en voici la raison. Quand vous voulez
Croyez-vous, repliqua Phylis, que Diane vous aime plus que moi ? Les dieux ne mentent jamais, répondit le berger ; les oracles sont les interpretes de leurs volontés. Oseriez-vous accuser un oracle de mensonge ? On se trompe souvent, dit Phylis, dans l'intelligence des oracles. J'en conviens, répondit Silvandre, mais alors l'évenement contraire manifeste l'erreur. Ici il y auroit de l'impieté à douter, puisque vous ne sçauriez rendre votre amour aussi grand que le mien. Et, ce qui le confirme encore, n'est-ce pas une
Phylis ne sçachant que répondre, se vit réduite au silence. Alors Astrée dit tout bas à Diane : «Ne me tenez jamais pour veritable, si ce berger ne s'est laissé prendre serieusement. Cela pourroit être, répondit Diane, mais s'il a fait cette faute, il en souffrira seul.» Phylis les interrompit en leur reprochant qu'elles tenoient pour Silvandre. «Nous disions, répondit Diane, qu'il est trop habile pour vous, & que vous ne devez plus disputer contre lui. Je veux pourtant sçavoir, ajouta-t-elle, comment il entend que ce que vous avez dit d'abord est plus à son avantage qu'au mien. Je ne puis comprendre qu'en me choisissant pour compagne vous ne m'ayez point fait plus d'honneur qu'à lui. Aveugle Phylis, dit le berger, ignorez-vous que ce mot est une pure flatterie pour reconnoître en quelque sorte votre
Les bergeres trompoient ainsi la longueur du chemin. Comme elles n'en avoient encore fait que la moitié, elles résolurent, pour éviter la chaleur, de s'arrêter à la premiere fontaine, ou sous le premier arbre qu'elles trouveroient, car Silvandre les assura qu'elles rencontreroient bien-tôt une fontaine, sur les bords de laquelle étoit un cerisier chargé de fruits.
Dans cette résolution, elles doublérent le pas ; mais la rencontre qu'elles firent de Laonice, d'Hylas, de Tyrcis, de Madonte, & de Thersandre, les arréta quelque temps. Ces bergers se promenoient ensemble chérchant les ombrages, & les agreables sources des fontaines. Etrangers qu'ils étoient, & sans troupeaux, il n'avoient d'autre souci que de passer delicieusement le temps. Incontinent Hylas laissa Laonice, & vint à Phylis. Elle eut beau faire, il lui fallut quitter Astrée & Diane, dequoi Silvandre fut ravi. Tyrcis qui apperçut Astrée seule, car Thersandre conduisoit Madonte, après l'avoir saluée, lui offrit la main. Astrée qui estimoit la vertu du berger, & qui se sentoit quelque penchant pour lui à cause de la conformité de leur fortune, l'accepta volontiers.
Il n'y avoit que Laonice qui fût seule. Elle nourrissoit, comme je l'ai dit, un extrême desir de vengeance contre Silvandre & Phylis. Et pour executer son dessein, elle épioit toutes leurs actions, & tous leurs discours. Elle avoit déja en partie causé la jalousie de Lycidas, & depuis elle avoit appris bien des nouvelles de Silvandre, & des autres bergers. Mais dans cette occasion elle s'instruisit si bien, comme nous le dirons, qu'elle en sçut presqu'autant qu'eux-mêmes. Personne ne soupçonnoit son dessein. Elle s'approcha le plus qu'elle put de Silvandre qui conduisoit Diane, parce qu'elle en vouloit plus à ce berger qu'à tout autre. Et comme elle avoit déja quelque idée qu'ils s'aimoient, elle desiroit avec passion d'en sçavoir davantage. Diane qui n'avoit formé aucun dessein sur Silvandre qu'elle préferoit pourtant aux autres bergers, se soucioit peu que ses discours fussent entendus ; & Silvandre étoit si occupé de Diane qu'il ne remarqua point que Laonice l'écoutoit.
Or dès que le berger se vit seul avec Diane, «Quel jugement, lui dit-il, porterez-vous de Phylis & de moi ? Que Phylis, répondit-elle, est la personne du monde qui s'entend le moins à mentir, & que Silvandre est de tous les bergers celui qui sçait le mieux feindre. Ah, s'écria
Le berger parloit de la sorte, parce que le terme des trois mois alloit expirer, & qu'il sentoit bien qu'alors il lui seroit plus difficile d'expliquer à Diane sa passion. Il accoutumoit du moins la bergere à de semblables discours ; & ce n'est pas un des moindres artifices dont puisse user un amant. Diane ne pouvoit se cacher à elle-même que les paroles du berger ne fussent veritables, mais continuant comme elle avoit commencé : «Cela même, dit-elle, me confirme dans l'opinion que j'ai conçue de vous, aussi voyez avec quelle froideur je vous écoute & vous répons.
Lorsque les bergers arrivoient en ce lieu, une des bergeres chantoit : ce qui fit qu'Astrée & Tyrcis s'arrêterent, & que se tournant vers ceux qui les suivoient, ils leur firent signe d'aller doucement ; mais ils n'entendirent que les dernieres paroles. Hylas qui avoit quitté Phylis, n'eut pas plus tôt consideré les bergeres, qu'il les reconnut ; mais il dissimula pour entendre ce qu'elles diroient. Il entendit que celle
Quand Hylas apperçut Phylis,
C'est fait, dit-il, Hylas est pris.
«Qui sont Phylis & Hylas, dirent les étrangers ? Si jamais, dit Pâris, vous avez entendu parler de cette plaine de Forest, & de l'agreable riviere du Lignon, il est impossible que vous ignoriez les noms de la belle Diane, & d'Astrée. Tout ce que je puis vous dire d'Hylas, c'est qu'il est étranger, mais de l'humeur du monde la plus enjouée, il ne s'ennuye jamais à soupirer auprès d'une bergere, il a soin, dit-il, de la quitter huit jours avant qu'il s'ennuye. N'est-il pas, ajouta l'une des étrangeres, de la province des romains, & d'un lieu nommé Camargue ? Pâris ayant répondu qu'oui, il suffit, continua-t-elle, que nous sçachions son nom & sa patrie ; nous avons appris le reste à nos dépens.» Elle garda quelque tems le silence, & reprit ainsi son discours :
HISTOIRE
DE PALINICE ET DE CYRCÉNE.
Gentil berger, cet Hylas est bien le plus inconstant des hommes ; &, ce qu'il y a de singulier, c'est qu'il soutient que changer est une vertu, ou plus tôt qu'aimer en divers lieux, ce n'est pas inconstance ; & ne croyez pas qu'il déguise ce qu'il pense, il parle en effet selon ses vrais sentimens. Je me souviens qu'étant venu de Camargue à Lyon, il se glissa dans le temple, la veille d'une fête, & qu'il se laissa renfermer parmi les filles. Sans Palinice, c'est ainsi que se nomme celle-ci de mes compagnes, dit-elle en montrant la bergere qui étoit près de Pâris, il auroit porté la peine de sa curiosité. Mais supposant qu'il y avoit dans Hylas plus d'imprudence que de malice, elle le cacha sous son voile, & le conduisit dans sa maison. Tant de bonté put bien engager Hylas à revoir Palinice, & bien que personne n'eût osé lui parler d'amour, il n'attendit pas la troisiéme visite. Le lendemain qu'il vint la trouver, ce fut avec tant de familiarité, que l'on eût dit qu'ils avoient été élevés ensemble. «Vous m'avez conservé la vie ; il est bien juste, dit-il, que je
Palinice avoit un frere qui depuis long-tems aimoit Circéne que voici, dit-elle en montrant l'autre de ses compagne qui étoit auprès d'elle ; & Clorian, c'est le nom du frere de Palinice, n'avoit encore osé s'expliquer à Cyrcéne. D'un autre côté la belle étoit trop jeune pour remarquer les actions de Clorian. Cependant Hylas continuoit de voir Palinice, & parce que, selon lui, la prudence en amour veut que l'on se concilie les proches de ce que l'on aime, il n'oublia rien pour gagner Clorian. Il en vint aisément à bout, Clorian étant bien né, & ne cherchant qu'à se faire aimer. Mais comme
Lors qu'Hylas entendit prononcer ce nom, il ne lui parut point inconnu ; cependant il ignoroit qui étoit Cyrcéne. «Vous ne l'avez donc jamais vue, dit Clorian, car il suffit de l'avoir vue une fois, pour ne point l'oublier ? Il est vrai que quand je me rappelle le temps où vous êtes venu dans cette ville, je pense que vous ne pouvez gueres l'avoir vue. Hé bien, repartit Hylas, vous figurez-vous, parce qu'elle est belle, qu'elle ne vueille point être aimée ? Ah, Clorian, souvenez-vous que si les femmes se fâchent lors qu'on leur parle d'amour, c'est qu'elles craignent que cet amour ne soit pas sincére. Croyez-moi, j'ai de l'experience, declarez à Cyrcéne que vous l'aimez ; plus tôt vous l'instruirez de vos sentimens pour elle, & plus tôt elle vous aimera. D'abord elle feindra d'être en colere, & de ne vouloir plus vous parler, mais continuez seulement, & je vous repons du succès. Jamais timide amant ne réussit. Il faut que les amans osent, entreprennent, demandent, supplient, importunent, pressent, surprennent, ravissent. Qui n'a pas le courage d'en user ainsi, doit renoncer à l'amour. Je conclus donc, Clorian, que vous devez expliquer votre passion, & compter d'être aimé, si vous aimez.»
Je ne puis, gentil berger, vous détailler
Hylas s'approche de Cyrcéne, & parce
«Hé quoi, dit Hylas en la tirant par sa robe, vous ne me répondez rien ? Aussi, dit Cyrcéne, je ne croi pas que vos discours s'adressent à moi. C'est pourtant à vous, ajouta-t-il, que j'ai l'honneur de parler. Je ne me trompe point, je ne vous prens que pour vous même, c'est-à-dire pour la plus belle & la plus aimable personne qui fut jamais, dont la premiere vue a pensé me couter la vie, & dont la seconde me la ravira, si vous ne m'êtes aussi favorable, que Palinice le fut alors ? Que fit Palinice pour vous, dit-elle ? Elle me sauva la vie, répondit Hylas, lorsque la curiosité me fit entrer dans le temple de Vénus, & que vos charmes m'y retinrent trop long-tems. Je ne me souviens point, repliqua Cyrcéne de vous y avoir vû. Je ne vous en aime pas moins, dit Hylas,
Il se fit introduire par Palinice dans la maison de Cyrcéne, & s'y rendit enfin si familier, sous prétexte de servir Clorian, qu'il y passoit plus de temps qu'en tout autre lieu. Mais c'étoit peu pour Hylas de tromper son ami, d'aimer Palinice & Cyrcéne, si un soir que nous nous promenions sur l'Arar, il ne m'eût aussi conté des douceurs, sans sçavoir presque mon nom.
Hylas qui écoutoit, comme je l'ai dit, sans être vu, se montra tout-à-coup contre son intention, & dit : «Comment, belle Florice ? Avez vous cru que je fuse amoureux de votre nom ?» Hylas se repentit de s'être montré, & les belles étrangeres furent bien étonnées, quand elles le virent paroître ainsi, lorsqu'elles s'y attendoient le moins.
Astrée que ce long discours ennuyoit en
LIVRE QUATRIÈME.
Les bergers du Lignon ne manquoient jamais d'exercer les loix de l'hospitalité. Cet usage bien établi parmi eux engagea Astrée, Diane & Phylis à rendre ces mêmes devoirs aux belles étrangeres ; & à leur demander ensuite le sujet de leur voyage. Florice répondit qu'un dieu les envoyoit dans cette contrée, & que leur étant défendu d'en dire la raison, elles ne pouvoient satisfaire leur curiosité à cet égard. Florice à son tour demanda qui étoient ces bergeres : Phylis lui en dit les noms, & dans le moment s'adressant à la belle Astrée ; «J'avoue, dit-elle, que j'ai
Cependant Pâris avoit exprimé à Diane
«Mon ennemie, répondit Silvandre, pour cette fois j'avoue que vous l'emportez.» Il alloit continuer, lors qu'Hylas survint, il avoit quitté les étrangeres, comme s'il ne les eût jamais aimées. Diane qui admiroit son caractére, fit signe à Phylis ; Phylis de son côté qui le regardoit avec des yeux de compassion ; «Hylas, lui dit-elle,
Phylis, pour rompre cet entretien qui pouvoit avoir des suites, dit à Hylas : «En verité, je vous sçai mauvais gré de m'avoir enlevé le plaisir d'apprendre les nouvelles que ces étrangéres avoient commencé de raconter. Il est facile d'y suppléer, répondit Hylas ; ordonnez tout ce qu'il vous plaira, je n'exclus que la mort
Astrée, malgré son impatience, ne voulut point contredire la bergere ; elle s'approcha d'elle, & lui dit qu'elle vouloit être de la partie. «Il ne tient donc qu'à moi, dit Hylas, que vous m'écoutiez ; ainsi je parlerai avez d'autant plus de satisfaction, que j'aurai presqu'autant de plaisir à me rappeller mes premieres amours, que j'en aurois à penser à mes amours presentes ; car les plaisirs de l'amour ne sont guéres que dans l'imagination. Je commencerai, dès que nous aurons trouvé un lieu qui nous défende de l'ardeur du soleil. N'esperons rien de mieux, dit Silvandre, que la source de ce petit ruisseau que vous appercevez. Le doux murmure de l'eau, & la fraîcheur de l'ombrage invitent également à s'y arrêter.» Il se détache à ces mots, & marche suivi de la troupe, que la chaleur commençoit à fatiguer. Après s'être rafraîchi dans cette source plus pure que le crystal, ils s'assirent sur ses bords. Le seul Silvandre monta sur
HISTOIRE
DE PARTHENOPÉ, DE FLORICE,
ET DE DORINDE.
J'ai souvent rien moi-même de ceux qui blâment l'inconstance, lorsque j'ai fait réflexion qu'ils ne peuvent être ce qu'ils disent, sans être l'inconstance même. Lors qu'ils aiment, n'est-ce pas la beauté qu'ils aiment, ou quelqu'autre qualité qui les attire ? Or, si cette beauté se flétrit, comme il arrive toujours, ne sont-ils pas inconstans, quand ils aiment ces figures devenues laides ? C'est ce qui m'a fait croire, que pour n'être point inconstant, il faut aimer toujours & par tout la beauté, &
Vous sçavez déja pourquoi je quittai Camargue, ce qui m'arriva jusqu'à Lyon, pourquoi j'aimai Palinice & Cyrcéne. Lorsque j'ai interrompu Florice, elle vouloit raconter comment elle me surprit. Mais parce qu'elle a oublié des choses importantes, je reprendrai ce qu'elle a finement passé sous silence ; &, si nous en avons le loisir, je vous raconterai le reste de mes avantures.
Sçachez donc, ma maitresse, que Clorian se montra bien mal habile, lorsqu'il me chargea de parler à Cyrcéne pour lui, parce qu'en pareille occasion on ne doit jamais choisir personne qui vaille mieux que soi ; & que si celle à qui l'on s'adresse a de l'esprit, elle n'hésitera pas sur le choix. Lorsqu'avec Palinice j'allai trouver Cyrcéne, mon dessein étoit de servir Clorian, mais à peine j'eus vu cette fille, que je me souvins que je l'aimois, depuis que je l'avois remarquée dans le temple. La situation
Je fus d'autant plus ravi de cette ouverture, que je ne sçavois plus comment traiter avec Clorian, à qui je devenois suspect,
Il prit enfin la genereuse resolution de parler à Cyrcéne ; mais il lui en couta presqu'autant que s'il eût du combattre en champ clos contre le plus vaillant champion des Francs. L'occasion se presenta bien-tôt de s'expliquer, il le fit le mieux qu'il put, ajoutant que sans moi le respect l'auroit toujours tenu dans le silence, quelqu'honnête que fut sa passion, puisqu'il ne recherchoit Cyrcéne que dans la vue du mariage. «Il est vrai, répondit-elle, que vous avez un bon ami dans la personne d'Hylas, il y a plus d'un mois qu'il me parle sans cesse de vous. Il vous dira que je ne
Depuis ce jour Clorian fut si touché ; que rien ne pouvoit le distraire de sa passion. Déja les parens s'étoient apperçu de ses soins ; il me fallut donc faire entendre à la mere, qu'il avoit dessein d'épouser Cyrcéne, & que jugeant le parti avantageux, j'avois employé tout ce qui dépendoit de moi ; mais que n'ayant point parlé à ses proches, il desiroit que sa declaration fût secrete. La mere de Cyrcéne me remercia de ce bon office, & me pria de l'engager à lui parler à elle : qu'il pouvoit compter sur sa discretion. Je l'assurai qu'il n'y manqueroit pas. En effet, quelques jours après Clorian lui en dit encore plus que moi. Tout succedoit à mes vœux. J'étois bien auprès de la mere, très bien auprès de Clorian, mieux encore auprès de Cyrcéne. En quelle situation j'étois alors ! Pour faire croire que je n'aimois point Cyrcéne, il
Je vivois heureux lors que la fortune changea pour moi ; quoi qu'à dire vrai je fusse moins à plaindre qu'un autre, car jamais pareilles disgraces ne m'ont abbatu. Les fêtes des bacchanales expiroient, quand nous resolumes Clorian & moi de faire un tournoi. Clorian pour sa devise prit une Circé sous les traits de Cyrcéne, avec ce mot, L'AUTRE AVOIT MOINS DE CHARMES. Pour moi qui voulois un peu déguiser mon histoire, je pris une syréne avec Ulysse attaché au mât de son vaisseau, & ce mot, QUELS LIENS FAUDROIT-IL ? Je croyois avoir fait merveilles ; mais entendez la fuite :
Près du logis ou je demeurois à Lyon, étoit une belle fille nommée Parthenopé. Je n'avois jamais eu grande familiarité avec elle, sans que j'en puisse bien dire la
On devina aisément celle de Clorian ; le nom de Cyrcéne & ses traits la découvroient assés. Pour la mienne, personne ne la devinoit. Enfin un vieux chevalier que son âge dispensoit de jouter & qui étoit auprès de Cyrcéne & de Parthenopé, répondit froidement :» Il est aisé de penetrer son intention, & s'adressant à Parthenopé : c'est pour vous, la belle, dit-il, qu'il entre dans le champ.» Elle rougit, car elle sentoit combien ce discours étoit éloigné de la verité, «Si c'est pour moi, dit-elle, il est bien dissimulé, car il ne m'en a rien dit. Prenez garde, répondit Cyrcéne qui étoit piquée, que vous ne soyez plus dissimulée que lui. Il m'est facile, répondit Parthenopé, de dissimuler ce que j'ignore. Ecoutez, repartit le chevalier, ce qui m'a fait juger ainsi. Pouvoit-il vous nommer plus clairement qu'en prenant pour devise une syréne ? Les syrénes étoient trois sœurs dont l'une se nommoit Parthenopé. Cet Ulysse lié au mât du vaisseau fait entendre que si vous vouliez vous
Le tournoi achevé, Cloriant & moi nous allâmes chez Cyrcéne ; je trouvai bien du changement : lorsque je voulois parler à Cyrcéne, elle ne me répondoit autre chose, sinon, «laissez moi en paix, chevalier de la syréne,» & elle se tournoit d'un autre côté. Comme j'étois innocent, je ne sçavois à quoi attribuer cette froideur ; je craignis seulement de n'avoir pas réussi à son gré dans le tournoi. Mais il me sembloit que j'avois aussi bien fait que Clorian, qui pourtant étoit mieux traité. Je me retirai sans être plus instruit, car il me fut impossible de dire un mot en particulier à Cyrcéne. Le lendemain il m'arriva un malheur qui acheva de ruiner mes affaires. Le matin je rencontrai Parthenopé au temple avec une de ses tantes, & je m'apperçus que
Elle garda quelque temps le silence ; puis reprenant tout-à-coup la parole,
Je fus contraint de retourner à Palinice ; mais elle m'échappa bientôt ; un beau jour de printemps elles voulurent jouir de la douceur de la campagne. Elles prirent un bâteau chargé d'instrumens, & s'amuserent tantôt à chanter sur l'eau, & tantôt
Ce fut là que je vis Teombre pour la premiere fois. Cet homme déja sur le retour avoit assés de présomption pour s'imaginer que toutes les femmes mouroient d'amour pour lui. Je ne lui trouvai rien d'agréable, mais il avoit des minauderies qui ne déplaisoient pas à quelques-unes. Florice, à ce que je crois, l'avoit aimé. Florice étoit belle ; les traits du visage réguliers, les cheveux blonds, les yeux les plus doux & les plus attirans ; la taille & l'air majestueux. On jugeoit aisément qu'elle étoit d'un sang illustre ; en effet elle avoit pour pere le chef de cette race qui se prétend issue du grand Arioviste. Malgré tant de charmes & de beauté, Teombre fut celui de toute la ville qu'elle aima le plus pour son malheur.
Si Dorinde a fait ce serment,
Pour bannir un fâcheux amant,
Promettre est un doux artifice.
Mais quand on devroit l'en punir,
Elle aimeroit mieux le supplice
Qu'un si douloureux souvenir.
Cette repartie de Florice me plut tellement, que dès lors je resolus de la joindre à Palinice & à Cyrcéne. Un moment après on passa dans une prairie charmante,
Florice fut de celles qui faisoient des guirlandes. Elle étoit alors assise & séparée de la troupe, elle s'entretenoit peut-être de ce que Teombre avoit dit. Je m'approchai d'elle, dans la vue de la servir, si je trouvois quelqu'apparence de succès, & de donner aussi de la jalousie à Cyrcéne. Je fis donc semblant de lui aider à cueillir des fleurs, afin de lui parler plus librement. Elle les prenoit de ma main avec beaucoup de civilité, mais surprise pourtant qu'un inconnu lui rendît ce service. Je m'en apperçus ; mais j'attendois que ses paroles me donnassent lieu de lui faire entendre que je l'aimois. Le respect que m'inspiroit sa naissance m'engageoit à ces ménagemens que je ne connoissois guéres. Enfin après avoir reçu plusieurs fois les fleurs que j'avois cueillies, elle me dit que je l'estimerois incivile, si elle souffroit que je continuasse. «Il me semble au contraire, lui dis-je, que l'on est obligé à vous rendre toute sorte de services, puisque vous servez si bien vos amies en leur absence. Vous voulez parler de Dorinde, dit-elle ; je ne puis souffrir la vanité de Teombre. Vous voyez quel il est, cependant il pense & dit
Déja ses compagnes étoient entrées dans le bateau ; elle se leva donc sans me répondre, & mettant ses fleurs dans un pan de sa robe, je la pris sous le bras. Je n'osai reprendre le discours que j'avois commencé ; car montrer trop de hardiesse dans les premieres déclarations, c'est témoigner que l'on n'aime guéres. Ici, belle Phylis, commencent de nouvelles affaires. Depuis que j'eus vu Florice, il me fut impossible de m'en détacher. Je voulois
Les femmes n'estimant rien davantage que ceux qui les aiment, je resolus de conserver l'amitié de toutes, s'il m'étoit possible ; mais Florice avoit trop de merite & de vanité pour vouloir partager un cœur. Tant qu'elle aima peu, elle le souffrit ; mais il en alla autrement lorsqu'elle songea à n'aimer que moi. Pour la posseder seul il fallut renoncer à tout autre amour. J'étois sans cesse auprès d'elle ; elle me mettoit dans tous ses discours, & je la mettois dans tous les miens. Jugez si Palinice & Cyrcéne garderent le silence en une si belle
Le jour que je me déclarai étoit un jour où le peuple celebroit le rétablissement de la ville sous Neron, après que le feu du ciel l'eut consumée en une nuit. Chacun s'efforçoit de briller à cette fête, soit pour assister aux sacrifices qui s'offroient à Jupiter restaurateur & aux dieux tutelaires, soit pour paroître aux jeux & spectacles publics. Dorinde, qui aimoit à être remarquée, n'oublia rien pour sa parure ; mais que vous dirai-je, belle Phylis ? il suffit de vous faire entendre que je parlai tant à Dorinde, que je lui dis tant de douceurs,
Je demeurai interdit à ce discours ; enfin je lui parlai en ces termes : «Mon frere, puisque cette passion est plus ancienne que notre amitié, loin qu'elle doive s'en plaindre, elle doit la regarder comme une preuve de la conformité de nos humeurs, qui nous a fait aimer un même objet. Mais pour prévenir tout inconvenient, voyons à qui il demeurera. Il y auroit de la tyrannie dans notre amitié, si elle nous portoit l'un ou l'autre à y renoncer ; mais aussi c'est croire l'impossible, que de penser que nous puissions être amis & rivaux. Rapportons-nous-en à la raison, & par le serment que nous avons fait sur le tombeau des deux amans, dites-moi quel témoignage Dorinde vous a donné de son amour ?» Il me répondit : «Je ne puis vous assurer que je sois aimé ; telle est la discretion de Dorinde, qu'elle ne laisse point connoître ses vrais sentimens. Je suis au même état que vous, lui dis-je : jurons donc par notre amitié, par les divinités qui vengent les parjures, que le premier de nous qui recevra de plus grandes preuves
Or, gentil Pâris, considerez quel est le caractere de la pluspart des hommes. Avant la déclaration de Periandre j'aimois Dorinde, mais bien moins que je ne l'aimai depuis. Je fus donc plus assidu auprès d'elle, & pour prévenir mon ami, j'eus recours à la ruse. Il me sembloit qu'en amour il n'y avoit point d'artifice qui ne fût permis.
Je fis faire secretement un petit miroir enrichi d'émail & de chiffres d'or, & m'étant fait peindre par le celebre Zeuxis, je mis mon portrait entre la glace & la table d'or qui la soûtenoit sans que l'on pût l'ouvrir. Je pratiquai ensuite une vieille femme, qui avoit accoûtumé de porter dans les maisons particulieres des bijoux à vendre. Je lui donnai le miroir, lui faisant entendre que j'avois besoin d'argent. «Allez, lui dis-je, chez Arcingentorix, j'ai sçu qu'il avoit une fille qu'il aime fort, peut-être sera-t'il ravi de lui faire ce present. Avant même que de le porter ailleurs, rapportez-moi ce que le pere ou la fille voudront en donner.» Pour abreger, Dorinde l'acheta, déterminée par la
Il sort à l'instant, & va chés Arcingentorix. Il trouva Dorinde seule. Dès qu'elle l'apperçut, elle alla le recevoir avec sa politesse ordinaire ; car de tous ceux qui aspiroient à l'épouser, Periandre étoit celui à qui son cœur donnoit la préference. Mais prévenu comme il étoit, il ne regardoit qu'avec dédain ces politesses. Il voulut d'abord s'éclaircir si ce que je lui avois dit, étoit vrai. Il prend le miroir, feignant de l'admirer : & comme s'il se fût laissé emporter aux discours qu'il lui tenoit, il le laissa tomber avec violence. Lorsqu'il vit que la glace étoit rompue. «Je vous demande pardon, lui dit-il, ma maitresse, pour reparer ma faute, j'y ferai mettre une autre glace.» Elle lui répondit que la chose ne meritoit pas qu'il en prît la peine. Aussi-tôt elle tendit la main pour reprendre le miroir, mais Periandre s'imaginant qu'elle vouloit lui cacher mon portrait, s'obstina davantage, & dans cette contestation ôtant la glace & le papier, il découvrit mon portrait. Jugez quelle fut la surprise de Dorinde & de Periandre même ! Periandre crut qu'elle paroissoit étonnée pour mieux dissimuler. Frapé de cette idée, «je publierai par-tout, lui dit-il, que personne ne sçait ni mieux aimer, ni mieux cacher son amour. Periandre, lui dit-elle, vous pouvez croire ce qu'il
Me voilà donc par cet artifice devenu maître du champ de bataille. Mais, gentil Pâris, quand j'allai voir Dorinde, que ne me dit-elle point ? Elle avoit sçu par la femme de qui elle avoit acheté le miroir, qu'il venoit de moi. «Perfide, me dit-elle, comment avez-vous pû offenser si cruellement une personne qui l'a si peu merité ? & comment osez-vous vous présenter à mes yeux ?» Je la laissai exhaler sa colere, & lui répondis ensuite en ces termes : «Je merite les reproches que vous me faites, je me garderai bien de m'en plaindre ; mais je me plaindrai avec justice de l'amour, qui en allumant tant de feux dans mon ame, vous a laissée si indifferente pour moi : autrement vous
Florice soupçonna bientôt mon intelligence avec Dorinde. Un jour elle m'en parla avec quelque alteration, & moi qui l'aimois veritablement, je lui jurai tout cequ'elle voulut ; que je ne voyois Dorinde que pour lui obéir ; qu'à la verité, pour mieux cacher notre dessein, lorsque j'étois auprès d'elle je contrefaisois le passionné ; que si elle l'approuvoit, je cesserois de la voir, & qu'elle m'épagneroit une contrainte cruelle. Je dissipai de la sorte ses soupçons ; elle me fit pourtant jurer que je lui montrerois toutes les lettres que m'écriroit Dorinde. Je n'y manquai point ; car Dorinde ne fut pas long-temps sans répondre à mes lettres.
A ce mot Hylas remarqua que Silvandre s'approchant de Diane, lui disoit quelque chose à loreille, & qu'ils sourioient ensuite. Il interrompit son discours : «Vous riez, Silvandre, lui dit-il, de ce qu'aimant Florice, je me plaisois avec Dorinde. Devons nous, à votre avis, refuser le bien que les dieux nous envoyent ?» Silvandre resta dans le silence, pout ne point interrompre Hylas ; & celui-ci ayant attendu quelque temps, reprit en ces termes, après avoir secoué la tête :
Je ne pus voir plus familierement Dorinde, sans l'aimer davantage : & comme une faveur reçue en attire une plus grande, elle me donna chaque jour des preuves plus marquées de sa bien veillance. Le stile de nos lettres changea ; il devint plus passionné. Je n'en donnai plus que très rarement à Florice, encore les choisissois-je adroitement. Bien auprès de Florice & de Dorinde, je vécus quelque-temps dans une felicité que je ne puis exprimer ; mais telle fut la volonté des dieux, une felicité si parfaite ne dura guere ! Un jour que je cherchois quelque chose dans mes poches en presence de Florice, & de quelques-unes de ses compagnes, elle entrevit deux ou trois billets pliés autrement que ceux que je lui avois donnés. Elle soupçonna d'abord qu'ils étoient de Dorinde ; & se figurant
DORINDE A HYLAS.
Je m'y rendrai, puisque vous le voulez ; mais souvenez-vous de ménager ma réputation, en songeant à vous satisfaire. C'est ce que j'attends de vous, si vous m'aimez. Adieu jusqu'au plaisir de revoir ce que j'aime, & ce qui m'aime aussi, si les dieux veulent me rendre heureuse.
Figurez-vous, belle Phylis, quel fut l'étonnement de Florice, après avoir fait cette lecture. Elle doutoit si c'étoit songe ou réalité. Le premier billet qu'elle rencontra ensuite, étoit conçu en ces termes :
Je croi de votre amour plus que vous ne m'en dites ; mais que ne m'aimez-vous autant que je vous aime ? Vous jurez sans doute qui vous m'aimez davantage ; pourquoi doutez-vous donc de mon retour ? Ne dites pas que les femmes ne sçavent point aimer. Vous êtes le plus incredule des hommes, si vous n'êtes convaincu du contraire par les preuves que je vous en donne tous les jours.
Voici le troisiéme qui se presenta sous sa main.
Vous avez desiré mon portrait, je vous l'envoye. Puissiez-vous étre persuadé que vous n'avez pas moins d'empire sur celle qui vous le donne, que sur le portrait mesme. Et plût à dieu qu'il me fût permis d'estre aussi souvent avec vous que cette peinture y sera desormais !
Florice jettant alors ce billet sur la table, & poussant les autres loin d'elle, fit un pas en arriere, & les bras croisés, elle garda quelque temps un profond silence. «O dieux, s'écria-t'elle ensuite, ce que je vois est-il bien veritable ! Est-il possible, Hylas, que tu m'ayes trahie ! & que j'aye été assés aveugle pour ne pas remarquer tes perfidies ?» Après s'être tue encore, elle frapa des deux mains sur la table. «Non, ingrat, continua-t'elle, elles ne demeureront
Dorinde rougit encore plus, & pour cacher sa rougeur, elle mit la main sur son visage. «Dorinde, poursuivit Florice, ne vous allarmez point, réjouissez-vous plus tôt que votre secret soit entre les mains de la seule Florice. Si vous aimez votre honneur, renoncez à un perfide, qui ne vous recherche que pour publier vos faveurs. Il y a eu autrefois quelque familiarité entre lui & moi ; de là vient qu'heureusement pour vous, c'est à moi qu'il s'est adressé. Vous ne lui avez rien dit qu'il ne m'ait rapporté ; & pour vous en convaincre, voici la plûpart des billets que vous lui avez écrits.» Dorinde reconnut son caractere. Elle avoua qu'elle avoit crû que je l'aimois. En même temps
Florice s'étant ainsi vengée, s'en retourna chés elle, dans la resolution de ne me voir jamais, s'il lui étoit possible. Mais les premiers mouvemens passés, elle se souvint que malgré mon amour pour Dorinde, je ne lui avois rien dit d'elle-même, ni des faveurs que j'en avois reçues. Elle conclut alors que je l'aimois plus que Dorinde. Plus elle s'arrêtoit à cette idée, plus elle se repentoit de ce qu'elle venoit de faire. «S'il a vu Dorinde, disoit-elle, c'est moi qui l'ai voulu ; s'il l'a recherchée, c'est par mes ordres, s'il l'a aimée, c'est qu'elle a des attraits ; s'il a répondu à ses faveurs, c'étoit pour mieux dissimuler, enfin parce qu'à son âge on ne se refuse guere à de pareilles fortunes. S'il me les a cachées, c'est qu'il craignoit de m'irriter. Mais puis-je douter qu'il ne m'ait aimée plus qu'elle, quand il est certain qu'il ne lui a rien dit de notre intelligence ?» Bientôt elle se condamna comme coupable, & touchée de repentir, elle ne songea plus qu'à reparer sa faute.
Dorinde au contraire n'écouta que son ressentiment. Je la trouvai baignée de larmes. En vain elle essaya de me les cacher. Dès qu'elle m'apperçut : «Eh bien, traître,
Quelques jours après je trouvai Dorinde seule en son cabinet, & poussant la porte sur moi, je me jettai si brusquement à ses genoux, qu'elle n'eut pas le loisir de se retirer. Après lui avoir demandé mille fois pardon, je lui déclarai la verité. Je lui dis que Florice m'avoit aimé long-temps, & que pour cacher notre intelligence, elle avoit exigé que je feignisse de l'aimer, que j'avois feint au commencement, & qu'alors j'avois porté toutes ses lettres à Florice, mais qu'étant venu à l'aimer elle serieusement,
Je cessai de voir Florice, quoiqu'elle fût plus belle que Dorinde ; mais le dépit où j'étois contr'elle, avoit diminué ses charmes à mes yeux. Elle supporta quelque temps mon changement ; mais enfin il fallut en venir aux regrets de m'avoir perdu. Elle ne doutoit pas que je ne l'eusse aimée, elle crut donc qu'elle me rappelleroit en me donnant de la jalousie. Elle jetta les yeux sur Teombre. Elle s'imagina qu'il
Florice qui jusques-là avoit conservé sa reputation, & qui craignoit ses parens, engagea Teombre à parler de mariage, sans dessein pourtant de conclure, mais dans l'esperance de rompre quand il en seroit temps. Teombre étoit un parti sortable pour Florice, ses parens en jugerent de la sorte, & dès le jour même qu'il eut fait parler, le mariage fut arrêté. Il ne restoit plus que de mener Florice au temple. Pourrois-je, belle Phylis, vous exprimer quelle fut la consternation de Florice,
A ce mot il la laissa seule, & chargea sa femme de lui parler. Celle-ci la traita encore avec plus de rigueur, & lui fit entendre que la mort seule pouvoit rompre ce mariage. Quelle affliction pour Florice ! Outre qu'elle me perdoit, pour surcroît d'ennui elle se voyoit entre les mains d'un homme qu'elle haissoit mortellement. Elle étoit pourtant moins affligée de me perdre, & de se voir livrée à Teombre, qu'elle n'aimoir point, que de penser que je jugerois mal de son amour pour moi ; car elle m'aimoit toujours, & rejettoit mon indifference sur la faute qu'elle avoit commise à mon égard. Dans cette perplexité,
FLORICE A HYLAS.
En quel état se trouve celle que vous avez aimée ? Elle se voit toute à un autre par les rigoureuses loix du mariage ; c'est ainsi qu'elle est punie de sa feinte. Si vous aimez encore celle que vous aimâtes tant autrefois demandez-moi à mes parens. Sans doute qu'ils préfereront votre alliance à celle de Teombre, à qui je suis destinée, helas ! si vous ne m'aimez autant que je vous aime.
Quoique j'eusse resolu d'être tout à Dorinde, je ne laissai pas d'être sensible au déplaisir de Florice. Admirez ici l'artifice de l'amour. J'étois trop irrité contr'elle, pour qu'il réussît en m'attaquant ouvertement. Il s'y prit donc par des voyes détournées. Il me representa d'abord ma haine pour Teombre, & combien peu il meritoit l'avantage dont il alloit jouir. Puis il me rappella les charmes & les vertus de Florice, aussibien que les faveurs que j'en avois reçues. Je pris donc la resolution de retourner à elle, & je me repentis de l'avoir quittée pour Dorinde. Mais
HYLAS A FLORICE.
Vous avez donc le courage de vous donner à Teombre ? & vous le préferez à Hylas ? O dieux, si vous le permettez, ne punirez vous point l'ingrate Florice !
J'en usois de la sorte, afin qu'elle crût que c'étoit mon amour, & non pas ses prieres qui me ramenoient à elle. Ma lettre la combla de joye ; & sans s'inquieter de la sienne qu'elle s'imagina que je n'avois point reçue, elle me récrivit qu'elle m'avoit déja mandé qu'il ne tenoit qu'à moi d'empêcher ce mariage, en la demandant à son pere. Mais sans attendre sa réponse, je fis semblant de partir pour la campagne, ne pouvant soûtenir la
HYLAS A FLORICE.
Puisqu'il est impossible que Florice soit à moi, je pars de cette Ville. J'aime mieux apprendre votre mariage que d'en être témoin. Puissent les dieux vous donner autant de satisfaction que vous m'en laissez peu, & la rendre aussi durable que mes regrets ! Je vous jure qu'ils m'accompagneront jusqu'au tombeau, & que là meme je me plaindrai de votre changement, & de la rigueur de ma destinée.
Or, belle Phylis, je lui écrivois en ces termes, afin qu'elle ne crût pas que j'avois reçu sa lettre. Autrement il falloit la perdre sans ressource, ou la demander en mariage ; & j'aurois préferé la mort à un pareil engagement. Pour la tirer d'inquietude au sujet de sa lettre, je la lui fis rendre par un des miens qui lui assura que j'étois parti il y avoit deux jours, & qu'il ne sçavoit où j'étois allé. Elle ne s'apperçut point que j'eusse ouvert sa lettre, parce que depuis long temps nous nous servions du même cachet, & que je l'avois bien refermée. Elle reprit la lettre en soupirant ; puis elle demanda quelle affaire si pressante
FLORICE A HYLAS.
Demain sera le dernier jour de ma vie ; si c'est mourir, que de se voir livrée en proye aux plus cruels déplaisirs. Si Hylas y est sensible, il peut me retirer du tombeau, & plus encore s'il ne laisse pas de m'aimer, toute malheureuse que je suis.
Jugez si je fus vivement touché, puisque j'avois pour Florice un amour veritable. Le lendemain elle fut contrainte de signer, mais avec des regrets incroyables, & de si grands tremblemens, que sa main ne pouvoit conduire sa plume. Lorsqu'en
Peut-être ai-je trop insisté sur ces circonstances ; mais excusez Hylas, qui ne fut jamais si touché que pour vous, belle Phylis, dit-il en soûriant. «Nous n'en doutons, répondit Phylis, ni moi, ni personne de la compagnie. Mais dites-nous comment vous quittâtes Dorinde.»
Lorsque je cherchois, reprit Hylas, à rompre honnêtement avec elle, il s'en presenta l'occasion du monde la plus favorable. Periandre qui aimoit toujours Dorinde, revint enfin, ne pouvant plus vivre éloigné d'elle. Il commença par me rendre visite, & quelques jours s'étant écoulés, sans qu'il me parlât presque de Dorinde, un jour que nous étions seuls, je lui parlai de la sorte : «Periandre, je vous aime trop pour souffrir plus long temps la tristesse que je remarque sur votre visage. Vous ne doutez point que je n'aime Dorinde ; mais vous ne devez pas douter davantage de mon amitié. Pour vous en convaincre, je vous rends cette Dorinde que ma bonne fortune vous avoit enlevée. Recevez-la, & soyez persuadé que je serai moins touché de la perdre, que de vous causer le moindre déplaisir, ou de me voir séparé de vous.» Malgré la joye que ressentit Periandre à cette proposition, il fit d'abord quelques difficultés ; mais voyant que je persistois, il
Je m'éloignai donc insensiblement de Dorinde, tandis que Periandre s'insinuoit dans ses bonnes graces ; & cependant j'entreprens Florice. Je trouve les moyens de lui parler, je l'assure de mon amour, & je renouai si bien, que notre intelligence fut plus parfaite qu'auparavant. La haine qu'elle avoit pour Teombre ne contribua pas peu à notre reconciliation : comme Dorinde lui étoit suspecte, elle voulut que je rompisse absolument evec elle, sans quoi elle aimeroit mieux ne me plus voir, que d'être toujours en de continuelles allarmes. Elle exigea même, malgré tout ce que je pus representer, que je lui fisse quelque affront.
C'étoit le sixiéme de la lune de juillet, jour où les personnes les plus qualifiées vont avec les druides cueillir le gui salutaire, que Florice me commanda pour la derniere fois de lui donner satisfaction sur cet article. Le sacrifice étoit achevé, & les réjoiussances commençoient ; je tirai Periandre à l'écart, & pour qu'il ne s'offensât point de ce que j'allois faire, je lui dis que Dorinde esperoit toujours de me ramener, & que de là venoient les froideurs qu'elle lui marquoit, & que je voulois la détromper. Je la vis soudain auprès de Florice, au milieu d'une compagnie
Florice depuis cet heureux jour me rendit toute son affection, & si Teombre la possedoit comme époux, je la possedois moi comme amant. De son côté Dorinde jura de me rendre tous les mauvais offices qu'elle pourroit. Elle s'apperçut que j'avois renoué avec Florice. Pour nous traverser
Periandre soit pour se venger, soit pour obeir à Dorinde, ne perdit pas un moment.
FLORICE A HYLAS.
Celui qui n'est au monde que pour nôtre supplice, va demain à la campagne. Si vous venez nous serons libres tout le soir.
Vous sçavez, gentil Pâris, que l'on ne met point de suscriptions sur de pareils billets. C'est ce qui donna lieu à Dorinde d'y mettre le nom de Teombre, & de le lui envoyer aussitôt par un jeune homme qu'elle instruisit bien auparavant. Il s'acquita si adroitement de sa commission, que, pendant que Teombre cherchoit des ciseaux pour couper la soye, il sortit, & vint retrouver Dorinde à qui il rendit compte de ce qu'il avoit fait. Si le mari fut étonné en lisant le billet de Florice, vous pouvez le juger, ma belle maitresse.
Il lui montra ce billet, il la contraignit de partir, & l'accabla de reproches. Mais elle lui fit entendre qu'avant son mariage, elle & Dorinde s'écrivoient ainsi très souvent
FLORICE A HYLAS.
C'est la plus cruelle ennemie que tu auras jamais qui t'écrit maintenant, pour t'avertir que ni Dorinde, ni toi n'avez pu la faire mourir, & que le ciel lui laissera asses de vie pour qu'elle se venge de vous deux. Cependant oublie mon nom, comme tu as perdu le souvenir de mes faveurs.
O dieux, quel devins-je, après avoir lu ce billet ! je ne pouvois concevoir ce qui me l'avoit attiré. Je me promenai toute la nuit dans ma chambre, & dès qu'il fut jour, j'envoyai un des miens pour ménager une entrevue avec celle qui m'avoit donné le billet ; mais je n'en pus venir à bout de tout le jour. Le soir étant venu, j'appris ce que je viens de vous raconter. Je cherchai alors dans mes poches, & ne trouvant point ma lettre, je compris que Periandre me l'avoit dérobée. Je resolus d'en tirer vengeance ; mais quand je rencontrai mon ami, & que je lui reprochai le larcin qu'il m'avoit fait, il me répondit en souriant : «Si je vous ai déplu, j'en suis fâché, & vous devez l'oublier, si vous vous rappellez que vous m'offensâtes bien plus en me dérobant Dorinde par l'artifice d'un miroir, que je n'ai pu faire en vous dérobant ce billet. Mais, lui dis-je, je vous ai rendu votre maitresse, & vous, vous me faites perdre la mienne.» J'aimois Periandre, & peut-être autant que ni Florice ni Dorinde. Je reçus son excuse, & je crus même qu'il n'y avoit point d'autre moyen de me raccommoder avec Florice. Nous attendions son retour pour la détromper ; mais Theombre qui étoit homme d'esprit, & qui n'avoit point reçu
LIVRE CINQUIÈME.
Astrée eût entendu Hylas avec bien du plaisir, si elle avoit été dans une autre situation ; mais le desir extrême qu'elle avoit de se rendre au lieu où Silvandre avoit trouvé la lettre de Celadon, lui faisoit souffrir avec impatience tout ce qui la retardoit. Elle fit donc signe à Phylis qu'il étoit temps de partir, & lorsqu'elle s'apperçut qu'Hylas s'arrêtoit pour songer à ce qu'il avoit à dire de Chriseide, & qu'il alloit continuer, elle le prévint ainsi : «Je n'aurois jamais cru que Phylis eût eu tant d'empire sur le volage Hylas ; mais puisque la bergere le
Cependant Pâris reprit Diane, car Silvandre voulut bien lui ceder sa place, pour rendre ce devoir à sa bergere, qui lui en sçut gré ; car elles vouloient toutes faire honneur au gentil Pâris qui par consideration pour elle, quittoit la grandeur où sa condition l'avoit élevé. Madonte étoit seule, parce que Tersandre s'étoit amusé avec Laonice, Silvandre lui donna la main, & prenant les devans il resolut de continuer le voyage avec elle. Madonte étoit belle & discrete ; elle avoit même quelque ressemblance avec Diane.
Silvandre ne pouvant être auprès de celle-ci, étoit ravi de trouver en Madonte
Ils n'eurent pas marché long temps, que Silvandre leur montra le bois où il vouloit les conduire. Après avoir passé quelques hayes, ils entrerent dans un taillis, dont le sentier étoit si étroit, qu'ils furent contraints de marcher l'un après l'autre. Silvandre qui marchoit à la tête de la troupe, fut bien surpris lorsqu'il rencontra des arbres pliés en berceau qui lui fermoient le chemin. Ils s'approcherent tous pour voir ce qui l'arrêtoit. «Silvandre, est-ce ainsi, dit Phylis, que vous conduisez ceux qui vous prennent pour guide ?» Silvandre fit, comme il put, le tour du berceau ; mais sa surprise augmenta bien, lorsqu'il fut de l'autre côté. Là les arbres
Audevant du vestibule étoit un gazon environné d'arbres, excepté d'un côté. A la porte du temple on voyoit jaillir une fontaine qui en serpentant arrosoit le gazon. De tout temps ce bocage avoit été consacré au grand Hesus ; nul berger n'eût été assés témeraire pour conduire dans cette enceinte son troupeau. On n'y abordoit que rarement, pour ne pas interrompre la solitude & le silence sacré des nymphes & des satyres. A l'herbe non foulée, aux arbres que le fer, & les animaux avoient jusques là respectés, à la source dont rien n'avoit troublé l'eau delicieuse, on sentoit bien que ce lieu étoit consacré à quelque divinité. Nos bergers s'approcherent avec respect. Avant que d'entrer
Loin, bien loin profanes esprits !
Qui n'est d'un saint amour épirs,
En ce lieu saint ne fasse entrée.
Voici le bois où chaque jour
Un cœur qui ne vit que d'amour
Adore la déesse Astrée.
Les bergers surpris se regardoient en silence, comme pour demander si quelqu'un n'étoit jamais venu en ce lieu. Enfin Diane s'adressant à Silvandre, «Est-ce ici, lui dit-elle, que vous aviez dessein de nous amener ? Comment aurois-je eu ce dessein, répondit le berger ? de ma vie je n'ai vu ce que je vois. On s'apperçoit aisément, ajouta Pâris, qu'il n'y a pas long-temps que ces arbres sont pliés. Sçachons ce que c'est, & pour ne point offenser la divinité de ce bocage, n'y entrons qu'avec respect, & purifions-nous auparavant. Pour moi, dit Hylas, je n'ai pas la moindre curiosité de voir ce temple ; & puisque l'entrée en est interdite à qui n'est pas épris d'un saint amour, que sçai-je moi, si mon amour est saint, ou ne l'est pas ? Comment, dit Phylis en souriant, vous nous quitterez ainsi, faute d'amour ? J'en ai, répondit-il, infiniment à ma façon ; mais
Silvandre alors donna l'exemple à toute la troupe. Il puise de l'eau dans sa main, & laissant ses souliers il entre les piés nus sous le berceau. Tous les autres le suivirent avec les mêmes cerémonies. En ce moment Silvandre se tourne vers Hylas : «Ecoutes, lui dit-il, fais silence.» Puis relisant les vers qui étoient audessus de la porte, il se met à genoux, & levant les yeux au ciel, «Grande deité que l'on adore en ce lieu, s'écria-t'il, voici que j'entre en ton saint bocage, assuré que je ne vais point contre ta volonté. La pureté de mon amour me répond que tu recevras mes vœux. Que si ma protestation n'est pas sincere, punis, frape un parjure, un temeraire !»
A ces mots il entre dans le berceau, suivi de tous excepté d'Hylas. Au milieu étoit un grand chêne qui soutenoit la voute. Au pié du chêne quelques gazons entassés formoient un autel. Et cet autel étoit orné d'une peinture qui representoit deux amours essayans de s'arracher une branche de myrte, & une branche de palmier entortillées ensemble. Dès que cette troupe religieuse fut entrée, ils se mirent tous à genoux, & quand chacun eut rendu ses hommages à la divinité, Pâris s'approcha
Alors s'étant tous relevés, ils considererent la peinture. Bien que ces petits enfans qu'elle representoit fussent potelés, on ne laissoit pas de remarquer les muscles & les nerfs qui paroissoient élevés, mais de maniere que l'on sentoit que l'embonpoint seul empêchoit qu'ils ne parussent davantage. Ils avoient tous deux la jambe droite avancée, & leurs piés se touchoient presque l'un l'autre. Les bras étoient fort en avant, & le corps en arriere, comme s'ils avoient appris que plus un corps est éloigné, plus il a de pesanteur ; car chacun d'eux, pour s'embarrasser davantage, se tient de la sorte, afin que le poids même de leur petit corps augmente d'autant la force de leurs bras. Leurs visages étoient beaux, mais comme bouffis, à cause de l'effort qui faisoit monter le sang. Telle avoit été l'habileté du peintre qu'en les representant dans une action qui montroit assés que chacun deux vouloit l'emporter, on remarquoit
Les bergers eurent besoin de Silvandre pour leur expliquer ce tableau. «Les deux amours, leur dit-il, signifient la personne qui aime, & celle qui est aimée. La palme & le myrte entortillés, marquent la victoire de l'Amour ; la palme étant le symbole de la victoire, & le myrte celui de l'Amour ; ainsi les deux amours se disputent à qui aimera plus tendrement. Ces flambeaux dont les flammes sont unies, & par consequent sont plus grandes, montre que l'amour s'augmente quand il est reciproque. Ces arcs entrelassés designent l'union des deux cœurs. Ce tableau donc ne represente à mon avis que l'effort de deux amans qui veulent l'emporter l'un sur l'autre par la tendresse, & nous fait entendre que la perfection de l'amour n'est pas d'être aimé, mais d'aimer.
S'il est ainsi, ma belle maitresse, ajouta-t'il en se tournant vers Diane, que vous êtes en reste avec moi ! J'avoue, répondit-elle, que rien ne peut m'être plus agréable.» Hylas n'osoit entrer, quoique l'autel de gazon, & le tableau piquassent sa curiosité. Il prêta seulement l'oreille aux discours de Silvandre, & il entendit que le berger répondoit à Diane : «Ne me faites point davantage connoître le peu de bonne volonté que vous avez pour moi, & permettez que je considere ce qui me reste à examiner du tableau.» En même temps il lut au bas les douze tables des loix d'Amour.
I.
Qui veut être amant parfait, il faut qu'il aime sans mesure ; aimer autrement, c'est perfidie plus tôt que fidelité.
II.
Qu'il n'aime jamais qu'un seul & même objet, & qu'il rapporte là tout le bonheur qu'il se propose.
III.
Qu'il cesse de s'aimer lui-même, ou qu'il ne s'aime que par rapport à cet objet.
IV.
S'il aspire à une meilleure fortune, que ce soit dans l'esperance seule que l'objet qu'il aime en recevra plus d'honneur.
V.
Qu'il ne desire point la possession de ce qu'il aime au mépris de son honneur, ou de celui de sa maitresse. La possession même doit lui être moins chere que ce prix.
VI.
Qu'il meure plus tôt que de souffrir que l'on médise en sa presence de l'objet qu'il aime.
VII.
Que son amour lui fasse juger que tout est parfait dans celle qui l'a fait naître, & qu'il regarde comme criminel quiconque en jugera differemment.
VIII.
Qu'il soupire, qu'il languisse entre la vie & la mort, & toutefois qu'il ne dise point ce qu'il veut, ou ce qu'il ne veut pas.
IX.
Qu'il ne vive que dans celle qu'il adore ; & qu'en elle transformé, il n'aime, il n'honore, que ce qu'elle honore ou cherir.
X.
Qu'il tienne pour perdus les jours passés loin d'elle, & qu'il soit en esprit avec elle, si le corps en est séparé.
XI.
Que dans tous ses tourmens, & dans toutes ses peines, il n'attende d'autre salaire que l'honneur d'aimer seulement.
XII.
Qu'il ne pense jamais que sa passion
«Silvandre, dit Hylas qui écoutoit attentivement, je ne croi pas qu'il y ait au bas du tableau une seule des paroles que tu viens de proferer. Tu les a composées dans les accès de ta melancholie, & pour les accrediter aujourd'hui, & nous en imposer, tu feins de les lire où elles ne sont pas. Il n'y auroit rien d'impossible, répondit Silvandre, si j'étois le seul ici qui sçût lire, & si ces loix étoient contraires à la raison, ou aux anciens statuts d'Amour. Si mes reproches n'étoient fondés, ajouta Hylas, tu m'apporterois ce tableau, pour me le faire voir. Si tu juges, repliqua Silvandre, que la sainteté du lieu seroit profanée par ta presence, je dois penser encore mieux que ces loix saintes seroient profanées, si tu en avois communication.» A ces mots toute la troupe se mit à rire, & quoiqu'Hylas voulût repliquer, il ne fut point écouté, parce que Silvandre ayant remis le tableau sur les gazons, & baisé cet autel rustique, on suivit Pâris qui avoit passé de ce lieu dans un autre plus spacieux. Audessus de la porte étoit un feston d'où pendoit un tableau avec cette inscription en vers :
Voici la sainte entrée
Du saint temple d'Astrée.
C'est là qu'Amour veut que toujours
Je la serve & l'adore.
Et comme elle eut mes jours,
Je lui consacre encore
Les tristes nuits
De mes ennuis.
De toutes les bergeres, Astrée fut celle qui s'arrêta le plus en ce lieu, soit qu'à cause du nom de la déesse, elle s'y interessât plus, ou qu'entendant parler de vie & d'ennui, elle crût que cela regardoit l'infortuné Celadon. Les autres cependant avoient passé outre, & se jettant tous à genoux ils adoroient en silence la divinité du lieu. Pâris offrit encore un rameau de chêne sur l'autel, qui étoit de gazon comme le premier, mais d'une forme triangulaire. Du milieu sortoit un grand chêne qui se partageoit en trois branches égales, & qui se reunissant ensuite s'élevoient plus haut qu'aucun autre arbre de tout le sacré bocage. Sur la branche droite on lisoit Hesus, sur la gauche Belenus, & sur celle du milieu Tharamis. Sur la tige d'où sortoient les trois branches, & à l'endroit où elles se reunissoient, étoit gravé le nom de Thautates.
Ces objets qui étoient conformes à leur
LA DÉESSE ASTRÉE.
Au bas on lisoit ce vers :
Plus digne de nos vœux, que nos vœux ne sont d'elle.
Aussitôt que Diane eut remarqué le tableau, «N'avez-vous jamais vu, dit-elle à Phylis, personne à qui ressemble ce portrait ?» Phylis l'examinant de plus près, «C'est, répondit-elle, celui d'Astrée ; on ne peut s'y méprendre ; j'y reconnois jusqu'à sa houlette.» Et prenant celle d'Astrée, «Voyez, dit-elle, ces lettres qui sont entrelassées de même, la partie où elle appuye sa main est ornée de la même façon, & le bas garni de cuivre avec les mêmes chiffres. Vous avez raison, repartit Diane, voici encore Melampe couché à ses piés ; ce sont les mêmes
Astrée demeuroit interdite, & regardoit avec admiration tout ce qui s'offroit à ses yeux. Elle s'avança près de l'autel, elle apperçut de petits rouleaux ; elle en prit un, & l'ayant délié en tremblant, elle y trouva ces vers :
Passant, veux tu sçavoir qui me donna l'image
Que tu vois dans ce bocage ?
Pour t'épargner des discours superflus,
Apprens que d'amour c'est l'ouvrage,
Et que par ce faux bien le dieu me dédommage
Des vrais biens que je n'ai plus.
Astrée méditoit ces vers, & plus elle consideroit le caractére, plus elle y reconnoissoit la main de Celadon. Alors elle ne put retenir ses larmes ; & pour les cacher, elle fut contrainte de se tourner vers l'autre autel. Cependant Phylis prit un de ces
Est-ce Astrée, ou son portrait ?
A l'amoureuse flamme
Qui s'allume dans mon ame
Non, je n'en puis douter ; c'est elle trait pour trait.
«Ah, ma sœur, dit Astrée, c'est bien Celadon qui a écrit ces vers ; c'est lui sans doute, car il y a plus de trois mois qu'il les fit sur un de mes portraits qui fut envoyé à mon oncle Phocion !» A ces mots, elle versa encore des larmes ; mais Phylis craignant que les autres ne s'en apperçussent, lui dit : «Vous avez bien plus de raison de vous réjouir que de vous affliger ; car si ces vers sont de la main de Celadon, comme je n'en puis douter, il n'a pas fini ses jours dans les eaux du Lignon. Ah, ma sœur, répondit-elle en tournant la tête de l'autre côté, & poussant Phylis d'une main, ne me tenez point ce langage ! Mon imprudence a causé la mort de Celadon ; & je suis trop malheureuse pour ne l'avoir pas perdu. Je comprens que les dieux ne sont pas contents des larmes que j'ai versées pour lui, puis qu'ils m'ont conduite en ce lieu. Je veux leur
Tandis que les deux bergeres s'entretenoient de la sorte, Diane pour amuser la troupe lisoit tantôt les petits rouleaux qu'elle trouvoit sur l'autel, & tantôt elle demandoit aux bergers ce qu'ils en pensoient. «Il n'y a personne, répondoit Pâris, qui ne reconnoisse Astrée dans cette image, & qui ne juge qu'elle a été mise en ce lieu par quelqu'un qui l'adore. Pour moi, répondoit Silvandre, ces chiffres me feroient croire que c'est Celadon, si ce malheureux berger vivoit encore. Comment, dit Tyrsis, ce même berger qui perit il y a quatre ou cinq lunes dans les eaux du Lignon ? Lui-même, repliquoit Silvandre. Et servoit-il Astrée, ajoutoit Tyrsis ? Il me semble que j'ai oui dire qu'il y avoit de mortelles inimitiés entre leurs familles.»
«La beauté d'Astrée triompha de cette haine, répondit Silvandre, & puisqu'il est mort, on peut bien le dire sans danger, d'autant mieux qu'il n'y eut jamais
Vous auriez raison, répondit Tyrsis, si avec le corps on ne laissoit point son amour ; mais j'ai entendu dire à nos sages que nos passions ne sont que des tributs de l'humanité, & que les dieux nous donnent cet instinct uniquement dans la vue de la propagation ; mais qu'après la mort cet instinct se perd comme les autres desirs qui ont rapport au corps, parce que les ames sont immortelles. Si pourtant Celadon a écrit ce que nous venons de lire, dit Silvandre, il n'y a pas d'apparence qu'il ait perdu son amour pour
Les bergers discouroient ainsi, quand Phylis apperçut un lieu, où, selon toutes les apparences, quelqu'un s'étoit souvent mis a genoux. C'étoit vis-à-vis de l'autel, & voyant un rouleau de parchemin, elle s'avance, déplie le rouleau, & y lit la priere suivante :
Grande Astrée, agréez nos sacrifices, tout indignes qu'ils sont de vous ; si les dieux ne recevoient que ceux qui sont dignes d'eux, il faudroit qu'ils fussent eux-memes la victime. Ce que j'offre à vôtre divinité, c'est un cœur qui n'aima jamais rien que vous. Que si cette offrande vous est agréable, daignez tirer cette ame qui vous est devouée, de la peine qu'elle endure, & l'établir dans le repos dont son infortune, & non ses offenses l'ont éloignée. Je vous le demande au nom de Celadon, dont vous devez cherir la memoire.
Incontinent Phylis appelle Astrée : «Venez, ma sœur, lui dit-elle, venez lire ce que Celadon vous demande, & vous connoîtrez que Tyrsis nous a dit vrai.» Alors s'étant tous approchés, Phylis relut la priere, tandis qu'Astrée fondoit en larmes. «Je satisferai, dit-elle, à sa juste demande, & puis que ses proches ne songent point à lui rendre ce devoir, il le recevra d'Astrée.» En même temps, après avoir honoré l'autel des dieux, ils sortirent de ce lieu, & retournerent vers Hylas. Celui-ci les voyant attentifs ailleurs, entra dans le temple où étoient les douze tables, & bravant l'amour qui ne pouvoit au plus que lui ravir sa maitresse, il prit ce tableau, & corrigea dans ces loix ce qu'il y trouvoit d'opposé à son caractére. Voici les changemens qu'il y fit :
I.
Qui veut être amant parfait, qu'il se garde d'aimer infiniment ; car aimer ainsi c'est plus imprudence que fidelité.
II.
Qu'il aime en divers lieux, & qu'il rapporte à divers objets le bonheur qu'il se propose.
III.
Qu'il s'aime lui seul, ou qu'il n'aime ces objets que par rapport à lui.
IV.
S'il aspire à une meilleure fortune, que ce soit dans la vue de plaire à toutes les belles, & d'en recevoir seul plus d'avantage.
V.
Qu'il obtienne la possession de ce qu'il aime à quelque prix que ce soit. Rien ne lui doit être plus cher que cette possession.
VI.
Qu'il n'ait jamais de querelle pour l'objet qu'il aime ; si on en médit en sa presence, qu'il y donne plus tôt son consentement.
VII.
Qu'en secret il n'estime sa maitresse qu'autant qu'elle vaudra, & qu'il regarde comme criminel quiconque l'estimera peu.
VIII.
Qu'il ne languisse point, qu'il soupire peu, & qu'il puisse dire ce qu'il veut ou ce qu'il ne veut pas.
IX.
Qu'il vive en lui-même, & pour lui-même, & qu'il ne s'assujetisse point à aimer ou hair suivant le caprice d'un autre.
X.
Qu'il ne tienne point pour perdus les jours passés loin de sa maitresse ; & qu'il se contente en sa pensée, si son corps en est séparé.
XI.
Qu'il termine ses peines & ses tourmens, s'il n'attend point d'autre salaire que le vain honneur d'aimer seulement.
XII.
Qu'il pense toujours que sa passion doit finir. C'est ignorer la nature de l'amour, que d'avoir une idée contraire.
Hylas se hâta le plus qu'il put de corriger ainsi les douze tables. Il effaça auparavant ce qu'il vouloit changer, & l'effaça si adroitement, qu'il étoit difficile d'y rien remarquer. Aussi tôt il remit le tableau en sa place, & sortit sans être apperçu de personne. Tout étoit fini, lorsqu'Astrée & les autres bergeres vinrent à lui. On le trouva assis à l'entrée, & féignant de dormir. «Hylas, que faites-vous ici, lui cria, Phylis, tandis que nous venons de voir les plus grandes merveilles qui soient sur les bords du Lignon ? Il me vient une idée, répondit Hylas en se frottant les yeux ; & cette idée me tourmente plus que je ne l'aurois cru. Quelle idée, ajouta Phylis ? Je vous en ferai part, répondit le berger inconstant, si vous me promettez une grace que je vous demanderai, & qui n'interesse point la vertu d'une sage bergere. J'y consens à ce prix, dit Phylis. Et moi, répartit Hylas, je ne la veux
«Vous sçavez, ma belle maitresse, que depuis l'instant qu'Hylas s'est attaché à vous, il n'a point trouvé dans cette contrée de berger dont le caractére fût plus opposé au sien, que celui de Silvandre. Il a toujours saisi, il a même recherché les occasions de me contredire ; ensorte que j'ai lieu de soupçonner qu'animé du même esprit, il a lu les loix du dieu autrement qu'elles ne sont exprimées. Je vous conjure donc & par la promesse que vous m'avez faite, & pour la gloire de l'amour, & pour l'honneur de la divinité même que l'on adore en ce bocage, je
Elle rentre en même temps, & après avoir salué l'autel & pris le tableau, elle l'apporte au berger inconstant. Celui-ci tête nue, & mettant un genou en terre, «je reçois, dit-il, ces loix saintes comme émanées d'un dieu, & je proteste de nouveau
«Hé bien, dit Hylas, que vous en semble, belle Phylis, avois-je raison de soupçonner Silvandre de nous en imposer ? Que répondez-vous, ajoutoit-il en s'adressant à Silvandre ? Tiendrez-vous la parole que vous m'avez jurée ?» Le berger
Pendant qu'ils disputoient de la sorte, Diane reconnut quelque difference dans les caractéres, & opposant l'écriture au soleil, elle apperçut les vestiges des ratures. «Plus de dispute, s'écria Diane à l'instant, vous trouverez au même lieu ce que vous cherchez tous deux ; vous, Silvandre, en lisant les loix comme elles étoient écrites ; & vous Hylas, en les lisant ainsi que vous les avez corrigées.» On reconnut bientôt que Diane avoit trouvé
Cependant toute la troupe s'achemina par un petit sentier que Silvandre avoit choisi. Pour Astrée qui n'esperoit plus de rien apprendre de Celadon, elle vouloit presque s'en retourner, & laissant Tyrsis, elle s'approcha de Silvandre, & lui dit : «Berger, il est bien tard pour aller plus loin, la nuit même nous surprendra, quand nous reprendrions tout-à-l'heure le chemin de nos cabanes. J'en conviens, dit le berger ; mais nous sommes si près du terme, qu'il semble que nous devions continuer notre voyage ; aussibien nous ne ferions pas de jour la moitié du chemin que nous avons à faire
Ils continuerent donc leur route, & bientôt Silvandre leur montra le bois où il avoit trouvé le billet qui occasionnoit ce voyage. «Voilà, dit Astrée, un lieu bien retiré, pour y recevoir des lettres. Ainsi personne n'a pu écrire ce billet que vous ou l'Amour.» Lors qu'il vouloit répondre, il arriva dans le bois : «Sage bergere, lui dit-il sans autre réponse, voici le bois que vous avez tant desiré ; mais il est si tard que nous ne pourrons le visiter. Si nous y trouvons, dit-elle, des choses aussi rares que celles que nous avons vues, sans doute le temps nous
Hylas que le hazard avoit placé entre Astrée & Phylis, dit à celle-ci : «Je commence à bien esperer du service que je vous rens. Vous ne craignîtes jamais tant de me perdre, que vous le craignez maintenant. Je l'avoue, dit Phylis, remerciez-en ce même Silvandre que vous dites le plus cruel de vos ennemis. Il doit plus tôt se remercier lui-même, interrompit Silvandre. S'il ne nous avoit point raconté si au long ses inconstances, & s'il n'avoit point falsifié les loix d'amour, la nuit ne nous auroit pas surpris. Mais enfin nous y sommes, & je ne vois point d'esperance de pouvoir demêler les petits sentiers, qu'il ne soit jour, ou que
LIVRE SIXIÈME.
Les Bergeres qui n'étoient point accoutumées à dormir de la sorte, s'entretinrent long temps avant que le sommeil vînt les saisir. La nuit même les effrayoit, & la peur les faisant se resserer, elles veilloient plus qu'elles n'auroient voulu. Le hazard avoit placé Diane auprès de Madonte. C'est pourquoi discourant avec elle, après plusieurs discours, elle lui demanda quelle fortune l'avoit conduite en cette contrée. «Sage Diane, répondit-elle, l'histoire en feroit trop longue ; qu'il vous suffise d'apprendre que
HISTOIRE
DE DAMON ET DE MADONTE.
Le temps de la nuit m'est favorable ; j'en rougirai moins à vous raconter mes extravagances, car je ne puis donner un autre nom à ce qui m'a fait prendre la houlette. Je ne suis point née bergere ; ma condition est plus relevée. Thierry engagea mon pere à se donner à lui, parce qu'il avoir beaucoup d'autorité dans l'Aquitaine. Mon pere vécut longtems favorisé du prince, qui ajouta de grands biens à ceux qu'il tenoit déja de ses ancêtres. Heureux, s'il n'avoit jamais eu d'autres enfans que moi ! Lorsque mon pere fut tué dans la bataille que Thierry livra au cruel Attila, j'avois environ huit ans, & dès lors je commença de ressentir les rigueurs de la fortune. Leontidas qui avoit succedé aux dignités de mon pere, & que Torismond successeur de Thierry aimoit plus que tout autre chevalier, usa de tant d'artifices, que je fus enlevée a ma mere, & que l'on me remit entre ses mains, sous un prétexte qu'ils nommoient raison d'état. J'avois, disoient-ils, des biens trop considerables, & trop de places fortes, pour que l'on ne veillât pas,
Le dessein de Leontidas qui n'avoit point d'enfant étoit de me donner, lors que je serois nubile, à un de ses neveux qu'il avoit choisi pour son heritier. Il arriva, peut-être parce qu'un courage genereux ne se plie point à ce que l'on veut en exiger, il arriva que nous n'eûmes point de gout l'un pour l'autre. Dans la suite je fus recherchée par de jeunes chevaliers qui me marquoient un respect infini ; ces manieres polies me rendirent plus insupportables les mépris de Leontidas. Lui se piqua à son tour de ce que je semblois le dédaigner. La faveur où étoit Leontidas écartoit les rivaux ; cependant un de ses proches ferma les yeux à cette consideration. Il ne songeoit d'abord qu'à montrer qu'il avoit assés de merite pour s'attacher à ce qu'il y avoit alors de plus considerable à la cour. Que ceux qui blâment l'amour sont injustés ! le jeune chevalier, avant que de s'attacher à moi, étoit brutal, violent, si ardent
Leontidas qui toute sa vie avoit étudié les hommes, s'apperçut bientôt de son dessein ; pour le prévenir, il me défendit absolument de voir Damon, & lui parla de sorte, que nous en fumes tous deux vivement offensés. La défense produisit son effet ordinaire, elle irrita le desir que nous avions de nous voir. Je vous avouerai, bergeres, & croyez que je ne déguise point la verité, qu'au commencement je ne pouvois souffrir Damon, mais que depuis la défense de Leontidas, je resolus de n'aimer jamais que Damon. Dans cette resolution, je le détournai des vices à quoi son naturel le portoit, quelquefois en les blamant dans autrui, & quelquefois en lui disant que je n'aimerois jamais quiconque auroit des vices semblables. Il profita de mes avis, & par là il me devint bien plus cher, que s'il avoit eu d'abord les perfections que je lui inspirai. J'en usai neanmoins
Il vint me trouver, il feignit de m'entretenir des nouvelles de la cour, & me dit qu'il avoit remarqué une nouvelle passion, mais qu'il craignoit de m'en faire part, la dame étant de ma connoissance, & le chevalier de ses amis. «Me croyez-vous donc, lui dis-je, si indiscrete, que je ne puisse porter un secret ? Je suis bien éloigné d'avoir cette idée, répondit-il ; mais je crains que cela ne vous indispose contre mon ami. Je lui repartis que l'amour respectueux ne pouvoit offenser personne.» Je voyois bien, gentilles bergeres, qu'il hésitoit, mais ne pensant point qu'il fût question de moi, je le pressai peut être plus que je ne devois. Il me dit enfin que n'osant me nommer les personnes interessées, il me feroit voir une lettre qu'il avoit trouvée ce matin-là même. Je la lus toute entiere, ne connoissant point son écrirure, & lors que je lui demandai les noms, il se mit à sourire, & ne me donna que de foibles
J'avoue qu'à ce mot je fus surprise, parce que j'attendois une autre réponse ; & quoique j'eusse resolu de l'aimer, mon honneur me fit croire que ce mot m'offensoit. «Damon, lui dis-je, j'avois pris confiance en vous, mais vous m'apprenez bien qu'il y a de l'imprudence à se fier aux jeunes gens. Je ne m'en prens
Je ne puis, sages bergeres, vous rendre toutes les raisons que m'allegua Damon ; j'éprouvai bien alors qu'il est difficile de s'irriter contre ce que l'on aime ; quoique je ressentisse l'injure que j'avois reçue, je consentis à être aimée & servie par Damon, pourvu qu'il fût respectueux & discret. Et pour tromper Leontidas qui nous éclairoit sans cesse, je lui commandai de ne me plus voir si souvent, & de dissimuler. Leontidas tout grand capitaine qu'il
Qu'envieux de mon bien, il parle, ou qu'il blasphême,
Qu'il remarque à nos yeux ce qu'il pense être en nous,
Qu'il connoisse en effet que je ne suis moi-même,
Qu'autant, ma chere sœur, que je ne suis qu'à vous.
Qu'il nous éclaire encor de ses regards jaloux,
Que sur nos actions la médisance il seme,
Il peut, helas, il peut rendre mon sort moins doux ;
Mais peut-il empêcher qu'un frere ne vous aime ?
Malgré tous ces discours contre nous inventés ;
Malgré tous les soupçons qui nous ont tourmentés,
Audelà du trépas je fais vœu d'être vôtre.
Mais ce fâcheux argus ne feroit il pas mieux,
Nous laissant en repos, d'employer tous ses yeux
A garder la beauté qu'il pare pour un autre.
Nous ne nous parlions plus que rarement Damon & moi ; cela fit croire que Damon n'avoit pu soutenir plus long temps mes dédains, & qu'il m'avoit absolument quittée. Leontidas même y fut trompé ; quoique sa femme qui étoit d'un naturel soupçonneux, lui soutînt le contraire. Pour la contenter en quelque sorte, il mit auprès de moi une surveillante. Elle s'appelloit Leriane, elle n'étoit plus jeune, d'une humeur assés complaisante, mais extrêmement rusée. Je fus en cette occasion moins penetrante que Damon ; il découvrit le dessein de Leontidas, il me repetoit sans cesse que je serois trompée, si je ne me défiois de cette femme. Nous feignîmes donc de concert que sa compagnie nous plaisoit infiniment ; & nous esperions de tromper ainsi Leontidas en la trompant elle-même. Heureux, si nous avions exécuté un si sage dessein !
Mais écoutez, gentilles bergeres, ce qui en arriva. Leriane n'oublia rien pour me plaire, & je l'aimai insensiblement. D'un autre côté, les politesses que Damon lui faisoit, lui persuaderent qu'elle en étoit aimée : Damon seul ne fut point trompé ; mais il paya cherement nos erreurs. Je n'oublierai jamais qu'un jour il me dit : «Ma sœur, vous aimez Leriane, mais souvenez-vous qu'elle est indigne de votre
Si j'eus tort de me prévenir de la sorte en faveur de Leriane, Damon ne fut pas excusable en me cachant la lettre qu'elle lui avoit écrite ; cette lettre m'eût desabusée, & nous nous serions épargné bien des larmes. Leriane qui avoit resolu de se venger, crut qu'elle n'en pourroit trouver de moyens plus propres que ceux que je lui fournirois. Elle ne me quittoit plus, & comme elle avoit l'esprit vif, & qu'elle pénetroit presque les intentions de tous ceux qu'elle étudioit, elle reconnut que Thersandre maimoit, ce même Thersandre que vous voyez. Son pere qui avoit suivi le mien dans toutes ses campagnes, fut tué avec lui le même jour que Thierry mourut. Thersandre avoit été nourri dès l'enfance dans la maison de mon pere, & il avoit conçu pour moi une si violente passion, que la difference de nos conditions ne put la reprimer. La grande inégalité qui étoit entre nous me faisoit recevoir tous ses services, sans que j'y soupçonnasse d'autre motif que celui de l'attachement qu'il me devoit. Leriane avoit reconnu son intention ; elle le jugea très propre pour commencer sa vengeance.
Elle n'ignoroit pas que la jalousie est une des plus grandes amertumes de l'amour, &
Après avoir ainsi commencé sa perfidie, elle voulut sonder mes sentimens au sujet de Damon ; &, comme si c'eût été sans dessein, elle mêloit toûjours à ses discours quelques louanges de Thersandre. Le jour de l'an approchoit où l'on a coutume de se donner les étrennes ; elle crut que j'en recevrois de Thersandre. Elle avoit des gands parfumés, elle persuade à celui-ci de me les donner, & de mettre dans un des doigts un billet. Leriane se charge du present, & choisit pour me le donner un temps où j'etois en la meilleure compagnie. Damon en fut témoin. Aux discours que me tint Leriane, & à mon inquietude sur ce que j'avois senti quelque chose dans ce gand, Damon jugea incontinent qu'il y avoit une lettre ; mais il ne put deviner de qui elle étoit. Pour Thersandre il ne l'eût jamais soupçonné. Cependant, par ce qu'il vit dans la suite, il comprit qu'elle étoit de lui, comme je vous le dirai. J'avois une curiosité extrême de voir ce qui étoit dans ce gant : je me retirai donc le plus tôt qu'il me fut possible, & lors que je fus seule, j'ouvris le billet.
C'étoit une declaration respectueuse, & pleine de louanges delicates. Cependant je fus piquée que Thersandre osât jetter les yeux sur moi, & que Leriane m'eût
Leriane choisit une de ses niéces qu'elle élevoit, nommée Ormante, jeune personne assés belle, mais dont la beauté n'avoit rien de vif, ni de piquant. Elle commença par lui reprocher le peu de soin qu'elle prenoit d'elle-même, & la menaça de la renvoyer, si elle étoit toujours aussi nonchalante. Ormante lui demande pardon, & promet de faire mieux à l'avenir.
Leriane enchantée d'un pareil début, lui dit : «Toutes vos compagnes ont des adorateurs, vous seule êtes negligée. Pensez-vous qu'il ne soit pas humiliant pour moi de vous voir ainsi le rebut de
Leriane eut soin de m'en faire instruire par les amis de Thersandre. Cependant je ne pouvois croire que Damon me préferât Ormante, en qui je trouvois moins de beauté, & qui ne pouvoit m'être comparée du côté de la naissance. Enfin pour me tromper plus surement, elle pratiqua une vieille tante qu'elle avoit, & qui avoit toujours vêcu avec honneur. Elle la fit avertir des avances qu'Ormante faisoit à Damon. Celle-ci n'en fut pas plus tôt informée qu'à son tour elle vint avertir Leriane, qui sçachant sa venue se trouva exprès dans mon appartement. Elles parlerent
Outrée de dépit, je passai dans mon cabinet. Je voulois cacher le trouble où m'avoit jettée cet entretien ; mais Leriane me suivit ; & parce que j'avois une entiere confiance en elle, je me livrai à toute ma douleur, & je ne lui cachai rien de mon intelligence avec Damon. Jugez quelle fut sa joye, quand elle apprit de moi-même ce qu'elle vouloit tant sçavoir. Cependant
Elle comptoit que Damon piqué de mes froideurs m'abandonneroit, s'il ne m'aimoit que legerement, ou qu'il s'efforceroit de regagner mes bonnes graces, s'il étoit bien épris. Je donnai dans le piege ; & Damon remarquant en moi de la froideur, & n'en pouvant accuser que les caresses d'Ormante, il l'évita desormais avec un soin extrême. Leriane s'en apperçut comme moi. Un jour que nous étions seules dans mon cabinet, elle me demanda si elle
Damon étoit trop amoureux de moi, pour ne pas sentir ce double changement ; il se rappella la lettre qu'il m'avoit vu recevoir, & séduit par les artifices de Leriane, il crut enfin que j'avois agréé les services de Thersandre. Il vouloit me faire des reproches ; mais comme Leriane m'obsedoit sans cesse, il ne put me parler que dans la chambre même de Leontidas. «Voulez-vous, me dit-il, me faire mourir, ou m'éprouver par vos rigueurs ?» Je lui répondis froidement : «Votre mort me touche aussi peu, que mes rigueurs peuvent vous toucher.» Leriane survint aussitôt pour rompre cet entretien, & me dit : «Les choses prennent un bon train. Continuez, & vous verrez que je m'y entens.» Elle s'entendoit, helas à me rendre la plus malheureuse personne qui fut jamais.
Damon sortit comme un furieux ; & dans le desespoir où il étoit, il se seroit percé lui-même, s'il n'avoit resolu de punir Thersandre. Cependant, pour ménager ma reputation, il crut devoir en rechercher d'autres occasions. Il étoit occupé de
Damon comprit alors que mon changement n'avoit d'autre cause que l'opinion où j'étois qu'il aimoit Ormante. Il resolut d'avoir avec moi un éclaircissement, malgré Leriane ; & ce même jour la fortune lui en facilita le moyen. Torismond voulut aller à la chasse ; la reine l'y accompagna, & je montai à cheval avec toutes mes compagnes. Quand le cerf fut lancé, il prit la campagne, & emmena toute la chasse après lui. Ce fut alors que nous nous separâmes, & que les chevaux plus vîtes laisserent les autres bien loin. Damon qui avoit toujours les yeux sur moi, jugeant à la route que je prenois, par quel endroit je devois passer, il me devança. Il feignit que son cheval s'étoit abbatu sur lui, & l'avoit blessé. Lors que je passois, il me
Admirez, sage Diane, comment les dieux trompent notre prudence ; mon dessein étoit de rendre le repos à Damon, mais helas, le jour même que j'avois choisi, fut le jour de sa perte. Le lendemain de la chasse il se presenta à la porte de mon appartement ; & Leriane ayant en même temps rencontré Thersandre, elle le conduisit à une fenêtre audessous de celle où elle remarquoit Damon appuyé. Alors feignant de parler bas, elle dit à Thersandre : «Ne doutez plus que Madonte ne vous préfere à tous vos rivaux ; hier elle me commanda de vous donner cette bague ; elle veut que vous la portiez pour l'amour d'elle, & comme le symbole de votre affection mutuelle.» Dieux, quelle perfidie ! j'avois en effet une bague pareille, & que je portois depuis long temps.
A ce discours jugez, sage bergere, quel fut le desespoir de Damon ; cependant il fut si maitre de lui-même, que l'on n'apperçut point en lui la moindre alteration. La reine au même temps se rendit au temple, & je l'y suivis avec la femme de Leontidas. Damon qui n'en fut averti que tard, monta à cheval, & nous atteignit lors que nous entrions dans le temple. Je remarquai que Damon me regardoit d'un œil farouche ; écoutez jusqu'où sa passion l'emporta. Pendant que l'on offroit les victimes,
Quelle fut alors ma frayeur ! je craignis qu'en son transport il n'en dît davantage, ou qu'il ne fît connoître que c'étoit de moi dont il parloit. Heureusement j'avois alors mon voile sur le visage ; autrement ma rougeur m'eût décelée. Le sacrifice fini, ses proches & ses amis le chercherent inutilement, il s'étoit dérobé. Lors qu'il se fut retiré chés lui, il donna ordre le plus promptement qu'il put à ses affaires, & après m'avoir écrit un billet qu'il mit dans sa poche, il écrivit cet autre à Thersandre :
Si l'offense que j'ai reçue de vous pouvoit s'effacer autrement qu'avec le sang, je ne *** pas, Thersandre, de me voir seul l'épée à la main avec vous ; mais toute autre satisfaction étant trop foible, & connoissant votre courage, je vous envoye ce messager qui vous conduira où je vous attens sans autres armes que nos épées, vous jurant foi de chevalier que j'y suis seul. DAMON.
Thersandre se trouve au lieu marqué ; ils se battent. Damon vainqueur laisse Thersandre sur la place évanoui, & percé de trois coups terribles. Damon fut aussi blessé lui-même ; cependant il eut assés de force pour prendre la bague que Leriane avoit donnée, & remontant à cheval, il ordonna à Halladin de le suivre. C'étoit un jeune homme des siens qu'il avoit nourri, & qui avoit amené Thersandre au rendez-vous.
Je fus étonnée de ne point voir Damon parmi les autres chevaliers. Je le cherchois des yeux, sans songer au malheur qui étoit arrivé, lors que me promenant le soir je vis arriver Halladin qui me demanda Leriane ; & l'ayant fait appeller, j'entendis qu'il lui tint ce discours : «Leriane, mon maître m'a chargé de vous apporter des nouvelles qui vous seront agréables.» Alors il nous fit le détail du combat, puis continuant ; «lors qu'il fut remonté à cheval & que je le vis s'éloigner de la ville, je lui criai qu'il devoit bien plus tôt chercher un myre en l'état où il étoit. Il me répondit froidement : Halladin, nous le trouverons bien-tôt ; n'en sois point inquiet. Je le suivis à la trace du sang qu'il perdoit en abondance. Et lors qu'il fut arrivé sur les bords de la Garomne, en un lieu fort escarpé, il voulut descendre, mais il étoit si affoibli
En même temps Halladin se retire desesperé, & me laisse dans un état que je ne puis vous exprimer. Lors que je fus un peu revenue à moi-même, & que l'on m'eut ramenée dans mon appartement, j'examinai la bague, & la comparant avec la mienne, je les trouvai tout-à-fait semblables. J'en ignorois la raison, & je sçavois moins encore qui l'avoit donnée à Thersandre. Je lus enfin le billet qui étoit conçu en ces termes :
DAMON A MADONTE.
Madame, je vous fis connoître hier mon amour, & la perfidie de Leriane ; mais puis que cette connoissance, au lieu de m'étre utile, n'a servi qu'à attirer de nouvelles faveurs sur un indigne rival ; j'ai resolu de vous faire voir aujourd'hui, que celui à qui vous avez donné une bague, ne peut la conserver contre moi. Au reste si le sort des armes seconde ma valeur, vous n'aurez point à desirer que votre cher Thersandre soit vengé, ou le fer, l'eau & le feu ne pourront faire mourir un miserable.
Je me sentis penétrée de la plus vive douleur ; je fus contrainte de me mettre au lit, & peu s'en fallut que je ne perdisse l'esprit. Il me sembloit toujours que Damon me poursuivoit, & ce mouchoir plein de sang me revenoit sans cesse dans la memoire. Cependant Leriane qui ne pensoit pas que ses noirceurs me fussent connues, parut éplorée près de mon lit. Mais ne pouvant plus dissimuler : «Retire-toi, lui dis-je, méchante & perfide creature, va loin de mes yeux tramer d'autres perfidies.» D'un autre côté Thersandre se rétablit ; car il n'avoit point reçu de coups mortels & moi je commençois à reprendre mon bon sens, & à m'informer de ce que l'on disoit de moi. Je sçus de ma nourice
Mais, sages bergeres, vous n'avez encore entendu qu'une partie de mes malheurs. Je vous ai dit que Leriane avoit exigé d'Ormante qu'elle fît toutes sortes d'avances à Damon. Damon ne l'avoit pas tellement dédaignée qu'il n'eût pris d'elle les dernieres faveurs. Il y parut, & Leriane à qui Ormante avoit déclaré son malheur, lui défendit d'en parler à qui que ce soit. Son dessein étoit de persuader à Damon que j'aurois eu cet enfant de Thersandre ; mais quand elle apprit que Damon n'étoit plus ; voici à quoi elle se détermina.
Depuis l'accident de Damon, j'avois presque toujours tenu le lit, ou si je me levois, c'étoit pour me renfermer seule dans mon cabinet. Et pour avoir un prétexte de ne point aller chés la reine, je feignois d'être malade. Je m'avisai même de faire mettre une fille dans mon lit, afin qu'elle reçût les visites pour moi, & ma nourrice faisoit les réponses, comme si le mal m'avoit empêché de parler. Ormante qui étoit toujous demeurée parmi mes filles, parce que je ne pouvois lui imputer aucune
En même temps Leontidas entra ; sa femme lui raconte tout ce qu'elle venoit d'apprendre, & quelque genereux qu'il fût naturellement, elle le fit enfin consentir à ce qu'elle vouloit. Il exigea pourtant que l'on m'envoyeroit une sage femme, & que l'on se détermineroit suivant son raport. La sage femme vint dès le lendemain. Il arriva qu'Ormante s'étoit mise dans mon lit, mais auparavant bien instruite par Leriane. Ormante accoucha deux heures après,
Cependant après avoir congedié cette femme, elle racommoda mon lit, & la nuit étant venue, je me couchai à mon heure accoutumée, & je reposai jusqu'au lendemain, sans rien soupçonner de ce qui s'étoit passé. Leriane de son côté disoit à Leontidas que je les suppliois d'avoir pitié de moi, qu'ils étoient maitres de ma vie, que je me donnois à eux, & que je demandois pour toute grace la liberté de me confiner dans une retraite obscure ; & qu'aussitôt que je pourrois marcher, je viendrois la demander moi-même. Enfin, sages bergeres, elle fit si bien que six semaines se passerent de la sorte, & qu'Ormante se rétablit, & revint plus belle qu'auparavant.
Les choses étant en cet état, & Leriane ne craignant plus qu'on la pût convaincre
En même temps des archers viennent se saisir de moi, & me conduisent devant le prince, sans m'expliquer le sujet d'un si indigne traitement. Qu'elle devins-je, grands dieux, quand j'entendis l'accusation de Leriane ! Je me jettai aux piés de la reine, j'implorai sa protection contre ma calomniatrice, & je pris tous les dieux à témoins de mon innocence. Le roi fut touché de mes paroles, & se tournant vers Leriane : «Si ce que vous avancez est faux, lui dit-il, je jure par l'ame de mon pere, que vous subirez la peine que vous preparez aux autres. Sire, dit-elle, je prouverai ce que je dis & par témoins, & par les armes. Les deux vous sont accordés, ajouta le roi.» Voilà donc la sage femme & la nourrice qui déposent contre moi ; & les juges me lisant ces dépositions, & beaucoup d'autres, je ne sçus que recourir aux dieux ; «Grands dieux, m'écriai-je, vous connoissez mon innocence ; faites-la connoître, & confondez la calomnie.» Ensuite, comme si j'avois été inspirée, j'adressai la parole aux juges : «Si l'accusation, leur dis-je est veritable, fasse les dieux que je
La renommée eut bientôt semé dans toute l'Aquitaine les nouvelles de ce qui se passoit. Ma mere en fut informée, elle me crut veritablement coupable, & quelques jours après elle en mourut de douleur. Ce coup, je l'avoue, acheva de me desesperer ; je pensai plus d'une fois me précipiter d'une fenêtre, mais les dieux me conserverent, en me representant, que si je mourois, j'emporterois avec moi une reputation flétrie ; & qu'ils manifesteroient enfin mon innocence.
Cependant les quinze jours expirés, Leriane offrit Leotaris & son frere ; & Thersandre & moi ne pouvant nommes
L'étranger s'attira par cette double action l'admiration des spectateurs ; mais Leotaris & son frere oubliant tant de generosité l'attaquerent à la fois. Je ne puis,
Tandis que les dieux prenoient ainsi ma défense, ma nourrice s'étoit renfermée, & faisoit des cris qui auroient touché les plus insensibles. Ormante en fut émue, & pour la consoler, elle lui dit que Leriane
Cependant l'étranger qui m'avoit délivrée, s'étoit retiré. Je n'oubliai rien pour en sçavoir des nouvelles ; mais je ne pus en apprendre que le lendemain. Il me vint de sa part un homme qu'il avoit rencontré. Cet homme me fit entendre que l'étranger m'auroit attendue pour me conduite où je lui aurois commandé, mais qu'une
Mais pour abréger une si longue histoire, il fut ordonné que je sortirois des mains de Leontidas, & qu'Ormante qui avoit été séduite par les artifices de Leriane, seroit pour jamais renfermée dans une de ces maisons destinées à de semblables punitions. Il me reste à vous dire un trait bien extraordinaire. La memoire de Damon m'avoit été chere jusqu'à ce jour ; mais soit reconnoissance, soit admiration, je sentis naître dans mon cœur la même estime pour l'étranger, tout inconnu qu'il étoit. Je resolus de prendre le chemin de Gergovie, & du Mont d'or, je communiquai mon dessein à Thersandre, qui depuis le jour du combat s'étoit entierement donné à moi ; il l'approuva, & sous prétexte de visiter mes terres, je quitte la cour. Puis ayant reglé mes affaires, je prens avec moi ma nourrice & Thersandre seulement,
Madonte racontoit ainsi ces tristes aventures, tandis que les bergers discouroient ensemble ; car un mal qui plus que tous les autres est ennemi du sommeil, ne leur permettoit pas de fermer les yeux. Mais peu à peu toute la troupe s'endormit, excepté Silvandre d'un côté, Astrée & Diane de l'autre. Astrée qui étoit sans cesse occupée de Celadon, crut que personne ne l'écoutoit ; elle parla donc ainsi à Diane : «Il faut avouer, ma sœur, qu'une imprudence nous attire bien des maux, & que pour la reparer il faut une grande sagesse.
Laonice ne perdit pas un mot de ce que disoient les bergeres. Pour Silvandre lors qu'il entendit les premiers discours de Diane, & les conseils d'Astrée, quelle fut sa joye, & combien se sentoit-il penétré de reconnoissance ! mais quand il entendit la resolution de Diane, quel fut son desespoir ! Heureusement pour lui que les bergeres s'endormirent ; car ses soupirs l'auroient trahi. Il se retira donc sans bruit, & repassa long temps dans son esprit les discours des bergeres. Amour lui permit enfin de fermer les yeux, & le sommeil vint en quelque sorte enchanter ses cruelles incertitudes.
LIVRE SEPTIÈME.
Mais il est temps de revenir à Celadon, que nous avons laissé dans sa caverne, uniquement occupé de sa felicité passée, & du malheur qui l'accabloit. Il passa quinze jours en ce lieu, sans prendre presque aucune nourriture. Là il se rappelloit sans cesse toutes les disgraces de sa vie, & s'arrêtoit toujours à celles qui lui avoient été les plus sensibles, comme étant les plus convenables à l'état où il se trouvoit. Il étoit si changé, qu'Astrée même auroit eu de la peine à le reconnoître ; & si le ciel qui peut être le reservoit à une meilleure fortune, ne lui eût envoyé du secours,
Galatée, le jour même qu'il s'échapa, fut obligée de suivre Amasis à Marcilli, à l'occasion des rejouissances qui devoient se faire pour les heureux succès de Clidaman. Mais lors qu'elle fut arrivée, & qu'elle eut appris la fuite de Celadon, elle entra dans une si grande colere contre Leonide, qu'elle lui défendit sa presence. La nymphe se retira chés son oncle Adamas. Quoiqu'elle vît tous ses services perdus, elle s'ennuyoit tellement de la cour qu'elle fut ravie d'avoir recouvré sa liberté à ce prix. D'ailleurs elle esperoit de revoir Celadon, qu'elle croyoit auprès d'Astrée ; & malgré tout l'amour qu'il avoit pour la bergere, elle se figuroit un plaisir extrême à passer ses jours avec lui. Deux jours après qu'elle fut arrivée chés Adamas, trouvant Pâris dans les mêmes dispositions, elle alla avec lui au hameau de ces bergeres ; mais elle fut bien surprise, lors qu'elle entendit que Celadon n'avoit point paru, & qu'on le croyoit mort. Cependant, pour la satisfaction de Pâris, qui étoit amoureux de Diane, elle visita souvent les bergeres ; & dans la suite elle se plut tellement avec elles, que dès qu'elle en avoit le loisir, elle alloit les trouver, souvent accompagnée de Pâris, & quelquefois seule : la maison d'Adamas n'étoit
Un jour qu'elle s'y rendoit seule, elle passa sur le pont de la Bouteresse, & quoiqu'il n'y eût point de sentier sur les bords du Lignon, elle le suivit, emportée par le plaisir de voir le poisson qui se jouoit dans l'eau. Elle se trouva, sans y penser, près de la fontaine où Celadon venoit ordinairement cueillir le cresson qui lui servoit de nourriture ; le berger s'y étoit par hazard endormi. La nymphe qui ne pouvoit croire que Celadon fût en cette contrée, le prit pour Lycidas ; outre que ces deux freres se ressembloient, elle n'ignoroit pas que celui-ci étoit dévoré par la jalousie, & qu'il se retiroit en des lieux écartés. Elle demeura quelque temps assise auprès de lui ; & voyant qu'il ne s'éveilloit point, elle continua sa route ; mais avant que de partir, elle lui tira doucement le petit sac où étoient ses lettres, dans le dessein de les lui faire chercher. Lors que Celadon s'éveilla, la grande chaleur étoit passée, & comme il ne s'étoit mis en ce lieu que pour jouir de la fraîcheur que l'onde & l'ombrage y conservoient, il se retira dans le bois. A peine il y fut arrivé, que tirant le portrait d'Astrée :
A ces mots, serrant le portrait, il voulut relire les lettres où sa bergere lui ordonnoit de dissimuler ; mais les ayant inutilement cherchées, il courut dans sa caverne, croyant les y avoir oubliées. Il eut beau se tourmenter, il ne trouva rien. Quel fut *** son desespoir ! Helas, disoit-il, croisant les bras, & levant les yeux au ciel, comme pour lui demander justice, «Helas qui m'a ravi le peu de satisfaction qui me restoit !» Puis, laissant tomber ses bras, «Celadon, ajoutoit-il, tu étois encore trop heureux, quand tu possedois ces témoignages de ta felicité passée, rens
Cependant Leonide s'applaudissoit de son larcin, & dès qu'elle fut éloignée du berger, elle s'assit sous un arbre, & tira du petit sac les lettres qui y étoient renfermées. Elle crut qu'elles étoient de Phylis, & déja elle goutoit par avance le plaisir d'apprendre les secrets de la bergere. La premiere lettre qu'elle ouvrit, étoit conçue en ces termes :
ASTRÉE A CELADON.
Doutez-vous que je sois persuadée de votre affection, quand je vous ai permis de m'en assurer ? Si vous connoissiez l'amour comme vous le sentez, vous jugeriez par cette permission que je vous aime. Si cette declaration ne vous suffit pas, j'ai lieu de penser que vous n'aimez point Astrée.
Au nom d'Astrée, Leonide s'arrêta, & relut ce mot plusieurs fois ; enfin se souvenant qu'il y avoit eu quelque jalousie entre Celadon & Lycidas, Astrée & Phylis, elle crut qu'Astrée pouvoit avoir aimé Lycidas, & que la jalousie de Celadon avoit eu quelque fondement.
La seconde lettre étoit ainsi conçue :
ASTRÉE A CELADON.
Avouez maintenant que je vous aime plus que vous ne m'aimez, puisque je vous envoye mon portait, sans avoir pû obtenir le vôtre. Mais votre foible amitié avoit plus besoin de ce secours que la mienne. Je me retracte, berger ; je crois que vous m'aimez, & ce gage doit vous prouver que j'en suis convaincue.
«Lycidas, disoit Leonide, n'auroit il point trouvé ces lettres après la mort de son frere, & ne les auroit-il point gardées, de peur que ces secrets ne fussent divulgués ? mais si cela étoitil, ne les porteroit point sur lui. Que seroit-ce donc, & comment les auroit-il eues ?» Elle prit ensuite une troisiéme lettre :
ASTRÉE A- CELADON.
Berger, il vous sied bien d'avoir moins de courage que moi. A vous entendre, c'est une preuve que j'aime moins que vous. Mais qui me fait supporter tous mes déplaisirs, si ce n'est l'amour que j'ai pour vous ? Ne vous laissez donc plus abbattre aux chagrins que nous causent nos ennemis communs (car c'est ainsi que je les nomme, Celadon, & non pas nos peres) si vous voulez me persuader que votre affection égale celle qui me fait supporter, que dis-je ? mépriser pour vous tant d'ennuis.
Leonide, en lisant celle-ci, ignoroit presque ce qu'elle lisoit. Elle se representoit le berger à qui elle avoit pris ces lettres, & se souvenant d'en avoir oui dire quelque chose à Galatée ; elle soupçonna que le berger qu'elle avoit vû étoit Celadon ; mais elle n'en douta plus, lors qu'après avoir examiné le sac & les papiers, elle trouva qu'ils avoient été mouillés. «O dieux, dit-elle, c'est bien Celadon que j'ai vu ! comment se peut-il que je ne l'aye pas reconnu !» Et soudain, resserrant tous ces papiers, elle courut vîte à la fontaine. Mais quand elle ne l'y trouva plus, «Claire fontaine, s'écria-t'elle, & vous, séjour solitaire, rendez-moi ce que je vous ai laissé ! Rendez-moi ce berger dont je n'ai point voulu interrompre le repos !» En proferant ces mots, elle tournoit ses regards de tous côtés pour voir si elle ne l'appercevroit point. Amour enfin qui est ingenieux lui fit remarquer que l'herbe depuis la fontaine étoit foulée, & que le sentier n'étoit pas encore bien battu. Elle jugea que ce sentier la conduiroit où étoit le berger ; en effet à peine eut-elle marché quelque temp qu'elle se trouva près du rocher qui servoit de retraite à Celadon. Elle craignoit pourtant d'en approcher davantage, parce qu'il étoit couvert d'arbres & de buissons, & que
J'avoue, dit la nymphe, après l'avoir écouté avec admiration, que Celadon
HISTOIRE
DE GALATÉE
Celadon, puis que vous desirez sçavoir de quelle maniere j'ai vêcu depuis quinze jours, je veux bien vous le raconter, à condition que j'interromprai mon discours où vous voudrez, & que nous le reprendrons dans une autre occasion. Sçachez que lors que je rentrai dans le palais d'Isoure, après vous avoir conduit, Amasis remontoit dans son chat pour retourner a Marcilli avec Galatée. Elle se hâtoit de rendre à Hesus ses actions de graces pour les succès qu'avoit eus son fils Clidaman contre les neustriens. Elle ne donna pas même à Galatée le loisit de nous cõmuniquer ses ordres par rapport à vous. Seulement la nymphe me dit en montant dans le char d'Amasis : «Vous Sylvie & Lucinde vous viendrez dans le mien, & vous
Adamas, après nous avoir ainsi relevé le courage, prit le chemin de Laigneu, & nous, nous primes celui de Marcilli. Nous concertâmes ensemble nos réponses à Galatée, de peur de nous trahir nous-mêmes : n'ignorant pas que rien n'est aussi pénetrant que la jalousie. D'un autre côté Galatée qui à la faveur de votre déguisement, esperoit de vous voir sans contrainte, me louoit d'avoir imaginé cet artifice : non, berger, qu'elle eût jamais consenti à rien contre l'honneur, elle vouloit vous épouser, & n'osant déclarer son dessein tant qu'Adamas vivra, elle esperoit de vous voir sous cet habit. A la verité elle n'ignoroit pas votre amour pour la belle Astrée, mais elle se flattoit que la vue de sa grandeur & de sa magnificence vous la feroit oublier.
Voilà quelles pensées occupoient la nymphe ; mais lors qu'arrivée à Marcilli elle ne vit point sa chere Lucinde au milieu de ses nymphes, quel fut son déplaisir ! elle s'enferma dans son cabinet. J'avois prévu l'orage, & me sentant coupable d'une espece de trahison, j'avouerai que je redoutois sa presence ; cependant, dès que
Cependant Galatée étoit dans un état digne de compassion ; elle s'abandonnoit à sa douleur, elle poussoit de profonds soupirs : «Helas, Galatée, disoit-elle, à quoi te sert cette beauté qui t'a donné tant d'adorateurs, si elle n'a pu émouvoir un berger à qui seul tu voulois plaire, & si ce berger te préfere une vile & ingrate bergere ! Flatteuses idees, qu'êtes-vous devenues ! Mais est il bien vrai. Celadon, que tu ne m'aimes point, continuoit-elle ? Se peut-il qu'une beauté champêtre ait eu plus d'empire sur toi que la mienne ?» Elle auroit sans doute continué ces plaintes ; mais Sylvie vint l'avertir qu'Amasis à qui l'on avoit rapporté qu'elle se trouvoit mal, arrivoit dans le moment. La nymphe essuyant aussitôt ses yeux, se coucha, & feignit de dormir. Et Sylvie en sortant ayant rencontré Amasis à la porte, elle lui dit que Galatée avoit un grand mal de tête, & qu'il lui falloit du repos. La nymphe fit semblant de s'éveiller
Galatée suivit avec joye le conseil de sa mere, & ne fit rester auprès d'elle que Sylvie. Sylvie qui connoissoit le mal de Galatée, préparoit les remedes qu'elle jugeoit nécessaires ; mais Galatée demeura jusqu'à la nuit sans parler. Enfin l'heure du repas étant venue, «Allez souper, lui dit-elle, & faites venir une de vos compagnes en attendant votre retour ; pour moi je ne veux prendre aucune nourriture. Madame, répondit Sylvie, permettez que je demeure auprès de vous, aussi bien ne pourrois-je manger, vous voyant en l'état où vous êtes. Ma chere, dit la nymphe, je vous en sçais le meilleur gré du monde ; & l'ingratitude des autres ne m'empêchera point de reconnoître l'affection que vous me témoignez. Mais dites-moi, je vous prie, continua-t'elle en se levant sur son lit, & tirant le rideau, ne sçavez-vous point comment Leonide a fait échaper Celadon ? Madame, répondit Sylvie, si Leonide y a quelque part, il faut qu'elle ait usé de beaucoup d'adresse, car elle ne m'a pas quittée
Ainsi la prudence de Sylvie me reconcilia avec Galatée, & détourna la nymphe de faire paroître à mon oncle son ressentiment, jusqu'à ce qu'elle en eût une occasion favorable. Sylvie m'en avertit incontinent, afin qu'Adamas ne manquât pas de se trouver aux fêtes que préparoit Amasis.
Cependant les nouvelles qui venoient
La vie que je menai durant ma disgrace, ne m'auroit point été desagréable, si j'avois eu le bonheur de vous voir, comme je l'ai maintenant. Celadon, il faut que vous sçachiez que Pâris est devenu tellement amoureux de Diane, que pour elle il a pris la houlette, & qu'il n'a de goût que pour les exercices de berger. «Cette Diane, dit Celadon, n'est-elle pas la fille de la sage Bellinde ; c'est elle-même, répondit la nymphe. Mais je ne crois pas, toute belle & toute accomplie qu'elle est, que Pâris devienne son époux ; elle m'a
Phylis & lui eurent une dispute sur leur merite, & comme il a l'esprit vif, & que d'ailleurs il a frequenté les écoles des massiliens, il donna de meilleures raisons que la bergere. Celle-ci qui est d'une humeur agréable, proposa que Silvandre, pour faire preuve de son merite, fût condamné à servir une bergere avec tant de discretion, qu'il s'en fît aimer. Silvandre y consentit, mais à condition que de son côté Phylis seroit obligée à faire la même chose. Après bien des difficultés, Astrée, Diane & moi, nous ordonnâmes que tous deux
«Voilà bien du changement, répondit le triste Celadon ; je les trouve fort à plaindre, & surtout Lycidas ; mais tel est son caractére, il est extrêmement susceptible de ces sortes d'impressions, en quoi je puis bien dire qu'il ne me ressemble point. Je plains aussi Phylis ; il est triste pour elle qu'après avoir reçû tant d'assurances de son affection, Lycidas en doute encore, quoiqu'elle doit regarder
Mon frere, lui répondis-je, tout cela ne me touche que mediocrement, moi qui viens du palais d'Isoure ; mais puis que vous desirez que j'aille voir ces bergeres, j'y consens ; dites-moi seulement à laquelle vous adressez vos vœux. C'est à Diane, je l'avoue, puis que vous exigez que je vous revele mon secret. Craignez cette Diane, lui dis-je ; je voudrois, interrompit-il, éprouver l'infortune d'Acteon au même prix que lui. Je ne blâme point votre choix ; mais, ajoutai-je, que je prévois pour vous d'inquiétudes & d'ennuis ! au reste, mon frere, je vous accompagnerai où vous voudrez.»
Dès le soir même Pâris fit entendre à Adamas que s'il le jugeoit à propos, il m'accompagneroit à la chasse où je voulois aller le lendemain. Adamas y consentit, & dès que nous eûmes dîné, nous descendîmes la colline de Lagnieu, & passant le Lignon sur le pont de Trelin, nous suivîmes les bords de la riviere. Lors que nous commençames à entrer dans la plaine, je dis à Pâris : «Voyez-vous ces arbres qui sont à main droite ? c'est là que je vis pour la premiere fois Astrée, Diane, & Phylis. Si vous aviez été avec moi au lieu de Sylvie, peut être auriez-vous plus appris de leurs nouvelles que nous ; car nous nous y endormîmes excedées de fatigue,
Quoi, déja jaloux, répondis-je en souriant ? Je vous dirai ce qu'il vous importe de sçavoir : ne m'en demandez pas davantage. Vous ne m'apprendrez donc point, continua-t'il, si elle aime ou non ? Je crains bien plus, repartis je, qu'elle ne veuille point vous aimer, que je ne crains qu'elle en aime un autre.» Jugez parlà, Celadon, si Pâris est amoureux.
Lors que nous fûmes dans la plaine, nous apperçûmes Silvandre assis sous des arbres ; il étoit tellement attentif a chanter au son de sa cornemuse, qu'il n'apperçut point Diane qui se cachoit derriere un buisson pour l'entendre. Diane de son côté étoit si occupée, qu'elle ne vit point Astrée & Phylis qui l'examinoient. Mais nous eûmes bien du plaisir à considerer Lycidas, qui regardoit Phylis se traînant, pour n'être point vue de Silvandre. Il se figuroit
A peine eut-il achevé ces mots, que nous le vîmes se relever, & peu après s'approcher doucement de Phylis, puis retourner au lieu d'où il étoit parti. Nous le suivîmes de loin, & lors qu'il se cacha auprès de Phylis, nous en fîmes de même, pour entendre Silvandre qui parloit ainsi, quand nous arrivâmes : «Amour, toi qui nourris d'esperance les amans, pourquoi m'envies-tu cet avantage ? mais à ce trait je reconnois ta justice ; c'est ainsi que tu devois punir ma temerité.» A ces mots il se tut ; & Diane n'étant plus occupée, elle remarqua que ses compagnes l'avoient apperçue ; elle en rougit, & s'approchant d'elles, elle dit à Phylis : «Tandis qu'Astrée & moi nous nous éloignerons un
Cependant Silvandre poursuivit de la sorte : «Pourquoi te plains-tu qu'Amour t'ait destiné à la servir ? Y eut-il jamais rien d'aussi beau qu'elle ? Si tu meurs pour ses beaux yeux, est-il mort plus desirable ?» Silvandre auroit peut être continué ; & nous étions resolus de suivre les bergeres ; mais le chien de Diane s'échappant de ses mains vint caresser Silvandre. Incontinent le berger se releva, & se mit à chercher des yeux la bergere. Il apperçut bien Lycidas qui l'écoutoit, & Phylis qui venoit à lui dans le dessein de l'amuser. Mais comme elle s'avançoit, elle remarqua Lycidas, & changeant de dessein, elle tourna ses pas ailleurs ; ce qui augmenta les soupçons du berger. Silvandre qui connoissoit leurs sentimens, à ce qu'il me fit entendre depuis, & qui vouloit rendre votre frere encore plus jaloux, feignit de ne le point voir. Il courut à Phylis, & l'ayant atteinte, il lui ravit plusieurs baisers. Puis la prenant sous les bras,
«En verité, interrompit Celadon, mon frere est bien à plaindre ; mais, belle nymphe, que devint-il enfin ? Je ne le vis plus de tout le jour,» répondit Leonide. Pour nous, nous trouvâmes Astrée & Diane qui attendoient leur compagnie, & nous passâmes avec elles toute la journée. Pâris entretenoit Diane, Silvandre faisoit la guerre à Phylis ; & moi j'eus Astrée en partage. «Entendites-vous jamais, interrompit Celadon, une voix plus douce & plus agréable ? Vous avez raison, dit Leonide ; &, ce que j'estime davantage, ses discours ne sont point affectés. Mais,
A ces mots, elle changea de visage, & se mettant une main sur les yeux, elle feignit de les frotter. Je compris à ce discours qu'elle ne vous avoit point vu, depuis que je vous eus quitté ; c'est pourquoi je changeai d'entretien, puis qu'aussi bien celui-ci ne faisoit qu'affliger la bergere, & qu'elle ne pouvoit me donner de vos nouvelles ; cependant comme il se faisoit tard, Pâris & moi nous songeâmes à nous retirer. Et Silvandre nous étant venu conduire jusque sur les bords de la riviere, il nous apprit la jalousie de Lycidas.
Voilà, Celadon, comment nous passâmes cette premiere journée, & depuis j'ai toujours vu les bergeres ; il me sembloit qu'étant auprès de celle que vous aimez, j'étois en quelque sorte auprès de vous. Aussi quand la mort de Merovée contraignit Amasis d'interrompre les réjouissances publiques, & que Sylvie, par ordre de
A ces mots il se leva, & prenant la nymphe par la main, il vint s'asseoir audevant
LIVRE HUITIÈME.
Leonide vouloit se détacher du berger ; mais quand l'amour a jetté de profondes racines dans un cœur, il est bien difficile de l'en arracher. Si elle avoit senti de la joye en retrouvant Celadon, elle ne fut pas moins affligée de l'état où elle l'avoit vu, & sur-tout de l'étrange resolution qu'il avoit prise. Tant que le chemin dura, elle ne fit que penser aux moyens de lui faire abandonner ce genre de vie ; quelquefois elle croyoit en devoir instruire sa bergere ; mais aussitôt elle changeoit de sentiment, persuadée qu'Astrée iroit le chercher, & qu'elle s'ôteroit à elle-même
Elle s'en tint donc à ce parti, & tous les jours elle ne manquoit point de venir trouver Celadon, & de passer auprès de lui toutes les heures dont elle pouvoit disposer. Le berger reconnut bientôt à ces assiduités que la nymphe l'aimoit, & l'idée qu'il eut que de les souffrir, c'étoit manquer à la fidelité qu'il avoit jurée à sa bergere, le jetta dans une profonde tristesse. La nymphe s'en apperçut, & voyant avec douleur qu'il déperissoit chaque jour, elle resolut enfin de recourir aux conseils d'Adamas, dans l'esperance qu'elle lui parleroit de maniere qu'il n'auroit aucun soupçon contre elle.
Un soir donc qu'elle étoit revenue plus
Montverdun est un grand rocher qui s'éleve en pointe au milieu de la plaine du côté de Montbrison. On diroit que la nature a pris plaisir à embellir ce lieu. Le rocher qui s'éleve également de tous côtés se retrécit peu à peu, & laisse au sommet l'espace d'un temple dedié à Thautates, Hesus, Tharamis, Belenus. Les eubages, les sarronides, les vacies, & les sardes habitent des grottes qu'ils ont pratiquées
Or ces trois portes sont consacrées à trois divinités, ou plus tôt à dieu sous trois noms divers. L'une à Hesus, que l'on consultoit avant que d'entreprendre la guerre ; l'autre à Tharamis, où l'on venoit s'instruire de l'avenir ; & la troisiéme à Belenus, où les amans venoient offrir leurs sacrifices. Jamais ces portes ne s'ouvroient à la fois, que le sixiéme de la lune de juillet, lors qu'on y venoit jetter des branches de gui.
C'est la qu'Adamas se rendit avec Leonide, pour consulter Tharamis. Après qu'on eut offert, suivant la coutume, le sacrifice des taureaux blancs, après que Cleontine ceinte de verveine eut jetté à l'entrée, du sang des victimes, elle mâcha du laurier, & touchant les portes avec une branche de gui, elles s'ouvrirent incontinent. Alors Cleontine se tenant à l'un des gonds, & recevant dans sa bouche l'air impetueux qui venoit de la caverne, elle y demeura long-temps, & revint enfin au lieu du sacrifice, où le druide & les assistans l'attendoient à genoux, & suppliant Thautates d'exaucer leurs vœux. Dès qu'elle fut arrivée, elle prit un des coins de l'autel, & les cheveux épars, les yeux enflammés, elle prononça ces mots :
Sage Adamas, il vous faut en ce jour
Surmonter à la fois, & l'enfance & l'amour.
Les dieux ont arrêté, s'il obtient sa maitresse,
Que vous aurez une heureuse vieillesse.
Adamas, après avoir rendu ses actions de graces à Tharamis, partit de ce lieu, bien resolu d'assister de tout son pouvoir Celadon, puisque le dieu lui promettoit une vieillesse heureuse, quand ce berger possederoit sa maitresse. Il demanda donc à Leonide où il étoit, & s'y fit conduire par le même sentier qu'elle y étoit venue sans y penser. Elle lui montra la fontaine où elle l'avoit rencontré, & le buisson qui couvroit le rocher qui lui servoit de retraite. Ils s'approcherent le plus doucement qu'ils purent, de peur qu'il ne s'enfuît, s'il venoit à les appercevoir, & le surprirent couché à l'entrée de la caverne, si près de la riviere, que les larmes qu'il versoit appuyé sur un coude, se mêloient avec les eaux du Lignon. Lors qu'ils arriverent, il parloit de la sorte :
«Fleuve que j'accrois par mes larmes, tu as moins de flots que je n'éprouve de malheurs ! si tu coules sans dessein, j'aime helas sans esperance. Toi qui m'as vu le berger le plus heureux, & qui me vois maintenant au comble de l'infortune,
Plût à dieu, mon pere, répondit froidement Celadon, que je fusse en état de profiter de vos conseils ! mais helas de toutes mes facultés il ne m'est resté que la memoire. Ce que vous voyez ici n'est plus ce fils d'Alcippe & d'Amaryllis que vous honoriez autrefois de votre amitié ; c'est une vaine idole que les dieux conservent encore dans ces lieux sauvages, en preuve que Celadon sçut aimer. Mais puis que l'usage de la parole ne m'est pas interdit, pour répondre au grand Tharamis, pour répondre au sage Adamas, il me suffit de prononcer ce mot, J'aime. Or si j'aime, c'est que Tharamis l'a voulu, ou du moins qu'il l'a permis ; & comment pourrois-je l'offenser en obéissant à l'Amour ? Oui, mon pere, j'aime, & c'est pour cela que je neglige mes troupeaux,
Mais, répondit Adamas, voulez-vous toujours vivre de la sorte ? Le choix, repartit le berger, ne dépend point de ceux qui n'ont ni volonté, ni entendement. Mais si vous aimez, continua le druide, comment ne songez-vous point à voir celle que vous aimez ? Je ne le puis sans lui déplaire, dit Celadon.» Le druide crut que ce seroit l'irriter davantage, que de lui presenter des remedes plus violens. «Au reste, ajouta-t'il, je n'ai point prétendu
Mais, pour ne point repeter tous leurs discours, Adamas resolut de visiter souvent le berger, dans l'esperance de le ramener peu à peu. Sa fille Alexis lui ressembloit en effet ; & comme il étoit contraint de la laisser jusqu'à l'âge de quarante ans parmi les
C'étoit un statut de Dis Samothés, confirmé depuis par le grand Druis instituteur des druides, que les fils aînés des sacrificateurs seroient envoyés aux écoles des carnutes, où pendant dix ans ils étudioient leur science, dix ans ils l'enseignoient aux autres, & dix ans ils servoient aux sacrifices, & aux jugemens publics ; après quoi ils pouvoient s'en retourner, & exercer dans toutes les Gaules la charge de druides.
Si les sacrificateurs n'avoient que des filles, ils étoient obligés d'envoyer les aînées, depuis l'âge de dix ans, au même lieu, où elles étoient instruites, puis instruisoient, & jugeoient enfin, comme nous l'avons dit ; car les gaulois s'en rapportoient souvent aux decisions de ces femmes druides. Et ce temps expiré, elles revenoient dans la maison paternelle, & pouvoient se marier.
Cette resolution ainsi prise, Leonide commença par rendre à Celadon les lettres qu'elle lui avoit enlevées ; ce qui fut pour lui le présage d'une meilleure fortune ; & le sage Adamas avoit soin de lui donner des vivres. Mais ce qui soulagea plus le
Mon fils, répondit Adamas, c'est ici un de nos grands mysteres, ou même le plus grand de tous, & quoique nous ne devions le reveler qu'à ceux qui sont instruits dans nos écoles, je ne laisserai pas de vous en expliquer ce qui n'est point audessus de votre portée. Sçachez donc,
Le quatriéme successeur du grand Samothés fut le sage Druis qui institua les druides. Il y en a qui croyent que c'est lui qui leur a donné son nom ; mais ils se trompent aussi bien que ces grecs présomptueux
Or le grand Samothés, & notre saint instituteur Druis nous enseignerent le culte du vrai dieu ; & le peuple grossier ne pouvant comprendre cette bonté & cette puissance suprémes, qu'ils nommoient THAU, ou dieu, ils lui donnerent trois noms, & l'appellerent JEHUS, qui signifie fort ;BELENOS, ou dieu homme ; & THARAMIS, ou purifiant. Ils ont voulu nous apprendre par ces trois noms que dieu est tout-puissant, & qu'il est le createur & le conservateur des hommes. Mais depuis, par les changemens que l'ignorance des peuples & le temps ont accoutumé d'apporter aux noms surtout, au lieu de Thau on a dit Thautates, & au lieu de Jehus on a prononcé Hesus.
Comment, mon pere, dit le berger,
Mais il est constant, mon fils, qu'il ne peut y avoir qu'un dieu ; car s'il n'est pas tout-puissant, il n'est point dieu ; s'il y avoit deux tout-puissans, la puissance seroit divisée ; d'ailleurs ils seroient, ou semblables, ou differens. S'ils étoient semblables, ils seroient les mêmes ; s'ils étoient differens, le bon differeroit du bon ; ce qui ne peut être. Mon pere, dit Celadon, j'ai toujours cru qu'il n'y avoit qu'un dieu, roi de tous les autres ; mais aussi je pensois que comme les rois de la terre ont des officiers sous eux, Thautates avoit sous lui Hesus, Tharamis & Belenus. Vous vous trompiez, mon fils, ces differens noms expriment divers attributs du grand Thautates. Il a bien des intelligences sous lui, mais elles ne doivent point partager notre adoration avec lui. Pourquoi donc, mon pere, repliqua Celadon, les vois-je dans nos temples auprès du grand Thautates ? Mon fils, répondit Adamas, je vous ai déja dit que les romains ont mêlé leur religion avec la nôtre. Sçachez que nos loix nous défendent de faire aucune representation de la divinité, parce qu'il doit y avoir quelque proportion entre la chose representée & celle qui represente. De là vient que le grand Druis jugeant qu'il n'y avoit rien parmi les hommes qui eût quelque
Nos druides s'opposerent aux abus qu'ils vouloient introduire ; c'est pour cela qu'un de leurs empereurs tenta d'abolir par un decret du senat notre sainte religion, en bannissant les druides. Mais graces en soient rendues au grand Thautates,
Vos discours me ravissent, dit Celadon, continuez, je vous en supplie, & dites-moi ce que je dois faire quand j'entre dans ces temples, où je vois des images de Jupiter, de Mars, de Pallas, de
Or, mon fils, en faisant une espece de temple dans ce bocage qui depuis plusieurs siecles est consacré à dieu, nous observerons nos anciennes loix, & nous obéirons tout ensemble à ces étrangers, J'écrirai donc sur le tronc de cet admirable chêne le saint nom de Thautates ; puis sur les trois branches je graverai à droite le nom de Hesus, au milieu celui de Tharamis, & à l'autre côté celui de Belenus. A l'endroit où ces trois branches se réunissent, nous graverons encore une fois le nom de Thautates, pour insinuer que par ces trois nous n'entendons qu'un seul dieu.
Si j'osois vous découvrir la profondeur de nos mystéres, je vous dirois ce que nous tenons par tradition de Samothés le
A LA VIERGE QUI ENFANTERA.
Ces mysteres surpassoient l'intelligence du berger ; aussi le druide n'en dit rien davantage. A peine les noms furent gravés, que se jettant à genoux, ils les adorerent. Et pour flatter le mal de Celadon, Adamas donna au temple le nom de la déesse Astrée : «Ne craignez point, lui dit-il, d'offenser la divinité, tant que vous n'honorerez Astrée que comme un de ses plus parfaits ouvrages.» Celadon travailla avec tant de zéle, qu'en peu de jours le temple fut achevé ; & pour l'encourager, Adamas y apporta les loix d'Amour, & le tableau de l'amitié reciproque ; mais il étoit en peine de ce qu'il mettroit sur l'autel d'Astrée. Enfin aprês y avoir songé quelque temps : «Celadon, lui dit-il
Ce fut en ce lieu que les bergeres virent tant de vers de Celadon, & c'est ce berger que Silvandre avoit entendu discourant la nuit avec Adamas. Depuis ce temps Leonide visita plus rarement les bergeres ; lors que Pâris lui en demandoit la raison, elle feignoit que la chasse l'occupoit entierement. Or Celadon vêcut de la sorte jusqu'à ce qu'il rencontra Silvandre, entre les mains de qui il laissa le billet pour Astrée. Ce qui engagea les bergers & les bergeres à venir en ce lieu, où s'étant égarés, ils furent contraints de se reposer, en attendant
Le soleil au contraire ne paroissoit point encore, lorsque Celadon qui avoir coutume de prévenir l'aurore, tourna par hazard ses pas vers ce lieu. Quelle fut sa surprise, lors que sans faire attention à ce qui étoit autour de lui, il apperçut Astrée ! sa jupe un peu retroussée ne cachoit pas entierement la beauté de la jambe ; elle n'avoit sur le sein qu'une simple gaze au travers de laquelle éclatoit la blancheur de sa gorge. Elle tenoit d'une main sa coeffure qui s'étoit détachée pendant la nuit ; une partie de ses cheveux étoient épars sur son visage, une partie pris à des ronces voisines. Celadon demeura immobile ; semblable à ceux qui après avoir long temps demeuré dans les tenebres passent tout à coup à une lumiere vive ; ils sont éblouis par trop de clarté. Celadon pour avoir trop de plaisirs, & les avoir sans les attendre, ne put jouir d'aucun. Lors qu'il fut revenu à lui-même, il considera tous ces trésors qu'il n'avoit jamais vus ; il les contemple d'un œil avide ; il ne peut s'en rassassier ; mais par malheur il se rappelle incontinent un souvenir qui trouble sa felicité. Il crut entendre la bergere qui lui disoit : «Retire-toi, berger infortuné, & ne profane pas davantage ce sejour bienheureux. As-tu
Après bien des incertitudes & des combats, il prend enfin le parti de retourner ; «Prenons, dit-il, Amour pour guide, & allons l'adorer dans ma bergere.» Il marche à pas suspendus, & dès qu'il peut appercevoir Astrée, il se jette à genoux, il l'adore, & lui adresse cette priere : «Puissante déesse, les dieux ne font pas moins éclater leur pouvoir en pardonnant, qu'en punissant. Je n'entrerai point en jugement avec toi pour demander si les peines que j'ai souffertes n'excedent pas la grandeur de mon offense ; mais daigne me rétablir dans ma felicité passée, & laisse-toi fléchir à mon ardente priere.»
En même temps il s'approche pour mieux contempler la bergere ; mais par malheur Phylis s'étant tournée, sans pourtant s'éveiller, Celadon eut tant de frayeur d'être apperçu, qu'il s'en retourna dans sa triste demeure. Lors qu'il pensoit à cette rencontre, & à celle du jour précédent, il ignoroit s'il en devoit tirer un augure favorable ou sinistre. Mais enfin considerant l'effet qu'avoit produit la lettre qu'il avoit
En disant ces paroles, elle tenoit en ses mains le papier qu'elle avoit trouvé ; & la belle Astrée reconnoissant le caractere de Celadon lui demanda ce que c'étoit. Phylis répondit que c'étoit Astrée elle-même qui l'avoit laissé tomber en se levant. «J'ai bien senti, dit-elle, qu'il m'étoit tombé quelque chose ; mais j'étois si troublée, que je n'ai rien vu.» Elle se mit alors à considerer la lettre ; elle la prit pour celle que Silvandre avoit apportée ; mais Phylis qui l'avoit dans sa poche la lui montrant,
CELADON
A LA BERGERE ASTRÉE.
Si vous n'étes venue en ce lieu, où, puisque les dieux le veulent ainsi, les restes de Celadon sont encore, que pour être témoin de votre pouvoir sur lui, vous avez pris trop de peint pour une chose qui le merite si peu. Si quelque pitié vous y amene, quels services peuvent meriter une si grande recompense ? Et si la fortune seule vous y a conduite, c'est trop de bonheur pour un miserable. Je vous rens graces, autant que le peut une ombre vaine, car que suis-je autre chose, si vous êtes venue à dessein de voir ce que vous pouvez sur moi. Je vous remercie de même, si la pitié vous y amene, car toute tardive qu'elle est, c'est du moins une consolation pour moi. Si la fortune seule vous a conduite en ce lieu, je vous rens graces encore, puisque je connois qu'il dépendoit a'elle que je ressentisse plus tôt les effets de vos bontés.
Les bergeres ne douterent plus que Celadon ne fût mort ; & la belle Astrée se détermina enfin à lui rendre les derniers devoirs. Lors qu'elles vouloient se lever pour éveiller Diane & les autres bergeres, parce
A ces mots prenant Phylis par la main, elle se leva pour aller trouver Diane. Cependant Phylis ne laissa pas de lui répondre : «Oh, ma sœur, que vous vous trompez, si vous êtes dans cette opinion ! lors qu'un berger veut plaire, il est bien autre
Pendant que les bergeres discouroient ainsi, Pâris, Hylas, Tyrsis, & Thersandre venoient les trouver, & parloient si haut, que Diane s'éveilla presqu'au même temps que Phylis alloit la pousser de la main. Honteuse de se voir presque deshabillée, elle se couvrit la gorge de ses mains, & se
Puis que votre resolution est prise, ajouta Diane, ne perdez pas un instant ; mais, dit Phylis, comment trouver les choses necessaires, sans aller dans notre hameau ? Nous avons ici près le temple des vestales, repartit Diane ; si quelqu'un de nous se détache pour y aller, nous n'avons point à craindre un refus ; mais consultons Pâris & ces bergers.» Phylis les appelle ; & Diane tirant Pâris à l'écart, elle lui fait entendre la vision & le dessein d'Astrée. «Et parce que la médisance n'épargne personne, ajouta-t'elle, je vous demande que ce tombeau soit élevé en
Diane, après l'avoir bien remercié, le pria de faire entendre à toute la troupe sa volonté. Il s'en acquita avec tant de discretion, que tous, excepté Silvandre, crurent que ce dessein venoit de lui seul. Cependant Silvandre qui estimoit la vertu d'Astrée aida lui-même à la dissimulation. Il s'offrit d'aller au temple de la bonne déesse, mais Astrée voulut y aller aussi, parce qu'elle étoit aimée de Chrysante la principale des druides. Elle pria donc Phylis & Laonice de rester avec Diane, pendant qu'elle & Madonte iroient avec Thersandre & Silvandre au temple voisin, les assurant qu'elle seroit de retour, avant que Pâris & les bergeres eussent élevé les gazons, & préparé les fleurs.
Pâris commença par choisir un lieu qui sembloit convenir à un pareil office, l'herbe y étant semée de diverses fleurs. Hylas & Tyrcis lui aidoient avec le fer de leur houlette à couper les gazons, qu'ils entassoient ensuite en forme de tombeau ; & les bergeres cueilloient des fleurs, pour les jetter sur ce tombeau. Il ne falloit plus qu'une perche pour y mettre la figure d'une colombe, & de quoi écrire ou graver
Ils reprirent donc le chemin du temple de la bonne déesse ; ils marchoient doucement, lors qu'ils apperçurent à la sortie du bois une bergere qui s'ajustoit sous un sycomore. Comme ses cheveux blonds la couvroient presque toute entiere, & qu'ils lui cachoient une partie du visage, la curiosité les fit approcher de plus près. Ils virent en même temps un jeune berger qui se jettoit à ses genoux ; mais ils ne connurent ni le berger, ni la bergere, quoiqu'ils fussent d'un hameau voisin. Pour la bergere, elle étoit belle sans doute, & cet air negligé lui donnoit un nouvel éclat. Mais ce qui les surprit davantage, fut qu'ils remarquerent dans un pré un autre berger qui étant survenu en ce lieu les consideroit avec inquietude. On voyoit bien qu'il vouloit se cacher, mais on sentoit aussi qu'il se montroit malgré lui. Quelquefois il avançoit la tête entre des arbres pour écouter leurs discours, & lors qu'il entendoit quelques mots, il serroit ses deux mains, & les laissoit tomber ensuite. On remarquoit assés combien il souffroit à les voir ensemble. D'un autre côté la bergere ne daignoit pas tourner les yeux vers celui qui étoit à ses genoux ; il sembloit même qu'elle ne hâtoit sa parure, que pour
La curiosité la fit donc encore approcher, en attendant le retour d'Astrée ; alors ils entendirent que le berger, après de profonds soupirs, reprenoit ainsi : «Est-il possible, bergere, que vous dédaignerez toujours l'amant le plus fidele & le plus tendre, & que vous ne vous laisserez point toucher à son tourment ? Si l'habitude adoucit tous les maux, dit la bergere, vous ne devez pas ressentir beaucoup le mal que vous dites ; car dès l'instant que vous me déclarâtes votre volonté, je vous déclarai la mienne avec tant de franchise, que vous en sçûtes alors autant que vous en sçaurez jamais. Ah, Doris, répondit le berger, si mon ame s'endurcissoit à vos mépris, comme votre cœur s'endurcit à mes prieres, il est certain que je ne les sentirois plus ces mépris. Mais helas l'habitude où je suis ne fait qu'appesantir mes chaînes, & qu'augmenter mon supplice.»
La bergere demeura quelque temps sans répondre, comme si elle n'eût songé qu'à s'habiller, mais voyant qu'il alloit continuer,
Diane vouloit appeller la bergere ; mais considerant que sans y prendre garde elle marchoit vers l'autre berger, elle pensa bien qu'il l'arrêteroit, & que par là elle pourroit apprendre d'autres nouvelles. En effet l'autre berger s'avança audevant d'elle, & pour la retenir, il la prit par sa robe. Mais la bergere qui haissoit encore plus celui-ci, voulant se tirer de ses mains, tomba si à propos, que l'on eût dit qu'elle s'étoit assise exprès. Incontinent le berger se jette à se genoux, & lui demandant
En même temps la bergere qui vouloit éviter le premier berger, vint à Diane sans l'avoir apperçue. Et Diane s'avançant vers elle, & l'ayant saluée, elle dui dit : «Gentille Doris, je ne m'étonne point que les bergers que je viens de voir auprès de vous, soient si épris de votre beauté, mais je ne puis assés admirer vos rigueurs pour eux.» Cependant Palemon survint, & put entendre la réponse de Doris : «Sage
Diane alloit répondre, lors qu'elle apperçut Astrée qui revenoit du temple avec la nymphe Leonide, la venerable Chrysante, & l'une de ses filles qui venoient pour honorer les funerailles de Celadon. Chrysante amenoit encore le vacie du lieu, celui qui offroit les sacrifices journaliers dans le temple de la bonne déesse. Il apportoit tout ce qui étoit nécessaire pour le tombeau ; Chrysante & les autres étoient chargées de fleurs, de lait, de vin, & d'eau, & touchoient devant elles des brebis & des jeunes taureaux. Lycidas même étant allé
Diane les voyant approcher, répondit seulement, que la nymphe Leonide seroit charmée d'entendre leur differend, & de leur procurer la tranquillité, après que l'on auroit achevé la ceremonie, à laquelle ils feroient un acte de pieté d'assister. Et sans attendre leur réponse, elle s'avança avec Pâris, pour saluer la nymphe & Chrysante. Aussitôt le vacie demanda où l'on avoit élevé le tombeau ; & y étant conduit il commence par sacrifier à Cerès & à la Terre la truye qu'offrit Lycidas ; puis immolant les jeunes brebis & les jeunes taureaux noirs, il en reçoit le sang dans des coupes. Il dispose ensuite les filles suivant la ceremonie ; il donne aux unes le lait sacré, aux autres le vin, l'eau à Lycidas, & s'aprochant du tombeau, il l'arrose de toutes ces choses avec un rameau de cyprés, en appellant par diverses fois l'ame de Celadon. Après quoi versant l'eau pour les dieux manes, il répand le vin, le lait & le sang sur le tombeau, en appellant encore
Leonide fit aussi les mêmes tours, & jetta des fleurs sur le tombeau, quoiqu'elle sçût bien que Celadon respiroit encore. Pâris la suivit, puis tous les bergers & toutes les bergeres, tandis que les filles druides regretoient le berger, & racontoient ses actions & ses vertus. Pour Astrée, si elle avoit fait seule le tour du tombeau, elle n'auroit pu cacher la douleur dont elle étoit accablée.
Il ne restoit plus que de mettre la perche avec la figure de la colombe tournée vers le côté où Celadon étoit mort. Le vacie l'ignorant, il fallut qu'Astrée le montrât elle-même, ce qui redoubla ses regrets. La perche dressée, on y attacha cette épitaphe que Silvandre avoit écrite sur une table apportée par le vacie, car Hylas qui s'étoit amusé avec des bergeres qu'il avoit rencontrées, n'étoit point encore revenu :
AUX DIEUX MANES,
ET A LA MEMOIRE ETERNELLE
DU PLUS
AIMABLE BERGER DU LIGNON.
Amour qui par imprudence fut cause de la mort de Celadon, apres avoir noyé son bandeau de ses pleurs, rompu son arc, brisé ses traits, éteint à jamais son flambeau, lui rend accablé de tristesse & d'ennuis ce dernier devoir, & append sa dépouille sur ce tombeau pour marque éternelle qu'ayant perdu un sujet si aimable, il ne daigneroit plus employer ses traits ni ses flammes inutiles.
Tous louerent l'esprit de Silvandre ; Astrée & Diane surtout ne pensoient pas qu'il eût mieux réussi, quand il auroit sçu leur intention. Les lamentations finies, & les restes des animaux, & les vases & les instrumens emportés, Leonide prit Chrysante par la main, & sortit du bois suivie de toute la troupe. Diane sembloit avoit oublié la priere de Palemon ; mais Adraste & lui la supplierent de faire en sorte que Leonide & Chrysante entendissent leurs plaintes, & jugeassent leur differend. Alors Diane s'approchant de Leonide : «Grande nymphe, lui dit-elle, lors que vous étes arrivée, ces bergers vouloient
Doris & les deux bergers saluerent la nymphe & Chrysante ; & lors que Leonide vouloit parler, Adraste & Palemon se jetterent à ses genoux, en lui disant : «Si jamais amans ont merité quelque compassion, c'est nous sans doute ; daignez donc, s'il vous plaît, entendre nos differends, & prononcez selon que l'Amour vous inspirera, car nous ne voulons point reclamer d'autre dieu. Gentille bergere, dit la nymphe, si vous croyez que nous puissions juger votre querelle, nous serons ravies de vous rendre la tranquillité que vous avez perdue.» Doris répondit en ces termes pleins de modestie : «Grande nymphe, ces bergers, en vous faisant une supplication si desavantageuse, montrent bien qu'ils ignorent ce qu'ils demandent. Puisque vous daignez nous écouter, vous ne connoîtrez que trop les infidelités de l'un, & les importunités de l'autre. Je m'en rapporte donc à votre jugement,
Leur dispute auroit duré davantage, si Leonide ne les avoit interrompus : «Cherchons, dit-elle en prenant Chrysante d'une main, & Doris de l'autre, cherchons un lieu commode pour nous asseoir ; nous ferons une œuvre agréable aux dieux, en écoutant ces bergers.» A ces mots chaque berger prit une bergere, Tyrcis prit Astrée, Pâris Diane ; & Silvandre ne pouvant être auprès d'elle, & remarquant
LIVRE NEUVIÈME.
Tandis que Leonide & Chrysante cherchoient un lieu commode pour s'asseoir, elles apperçurent autravers des arbres des bergeres qui venoient à elles. Personne ne les reconnut d'abord ; mais quand elles furent plus près, on remarqua bien-tôt que c'étoit Hylas, & les bergeres Palinice & Florice, avec lesquelles il s'étoit amusé, sans se souvenir de ce qu'il alloit chercher. Et si elles ne lui avoient demandé où il alloit, il n'auroit pas même pensé à ce qu'il devoit faire ; mais cette demande lui en ayant rappellé le souvenir, il les pria de l'attendre, tandis qu'il iroit chercher
Cependant Leonide & Chrysante ayant trouvé un lieu commode, elles s'y assirent. Pâris ne quittoit point Diane, ce qui desesperoit Silvandre, car il n'osoit en approcher par respect. Il prit donc le parti de se mettre vis-à-vis d'elle ; & chacun s'étant assis, Adraste & Palemon se mirent tous deux à genoux devant Doris, & y resterent, quoi que pussent dire Leonide & Chrysante. Enfin Doris, après en avoir reçu l'ordre, commença en ces termes :
HISTOIRE
DE DORIS ET DE PALEMON.
J'ai toujours crû, grande nymphe, & vous respectable Chrysante, que l'amitié devoit être payée par l'amitié ; je puis m'être trompée ; mais enfin frapée de cette idée, j'ai pensé que je devois aimer Palemon, après en avoir été si long temps aimée. Je n'imaginai point d'abord que mon affection pût devenir aussi violente qu'elle le devint par une longue familiarité ; & lors que je m'en apperçus, il n'étoit plus temps de m'en défendre. Je la lui témoignai
Il importe, grande nymphe, que vous sçachiez que dès l'enfance j'ai perdu ceux qui m'avoient donné la vie, & que je restai entre les mains d'un frere plus âgé que
Or c'est à ce berger qu'il exigea que je défendisse de me voir, à ce berger qui venoit sans cesse dans la maison de mon frere, & qui en étoit peut être aimé plus que moi. Je n'aurois certainement pas réussi à contenter alémon, si ce berger m'avoit desobéi. Mais quand je lui déclarai ma volonté, «Vous me bannissez, dit-il, injustement ; n'importe, je veux vous prouver par mon obéissance le pouvoir que vous avez sur moi. Il est vrai qu'en perdant le bonheur de vous voir, je ne perdrai point mon amour, tout infructueux qu'il doit être. Aussi ne vous ai-je jamais aimée que pour vous aimer. Pantémon, lui dis-je, l'empire que vous me donnez sur vous, me fait vous regretter davantage, mais ce n'est pas sans raison que je vous fais cette priere, autrement vous me rendriez miserable, sans qu'il vous en revînt d'autre avantage. Je ferai jusqu'au dernier soupir tout ce que vous m'ordonnerez, répondit-il ; cependant, si mon amour, si mes services, si mon obéissance meritent quelque salaire, avant que de me bannir, pour la derniere importunité que vous recevrez d'un amant
Tant de preuves de mon amour devoient m'attacher à jamais l'ingrat Palémon ; mais helas je ne l'ai plus vu, ni comme amant, ni même comme ami. J'en voulus sçavoir la raison ; & ma plus fidelle compagne qui l'alla trouver de ma part, ne me rapporta que ce mot insultant : L'amour chasse l'amour.
Je jugeai alors, & qu'il aimoit ailleurs, & qu'il me conseilloit avec mépris de l'imiter. Je ne dirai point combien j'en conçus de déplaisir, le présomptueux en triompheroit encore à mes yeux ; mais fasse le ciel que nos plus grands ennemis en ressentent les moindres traits ! Abandonnée d'une maniere si indigne, j'aurois pu me servir des conseils qu'il me suggeroit, mais je les jugeai honteux, & j'en pris d'autres dont les effets étoient plus tardifs, mais qui convenoient aussi plus à mon caractere ; ce fut ceux du temps, du temps, dis-je, qui lui-même m'enseigna à les suivre. Il
Mais le perfide enviant sans doute mon bonheur, ou voulant encore triompher de moi, a tramé de nouvelles trahisons ; & comme il m'avoit séduite par une soumission apparente, & par les feintes demonstrations d'un amour violent, il s'est figuré qu'il me seduiroit encore, & c'est dans cette vue que vous le voyez, grande nymphe à genoux devant moi, & tenant le même langage que tiennent ceux qui aiment veritablement. Mais il me semble que ma résistance devroit avoir vaincu son opiniâtreté, s'il n'aimoit mieux me déplaire, que de vivre tranquille.
C'est donc en vain qu'il continue ses feintes ; il ne fait que m'indisposer davantage, & sa vue m'est desormais plus insupportable que sa perfidie ne le fut jamais. Si par une juste punition des dieux, sa flamme s'est en effet rallumée, il est seul auteur de son mal, & lui-même s'est préparé ce supplice. Car pourquoi s'en prend-il à Doris
La bergere en finissant étoit si émue, que la rougeur se répandit sur son beau teint ; & cette couleur la rendoit encore plus belle. Leonide voyant qu'elle n'avoit plus rien à dire, fit signe à Palémon de répondre. Alors le berger se relevant, commença de la sorte, après avoir salué la nymphe.
REPONSE DE PALEMON.
Grande nymphe, il est bien vrai que les dieux ne se montrent jamais, sans faire du bien, puis que vous qui en êtes une image vivante, vous avez à peine paru en ce lieu, que l'erreur où j'ai si long temps vêcu est dissipée. Je conviens de tout ce que Doris vous a raconté ; j'avoue même que mes obligations sont au dessus de tout ce qu'elle peut dire. Mais après avoir entendu ses reproches, il faut que je me plaigne des dieux qui m'ont caché la plus grande partie de mon bonheur ; ainsi en usent-ils envers les hommes, de peur qu'il n'y ait ici-bas une felicité parfaite. Qu'il me soit aussi permis de me plaindre de la bergere ; elle a blessé l'amitié qu'elle m'avoit jurée, au lieu qu'elle n'a contre moi que des soupçons, & qu'elle a tourné à mon desavantage ce qu'elle auroit dû prendre pour des preuves de mon amour. Mais comment oserois-je me plaindre d'elle, puis que tu me commandes, ô Amour, d'approuver toutes ses actions ? J'essayerai donc, grande nymphe, de vous persuader que Palemon sçait aimer, & que Doris n'a pas eu raison de croire le contraire. Elle avoue que je l'ai aimée, & qu'elle m'aimoit ; que me reproche-t'elle qui fonde sa rupture ? Ma jalousie ? Mais si
Grande nymphe, je puis dire avec verité, qe jamais on ne mena une vie plus solitaire que moi, excepté les momens que je passois auprès d'elle. Dès que le jour commençoit à paroître, je sortois de ma cabane, & me retirois tantôt dans les antres les plus sauvages, pour m'occuper uniquement d'elle ; & tantôt sur le sommet des montagnes, pour découvrir au moins l'heureux sejour qu'elle habitoit. Et rien ne pouvoit me faire quitter cette solitude, ni l'amitié de mes voisins, ni la tendresse de mes proches, ni le soin de mes troupeaux, excepté le seul desir de la voir. Elle se plaint que je vivois ainsi, elle qui seule en étoit la cause, & je n'osois encore lui en découvrir la raison.
Or, sage nymphe, il m'a toujours semblé qu'il falloit préferer l'honneur de sa bergere à sa propre satisfaction. Il arriva donc que notre familiarité fut desapprouvée, & que des méchans en prirent occasion de tenir des discours injurieux, mais si sourds pourtant que je n'ai jamais pu en connoître l'auteur. Que pouvois-je faire en ces circonstances ? Entreprendre un long voyage ? Je n'étois pas maître de mes actions. Cesser d'aimer la bergere ? J'aurois plus tôt cessé de vivre. Puis que notre familiarité donnoit lieu à ces discours, à quoi devois-je
Si elle se plaint que je ne lui en ai rien dit ; qu'elle se plaigne encore que je l'ai trop aimée ; car si je l'avois moins aimée, me serois-je privé du bonheur de la voir, plus tôt que de lui déclarer ce qui me faisoit vivre de la sorte avec elle ? Je sçavois avec quel soin elle avoit toujours conservé sa reputation, & je sentois bien que lui rendre ces discours qui l'offensoient, c'étoit lui causer un mortel déplaisir. Jugez maintenant, grande nymphe, quel devoit être mon amour, & si je n'étois pas fondé à demander à la bergere de grandes preuves de son affection, puis que l'amour ne se paye que par l'amour.
Pour ce qui regarde Pantémon, ce que j'exigeai d'elle ne venoit pas d'une jalousie injuste, comme elle le soutient, mais d'une jalousie très-fondée. Elle vient d'avouer elle-même que ce berger a d'excellentes qualités ; d'ailleurs l'amitié que son frere lui portoit, ne m'étoit pas suspecte sans raison ; mais plus encore l'accueil qu'elle lui faisoit ; accueil au reste qu'elle devoit discontinuer, quand elle eut reconnu ma jalousie, & qui fit parler ouvertement de leur mariage. Si ces nouvelles ne m'avoient point émû, ne l'aurois-je pas plus offensée,
Voilà, grande nymphe, la source de tous mes malheurs. Lors que je lui reprochai l'accueil qu'elle faisoit au berger, elle me répondit que c'étoit par rapport à son frere ; & quand je lui repliquai que le bruit de leur mariage étoit public, & qu'il m'étoit impossible de vivre, tant que ce bruit dureroit : «A quoi, me dit-elle en changeant de visage, vos bizarres soupçons veulent-ils encore me contraindre ? Donnez-leur, lui répondis-je, quels noms il vous plaira, mais je n'aurai point de repos que ce berger ne soit éloigné de vous. Eh bien, me dit-elle, je consens encore à vous donner cette satisfaction, dieu veuille qu'il ne vous prenne plus d'humeurs semblables.» Ces paroles furent prononcées d'un ton à redoubler mes soupçons ; je resolus donc de m'éclaircir, & de ne m'en fier qu'à mes propres yeux. Malheureuse défiance, que tu m'as couté de larmes & d'ennuis ! J'épiai le temps que Pantemon venoit la trouver, je choisis par hazard un jour qu'elle gardoit le lit, & me
J'étois dans ces mortelles inquietudes, lors que je vis helas que non content de ces faveurs il lui découvrit le sein, & le baisa sans résistance de sa part. Amour, quel devins-je alors ! mais, dieux, quel devois-je devenir ! Pantémon partit, je partis aussi, lui mécontent à cause de moi, & moi desesperé à cause de lui ; car c'est ainsi que l'amour nous punissoit l'un par l'autre. Dites-moi, je vous prie, sage nymphe, auriez-vous crû que j'eusse aimé, si j'avois été insensible à ce coup ? & pouvois-je faire moins que de m'éloigner ? J'essayai de de recouvrer ma liberté, je l'avoue ; & c'est alors qu'elle m'envoya une de ses amies. Mais que pouvois-je imaginer que fût un pareil message ? & pouvois-je démentir
Je voulois bien qu'elle sçût que son changement m'étoit connu ; cependant lors que je songeois à lui reprocher sa perfidie, Amour me retenoit en me disant que j'offenserois trop celle que j'avois tant aimée, & qu'il devoit me suffire d'être enfin desabusé. Conseil pernicieux, pourquoi vous écoutai-je ? Si d'abord j'avois déclaré à la bergere ce que j'avois vu, elle se seroit expliquée avec moi, & j'aurois en autant de bonheur, que depuis j'ai ressenti de déplaisir. Au contraire, en m'éloignant d'elle, je ne pus sçavoir que long temps après, que Pantémon ne la voyoit plus ; & je n'osois même demander de leur nouvelles, de peur d'apprendre des choses qui auroient augmenté mes regrets. Mon amour enfin triompha de ma colere, je revins insensiblement à Doris, & d'abord oubliant l'outrage que je croyois avoir reçu, me voilà plus que jamais dans ses chaînes. Mais quelle la retrouvai-je, ô grands dieux ! c'étoit bien la même beauté, mais non cette même Doris qui n'amoit que Palémon, & qui ne caressoit que lui. Dès lors je n'ai plus essuyé que des mépris & des rigueurs, sans que j'aye pu m'éclaircir avec elle.
Que pourroit-elle répondre à Palemon, s'il lui disoit : «Ingrate bergere, est-il possible que tant d'années de service, tant de témoignages d'amour & de fidelité n'ayent pu effacer l'injuste idée que vous aviez conçue de moi ? Ma jalousie a éclaté, je le veux ; mais la jalousie n'est-elle pas un effet de l'amour ? Si ma jalousie vous offensoit, il falloit me punir en prenant à votre tour de la jalousie. Mais comment l'aurois-je pu, me direz-vous, puisque vous vous êtes éloigné de moi ? Je me suis éloigné de vous ? Eh bien éloignez-vous aussi de moi. Mais peut-être l'avez-vous déja fait, & qui sçait si votre offense n'excede pas la mienne ; supposons pourtant que la chose soit égale, si vous ne voulez qu'égaler le châtiment à l'offense, maintenant que je reviens à vous, que ne revenez-vous à moi ? Me voici à vos genoux, touché de repentir. N'écouterez-vous donc plus que votre injuste colere, & le souvenir de mes services passés ne peut-il l'appaiser ?» Ainsi dit Palémon ; & déja Leonide & Chrysante se préparoient à donner leur jugement, quand l'autre berger se hâta d'expliquer ses raisons.
HISTOIRE D'ADRASTE.
Je vous conjure, grande nymphe, & vous sage Chrysante, de surseoir votre jugement, jusqu'à ce que vous ayez entendu le plus fidele, & le plus sincere amant qui fut jamais. J'ai aimé la bergere dès le berceau, & mon amour n'a cessé de s'accroître avec le temps. J'ai souffert ses mépris, j'ai souffert qu'à mes yeux elle en aimât un autre. Je sçais qu'elle & Palémon ont ri de mon amour & de ma patience ; cependant je n'ai pu rompre mes chaînes. Je regardois comme mes ennemis ceux qui me le conseilloient ; & tout privé que j'étois de la douceur de l'esperance, ma passion a-t'elle changé ? s'est-elle lassée ? s'est-elle rallentie ? Doris m'a vu souvent fondre en pleurs devant elle ; elle m'a vu tomber à ses piés sans sentiment, mais & mes pleurs & mes perils ne m'ont attiré de l'ingrate que des dédains & des railleries ; & si j'avois pu consentir à lui déplaire, dans mon juste ressentiment je me fusse vengé sur Palemon. Mais quelque opinion que la bergere ait de moi, je puis me donner le titre d'amant sans reproche.
La jalousie n'est jamais entrée dans mon ame, jamais je n'ai pensé à desapprouver aucune des actions de Doris. Ses rigueurs
Malgré toutes ses cruautés passées, je l'excuse en quelque sorte : engagée à Palémon, elle eût manqué à la fidelité qu'elle lui devoit, si elle en avoit usé autrement ; mais à present qu'elle l'a quitté, de quels prétextes peut-elle colorer sa cruauté ? Elle vous a dit elle-même, en commençant son discours, qu'elle avoir aimé Palémon, parce qu'elle avoit crû que l'amitié devoit être payée par l'amitié. Daignez, grande nymphe, prononcer comme elle. Je jure par elle-même, & c'est le plus grand serment que je puisse faire, que jamais il n'y
Adraste finit de la sorte, avec tant de demonstrations d'un veritable amour, que tous ceux qui l'avoient entendu, ressentirent une partie de sa peine. Et Doris voyant qu'il ne vouloit plus rien dire, répondit en ces termes :
Grande nymphe, je suis bien fâchée pour le repos de ce berger, que tout ce qu'il vous a dit soit veritable ; mais vous jugerez, lors que vous m'aurez entendue, que je ne suis point coupable, & que lui seul a poursuivi opiniâtrement son malheur. Quand il me déclara son amour, nous étions si jeunes tous deux, que je n'en fus point emue. Depuis il fit un long voyage, & à son retour il trouva que je n'étois plus à moi, mais à Palémon. Or, berger, pouvez-vous vous plaindre que je ne vous aye point aimé, quand l'âge m'en rendoit incapable ? Accusez-en la nature, accusez-en les loix ausquelles elle nous a assujetis. Et trouvez-vous étrange que je ne puisse vous aimer, quand je ne suis plus à moi ? Mais il me semble que vous pouvez avec raison vous plaindre d'être venu à moi trop tôt, & d'y être revenu trop tard. En effet quand vous dites que je ne vous ai jamais regardé qu'avec dédain, comment ne reconnoissez-vous pas en cela même les
En avouant qu'il est juste d'aimer qui nous aime, je n'ai pas dit qu'il fût injuste de n'aimer point tous ceux dont on est aimé ; autrement il n'y auroit point de fidelité ni d'assurance en amour ; & vous même, vous devriez rendre un amour reciproque à la bergere Byblienne qui meurt pour vous. J'ai seulement prétendu qu'une bergere dont le cœur est libre peut sans reproche aimer qui l'aime ; or il n'y a rien ici de semblable, puis qu'étant engagée ailleurs, je ne puis passer à une passion nouvelle, sans renoncer à l'ancienne.
Si je vous l'ai dissimulé, si je vous ai donné des esperances, plaignez-vous, c'est avec justice que vous le ferez. Mais, si je ne vous ai point trompé, que ne me rendez-vous plus tôt des actions de graces ? Ne vous ai-je pas mille fois conjuré, supplié de mettre fin à cette affection ; & ne m'avez-vous pas toujours répondu que vous prendriez ce parti, si vous pouviez vivre & ne m'aimer point ? Si vous avez continué, n'étoit-ce
Mais, si je ne me trompe, sage nymphe, ce qui a pu le tromper lui même, il s'est imaginé sans doute que mon affection pour Palémon m'a seule empêché d'écouter la sienne ; en effet dès qu'il a sçu nos divisions, il m'a tellement pressée, importunée, que je dois moins le regarder comme un amant, que comme un ennemi. Mais il n'a pas consideré que je ne me déferois jamais de cet amour, sans perdre à la fois toute puissance d'aimer.
Adraste alloit repliquer, si Leonide ne lui eût imposé silence. Alors la nymphe tirant à part Chrysante & les bergeres, leur demanda leur avis ; mais parce qu'elles furent long temps à décider, & que les bergers n'étoient point appellés à leur conseil, Hylas fut le premier qui s'adressant à Doris, lui dit : «Que ne recevez-vous ces deux bergers qui vous aiment, en témoignage de votre beauté, & tous ceux encore qui voudront se donner à vous ? Votre conseil, répondit froidement Doris, conviendroit à celles qui veulent passer pour belles, & qui ne le sont pas, ou qui préferent leur vanité à un solide repos. Si c'est un bien d'être aimée, repliqua Hylas, plus vous le serez & plus vous aurez de bien. Et si c'est
La nymphe, en revenant à sa place, interrompit ces discours, & chacun s'étant remis à la sienne, elle prononça de la sorte :
JUGEMENT DE LEONIDE.
«Quoiqu'il y ait en ce differend des circonstances qui semblent se détruire, nous n'y voyons rien qui soit opposé à l'amour ; car il n'est pas plus naturel à la flamme de s'élever, qu'à l'amour de produire de ces dissensions. Considerant d'un autre
Quant au malheureux Adraste, nous lui laissons le choix d'être à jamais l'exemple d'un amour fidele & inutile, ou de rompre par un effort violent ses premiers liens, pour répondre à l'amour de celle dont il est aimé.»
Tel fut le jugement de Leonide : jugement qui produisit des effets bien opposés sur les trois personnes interessées. Tandis que Palémon transporté de joye begayoit un remerciement ; Doris gardoit un profond silence, & tenoit les yeux baissés, comme ignorant si elle devoit se réjouir ou s'affliger ; & Adraste tombé par terre sans sentiment, excitoit la compassion de Doris même. On s'empressa à le secourir ; & quand il fut un peu revenu à lui-même, Leonide & ses compagnes les laisserent tous trois. Ils ne demeurerent pas long temps ensemble ; Palémon prit incontinent Doris, & l'emmena du côté de Montverdun. Adraste les suivit des yeux, & lors qu'il les perdoit de vue : «Allez, dit-il, trop heureux amans, jouissez de votre bonheur & du mien, tandis que le reste de ma vie je payerai de mes larmes la felicité que vous possederez.» Depuis il perdit tout à fait l'entendement, & fit
Hylas qui ne pouvoit souscrire au jugement de Leonide, soutenoit contre tous, que ce differend pouvoit être terminé d'une maniere plus équitable ; & comme Leonide & Pâris connoissoient l'humeur du berger, ils furent charmés, pour passer le temps, de le faire parler. «Ma sœur, dit Pâris, il me semble que vous pouviez traiter plus favorablement le pauvre Adraste. Qu'en pensez-vous, Hylas ? Pour moi, répondit le berger, je suis tenté de croire que les dieux ont permis cette injustice, pour le punir de sa simplicité. Concevez, Hylas, dit la nymphe, combien nos sentimens sont opposés ; bien loin que sa constance pour Doris me semble punissable, c'est par cette consideration qui je lui ai permis de l'aimer toujours, s'il le vouloit. Permission fort avantageause, repartit Hylas ; je vous avoue que s'il en avoit appellé à moi, & que j'eusse pû revoquer votre arrêt, je n'aurois pas balancé ; & je m'assure qu'ils auroient été tous contens. Et moi, interrompit Silvandre, je m'assure que ce jugement eût été bien sage. Sans doute, repliqua Hylas, non si l'on s'arrête aux visions de Silvandre, mais si l'on pése les motifs qui
Leonide & ses compagnes éclatant de rire : «Il semble, dit-il, grande nymphe, que vous riez de ma décision. Il semble plus tôt, dit la nymphe, que vous riez de la mienne. Excusez-le, madame, interrompit Silvandre, ses discours sont conformes à ses sentimens. Si les vôtres, dit Hylas, different des miens, vous pensez très mal, & je voudrois sçavoir sur quel fondement vous blâmez mon ordonnance.»
Silvandre répondit froidement : «Ce que plusieurs possedent, n'appartient en entier à personne ; si Adraste & Palémon possedent ensemble l'affection de Doris, ils n'en auront qu'une partie ; mais en amour, n'avoir qu'une partie, c'est ne rien avoir.
Grande nymphe, dit Hylas, entendites-vous jamais rien d'aussi absurde ? Qui jugera que dans un verre il n'y ait point d'eau, parce que le Lignon entier n'y est pas ? Vous auriez quelque raison, repondit Silvandre, si l'amour pouvoit être divisé comme l'eau ; l'eau est de telle nature,
Il me semble, Hylas, dit Pâris, que nous avons la raison de notre côté ; mais que Silvandre a pour lui tous ceux qui l'entendent. Si donc vous ne lui répondez, je serai contraint d'abandonner votre parti. Gentil Pâris, dit Hylas, la verité, quoiqu'en dise Silvandre, quoique vous en puissiez croire, ne changera pas ; je sçai pour moi que l'experience est audessus de tous les discours. Silvandre n'a que des paroles, & moi j'ai l'experience pour moi. J'en ai aimé à la fois plusieurs, & quoiqu'il veuille dire, je sçai fort bien que je les aimois veritablement. Pourquoi Doris ne pourroit-elle pas faire de même ? Plusieurs, dit Silvandre, croyent faire des choses qu'ils ne font point en effet. De même Hylas croit bien aimer
A ce qui est parfait, on ne peut rien ajouter, j'espere que tu ne le nieras pas ; avoue donc que tout ce qui est parfait est en même temps extrême. Or si ton amour est parfait, on n'y peut rien ajouter ; & dès-là il est extrême. Dis-moi maintenant ce que c'est que l'amour : n'est-ce pas un desir de la beauté, d'un bien qui nous manque ? Mais si ton amour est le desir
Diane, nous dira Silvandre, ne m'aime point, elle en aime un autre ; & je ne laisserai pas de la servir, de peur d'être inconstant. Phylis, nous dira Hylas, ne m'aime point, elle en aime un autre ; pourquoi ne changerai-je pas l'ingrate pour un autre bergere qui méprisera quelqu'autre berger pour moi ? craindrois-je le reproche d'inconstance ? Mais dites-moi, je vous prie, ce que c'est que l'inconstance ? C'est un terme inventé par quelqu'amante artificieuse qui voyoit sa beauté s'évanouir, ou son amant prêt à la quitter. Faut-il qu'un homme sensé adopte une pareille chimere ? & qu'il se consume toute sa vie en soupirs inutiles ? Quoi languir dans le sein d'une ingrate & vieille maitresse, voilà ce qu'on appelle constance ? Je dis moi que c'est une foiblesse, une extravagance. Qui dit vieille, dit laide ; si elle est telle, quel homme sensé peut la trouver aimable ? Qui dit ingrate, dit trompeuse & perfide : si elle est telle ; quel courage peut s'abaisser jusqu'a porter ses chaines ? Que Silvandre cesse donc de me demander, en quoi l'on peut reprendre son amour, & où l'on peut en trouver qui soit plus accompli ; il me semble que j'entens tous ceux qui m'écoutent, lui dire : Hylas aime, Hylas seul sçait aimer en homme d'esprit & de courage.»
Après qu'Hylas eut fini de la sorte, chacun sourit & tourna les yeux sur Silvandre, attendant sa réponse. Le berger répondit froidement en ces termes : «Je croyois, madame, avoir affaire avec un berger ; je me trompois, Hylas est un de ces orateurs qui déclament avec entousiasme devant les autels de l'Athenée. Cependant je voudrois que celui de nous deux qui sera condamné fût puni avec la même severité que ces rheteurs que l'on contraint, lorsqu'ils sont vaincus, d'effacer leurs discours avec la langue, ou que l'on précipite dans le Rhône.
Cela n'est pas raisonnable, interrompit Hylas, & si j'en avois été averti, j'aurois pris des juges moins suspects, ou pour avoir moins à effacer, j'aurois fait ma harangue plus courte. Pourquoi, dit la nymphe, vous sommes nous suspectes ? Parce que vous regardez toutes Silvandre comme un oracle, sous prétexte qu'il a fréquenté quelque temps les écoles des massiliens. Berger, ne crains rien, dit Silvandre, il n'y a personne ici qui soit disposé à la rigueur ; & tu ne dois attendre d'autre chatiment que celui de reconnoitre ton erreur.
Tu dis, Hylas, qu'il n'y a point d'amour parfait, sans la jouissance du bien desiré, parce que l'amour n'est autre
Cesse donc, Hylas, de soutenir que mon amour est imparfait, parce que je ne possede point l'objet que j'aime ; & ne m'oppose plus qu'il doit y avoir de la proportion entre Diane & moi. J'en conviendrai avec toi, si tu nies que l'homme doive aimer dieu ; mais si tu avoues qu'il doit l'aimer, je te demanderai s'il y a plus de disproportion entre Diane & moi, qu'entre le grand Thautates & Hylas. Et pour te desabuser, il faut que je t'explique encore ce mystere d'amour.
Nous ne pouvons aimer sans connoître l'objet de notre amour. O, s'écria Hylas, combien est faux ce que tu avances ! J'ai aimé plus de cent femmes en ma vie sans les bien connoître ; aussi dès que je les trouvois ingrates ou fieres, je les quittois irrité contre moi même de mon erreur. L'épreuve que tu as faite, dit Silvandre, doit elle-même te faire convenir de ce que j'avance. Tu aimois ce que tu ne connoissois pas, c'est-à-dire, que leur croyant les perfections que tu imaginois en elles tu les aimois, & que tu cessois de les aimer aussitôt que tu reconnoissois qu'elles n'avoient point ces perfections. Comprens donc que la connoissance de ces perfections imaginées
Or, nas-tu pas appris dans les écoles des massiliens que l'entendement & ce qu'il conçoit ne sont qu'une même chose ; dis maintenant, que puisque j'aime Diane, & que je ne puis l'aimer, sans la connoître, quelle plus grande proportion tu peux desirer que celle qui est entre deux choses qui n'en font qu'une ? Comment, interrompit Hylas, Diane est Silvandre, & Silvandre est Diane ; en verité, berger, si tu continues, tu deviendras un fou aussi plaisant, qu'il y en eut jamais dans le Forest.
Tu as raison, reprit Silvandre, de te moquer de moi ; car devrois-je profaner ces mysteres en te les communiquant ? Aussi je me garderois bien de te les reveler si tu étois seul ; mais il importe que je détrompe ceux qui nous entendent.
Mais j'oserai bien assurer qu'Hylas n'aime point Phylis. Qu'il y ait des bergeres plus parfaites qu'elle, il ne m'appartient pas de le juger, mais je soutiendrai qu'il est impossible que tu l'aimes, & que tu ayes si mauvaise opinion d'elle. Les premieres loix en amour sont que L'amant croye tout parfait dans l'objet aimé ; & rien n'est plus équitable que cette loi ; car si l'amant doit aimer sa maitresse plus que tout autre objet, & si la volonté le porte toujours à ce que l'entendement lui propose comme meilleur, ne faut-il pas qu'il estime sa maitresse plus que toute autre chose ? Croi moi, c'est Hylas que tu l'aimes, & non pas Phylis ; aussi dis-tu que l'on n'aime que pour sa propre satisfaction. Mais n'as-tu jamais oui dire que nous vivons plus où nous aimons, qu'où nous respirons ?
Tous ces discours, dit Hylas, partent d'une imagination blessée comme la tienne. Mais Hylas, repartit Silvandre,
Voilà, Hylas, de quelle espece est ton amour, amour sans proportion, & qui ne peut subsister long temps. Au contraire l'amour de Silvandre est si parfait, que l'on n'en peut rien ôter, ni y rien
Silvandre vouloit continuer, mais Hylas l'interrompit tout à coup en ces termes : «Jusqu'à quand, Silvandre, abuseras-tu de notre patience ? & jusqu'à quand crois-tu que je puisse souffrir tes discours insensés ?» Hylas prononça ces mots d'une voix si éclatante, que tous se mirent à rire. Il fut donc obligé de garder le silence ; & parce que le soleil étoit déja prêt de finir sa carriere, & que Leonide vouloit s'en retourner, elle dit à Hylas : «C'est assés disputé pour cette fois ; Chrysante n'a pas coutume d'être si long temp ; éloignée de son temple. Berger, il doit vous suffire que nous sçachions que vous êtes en état de répondre à Silvandre, & que nous pensions que si vous aviez eu plus de loisir, vous auriez sur ce berger le même avantage qu'il a sur vous.»
Leonide après quelque discours partit avec Chrysante & ses filles druides. Après s'être reposée quelque temps au temple de la bonne déesse, elle alla trouver Adamas, sans que Pâris voulû la suivre, parce qu'il ne pouvoit se resoudre à quitter Diane. Il prit donc le chemin contraire, & ayant retrouvé ces aimables bergeres, il passa avec elles presque tout le reste de la journée.
LIVRE DIXIÈME.
Leonide, après qu'elle eut quitté Chrysante, se rendit en diligence auprès d'Adamas ; elle étoit impatiente de lui raconter ce que l'on avoit fait pour Celadon. Elle le rencontra sur une terrasse qu'ombrageoient des sycomores ; & lui dit tout ce qui s'étoit passé au sujet du berger. Adamas ne put s'empêcher de rire, en apprenant que tous les bergers étoient dans l'erreur, & qu'en effet ils croyoient Celadon mort. «J'ai pensé, ajouta la nymphe, que c'étoit un moyen admirable de lui faire quitter la vie sauvage qu'il mene ; quand il sçaura les regrets de sa bergere, il prendra
Dès le point du jour Adamas & Leonide se mirent en chemin. Le berger n'étoit point sorti ; il avoit repassé dans son esprit ce qui lui étoit arrivé le jour précedent, satisfait de sa fortune, & d'avoir vu la belle Astrée, avant que de mourir. Et considerant qu'il n'en avoit jamais eu tant de faveur, excepté lorsque jeune enfant, il la vit au temple de Venus : «Heureux desastre, s'écrioit-il, ô bonté d'amour, qui mêle aux plus grandes amertumes les plus grandes joyes ! Qui voudroit se soustraire à ton obéissance, quand tu veilles de la sorte sur ceux qui t'appartiennent !»
Tandis qu'il étoit occupé de ses pensées, & qu'il les exprimoit ainsi, Adamas & Leonide arriverent ; ils le trouverent moins sombre qu'ils ne l'avoient laissé, & s'en rejouirent avec lui. «La joye que vous lisez
Mon fils, repondit le druide, croyez plus tôt que l'amour qui veut recompenser votre fidelité, vous a envoyé cette legere satisfaction, pour ne pas vous porter tout à coup du comble de la misere au comble de la joye. Leonide vous dira combien la belle Astrée vous aime, & les témoignages qu'elle lui en a vu donner.» Alors Leonide lui raconta les cérémonies que l'on avoit observées en lui élevant un tombeau, les regrets, les discours de tous les bergers, & surtout l'affliction d'Astrée : «Il ne tient qu'à vous, ajouta la nymphe, de voir ce tombeau, il est si près d'ici, que j'ignore comment vous n'avez point entendu les voix des filles druides & du vacie.» En même temps Adamas & Leonide le
Le ciel m'a donné un fille que j'aime plus que ma vie ; je vous ai dit qu'elle étoit élevée dans les antres des carnutes, & que vous lui ressemblez parfaitement. J'ai dessein de faire croire qu'elle est malade, & que les anciennes druides jugent
Quelques jours après, Adamas & Leonide apporterent à Celadon des habits de nymphe, car les filles des druides, lors qu'elles revenoient de leurs antres s'habilloient ainsi. Déja le berger étoit vêtu en nymphe, & prêt à partir ; mais Adamas & Leonide crurent qu'il falloit attendre le soir ; & cependant Adamas instruisit Celadon de ce qu'il avoit à répondre sur la maniere de vivre des filles druides, leurs cérémonies, leurs sciences.
Le jour commençant à tomber, ils sortirent de ce lieu. Celadon, en memoire éternelle du séjour qu'il y avoit fait, avoit gravé ces vers sur le rocher,
Au fonds de cette roche obscure
Habiterent long temps l'amour & le dedain.
Sans avancer plus loin ; si tu crains leurs blessures,
Fui, passant, fui soudain.
Adamas usa de tant de prudence, que Pâris même y fut trompé. Il prit donc la feinte Alexis pour sa sœur, c'est ainsi que nous appellerons desormais Celadon. Heureusement Pâris n'étoit point de retour, lors
Alexis & Leonide venoient souvent se promener en ce lieu, & comme il falloit un peu monter, Alexis donnoit la main à Leonide, lors qu'elles étoient sans témoins. Un jour qu'elles s'étoient levées matin, & qu'Alexis rendoit ce service à Leonide : «Ce que vous faites pour moi, dit la nymphe en souriant, peut-être aimeriez-vous mieux le faire pour une autre, qui vous en sçauroit moins de gré. Ah, nymphe, dit Alexis en soupirant, ne renouvellez point mes douleurs, je vous en conjure.» Elles arriverent enfin
A la vue de ces bords, la feinte Alexis s'écria : «Comment puis-je voir ces rives fortunées, où j'ai laissé toute ma felicité ! En verité, interrompit Leonide, je croi que vous êtes le seul à qui la vue des lieux où il a gouté de la satisfaction, cause de l'ennui ; si l'on se souvient avec plaisir des maux passés, combien plus agréable doit être le souvenir du bonheur dont on a joui ?» La triste Alexis lui répondit : «Ce qui rend agréable le souvenir des maux passés, est ce qui rend amer le souvenir du bien. Mais ce qui augmente mes ennuis, c'est que j'en ignore la cause ; je suis entré avec moi même dans l'examen le plus rigoureux, & je n'ai rien trouvé que je pusse me reprocher. Croire ma bergere volage, ce seroit l'offenser, & dementir mille témoignages de sa fidelité. Croire aussi qu'elle me traite de la sorte sans raison, ce seroit la méconnoître. Qui donc accuser de tout ce que je souffre ? Voyez-vous, continua-t'elle, une petite isle que forme la riviere vis-à-vis ce hameau ? nous y avions passé sur des pierres que nous avions jettées dans l'eau, parce qu'alors
Elle ne me répondit rien ; mais elle me baissa la tête dans son sein, pour me dérober sans doute la vue de ses larmes ; pendant que j'attendois en silence qu'elle me répondît, elle me passoit la main sur les yeux, & je crus surprendre quelques soupirs. Rompant enfin le silence,
Je partis quelques jours après, je ne puis vous exprimer tous les perils que j'essuyai en passant les précipices des Alpes ; autant de pas, autant d'images d'une mort presente ; mais qui pourtant ne m'ôtoient point l'idée de ma bergere. Précipices, disois-je, montagnes orgueilleuses, bien que vous ne soyez point sensibles à la pitié, soyez témoins de mes sermens. Je jure qu'à jamais je brûlerai pour la belle Astrée ; & je fléchirai la mort, si je n'attendris en ma faveur le dieu des amans. Après avoir passé auparavant les détroits des sebusiens, je voulus éviter la montagne des caturiges, & m'embarquant sur le Rhône je resolus de suivre ce grand lac qui baigne les roches escarpées de cette montagne ; mais il s'éleva une tempête qui pensa nous submerger ; & lors que chacun attendoit en tremblant la mort dont il étoit menacé, moi je m'occupois de ma bergere. Flots imperieux, disois-je, qui vous soulevez contre ce frêle vaisseau, retournez dans vos grottes profondes, & laissez un malheureux amant qui méprise votre violence.
En sortant du lac, je traversai les forêts
HISTOIRE D'URSACE
ET D'OLIMBRE.
Alcippe, en m'ordonnant de m'éloigner, me fit quitter les habits de berger, afin que je pusse voir les meilleures compagnies ; car en cette region il n'y a que les personnes d'une naissance vile qui habitent la campagne, & les autres font leur séjour dans les villes, dont la magnificence étonne l'imagination, quoique l'on y fût encore effrayé de l'arrivée d'un barbare qui par mer étoit descendu en Italie, & l'avoit presque entierement ravagée, mais la capitale surtout. J'avois une extrême envie de plaire, je ne negligeois aucune occasion d'apprendre, dans l'esperance qu'Astrée m'en aimeroit davantage.
En approchant de l'Apennin, je sçus qu'il
L'étranger transporté de fureur, s'alloit percer de son épée, si un ami survenant à propos n'avoit retenu son bras. Mais en lui sauvant la vie, il eut presque la mains coupée. Ursace qui ne songeoit qu'à mourir, retira brusquement le fer pour se l'enfoncer dans le sein. Mais son ami se jetta sur lui, en disant : «Jamais Ursace ne mourra sans Olymbre.» Admirable effet de l'amitié ! Au nom d'Olymbre,
En disant ces mots, il essayoit de retirer
A ces discours, Olymbre voulut se jetter à mes genoux, mais sa foiblesse ne lui permit que de me prendre les mains. Ursace, de son côté, se prosternant à mes piés : «O messager du ciel, me dit-il, car je te reconnois tel à tes discours, & à l'éclat de ton visage. Commande, me voici prêt d'obéir. Sans doute, interrompit Leonide, ils vous prirent pour Mercure, qu'ils representent jeune & beau comme vous l'êtes.» Je le crois, reprit Alexis, aussi voulant me prévaloir de leur erreur, je répondis de la sorte : «Dieu te commande, Ursace, & à toi aussi Olymbre, de vivre & d'esperer.» A l'instant je tirai de ma poche un petit outre plein de vin, à la maniere des visigots, j'en fis boire un peu à Olymbre, & lui donnant la main, je lui dis : «Leve-toi, Olymbre, allons au hameau prochain, le ciel te guerira bien tôt ; car il veut d'ordinaire que nous obtenions ses graces par l'entremise des hommes, afin d'entretenir entr'eux l'amitié par ces mutuelles obligations.»
Etrange effet de l'imagination ! Olymbre croyant que j'étois envoyé du ciel, & qu'il y avoit quelque chose de divin dans le breuvage que je lui avois donné, reprit incontinent ses forces, & me suivit. Mais comme je craignois qu'il ne retombât en défaillance, je dis à Ursace de l'aider à marcher, que dieu étant la bonté même, il se plaisoit à en voir des effets dans les hommes. Ursace donc s'approche d'Olymbre, & le prie de s'appuyer sur lui. Nous arrivâmes de la sorte au hameau prochain, où nous rencontrâmes un myre qui pansa la main d'Olymbre, & lui ordonna de garder le lit pour quelque temps.
Je fus ravi de leur avoir rendu un si bon office, quoique le jour étant avancé, il ne me restât point assés de temps pour aller voir ces montagnes brulantes. Ursace me vouloit suivre, lors qu'il me vit partir ; mais il ne pouvoit abandonner son ami en l'état où il étoit. Je reconnus son embarras, & je lui dis que dieu lui sçauroit gré des soins qu'il prendroit de son ami. Je me retirai incontinent au logis que j'avois choisi ; Ursace me suivit des yeux, il remarqua le lieu où j'étois entré, & revint dire à son ami qu'il pourroit encore me revoir. Ils esperoient avec mon secours qu'Eudoxe leur seroit rendue. Lors qu'Olymbre
«Le secours que je vous ai donné si à propos vous a fait croire que j'étois quelque chose au dessus de l'homme ; je me réjouis que vous ayez eu cette opinion, puis qu'elle a aidé à vous détourner de la cruelle resolution où vous étiez. Maintenant que votre raison a repris ses droits, je ne veux plus vous tenir dans l'erreur. Sçachez donc que je suis un des celtes que vous appellez gaulois, & né dans une contrée dont les habitans sont appellés segusiens & foresiens. Des raisons qu'il seroit trop long de vous raconter m'en ont fait sortir, & ces mêmes raisons m'obligent de demeurer pour quelque temps dans cette region. Sans doute c'est par une providence du ciel que je suis venu au lieu où vous étiez, puis que je vous ai fait abandonner une resolution criminelle. Je l'en remercie ; remerciez-le à votre tour ; il ne vous auroit point retiré des portes de la mort, s'il n'avoit voulu faire quelque chose de vous pour sa gloire.»
A ces discours je m'apperçus qu'Ursace pâlissoit, se voyant frustré de l'assistance
Alexis alloit continuer ; mais Adamas qui survint l'en empêcha. Le sage druide les prit par la main, & les mena dans une allée d'où l'on découvroit le bois d'Isoure. Tandis qu'ils discouroient ensemble on vint les avertir que Sylvie étoit arrivée. Alexis hesita si elle se montreroit ; mais se
Leonide alla donc trouver Sylvie ; aux caresses qu'elle se firent, on eût dit qu'il y avoit un an qu'elles ne s'étoient vues ; après bien des complimens de part & d'autre, elles s'assirent éloignées de tout le monde, & Sylvie lui parla de la sorte :
SUITE DE L'HISTOIRE
DE LINDAMOR.
J'étois impatiente de vous voir, ma sœur, & de vous entretenir ; mais, si vous le jugez à propos, je voudrois aussi conferer avec Adamas sur une affaire dont j'ai cru devoir vous instruire, & qui peut nous causer à nous & à Galatée, ou beaucoup de satisfaction, ou beaucoup de desplaisir. Sçachez donc, ma sœur, que Fleurial est revenu du lieu où vous l'aviez envoyé, &
Fleurial qui croyoit bien faire, répondit sans détour, qu'il venoit de trouver Lindamor, & en même temps il lui presenta les lettres dont il l'avoit chargé. Et lorsqu'elle lui eut demandé par quel ordre il avoit fait ce voyage, il répondit que c'étoit par les vôtres. Alors Galatée se tournant vers moi : «Voyez, me dit-elle, quel est le caractere de votre compagne.» Et refusant les lettres, elle lui commanda de me les donner, pour vous les envoyer ; puis elle me dit de la suivre dans son cabinet. Ainsi je ne puis rien dire à Fleurial, sinon de m'attendre, jusqu'à ce que j'eusse parlé à la nymphe. «Que vous semble de votre compagne, me dit-elle, dès qu'elle se vit seule avec moi ? Ne diroit-on pas qu'elle ne cherche qu'à me déplaire ? Madame, je ne puis rien vous répondre ; il faudroit sçavoir d'elle quel a été son dessein. Je le sçais mieux qu'elle ne vous le dira, repliqua Galatée. Elle a informé Lindamor de mon affection
LINDAMOR A LEONIDE.
Je crois, comme vous, que ma presence sera mile, mais autrement que vous ne l'attendez. Elle me tirera sans doute du malheureux état où je suis, car je ne pourrai voir un pareil changement sans mourir, & sans m'en prendre à celui qui en est l'auteur. Je jure par les dieux qu'il n'y a que le sang du perfide qui puisse expier une si grande offense. J'arriverai dans le temps que le porteur vous dira. Cependant, si vous le trouvez à propos, rendez à la nymphe la lettre que je lui écris. J'espere que ma mort préviendra celle du perfide.
«Voici, me dit-elle, continua Sylvie, ce que j'ai toujours apprehendé davantage ; l'imprudence ou la malice de Leonide est si grande, qu'elle a déclaré à Lindamor que j'aime Celadon, & c'est pour cela qu'il veut lui ôter la vie. Helas, il le peut aisément, puisqu'il est sans défiance, & qu'il n'a d'autres armes que sa houlette. La méchante aime sans doute le berger, & parce qu'il l'a méprisée
Elle prit aussi tôt la lettre qui lui étoit adressée ; vous pouvez la lire, ajouta Sylvie, en la presentant à Leonide.
LINDAMOR A GALATÉE.
Puis que mon absence me ravit l'honneur de
Leonide après avoir lu cette lettre : «Ma sœur, dit-elle, Galatée a enfin reconnu que c'étoit Polemas, & non pas son cher Celadon qui couroit risque de la vie. Puisse Tharamis foudroyer le perfide, & Thautates faire connoître à Galatée que je n'ai point menti, quand je lui ai raconté la trahison de Climante, & de cet artificieux amant ! Je vous jure par tout ce que nous avons de plus sacré, que j'ai dit la verité. Et quoique je me soucie peu de retourner à Marcilli, tant que la nymphe aura ces sentimens, tâchez de la desabuser. Ma sœur, dit Sylvie, je vous ai cru même avant vos sermens ; & vous devez être persuadée que je ne manquerai pas une occasion de parler à la nymphe, comme je l'ai fait jusqu'ici, pour la tirer de l'erreur où elle est. Mais, pour ne vous point flatter, je n'espere pas de réussir, à moins que son esprit
Mais, pour laisser ces affaires d'état, je vous dirai, ma sœur, que Galatée ayant lu la lettre de Lindamor, la joye qu'elle eut de sçavoir que Celadon n'avoit rien à craindre, diminua bien sa colere. Madame, lui dis-je, n'ai-je pas rencontré, lors que j'ai dit qu'il étoit question de Polemas ? Vous avez raison, me dit-elle, & j'avoue que j'ai injustement accusé Leonide ; c'est la compassion pour ce malheureux berger qui m'a fait tenir ce langage. Madame, continuai-je, soyez persuadée que Leonide ne vous déplaira jamais à dessein. Comme elle sçait que vous haissez Polemas, & que Lindamor est son parent, elle a raison de souhaiter que Lindamor obtienne l'honneur de vos bonnes graces. J'ignorois, dit Galatée, les raisons que Leonide avoit de favoriser Lindamor ; si je les avois sçues plus tôt, je n'aurois pas trouvé si mauvais qu'elle l'eût toujours protegé contre Polemas, & contre Celadon. Maintenant je veux croire qu'Adamas a favorisé
A ces mots, Sylvie se tut, & laissant son premier discours, elle reprit ensuite en ces termes : «Je ne vous cache rien, ma sœur, notre amitié le veut ainsi ; mais si vous me trahissiez, je serois perdue. J'aimerois mieux, répondit Leonide, être à jamais condamnée au silence. Sçachez donc, continua Sylvie, que Galatée me dit enfin : Je vous avouerai, Sylvie, que Lindamor & Polemas me pésent étrangement, & que ce seroit m'obliger au dernier point, que de m'en délivrer ; car je suis persuadée qu'ils ne laisseront jamais Celadon tranquille auprès de moi. Je voudrois donc me défaire de l'un par l'autre ; & Leonide pourroit nous aider ici. Conseillez-lui d'avertir Lindamor de tout ce qu'elle dit de Climante, & de Polemas ; mais qu'elle se garde bien d'y mêler Celadon. Et pour lui en ôter l'idée, dites-lui que j'ai oublié le berger, &
Je répondis à la nymphe qu'avant tout il falloit sçavoir de Fleurial en quel temps Lindamor lui avoit dit qu'il viendroit. Ma proposition fut agrée ; mais avant que d'introduire Fleurial, je lui défendis de dire à Galatée le temps où Lindamor devoit arriver, & le lieu où il devoit se trouver, mais seulement qu'il reviendroit plus tard qu'il ne l'avoit mandé. Il me crut, & lors qu'il fut devant Galatée, il parla d'un air si assuré, qu'elle n'y soupçonna point d'artifice. Et comme elle a souhaité que je vinsse vous trouver, pour vous engager à faire sçavoir à Lindamor ce que Polemas a fait contre lui ; j'ai jugé qu'il étoit à propos de vous amener Fleurial ; il vous dira ce que Lindamor vous mande, &
«Vous avez raison, répondit Leonide ; assurez-le donc que je ne suis point irritée, qu'au contraire il a bien fait ; mais qu'il soit à l'avenir plus circonspect.» Sylvie fit appeller Fleurial ; & Leonide lui ayant demandé le succès de son voyage, il commença de la sorte :
Je craignois d'avoir failli, madame ; mais je me réjouis bien que cela ne soit pas ; car je suis entierement dévoué à Lindamor. Aussi dès que j'eus reçu vos ordres, je fis le plus de diligence qui me fut possible, & j'arrivai dans une ville que l'on nomme Paris, où Merovée étoit alors. Aussi tôt que Lindamor me vit, je remarquai bien à son visage une grande alteration ; mais comme il étoit dans son lit, environné d'une foule de gens ; il ne put me parler. Lors qu'il fut seul, il me fit appeller, & me demanda quel sujet m'amenoit. Je lui dis que votre lettre l'en instruiroit ; aussi tôt il changea de visage, mais quand il eut lu ce que vous lui écriviez, je ne vis jamais un homme si étonné. J'ignore ce qu'il y avoit dans ce papier, mais peu s'en fallut qu'il ne mourût de douleur. Je m'en
LEONIDE A LINDAMOR.
Vous avez dû esperer en moi ; mais n'esperez plus qu'en vous-même ; non que j'aye changé de sentiment à votre égard, mais parce que les artifices de Polemas m'ont ôté le pouvoir de vous servir. Vos affaires sont desesperées, si vous ne revenez promptement. Je ne puis vous en dire davantage, si ce n'est à vous-même.
«Vous lui donniez, dit Sylvie, de terribles allarmes, & je ne suis plus surprise qu'il eût changé de visage. Pouvois-je lui en écrire moins, dit Leonide ?» Heureusement, reprit Fleurial, il navoit auprès de lui qu'un jeune homme des siens ; il nous fit sortir tous deux ; & nous l'entendimes alors pousser des soupirs. Je demandai ce qui le retenoit au lit, & je sçus que c'étoit des blessures qu'il avoit reçues dans une action, où les neustriens avoient été défaits par sa valeur, & celle de Clidaman ; & voici ce que ce jeune homme m'en raconta.
«Je crois, me dit-il, Fleurial, que tu as entendu parler des victoires que le roi a remportées sur les neustriens, avec le secours de Clidaman, & de mon maître.
Ce discours embrouillé de Fleurial fit rire les nymphes : «Tu veux parler, lui dit Leonide, de la belle Melandre & de Lydias, qui fut arrêté à Calais par Lypandas, à cause de la mort d'Aronte. C'est cela même, dit Fleurial ; mais je ne pouvois me souvenir de leurs noms ; pourvu que vous m'aidiez j'acheverai bien mon recit. Or cette dame fut cause de la prise de Calais, & Lypandas fut mis en prison. Il devint si amoureux de Melandre, qu'il ne cessa de pour suivre sa délivrance, jusqu'à ce qu'il fût mis en liberté, & soudain il prit le chemin de la ville où elle s'étoit retirée. J'en ai oublié le nom qui est fort étrange. N'est-ce point Rothomage, dit
A ces discours les nymphes ne purent s'empêcher de rire. Et comme elles vouloient s'entretenir seules, elles lui ordonnerent de sortir & d'attendre Sylvie ; mais surtout de ne point dire que Lindamor dût revenir. Lors qu'elles furent seules, elles resolurent de ne point déguiser à Galatée le sujet de ce voyage, esperant que le merite de Lindamor la rappelleroit à son devoir ; mais de lui cacher le temps de son retour, de peur qu'elle n'en donnât avis à Polemas, afin qu'il se tînt sur ces gardes, ou qu'il demandât le camp, & qu'ils y mourussent tous deux. Cependant Sylvie jugea qu'il falloit consulter le sage Adamas ; mais Leonide lui dit qu'elle lui en parleroit à loisir, & que pour l'heure il étoit occupé avec sa fille : «Ne la verrai-je point dit Sylvie ? Je crois, répondit Leonide, qu'il y aura de la difficulté ; si pourtant vous le souhaitez, je les ferai avertir ; car je suis persuadée qu'ils vous verront avec un plaisir extrême. Il ne faut point les détourner, repartit Sylvie, il me suffit de sçavoir qu'ils jouissent d'une santé parfaite.»
Après quelques autres discours, Sylvie s'en retourna à Marcilli, où Galatée l'attendoit
Qu'en pensez-vous, dit Galatée ? Madame, répondit Sylvie, je n'y vois rien d'impossible. Car il est certain que Polemas vous aime, & qu'il est artificieux. D'ailleurs je sçais que le jour même que vous trouvâtes Celadon, on vit Polemas se promener seul & long-temps au même lieu. Comment le sçavez-vous, repartit la nymphe ? Les soupçons que vous eûtes de ma compagne, répondit Sylvie, me donnerent la curiosité de chercher ce qui en étoit ; & m'informant où étoit Polemas ce jour-là, j'appris d'abord qu'il n'étoit point à Marcilli ; puis recherchant la verité de plus près, je découvris qu'il étoit parti de Feurs, avec une personne seule ; & je sçus enfin de plusieurs, que ceux qui cherchoient Celadon sur les rives du Lignon trouverent Polemas seul, au même lieu où vous trouvâtes le berger. Ah que vous m'embarassez, dit Galatée ! Si cela est vrai, que j'ai eu de tort de traiter si mal Leonide ! Madame, ajouta Sylvie,
D'un autre côté Leonide rejoignit Adamas, dès que Sylvie l'eut quittée, & lui raconta une partie de ce qu'elle avoit appris d'elle, cachant finement ce qu'elle jugea qu'il desaprouveroit ; & parce qu'il étoit heure de dîner, Adamas, Alexis, & Leonide reprirent le chemin de la maison.
LIVRE ONZIÈME.
Le soleil avoit douze fois fourni sa carriere, depuis qu'Asexis avoit quitté sa triste demeure lorsqu'on vint avertir Adamas que des bergers, entre lesquels étoit un nommé Lycidas, demandoient à lui parler. A ce nom de Lycidas le druide remarqua qu'Alexis avoit été émue : «Je crains, lui dit-il, ma fille, que votre haine pour ce frere ne découvre notre secret ; cependant il faut vous montrer, parce qu'ils viennent en partie pour vous voir, outre qu'en vous cachant vous donneriez des soupçons à Pâris.» Alexis ne répondit rien, parce qu'elle entendit
Phocion, après avoir assuré le druide au nom de tous, du desir qu'ils avoient de lui rendre service, dit qu'ils venoient partager la joye qu'il avoit de revoir Alexis plus tôt, & en meilleure santé qu'ils n'avoient esperé ; & pour l'avertir qu'il avoit plû au grand Thautates de leur envoyer le gui dans les bocages de leur hameau, & qu'ils venoient le supplier d'offrir en actions de graces le sacrifice accoutumé. Alors le vacie s'avança, & dit : «Seigneur, vous allez entendre les choses merveilleuses que j'ai trouvée en cherchant le gui. Premierement *** jeunes arbres, pliés en voute sur un grand chêne, des gazons aumilieu en forme d'autel, & sur cet autel un tableau qui represente l'amitié reciproque, avec les douze tables des loix d'amour ; puis un autre temple dedié à la déesse Astrée. Combien est-il mysterieux, Seigneur, ce temple d'Astrée ! On y voit deux autels, dont le principal est triangulaire, & porte sur un chêne admirable. Cet arbre se partage
C'étoit la coutume des gaulois de chercher, une lune avant le sixiéme de celle de juillet, par toute la contrée, le chêne qui avoit le plus beau gui, & d'en faire le rapport au grand druide, afin que le jour qu'il devoit être cueilli, on s'assemblât dans ce hameau. Les vacies visitoient donc les bocages sacrés, & parce qu'ils regardoient comme une faveur du ciel, de le trouver dans leur hameau, ils avoient accoutumé d'offrir en action de graces un sacrifice particulier, où le grand druide assistoit, pour peu qu'il voulût les favoriser. Adamas qui aimoit les bergers, & qui avoit sçu par l'oracle que son bonheur dépendoit de celui d'Alexis,
Aussitôt que Lycidas eut jetté les yeux sur Alexis, il crut reconnoître son frere ; mais l'idée où il étoit que Celadon avoit peridans les eaux, l'autorité d'Adamas qui l'appelloit sa fille, & l'habit de nymphe qui le changeoit un peu, lui faisoient démentir ses propres yeux. Cependant après l'avoir consideré quelque temps, il ne put s'empêcher de lui dire : «Si je ressemblois autant à la personne que vous aimez le plus, que vous, madame, à celle que j'ai le plus aimée, j'espererois d'être bientôt en vos bonnes graces. Gentil berger, répondit Alexis en rougissant, je suis ravie de ressembler à ce que vous aimez, car je sçais combien mon pere vous estime & vous cherit.» Leonide ne put s'empêcher de sourire, en voyant combien Lycidas se trompoit ; mais craignant qu'Alexis ne se trahît par ses discours, elle interrompit leur entretien : «Lycidas, dit-elle au berger, apprenez-moi des nouvelles de mes amies, j'entens les bergeres de votre hameau. Les unes, répondit Lycidas, sont contentes, les autres fâchées, & d'autres qui ne sont ni fâchées ni contentes, passent doucement leur vie. Qui est la bergere, ajouta Leonide, qui ne ressent ni bien ni mal ?
Quoiqu'Alexis s'entretînt avec Hylas, Corylas & Amidor, elle ne laissoit pas de prêter l'oreille à Lycidas, & d'entendre ses discours qui lui serrerent le cœur. D'abord elle changea de visage, ensuite il lui prit une sueur froide ; & Leonide lui dit : «Vous vous trouvez mal, ma sœur, vous
SUITE DE L'HISTOIRE
DE CELIDÉE.
Après que vous eûtes condamné l'infortuné Calydon, il plaignit long temps sa destinée ; mais enfin sa raison lui rappellant ce qu'il devoit à Thamyre, les mépris de Celidée, & le serment qu'il avoit fait de vous obéir, il essaya de se défaire de cette passion, & vêcut quelque temps plus tranquille. Cependant Thamyre avoit communiqué son dessein à Cleontine, & Cleontine en avoit fait part aux parens & à la mere de Celidée. Déja le mariage étoit arrêté ; le soir qu'il devoit se célébrer, on n'entendoit que des réjouissances des parens de la fille, à cause des secours qu'ils esperoient du berger. Calydon vous avoit obéi jusques-là ; mais quand il vint à penser
Il étoit déja tard, & le bal étant fini chacun se retira, après que l'on eut mis,
Elle fit donc revenir Thamyre, & le pressant entre ses bras à demi nuds, & se collant sur sa bouche, elle ne pouvoit lui faire assés de caresses à son gré. Mais le berger qui n'étoit sensible qu'à la perte de
Ceux qui étoient autour de Calydon crurent que la blessure étoit legere, & si Thamyre n'avoit resté long temps sans mouvement, ils ne s'en fussent apperçus que bien tard. A ce spectacle digne de compassion, les cris redoublent ; mais quelle devint Celidée quand on lui apporta son époux, & Calydon comme s'ils étoient morts ! Il arriva que Calydon revint de son évanouissement, pendant qu'on le transportoit dans une chambre. Lors qu'il se vit couvert du sang de Thamyre, il ne sçavoit que penser ; mais lors qu'il apperçut Thamyre sans sentiment & blessé à la tête, il demanda qui étoit le meurtrier, & se leva furieux dans le dessein de le tuer, quel qu'il fût ; mais ses proches lui ayant fait entendre
Cependant Thamyre recouvra la connoissance, après qu'on l'eut pansé ; & dès qu'il put parler, il demanda où étoit le corps de Calydon. Calydon, répondit un vieux myre qui l'avoit pansé, se porte mieux que vous. «O dieu, dit Thamyre, si ce que vous dites est veritable, que je puisse le voir !» Calydon de son côté avoit la même impatience : & pour remettre leur esprit, les myres crurent qu'il falloit leur procurer ce plaisir mutuel. Ils firent donc venir Calydon ; celui-ci dès qu'il apperçoit Thamyre, se jette à ses genoux, & lui demande pardon. «Excusez, dit-il, mon pere, le peu d'empire que j'ai sur moi, j'ai fait tout ce que j'ai pû pour vous le cacher, j'ai souhaité de mourir, s'il étoit possible, sans vous causer de regrets ; mais la fortune m'a refusé cette satisfaction. Je viens vous en demander pardon, & vous supplier de croire que je n'aurai point de plaisir, que ma faute ne soit expiée.»
«Mon fils, dit Thamyre en lui tendant la main, leve-toi, viens m'embrasser ; si Celidée avoit pu être à toi, sois persuadé que je n'aurois point voulu la posseder. Et si sa volonté pouvoit changer, sois certain que la mort me seroit agréable, pourvu qu'elle te rendît heureux.» En même temps s'adressant à Celidée : «Et vous ma fille, continua-t'il, qui voyez combien Calydon vous aime, ne changerez-vous point à son égard ? Celidée est-elle donc née pour faire mourir Calydon, & Thamyre d'amour & de regrets ?» Celidée toute en pleurs vouloit répondre, lors que Calydon reprit la parole : «Il faut, mon pere, se resigner à la volonte du ciel, & à celle de Celidée ; il n'est pas raisonnable que pour le plus malheureux des hommes Celidée & Thamyre changent de fortune. Pour moi je prens les dieux à témoin que je veux me soumettre à ce qu'ils ont ordonné par la bouche de la nymphe.»
Que signifient donc ces pleurs, ces évanouissemens, dit Cleontine ? Ils prouvent que je suis homme, dit Calydon ; mais comme les myres ne retirent point leurs mains de la blessure, quoique le malade fasse des cris, vous ne devez pas laisser d'executer les ordres de Thautates ; & toute la faveur que je vous demande,
A ces mots, reprenant ses habits, elle conjure Thamyre de la dispenser pour quelques nuits de coucher auprès de lui, afin d'achever ce qu'elle avoit projetté. Thamyre qui auroit donné sa vie pour conserver celle de Calydon, lui accorda ce qu'elle souhaitoit. Calydon fit dresser un lit dans la chambre de Thamyre, & ne voulut plus l'abandonner ; d'un autre côté Thamyre étoit si touché de l'affection que Calydon lui témoignoit, qu'il vouloit toujours l'avoir auprès de lui. Celidée seule étoit dans un étrange embarras ; elle ne vouloit déclarer son dessein à personne, & cependant elle ignoroit comment l'executer. Elle avoit pris une étrange resolution ; connoissant
Mais Celidée insista, elle la conjura par toute l'amitié qu'elle lui portoit de satisfaire à sa demande ; celle-ci prit quelques jours pour y penser ; & le terme expiré, elle en voulut encore autant. Celidée qui connut qu'elle l'amusoit, feignit de la croire, & cependant elle resolut de son côté de faire ce qu'elle coiroit plus convenable à son dessein. Il arriva par malheur qu'entrant chés Cleontine qui étoit encore au lit, elle prit son diamant ; car vous sçavez, madame, que toutes nos druides en portent un au doigt, comme le symbole de leur consecration à Thautates. Cleontine
La jeune bergere fut ravie de ce qu'elle venoit d'apprendre. Quelle resolution, madame, est celle que je vais vous raconter ! Il y avoit déja quelques jours que Thamyre commençoit à sortir. Celidée qui n'attendoit que sa guerison, pour accomplir la promesse qu'elle avoit faite à Thamyre & à Calydon, leur dit que le lendemain ils seroient contens tous deux. Dès le soir elle déroba la bague de Cleontine, & feignant de s'aller coucher, elle entra dans un cabinet où elle avoit coutume de s'habiller, & fermant la porte elle se mit devant le miroir qu'elle ne consultoit gueres qu'aux jours solemnels, ou dans les fêtes publiques. «Miroir, dit-elle, je te demandois autrefois conseil pour me rendre plus belle, les temps sont bien changés : Je viens maintenant pour sçavoir comment je me priverai de cette beauté que j'ai tant cherie.» Puis demeurant quelque temps sans parler, & considerant la juste proportion de ses traits, l'éclat de son teint, la douceur & la vivacité de ses yeux, les graces de sa bouche : «Je vous entens, dit-elle ; mais helas, vains agrémens de quoi me servez-vous, si je ne puis être
A ces mots, (quelle action vous allez entendre, madame,) Celidée s'enfonce le diamant dans le front, & quoique la douleur fût extrême, elle en coupe la peau ; elle en fait autant à ses joues, de sorte qu'il ne lui reste plus rien de sa premiere beauté ? Jugez, madame, en quel état elle pouvoit être, & quelle douleur elle devoit
On envoya incontinent chercher des myres, & presqu'en même temps Thamyre averti de ce qui se passoit, accourut dans la chambre de Celidée. «Est-ce Celidée, dit-il, que je vois en cet état ? Quel monstre, quel tygre alteré de sang a pû exercer une pareille cruauté ! Ami Thamyre, répondit Celidée, en se tournant doucement vers lui, console-toi, si tu as perdu la beauté de Celidée, elle t'a conservé les mêmes sentimens ; & si tu me promets de n'en point tirer vengeance, je t'en nommerai l'auteur.» Calydon qui
Le berger transporté de fureur n'avoit point encore jetté les yeux sur elle ; mais quel fut son étonnement, quand il la vit si défigurée ! Ne pouvant en soutenir la vue, il se mit la main sur les yeux. Celidée dont le courage paroit incroyable, en sourit, & tendant la main à Thamyre : «Ami, lui dit-elle, ne serez-vous pas bien satisfait de me posseder seul, sans que personne envie votre bonheur ? Aurez-vous horreur de moi, quand vous considererez que je ne suis en cet état, que pour être à vous seul ? Je ne le croi pas, Thamyre, & je me flatte que vous aimiez dans Celidée autre chose que sa beauté. Vous desirez sçavoir qui m'a outragée de la sorte ? Sçachez, Thamyre, que c'est Calydon ; & vous Calydon, ajouta-t'elle,
Compte, me dit Tharamis, que Calydon ne cessera point de t'aimer, que tu ne cesses d'être belle, & que Thamyre ne peut être heureux, tant que Calydon sera tourmenté de la sorte. Que feras-tu donc, Celidée ? c'est ta beauté qui cause leur dissension, que ne t'en prives-tu volontairement ? Ne crains rien, c'est ta personne qu'aime Thamyre, il ne cessera pas de t'aimer, quoique tu cesses d'être belle ; au lieu que Calydon n'aime que ta beauté. Voilà, bergers, quelle fut la secrete inspiration du dieu. Je cherchois les moyens de la suivre, quand Cleontine m'apprit que les blessures du diamant sont incurables. J'ai donc fait à votre satisfaction un sacrifice de ma beauté Mais Thamyre, cesserez-vous d'aimer Celidée, parce qu'elle n'a plus les
Je ne vous dirai point quels furent les reproches de Calydon, le déplaisir de Thamyre, & les regrets de tous ceux qui consideroient Celidée. Les myres jugerent qu'elle resteroit toute la vie défigurée, & Calydon en la voyant si difforme oublia sa passion, au lieu que Thamyre continua toujours de l'aimer.
«Voilà, dit Leonide, une action bien généreuse, & qui me cause bien de la joye ; car Celidée m'est unie par les liens du sang. Dieu la rende aussi heureuse avec Thamyre, que Thamyre doit estimer sa vertu.» Or, continua Lycidas, Thamyre qui croit qu'il n'aura point d'enfans, veut que Calydon épouse Astrée ; & pour y faire consentir Phocion, il offre tous ses troupeaux & tous ses paturages. Astrée, qui depuis la perte de Celadon a juré de n'aimer jamais rien, répond à Phocion, lors qu'il la presse, quelle veut finir ses jours parmi les vestales ; & je dois en parler secretement à Chrysante. «Pensez-vous, dit Leonide, qu'elle la reçoive
Mais, ajouta Leonide, qui est la bergere contente ? Sçachez, madame, continua-t'il en souriant, que c'est Phylis. Mais, grande nymphe, ne m'en demandez pas davantage. Je m'interesse trop à Phylis, repartit Leonide, pour ne pas insister ; après tout, peut-être voulez-vous être discret, parce que Celer et taire est une des premieres loix d'amour. Ne vous cachez point de moi, continua la nymphe, je sçais plus de vos nouvelles que vous ne pensez. Croyez-vous que j'ignore que vous aimez depuis long temps la bergere, & que vous êtes jaloux de Silvandre ? Si vous voulez, je vous dirai des circonstances telles que vous serez forcé d'avouer que j'en sçai presqu'autant que vous.»
Lycidas entendant la nymphe parler ainsi, devint un peu confus : «Je crois bien, dit-il enfin, que mes folies vous sont connues, & que celles que j'ai faites depuis quelque temps, ont plus éclaté que je ne l'aurois voulu ; mais pour vous témoigner ma confiance, je vous dirai des faits que vous ne sçauriez avoir appris
«Vous sçavez, madame, que les entretiens de Phylis & de Silvandre, à l'occasion de la gageure qu'ils avoient faite, donnerent lieu à ma jalousie, ou plus tôt à ma phrenesie, car c'est ainsi que je dois nommer les transports dont j'étois agité. Tout ce que j'ai souffert dans ce temps là est au dessus de toute expression ; pour comble de malheur, lors que je ne trouvois point de raisons qui fondassent ma jalousie, je m'en figurois de si bizares, que j'en rougis maintenant. Si Phylis parloit à Silvandre, ses paroles me perçoient le cœur ; si elle ne lui disoit rien, je voulois que ce silence fût un effet de sa dissimulation. Si elle me caressoit, je pensois que c'étoit pour me tromper mieux ; si elle ne me faisoit point accueil, c'est,
Il y a quelques nuits que Silvandre s'étant endormi dans un bois voisin du temple de la bonne déesse, il trouva à son reveil une lettre dans sa main. Astrée & Diane la crurent de Celadon, & pensant apprendre de ses nouvelles au lieu où il l'avoit trouvée, elles le prierent de les y conduire ; ce qu'il fit. Mais la nuit étant survenue, elles ne purent retrouver leur chemin, & furent obligées d'y atendre le jour. Après qu'elles eurent dressé un tombeau à Celadon, à cause d'une vision qu'eut Astrée en dormant, elles s'en revinrent extrêmement fatiguées. Elles se retirerent en leurs cabanes pour se reposer, excepté
«Je crois, Phylis, que vous n'ignorez pas que j'ai entendu parler de l'amitié qui est entre vous & Lycidas. Et pour ne vous point tenir en suspens, c'est de votre bouche même & de celle de Lycidas que je l'ai appris. Rappellez-vous, bergere, l'entretien que vous eûtes avec Lycidas, lors qu'ayant commandé à Hylas de vous raconter ses avantures, vous allâtes avec Astrée le long du bois.» A ce mot elles rougirent, & Silvandre reprenant la parole : «Il suffit que vous sçachiez, Phylis, que je suis instruit de la jalousie de Lycidas, & des causes de cette jalousie. Pourquoi donc, dit ma bergere, avez-vous pris plaisir à nous tourmenter Lycidas & moi ? Bergere,
O, madame, que ces paroles me causerent de joye ! «Comment, dit Leonide, est-il bien vrai que Silvandre aime Diane ?» Elle ne l'ignoroit pas, mais à cause de Pâris elle vouloit en être plus instruite. «Madame, répondit-il, n'en doutez point : une autrefois je vous en dirai davantage ; mais je vous raconterai seulement aujourd'hui, comment je me délivrai de ma jalousie.» Jentendis donc que Silvandre continuoit ainsi : «Ne pouvant vous éviter à cause de Diane, que pouvois je faire ? Vous deviez vous conduire avec plus de circonspection, répondit Phylis, en presence de Lycidas. Mais, dit Silvandre, lors qu'il devint jaloux, vous ne vous en apperçûtes pas vous même ; & lors que sa jalousie eut fait des progrès, si je m'étois retiré de vous, qu'eut-il pensé ? Croyez, Phylis, qu'il étoit plus convenable que je vêcusse avec vous comme j'avois commencé ; puisqu'il a dû
A ce mot je m'écriai : «Ah, Phylis, que Silvandre sçait bien aimer, & qu'il est veritable en ses discours !» En même temps je vins me jetter aux genoux des bergeres, qui demeurerent comme ravies. Pour moi j'étois si content de ma fortune, que je ne sçavois comment exprimer ma joye. Enfin m'adressant à Phylis : «Ma bergere, lui dis-je, si votre amour n'a point cedé à ma jalousie, j'espere qu'il triomphera encore de votre ressentiment. Voici ce même Lycidas qui vous a si cruellement offensée par ces injustes soupçons ; mais le voici qui vous crie merci ; pardonnez-lui seulement, & il se soumet à tout ce qu'il vous plaira d'ordonner.» Phylis tourna la tête de mon côté, mais tenant les yeux baissés ; & comme elle ne répondoit rien, Silvandre prit la parole : «Bergere, lui dit-il, j'ai vu Lycidas jaloux sans fondement, vous verrai-je plus vindicative que tendre ? Il n'est plus temps de consulter sur ce que vous avez à faire. Ma sœur, dit Astrée, croyez Silvandre, il ne faut imputer qu'à l'amour la jalousie de Lycidas ; s'il vous a fait une offense, ne l'a-t'il pas bien expiée ?»
Alors Phylis levant un peu les yeux :
C'est assés, ma sœur, interrompit Astrée, vous ne pouvez lui faire de reproches si cruels, qu'il ne les ait merités. Mais souvenez-vous que c'est ce Lycidas à qui vous avez donné de plus grandes preuves d'amitié que celle qu'il vous demande. Je veux, répond Phylis, après avoir gardé quelque temps le silence, je veux bien oublier sa faute, pourvu qu'il ne me donne jamais lieu de m'en souvenir.»
Voilà, madame, comment je fus gueri, & comment je me suis reconcilié avec Silvandre, qui est maintenant celui de tous les bergers que j'aime le plus. «Ne craignez-vous point, dit Leonide, qu'il ne vous donne encore de la jalousie ? Cela pourroit être absolument, répondit Lycidas ;
Ainsi discouroient Leonide & Lycidas, tandis qu'Hylas entretenant Alexis, en devenoit insensiblement amoureux. De son côté Alexis qui avoit entendu parler de son humeur agréable, mettoit tout en usage pour lui donner de l'amour. Elle y réussit si bien, que le berger s'écria tout à coup, en frappant des mains : «C'en est fait belle Phylis, la nymphe vous enleve votre conquête ; & tout ce que je puis c'est de vous donner le congé que je prens pour moi.» Silvandre & Corylas pour lui donner occasion de commencer quelques discours agréables prirent le parti de Phylis : «Quoi berger, lui dit Corylas, vous quittez ainsi la belle Phylis ? Pourquoi n'est-elle pas aussi belle qu'Alexis, répondit froidement Hylas ? Cependant, repartit Corylas, Phylis ne manque pas de beauté. J'en conviens, replique Hylas, mais elle en a moins qu'Alexis, & cela me suffit.» Silvandre voyant que Corylas ne répondoit point, prit la parole : «Ce n'est point défaut de beauté dans Phylis, dit le berger ; c'est inconstance naturelle dans Hylas. Appellez-vous inconstance, dit Hylas, d'arriver lentement
Cependant Adamas entretenoit Phocion, Diamis & Tyrcis, n'oubliant rien pour les amuser, soit qu'il estimât leur vertu, soit qu'il eût resolu de faire épouser Astrée à Celadon. Et comme Tyrcis étoit étranger, il lui proposa de visiter sa maison. Il le prit donc par la main, & chargea Pâris de conduire Hylas & les autres bergers, s'ils avoient la même curiosité que Tyrcis. Hylas donna la main à Alexis, & tous ensemble ils suivirent Adamas. Ils entrerent dans une galerie d'où l'on voyoit d'un côté la plaine, & de l'autre les montagnes. Elle étoit ornée des portraits de divers souverains ; la voute brilloit d'or & d'azur. Hylas que la beauté seule attiroit, fixa ses regards sur un tableau qui representoit deux princesses : «Voilà, dit-il deux têtes charmantes.» Adamas l'entendant prit la parole : «C'est la sage Placidie fille du grand Theodose, & Eudoxe
HISTOIRE
DE PLACIDIE.
Après la mort de Theodose, la sage Placidie demeura entre les mains de son frere Honorius, & lui sous la tutele de Stilicon. Ce ministre ambitieux osa bien affecter la souveraineté, & pour arriver à la grandeur qu'il desiroit, il songea à executer par la ruse ce qu'il ne pouvoit executer par la force. Il porta donc au plus haut point son autorité, puis il voulut l'affermir en donnant sa fille à Honorius. Il pratiqua ensuite des intelligences secretes avec tous les ennemis de l'empire. Tels étoient les goths, les francs, les bourguignons dans les Gaules ; les vendales & les alains en Espagne ; les huns & les gepides dans la Pannonie ; les anglois & les pictes en Bretagne. Il arriva qu'Alaric roi des goths fondit sur l'Italie avec une armée nombreuse,
Ce qu'il y eut de plus déplorable fut le sort de Placidie ; elle devint la captive de ces barbares ; & si Ataulphe prince du sang d'Alaric, épris de sa beauté, n'eût resolu de l'épouser, elle auroit perdu la vie. Il l'épousa en effet avec la permission d'Alaric, & par là dieu fit bien connoître qu'il avoit compassion de Rome, puis qu'elle eût été rasée sans cette alliance. Mais dès qu'Ataulphe se vit le maître, il reprit le chemin de Rome dans le dessein de la bruler ; il lui sembloit que tant qu'elle subsisteroit, il y auroit toujours des empereurs, & ce nom lui étoit odieux. La sage Placidie découvrit bientôt son dessein ; & pour l'en détourner, elle s'abandonne à la tristesse, elle verse incessamment des larmes. Ataulphe qui l'aimoit éperdument, ne put la voit en cet état, sans lui demander le sujet de son affliction. «Prince, lui dit-elle, j'ai tenté envain de te cacher mes déplaisirs, mais ne pouvant arrêter les maux qui menacent ma patrie, souffre du moins que je les pleure. Tes armes,
Ataulphe fait la paix avec Honorius, & quittant l'Italie, il s'en retourne dans les provinces qui avoient été abandonnées à Alaric. Mais ses sujets qui ne respiroient que la guerre, le firent enfin mourir dans une sedition. La mort du roi n'abattit point le courage de la généreuse Placidie ; elle fit élire un grand prince d'entre les gots sur qui elle comptoit ; il s'appelloit Sigeric. Celui-ci reconnoissant l'obligation qu'il avoit à la sage Placidie, fit alliance avec les empereurs romains, ce qui le fit massacrer aussi comme Ataulphe. Après Sigeric, elle fit élire Wallia sage & grand capitaine. Celui-ci pour éviter le malheur des deux rois qui l'avoient précedé, feignit d'abord qu'il étoit le plus grand ennemi de l'empire, & de la sage Placidie. Il déclare la guerre à son frere, & l'empereur averti sous main publie qu'il prépare contre les goths une armée nombreuse. Les goths furent tellement épouvantés de ces bruits, à l'aide de Wallia, qu'ils demanderent la paix ; elle fut conclue, & l'Italie assurée enfin du côté des goths. Placidie voulut s'y retirer ; on la reçut comme un grand capitaine, à qui l'on auroit décerné tous les honneurs du triomphe ; & son frere Honorius resolut de la marier avec Constance qu'il vouloit associer à l'empire, afin de laisser Placidie après lui maitresse
Honorius, après avoir donné sa sœur à ce vaillant capitaine, l'envoye en Espagne avec une grande armée contre les alains, les sueves, & les vandales qui l'occupoient presque entierement. Constance vainquit d'abord les alains, dont il tua le roi nommé Acaces, & soumit ensuite les sueves. Il auroit chassé de la Betique les vandales sans un certain Actolus qui s'étoit revolté à Rome, pour se faire déclarer empereur, & qui fit abandonner l'Espagne à Constance, pour venir combattre ce seditieux. Il vint donc à Rome, le prit, & l'enferma dans l'Hippodrome. Pour prix de tant de succès Constance est associé à l'empire, & déclaré auguste ; & la fortune mettant le comble à ses faveurs, lui donne deux enfans de sa chere Placidie, Valentinien & Honorique. Voici le portrait du premier vis à vis d'Eudoxe sa femme, & celui d'Honorique auprès d'Attila qu'elle suivit en Pannonie, après l'avoir épousé.
Cependant Constance vint a mourir dans le temps même qu'il assembloit une grande armée pour soumettre entierement l'Espagne. Il y avoit alors dans l'armée un sage & vaillant capitaine nommé Ætius, dont nous en particulier, & tous les gaulois en général ne peuvent assés se louer,
Ætius voulant passer en Espagne, trouva que les bourguignons tentoient de se saisir du pays des heduois, & des sequanois, & que les francs avoient passé le Rhin, pour s'établir dans les Gaules, sous la conduite de Pharamond leur roi. Il fut donc contraint de leur faire tête, avant que de passer outre ; à quoi il reussit avec tant de bonheur, qu'il renvoya les bourguignons au lieu d'où ils étoient partis, & contraignit les francs de repasser les rives du Rhin, où ils s'établirent pourtant après plusieurs combats. Ces victoires affoiblirent Ætius, & lors qu'ils fut en Espagne il trouva que les forces des ennemis étoient bien superieures aux siennes. Il crut devoir temporiser, & ne rien hazarder mal à propos.
Mais Honorius frappé des premiers succès d'Ætius, le soupçonna de s'entendre avec les ennemis de l'empire. Ce prince étoit timide, & n'avoit pas la moindre experience dans l'art militaire ; & mesurant
Placidie ne pouvant souffrir la mauvaise administration de son frere, se retire à Constantinople vers son neveu Theodose. Et comme cette princesse étoit infiniment aimée, & que le jeune Valentinien commençoit à donner de grandes esperances, plusieurs des senateurs & des chevaliers mirent leurs enfans auprès de lui : Ursace entr'autres fils d'un des principaux chevavaliers, je nomme celui-ci, parce qu'il vengea dans la suite la mort de Valentinien.
«Mon pere, interrompit Silvandre, si vous parlez de cet Ursace qui tua Maxime, personne n'en peut dire plus de particuliarités
C'est de lui même que je parle, dit Adamas ; & je suis persuadé que cette troupe sera ravie d'entendre ce que vous en sçavez, après que j'aurai fini l'histoire de la sage Placidie. Ætius ne demeuroit pas inutile en Pannonie, il songeoit à la vengeance, qui a toujours tant d'attraits. Comme il avoit un grande reputation, il persuada ce qu'il voulut à ces barbares, en leur representant avec quelle facilité ils pouvoient entreprendre sur l'Italie, & de quels trésors ils pourroient s'emparer. Ces peuples ne desiroient rien tant que de changer de demeure ; déja ils s'apprêtoient de fondre sur l'Italie, mais dieu détourna cet orage par la mort d'Honorius. Ætius en ayant reçu la nouvelle, changea incontinent de dessein, & fit entendre à ces barbares qu'il étoit nécessaire qu'il allât à Rome, pour voir la disposition des esprits.
Il y vint donc, & fit prendre le titre d'empereur au premier secretaire d'Honorius avec qui il avoit toujours été en bonne intelligence, & sous son nom il disposoit de tout. Theodose qui n'approuvoit point ce choix déclare Valentinien empereur
Presqu'en même temps la sage Placidie arriva à Ravenne avec le jeune empereur son fils ; où peu de jours après tout lui réussit au gré de ses desirs. Castinus venoit d'Espagne à grandes journées, ignorant ce qui s'étoit passé. Placidie en étant avertie, envoye Artabure pour l'empêcher de joindre ses forces avec celles d'Ætius. Artabure le rencontre à Verceil, lui donne la bataille, défait son armée, & le mene prisonnier à Ravenne. Et comme si le ciel eût
Ce fut en cette occasion que Placidie montra tout à la fois sa prudence & sa generosité ; au lieu de faire mourir ces deux grands hommes, elle tâcha de les gagner à Valentinien : pour Castinus, elle ne l'aimoit pas beaucoup, mais elle crut devoir le ménager par consideration pour Ætius qui l'aimoit, & dont elle connoissoit le jugement, l'experience & la valeur. Elle fit donc enfermer Castinus dans l'hyppodrome, d'où elle le tira peu de temps après, pour obliger davantage Ætius. Elle retablit celui-ci dans ses premieres charges, elle fait ensorte que Valentinien le déclare patrice, & l'envoye dans les Gaules contre les differentes nations qui les occupoient. Avant que de partir il rendit preuve de sa fidelité, en faisant rebrousser chemin aux huns qui venoient en Italie. A peine est-il arrivé dans les Gaules qu'il délivre Archilla que Thieri tenoit assiegée ; puis se tournant contre les bourguignons, il les repousse dans les limites que l'empereur leur avoit assignées. Pour les francs, ne pouvant empêcher qu'ils ne fissent quelques
Jusqu'ici tout réussissoit à la sage Placidie, & à lempereur son fils. Mais Boniface gouverneur d'Afrique qui avoit une haine mortelle pour Castinus, & par consequent pour Ætius, ne put souffrir l'autorité de celui-ci ; il refusa de revenir à Rome ; & Placidie envoya contre lui une puissante armée, sous la conduite de Mahortius. Elle fut battue par Boniface ; & Sisulphus sage & vaillant capitaine dont vous voyez le portrait sous celui de Valentinien, ayant été envoyé à sa place, il se saisit d'abord de Cartage, & contraignit Boniface de se sauver en Mauritanie. Boniface ne s'y trouvant point encore assuré appelle Genseric roi des vandales qui pour lors occupoient la Betique, & lui propose de partager l'Afrique avec lui. Genseric accepte ce parti ; il passe en Afrique avec sa femme & ses enfans ; mais il apprit bientôt à Boniface combien peu l'on doit se fier à des barbares. Il commence par se saisir de la Mauritanie, puis il reduit Boniface entre des montagnes inaccessibles, & traite avec les romains, à condition qu'ils lui laisseroient ce qu'il avoit enlevé à Boniface.
Valentinien y consent, & sur la foi de la paix nouvellement faite avec le vandale, il rappelle le vaillant Sisulphus, pour s'en servir dans l'Italie & dans les Gaules. Mais Genseric ne lui fut pas plus fidele qu'il l'avoit été à Boniface. A peine Sisulphus fut en Italie avec toutes ses legions, que le vandale se saisit de Carthage, & chassa les romains de toute l'Afrique. Il sembla qu'alors dieu voulût transporter les peuples de l'Europe d'une region à une autre region. La domination des vandales commença en ce même temps dans l'Afrique ; celle des visigots en Espagne, car ils prirent la place des vandales ; celle des anglois dans la grande Bretagne, & celle des francs dans les Gaules. C'est ainsi, sages bergeres, que dieu change comme il lui plait les royaumes & les empires.
Or la sage Placidie, à qui son grand âge ne permettoit plus de soutenir le poids des affaires, resolut de faire épouser à Valentinien la fille de son neveu Theodose ; elle l'engagea donc à faire le voyage de Constantinople, où les noces furent célébrées avec une extrême satisfaction pour Theodose & Placidie ; pour Theodose, parce qu'il voioit sa fille imperatrice ; & pour Placidie, parce qu'elle sentoit bien que cette alliance seroit d'un grand secours à Valentinien contre ses ennemis. En effet Theodose envoya
Adamas finit de la sorte, & tous les bergers admirant la vertu de Placidie consideroient particulierement tous les traits de son visage ; mais Alexis qui avoit été frapée de ce que Silvandre avoit dit de la belle Eudoxe, desiroit de sçavoir s'il avoit entendu raconter cette histoire, comme elle l'avoit aprise de la bouche d'Ursace même, ainsi qu'elle avoit commencé de dire à Leonide, lors qu'Adamas les avoit interrompues. Elle pria donc tous bas la nymphe d'engager Silvandre à s'acquiter de sa promesse : qu'aussi bien il étoit tard ; & qu'Adamas ne permettroit à ces vieux bergers de partir que le lendemain. Leonide somma le berger de sa parole, & comme il s'excusoit sur le peu de jour qui restoit, Adamas lui répondit qu'il vouloit jouir de leur compagnie pour tout ce jour.
Diamis, Phocion, & Tyrcis firent quelque difficulté ; mais Hylas se tournant vers le druide : «Je suis d'avis, dit-il, que ceux qui voudront se retirer, se retirent, & qu'il soit permis de demeurer à ceux qui le voudront. Pour moi, ajouta-t'il, je resterai bien volontiers,
LIVRE DOUZIÈME.
Sage Adamas, & vous grande nymphe, quoique je paroisse devant vous en habit de berger, & que je vive dans le hameau de ces bergers qui m'entendent, ce n'est pas que j'aye été élevé pour mener la vie pastorale. On m'envoya dès l'enfance aux écoles des massiliens, où je finis mes études, & où j'appris tous les exercices convenables à un jeune homme. Quelquefois nous nous assemblions sur le bord de la mer, où nous prenions differens amusemens. Un jour d'été que nous étions cinq ou six, & que nous avions resolu de nous baigner, nous sortîmes de la ville, & prenant
Lors que je fus revenu sur l'eau, j'apperçus deux femmes que leurs robes soutenoient encore un peu, & qui se tenoient embrassées. J'en pris une par les cheveux, & je les tirai toutes deux à bord ; ensuite je courus à deux hommes dont l'amitié m'avoit attendri ; l'un d'eux sçavoit nager, & portoit l'autre sur son dos ; déja ils s'étoient enfoncés plusieurs fois ; mais enfin en leur donnant de temps en temps du pié, je les poussai contre terre. Mes compagnons imitant mon exemple en sauverent plusieurs. Pour moi je crus devoir prendre un soin particulier de ceux que j'avois sauvés du naufrage. Ils nous demanderent nos noms, & quand je leur eus appris que je me croyois segusien : «Ciel, s'écria l'un d'eux, les segusiens sont destinés à nous conserver la vie.» Nous allâmes dans la ville voisine leur chercher des habits ; & ces deux hommes furent reçus humainement en diferentes maisons. J'emmenai chés moi les deux que j'avois sauvés, & parce qu'ils ne vouloient point quitter les deux femmes qui me devoient aussi la vie, je les conduisis chés un riche bourgeois, avec qui j'avois
HISTOIRE
D'EUDOXE, DE VALENTINIEN,
ET D'URSACE.
Silvandre, il est bien juste que vous sçachiez à qui vous avez sauvé la vie ; & nous aurions prévenu vos desirs, si nous n'avions interêt à n'être pas connus. Mais après ce que vous avez fait pour nous, nous sommes en droit de compter sur votre discretion.
Sçachez donc que le jeune Theodose épousa Eudoxe fille de Leontius Philosophe Athenien, à cause de sa beauté & de
L'empereur Theodose resolut de donner sa fille à Valentinien, & l'empire après la mort d'Honorius qui n'avoit point d'enfans. La sage Placidie sentoit combien ce mariage étoit avantageux à son fils ; mais toute belle qu'étoit Eudoxe, il ne put jamais l'aimer ; cependant pour ne pas déplaire à Placidie, il resolut de feindre. Pour moi, je l'avouerai, j'en devins si amoureux, que je n'ai pû rompre mes chaînes. En même temps on mit auprès d'Eudoxe une jeune grecque d'une naissance illustre. Elle étoit si belle, qu'elle ne le cedoit qu'à Eudoxe ; elle s'appelloit Isidore. A peine Valentinien eut jetté les yeux sur elle qu'il en devint éperdument amoureux. Mais Isidore
Cependant mon affection croissoit de jour en jour, & je ne perdois pas une occasion d'être auprès d'Eudoxe. Je me souviens qu'un jour se promenant dans une galerie, elle s'arrêta à considerer un Icare qui tomboit dans la mer. «Ursace, me dit-elle (car tel est mon nom) que signifient ces plumes éparses, & cet homme qui tombe d'en-haut ? Madame, lui répondis-je, c'est un jeune hõme qui plein d'un genereux courage voulut voler plus haut que son pere, que vous voyez au dessous de lui, & qui fut contraint de tomber, parce que le soleil fondit la cire qui attachoit ses aîles. Eh quoi, me dit-elle, vous louez cette action ? Oui, Madame, & je ne refuserai jamais d'acheter une gloire semblable au prix de ma vie. Vous l'estimez donc bien peu, repartit Eudoxe ? C'est, lui repliquai-je, qu'il y a des choses que j'estime plus que la vie : telles sont l'honneur & l'amour. Qu'est ce que l'honneur, me dit-elle ? C'est une opinion,
Eudoxé étoit trop jeune encore pour entendre ce langage ; mais elle devint avec l'âge plus sçavante, & moi plus amoureux. La premiere fois qu'elle me soupçonna de l'aimer serieusement, fut un jour que s'étant endormie sous un ombrage frais, dans les jardins de l'empereur, où nous étions presque tous, elle fut piquée à la lévre par une abeille. Au cri qu'elle fit, nous accourumes, & Valentinien dit que je la guérirois, si elle le vouloit. J'approche donc ma bouche de la sienne ; mais elle me repousse soudain ; cependant comme la douleur augmentoit, elle me permit de faire mon enchantement. Je dis donc les paroles sur sa lévre ; mais quand je la pris entre les miennes, & qu'en suçant, je la pressai un peu, j'avoue que si l'on pouvoit mourir de joye, Ursace ne seroit plus. «Madame, lui dis-je, votre douleur passera bientôt, mais j'en aurai tout le mal ; ah, si je pouvois aussi bien me donner tous ceux que vous devez jamais
Mais je passe le commencement & les progrès de mon amour, & je vous dirai seulement ce qu'il est plus necessaire que vous sçachiez. Je resolus enfin de lui déclarer ma passion, & voici l'occasion que la fortune m'en presenta. Pour aller aux jardins de l'empereur situés à Calcedoine en Asie, il ne faut que passer le Bosphore. Eudoxe aimoit à s'y promener ; & je l'y accompagnois toutes les fois qu'il m'étoit permis ; heureux quand je pouvois dans toute une journée lui cueillir une fleur ! car je sçavois qu'en amour les petits services, s'ils sont réiterés souvent, font plus d'impression que des services importans, mais rares. Un jour que Valentinien avoit suivi Eudoxe en ce lieu, à cause d'Isidore,
Parlez-vous serieusement, dit Eudoxe, en me lançant un regard severe ? Madame, repliquai je, je jure par le service que je vous dois, que je ne proferai
Je vêcus de la sorte plus de six mois, sans qu'Eudoxe daignât recevoir mon affection ; je vainquis enfin : car que ne peut la perseverance en amour ? Un matin que Valentinien la conduisoit au temple, je m'avançai, & lui faisant une grande reverence, je lui dis : «Bon jour, madame.» Elle sourit, & se tournant vers moi, «Vos bons jours, Ursace, me dit-elle, sont reçus de bon cœur.» Dieux ! quelle fut ma satisfaction ! Dès ce jour elle permit qu'en particulier je la nommasse ma princesse, & elle m'appelloit son chevalier.
Pendant que nous vivions de la sorte, Honorius mourut sans enfans ; & Theodose qui vouloit faire empereur d'Occident son cousin Valentinien, resolut de l'y envoyer avec sa mere Placidie. Je feignis de vouloir la suivre en ce voyage, mais en effet je ne desirois que de rester à Constantinople auprès d'Eudoxe. Le desir de la gloire m'attiroit en Italie, mais l'amour plus fort me retenoit à Constantinople, car Eudoxe m'aimoit presqu'autant que je l'aimois. Lors que je cherchois des excucuses, on annonça à l'empereur qu'une armée nombreuse venoit l'attaquer ; & ces
Ma princesse, lui dis-je, si vous n'aviez accoutumé de m'accorder plus de faveurs que je n'en merite, vous auriez raison de me faire cette demande, maintenant que je reçois celle-ci. Mais pourquoi ne me plaindrois-je point de la fortune, qui me montre un bien qu'elle pouvoit me donner, & qu'elle donne à un autre qui le merite moins que moi, si on
Vous pensez donc, madame, interterrompis-je, que l'amour est sujet aux loix du devoir. O dieux ! que vous & moi nous sommes trompés ! vous qui avez crû aimer, & moi qui croyois être aimé de vous.» Et là m'arrêtant un peu, je repis de la sorte, lors que je vis qu'elle vouloit prendre la parole : «Madame, les loix d'amour sont bien differentes de celles que vous proposez. Si l'inégalité qui est entre nous ne m'a point empêché d'élever mes yeux jusqu'à vous, elle ne doit pas vous empêcher de baisser les vôtres jusqu'à moi. Vous dites qu'en commençant de vous servir, je sçavois bien que Valentinien seroit votre époux, ah, madame, je crus que je pourrois le supporter ; mais maintenant que mon affection n'y peut consentir, que m'oposerez-vous que la foiblesse de votre amitié qui ne
Isidore qui entendoit une partie de nos discours, & qui vouloit nous favoriser, dans l'esperance de rompre le mariage d'Eudoxe avec Valentinien, se retira peu à peu dans un cabinet où elle s'endormit. La princesse étoit si attentive à mes discours, qu'elle ne s'apperçut de rien. Elle demeura quelque temps sans me répondre : «Que puis-je faire, me dit-elle enfin ? Que deviendrai-je, si je n'épouse Valentinien ? & si je l'épouse, dieux, à quel supplice je me vois destinée !» A ce mots elle garde le silence, & verse des larmes. Ce silence & ces larmes m'enhardirent, je m'approchai d'elle, & feignant de lui soutenir la tête, je lui baisai les yeux & la bouche qu'elle tint long temps sur la mienne ; je lui mis ensuite une main dans le sein, mais avec tant de transport, que je tremblois comme un roseau agité par le vent. J'allois devenir plus temeraire, quand je vis que cette privauté ne m'étoit point interdite ; mais elle me dit : «Si vous m'aimiez, vous seriez content de ce que je vous ai permis ; si pourtant cela ne vous suffit pas, je consens à tout, à condition que j'aurai un poignard nud à la main pour me percer dans le moment,
Voilà en quels termes j'étois, lors que Valentinien épousa cette belle princesse, qu'incontinent il emmena en Italie. Heureusement j'eus la permission de suivre Ariobinde que l'empereur envoyoit à Valentinien avec une armée, pour le secourir contre les barbares, qui de toutes parts venoient ravager l'empire. Nous reçumes en Sicile la nouvelle de la mort de Theodose, & j'accompagnai à Rome celui qu'Ariobinde envoyoit pour en faire part à Eudoxe. J'y fus reçu avec tout l'accueil que je pouvois desirer ; cependant Valentinien apprit qu'Attila s'étoit emparé de la Gaule. Quelque difficile qu'il me fût de quitter la belle Eudoxe, il fallut partir, car quelle opinion auroit-on eu de mon courage, si j'étois resté à la cour, tandis que toute la jeunesse se rendoit à l'armée d'Ætius que Valentinien avoit renforcée, pour arrêter les progrès d'Attila. Je demandai mon congé à l'imperatrice : «Souvien-toi, me dit-elle en m'embrassant, de revenir
Cependant Valentinien crut qu'en mariant Isidore, il en viendroit plus aisément à bout. Il la fit donc épouser à Maxime chevalier romain, & qui avoit été deux fois consul. Mais quelques jours après, Valentinien ayant voulu sonder le cœur de la sage Isidore, il la trouva plus opposée à ses desirs qu'auparavant. Ces refus ne firent que l'irriter. Un jour que Maxime avoit perdu jusqu'à sa bague, en jouant avec le prince, il feignit d'avoir quelque affaire d'importance, & laissa un des siens à sa place pour jouer avec Maxime jusqu'à ce qu'il se fût acquitté. En même temps il envoye vers la sage Isidore de la part de son mari, pour lui commander de venir chés l'imperatrice, & pour marque on lui montra la bague. Isidore trompée suivit le messager ; elle fut conduite en des lieux où l'empereur l'attendoit ; il la prit incontinent par la main, & la porta malgré elle dans un cabinet dont il ferma la porte. «Belle Isidore, lui dit-il, vous serez étonnée sans doute que je vous en aye imposé de la sorte ; mais quand vous considererez quelle est la grandeur de mon amour, & combien il a duré malgré tout ce que j'ai pû me dire à moi-même, malgré toutes vos rigueurs : j'espere que vous me pardonnerez, & que devenue
Seigneur, je ne vous demande point ce que vous prétendez, le perfide dont je vois la bague le sçait assés, & vos discours ne me le font que trop entendre ; mais souvenez-vous, seigneur, de ce qu'est une femme deshonorée ; souvenez-vous que vous insultez à une personne que vous dites que vous aimez. Si vos discours sont veritables, vous m'aimez en effet ; & si vous m'aimez, que pouvez-vous desirer de plus, sinon que je vous aime ? Vous avez été votre maître jusqu'ici : continuez à l'être. Rappellez-vous les faveurs dont le ciel vous a comblé. Il vous a conduit comme par la main sur le thrône ; il vous a délivré de vos ennemis, il vous a suscité des amis puissans. Tant de graces demandent toute votre reconnoissance, & vous voulez les payer par la plus noire ingratitude, & vous en priver pour jamais.
Dieu puissant, plus tôt qu'à mon occasion, ton couroux tombe sur ce grand empereur, écrase-moi de ta foudre ! Et vous, seigneur, ôtez-moi plus tôt la vie que l'honneur. Montrez que vous êtes veritablement césar, & que vous sçavez aussi bien vous vaincre vous-même, que vous avez sçu vaincre vos ennemis.»
Valentinien la voyant à ses genoux la releva, & touché de ses discours & de ses larmes, il lui jura qu'il n'useroit jamais de violence ; mais qu'il la supplioit d'avoir égard à son amour, & de lui promettre, si Eudoxe & Maxime venoient à mourir, qu'elle l'épouseroit. La sage Isidore lui ayant promis ce qu'il vouloit, il lui permit de se retirer. Après lui avoir baisé la main, il appelle Heracle, celui de tous ses eunuques en qui il avoit le plus de confiance, & qui avoit conduit Isidore en ce lieu. Lors qu'il sçut que l'empereur la renvoyoit sans avoir satisfait sa passion : «Seigneur, lui dit ce méchant, pouvez-vous perdre une si belle occasion, & compter sur les promesses qu'elle vous fait ? Qui ne croira d'ailleurs, si l'on sçait qu'elle est venue en ce lieu sans autre témoin qu'Heracle, qu'elle ne vous a point été cruelle ? Et si on l'ignore, qu'importe à sa reputation qu'elle ne l'ait point été ? Ne laissez point aller une si belle occasion que vous regreteriez en vain.» La sage Isidore voulut répondre ; mais l'eunuque l'interrompant : «Seigneur, ajouta-t'il, n'écoutez point la voix de cette siréne ; elle vous a déguisé ses sentimens, & si vous manquez l'occasion, elle se moquera de vous.» Il la prit à l'instant, & lui lia tellement les bras qu'elle ne pouvoit
Valentinien essaya de la consoler ; il lui representa que personne ne sçauroit ce qui s'étoit passé, & que son mari même l'ignoreroit. Il lui déclara ensuite de quelle maniere il avoit eu la bague.
Admirez, Silvandre, quelle impression fit ce dernier aveu. Elle feignit quelle étoit ravie de ce que Maxime n'avoit point de part à cette aventure, & conjura l'empereur de ne lui en rien dire. Valentinien le promit avec les sermens les plus solemnels ; & lors qu'elle se fut un peu remise, elle se retira chés elle, où elle attendit son époux que Valentinien retrouva encore au jeu.
La nuit étant venue, Valentinien renvoya Maxime. Celui-ci vint, suivant sa coutume, voir la sage Isidore ; il la trouva seule dans un cabinet, versant un torrent de larmes. Isidore l'ayant prié de s'asseoir auprès d'elle : «Ne soyez point surpris,
Environ ce même temps Eudoxe eut une fille que l'on nomma Eudoxe comme elle, & l'année suivante une autre à qui l'on donna le nom de son ayeule Placidie. Cependant nous étions dans les Gaules, attendant Attila qui vint jusqu'à une ville des carnutes nommée Aurelie. Il l'eût prise sans doute si les francs & les visigots ne
Je suivis toujours Ætius dans ces dernieres expeditions, sans oser partir de l'armée, parce qu'il se presentoit sans cesse des occasions de combattre, & pour obéir à la belle Eudoxe, qui craignoit que si j'étois à la cour, on ne s'apperçût de mon amour. J'y demeurai douze années entieres ; & ce fut alors que se donna la bataille dont je vous ai parlé. Il est vrai que pendant cet éxil je reçus plusieurs lettres d'Eudoxe, où elle me felicitoit sur les preuves que je donnois de mon courage, comme elle l'apprenoit par les lettres qu'Ætius écrivoit à l'empereur.
Pendant que je demeurai à l'armée, je liai une amitié étroite avec un jeune chevalier romain nommé Olymbre ; c'est lui que
Je viens maintenant à l'accueil que me fit la belle Eudoxe, lors que je revins avec Ætius. Dès que je fus arrivé, & que j'eus baisé la main de Valentinien, je passai à l'appartement de l'imperatrice ; je feignis d'avoir quelque chose à lui dire de la part du général, & je la vis en particulier. J'allai voir ensuite la sage Isidore, comme celle
Eudoxe me chargea de découvrir s'il étoit possible la verité. Je rendis à Isidore plusieurs visites dans cette vue ; j'usai de tous les artifices imaginables ; mais je ne pus rien démêler qu'une grande animosité contre l'empereur. Lors que j'eus fait ce rapport à la belle Eudoxe, je lui conseillai de feindre qu'elle en avoit sçû quelque chose de l'empereur même, & que peut-être Isidore lui avoueroit la verité. Ce que j'avois prévu arriva. Un soir
Madame, dit la sage Isidore, en se jettant à ses genoux, ce seroit la plus juste & la plus grande vengeance que je pusse recevoir. Il est indigne de vous posseder. Ses mépris, son ingratitude, mon injure, tout invite à rendre Ursace heureux. Si l'empereur a failli, répondit Eudoxe, je n'en suis point coupable ; mais je la deviendrois, si je commettois la même faute. Ursace, je vous aime comme je dois, & je voudrois bien me venger, mais sans me faire tort à moi même.»
Cependant Isidore sollicitoit sans cesse son époux de venger l'injure qu'elle avoit reçue. Maxime de son côté qui ne respiroit que la vengeance, méditoit jour & nuit ce qu'il avoit à faire. Il crut avant que de rien entreprendre contre l'empereur, qu'il
Dès ce moment, Valentinien fut détesté : on ne le regarda plus que comme un tyran, & bientôt il connut quel tort il s'étoit fait à lui même, en se privant d'Ætius. Attila n'eut pas plus tôt appris que ce grand capitaine n'étoit plus, qu'avec une armée nombreuse il vint en Italie ; il
Attila marcha ensuite droit à Rome ; il l'auroit sans doute prise & saccagée, si Valentinien ne s'étoit rendu son tributaire, & ne lui avoit accordé sa sœur Honorique pour femme. Pour moi j'aurois rougi de me trouver en Italie, & de la voir en cette désolation, sans essayer de me perdre avec elle ; mais dès qu'Aquilée fut assiegée, Eudoxe & l'empereur m'avoient envoyé demander du secours à l'empereur Marcien. Je n'en pus rien obtenir ; cependant je tombai dangereusement malade, & l'on dit même à Eudoxe que j'étois mort. Jugez quelle fut sa douleur. Je restai donc inutilement plus d'un an à Constantinople, après quoi je m'en vins à Ravenne, où Valentinien s'étoit jetté avec Eudoxe, abandonnant Rome à la fureur de l'ennemi, si, comme je vous l'ai dit, la paix ne s'étoit conclue.
On apprit bientôt la mort d'Attila. Maxime regarda cette conjoncture comme le moment favorable pour executer sa vengeance. Il avoit une grande autorité dans
Si j'eusse été près de sa personne, je l'aurois défendu, ou je serois mort avec lui. Quelque coupable qu'il fût pour la violence dont il avoit usé à l'égard d'Isidore, il n'est jamais permis à un sujet de mettre la main sur son maître, moins encore d'ôter la vie à celui pour qui il est obligé de donner la sienne. J'étois pour lors au sacrifice avec la belle Eudoxe ; le tumulte y fut si grand, qu'elle fut contrainte de fuir de Rome, mais il fallut bientôt y retourner.
Maxime s'étant fait incontinent proclamer empereur, sans aucune opposition, à cause du trouble où étoit la ville, Isidore
Vous dirai-je, ami Silvandre, combien de fois je la tins évanouie entre mes bras, & combien de fois j'arrosai son visage & son sein de mes larmes ? Nous étions partis avec tant de précipitation, que nous étions presque seuls, & que la nuit nous surprit dans un bois où nous fûmes obligés de nous arrêter. Eudoxe n'avoit avec elle que ses deux filles, Olymbre, & deux jeunes hommes qui nous suivoient ordinairement. Je me couchai par terre, Eudoxe appuya sa tête sur mon sein, & ses filles étoient à ses piés. Quelle nuit pour la belle Eudoxe ! mais qu'elle me parut charmante ! Je possedois enfin ce que j'aimois uniquement, & ce qui pensa me faire mourir de plaisir, c'est qu'Eudoxe me jura qu'elle n'épouseroit jamais que moi. «Peut-être, ajouta-t'elle, la fortune vous sera si favorable, que je le pourrai sans me
Je ne jouis pas long temps du plaisir d'être seul auprès d'elle, ni mon ami d'être auprès de Placidie. Le lendemain Maxime envoya de tous côtés pour nous arrêter. Il dépêcha tant de gens, qu'enfin nous fûmes rencontrés. On nous mena vers le tyran, quelque défense qu'Olymbre & moi nous pussions faire. Nous reçûmes plusieurs blessures l'un & l'autre ; Maxime non content d'avoir tué Valentinien, & usurpé l'empire, voulut, pour donner quelque couleur à son usurpation, épouser la belle Eudoxe. Dieux, que ne fit-elle point pour l'éviter ! mais, ô dieux, que ne ressentis-je point ! mes blessures m'empêchoient de sortir, & par consequent de rien entreprendre. Dix jours après la mort de Valentinien, le tyran contraignit Eudoxe à l'épouser. je sçus cette affreuse nouvelle par Olymbre qui étoit déja presque guéri, & qui ne me quittoit point. Et lors que nous ne sçavions que juger de cette action, &
EUDOXE A URSACE.
Je suis entre les mains d'un tyran qui me force à l'épouser. Je prens à témoin le dieu qui a entendu les sermens que je vous ai faits, que je n'ai point consenti, & que je ne consentirai jamais à ses desirs. Je vous somme de la promesse que vous me fîtes en même temps, si vous ne voulez que je me plaigne autant de vous, que nous avons lieu de nous plaindre de la fortune.
Que n'eusse-je point entrepris, si mes blessures me l'avoient permis ! mais helas, je n'eus pas même la force de me percer le sein. J'y aurois peut être réussi sans mon cher Olymbre, qui m'en ôtoit tous les moyens, & qui me persuada enfin de vivre, jusqu'à ce que je vis entrer la sage & belle Eudoxe dans ma chambre, quelques jours après ces injustes nôces. Elle avoit obtenu cette permission de Maxime qui vouloit s'il étoit possible la gagner par la douceur, & qui n'avoit nul soupçon de moi. Elle lui avoit representé qu'il étoit bien juste qu'elle me vît en l'état où j'étois, puis que c'étoit en la défendant que j'avois été blessé. Elle s'approcha de mon lit, elle essaya de me parler, mais inutilement.
Comment, m'écriai-je, Ursace ne vous aime plus ? Ursace ne vous aime plus, madame, & depuis quand l'avez-vous reconnu ? Depuis l'outrage que vous m'avez fait, en vous donnant au tyran ? C'est donc parce que j'ai pû survivre à cette offense ? mais prenez-vous-en à Olymbre qui m'y a forcé, & qui m'a fait entendre que vous l'ordonniez. Donnez-moi le fer que l'on m'a ravi, & vous verrez si c'est volontairement que je vis après un si grand outrage.» Elle ne put soutenir plus long temps de pareils discours, & m'interrompant elle me dit : «Je vous ai toujours connu veritable ; vous dites que vous m'aimez encore, je le crois, & je ne me trouve plus si malheureuse. Je vous en dirois davantage, si je ne craignois que l'on nous écoutât, je
Elle revint quelques jours après, & me dit qu'elle avoit resolu de faire mourir Maxime à quelque prix que ce fût. «Ma princesse, lui dis-je, vous ne devez point m'envier ce bonheur ; mais il est besoin d'une grande prudence. Voiçi ce que j'imagine : Depuis que Valentinien laissa l'Afrique à Genseric, ce barbare n'a point voulu s'allier avec ses ennemis. Faites-lui sçavoir le meurtre de Valentinien, il viendra vous secourir. Offrez-lui l'empire ; il vaut encore mieux voir un barbare maître de l'Italie, que de rester sans vengeance.» Nous chargeâmes Olymbre de passer en Afrique ; en moins de quinze jours il arrive à Carthage, & dispose de la sorte Genseric à l'entreprise qu'il lui proposoit, que deux mois après le roi vandale prit terre en Italie avec trois cens
Jusqu'ici vous avez entendu des accidens bien funestes pour la belle Eudoxe, & pour moi ; mais ceux qui me restent à vous raconter le sont bien plus Ils m'ont reduit, helas, en l'état où vous m'avez vu, lors que le ciel vous a fait arriver pour me sauver la vie.
Voilà donc Genseric maître de la ville, où il étoit entré sans resistance. Eudoxe le reçoit, lui donne le titre d'auguste, & de liberateur de l'empire. Elle l'accable d'honneurs
Si Eudoxe avoit sçu en quel lieu j'étois, elle m'auroit défendu de songer à ce dessein, dont l'execution étoit absolument impossible. J'assemblai environ mille chevaux, & ne pouvant souffrir que l'on emmenât Eudoxe, je resolus de combattre
Olymbre courut après le soldat, & ayant sçu de lui où il avoit pris mes habits, il
C'est ce qui me fit résoudre à la mort ; mais tant que mes blessures me retinrent au lit, Olymbre m'empêcha d'executer ce généreux dessein. Dès que je pus monter à cheval, je me dérobai secretement, & prenant le chemin de l'Etrurie, je me cachai dans les montagnes de l'Apennin, resolu d'y mourir de faim, & ne voulant
Quand je sçus que ce jeune homme étoit segusien comme vous, & qu'il étoit arrivé au lieu ou j'étois par hazard, j'avoue que je pris une plus forte resolution de mourir, qu'auparavant ; & je l'eusse fait, sans ce jeune homme qui s'appelloit Celadon, comme il me le dit depuis, qui me détermina a attendre la guerison d'Olymbre qui s'étoit blessé à la main, en voulant m'empêcher de me donner la mort. Le chyrurgien qui le pensoit avoit beaucoup voyagé, & ces voyages lui ayant donné de l'experience, il devina en partie quel étoit mon dessein.
Un jour donc qu'il me tira à part : «Seigneur, me dit-il, ne trouvez point étrange que je vous donne un conseil que vous ne me demandez point. J'ai reconnu que vous vouliez attenter à votre vie : gardez-vous
Je vous donne cet avis, seigneur, afin que si la fortune vous persecute injustement, vous puissiez sans blesser la justice, vous soustraire à sa tyrannie. Et ne croyez pas que je vous donne un conseil que je refuserois pour moi : je partirai dans peu de jours, pour terminer heusement ma vieillesse. J'ai quatre-vingt dix-neuf ans, j'ai vêcu heureux selon ma condition, & je ne veux point attendre la centiéme année, de peur que le sort ne me fasse mourir malheureux.» Tel fut le discours que me tint le bon vieillard. J'en fus vivement touché, je le redis à
Ursace finit de la sorte, me laissant infiniment touché de sa fortune, & de celle d'Eudoxe. Il me recommanda le silence, de peur que quelque ami de Maxime ne les prévint, & ne les empêchât de mourir volontairement. Il me demanda ensuite quelles cérémonies il falloit observer, & je lui répondis qu'il falloit présenter au magistrat une requête sans nom, qu'il la raportoit
Le souverain conseil des sixcens est requis d'accorder au suppliant le soulagement des miseres humaines, en vertu des sages loix des massiliens. Et pour cet effet lui soit donné un jour pour déduire devant eux ses raisons.
«On vous assignera le jour, continuai-je ; vous déduirez en termes clairs & précis vos raisons, & si elles sont jugées bonnes, soyez persuadé que vous obtiendrez ce que vous desirez.» Quelques jours s'étant écoulés, ils reçurent par un vaisseau quantité d'esclaves & de richesses. Toutes choses étant disposées, ils me prierent de les accompagner devant les juges. Je le fis à regret, car je les aimois. Ils presentent leur requête, ils sont assignés au troisiémier jour, car c'étoit le terme que l'on donnoit pour changer d'avis. Mais Ursace parut dès le matin avec Olymbre ; Ursace parla en ces termes :
DEMANDE D'URSACE.
Je veux mourir, seigneurs massiliens, parceque la vie m'est desagréable, inutile, honteuse. Desagreable ; parce qu'aimant & qu'étant aimé d'une dame belle & vertueuse, on me l'a enlevée, & qu'on l'a menée en captivité dans une terre étrangere. Inutile, parce que le ravisseur est infiniment
Ursace prononça ces mots avec une fermeté qui étonna les juges. Quand il eut fini, Olymbre parla de la sorte :
DEMANDE D'OLYMBRE.
Seigneurs massiliens, je veux mourir pour toutes les raisons que mon ami vous a déduites ; & par ce que je vois qu'il veut mourir. Car l'aimant plus que tout ce qui est dans l'univers, je ne puis ni ne dois me separer de lui. Or il n'est rien qui ne m'ait attaché à lui. Il est vertueux, ami fidele, & je lui dois la vie.
Tout le monde admira la resolution de ce généreux ami ; cependant le conseil hesita s'il devoit leur accorder ce qu'ils demandoient, jusqu'a ce que le principal juge demanda de l'avis de tous à Ursace s'il consentoit que son ami mourût. Ursace ayant répondu que non, le sage massilien lui en demanda la raison. «Parce, dit Ursace, qu'il doit vivre pour soulager sa maitresse & la mienne. Et vous, continua le massilien, avez-vous permission de celle que vous aimez de vous ôter la vie ? Je ne l'ai point, dit Ursace, par ce que je
JUGEMENT DU CONSEIL.
Sur les requêtes à nous présentées par les deux supplians, le conseil ordonne avant que d'accorder la premiere, que l'un pourra disposer de sa vie, s'il revient avec cette permission ; pour l'autre il est déclaré incapable d'obtenir cette grace, puisque son ami refuse d'y consentir.
«O dieu, s'écria Ursace, combien il me reste à passer de tristes jours, & de malheureuses nuits !» Ils se retirerent donc tous deux, en se plaignant de la fortune qui ôtoit aux massiliens la volonté de leur accorder ce qu'ils ne refusoient point aux miserables. Le bruit s'étant répandu que ces deux seigneurs avoient quitté l'Italie pour venir demander le poison, un grand astrologue qui desiroit les cõnoître vint les visiter. Je l'introduisis parce que j'en étois connu depuis quelque temps. Le vieillard après plusieurs discours, & sçachant le point de leur nativité traça quelques figures, & leur parla ainsi : «Vivez, seigneurs, vivez : vous êtes reservés
Ursace, après avoir long temps déliberé prend le parti d'executer ce que l'astrologue lui avoit dit. Un soir donc que nous nous promenions ensemble sur le bord de la mer avec plusieurs de la ville, il fait semblant de se percer, & se jettant dans la mer, il nous laisse sa robe qu'il avoit exprès
Voilà, madame, dit Silvandre en s'adressant à Leonide, tout ce que j'ai sçu de la fortune d'Ursace, qui pour sa fidelité meritoit un autre sort. Leonide vouloit répondre, lors qu'Hylas se levant dit : «Voilà le plus grand extravagant qui ait jamais fait profession d'aimer. Comment avoir servi si long temps pour n'avoir d'autre salaire qu'un baiser ? & cependant avoir tant de fois exposé sa vie, demandé le poison, s'être enfin rendu esclave ; je conclus pour moi que le ciel lui a fait justice en l'abaissant à cet état, puisqu'il a toujours
Ils rencontrerent par hazard dans la prairie Astrée, Diane & Phylis, avec Madonte, Laonice, Palinice, Circène & Florice qui les attendoient, pour sçavoir des nouvelles de la beauté d'Alexis. «Eh bien, mon serviteur, dit Phylis à Hylas, que dites-vous d'Alexis ? Votre serviteur, dit Hylas ? n'usons plus, je vous prie, des mots de serviteur & de maitresse, ils ne sont plus de saison entre nous. Ne sçavez-vous pas que je donne congé à celles que j'aime, quand j'en trouve de plus belles ? Interrogez Florice, Circène, Palinice, Madonte & Laonice, & si elles ne vous répondent pas, interrogez Phylis, elle vous pourra dire que je la quitte pour
Cependant Lycidas racontoit à Phylis & à la belle Astrée ce qu'il avoit vu chés Adamas. Alexis, leur dit-il : «Elle ressemble si parfaitement à mon frere, que l'œil y est trompé, & que s'il n'étoit pas mort, je croirois que c'est lui même. O dieux, dit Astrée, faites que j'aye le plaisir de la voir !» Puis se tournant vers Diane : «Je vous jure, ma sœur, lui dit-elle à l'oreille, que je n'oublierai rien pour l'engager à me mener avec elle dans l'antre des carnutes.»
Ils choisirent le troisiéme jour pour visiter le sage Adamas, & la belle Alexis.
Fin de la seconde Partie.
TABLE
DES HISTORIES
contenues en cette II. Partie.
HISTOIRE DE CELIDÉE, DE THAMYRE, ET DE CALYDON, page 26
DISCOURS DE CALYDON, 49
RÉPONSE DE CELIDÉE, 59
RÉPONSE DE THAMYRE, 71
HISTOIRE DE PALINICE, ET DE CIRCENE, 121
HISTOIRE DE PARTHENOPE, DE FLORICE, ET DE DORINDE, 135
LES LOIX D'AMOUR, 189
CHANGEMENS AUX LOIX D'AMOUR, 201
HISTOIRE DE DAMON ET DE MADONTE, 114
HISTOIRE DE GALATÉE, 272
HISTOIRE DE DORIS ET DE PALEMON, 342
REPONSE DE PALEMON, 349
HISTOIRE D'ADRASTE, 358
JUGEMENT DE LEONIDE, 363
HISTOIRE D'URSACE, ET D'OLYMBRE, 390
SUITE DE L'HISTOIRE DE LINDAMOR, 399
SUITE DE L'HISTOIRE DE CELIDÉE, 421
HISTOIRE DE PLACIDIE, 448
HISTOIRE D'EUDOXE, DE VALENTINIEN, ET D'URSACE, 465
DEMANDE D'URSACE, 503
DEMANDE D'OLYMBRE, 504
JUGEMENT DU CONSEIL, 505
L'ASTRÉE
DE
M. D'URFÉ.
PASTORALE ALLEGORIQUE.
TROISIÈME PARTIE.
LIVRE PREMIER.
Depuis que les bergeres du Lignon eurent résolu d'aller ensemble visiter la feinte Alexis, Amour qui se plaît à tourmenter davantage ceux qui le servent mieux, fit sentir à la bergere Astrée certaines impatiences, dont elle n'eût pû se rendre raison à elle-même. Les trois jours qu'elles avoient pris pour faire cet agréable voyage lui parurent d'une longueur extrême ; mais quels furent les sentimens de la feinte druide, lorsqu'elle apprit qu'Astrée devoit bientôt
Si Leonide qui sçavoit tous les secrets de son cœur, & qui sembloit n'être destinée qu'à contribuer au bonheur d'autrui, n'eût flaté les ennuis d'Alexis par la douceur de ses entretiens, combien son attente l'eût-elle fait souffrir davantage ! Mais si le berger avoit sçû l'impatience d'Astrée, & si la bergere n'avoit point ignoré, que c'étoit Celadon même qu'elle verroit, combien ce terme leur eût-il paru plus long ! O qu'Amour récompense mal ses plus fideles serviteurs ! Il accorde à ces Amans tout ce qu'ils peuvent desirer ; il fait qu'ils s'aiment d'un amour mutuel ; mais comme s'il envioit aux mortels cette satisfaction, la plus grande que les Dieux mêmes puissent ressentir, il veut qu'ils ignorent ses propres faveurs, &
Le jour si ardemment souhaité arriva enfin. La bergere & la nouvelle druide se leverent avant le soleil. Celadon conjura l'aurore d'ouvrir promptement les portes du ciel, & de faire briller ce jour fortuné, & si long-temps attendu. Cependant à la premiere clarté il prend les habits d'Alexis, & laisse le nom de Celadon pour celui de la fille d'Adamas ; heureux s'il avoit également pû se dépouiller de la passion qui l'engageoit à se déguiser ainsi ! A peine la porte est ouverte, qu'il va seul dans le bocage, d'où l'on découvroit la plaine, & les bords de la delectable riviere du Lignon. Il promene par tout ses regards, mais il les fixe bientôt sur la cabane d'Astrée ; alors que de soupirs lui échaperent, lorsqu'il se rappella les jours heureux qu'il avoit passés en ce même lieu,
D'un autre côté, Astrée ne vit pas plus tôt les premiers raions du soleil qu'elle s'habilla en diligence, & vint trouver ses compagnes qui dormoient encore tranquillement. Elle apperçut bien Silvandre couché sur les marches du terme, au carrefour de Mercure, mais elle continua son chemin, sans lui parler, afin de joindre plus tôt ses deux amies qu'elle avoit dessein de hâter. Elle les éveille
Astrée se tut, pour ne lui pas déplaire ; mais Phylis prenant la parole : «Hé quoi, ma sœur, lui dit-elle, pensez-vous qu'alors il cesse de vous aimer s'il vous aime en effet ? Je pense, répondit Diane, qu'il ne me tiendra plus le même langage... Que vous l'entendez mal, interrompit Phylis, maintenant vous pouvez feindre que tout ce qu'il vous dit n'est qu'une suite de notre gageure, mais quand ce prétexte aura cessé, vous serez obligée de prendre serieusement ces mêmes discours. J'en conviens, reprit Diane, mais s'il me parle autrement qu'il ne doit, j'espere que je lui aurai bien-tôt imposé silence, & pour toujours. O ma compagne ! dit Phylis en riant, nous avons vû plus d'une bergere qui avoit formé la même résolution, contrainte enfin de la changer. Car dites-moi, si après la premiere défense il continue à vous parler...
C'est ainsi que discouroient les bergeres en s'habillant. Déja elles étoient prêtes, & après avoir chargé du soin de leurs troupeaux quelques jeunes enfans qui demeuroient dans leurs cabanes, elles s'acheminent vers le carrefour de Mercure, où l'on devoit s'assembler pour aller ensuite au temple de la bonne déesse, & de là chés Adamas. Silvandre avoit devancé tous les
La dispute auroit duré plus long-temps, s'ils n'avoient remarqué près d'eux une grande troupe qui arrivoit au carrefour de Mercure. Silvandre se tût alors pour entendre un berger, que Diane sembloit aussi écouter avec plaisir. Il chantoit ces vers :
Esprit plus dangereux que la mer insensée !
Tous vos discours sont superflus,
Vous m'apprenez à n'aimer plus
Et ma flamme est usée.
Peu sage est le nocher
Qui battu de l'orage
Contre un même rocher
Fait un second naufrage.
On reconnut bientôt que c'étoit Corylas. Il se souvenoit encore de la perfidie de Stelle, & ne pouvoit dissimuler la haine qu'il avoit conçue pour elle. La bergere de son côté,
Si l'amour est un bien, nous devons le répandre ;
Si l'amour est un mal, il faut nous en défendre.
Tout aime & change en l'univers ;
Aimons donc, & changeons de fers.
A ces mots ils se trouvérent près d'Astrée & de ses compagnes, & se saluerent mutuellement. Cependant Hylas qui s'embarrassoit peu de ce que faisoient les bergeres, dit à Silvandre : «Berger, est-il possible que je sois le seul ici qui sçache aimer ? S'il y en a quelqu'autre, à quoi vous amusez-vous ? que n'allons-nous sans differer vers la belle Alexis ? Nous y serons assés tôt, répondit Phylis qui avoit entendu ces reproches, pour y voir ta constance lassée. Dites plus tôt, ajouta Silvandre, qu'il a raison de nous hâter, sans quoi son amour pourroit bien finir avant notre départ. Crois-tu m'abbaisser en disant que je n'aime pas long-temps, dit Hylas ? Sçache au contraire que c'est une des plus grandes louanges que tu puisses me donner, car n'est-il
Leur dispute auroit duré plus long-temps, si les bergeres ne s'étoient mises en chemin pour se rendre au temple de la bonne déesse. Chrysante qui avoit sçû leur dessein, & qui vouloit rendre le même devoir à la belle Alexis les attendoit à diner. Silvandre quitta brusquement l'inconstant Hylas, & donna la main à Diane, ravi d'être seul auprès d'elle, sans un témoin aussi dangereux que Pâris. Cependant la feinte Alexis se promenoit dans le bocage qui s'éleve au dessus de la maison ; elle ne cessoit de tourner ses regards vers le lieu où elle pensoit qu'étoit alors la belle Astrée, & si Leonide ne l'eût tirée de sa rêverie, elle l'auroit long-temps entretenue. La nymphe qui ne pouvoit renoncer à son amour pour Celadon, ne l'abandonnoit que rarement. Aussi le sage Adamas qui n'avoit point oublié ce que Leonide lui en avoit dit, étoit dans des inquiétudes continuelles, quoiqu'il eût assés reconnu quelle étoit la passion de Celadon pour Astrée. Et jamais il n'auroit reçu le berger sous le faux nom d'Alexis, si l'oracle ne lui avoit prédit que le bonheur de sa
Ce matin, aussi tôt qu'il sçut qu'elles étoient sorties, & que Paris trop paresseux n'étoit point avec elles, il les suivit incontinent, & arriva au bocage presqu'aussi tôt que Leonide. Le bruit que fit la nymphe en arrivant fut cause que Celadon se tourna vers elle, & qu'il apperçut le druide. Aussi tôt la feinte Alexis s'avança vers lui, & le salua d'un air plus gai qu'à l'ordinaire ; Adamas le remarquant, il lui dit que c'étoit un présage que cette journée lui seroit heureuse. «Dieu veuille, mon pere, répondit Alexis, qu'elle le soit pour vous, car l'infortunée Alexis n'attend d'autre satisfaction que la mort. Mon fils, dit Adamas, c'est offenser Thautates & ceux qui prennent soin de notre conduite, que de vivre sans esperance. Ainsi j'aurois lieu de me plaindre de vous & comme druide, parceque vous outragez la providence, & comme Adamas, puisque l'oracle vous a remis entre mes mains. Si je me suis mal expliquée, repartit Alexis ; du moins puis-je vous assurer que mon intention étoit pure, & que je ne doute ni de la providence de
Mon pere, dit Alexis, je suis sensible au-delà de toute expression à la bonté celeste, & aux soins que vous daignez prendre de moi ; mais je suis encore si malheureux, qu'il me doit être permis de me plaindre.» Le druide alloit continuer, mais il apperçut Pâris, & ne voulant pas qu'il entendît ces discours, qui auroient pû lui faire connoître que le déguisement d'Alexis étoit feint, il remit à une autre fois ce qu'il vouloit dire. Il se mit donc entr'elle & Leonide, & se promena dans le bocage, feignant de n'avoir point vû Pâris, qui arriva presqu'en même temps. Ses habits de berger étoient si propres, que l'on devinoit aisément son dessein. Leonide de son côté n'avoit pas épargné l'artifice dans sa parure ; elle se flatoit que les habits simples d'Astrée terniroient en quelque façon sa beauté naturelle, & qu'elle l'emporteroit sur la bergere aux yeux mêmes d'Alexis. Alexis seule vêtue à l'ordinaire sembloit prendre peu d'interêt à cette visite ; mais outre qu'elle ne vouloit point donner à connoître ses vrais sentimens, ce n'étoit point de sa beauté, mais de la fortune qu'elle attendoit son bonheur ; & toutefois en
Après quelques discours jettés au hazard, Pâris qui n'avoit pris les habits de berger, que pour être plus agréable à Diane, dit au sage Adamas, que s'il le trouvoit bon, il iroit au devant des bergeres, & qu'il les ameneroit par un chemin plus court & plus beau, qu'il ne connoissoit que depuis quelques jours. Adamas qui n'ignoroit pas son goût pour Diane, loua son dessein, ajoutant que la politesse est de toutes les vertus celle qui gagne plus surement les cœurs, & qui siéd mieux aux personnes bien nées. Pâris se met en chemin incontinent, & descendant à grands pas la colline, il passe le pont de la Bouteresse, & prend un petit sentier qui le conduit au temple d'Astrée. A peine il y fut arrivé, qu'il apperçut deux hommes à cheval, dont l'un étoit armé de pié en cap, le heaume ombragé d'un grand pennache blanc & noir qui descendoit presque sur la croupe du cheval. Une épée qui sembloit tourner en demi cercle, pendoit d'un large baudrier de la même couleur que le pennache.
Pâris se souvint en ce moment de ce qui étoit arrivé à Diane, lorsque Filidas & Filandre furent tués, & s'enfonçant dans le bois, il suivit des yeux les cavaliers. Lorsqu'ils eurent apperçu la fontaine qui étoit à
Tu me donnes la mort, & je soutiens ta vie.
En même temps il vit le chevalier après avoir tenu les yeux comme immobiles sur la fontaine les lever au ciel, & l'entendit faire ces plaintes qu'il entrecoupoit de profonds soupirs : «Dois-je encore me flatter d'une esperance frivole ? Non, non, une patience plus longue marqueroit trop de lâcheté, & je vivrois pour de nouveaux outrages. La mort, la mort seule peut terminer les peines que j'endure.» A ces mots il verse
Au nom de Madonthe le chevalier parut reprendre un peu de vigueur, & tournant les yeux de côté, comme pour regarder celui qui lui parloit, «Halladin, répondit-il d'une voix foible, si tu sçavois quels sont les tourmens que j'endure, tu conviendrois toi-même qu'il y auroit de la lâcheté à souffrir plus long-temps. Dieux qui entendez mes justes plaintes, ou donnez-moi la mort, ou delivrez-moi de ces cruels déplaisirs ! Les dieux, répondit l'écuyer, ne se plaisent pas moins à favoriser ceux qui s'aident eux-mêmes dans leurs disgraces, qu'à persecuter ceux qui perdant courage, ne sçavent recourir qu'à des larmes superflues. Pourquoi vous auroient-ils donné une ame si genereuse ? Ne seroit-ce que pour les prosperités, & pour les combats ? Non, seigneur, c'est pour toutes les occasions, & surtout pour l'adversité, afin qu'à la vue de tant de vertus, ils soient loués & benis. Voudriez-vous donc trahir leur intention, & les esperances que l'on a conçues de vous ? Je me souviens, seigneur, d'avoir oui dire à ceux qui vous ont vû dans l'enfance, que dès lors vous faisiez connoître que votre ame seroit invincible. Irez-vous démentir des jugemens si flateurs ? Le sexe même tout foible qu'il est naturellement, combien n'offre-t'il pas d'exemples d'un courage à l'épreuve des revers ? Et vous
O Halladin, dit le chevalier, que ta conjecture est foible ! Si tu connoissois le sexe, tu conviendrois que ces changemens sont moins l'effet de l'amour, que de la compassion. Les femmes sont naturellement sensibles à la pitié ; de là vient que tu as remarqué quelque alteration sur le visage de Madonthe. Mais, Halladin, ce n'est point de la pitié que je lui demande, c'est de l'amour, & voilà les sentimens qu'elle n'aura jamais pour moi. O dieux, s'écria l'écuyer, faut-il que vous soyez vous même votre plus cruel ennemi ! Mais, je suppose que Madonthe ne vous aime point ; si vous l'aimez, vous, si vous desirez d'en être aimé, pouvez-vous fuir ainsi le commerce des hommes,& ne vous pas rendre auprès d'elle ? La haine, repartit le chevalier, ne fait qu'augmenter à la vue de l'objet haï ; pourquoi donc n'éviterois-je pas la presence de Madonthe, quand je ne puis douter de sa haine ? Ne m'envie point, Halladin, le foible soulagement que je trouve dans la solitude. Mais, reprit l'écuyer, que cherchez-vous dans ces lieux inhabités ? La mort, dit le chevalier. Mais ne vaudroit-il pas mieux aller mourir aux yeux de Madonthe, que de languir de la
A ces mots la douleur étouffa sa voix, & tous deux demeurerent quelque temps dans un morne silence. Pâris qui écoutoit attentivement, ne pouvoit se figurer que Madonthe dont ils parloient, fût cette même bergere qu'il avoit vue avec Astrée & Diane ; mais quand il entendit le nom de Thersandre, il n'en douta plus. Il redoubloit d'attention, lorsque l'écuyer reprit en ces termes : «Pour moi, si j'étois à votre place, je me garderois bien de mourir pour une infidelle, & si je pouvois me déterminer à mourir, du moins j'immolerois auparavant mon rival. Outre le plaisir que je gouterois à me venger, je voudrois convaincre de perfidie celle qui m'auroit trahi. Je vous conseillerois donc, seigneur, si vous avez pris la cruelle résolution de mourir, de vous défaire auparavant, je ne
Pendant qu'il parloit ainsi, le malheureux berger Adraste, venoit chantant de toutes ses forces des vers mal arrangés & sans suite. Cet amant infortuné, depuis que Leonide eût prononcé en faveur de Palémon, fut tellement touché de la perte de Doris, qu'il en perdit l'esprit. Il avoit pourtant quelques bons intervales, mais ils ne duroient pas long-temps. Comme c'étoit l'amour qui l'avoit dérangé, cette impression lui étoit tellement demeurée dans l'esprit, que toutes ses folies rouloient sur l'amour. Et lorsqu'il avoit de bons intervales, il ne les employoit qu'à se plaindre de la rigueur de Doris, de l'injustice de Leonide, de la fortune de Palémon, & de son propre malheur. Les étrangers se turent pour l'écouter, mais il n'étoit pas possible de rien comprendre à ce qu'il disoit.
Alors le berger entrant tout-à-fait en
Il reprenoit toujours ainsi la derniere parole qu'il entendoit, & le chevalier ennuyé
A peine il étoit sorti du bois qu'il apperçut les bergeres ; elles venoient lentement, tantôt chantant, & tantôt discourant de diverses choses. Il y avoit entre les bergeres Astrée, Diane, Phylis, Stelle, Doris, Aminthe, Celidée, Florise, Circéne, Palinice, & Laonice. Quelques-unes d'elles étoient étrangéres ; mais le désir de voir la belle Alexis, & la maison d'Adamas les avoit engagées à ce petit voyage. Il y avoit aussi plusieurs bergers, entre lesquels étoit Lycidas, Silvandre, Hylas, Tyrcis, Thamire, Calydon, Palemon, & Corylas, qui ne cessoient de chanter, ou de discourir, pour tromper la longueur du chemin. Quand Pâris les apperçut, Hylas chantoit ces vers :
Je respecte Phylis, j'estime son merite,
Et tout ce qu'elle fait ;
Mais veut-elle sçavoir d'où vient que je la quitte ?
C'est parcequ'il me plaît.
Sa vie & son bonheur ?
Je vous aime, il est vrai ; mais j'aime davantage
Le repos de mon cœur.
Bergers, si parmi vous ne regnoit la feintise,
Vous en diriez autant.
Mais j'aime beaucoup mieux conserver ma franchise,
Et me dire inconstant.
Silvandre fut le premier qui reconnut Pâris. Comme il donnoit la main à Diane, il jugea bien qu'il lui déplairoit, s'il ne cedoit sa place à Pâris pour lui faire honneur. «Ordonnez-moi, lui dit-il, ma belle maîtresse, de vous laisser ; je ferai alors pour vous obeir ce que je ne puis faire volontairement. Berger, dit-elle, en souriant, puisque vous avez besoin de mes ordres, je vous les donne.» Le berger n'eut pas le temps de répondre, Pâris étant déja si près, que Diane fut obligée de s'avancer pour le saluer. En même-temps celui-ci prit la place que lui laissoit son rival. Après quelques discours, il s'apperçut que Madonthe & Thersandre manquoient à la compagnie, il en demanda des nouvelles à Diane, & Laonice répondit que Madonthe étant incommodée, Thersandre étoit resté auprès d'elle. J'aurois souhaité, ajouta Pâris, la rencontrer
Laonice qui cherchoit toutes les occasions de nuire au berger remarqua avec quel empressement il s'étoit offert & résolut de s'en prévaloir. Diane même qui commençoit à goûter Silvandre, s'en apperçut, comme nous le dirons ensuite, & Laonice le remarqua aussi. Cependant, pour ne point faire attendre Chrysante, ils se mirent en chemin. Diane étoit entre Pâris & Phylis qui lui donnoient la main ; Calydon menoit Astrée. Tyrcis & Silvandre marchoient ensemble. Pour Hylas, il n'avoit point de place marquée ; tantôt le premier, & tantôt le dernier de la troupe, il ne s'attachoit à aucune des bergeres en particulier ; mais surtout il ne paroissoit pas songer plus à Phylis, que s'il ne l'eût jamais vue. Tyrcis frappé de cette indifference ne pût s'empêcher de lui dire : «Est-il possible, Hylas, que vous soyez auprès de Phylis, sans daigner la regarder ?» Hylas feignit de ne l'avoir point encore apperçue, & tourna la tête, comme s'il eût voulu la chercher ; mais enfin arrêtant les yeux sur elle, «En verité, lui dit-il, bergere, mon cœur est si loin d'ici,
J'avoue, répondit froidement Tyrcis, que la beauté est l'ouvrage de Thautates, & même le plus grand de tous ceux qui tombent sous nos sens ; mais je nie que la beauté soit la cause de l'inconstance. Comme ce n'est point le jour qui fait égarer les voyageurs, en leur montrant differens chemins, moins encore est-il vrai que l'inconstance soit conforme à la nature, si ce n'est à une nature dépravée. Car enfin quel bien vous est-il arrivé de ces changemens éternels ? Pour moi je n'y remarque autre chose qu'un temps considérable perdu, une peine inutilement prise, & le déplaisir de voir votre affection méprisée.»
Diane s'étant apperçue que leur dispute devenoit serieuse, voulut les interrompre, & fit signe à Phylis de prendre la parole.
Les bergers étoient attendris d'un spectacle si digne de compassion ; mais le spectacle devint bien plus touchant, quand il apperçut Doris. Il demeura immobile comme un terme, les yeux fixés sur la bergere, & les bras croisés sur l'estomach. Et lorsqu'elle passa devant lui, «La voilà, dit-il en poussant un profond soupir.» Puis il la suivoit des yeux, tant qu'il pouvoit la voir, & quand il l'avoit perdue de vue, il prenoit sa course, la devançoit, s'arrêtoit devant elle, & la laissoit aller, sans lui rien dire. Seulement il n'osa passer le lieu où Diane le vit pour la premiere fois auprès de Doris, comme si ce lieu eût été pour lui une barriere, & rentra ensuite dans le bois où il
Vous pressez trop mon ancien amant, interrompit Phylis : je dirai en sa faveur que du moins l'inconstance n'ôte pas l'usage de la raison. Vous vous trompez, bergere, reprit Silvuadre ; le mal d'Hylas & celui d'Adraste sont de vrayes maladies, avec cette difference que la maladie d'Hylas est plus terrible, puisqu'elle attaque l'ame elle-même. D'ailleurs, quoique l'ame ne produise point ses effets ordinaires, si le corps est mal disposé ; elle ne laisse pas d'être raisonnable, comme en ceux que l'ivresse a surpris. Or le mal d'Adraste vient sans doute de la foiblesse de son cerveau, qui n'a pû soûtenir l'arrêt de Leonide ; mais le mal d'Hylas n'a d'autre principe qu'un jugement imparfait qui ne lui permet pas de discerner le bien d'avec le mal. Et puisque c'est l'ame raisonnable qui distingue l'homme des animaux, il vaut mieux avoir quelque imperfection dans le corps que dans l'ame. Je dis plus,
A ces mots, toute la troupe éclata de rire ; & lors qu'Hylas voulut reprendre la parole, ils apperçurent la sage Chrysante qui venoit au devant d'eux, accompagnée de plueurs de ses vierges. Ils mirent donc sin à leur dispute, & s'avancerent pour lui rendre l'honneur qui étoit dû à ses vertus & à son caractére.
LIVRE SECOND.
Le temple où présidoit la sage Chrysante, étoit situé au pié d'une colline agréable. D'un côté s'élevoit un bocage consacré à Thautates, & de l'autre on voyoit serpenter un des bras du lignon. Dans ce temple somptueux que les romains avoient construit, servoient les vestales, suivant l'usage des romains, & les vierges druides offroient leurs sacrifices dans le bocage sacré, selon la religion des gaulois. La sage Chrysante, quoique gauloise, & de l'ordre des druides leur commandoit à toutes. Quand les romains, sous prétexte de secourir le eduois s'emparerent des gaules, ils y établirent leur culte, persuadés
Ce temple étoit rond, & couvert de plomb. La statue de la vierge tenant un enfant entre ses bras, étoit placée sur le faîte, & couronnoit l'édifice. On voyoit deux autels au milieu du temple, & à côté de chaque autel un petit arc de marbre blanc soutenu de trois colomnes, où l'on mettoit les prémices & les fruits, avant que de les offrir. A la porte on remarquoit un vase plein d'eau lustrale ; c'est dans cette eau que l'on éteignoit la torche qui avoit brûlé sur l'autel, durant le sacrifice.
Les sacrifices journaliers n'étoient pas encore commencés, quand la sage Chrysante rencontra les bergeres ; elle les y invita, non sans faire bien des excuses aux bergers à qui elle les enlevoit.
Pâris, Calidon, & Silvandre, qui y étoient les plus interessés, répondirent qu'il étoit humiliant pour les hommes que la déesse ne les jugeât pas dignes d'assister à ses sacrifices, que cependant ils alloient la supplier de ne point inspirer à leurs bergeres une haine semblable. La sage Chrysante repartit que les déesses en bannissant les hommes de leurs autels n'avoient peut-être eu d'autre vue que de tenir les vestales dans un plus grand recueillement. Hylas qui respectoit peu les dieux de son pays, moins encore des dieux étrangers,
Les vestales étoient vêtues de robes blanches, & trainantes. Ce jour étoit consacré à Vesta ; car on sacrifioit alternativement aux deux déesses. Dès que le temple fut fermé, toutes les vierges se prosternerent au signal que donna la premiere vestale ; puis cette même vestale s'étant relevée, on lui présenta un rameau de laurier trempé dans l'eau lustrale, elle prit de cette eau, & en jetta ensuite sur les druides, & les bergeres qui la reçurent prosternées. Une autre vierge presenta à la premiere vestale une corbeille où étoient des chapeaux de fleurs, elle en mit un sur sa tête, & sur celles des six vierges qui devoient servir au sacrifice. Aussi-tôt une d'elles prit le vase destiné
Alors la sage Chrysante sortit du temple, & avec toute sa suite, excepté les vestales qui se retirerent en leurs demeures, elle s'en alla au bocage sacré, où les vacies & les bergers l'attendoient, les uns pour offrir le sacrifice, & les autres pour revoir leurs bergeres.
Hylas qui ne songeoit plus qu'à la belle Alexis, fut contraint, malgré son impatience, d'assister à la ceremonie ; à peine fut-elle achevée qu'il se leva ; & le dîner fini, son impatience fut la même. Il osa même interrompre la sage Chrysante, & lui dit, «madame, si vous n'ordonnez promptement
Déja il se préparoit à partir, lorsqu'on vint de la part d'Amasis avertir la sage Chrysante que la reine venoit coucher chez elle pour faire le lendemain un sacrifice aux dieux infernaux, à cause d'un songe fâcheux qui l'avoit tourmentée pendant la nuit. Hylas saisit l'occasion, & pressa davantage les bergeres, puisqu'aussi bien Chrysante ne pouvoit les accompagner. Astrée n'étoit pas moins impatiente qu'Hylas ; mais elle cachoit par discretion ses vrais sentimens. Après qu'ils eurent remercié la sage Chrysante, ils se mirent en chemin, & chacun prit la bergere qui lui plaisoit davantage, excepté Silvandre que son respect pour Pâris contraignit de lui laisser Diane. Cependant Phylis ne s'éloignoit point d'eux, & se mêloit à leur entretien, comme Diane l'en avoit priée,
Lorsqu'ils furent sortis du bois, & qu'ils eurent passé le lignon sur le pont de la Bouteresse, ils purent marcher plusieurs de front, & Phylis appella encore Lycidas, & voyant que Silvandre étoit obligé de s'entretenir avec Hylas, «Hé bien Silvandre, lui dit-elle, qui de nous deux a rencontré la meilleure place ? Je crois, répondit le berger, que celle que j'occupe depuis long-temps est la meilleure. C'est de quoi, repartit Phylis, je ne conviendrai pas aisément, & vous même, si vous croyiez ce que vous dites, vous ne seriez guere épris. De quelque maniere que vous en jugiez, répliqua froidement Silvandre, mon amour sera toujours le même ; cependant il est bien certain que ma place est la meilleure ; si vous êtes à côté de Diane, je suis moi dans son cœur. Hylas voulant plaisanter à son ordinaire : ce n'est pas à toi que je parle, dit Silvandre ; c'est à Phylis, qui ignore comme toi les mysteres d'amour, mais qui souhaite plus les apprendre. O la flateuse louange pour Phylis, dit Hylas ! qu'elle vienne à moi, & je les lui apprendrai.» Tous les bergers sourirent à ce discours d'Hylas. Et Silvandre ayant remarqué qu'Astrée & Diane baissoient les yeux, revint tout à coup à Phylis. «Voici, dit-il, un de ces mysteres
Plût à dieu, interrompit Hylas, que nous aimassions tous deux une même bergere ! Ce corps que tu méprises tant, je le prendrois pour moi, & je t'abandonnerois volontiers l'esprit, fût-il le plus sçavant & le plus éclairé. Et pour te convaincre de la verité de ce que je dis, laisse-moi le corps d'Alexis, & je te laisse l'esprit du sublime Adamas.»
Les bergers se mirent à rire du parti que l'inconstant offroit à Silvandre ; ce qui l'empêcha
Ainsi parloit Hylas, lorsqu'il leur fallut passer sur une planche étroite ; & lorsqu'ils furent tous de l'autre côté, & que Silvandre voulut répondre au berger inconstant, Diane le pria d'écouter une voix qu'elle entendoit. Ils s'approcherent, & virent une bergere assise sous des arbres touffus, avec un berger qui étoit à ses genoux. «C'est assez, Alcidon, disoit la bergere, si vous voulez que je reste ici plus long-temps, finissez vos discours, & croyez que ceux que vous m'avez tenus ne serviront qu'à augmenter ma froideur pour vous. Il y a long-temps, répondit le berger, que j'aurois cessé même de vivre, si je n'avois mis mon esperance en la justice d'amour. Et quelle esperance
Astrée & les autres bergeres qui avoient entendu ce discours, pour satisfaire tout ensemble à leur curiosité, & aux loix de l'hospitalité religieusement observées en cette contrée, saluerent la bergere, & lui offrirent & à toute sa troupe, car en même tems parurent deux autres bergeres, & un berger, toute sorte d'assistance & de secours. Daphnide répondit avec beaucoup de civilité à des offres si genereuses, & leur dit en general : «Je ne m'étonne plus que cette contrée soit si favorisée des dieux, puisqu'elle est habitée par des personnes si accomplies. Je commence, ajouta-t'elle, à bien esperer maintenant de mon voyage ; & puisque vous m'inspirez cette hardiesse, je vous supplie, belle bergere, de me dire s'il y a dans cette contrée une fontaine qui se nomme la fontaine de la verité d'amour, & quelle route je dois tenir pour m'y rendre.
Astrée regardant Pâris & Silvandre, comme
A ces mots une des bergeres fixa les yeux sur Hylas ; elle crut le connoître ; & sans doute qu'elle n'eût pas demeuré dans cette incertitude, sans le déguisement où il paroissoit. Mais enfin, pour ne se point méprendre, elle s'adressa à Thamyre, & lui demanda tout bas si le berger qui parloit n'étoit point Hylas. Et Thamyre ayant répondu que c'étoit lui-même, elle revint à Daphnide, & lui dit à l'oreille : «Madame, c'est à Hylas que vous parlez.» L'étrangere changea de couleur, & se mettant une main sur le visage, elle s'écria : «Mon dieu, Hylas, que cet habit vous change, je ne sçai si le mien m'en fait autant !» Alors Hylas s'approcha, & considerant l'étrangere avec plus d'attention, il la reconnu pour Daphnide, qui passoit
Madame, interrompit Carlis, je ne croi pas qu'il se réjouisse beaucoup de retrouver ici, ni Stiliane, ni moi. Qui vous donne une opinion si injuste, ma belle maîtresse, dit-il ? Ignorez-vous que les premieres amours ne s'effacent jamais ? Cependant vous m'aviez tellement oubliée, répondit Carlis, que vous ne m'avez pas même reconnue. Je ne suis point fait comme les autres amans, répartit Hylas, mon amour se lasse quelquefois comme un arc qui a demeuré long-temps tendu, mais aussi il s'augmente par de nouvelles faveurs. Je voi bien, dit Stiliane, qu'Hylas est toujours Hylas. Mais, ajouta Daphnide, nous sçaurons à loisir un peu plus de vos nouvelles. Cependant dites-nous qui sont ces aimables bergeres, & si Astrée & Diane ne sont point ici. Madame, répondit Hylas, si vous n'êtes venue en cette contrée que pour les voir, vous pouvez vous en retourner quand il vous plaira, car les voici toutes deux en votre présence, ajouta-t'il en les montrant. Alors Daphnide s'avança pour les saluer encore une fois, & après les avoir long-temps considerées, il est vrai, dit-elle, que la renommée est au dessous de la verité, & que votre beauté surpasse ce que l'on en publie. Madame, répondit Astrée en rougissant, nous ne voyons que nos bois & nos pâturages ;
Hylas fut charmé que Daphnide eût pris cette résolution. Et comme Daphnide l'avoit connu dans l'isle de Camargue, elle lui fit plusieurs questions ausquelles les bergeres répondoient quelquefois ; & quelquefois Silvandre y répondoit pour lui. Il voulut en vain se contraindre devant les étrangeres ; il s'échappa souvent, mais sur tout lorsque Silvandre prenoit la parole. Daphnide, Stiliane, & Carlis en rioient de sorte qu'enfin s'adressant à Daphnide, «Je croi, madame, dit Hylas, qu'en prenant le même habit que ces bergeres, vous avez pris aussi le même caractere, puisque les discours de Silvandre vous plaisent tant. Mais Silvandre mon ami, continua-t'il, en se tournant vers le berger, sois persuadé que c'est Silvandre, & non pas Hylas qui est la risée de Daphnide ; il n'est pas surprenant qu'ayant toûjours été nourri aux villages, tes discours la fassent rire. Gentil berger, dit incontinent Daphnide, ne croyez point Hylas, vous connoissez son caractere, & je serois extrêmement touchée que vous eussiez de moi une pareille opinion.
Madame répondit Silvandre, nous nous faisons souvent de semblables reproches ;
Alors Daphnide prit la parole. «Hylas, dit-elle, ce berger montre assés qu'il ne me connoît pas mal ; mais gentil berger, ajouta-t'elle en s'adressant à Silvandre, dites-nous où vous avez appris ce que vous racontez. Madame, répondit Silvandre, j'ai long-temps frequenté les écoles des massiliens, où les bardes ont tant de fois chanté votre nom. Par quelle avanture êtes-vous maintenant dans cette contrée sous cet habit, & quel motif vous y retient ? La fortune m'y a conduit, répondit Silvandre, & c'est l'amour qui m'y arrête. Et moi, dit Hylas, l'amour m'y a conduit, & la belle Alexis m'y retient. Qui est cette heureuse Alexis, dit Daphnide en souriant ? C'est celle-là même, continua Hylas, qui vous fera rougir de honte, & pâlir d'envie, quand vous la verrez si belle.» Alors
Ces discours qui répandirent la joye parmi les bergers, auroient continué plus long-temps, si ne s'étant enfin trouvés près de la maison d'Adamas, ils ne s'étoient arrêtés pour la considerer. Cependant Alexis, pour hâter la satisfaction que devoit lui procurer la vue d'Astrée, étoit appuyée avec Leonide sur une fenêtre d'où elle découvroit toute la plaine. Mais lorsqu'elle apperçut cette nombreuse compagnie, lorsqu'elle démêla Astrée parmi les bergeres, ô dieux que devint-elle ! Elle garda long-temps un profond silence, les yeux attachés sur cet agréable objet ; enfin poussant un soupir, & la montrant à Leonide : «La voici dit-elle, la plus belle & la plus aimable bergere de l'univers.» Puis s'éloignant un peu de la fenêtre, & croisant les bras : «Mais ô dieu, dit-elle, comment oserai-je me presenter à ses yeux
La pierre en est jettée, interrompit Leonide ; il n'est plus temps de déliberer. Voici l'heure où vous devez montrer que vous êtes fils de cet Alcippe dont on a tant vanté le courage. Il faut que vous receviez Astrée sans étonnement, & qu'à son abord vous ayez assés de pouvoir sur vous-même, pour ne pas faire remarquer ce que vous voulez tenir caché. Car sçachez que les premieres impressions sont les plus durables, & qu'elles donnent lieu aux jugemens les plus assurés ; dissimulez donc si bien, que vos actions n'aillent point trahir votre déguisement. Ah madame, dit Alexis, que ces conseils vous coutent peu ! Pourquoi me nommer de la sorte, interrompit Leonide ? Vous sçavez qu'Adamas veut que j'appelle Pâris mon frere, & qu'il
Elle parloit de la sorte, lors qu'Adamas averti de l'arrivée d'Astrée, entra fort à propos pour rassurer Alexis. En même temps on vint dire que toute la troupe s'avançoit. Alexis changea de couleur, & ses genoux se dérobant sous elle, elle fut contrainte de s'assoir. Leonide representa qu'il falloit tirer les rideaux afin que l'on s'apperçût moins des émotions d'Alexis, & le druide ayant goûté cet avis, il fut suivi à l'instant.
Astrée de son côté n'étoit pas moins embarassée ; elle s'approcha de Phylis, & lui dit à l'oreille de s'arrêter un peu avant que d'entrer ; car, «ajouta-t'elle, l'esperance que j'ai de trouver dans Alexis les traits de Celadon, me transporte tellement hors de moi-même, que si je n'ai le loisir de me rassurer, je ferai connoître ce que je désire tant cacher, & surtout à ces étrangers.» Aussi-tôt Phylis vint à Daphnide, & lui dit : «Madame, n'êtes-vous point fatiguée ? & ne trouvez-vous point à propos que nous nous reposions un peu, avant que de monter à la sale. Pour moi, dit-elle, je suis bien de cet avis, & si je n'avois craint de vous déplaire, je l'aurois déja proposé.» Hylas qui étoit impatient de voir sa chere Alexis, monta l'escalier sans attendre personne. Il rencontra à l'entrée de la sale Adamas, Leonide, & Alexis. Et parce qu'ils avoient jugé tous trois que l'amour d'Hylas favoriseroit leur artifice, ils lui firent un accueil très gracieux. Le druide même, après l'avoir embrassé, lui dit en souriant : «Il est aisé de connoître qui de toute la troupe est plus de nos amis. Si mon empressement à venir le premier, dit Hylas, vous en a donné quelque preuve, mon attention à partir le dernier ne vous en convaincra pas moins ; heureux si je vous fais autant de plaisir que j'en reçois. Mais ajouta-t'il tout bas,
Hylas vouloit répondre, lors qu'Adamas lui demanda qui étoient les bergers & les bergeres qui arrivoient. «Je suis ravi, mon pere, répondit Hylas, que vous m'en rappelliez le souvenir. Je les ai devancez en partie pour vous en informer, & la présence de la belle Alexis m'a tout fait oublier. Sçachez donc qu'Astrée, Diane, & Phylis, & plusieurs bergeres des hameaux voisins vont paroître. Il y a encore quelques étrangeres, comme Florice, & Circéne ; mais si nous n'avions rencontré la belle Daphnide, & le gentil Alcidon qui viennent dans cette contrée, pour consulter la fontaine de la verité d'amour, je ne serois point venu vous donner cet avis. Daphnide est la plus belle personne de la province des romains, & Alcidon le plus aimable chevalier de Thierry & du grand Euric. Ainsi vous voyez que je ne suis pas le seul qui me déguise en berger, pour mener dans ce climat une vie heureuse. Est-il possible, répondit Adamas, que ce soit cette
En même temps les bergeres parurent ; car Astrée ne pouvoit plus résister à l'impatience qu'elle avoit de voir Alexis. Elle fit un signe à Phylis, qui s'adressant à Daphnide & à Pâris, leur dit : «Hylas nous empêche de reprendre haleine, en nous contraignant de le suivre ; car que dira le sage Adamas, lorsqu'il sçaura par lui que nous sommes arrivées ? Daphnide prit Astrée & Diane par la main, & elles marcherent toutes de compagnie.» Adamas les attendoit à l'entrée de la sale, où il les reçut avec beaucoup de civilité ; & feignant de ne connoître ni Daphnide, ni Alcidon, il adressa la parole aux bergeres : «Hé quoi, leur dit-il, vous méprisez tellement vos voisins, que si je ne m'étois plaint, ma fille eût été long-temps ici, sans que vous eussiez daigné la venir voir. Astrée prenant la parole, parce qu'Adamas avoit tourné les yeux de son côté : Mon pere, répondit-elle, c'est ainsi que les choses qui dépendent de plusieurs sont souvent
Adamas qui vouloit cacher son artifice, fit asseoir Alexis dans le lieu le plus obscur. Ensuite, comme s'il n'eût fait que remarquer alors Daphnide & sa suite, il demanda à Thamire qui étoient ces belles étrangeres. «Hylas, dit le berger peut vous en instruire mieux que moi ; car, mon pere, ajouta-t-il, je sçai seulement, & c'est lui qui nous l'a dit en chemin, qu'elles sont d'une illustre naissance.» Alors Pâris s'approchant d'Adamas, lui dit que c'étoit la belle Daphnide, & le celebre Alcidon, si connus l'un & l'autre à la cour du grand Euric. Adamas feignit
Enfant j'aime les enfans.
Chacun aime ses semblables.
Et des vieux je me défens
Comme d'amour incapables.
Je tiens pour un grand malheur
D'aimer long-temps une belle ;
Car plus que la vieille fleur,
J'aime l'épine nouvelle.
Mais je ne sçai toutesfois
Quelle est l'erreur mensongere
Qui mêle parmi mes loix
Une doctrine étrangere.
Elle dit qu'il faut aimer
Jusques dans la sépulture,
Qui cherche une autre aventure.
Dogme trop pernicieux
Que vous ne devez point suivre !
A quoi serviroient les yeux ?
Et pourquoi faudroit-il vivre ?
«Si donc vous voulez, continua le berger, que je revienne à vous, ne me parlez plus de ces anciennes amitiés, car je tiens pour ma devise ; aimer une heure, c'est aimer long-temps ; il suffit d'aimer un moment, & ne croyez pas que votre prétendue estime puisse m'attirer ; on se soucie peu des sentimens de ceux que l'on a quittés. Silvandre prenant la parole pour Phylis, la réputation, dit-il, que les hommes désirent avec tant de passion, est-elle autre chose que cette estime qui t'est si indifferente ? Je voi bien, répondit froidement Hylas, que Silvandre n'a pas la place qu'il désire, & que dans sa mauvaise humeur il s'en prend à moi. Mais, Silvandre mon ami, il faut se roidir contre la mauvaise fortune, & nous contenter l'un & l'autre, car je suis dans le même cas que toi, de dire que ce siecle est dépravé, & que la faveur ne suit jamais le mérite.»
Hylas tenoit ce langage à Silvandre, parceque
Cependant Astrée & la feinte Alexis s'entretenoient ensemble, quoiqu'Alexis eût peut-être perdu un temps si favorable, & si précieux, si Astrée n'avoit enfin rompu le silence. Alexis se souvenoit de l'ordre cruel qu'elle avoit reçû, & n'osoit parler, de peur d'être reconnue. Astrée de son côté attribuoit ce silence au peu de familiarité qui étoit entr'elles, ou bien à l'ignorance où elle étoit des affaires de la contrée. Elle commença donc la premiere en ces termes : «A voir cette beauté si rare dont le ciel vous a douée, qui ne l'appellera injuste de nous en avoir si long-temps privés, en vous cachant si loin de nous parmi les vierges druides ; mais quand je fais réflexion que
Hylas cedant aux mouvemens de sa jalousie vint interrompre cet entretien ; il se jetta aux genoux d'Alexis, & sans qu'elle y fît attention, il lui baisa la main. «Hé quoi, lui dit-elle enfin, les bergeres du Lignon vous permettent-elles ces familiarités ? Nos vierges les trouveroient fort étranges. Ma belle maîtresse, dit Hylas, comme les manieres de ces bergeres ne sont point des régles pour moi, les manieres de ces vierges n'en doivent point être pour vous.»
Cependant Adamas entretenoit Alcidon & Daphnide, Madame, lui disoit-il, je ne doute point que ce ne soit un sujet important qui vous ait amenée dans notre contrée ; autrement vous qui êtes nourrie & élevée à la cour, vous ne vous seriez
Quelles sont ces conditions, dit Alcidon ? Elles sont terribles, répondit Adamas. L'enchantement ne peut finir que par la mort du plus fidele amant, & de la plus fidele amante qui soient dans la contrée. Pourvu, dit Alcidon, que l'amante se trouvât, j'aurois bientôt fourni ce fidele
A ces mots Adamas se leve, & s'adressant à Leonide, à Pâris, & à la feinte Alexis, il leur ordonne de rester avec les bergeres, pendant qu'il conduiroit Daphnide dans la galerie. «Et vous Hylas, ajouta-t'il, faites comme le meilleur de nos amis, les honneurs de la maison. J'y consens, dit froidement Hylas, pourvû que ma belle maîtresse me promette de faire ce que je lui dirai :
LIVRE TROISIÈME.
La galerie où le sage Adamas conduisit Alcidon & Daphnide étoit plus considerable par les curiosités qui y étoient rassemblées, que par la magnificence de sa structure. Les portes & les fenêtres étoient incrustées de marbre ; les proportions y étoient exactement observées ; on n'y avoit épargné ni la sculpture, ni la dorure. Mais si l'édifice attiroit les yeux par sa richesse & par sa beauté, toutes les raretés dont Adamas avoit pris soin de l'enrichir, retenoient les esprits dans une admiration continuelle.
La voute qui sembloit être soutenue sur
Au-dessous des frises dorées étoit une seconde frise ornée de divers festons. Les statues des empereurs romains depuis le premier des Cesars jusqu'au troisiéme des Valentiniens, étoient placées dans des especes de niches. Mais ce qu'il y avoit de plus curieux en ce beau lieu, c'est que les embrasures des fenêtres étoient remplies des cartes de toutes les provinces de la gaule, & que dans ces cartes on n'avoit oublié ni bataille remarquable, ni siege d'importance ; en sorte que celui d'Alexia, & toutes les expeditions
Autour de ces cartes on remarquoit les portraits au naturel des princes qui de temps en temps avoient dominé dans ces provinces. Du côté de la seconde Belgique, on voyoit Pharamond, Clodion, & Merovée ; auprès de celui-ci Childeric son fils, mais sans couronne, parce qu'il n'étoit pas encore roi des francs. Dans la carte des sequanois paroissoient Athanaric, & sa femme Blisinde, qui avoient donné la naissance au vaillant Gaudiselle premier roi des bourguignons. Aprês eux leur fils Gundioch qui assura sa domination dans les gaules ; enfin Gondebaut avec ses trois freres, Chilperic, Godomar, & Godegesile. La belle Daphnide ayant par hazard jetté les yeux sur la carte d'Aquitaine, elle vit ces vaillants visigots qui y avoient regné. Depuis qu'elle les eut apperçus, il lui fut impossible de les quitter, parce qu'elle reconnut le nom & les traits de plusieurs, de Torismond sur tout, de Thierri son frere, & du vaillant Euric près duquel elle se vit peinte, telle qu'elle étoit à l'âge de vingt-ans. A la vue du portrait d'Euric ; «O grand Euric, dit-elle en soupirant, que cette journée qui te ravit au trône & à ton peuple, fut malheureuse ! & que mes regrets sont légitimes, puisque je n'ai pû te suivre ! Madame, reprit Alcidon, pensez-vous
Adamas qui sentoit que cet entretien ne pouvoit qu'affliger la belle Daphnide, l'interrompit en l'invitant à s'asseoir. Il la supplia de conformer sa volonté à celle du grand Thautates, & de croire qu'il disposoit de tout avec tant de sagesse, que la prudence humaine étoit forcée d'avouer qu'elle est aveugle au prix de la sienne. Alors Daphnide s'étant assise auprès d'Adamas, elle commença en ces termes :
HISTOIRE D'EURIC,
DE DAPHNIDE, ET D'ALCIDON.
Après toutes les disgraces que les dieux m'ont envoyées, j'avois résolu de me confiner dans une solitude ; les importunités seules de ce chevalier m'en ont détournée ; & puisque c'est elles qui nous ont conduits dans cette contrée, permettez-moi, mon pere, de vous raconter ce qui s'est passé entre nous, afin que la fontaine de la verité d'Amour nous étant interdite, nous puissions par vos conseils sortir de l'état déplorable
Sçachez donc qu'entre les enfans que laissa Thierry ce grand roi des visigots, Thorismond fut celui qui recueillit sa succession. Il fut couronné à Toulouse. Il pensa non-seulement à étendre les limites de son royaume, mais encore à se faire une cour brillante. Mon étoile voulut que j'y fusse conduite alors par ma mere. J'avois environ quinze ans. J'avouerai même que je croyois ne le ceder à personne en beauté. Le roi me voyoit avec plaisir ; mais la disproportion qui étoit entre nos âges, fit qu'il s'éloigna de moi.
En ce même temps Alcidon étoit auprès du roi. Je puis dire sans flatterie, qu'il effaçoit les chevaliers les plus accomplis. Son mérite qui le distinguoit d'une maniere si avantageuse, quoique dans ses premieres années, lui attira toute l'attention du prince. Il en prit un soin particulier, ne doutant pas que si on le cultivoit, il ne dût faire l'ornement & la gloire de sa cour.
Ne rougissez point, Alcidon, de ces louanges ; je veux, dit-elle en se tournant vers lui, que vous sçachiez que ma haine pour vous ne me cache point ce que vous valez. Pourquoi donc, interrompit Alcidon, vous cacher à vous même mon extrême affection qui est si connue de tout le monde ? C'est un point, dit-elle, que nous éclaircirons une autrefois. En même temps elle continua de la sorte :
Dans le dessein qu'avoit Thorismond de rendre Alcidon un chevalier accompli, comme il n'ignoroit pas que l'amour est presque toujours le principe des plus genereux desseins, il lui ordonna de me servir, & de m'aimer. Alcidon avoit environ dix-huit ans. Il comprit quelle étoit la faveur que le roi lui faisoit ; il résolut de lui obéir, & se donna à moi. Il y eut peu de temps après un bal que le roi donnoit, & où il assista avec la reine. Alcidon & moi nous nous trouvâmes par hazard vêtus de blanc ce jour-là. Alcidon vint me prendre pour danser ; & le roi ayant remarqué que nous n'osions nous parler, dit en riant : «Ce couple me paroît bien assorti ; mais je croi que la couleur de leurs habits désigne parfaitement leur innocence.» En effet, soit honte, soit amour, Alcidon ne me dit rien tant que le bal dura ; pour moi qui étois encore sans dessein, je ne pensai qu'à étaler les prétendus charmes que pour me flatter on feignoit de me trouver. Depuis ce jour, s'il conçut pour moi quelque passion, il sçut bien l'expliquer ; & j'avoue que ses services me persuaderent qu'il m'aimoit, & qu'il méritoit d'être aimé. Il ne réussit pas moins auprès du prince ; & bientôt il put, sans témerité, aspirer aux plus grandes charges de l'état ; en effet, malgré sa jeunesse il en obtint une des plus considerables ; & sans que la cour en murmurât. Mais,
Cette mort inopinée nous consterna ma mere & moi. Nous nous retirâmes aussi-tôt que nous le pûmes, dans la province des romains, où étoient nos terres. Nous craignions après la mort d'un si grand prince quelque tumulte dans le royaume. Pour Alcidon, il fut si sensible à la perte qu'il venoit de faire, que l'on crut qu'il ne survivroit point à son maître. Il sçait que je partageai ses ennuis, comme je le devois, quoiqu'il m'eût oubliée jusqu'au point de ne me donner durant tout ce temps-là aucune de ses nouvelles.
Thorismond eut pour successeur Thierry son frere. Thierry se vit à peine sur le trône, qu'il pensa à faire des conquêtes. Le roi des sueves qui avoit épousé sa sœur vouloit étendre ses limites du côté de l'Espagne : il lui fit sçavoir que s'il n'abandonnoit ce projet, il ne manqueroit pas de s'y opposer. Richard, c'est ainsi que s'appelloit le roi des sueves, méprisa ces menaces ; & Thierri après avoir passé les pyrenées lui présenta la bataille, &
ALCIDON A DAPHNIDE.
Je ne sçai, Madame, si vous reconnoîtrez ce caractere, & si vous vous souviendrez du nom d'Alcidon. Si vous ne l'avez point oublié, & si les guerres où j'ai été occupé en des climats éloignés peuvent m'excuser auprès de vous, je vous conjure, madame, par la memoire du grand Thorismond, de pardonner à mon silence. J'attens la permission de voùs justifier à vous même ma conduite. Ordonnez du lieu ou je dois recevoir cette satisfaction, & vous verrez qu'Alcidon ne fut jamais plus à vous qu'il l'est aujourd'hui, & peut-être le trouverez-vous moins incapable de vous servir, que lorsque vous le lui permites la premiere fois.
Quoique je sçusse qu'il ne m'aimoit plus, je consentis à me laisser voir. Il est vrai que craignant sa legereté qui m'étoit si connue,
DAPHNIDE A ALCIDON.
C'est par curiosité, & non par amour que je vous permets de me voir. Ne triomphez donc point de cette permission, & profitez mieux de cette faveur que vous n'avez profité de celles que votre enfance vous à obtenues. Adieu.
L'armée d'Euric étoit alors autour d'Arles, dont ce prince pressoit le siege autant qu'il pouvoit. Lorsque nous abandonnâmes la cour, ma mere & moi, mon pere s'étoit retiré dans une place forte qu'il avoit en Aquitaine. Ma mere qui craignoit la guerre, la trouva dans la province des romains, où elle étoit venue pour l'éviter. Au premier bruit de l'arrivée d'Euric avec une armée, elle se retira aux extremités du Venaissin sur la Sorgue, où elle avoit une maison fortifiée, & une sœur dans le voisinage mariée à un des principaux chevaliers de la contrée.
Lorsque je reçus la lettre d'Alcidon, ma mere avoit une de ces indispositions que l'âge
A ces mots la belle Daphnide s'interrompit, & après s'être passé plusieurs fois la main sur le front, se tournant enfin vers Alcidon, je voulois continuer, lui dit-elle ; mais il me semble plus à propos que vous racontiez maintenant ce que vous avez fait, afin que le sage Adamas entendant de notre bouche ce qui nous est arrivé, il puisse mieux s'assurer de la verité. Alcidon répondit alors : «Commandez, madame, & j'obéirai ; mais vous sçavez beaucoup mieux que moi-même ce que je fais, & ce que je pense, puisque je ne fais, ni ne pense rien que par vous. Seigneur chevalier, dit Adamas, puisque Daphnide vous le permet, vous ne devez point hésiter. Je le lui ordonne, interrompit Daphnide.» Au même temps Alcidon prit la parole, & commença en ces termes :
Je ne répeterai point ce que la belle Daphnide
Le château de Lers, où Daphnide avoit choisi le lieu de notre entrevue, étoit situé dans le Venaissin, sur les bords du Rhône. Le seigneur de ce lieu servoit dans l'armée d'Euric, & de plus étoit mon ami. Il y avoit quelque alliance entre Daphnide & sa femme ; ensorte qu'il étoit comme impossible de choisir un lieu plus commode. Je n'y voyoit
Je pris avec moi le messager que j'avois envoyé à Daphnide, homme sur qui je pouvois compter, & qui d'ailleurs sçavoit les chemins. Je me fis accompagner encore de deux chevaliers seulement. Nous partons déguisés, une heure après le dîner, & après avoir marché le reste du jour, & la nuit suivante, nous arrivons au lever du soleil à Lers. La dame du lieu me reçut avec tout l'accueil imaginable, parce qu'elle n'ignoroit pas l'amitié que son mari me portoit. Elle me parut très curieuse de sçavoir le sujet de mon voyage. Je lui fis entendre que c'étoit une affaire très importante au service du roi, & que n'osant me montrer, de peur d'être reconnu, je la suppliois de tenir la porte du château bien fermée, & que je partirois le plus secretement qu'il me seroit possible, quand la nuit seroit venue.
Déja la moitié du jour étoit passée, sans que la belle Daphnide parût. Dans ma juste impatience, je montai au haut d'une tour, feignant de vouloir découvrir le pays. Enfin lorsque je commençois à perdre toute esperance, j'apperçus un char du côté même par où je sçavois que Daphnide devoit arriver. Après l'avoir consideré quelque temps, on
Après les premieres cérémonies on nous apporta des sieges, & je me trouvai près de Daphnide, un peu éloigné des autres. Lorsque je me vis en lieu où je pouvois m'expliquer plus librement, je voulus remercier Daphnide de la faveur qu'elle m'accordoit. Mais lorsque je voulus ouvrir la bouche, elle m'interrompit d'un air severe. «Alcidon, me dit-elle, vous m'êtes moins obligé que vous ne pensez ; je ne vous ai accordé cette visite que pour vous punir, sçachant bien que pour peu que vous m'ayez aimée dans votre enfance, vous mourrez maintenant d'amour, en me voyant telle que je suis. Trouvez-vous, ingrat, que j'aye mérité votre oubli ? Pensez-vous, infidele, que rien puisse excuser un silence de deux ans entiers ? Je sçai que vous ne manquerez pas d'excuse, si je veux vous écouter, on dit beaucoup quand on aime peu. Mais je vous défends de parler : non que je craigne d'être persuadée par vos discours. Je ne veux pas même vous donner une satisfaction qui vous soit aussi agréable, que le seroient vos excuses.» J'essayai inutilement de répondre,
«Cette Daphnide que vous voyez maintenant, est la même à qui vous fîtes les premiers sermens de fidelité, & qui la premiere vous donna sa foi ; la même dont vous avez tant de fois mouillé la main de vos larmes innocentes, lorsqu'elle feignoit de ne vous croire pas, ou qu'elle vous répondoit trop lentement à votre gré. Mais elle peut bien dire aussi à votre confusion, qu'elle seule a conservé sans tache la foi qu'elle vous a donnée, & qu'elle a toujours continué de vous aimer, malgré tous les sujets que vous lui avez donnés de vous hair. Lorsque je me suis rappellé notre enfance, & vos promesses si trompeuses, ces yeux que vous avez idolâtrés, n'ont point vû tarir la source de leurs larmes. Ecoutez, Alcidon, comment j'ai vêcu depuis la mort de ce grand roi à qui vous & moi nous avons tant d'obligation ; & vous jugerez que vous êtes le plus injuste des hommes, & que votre silence vous auroit
Alors reprenant les choses dès notre séparation jusqu'à cette entrevue, elle ramena toutes les occasions où elle avoit pû sçavoir de mes nouvelles, pour me reprocher l'oubli dont elle m'accusoit. Et pour me prouver d'un autre côté qu'elle s'étoit souvenue de moi, elle me rapporta presque tout ce qui m'étoit arrivé de plus remarquable. Comme j'étois véritablement surpris de toutes les particularités qu'elle me racontoit : «Vous êtes étonné, me dit-elle, mais si vous aviez été ce que vous deviez être, c'est par vous que je les eusse apprises.» Elle continua long-temps ces reproches, sans me permettre d'ouvrir la bouche pour me défendre, ni pour lui répondre. Enfin cette orgueilleuse beauté croyant s'être assés assurée de son pouvoir sur moi, changea tout-à-coup de visage & de discours. «Maintenant, me dit-elle, je vous permets de parler, il me suffit de vous avoir ôté la parole pendant deux heures, pour vous punir d'un silence volontaire de deux années.» Je veux bien vous montrer autant d'indulgence, que vous me reconnoissez puissante à me venger, si je le voulois. «Madame, lui dis-je alors transporté de joye, que ne m'est-il permis de me jetter à vos genoux, & de vous exprimer
Si vous avez crû quelquefois, continuai-je, que le jeune Alcidon ait éperdument aimé la belle Daphnide, vous croirez aussi, madame, qu'après la perte de Thorismond, la plus grande satisfaction qu'il pût recevoir alors, étoit de recevoir de vos nouvelles. Mais pour satisfaire à mon devoir, je voulus m'interdire tout ce qui pouvoit me divertir de mon affliction. Amour sçait si de tous mes ennuis, j'en ai ressenti quelqu'un plus vivement que de me voir éloigné de votre présence. Ce qui doit vous en convaincre, c'est qu'aussitôt que mes regrets un peu didiminués me l'ont permis, je n'ai point eu de repos que je n'eusse l'honneur de vous voir, malgré le péril des chemins, & les bontés du grand Euric dont il m'a fallu m'éloigner. Me voici donc à vos piés, madame, pour vous supplier de me recevoir comme votre ancienne conquête, puisque je suis à vous dès l'enfance. Je reçois, me dit-elle
J'allois répondre, lorsqu'on vint nous avertir qu'il étoit temps de souper. Nous renvoyâmes donc à un autre temps le reste de notre entretien. Nous le reprîmes, dès que le repas fut fini. L'heure du repos nous contraignant enfin de nous séparer, nous jugeâmes qu'il n'étoit pas naturel que pour une entrevue si courte j'eusse fait un voyage si hazardeux. Nous prévoyions d'ailleurs que nous ne pourrions nous revoir de long-temps, & cependant comme elle étoit obligée, pour éviter tout soupçon, de partir le lendemain, nous fûmes en peine de trouver un lieu favorable. «Je ne voudrois pas, Alcidon, me dit-elle enfin, vous exposer ; mais puisque vous me pressez si vivement, je vous dirai que j'ai une sœur mariée à cinq ou six lieues d'ici, & que nous pourrions fort bien nous voir dans sa maison, si mon beaufrere n'étoit ennemi du roi Euric, & si par malheur il n'avoit à l'occasion d'un mariage une nombreuse assemblée chés lui.» J'avouerai, mon pere, que ce parti me parut dangereux ; mais lorsque je me representois que je ne pouvois autrement voir la belle Daphnide, le péril disparoissoit à mes yeux. Je lui répondis donc que le danger
Nous nous séparâmes dans cette résolution, & le matin, après m'avoir laissé un des siens qui lui étoit affidé, elle partit exprès sans que je la visse, afin d'ôter tout soupçon. Pour moi, je partis sur les trois heures du soir avec mon guide, après avoir fait à mes hôtes les remercimens que je devois. Je ne parlerai point des périls que je courus, & dont l'amour me tira. Le lieu où je fus conduit, un des plus solitaires de la contrée, étoit bien propre à cacher les entreprises d'un amant. Au bas de rochers épouventables, dans une isle que forme la riviere de Sorgue, est une maison isolée. Il étoit neuf heures du soir, quand nous arrivâmes à la porte du jardin, que je trouvai fermée, & qui fut long-temps à s'ouvrir, même après que nous eûmes donné le signal dont nous étions convenus. Jugez, Adamas, quelles devoient être mes frayeurs ; cependant l'amour me déterminoit à tous les évenemens. La porte s'ouvre enfin, & d'abord se présente à mes yeux une dame que vous eussiez pris pour Diane. Elle avoit les cheveux épars, le sein & les épaules découvertes, des brodequins dorés, un carquois, & dans la main gauche un arc d'y voire. Je sçus depuis
Je lui répondis que sous de tels auspices, il n'y avoit rien que je ne tentasse. Je suis ravie, me dit-elle, de vous voir si déterminé : Sçachez qu'amour & la fortune aident toujours à une ame courageuse. Entrez, ajouta-t-elle, vaillant chevalier. J'entrai donc, & la porte fut aussitôt refermée. Alors je me vis seul avec Delie dans ce jardin ; j'avouerai qu'un cœur qui n'eût été prévenu d'aucune passion, n'auroit gueres pû se défendre de l'aimer, tant cet habit rehaussoit sa beauté naturelle. Comme je l'examinois en silence, elle crut que j'étois impatient de revoir la belle Daphnide. Héquoi, me dit-elle, en souriant, avez-vous paru si hardi en entrant dans ce lieu, pour montrer ensuite si peu de courage ? Contre qui, répondis-je, voulez-vous que j'éprouve ma valeur ? N'avez-vous point sous vos yeux, reprit-elle, un assez fier ennemi ? J'avouerai, lui dis-je, que si la belle Daphnide ne possedoit mon cœur, je vous tiendrois pour infiniment dangereuse. Alcidon, continua-t-elle, avant que vous m'échappiez,
Delie me conduisit par un escalier dérobé à l'appartement de la belle Daphnide. Et lorsqu'elle se fut assurée que Daphnide étoit seule, elle m'introduisit. Daphnide pour écarter les importuns avoit feint un mal de tête, & s'étoit jettée sur son lit. Une simple bougie éclairoit la chambre. Je me jettai incontinent à genoux, & disant à la belle Daphnide que je venois remettre & ma vie & mon ame entre ses mains, je les lui baisai plusieurs fois, sans qu'elle me répondît un seul mot. Comment s'écria Delie, vous ne dites rien à cet aimable chevalier ? «Qu'il me pardonne, dit-elle en me relevant, la crainte
Parlez bas, dit Delie, je vais m'asseoir ici faisant semblant de lire, pour éteindre la lumiere, si quelqu'un vient, ou pour l'entretenir, afin que vous ne soyez point interrompus. Mais souvenez-vous de ne rien entreprendre contre l'honneur des dames qui sont ici, & de vous contenter des faveurs qu'elles voudront bien vous accorder. A ces mots, sans attendre ma réponse, elle s'assit avec un livre à la main ; elle me laissa avec Daphnide. Je m'assis sur son lit, & après lui avoir plusieurs fois baisé les mains : Madame, lui dis-je, se peut-il que jamais je puisse m'acquitter envers vous ? Vous me devez plus que vous ne pensez, répondit Daphnide. Que ne m'en a-t-il pas couté pour vous donner cette preuve de ma tendresse ? Alcidon, ce n'est qu'avec des peines extrêmes que j'ai persuadé à ma sœur de vouloir bien se prêter à mon dessein. Il m'a fallu employer tous les artifices imaginables pour tromper son mari, ses amis, ou plus tôt la province entiere. Considerez encore,
Elle vouloit me répondre, lorsque Delie nous avertit qu'elle entendoit quelqu'un. C'étoit en effet son beau frere qui venoit pour sçavoir des nouvelles de Daphnide. Delie lui fit signe de ne point entrer, & lui dit que Daphnide après s'être plainte quelque temps, venoit de s'endormir. Hé quoi, lui dit-il, ne viendrez-vous point danser ? & votre déguisement vous sera-t-il inutile ? Je ne sçai, mon frere, lui répondit-elle, mais si ma sœur repose encore dans une demie heure, vous viendrez me prendre, & je vous suivrai. Delie nous ayant rendu ce discours, Daphnide lui dit : S'ils veulent danser ici, j'en serai charmée, pourvû qu'il y ait le moins de personnes, & le moins d'instrumens qu'il se pourra, & qu'après avoir
Aussitôt elle me donna la clef du cabinet, & me dit que j'y pourrois demeurer en assurance, & que si je laissois la porte entr'ouverte, je ne serois point mécontent du bal, quoique je fusse accoutumé aux magnificences du grand Euric. Pendant qu'elle me parloit ainsi, le maître de la maison revint, & si doucement, de peur d'éveiller Daphnide, qu'il pensa nous surprendre. Mais Delie nous faisant signe alla au devant de lui avec la bougie pour empêcher qu'il ne m'apperçut. J'avois bien prévû, lui dit-elle, que si nous avions un peu de patience, ma sœur, nous verroit danser. N'est-il pas vrai, ma sœur, ajouta-t-elle, en s'adressant à Daphnide ? Oui, répondit-elle. Mais je vous supplie, mon frere, qu'il y ait peu de personnes, & peu d'instrumens je crains que le bruit ne renouvelle ma douleur. Tandis que le frere alla annoncer cette nouvelle, j'eus le loisir de me retirer dans le petit cabinet ; & l'on ajusta de telle sorte la tapisserie, que je pus tout voir, sans être vû.
A peine tout étoit disposé, que nous vîmes entrer une partie des chevaliers, avec un grand nombre de belles dames, Stiliane & Carlis entr'autres qui ont accompagné
Après avoir long-temps discouru sur ce sujet, j'apperçus le jour au travers des vîtres. Nous consultâmes alors si je devois partir, ou demeurer. Daphnide que mes propres dangers allarmoient, vouloit d'abord que je partisse avant que le jour fût plus grand ; mais je la rassurai, & après lui avoir representé que de long-temps je ne pourrois la revoir, elle consentit à ce que je demeurasse encore tout ce jour. La belle Daphnide résolut de garder le lit, pour ne me point laisser seul, & Delie avertit le messager & les chevaliers qui m'avoient accompagnés, de se trouver au lieu & à l'heure que nous avions choisis.
Lorsque tout le monde se fut levé, Delie en fit autant, & je fus obligé de me remettre dans le cabinet, parce qu'elle ne voulut point que je la visse s'habiller. Elle ferma donc la porte sur moi, & lorsqu'elle fut habillée, elle alla donner ordre à ce que nous avions résolu. Dès qu'elle fut de retour, elle fit apporter à Daphnide un bouillon qu'elle lui présenta elle-même, puis me délivrant de ma prison, «chevalier, dit-elle, approchez, voici de quoi vous soutenir un peu,
Tous leurs discours roulerent sur le roi Euric, & sur les préparatifs que l'on faisoit en divers lieux pour lui résister. Je fus charmé de les entendre pour en informer mon maître ; & mes avis ne lui furent pas inutiles. Ce qu'il y eut de fâcheux pour moi, c'est que ces chevaliers demeurerent jusqu'au soir près de la belle Daphnide ; ils prirent enfin le parti d'aller se promener, & l'ayant laissée seule, Delie vint m'ouvrir la porte, & je sortis du cabinet. «Hé bien, me dit-elle, que vous semble de cette aventure, & de la longueur de votre prison ? Que je suis trop heureux qu'il m'en ait couté si peu, puisque j'ai vû ce matin les beaux yeux de Daphnide, & que je ne goutai jamais tant de plaisirs dans le palais du grand Euric.
Cependant me voila seul auprès de ma belle maîtresse ; car Delie, de peur que l'on ne me surprît, nous avoit enfermés. Alors l'amour, & l'occasion me livrerent un cruel assaut ; d'ailleurs j'étois presque seur d'être aimé, & je n'avois point oublié les leçons du grand Euric. Mais, madame, jugez de quelle nature est mon amour ; je me jettai seulement à genou, je vous baisai la main, en poussant un profond soupir : tant le respect qui accompagne toujours un amour violent, eut alors d'empire sur moi. Il est vrai, sage Adamas, qu'ayant demeuré ainsi quelque temps, je lui dis comme transporté hors de moi-même : «Hé bien, madame, comment ordonnez-vous que je vive ? autrement que
En même temps Delie ouvrit la porte, & craignant qu'il n'y eût quelqu'un avec elle, je me retirai dans le cabinet ; mais quand elle eut refermé la porte, & que je la vis seule, je revins en ma place, & je voulus reprendre la main de ma belle maîtresse ; mais elle la retira, & me dit si haut que Delie l'entendit : «Vous me ferez plaisir, Alcidon, puisque vous en usez de la sorte, de ne me plus importuner. Chevalier, interrompit Delie, je gage que vous avez violé les conditions ausquelles vous vous étiez soumis en entrant ici. Non, répondit Daphnide ; en ce cas il ne seroit qu'amant parjure : au lieu qu'il s'est montré trâit*** & perfide. & je veux bien, ma sœur, que vous nous jugiez. J'y consens, répartis-je ; mais daignez, ajoutai-je en m'adressant à Delie, entendre de sa propre bouche de quoi je suis coupable ; & de quelle faute je dois être puni. Nous n'avons pas tenu de longs discours, repartit Daphnide. Il m'a demandé comment je lui ordonnois de vivre, & je lui ai répondu que je voulois que ce fût d'une maniere differente qu'il n'avoit fait,
Je ne finirois point, si je vous racontois tous nos entretiens. L'heure fatale où je devois me retirer étant venue, je dis à Daphnide : «Delie & le temps me pressent de partir ; mais vous qui en êtes la cause serez-vous insensible à ma douleur ? Alcidon, me répondit-elle, ne vous plaignez point de moi. Souvenez-vous que si je ne vous avois aimé, je n'aurois pas exposé mon honneur & votre vie, pour vous voir ici.» A ces mots elle me serra la main, & je la lui baisai, en souhaitant que Saturne hâtat le moment de mon bonheur, où celui de mon trépas. «Vivez content, me dit-elle, chevalier ;
Cependant la pluye augmentoit, & ne pouvant plus marcher, j'envoyai mon guide chercher ceux qui m'attendoient. J'esperai qu'en attendant l'orage finiroit, & que la lune nous rendant sa lumiere nous pourrions retrouver notre chemin. Or, mon pere, si je vous raconte ces choses qui paroisse étrangeres, à mon dessein, c'est pour vous faire part d'une aventure bien singuliere. Lorsque
Tandis que je m'entretenois de la sorte, le temps parut s'éclaircir, & la lune perçant les nuages me sembla plus belle qu'auparavant. Je sortis du rocher, & j'entendis aussi-tôt bouilloner la source. Je courus sur le bord, pour m'assurer si elle élevoit ses eaux, comme je l'avois entendu dire. Je vis en effet quelque chose de bien surprenant. L'eau s'étant élevée à la hauteur de trois ou quatre piés, elle se fendit tout à coup. En même temps parut un viellard couronné d'algue & de joncs. Il tenoit sous le bras gauche une grande urne, & dans la main droite un roseau qui lui servoit de sceptre. L'onde s'élevoit autour de lui en divers bouillons ; & ces bouillons dès qu'il les eut touchés, s'étant aussi fendus, il en sortit autant de naïades qui s'inclinerent en sa présence. Puis le vieillard s'étant relevé au dessus d'elles, comme en un trône que l'eau même lui faisoit, elles lui baiserent la main, & lui ***rent chacune
«Divines naïades à qui le destin a ordonné de vivre dans mes eaux, & qui vous plaignez d'être confinées dans une source si petite, tandis que vos sœurs habitent le Rhône & la Durance, cessez vos plaintes, & réjouissez-vous de votre partage. Notre vie est douce & tranquille. Rien n'interrompt nos plaisirs. Nos rives ne sont jamais ensanglantées ; jamais les torrens ne troublent nos petits flots. Mais ce qui nous distingue avec avantage des plus grands fleuves, c'est la promesse que le destin nous a faite, & qu'il m'a depuis peu confirmée en ces termes : Ecoute, m'a-t'il dit, quand vingt-neuf siecles seront écoulés, sur tes bords viendra le cygne florentin qui à l'ombre d'un laurier chantera avec tant de douceur, que ravissant les hommes & les dieux, il rendra à jamais ton nom célébre dans tout l'univers.
Il alloit continuer, lors qu'entendant quelque bruit, & appercevant, comme je croi, ceux qui me cherchoient, lui & ses naïades frappant l'eau de leurs mains, ils la pousserent si haut que je la perdis de vue. Je demeurai comme assoupi, ainsi que me dirent
«Voilà, dit Adamas, une vision bien merveilleuse. Je pense pour moi qu'elle signifie que quelque grand personnage habitera ces rochers solitaires. Je ne sçai ce qu'elle signifie, répondit Alcidon, mais si c'étoit un songe, il me sembla du moins que je veillois.» Puis il continua de la sorte : Je montai à cheval ; &, pour abreger, j'arrivai après divers perils au lieu ou j'avois laissé le roi Euric. Il me fit beaucoup de caresses, & curieux de sçavoir mon aventure, il me conduisit dans son cabinet. Hé bien, me dit-il, soldat d'amour, votre entreprise a-t'elle été heureuse ? Seigneur, lui répondis-je, quand vous en aurez entendu le récit, vous en jugerez mieux que moi. Il m'ordonna à l'instant de commencer ; & pour lui obéir je racontai ce que vous venez d'entendre. Je me répentis bien dans la suite de lui avoir parlé si avantageusement de l'esprit & de la beauté de Daphnide, car je m'apperçus qu'il avoit une secrete satisfaction que je n'eusse obtenu que des paroles, & des baisers. Et lorsque je voulus remedier à la faute que j'avois faite, il n'en étoit plus temps. Cependant, pour lui donner le change, j'exaltai fort les charmes de Delie, mais cet artifice ne me réussit pas, quoiqu'il dissimulât si bien,
Cependant on vint avertir le roi que la ville d'Arles demandoit à se rendre aux conditions qu'il leur avoit fait proposer, c'est-à-dire, qu'il leur conserveroit leurs franchises & leurs privileges ; sans quoi ils auroient mieux aimé perdre la vie. Nous sçaurons une autre fois, me dit Euric, le reste de votre aventure ; je vais maintenant tâcher de gagner ces habitans, afin d'inviter les autres à suivre leur exemple. C'est, lui dis-je, seigneur, le meilleur conseil que vous puissiez prendre ; un grand roi comme vous doit plus soumettre les peuples par la douceur que par la force.
Pendant que le roi travailloit de son côté, je ne demeurai pas inutile. Je dépêchai Alizan (c'est le nom du guide que Daphnide m'avoit donné) je le priai, parce qu'elle avoit grande confiance en lui, de faire ensorte que je la revisse encore : que je n'oublirois jamais les obligations que je lui avois, & que je lui marquerois à son gré ma reconnoissance. Il part avec une lettre, & me promit tout ce que je voulus.
Le grand Euric voulut pour quelques jours rafraîchir son armée, qu'un siege si long & si opiniâtre avoit excedée de fatigues. Il la sépara en divers lieux, & ne retint près de lui que ce qui étoit nécessaire pour sa sureté. Dans ces intervales, c'étoit sa coutume de faire l'amour, & de chasser ; son genereux courage ne haissant rien tant que l'oisiveté. Ma charge, & plus encore mon attachement me tenoient toûjours auprès de sa personne. Un jour que le roi chassoit, il s'apperçut que j'étois sombre, & me dit en souriant, «c'est trop mépriser les personnes presentes, que de garder toujours le silence, pour ne point interrompre ses pensées, Je crains bien d'être le seul qui aye perdu à votre derniere entreprise. J'étois seul à vous posseder auparavant, & maintenant je vous partage avec Daphnide. Si ma passion, lui répondis-je, pouvoit diminuer mon affection pour votre personne, je ne balancerois pas à m'en défaire, où à mourir. Mais, si, sans manquer à votre service, je puis obtenir la felicité qu'amour me promet, vous ne perdez rien, seigneur, puisqu'un bon maître est toujours charmé de voir heureux ceux qui lui appartiennent. Du moins, ajouta-t'il, je crains fort que votre mal n'augmente, & qu'alors je ne vous perde tout-à-fait. Seigneur, lui dis-je, je ne croi pas que mon amour puisse
Je veux, me dit-il alors, vous ôter une inquietude dont je m'apperçus il y a quelques jours, aux discours que vous me teniez. Sçachez donc qu'il n'y a personne à qui je voulusse faire un pareil outrage, moins encore à vous à qui j'ai donné tant de preuves d'une bienveillance particuliere. Vivez tranquille, je vous jure par la couronne que je porte, que nulle beauté ne me fera jamais commettre une faute semblable.» La chasse qui vint à nous nous interrompit. Pour moi je ressentis une joye extrême ; & comptant sur la parole du roi, toutes les fois qu'il me parla de Daphnide, je lui en dis ce que ma passion m'en faisoit juger.
Quelques jours s'écoulerent de la sorte, sans que j'eusse aucune nouvelle d'Alizan,
Je dépêchai incontinent vers Daphnide pour l'avertir que le roi arrivoit. «Seigneur, dis-je alors au grand Euric, prenez garde que vous ne perdiez en cette maison le nom d'invincible. On peut la nommer à juste titre la maison des graces, Daphnide ayant deux sœurs qui ne lui cedent point en beauté ; & si je n'avois point été engagé à Daphnide, je me serois entierement donné à celle que l'on nomme Delie. C'est à elle, repliqua le roi en souriant, que je dois m'adresser.» En même temps nous arrivâmes près du château : & le roi ayant apperçu les dames, mit pié à terre pour les saluer. Nous entrâmes dans la sale, & le roi entretient quelque temps la mere. Cependant je parlois à la belle Daphnide, qui ce jour-là étoit si parée à son avantage, que je n'ai jamais
Jugez maintenant, Alcidon, en quel état vous m'avez réduite. Madame, lui répondis-je, j'avoue que ma faute est grande. Je me flatte pourtant que vous l'excuserés, si vous daignez vous rappeller de quelle sorte nous avons vêcu sous le regne de Thorismond. Ce prince avoit souhaité que nous nous aimassions, & j'ai crû que celui-ci me témoignant la même bienveillance, il seroit aussi favorable à notre amour. Mais je conçois qu'il veut me plonger dans l'abîme du malheur, en me ravissant ce qui m'appartient, & sans quoi il sçait bien que je ne veux pas même la vie. Il cherche à vous inspirer de l'éloignement pour moi, afin de vous gagner ensuite avec plus de facilité. Mais, madame, si vous devez changer un jour, je vous conjure par les manes du grand Thorismond de me le dire maintenant, afin que je prévienne par mon trépas un malheur si affreux. Je suis charmée, me répondit Daphnide en souriant, de vous voir en ces allarmes, parce qu'elles me font connoître que vous m'aimés, & quelles vous apprendront peut-être à user dans la suite d'une plus grande retenue. Mais, Alcidon, je vous aime trop,
Le roi qui avoit déja envoyé deux fois me chercher, parce qu'il soupçonnoit que Daphnide me rediroit leur entretien, si elle en avoit le loisir, renvoya une troisiéme fois, & je fus obligé de partir. Lorsque je fus près du roi, «j'ai envoyé vous chercher, me dit-il, parce que mes espions m'ont rapporté que l'ennemi n'est pas loin, & que je craignois pour vous quelque insulte.» Je le remerciai, comme je le devois, mais je compris que j'avois en effet près de moi dans sa personne un ennemi bien dangereux, & bien cruel. Si j'avois suivi mon premier mouvement, je me serois du moins plaint à lui du tort qu'il me faisoit ; mais après avoir fait mes reflexions, je jugeai qu'il valoit mieux dissimuler, parce que les désirs contraints deviennent plus violens, & que si quelque chose peut retenir ceux qui ont la puissance en main, c'est l'idée que leur dessein n'est pas entierement connu.
La grande contrainte où il me fallut vivre, me fit tomber dans une maladie dangereuse, & les medecins qui dirent au roi qu'elle étoit sérieuse, l'engagerent à me laisser dans la ville d'Avignon. En cet état, & ne pouvant suivre Euric dans ses conquêtes, je
ALCIDON A DAPHNIDE.
C'est maintenant que je puis me plaindre de ma fortune, abandonné en même temps de ma maîtresse, & de mon roi. Mais aussi je dois m'en louer puisqu'elle ne veut pas me laisser plus long-temps envie.
Cependant, Adamas, voyez comment amour se plait quelquefois à blesser & à guerir presqu'en même temps ceux qui sont à lui. Alizan sçut à l'armée que j'étois resté malade à Avignon ; il retourna promptement vers sa maîtresse, & Daphnide me le dépêcha incontinent ; ensorte que nos lettres se croiserent. Elle m'écrivoit en ces termes :
DAPHNIDE A ALCIDON.
Ce messager qui est allé à l'armée vous chercher vous trouvera malheureusement plus près. Que
Lorsque j'appris qu'elle ne m'écrivoit une lettre si courte, que parce qu'elle me croyoit plus malade, je ne puis vous exprimer, sage Adamas, qu'elle fut ma joye. J'étois à la verité fort mal, & les medecins avoient travaillé en vain pour me guerir, ils n'ont point de remede pour les maladies de l'esprit. Je repris à la verité quelques forces à l'arrivée du fidele Alizan, & pour obéir à Daphnide, je le renvoyai le lendemain avec cette réponse à Daphnide.
ALCIDON A DAPHNIDE.
C'est à vous, madame, qu'il faut demander des nouvelles de la santé d'Alcidon, car elle dépend uniquement de vous. Si vous continuez de l'aimer, il se porte bien. Si vous ne l'aimez plus, c'est fait de lui.
Daphnide concevant qu'elle étoit ma jalousie, fut charmée qu'Alizan en qui elle sçavoit que j'avois confiance pût m'en délivrer. Et pour me convaincre encore mieux de ses dispositions à mon égard, elle me renvoya le messager qu'elle avoit reçu de moi, avec tant d'assurance de fidelité, que je la crus en effet fidele. Voici sa réponse.
DAPHNIDE A ALCIDON.
S'il est vrai que l'on juge d'autrui par soi-même
La joye que je ressentis de ces nouvelles assurances de Daphnide, & de ce qu'elle m'envoya presqu'en même temps deux lettres du roi encore cachetées, en me marquant que je recevrois de même toutes celles qui tomberoient entre ses mains, ne contribua pas peu à mon rétablissement.
Cependant le roi qui vouloit vaincre en amour, comme à la guerre, s'opiniâtra de sorte, que Daphnide soit ambition, ou peut être amour, se détermina enfin à l'écouter. Nous ne laissions pas de nous écrire de notre côté, tandis que le roi poursuivoit son dessein. Je ris d'abord de son obstination, mais je ne fus pas long-temps sans rire à mes dépens. Pardonnez, Daphnide, des mots qui vous offensent, mais puis-je refuser à la verité ce que vous entendez ? Continuez en quels termes il vous plaira, interrompit Daphnide ; je répondrai dans la suite.
Le roi ayant achevé ce qu'il avoit entrepris, revint par le même chemin, exprès pour voir sa nouvelle conquête. Mais pour
Depuis la visite que Daphnide reçut d'Euric, elle ne m'écrivit plus, que pour m'ôter la connoissance de ce que je devois enfin sçavoir ; car les amours des grands princes ne tardent pas à éclater. Elle ne me renvoyoit plus que les lettres qui ne marquoient pas une grande intelligence entr'eux ; & cela très rarement. Je traînois donc une vie languissante, en proye aux plus cruels déplaisirs. Un jour que je m'étois promené seul, & toujours occupé de l'ingrate, dieux, que ce jour m'a été funeste ! Un jeune chevalier de mes amis, dont le pere servoit le roi dans la recherche qu'il faisoit de Daphnide, passa près de moi sans me reconnoître ; & ayant sçû d'un jeune écuyer qui étoit à moi que celui
Je demeurai seul, accablé de désespoir. La nuit étant venue, je me retirai dans la ville, résolu d'en partir le lendemain, & de m'éloigner pour toujours de la societé des hommes. Je rentrai par un escalier dérobé, & je chargeai cet écuyer que j'avois mené avec moi de renvoyer, parce que je m'étois trouvé mal, tous les chevaliers qui m'attendoient. Je ne pus fermer l'œil un instant ; l'aurore me surprit que je n'avois pas encore gouté le moindre repos. Lorsque je voulus executer mon dessein, la fievre me reprit avec plus de violence. Je n'avois point encore lû la lettre que Daphnide m'écrivoit, n'ayant ni assés de courage pour la voir, ni assés de haine pour la jetter au feu. Enfin transporté de colere, & me voyant seul, il faut, me dis-je à moi-même, voir les perfidies de l'ingrate, & l'arracher si bien de ma memoire, qu'il n'y en reste plus qu'un éternel mépris. A quoi
DAPHNIDE A ALCIDON.
N'apprendrai je jamais que mon cher Alcidon est rétabli ? Ne le reverrai-je jamais tel qu'il étoit, quand il entra dans le cabinet ? Et mes vœux ne seront-ils jamais exaucés ? O dieux, s'il doit être ainsi, abregez mes jours ; ou changez mon cœur ? Et vous, Alcidon, guerissez, ou je meurs de déplaisir.
Quelle lettre, mon pere, après ce que je venois d'apprendre ! Dans ma colere, je lui fis cette réponse :
ALCIDON A DAPHNIDE.
Alcidon ne peut plus guerir que par le trépas. Et pourquoi souhaiteroit-il de prolonger ses jours, abandonné, trahi par sa maîtresse & par son roi ? Ne vous plaignez plus que les dieux soient sourds ; ils vous ont exaucée, ils ont changé votre cœur ; ils l'ont rendu sensible pour un autre qui peut-être me vengera de vos perfidies. Tenez cet augure pour veritable. Les dieux sont trop justes pour vous laisser impunie.
Je chargeai de cette lettre le même homme qui avoit porté les autres, & je lui recommandai de revenir sans aucune réponse. Mon
En prononçant ces paroles, je ne pus retenir mes larmes ; & le roi touché, comme je le croi de ma douleur, après avoir gardé quelque temps le silence, me dit : «Alcidon, vous ne sçauriez me hair autant que je le mérite, je l'avoue ; & je voudrois y pouvoir remedier aux dépens de ma vie ; peut-être en viendrai-je à bout avec le temps. Cependant je suis déterminé à tout ce que vous
LIVRE QUATRIÈME.
Alcidon demeura quelque temps, sans pouvoir continuer, dans l'accablement où l'avoit jetté le souvenir de l'outrage qu'il avoit reçu de son maître. Enfin prenant sur lui-même, «madame ajouta-t'il ; vous voyez l'état où je me suis réduit pour executer vos ordres ; mais si quelque chose peut adoucir la rigueur d'un souvenir si cruel, c'est ce que je vous obéis. Cependant, si votre cœur n'est pas insensible à la pitié daignez vous-même continuer un récit si douloureux pour moi. Vous avez souhaitté que le sage Adamas apprît de ma bouche
Madame, dit Adamas, sans attendre la réponse de Daphnide, il me semble que sa demande est équitable, & que vous êtes obligée à la lui accorder. Mon pere, dit-elle, la loi n'est pas égale ; cependant, puisque vous le jugez à propos, j'obéis ; aussi-bien me suis-je apperçue qu'il donnoit à sa cause un tour favorable, quoiqu'il dise la vérité.» Daphnide garda quelque temps le silence, & reprit ainsi son discours.
SUITE DE L'HISTOIRE
DE DAPHNIDE ET D'ALCIDON.
Alcidon prouve bien par les choses qu'il a tournées à son avantage, que ceux qui sont préoccupés de quelque passion ne peuvent être des juges équitables. Mon récit deviendroit trop long, si j'entreprenois de le relever sur tous les points qui le méritent ; ainsi je ne m'y arrêterai point. Je continuerai seulement où il a fini, & vous laisserai le soin de démêler ce qui appartient à la passion, d'avec la vérité.
Lorsque j'eus reçu la lettre qu'il m'envoyoit, & à laquelle je ne pus répondre, parce que le messager qu'il m'avoit dépêché, s'en étoit retourné par son ordre, sans me
Je le trouvai fort mal, & sa chambre pleines de myres & de medecins. Je ne pus lui parler que de sa maladie ; il ne me répondit que par des soupirs. Le jour suivant, je m'arrangeai de façon, que je le trouvai presque seul ; alors je m'approchai de lui, & je lui demandai en quel état il se trouvoit. Il me répondit les larmes aux yeux, & d'une voix foible & languissante : «Madame vous devez le sçavoir mieux que moi, & mieux que mes medecins. Alcidon, lui répondis-je froidement, je sçai la maladie de votre esprit, mais j'ignore celle du corps, qui seule me donne de l'inquiétude ; pour ce qui est de l'autre, je m'assure que vous en serez gueri quand vous voudrez m'écouter. Ah Daphnide ! me dit-il, en poussant un profond soupir ; cette partie de moi-même que vous négligez, est pourtant celle dont vous devriez faire plus de cas, puisqu'elle, vous a aimée de l'amour le plus tendre, & le plus sincere. Je conçois, lui répondis-je, que vous êtes blessé. Vous croyez que les recherches du grand Euric vous ont effacé de mon cœur ; n'est-ce pas là votre mal, Alcidon ?
Ah, madame, si tel avoit été votre dessein, pourquoi m'en auriez vous fait un mystere ! Pourquoi du moins ne me l'eussiez vous pas découvert, lorsque vous entendîtes mes premieres plaintes ? Helas, j'ignorerois encore votre perfidie, si la fortune qui s'acharne contre moi, n'avoit voulu que j'en fusse informé. Alcidon, je vous avouerai encore ici la verité ; je vous reconnus si éloigné de gouter ce parti, que je crus devoir dissimuler avec vous, pour vous conserver la vie. Je me flattois que vous m'approuveriez, lorsque vous seriez instruit de mes intentions, & du remede à cet artifice. Remede, helas, plus amer que le mal que vous voulez guerir. Tous les malades, lui répondis-je, quand on leur présente des remedes, tiennent le même langage que vous ; mais quand ils sont gueris, ils se louent du remede & du medecin, J'espere que vous les imiterez bientôt.»
Il vouloit me répondre ; mais il survint un grand nombre de chevaliers avec qui je le laissai au moins disposé à écouter mes raisons.
Le roi ne trompa point leurs esperances ;
Pendant tout ce temps, Alcidon me vit presque tous les jours en particulier, & les heures qu'il passoit auprès de moi me paroissoient toujours fuir avec trop de rapidité. Je me dois louer de sa discretion, il est vrai ; car il ne s'écarta jamais du respect qu'un chevalier bien né doit à notre sexe. En cet état, j'avois toûjours à craindre que le roi ne s'apperçût de notre intelligence, & qu'il ne me quittât, comme il en avoit fait tant d'autres. Je remarquai en même temps que parmi toutes les femmes qui aspiroient à posseder ce grand prince, soit par vanité, soit par ambition, il y en avoit deux principalement ; l'une qui se nommoit Clarinte, & l'autre Adelonde.
Clarinte, je l'avoue, méritoit d'être aimée. On ne vit jamais une beauté plus réguliere, une taille plus charmante, un port plus majestueux ; & ce qui rendoit ses coups comme inevitables, à tant de charmes se
Adelonde avoit de la beauté, mais en elle les qualités de l'esprit & du corps étoient bien inferieures à celles de Clarinte ; d'ailleurs, comme elle étoit mariée, elle ne pouvoit avoir les mêmes prétentions. Quoique l'accueil qu'Euric lui marquoit, me déplût beaucoup, Adelonde me donnoit moins d'allarmes que Clarinte ; cependant je résolus de les écarter toutes deux, & de commencer par celle-ci, comme la plus dangereuse. Mes émissaires m'avertissoient que le roi lui rendoit depuis quelques jours des visites plus fréquentes. Je compris que je n'avois pas un moment à perdre, & qu'il falloit éteindre ce nouveau feu dans sa naissance. Il me sembla qu'Alcidon me seroit d'un grand secours, s'il vouloit se prêter à mes vues. A la premiere occasion, je lui parlai en ces termes :
«J'ai balançé quelque temps si je vous communiquerois une affaire qui me donne de mortelles inquiétudes. J'ai craint que vous ne donnassiez à ce que j'ai à vous dire un sens contraire à mes intentions. Cependant, si vous faites réflexion sur la maniere dont j'ai vêcu jusqu'ici avec vous, vous jugerez sans doute que la necessité
Après bien des réflexions, je n'ai trouvé que ce remede que je vous conjure de prendre dans le sens que je vous le propose. Feignez de vous attacher à Clarinte, elle ne pourra résister à votre mérite. Alors, ou bien elle vous aimera, & méprisant Euric, elle se donnera toute entiere à vous ; ou le roi remarquant vos assiduités & son
Alcidon ne put croire que je parlasse sincerement. Il s'imagina que je voulois l'éloigner de moi, pour me rendre plus agréable au grand Euric. Il garda quelque temps le silence, & me répondit enfin avec un souris mocqueur : «Dieu veuille, madame, que je puisse en cette occasion vous servir comme vous le désirez ! Pour ce qui me regarde, il vous suffit, sans m'alleguer tant de motifs, de me dire que vous le voulez ainsi. Mais que j'en augure de funestes suites pour moi ! Je vous obéirai uniquement pour vous faire connoître que je vous serai soumis jusqu'au dernier soupir. Est-il possible, ô dieux qu'aimé de vous, le roi ne soit point satisfait, s'il ne me rend le plus malheureux des hommes ? Alcidon ! Comment supporter ces outrages de la fortune ? Mais pourquoi ne les supporterois-tu pas, puisque Daphnide l'ordonne ainsi ? Oui, madame, ajouta-t'il, j'executerai vos ordres, dût-il m'en couter la vie.»
A ces mots, il voulut me quitter ; mais je le retins par le bras, & je le priai de ne point m'obéir, parce que je soutiendrois plus facilement
Clarinte étoit trop belle, & la cour où elle vivoit trop galante, pour avoir demeuré si long-temps sans amant, & peut-être sans amour. Deux chevaliers aussi braves qu'aimables s'étoient insinués dans son esprit, à la faveur d'une alliance qu'ils avoient avec elle, & sous le nom de l'amitié : stratagême ordinaire à l'amour, quand il veut surprendre
Clarinte, suivant l'usage ordinaire aux personnes de condition, avoit mis sa confiance dans une des filles qui la servoient. Alcyre dont l'humeur étoit liberale, avoit gagné cette fille. Or quand Amintor le rencontroit auprès de Clarinte, il lui laissoit la place, & se retiroit vers la favorite. S'il sentoit qu'Amintor le remarquât, il lui parloit à l'oreille, & n'oublioit rien pour donner quelque soupçon à son rival. Il y réussit, Amintor qui étoit plein de franchise, lui dit un jour : «Se peut-il, Alcyre, que vous ayez avec la fille de Clarinte autant d'affaires que vous voulez le persuader ?» Alcyre ne répondit d'abord que par un souris. «Que vous dirai-je, ajouta-t-il ensuite ?
«Sçachez, Amintor, que mes services ne sont pas sans recompense, & que je possede enfin la belle Clarinte. Vous possedez Clarinte, ô ciel, que me dites-vous, répondit Amintor ! Oui je la possede, reprit froidement Alcyre, & je passe les nuits auprès d'elle : de-là vient que j'affecte de ne la pas regarder, quand nous avons des témoins ; & c'est elle-même qui m'a prié d'en user de la sorte. Dieux ne punirez-vous point la perfide, s'écrie Amintor,
Quoiqu'Alcyre eût prévû cette demande, il faignit qu'elle l'embarrassoit. «J'ignore, répondit-il enfin, comment je pourrai satisfaire votre curiosité ; car il faudroit vous cacher dans sa chambre, & je n'y entre pas tous les jours, mais seulement lorsqu'elle me fait avertir, & que tout le monde est déja couché. Il me suffit, dit Amintor, de vous y accompagner. A cette condition, répondit Alcyre, peut-être
La nuit étant avancée, Alcyre qui avoit concerté toutes ses mesures, vient trouver Amintor. Clarinte occupoit un appartement dans le palais. On entroit dans sa chambre, par deux endroits ; par l'un on trouvoit une grande sale, & une anti-chambre ; avant que d'y entrer par l'autre, il falloit passer une galerie obscure, qui par une porte dérobée conduisoit dans un cabinet où Clarinte couchoit d'ordinaire ; & quand on vouloit passer outre, sans entrer dans ce cabinet, par une grande sale qui menoit hors du palais. Alcyre ayant amené Amintor dans cette galerie obscure, où ils étoient sans lumiere, il lui dit : «Amintor, vous verrez que dès que je frapperai à la porte du cabinet, on viendra m'ouvrir ; mais dès que je serai entré, je vous supplie de vous en retourner sans bruit.» Puis le laissant à quelques pas, il feignit de grater à la porte du cabinet, & vint à celle de la sale qui étoit proche. Peu de temps après il rejoint Amintor, & lui dit, «j'ai entendu qu'elles se levent ; cependant éloignez-vous encore, de peur que l'on ne vous voye, quand on ouvrira, si les flambeaux ne sont pas éteints.» Amintor qui étoit sans soupçon s'éloigne ; & Alcyre ouvrant la porte qui conduisoit dans la grande
C'est plus à mon amour extrême, qu'à mon foible merite que vous avez mesuré vos faveurs. Mais comment vous en remercier dignement ? Comment vous faire comprendre quelle est ma reconnoissance ? Elle égale, s'il se peut l'excès de ma passion qui est infinie, comme vous l'êtes par vos qualités.
Alcyre après avoir loué Amintor, & la vivacité de son esprit, après lui avoir rendu mille actions de graces de ce qu'il l'a tiré de l'embarras où il étoit, se retire sous prétexte de transcrire la lettre, & de la porter ensuite au roi. Cependant il la ferme, & vient trouver Clarinte. Deux jours s'étoient passés depuis la derniere visite qu'elle avoit rendue à Amintor, & qu'elle l'avoit quitté si mécontente ; elle lui demanda comment il se portoit ; & Alcyre feignant d'ignorer que son ami l'aimât, répondit froidement. «Je croi,
Clarinte, à cette nouvelle, ne put s'empêcher de rougir ; & pour cacher son embarras elle feignit de se moucher. Elle lui demanda en même temps qui étoit cette dame, sans ôter le mouchoir, pour empêcher qu'Alcyre ne s'apperçût du changement de sa voix. «C'est, dit Alcyre, ce que je ne puis, ni ne dois vous expliquer ; mais afin que vous ajoutiez foi à mes paroles, je vais vous montrer la lettre, bien qu'elle soit cachetée, parce que je reprendrai bien son cachet, sans qu'il le sçache.» En même temps il ouvre la lettre & la presente à Clarinte. Clarinte reconnut le caractere : ce qui lui fit croire tout ce qu'Alcyre lui avoit dit. Elle lut cette lettre avec beaucoup d'émotion, & désira encore plus de sçavoir à qui elle s'adressoit. «Madame, dit Alcyre, je vous aurois d'abord nommé la personne, si je ne m'étois engagé au secret par les sermens les plus inviolables. Ne vous suffit-il pas de sçavoir que c'est une des plus belles dames de la cour. Je le croi, dit-elle, puisque vous l'assurez ; mais aussi, puisque vous refusez de me dire son nom, ne pouvant me venger d'une autre maniere, je ne
Admirez, mon pere, comment la fortune prépare les voyes à ceux qu'elle veut favoriser. Car ce n'est qu'à la faveur de cette dissension qu'Alcidon, pour m'obéir, s'insinua dans les bonnes graces de Clarinte. Il a déguisé dans le discours que vous avez entendu, son infidelité. Cependant, quoique j'aye gardé le silence ; quoique j'aye dissimulé, lorsqu'il vint me retrouver pour la premiere fois, je n'ignorois pas que s'il avoit demeuré si long-temps, sans me donner de ses nouvelles, je devois m'en prendre à son changement ; je sçavois à n'en pouvoir douter, qu'après la mort de Thorismond il vit dans l'Aquitaine Clarinte, & qu'il l'aima. Alcidon, continua-t'elle, en se tournant de son côté, vous sçavez que je dis vrai, & que peu de temps après l'accident de Damon & de Madonthe, vous suivîtes Thierry dans ses voyages, qu'au siege d'une ville vous vîtes
Ce n'est pas, sage Adamas, que je veuille lui reprocher son inconstance ; son âge la permettoit, & il ne me devoit pas une plus grande fidelité ; je veux seulement vous faire entendre qu'il lui en couta peu, pour feindre l'attachement que je lui demandois. «J'avoue, interrompit Alcidon, que j'ai vû en effet Clarinte, par une rencontre inesperée. Le roi assiegeoit une ville ; il y eut quelque suspension d'armes, pendant laquelle m'étant approché de la muraille, j'apperçus Clarinte sur les creneaux, qui parloit à quelqu'un des nôtres. J'avouerai encore qu'elle me parut d'une beauté admirable, & qu'elle pensa me couter la vie, parce que la suspension ayant fini, tandis que j'étois occupé à considerer Clarinte, je fus incontinent couvert de flêches, & de traits. Mais je n'avouerai jamais qu'elle m'ait fait manquer à ce que je vous dois. Alcidon,
Cependant, comme le roi même lui avoit raconté ce qui s'étoit passé entre nous, elle rebuta d'abord Alcidon ; car, mon pere, le grand Euric faisoit entendre à Clarinte qu'il ne me recherchoit que pour Alcidon. Un jour qu'il se promenoit sur le Rhône avec l'élite de la cour, je remarquai qu'Alcidon s'approcha de Clarinte, & qu'après lui avoir parlé quelque temps, il lui donna un papier qu'elle déplia, & qu'elle jetta ensuite dans le fleuve, sans le lire. Je ne pus alors entendre leur entretien ; mais je sçus depuis par Alcidon qu'il lui avoit dit : «ne soyez point surprise, madame, si je viens tenter ici ce que je n'ai pû obtenir ailleurs, & si j'ai mis sur ce papier une partie des choses que je ne puis vous dire.» En même temps il lui présenta ce papier qu'elle reçut dans la crainte d'être remarquée si elle le refusoit ; puis elle le jetta en lui reprochant son inconstance. «Ah, madame, dit alors Alcidon, pourquoi rebutez-vous ainsi les plus sinceres hommages qui vous ayent jamais été offerts ?»
Tandis qu'Alcidon parloit à Clarinte, le roi m'entretenoit ; néanmoins je n'étois pas
Pendant qu'ils vivoient de la sorte, Amintor essayoit de bannir Clarinte de son cœur. Il étoit trop genereux pour aimer volontairement une personne qu'il croyoit avoir si lachement trahie ; d'un autre côté Clarinte qui croyoit dévoir le hair, puisqu'il l'avoit abandonnée, ressentoit un vif dépit contre lui, qu'elle dissimuloit pourtant. Elle ne put se défendre de cette extrême tristesse qui peint sur le visage les ennuis même que l'on veut tenir cachés ; & quelqu'indisposition se joignant à cette tristesse, elle fut obligée de garder le lit, où elle ne faisoit que soupirer & se plaindre. Amintor en fut averti aussitôt, mail il étoit trop irrité pour être attendri de son état. Le mal augmentant chaque jour, il sçut qu'une nuit elle avoit eu des défaillances qui avoient pensé l'emporter. Il ne put tenir davantage ; il se fit porter tout malade qu'il étoit chés Clarinte. Il la trouva mieux qu'on ne lui avoit dit. Clarinte qui ne s'attendoit point à cette visite, & qui croyoit qu'Amintor venoit pour la tromper encore, n'oublia rien pour lui déplaire.
Dans cette vue, après quelques discours generaux, elle lui demanda des nouvelles de la cour ; «car, dit-elle, en l'état où je suis, je n'en sçai que ce que l'on vient m'apprendre par pitié. En revanche, ajouta-t'elle, je vous apprendrai des miennes. Madame,
Que votre sort est doux ! qu'il a pour moi d'appas !
Belles fleurs que cueillit Amynte,
Vous mourrez auprès de Clarinte.
O Dieux ! qui n'envieroit un semblable trépas !
Il s'imagina d'abord que les vers étoient d'Alcyre ; mais il n'y reconnut ni le tour de son esprit, ni le caractere de sa main. Clarinte voyant qu'il n'en pouvoit deviner l'auteur, les reprit, & se tournant vers Amintor, «Je conçois, lui dit-elle, que vous vous tourmentez en vain. J'avoue, madame, répondit-il, que le sens des vers dérange ma conjecture, à moins que l'auteur
Clarinte souffroit beaucoup ; mais quand elle entendit Amintor tenir ce langage, «Qu'avez-vous vû, lui dit-elle d'un ton furieux, qui puisse être à mon désavantage ? Et comme il ne répondoit point, non, non, Amintor, continua-t'elle, ne cachez point votre haine sous le voile du respect, & pour excuser vos perfidies, cessez de me les imputer. Ni Amintor, ni tous les hommes ensemble ne peuvent rien me reprocher : au lieu que mes yeux m'ont appris que vous êtes un monstre de perfidie, & d'ingratitude. Que ce moment, dit Amintor, soit le dernier de ma vie, si jamais j'ai manqué à la fidelité que je vous dois ! Mais si vous me permettez... Oui, oui, interrompit-elle brusquement, dites ce que
Clarinte fut si étonnée de cette calomnie, qu'elle demeura quelque temps sans pouvoir parler. Mais enfin revenant à elle même & recueillant ses esprits : «Est-il possible, dit-elle, qu'il y ait des hommes aussi méchans, que doit l'être Alcyre, & que les dieux ne l'ayent point encore puni ? Je vous proteste, Amintor, je vous jure par toutes les divinités que ce récit est un tissu de calomnies. Au nom de notre amitié passée, & des sermens que vous m'avez tant de fois réiterés, au nom des liens qui nous unissent, Amintor développez cet artifice monstrueux : à ce prix, je vous pardonne l'offense que vous m'avez faite par votre crédulité. Je pourrois à l'instant vous désabuser ; mais je veux pour ma satisfaction que vous soyez détrompé par Alcyre, &
Jugez, mon pere, quel dut être l'étonnement du chevalier, lui qui avoit cru si positivement le contraire de ce qu'il voyoit bien prouvé. Après que les filles de Clarinte se furent retirées, il reprit la parole en ces termes : «Madame, Alcyre a manqué à mon égard, & m'a fait manquer au vôtre : Je reconnois tout ensemble mon erreur, & son indigne artifice ; je commence donc, ajouta-t'il, en se jettant aux genoux de Clarinte,
Clarinte, qui au milieu même de ses dépits les plus violens avoit toujours conservé un fonds d'estime pour Amintor, le releva avec bonté, & lui dit les larmes aux yeux : «Quel que fût l'artifice d'Alcyre, vous ne deviez point croire des choses qui m'étoient si desavantageuses, & vous m'avez fait en les croyant la plus piquante des injustices. Mais lorsque je considere l'affection que vous m'avez marquée, je ne puis m'en prendre qu'à votre jalousie ; & puisque vous ne m'avez offensée, que parce que vous m'aimiez, je vous pardonne, à ces deux conditions pourtant : l'une, que vous suivrez Alcyre, pour sçavoir où il va, lorsqu'il se vante de me venir trouver ; l'autre que vous ne vous ressentirez jamais de cette offense contre Alcyre, vous m'offenseriez plus que lui, parce que vous feriez sçavoir à toute la cour, ce qu'il n'a fait entendre qu'à vous seul ; & vous sçavez combien facilement la calomnie flétrit notre réputation. Madame, dit Amintor, considerez, je vous supplie, que je dois faire connoître à cet imposteur ; que je ne suis
Il vouloit continuer ; mais le roi survint dans le moment presque seul, pour ne point incommoder Clarinte qu'il venoit visiter, ayant été averti de son mal. On l'attendoit si peu qu'il surprit le papier qui étoit encore sur le lit. Pour Amintor, il serra promptement le sien. Euric se jetta si promptement sur celui de Clarinte qu'elle ne put jamais l'empêcher de le prendre. Lorsqu'il se fut retiré, & qu'il vit le remerciment que faisoit Amintor, jugez quel il devint. La jalousie est ordinaire aux amans, mais personne n'en fut jamais si susceptible qu'Euric, soit qu'il aimât avec plus de violence, ou qu'un courage si genereux ne pût souffrir de partage. De la jalousie, il passa bientôt à la haine, & sa haine éclatant, la cour eut dequoi satisfaire sa curiosité, & son penchant à la médisance.
C'est ainsi qu'amour se joue ordinairement de ceux qui le servent. Je veux brouiller Euric & Clarinte ; & pour y réussir, je me sers d'Alcidon. Amour suscite Alcyre qui sans moi execute ce que je désirois, par une lettre tombée entre les mains du roi. Alcyre veut enlever à Clarinte un amant, & par ses artifices lui faire hair un rival ; mais au contraire le mécontentement de Clarinte l'engage à écouter Alcidon, & par là Alcyre, au lieu d'un rival en trouve deux. D'un autre côté Alcidon qui donne des vers à Clarinte, occasionne par ces mêmes vers la reconciliation d'Amintor avec elle. Alcyre tire une lettre des mains d'Amintor pour le faire hair de la belle Clarinte, & cette lettre lui fait perdre à lui-même l'honneur de ses bonnes graces. Mais ce qu'il y a d'affligeant pour moi, & ce qui m'a déterminée à venir dans ces contrées, en voulant ravir un serviteur à Clarinte, je lui en donnai un, & me le ravis à moi-même ; car depuis Alcidon n'aima plus qu'elle, & ne fut plus à moi que de bouche. O inconstance des hommes, qui pourra jamais vous fixer !
Ce qu'Alcidon avoit commencé par mes ordres, il le continua par inclination. Ainsi Clarinte put bien se vanter que si je lui avois enlevé un serviteur qu'elle n'aimoit que par ambition, elle m'en avoit ravi un que j'aimois veritablement. Il est vrai que le plaisir
Euric se proposa de punir Clarinte, en lui donnant de la jalousie, & en comblant de ses faveurs une autre personne. Il se donna tout entier à cette Adelonde dont je vous ai parlé. J'en conçus en particulier un tel dépit, que je voulus plusieurs fois rompre avec Euric. Je l'eusse fait sans doute, si Alcidon ne m'en eût détournée par des conseils salutaires, & si par sa patience il n'avoit fait ensorte que je me vainquis moi-même, & ma rivale, & le roi.
Adelonde flattée de la préference que lui donnoit Euric, porta loin ses prétentions ; elle ne vit plus qu'à regret un époux qu'elle estimoit auparavant, quoique beaucoup plus âgé qu'elle, parce qu'il étoit d'une naissance illustre. Il vivoit trop long temps au gré de ses désirs. D'un autre côté, quelque violente que parût la passion du prince, elle ne songeoit qu'à l'augmenter. On lui proposa d'employer les charmes, pour le retenir dans ses fers. Elle employa les charmes. Elle donna à son amant un bracelet de ses cheveux, ou des lions servoient à le fermer. Telle étoit la vertu de ces lions, qu'Euric
Mais écoutez, mon pere, comment le ciel se plait à confondre ceux qui employent des moyens injustes pour arriver à leur but. Dès qu'Euric fut informé qu'Adelonde avoit eu recours à la magie, il crut que l'amour qu'il avoit eu pour elle en étoit l'effet, & depuis il eut pour elle tant d'horreur, qu'il ne lui donnoit plus que les noms odieux de Circé, & de Medée. Le roi revint à moi. Alcidon continua d'aimer & de servir Clarinte à mes yeux, sans me rendre aucun de ces devoirs qu'il m'eût rendu, s'il avoit été fidele. Pour moi au milieu des soins qu'il me falloit prendre, pour conserver les bonnes graces du roi, au milieu des inquiétudes que me donnoit son humeur volage, je n'étois sensible qu'à l'infidelité d'Alcidon.
Il arriva enfin que le roi rebuté de Clarinte & d'Adelonde, s'attacha uniquement à moi, & qu'il déclara ce que je souhaitois depuis si long-temps, qu'il vouloit m'élever
Tandis que je me consumois en regrets, sans pouvoir trouver ni consolation, ni repos, Alcidon, pour mettre le comble à mes ennuis, laisse tout à coup Clarinte, & revient à moi avec la même hardiesse que s'il m'avoit toujours aimée. Si j'en fus surprise, je ne m'en trouvai pas moins offensée : il me sembloit que c'étoit trop abuser de mes bontés, que de venir me parler de son amour, sans m'avoir demandé pardon de l'outrage qu'il m'avoit fait. J'essuyai deux ou trois fois ses discours, sans lui répondre ; mis enfin la patience m'échappant : «Alcidon, lui dis-je, cessez de me tenir un langage qui n'est plus de saison entre nous ; nous sommes trop differents de ce que nous étions l'un & l'autre, pour les continuer.» Il vouloit me répondre ;
Alcidon voulut se justifier, mais j'étois trop irritée pour l'écouter. Cependant il me surprit un jour que je n'étois point encore habillée, & qu'il n'y avoit dans ma chambre que Carlis & Stiliane, ces deux belles filles que vous voyez, mon pere. Il se jette à mes genoux, & proteste de ne point se lever que je ne lui aye promis de l'entendre, qu'ensuite il se soumettra à tout ce que j'ordonnerai. Je persistois à ne point l'écouter, je craignois qu'Alcidon ne me persuadât ce qu'il désiroit, car je connoissois son langage séducteur. Mais Carlis & Stiliane s'écrierent qu'il y avoit de l'injustice dans mes refus ; elles me promirent d'ailleurs de me secourir dans ce qui pourroit arriver. Alors Alcidon s'étant levé parla tant, & sçut si bien s'excuser, que Carlis & Stiliane se déclarerent pour lui. Cependant je résistai de sorte, qu'enfin nous résolûmes d'aller consulter l'oracle, qui nous rendit cette réponse :
Pour sortir de votre peine,
Dans le Forest quelque jour
De la verité d'Amour.
Cette réponse étoit bien obscure pour nous, qui ne connoissions ni la fontaine dont il s'agit, ni cette contrée même. Alcidon, pour me faire entendre que son amour étoit sincere & véritable, s'informa de tant de côtés, qu'enfin il apprit des nouvelles de cette fontaine ; & il nous tourmenta jusqu'à ce qu'il nous eût déterminées à ce voyage. Mais une des principales raisons qui m'y engagerent, c'est que j'esperai qu'en m'éloignant des lieux funestes où j'étois, ma douleur se calmeroit : à ce motif se joignit encore celui de la curiosité. On me racontoit des merveilles de la beauté du Forest, & de la vie heureuse qu'y menoient les bergers & les bergeres, & je voulois sçavoir si ce que la renommée en publioit, étoit veritable. Nous prîmes donc les habits que vous voyez, parce que nous étions informées que l'on alloit vêtu de la sorte en cette contrée ; & parce que nous ne voulions point être reconnues.
Vous avez entendu, mon pere, & notre vie passée, & nos disputes, & le sujet de notre voyage ; je vous conjure maintenant de nous enseigner ce que nous avons à faire pour voir cette fontaine, & de nous donner les sages conseils que vous ne refusez point à ceux qui ont recours à vous.
Adamas fut charmé de la prudence, & de l'esprit de Daphnide ; & comme il vit qu'elle attendoit sa réponse, il lui parla en ces termes : «Belle Daphnide votre merite & votre beauté sont connus dans tout l'univers. Je loue le ciel qui vous a envoyée en ce lieu, & je regarderai comme le plus heureux jour de ma vie celui où je pourrai vous convaincre aussi bien qu'Alcidon, de mon zele pour votre service. Pour la fontaine, il est impossible, madame, que vous en tiriez l'éclaircissement que vous promet l'oracle, sans qu'il arrive de grandes choses. La fontaine est en effet dans cette contrée ; elle n'est pas même loin de cette maison. Mais il y a quelque temps qu'un sçavant druide l'enchanta, & comme je l'ai déja dit, le charme ne peut être rompu que par la mort du plus fidele amant, & de la plus fidele amante. Cependant comme les oracles de Thautates ne sont point menteurs, il faut quelquefois les entendre à la lettre, & quelquefois dans un sens allegorique. En prenant dans le sens litteral l'oracle qui vous a été rendu, on pourroit croire que l'enchantement doit finir ; mais ce mot quelque jour semble insinuer que ce temps est éloigné. J'expliquerois donc l'oracle dans un autre sens.
La fontaine que vous cherchez a cette proprieté, qu'elle fait voir si l'on aime veritablement.
Lorsqu'Adamas eut fini, Daphnide vouloit se lever, mais Alcidon supplia le druide de la retenir, parce qu'il vouloit en sa présence se justifier. Puis se tournant vers Daphnide ; «permettez-moi, madame, de dire quelques mots pour ma défense ; & le druide ayant répondu que sa demande étoit raisonnable, il commença en ces termes :»
Daphnide vous a raconté, mon pere, la suite de mes malheurs ; & j'avoue que je n'aurois point à me plaindre d'elle, si elle avoit aussi bien jugé de mes actions, qu'elle les a rapportées fidelement. Mais prévenue où par l'ambition, où par l'affection qu'elle avoit pour le roi, tout ce qu'elle voyoit en moi, lui sembloit tel qu'elle le voyoit en elle-même. C'est avec regret, Daphnide, que je vous fais ce reproche, & je voudrois qu'il m'en eût couté la vie, & n'être point en droit de le faire ! Vous avez entendu, mon pere, les motifs qui la porterent à m'ordonner que je servisse Clarinte. Si l'on me supplante, dit-elle, vous le serez aussi, & l'on nous éloignera de la cour. Mais, Daphnide, est-ce donc un supplice, que de passer ses jours avec une personne qui nous aime ? Ah, si vous aviez moins écouté l'ambition que l'amour, vous auriez saisi une occasion qui en nous éloignant de la cour nous rendoit à nous mêmes. Pourquoi m'ordonner de servir Clarinte ? Parce que, dites-vous, elle vous aimera, & qu'Euric s'en apperçevant la méprisera. Je ne plains ni le temps, ni les soins que j'ai perdus dans cette recherche, j'obeissois à Daphnide. Mais ne puis-je pas me plaindre de ce qu'elle m'impute, quand je reviens à elle, une faute qu'elle a faite elle-même ? Comment a-t'elle pû oublier
Mais, direz-vous, lorsqu'Euric la quitta, vous deviez la quitter aussi. Si je l'eusse quittée, ne se pouvoit-il pas qu'alors le roi revînt à elle ? Et si vous vouliez que je revinsse à vous, que ne me l'ordonniez vous ? Ne devois-je pas attendre vos ordres ? Cependant à peine Euric est mort que j'abandonne Clarinte, parce que les prétextes de la servir ne subsistoient plus.
Peut-être, mon pere, me demanderez-vous pourquoi la belle Daphnide qui m'avoit montré tant de bonne volonté, dans le temps même qu'elle étoit aimée d'Euric, n'auroit pas voulu me recevoir après la mort de ce prince, si elle ne m'avoit reconnu coupable des fautes dont elle m'accuse. Il est vrai que d'abord elle n'aima Euric que par ambition, & comme elle le disoit, par raison d'état ; mais elle l'aima dans la suite, comme il le meritoit, c'est-à-dire pour sa personne. La douleur, les regrets, les déplaisirs qu'elle témoigna à sa mort n'en sont que de trop bons garants. Mais, belle Daphnide, que vous ayez aimé le grand Euric non par raison d'état, mais d'un amour veritable, à qui croyez-vous avoir manqué ? A quelqu'un qui ne vous aime point assez pour l'oublier ? Non, Daphnide ; Alcidon sur qui vous avez
A ces mots, Alcidon se jette aux genoux de la belle Daphnide, & lui prenant la main : «Je jure, dit-il, par cette main, que jamais mon cœur n'a rendu d'hommage qu'à vous seule, & que vous seule aurez toujours tout pouvoir sur moi. Ordonnez d'Alcidon, & de sa fortune ce qu'il vous plaira. Et vous mon pere, ajouta-t'il, en s'adressant au druide, vous que le grand Thautates a établi juge en cette contrée, que tardez-vous à condamner la belle Daphnide à me rendre son cœur ? Elle dit que j'aime Clarinte ; je proteste que je ne l'ai jamais aimée ? Pourquoi voudrois-je la tromper ? Si je ne l'aime pas, qu'ai-je à faire de son amour ? Et si je l'aime, peut-elle se persuader que je veuille lui en imposer ?»
Ainsi parloit Alcidon pour sa défense, & Daphnide ne pouvant répondre que par des mots interrompus, il me semble, madame,
Alors Adamas, après avoir refléchi quelque temps, madame, dit-il, d'un air majestueux que lui donnoit sa vieillesse : «Dites-moi, vous avez bien aimé Alcidon ? Plus que ma vie, répondit-elle. Et maintenant le haissez-vous, reprit Adamas ? Je ne hais pas sa personne, mais sa legereté, repartit Daphnide. Mais continua le druide, pouvez-vous l'en accuser par rapport à quelqu'autre que Clarinte ? Et quand il a servi Clarinte, ne l'a-t'il pas fait par votre ordre & avec repugnance ? J'avoue, dit-elle, qu'en lui donnant cet ordre, je fus imprudente, mais aussi en s'y soumettant il a bien usé de dissimulation. Mais s'il avoit
Ecoutez maintenant, vous Daphnide, & vous Alcidon : Le grand Thautates qui a formé cet univers par amour, le soutient par amour. De là vient qu'il a donné aux élemens des qualités sympathiques qui les lient ensemble, aux animaux le désir de perpetuer leur espece ; aux hommes la raison qui leur apprend à aimer dieu en ses créatures, & les créatures en dieu. Mais puisque dieu a tout fait pour l'amour, il n'y a donc rien de meilleur. Ainsi la raison nous oblige à l'aimer plus que tout autre chose ; & plus cet amour est connu, plus aussi devons-nous l'aimer.
L'oracle qui vous a été rendu confirme ce que je vous dis ;
Pour sortir de votre peine,
Dans le Forest quelque jour
Vous pourrez voir la fontaine
De la verité d'Amour.
C'est-à-dire, vous reconnoîtrez enfin dans le Forest, que veritablement vous vous aimez, & alors vos peines finiront. Daphnide puisque vous êtes assurée de l'amour d'Alcidon, car pourquoi désireroit-il avec tant de passion que vous l'aimassiez,
A ces mots, Adamas prenant leurs mains : «Qu'éternelle, dit-il, puisse être votre union ! Alcidon ne pouvoit contenir les transports de sa joye ; mais la modestie de Daphnide témoignoit assez sa vertu. Stiliane, Carlis & Hermante partagerent la satisfaction d'Alcidon, & vinrent se réjouir avec lui de cette reconciliation, comme de la meilleure fortune qui lui pût arriver.
LIVRE CINQUIÈME.
Tandis que les choses se passoient ainsi en présence d'Adamas, les bergers & les bergers qui étoient dans la sale avec Alexis & Leonide, après qu'ils eurent achevé leur collation, reprirent les discours qu'ils avoient laissés. Mais Astrée & Alexis, pour n'être point interrompues se promenerent dans la sale. Astrée qui retrouvoit dans Alexis tous les traits de Celadon, étoit charmée de pouvoir lui exprimer en liberté tout ce qu'elle sentoit pour elle. Alexis de son côté pouvoit plus aisement cacher son trouble, & ses discours interrompus. Elles avoient
«Que ce jour est heureux pour moi, puisqu'il me fait connoître à la personne du monde que j'honore le plus, & que je puis vous assurer de l'envie que j'aurois de vous servir. Le gui sacré que le grand Thautates a bien voulu faire croître cette année dans notre hameau, étoit sans doute un augure du bonheur qu'il vouloit nous envoyer. C'est plus tôt, répondit Alexis, un bonheur pour moi qui me suis trouvée en ces lieux, dans la saison que le gui doit être cueilli, & qui jouis encore de l'avantage de vous voir, & de vous connoître, ce que je désirois avec une passion extrême. Comment, madame, répartit Astrée, seriez-vous assez injuste pour croire que ces bergeres, & moi en particulier, nous ne soyons venues ici qu'à l'occasion du gui salutaire ? Je croirai, madame, tout ce qu'il vous plaira, dit Alexis ; mais enfin, quand je n'aurois point été ici, vous seriez également venus inviter Adamas au sacrifice d'actions de graces. J'ose vous protester, madame, ajouta la bergere, que je n'ai eu d'autre objet en venant ici que l'honneur de vous voir. Il ne m'appartient pas de me mêler des cérémonies publiques ; je laisse ce soin à nos sages pasteurs. Je serois trop flatée, dit Alexis, si je pouvois me le persuader
Voyez-vous, madame, cette riviere qui semble partager la plaine en deux parties égales, & qui va se rendre au dessous de Feurs dans la Loire ; c'est le malheureux lignon. Vous pouvez découvrir sur ses bords notre hameau vis-à-vis de Montverdun ; si vous jettez maintenant les yeux sur la gauche, vous verrez le temple de la bonne déesse, dont un bras de ce détestable lignon baigne les murailles. Un peu au delà, & toujours sur les bords de la riviere, vous remarquerez un petit bois. Là est le chêne fortuné qui porte cette année le gui salutaire. Il y a dans ce bois une chose bien singuliere. On y voit une espece de temple, formé par de petits arbres pliés avec beaucoup d'art les uns sur les autres ; & personne ne sçait ni en quel temps il a été fait, ni qui y a travaillé. Nous croyons presque tous que c'est quelque Pan, ou Egippan, ou quelqu'autre demi-dieu champêtre. Alexis paroissoit étonnée de ce récit, & pour mieux dissimuler, elle feignoit de ne
Il me semble, répondit Alexis, que je commence à remarquer ce que vous dites ; j'apperçois même un arbre qui est beaucoup plus élevé que tous les autres. C'est reprit incontinent Astrée, sur cet arbre qu'est appuyé le temple, & que l'on a trouvé le gui sacré. Si je pouvois vous faire une description exacte de ce lieu, je ne doute point que vous ne fussiez saisie d'admiration. Entr'autres choses, j'y ai remarqué une image de la déesse Astrée, (car ce temple lui est dédié) tout-à-fait differente de celle que j'ai jamais vue. Elle est representée en bergere, la houlette à la main, & des troupeaux auprès d'elle. Mais, ce que je trouve plus admirable, c'est que tous ceux qui l'ont vue assurent qu'elle me ressemble. Alexis à ces mots ne pût s'empêcher de rougir, & pour cacher son embarras, elle se cacha le visage avec la main.
Madame, reprit incontinent Astrée, puissent les faisceaux de vervène & de fougere que nous présentons à Thautates, pour notre conservation, être rejettés par
Qui pourroit exprimer la joye mutuelle d'Alexis & d'Astrée ! Ils n'auroient pû sans doute en retenir les transports, si Astrée avoit esperé de faire consentir ses proches au dessein qu'elle avoit de suivre partout Alexis ; & si Alexis n'avoit pensé qu'en se faisant reconnoître, elle perdoit toutes ces faveurs.
D'un autre côté Pâris qui étoit auprès de Diane, & qui ne pouvoit assez lui marquer son amour, s'ennuyoit d'avoir tant de témoins de son entretien. Il fit présenter une guitarre à Hylas, & le pria de chanter sur cet instrument quelque chanson agréable. Hylas y consentit, mais à condition que les autres & Silvandre surtout, imiteroient son exemple.
Silvandre, dont les yeux étoient toujours attachés sur Diane, connut qu'elle l'entendroit chanter avec plaisir ; & sans attendre qu'on le lui ordonnât, il prit la
N'estimer de ses feux rien que la violence ;
Brûler de cent désirs, mais tous sans esperance,
De mon extrême amour c'est le moindre tourment.
Mais quand je voi l'objet qui captive mon ame,
Je voi tant de motifs & d'amour & de flamme
Que je m'accuse encor d'aimer trop foiblement.
Silvandre en baisant la guitarre, la présenta ensuite à Corylas ; celui-ci la reçut avec grace, & regardant Stelle, après avoir accordé sa voix avec l'instrument, il chanta de la sorte :
Tant de sermens qu'au mépris de vous même,
Au mepris du courroux des dieux,
Vous violez, pour nous surprendre mieux,
Ne sont plus qu'un vain stratagême.
Stelle entendant les reproches que lui faisoit Corylas, tendoit déja la main pour recevoir la guitarre, & lui rendre ce qu'il lui avoit prêté ; mais le berger qui prévoyoit son intention, lui refusa l'instrument, & dit qu'il n'étoit pas raisonnable qu'Hylas, à qui on l'avoit d'abord presenté, en fût si long-temps privé. «Bergere, ajouta-t'il, ne vous offensez point ; si votre dessein étoit de chanter quelque chose selon votre goût, je suis persuadé que vous serez contente d'Hylas, si ce qu'il va nous chanter est
Avant qu'une bergere ait usé ma constance,
Je veux chercher ailleurs de nouvelles amours,
Pourquoi se faire honneur de la perseverance ?
Un berger n'est heureux qu'en changeant tous les jours.
Laissons se desoler un amant miserable ;
Qu'il repande des pleurs, qu'il pousse des soupirs.
Au sort de l'inconstant nul sort n'est comparable ;
C'est pour lui que sont faits les solides plaisirs.
Phylis ne pouvant souffrir qu'Hylas fût sans réponse, «Silvandre, dit-elle, il me semble que vous & moi nous devons répondre à ce berger inconstant, puisqu'il ose tenir de pareils discours en présence de notre maîtresse, outre qu'un veritable amant se sent toujours obligé à prendre la défense de la fidelité. Mon ennemie, dit Silvandre, vous avez raison ; & si je n'avois craint d'être blâmé d'indiscretion, je vous jure que j'aurois interrompu Hylas. Mais s'il veut dire les vers qu'il a chantés, j'essayerai de lui répondre. Je ne ferois qu'ennuyer
A ces mots, mariant sa voix au son de la guitarre, il commença de la sorte, & Silvandre lui répondit en accordant sa voix au son de la musette.
HYLAS. Mon amour est un feu, dont l'ardeur est durable,
Tant qu'il trouve un objet propre à l'entretenir.
Vous êtes cet objet, ô plaisir trop aimable !
Durez donc, & jamais il ne pourra finir.
SILVAN. Mon amour est un feu, dont l'ardeur est durable,
Tant qu'il trouve un objet propre à l'entretenir.
Durez donc, & jamais il ne pourra finir.
HYLAS. Lorsque j'aime une fois, c'est d'un amour extrême.
Cet amour, j'en conviens, passe rapidement ;
Mais rien ne peut durer qui soit si vehement.
Et c'est, vous le sçavez, un arrêt du sort même.
SILVAN. Lorsque j'aime une fois, c'est d'un amour extrême.
Et cet extrême amour dure éternellement.
Rien qui soit accompli ne craint le changement ;
Ainsi plus un amant est parfait, plus il aime.
HYLAS. J'abhorre ces amours si constamment gardées ;
Est-il rien de si doux qu'une jeune beauté ?
Quel est enfin le prix de la fidelité ?
D'insipides amours, & des beautés ridées ?
SILVAN. J'abhorre ces amours dans un jour terminées.
Si l'amour est un bien, qui n'en jouit qu'un jour,
Doit avoir des regrets pendant bien des années.
HYLAS. Le temps qui détruit tout, rend la beauté moins belle.
Et pourquoi retrancher à nos foibles plaisirs ?
Changeons donc chaque jour l'objet de nos désirs ;
Pour jouir chaque jour d'une beauté nouvelle.
SILVAN. Le temps qui détruit tout, nous détruira de même.
Nous sommes en naissant assevis à ses loix.
Pourquoi donc réunir tant d'amours à la fois ?
Un seul, un seul amour suffit s'il est extrême.
Pendant que les bergers chantoient ainsi, & que les nymphes & les bergeres étoient attentives à les écouter, Pâris saisissant l'occasion s'approcha encore de Diane, & lui dit assés bas : «Y eut-il jamais un caractere plus agréable que celui d'Hylas ? Je croi, répondit Diane, qu'entre les autres & lui il n'y
Gentil Pâris, répondit Diane, pardonnez à leur rusticité. Nourries dans ces lieux champêtres, comment pourroient-elles penser differemment ? De toutes les bergeres
A ces mots il se tût, & voyant que Diane gardoit le silence ; «Je ne vis jamais, continua-t'il en souriant, une bergere moins curieuse que Diane. Pourquoi ne me demandez-vous pas de qui je veux parler ? Il y auroit à moi, dit-elle, une trop grande indiscretion. Celle, ajouta Pâris, à qui j'ai donné mon cœur, doit en sçavoir le secret. Oui, belle Diane, dès le jour que je vous vis, je me donnai à vous ; c'est vous que je souhaite qui habitiez cette maison, si j'y dois jamais gouter quelque plaisir. Je reçois
Il y avoit quelque temps qu'Hylas & Silvandre ne chantoient plus ; & tous les autres attendoient en silence que ces deux bergers voulussent recommencer. C'est ce qui donna lieu à plusieurs de remarquer avec quel goût Pâris entretenoit Diane, & combien cet entretien dépalisoit à Silvandre. Hylas s'en apperçut, & pensant avoir quelqu'avantage sur le berger, «Silvandre, lui dit-il c'est assez chanter, discourons maintenant, & dis-moi si tu es encore dans tes sentimens ordinaires. Je connois peu le changement, dit Silvandre, mais enfin de quels sentimens veux-tu parler ? Es-tu encore dans le cœur de Diane, reprit Hylas, & Diane est-elle toujours dans le tien ? Hylas, répondit le berger, tu as long-temps dormi, pour te réveiller si mal à propos.» En même temps Phylis appella Diane pour entendre cette dispute, & Hylas répliqua : «berger, désabuser quelqu'un ne fut jamais une œuvre hors de saison ; répons-moi seulement, si comme je te l'ai oui dire plus d'une fois, tu es encore dans le cœur de Diane, & si Diane est toujours
A ces mots tous éclaterent de rire ; & la bergere Astrée, & la nymphe Alexis tournerent la tête pour sçavoir ce que c'étoit. Hylas s'en étant apperçu, il courut vers la nymphe, sans attendre la réponse de Silvandre, & lui dit : «Ma belle maîtresse, les bergeres du Lignon sont si séduisantes, qu'il est presqu'impossible de résister à leurs charmes. Mon serviteur, dit Alexis, je croi que vous en parlez sçavamment. Il est vrai, repartit Hylas, que je ne suis pas tout-à-fait novice, mais elles ne doivent pas se vanter de m'avoir instruit. Avant que d'aimer Phylis, j'avois trouvé de la beauté à Laonice, auparavant à Madonthe, & avant que de leur en trouver, Chryseide m'avoit plû. Et voila, continua-t'il en
Ah ! ma maîtresse, ne tenez jamais un pareil langage ; il offense mon amour, & puisque je m'attache uniquement à la beauté, où pourrois-je en trouver plus qu'en vous ? Et je m'assure qu'il n'y a personne ici qui démente ce que me disent mes yeux. Votre bouche, repartit Alexis, dit ce que vous voulez ; & ces louanges témoignent bien que vous avez étudié en plus d'une école. Je l'avoue, reprit Hylas, mais je
Pendant qu'Hylas discouroit de la sorte, Adamas, Daphnide, Alcidon sortirent de la galerie, parce que l'heure du souper approchoit. Après quelques discours sur divers sujets, on servit, & si bien que Daphnide même fut surprise de trouver en un lieu champêtre, tout ce que la prévoyance du sage Adamas y avoit rassemblé. Après le repas, les entretiens recommencerent ; & comme ils duroient depuis long-temps, & qu'Adamas remarqua que les yeux de la plûpart s'appesantissoient, il conduisit Alcidon & Daphnide dans leurs chambres, laissant à Leonide, & à Pâris le soin de mener les bergers & les bergeres dans celles qui leur étoient destinées. Et, quoique la nuit fut déja fort avancée, Alexis qui avoit conduit
Pendant que les trois bergeres se déshabilloient, car elles voulurent coucher dans la même chambre, & dans le même lit : «Ma sœur, dit Astrée en s'adressant à Phylis, y eut-il jamais rien d'aussi ressemblant que la belle Alexis, & l'infortuné Celadon ?» Diane & Phylis convenant que c'étoit les mêmes traits, «Que diriez-vous, reprit Astrée, si vous l'aviez entretenue ; la voix, les manieres, le souris, tout en elle me retrace Celadon ; je n'y puis remarquer la moindre difference ; & plus je considere Alexis, plus mon étonnement augmente. Mon dieu ! s'écria Phylis, si nous pouvions obtenir du sage Adamas qu'il la laissât quelque temps parmi nous, je croi, ma sœur, que vous seriez bien ravie. N'en doutez point, répondit Astrée ; car je puis bien dire ici que depuis que j'ai perdu Celadon, je n'avois point encore eu autant de plaisir, mais nous ne pouvons esperer ni qu'Adamas y consente, ni qu'Alexis elle-même le veuille. Adamas l'aime trop, pour la perdre de vue, & le genre de vie auquel elle est accoutumée differe trop du nôtre. Et quand il n'y auroit point ces obstacles,
Les bergeres se coucherent enfin, & s'endormirent dans la résolution qu'elles avoient prise. D'un autre côté, lors qu'Alexis & Leonide se furent retirées, Adamas entra dans leur chambre, après avoir conduit Alcidon & les vieux bergers dans celles qu'on leur avoit marquées ; il venoit pour sçavoir de Celadon ce qui s'étoit passé entre Alexis & lui. «Hé bien, lui dit-il, Alexis, comment se porte Celadon ? Pour Celadon, répondit Alexis, je n'en ai point encore eu de nouvelles ; mais Alexis m'a juré qu'elle n'avoit jamais eu plus de satisfaction, depuis qu'elle est votre fille. Il suffit, dit Adamas ; mais, ajouta-t'il, vous repentez-vous maintenant d'avoir suivi mon conseil ? Vous n'en donnez jamais que de salutaires, répondit le berger ; mais en verité celui-ci me paroît bien dangereux. Car enfin si Astrée venoit à me reconnoître... Hé bien, interrompit Adamas, je voi que vous n'êtes pas encore disposé à recevoir les remedes que je vous avois préparés ; cependant songez à ne me point desobéir, si vous ne voulez être le plus ingrat des hommes. Mon pere, dit Celadon, je vous obéirai toujours, à moins que vos ordres
Le dieu que vous nommez, reprit Adamas, m'a ordonné de prendre soin de vous. En lui obéissant, je ne crains point de faillir ; car, mon fils, sçachez qu'il ne peut rien commander qui ne soit juste, & si quelquefois notre ignorance nous en fait juger autrement, nous voyons toujours que ceux qui se conforment à ses vues, surmontent tous les obstacles. Bannissez donc
Celadon, à ce mot, baissant les épaules ; «puis, dit-il, que les dieux vous l'ont commandé, mon pere, je me resigne à vous.» Le druide charmé de cette réponse, embrassa à l'instant Celadon, & prenant Leonide par la main, il se retira. Pendant la nuit, Celadon se representa les agréables entretiens qu'il avoit eus avec Astrée, sans oublier la moindre action qu'elle eût faite, & le moindre mot qu'elle eût dit qui pussent lui faire comprendre qu'elle cherissoit toujours sa memoire. Mais ces agréables pensées ne l'occuperent pas long-temps. «Malheureux berger,
Peu s'en fallut alors qu'il ne retombât dans le même desespoir où il avoit vêcu dans la caverne, & qu'il ne retournât au premier dessein de vivre éloigné de tous les hommes, puisqu'il ne pouvoit esperer le moindre adoucissement à ses maux. Heureusement quelque genie propice lui rappella les discours du sage Adamas, & il se persuada que s'il n'avoit point dû sortir de l'état malheureux où il étoit, le dieu ne l'auroit point remis entre les mains du druide, dont le mérite étoit si generalement respecté. Cette nouvelle consideration le rendit plus tranquille, & après avoir employé toute la nuit dans ces differentes réflexions, il s'endormit enfin, lorsque l'aurore commençoit déja à paroître.
Pour Astrée, & Diane, elles s'éveillerent de bonne heure ; Astrée, parce qu'elle désiroit passionnément de mener Alexis en son hameau, & Diane, parce qu'elle craignoit que Pâris ne la surprît au lit. S'étant donc apperçue qu'Astrée ne dormoit plus, elle se
Vous penserez de moi ce qu'il vous plaira, repartit Diane ; mais je vous jure que s'il étoit à mon choix, je ne sçai lequel j'aimerois le mieux, où qu'il persistât dans son attachement, où qu'il le rompît. S'il persiste, par quel motif le souffrirai-je ? Mes parens ne permettront jamais que j'épouse un berger inconnu, & je rougirois d'une faute semblable. Et si nous nous séparons, je vous assure que je le regreterai long-temps, parce qu'à mon avis, il mérite d'être aimé. Que nous sommes insensées, dit Phylis, de nous regler en ces occasions sur le caprice de nos parens ! Voilà précisement ce qui a réduit Astrée dans l'état où elle est. Si ses parens l'avoient laissé disposer de son cœur, elle auroit épousé Celadon, Celadon vivroit encore, & tous deux jouiroient d'une felicité parfaite. Maintenant, pour l'accabler, on veut lui donner Calydon, & Phocion ne lui laisse aucun repos. Ah que s'il avoit à faire à moi... Que feriez-vous, interrompit Astrée ? Je lui dirois sans autre formalité : vous le voulez, & moi je ne le veux pas. Mais, s'écria Diane, que penseroit-on d'une fille qui en useroit de la sorte ? Ma maîtresse, répondit Phylis, les paroles ne sont que des mots que le vent emporte, & les opinions s'effacent avec la même facilité qu'elles s'impriment. Mais prendre un
Les bergeres s'abillerent en discourant ainsi, & sans sçavoir à quel dessein Astrée eut plus soin de son ajustement qu'elle n'avoit fait encore depuis la perte de Celadon.
En parlant de la sorte, elles finirent de s'habiller ; & lorsqu'elles vouloient sortir, elles apperçurent dans la sale voisine Pâris qui se promenoit avec Leonide ; il étoit tellement occupé de ce qu'il disoit, que les bergeres furent près de lui, avant qu'il les eût remarquées. Il en demanda pardon à Diane, qui répondit qu'il n'y avoit point d'offense
Alors, Astrée, après avoir un peu souri ; bergeres, dit-elle, pensez-vous qu'Adamas laisse venir Alexis ? Car, je l'avouerai, si elle nous manquoit, je serois de si mauvaise humeur, que je serois obligée de me cacher. Madame, interrompit, Phylis, vous voyez que les bergeres du Lignon ne sont pas dissimulées. Elles en sont plus estimables, reprit Leonide. Mais, ajouta-t'elle, d'où vient cette amitié si marquée ? Madame, répondit Astrée, c'est sympathie sans doute ; & si je ne me trompe point, mon bonheur est sans égal. Soyez donc heureuse, dit la nymphe ; car j'entendis hier Alexis tenir le même discours que vous tenez maintenant. Vous lui donnerez trop de vanité, dit Phylis ; elle ne pourra plus nous souffrir.»
A ces mots, elles arriverent dans la chambre d'Alexis. La nymphe étoit à peine éveillée ; lorsqu'elle les vit entrer dans sa chambre. Cette visite qu'elle n'attendoit pas lui causa bien de la surprise. Cependant elle put cacher la bague qu'elle avoit emportée à la bergere, lorsqu'elle se précipita dans le Lignon, & le portrait qu'elle avoit coutume de porter au col, & qu'Astrée ne connoissoit que trop. Elle se cacha le visage d'une main, & de l'autre elle se couvrit presque toute entiere du linceul, comme si elle avoit rougi de paroître en cet état. «Que vous semble
En même temps les bergeres la saluerent ; & Leonide pour procurer à sa chere sœur un entretien particulier avec Astrée, prit Diane & Phylis par la main, & les retira vers la fenêtre qui regardoit leur hameau. Après l'avoir ouverte, elles s'y appuyerent toutes trois, pendant qu'Alexis fit asseoir Astrée sur son lit. Et la tenant toujours par la main, peu s'en fallut qu'elle ne cedât au plaisir de la lui baiser. La seule crainte de se faire connoître la retint. Enfin après avoir quelque temps gardé le silence : «Belle bergere, lui dit-elle, je vous jure que toute la nuit j'ai été occupée de vous, & des discours que vous me tîntes hier ; mais dites-moi, je vous supplie, est-il bien vrai, comme Leonide me l'a assuré, que Phocion veuille contraindre votre choix ? Oui, madame, répondit Astrée ; il est vrai aussi qu'il n'y réussira pas : non que j'ose le contredire ouvertement, mais je traiterai si bien Calydon, qu'il portera ses vœux ailleurs. Calydon
Alors Alexis lui serrant la main : «Si vous sçaviez, dit-elle, combien je vous aime, vous ne me tiendriez pas un pareil langage. Madame, reprit Astrée, j'estime plus que ma vie l'honneur que vous daignez me faire. Sçachez donc que je mourrois plus tôt mille fois, que de me marier jamais, puisque le ciel, ou ma mauvaise fortune l'ont voulu ainsi.» En prononçant ces mots, elle ne put retenir ses larmes. Elle fut
Lorsqu'ils furent tous assemblés, & que pour la satisfaction d'Hylas Alexis fut arrivée, Adamas les invita à voir les promenades, en attendant l'heure du dîner. Des nuages
La bergere sentant qu'elle ne pouvoit s'en défaire : «J'avoue, dit-elle, en se tournant
Le berger qui vouloit tenir sa passion cachée, voyant d'ailleurs que Laonice elle-même prenoit le change, répondit avec un petit souris : «Il faut avouer que vous avez bien de la pénétration ; mais comment vous en êtes-vous apperçue ? Sivandre, lui dit-elle, croyez-moi, ce que vous faites pour Diane peut bien séduire Thersandre, mais il ne peut tromper des yeux comme les miens. Presque tous les bergers du Lignon sont uniquement occupés de leurs propres inclinations ; ils n'ont des yeux que pour voir ce qu'ils aiment : mais moi qui n'ai d'autre emploi que d'examiner vos actions, j'ai bien remarqué que vous avez plus de goût pour Madonte, que pour Diane. N'en soyez point fâché ; peut-être ne vous serai-je pas inutile. Madonte m'aime, je lui persuaderai facilement ce que je voudrai. Je connois l'amour, & les ressorts qu'il faut toucher pour plaire. Je me ferai un plaisir de vous aider en tout ce qui dépendra de moi.»
Silvandre, à ce discours, ne pouvoit presque s'empêcher de rire. Et pour confirmer Laonice dans l'opinion qu'elle avoit conçue,
Cependant Diane & Pâris avoient lié une conversation interessante : Pâris brûloit d'amour pour la bergere, & si elle avoit eu dessein d'aimer quelque chose, sans doute, il n'eût pas aimé seul. Mais, depuis la mort de Filandre, elle avoit renoncé à l'amour ; car elle n'aima Silvandre que par surprise. Pâris qui lui avoit rendu tous les témoignages imaginables de sa tendresse, résolut de tenter enfin quelle seroit sa fortune. L'occasion lui parut favorable ; il tenoit la bergere sous les bras, il l'éloigna un peu des autres bergeres : & tandis que chacun s'amusoit à differentes choses, il lui parla ainsi : «Se peut-il, belle Diane, que mes services n'ayent pû vous faire connoître mon amour ? Ou si vous l'avez reconnu, est-il possible que cet amour n'ait point excité en vous quelque bonne volonté pour moi ? J'éprouve que tout ce qui sert aux autres amans, m'est inutile à moi. Mon amour vous offense,
A ces mots Pâris se tût pour attendre quelque réponse de la bergere. Diane qui aimoit Pâris comme on aime un frere, ne vouloit pas qu'il se retirât mécontent ; elle tourna les yeux doucement vers lui, & lui dit : «Gentil Pâris, je ne croyois pas que vous me tinssiez jamais un pareil langage, & qui est si opposé à mes intentions. Vous me blâmez d'insensibilité ; mais quelle idée avez-vous de moi, si voyant de quelle maniere je vis avec vous, vous pensez que je ne vous aime pas ? Quelle autre preuve exigés-vous de mon amitié ? Lorsque vous venés à moi, ne vous fais-je pas tout l'accueil dont je suis capable ? N'écoutai-je pas tout ce que vous me dites : & manquai-je jamais à vous répondre ? Avez-vous remarqué que je vous préferasse quelqu'un ? Où plus tôt ne voyez-vous pas que je vous préfere à tous ?
Ah, belle bergere, dit Pâris en soupirant, j'avoue que vous faites plus pour moi, que pour tout autre ; mais que me sert ce frivole avantage, si enfin vous ne faites rien pour personne ? Si mon amour n'étoit point extrême, peut-être vous demanderois-je avec moins d'importunité des témoignages
Diane après avoir quelque temps gardé le silence, répondit froidement : «J'ai toujours cru jusqu'ici, qu'il ne m'étoit rien échappé qui dût vous déplaire : j'avois ajusté, du moins je le pensois ainsi, toutes mes actions aux regles que notre sexe doit observer, lors même qu'il veut plaire à quelqu'un. Je comprens que je me suis trompée ; mais pour vous convaincre de ma franchise, je veux vous expliquer sans fard mes sentimens. Je vous honore plus que personne, Pâris, & je vous aime autant que si vous étiez mon frere. Si cela ne vous suffit pas, j'ignore ce que vous pouvés exiger de moi. Cela suffit, je l'avoue, pour le fils d'Adamas ; mais l'amour de Pâris vous demande de l'amour. Si vous n'êtes satisfait, reprit incontinent la bergere,
Cet entretien eût duré plus long-temps, si les autres bergers qui s'en retournoient à la maison ne les avoient empêchés de le continuer. Adamas les avoit avertis qu'il étoit temps de dîner. Dès qu'Alexis vit Diane, «aidez-moi, je vous prie, dit-elle, à répondre aux discours d'Hylas, car en verité je ne sçai plus me défendre. Ma maîtresse, dit Hylas, rendez
Silvandre qui ne cherchoit que l'occasion de se mêler à cet entretien : l'admiration, dit-il, produiroit un effet contraire à tes désirs. «Voilà ce que je ne conçois pas, repartit Hylas, puisque si j'étois admiré, on me croiroit parfait ; & lorsque je parlerois, mes paroles seroient des oracles, mes prieres des loix, mes volontés des ordres. Ecoute, Hylas, reprit Silvandre : l'admiration est la mere de la verité, parce qu'on cherche naturellement à connoître ce qu'on admire. Or, si tu étois admiré, dès là on chercheroit à te connoître, & si l'on te
Ces discours & d'autres semblables les amuserent, jusqu'à ce qu'ils fussent arrivés à la maison, où ils trouverent le dîner servi ; chacun prit à table la même place qu'il avoit eue le soir d'auparavant.
Pendant tout le repas, on ne parla que de l'enjoument d'Hylas ; & pour le faire parler, il y avoit toujours quelqu'un qui soutenoit son parti ; Stelle entr'autres, qui toute sa vie avoit suivi la même doctrine. Corylas qui en avoit autrefois senti les effets, l'entendant ainsi parler en faveur d'Hylas, «je voudrois bien, dit-il, en s'adressant à Silvandre, que tu m'apprisses si l'amour n'aît de sympathie ; car pour moi je suis persuadé du contraire par ma propre experience. Où trouver deux caracteres plus semblables que ceux de Stelle & d'Hylas ? cependant
Je ne vous ai point demandé, interrompit Corylas, si vous étiés volage, ou non ; mais pourquoi l'étant aussi-bien qu'Hylas, vous ne vous aimez point, s'il est vrai que la sympathie produise l'amour. Je n'ai besoin de personne pour te répondre, dit-elle incontinent : c'est que la sympathie peut agir, lorsqu'une force superieure n'arrête point son action. Et la sympathie qui est entre Hylas & moi, pourroit produire l'amour, si t'ayant connu si peu digne d'être aimé, tu ne m'avois fait concevoir
Daphnide & Alcidon écoutoient avec un plaisir extrême les petites disputes de ces bergers. Ils ne pouvoient comprendre que nourris en des lieux champêtres, ils eussent tant de politesse. Mais Daphnide qui désiroit toujours d'apprendre quelque chose ; «Mon pere, dit-elle, en s'adressant au sage Adamas, il me semble que vous pourriez bien nous expliquer ce que c'est que cette sympathie dont on vient de parler. Madame, répondit Adamas, votre curiosité est louable. Sçachez donc que Thautates a établi dans le ciel sa principale demeure, un lieu où il crée toutes les ames ; & comme
Adamas s'étant tû, «j'avoue, dit Daphnide, que vous m'avez éclairci à la fois plusieurs doutes ; mais il m'en reste un qui me semble considerable. S'il est vrai, mon pere, que l'amour vient de cette ressemblance que je rencontre en celui que j'aime, pourquoi à mon tour n'en suis-je point aimée ? Car si c'est sympathie, elle doit être réciproque. Mais combien en voyons-nous qui n'aiment point ceux qui meurent d'amour pour elles ? Votre doute même, répondit Adamas, est une preuve de votre pénétration, & il mérite bien d'être éclairci.
L'ame, comme je l'ai dit, se fait de cette planete la plus parfaite image qu'il lui est possible ; mais parce que la matiere n'est susceptible que d'une image très-imparfaite, & que le corps n'est pas également
Mais, interrompit Hylas, pourquoi après avoir aimé un objet, cesse-t'on quelquefois de l'aimer ? Question digne d'Hylas, répondit le druide ! Figurez-vous, Hylas, ajouta-t'il, que les impressions que l'ame communique au corps sont corporelles, & quoiqu'elle se fasse une habitude de les contempler, elles peuvent pourtant comme toutes les autres changer & se perdre. En effet l'ame n'imprime à son corps ce caractere que parce que cette beauté lui plaît. Si donc il arrive qu'elle ne s'y plaise plus, soit par nonchalance, ou par l'intervention d'un autre objet auquel la volonté se rende ; elle imprime alors à l'imagination
«Mais, mon pere, dit-elle, si il est vrai que l'amour naisse de la sympathie, d'où vient que l'on aura vû long-temps une personne sans l'aimer, & qu'on l'aime ensuite ? Ma réponse à Hylas, dit le druide, peut éclaircir votre difficulté. La personne dont vous parlez ne s'étoit pas encore formé l'image de la planete, & depuis elle s'en est imprimé le caractere. Mais en voici une autre raison.
Depuis que l'ame est enfermée dans le corps comme dans une prison, elle ne peut rien se figurer que par le moyen d'images corporelles, quoiqu'elle contemple les substances intelligentes ; or consultant les sens qui la trompent, elle ne peut porter que de faux jugemens ; & ces jugemens étant une fois portés, la volonté y donne
Diane qui écoutoit attentivement Adamas, «mon pere, lui dit-elle, si j'osois aussi vous proposer une question ? Vous le pouvez, répondit Adamas, & j'y répondrai le mieux qu'il me sera possible. Puisque l'amour vient de cette sympathie qui est une image de la planete sous laquelle nous naissons, pourquoi les belles personnes sont-elles aimées de ceux-là mêmes qui sont nés sous une autre planete ?
Tout ce qui est beau, comme tout ce qui est bon, répondit Adamas, a toujours quelque conformité ; c'est pour cela que l'on a dit qu'il n'y avoit qu'un bon, & qu'un beau qui servoit à juger par comparaison de tout ce qui a ces qualités. Or ces
Me voilà, interrompit Hylas, le plus content des hommes. Je viens d'apprendre une chose qui m'est bien avantageuse. Et toi, Silvandre, ajouta-t'il en se tournant vers le berger, tu as raison de garder le silence, car ce discours ne fait rien pour toi. Le sage Adamas, a dit que les belles personnes n'étoient aimées de plusieurs, que parce que leur beauté avoit quelque conformité avec celle des autres planetes. Je l'ai fort bien entendu, répondit Silvandre ; mais je ne conçois pas que tu en puisses tirer avantage. C'est, repartit Hylas, que si j'aime tant de beautés, il faut que j'aye quelque conformité avec toutes. Ainsi je puis me dire plus beau que toi, puisque tu es
Hylas auroit sans doute repliqué pour sa défense ; mais on se leva de table, parce qu'il étoit déja tard. Alors Astrée se souvenant du conseil que Leonide lui avoit donné, tira Diane, Phylis, Celidée, & les autres bergeres à part, & leur dit, que le grand Thautates ayant fait croître le gui sacré dans leur hameau, il ne falloit pas differer leur action de graces : & puisque les bergers avoient déja invité Adamas à offrir le sacrifice, elles devoient avant leur départ joindre leurs supplications à ses prieres, & tâcher même de l'emmener avec elles. Toutes approuverent la proposition, & Diane fut choisie pour porter la parole. A l'instant elles s'approcherent d'Alexis, pour lui faire entendre qu'elles désiroient parler au sage Adamas. Alexis s'approchant d'Adamas lui fit sçavoir le désir de ces bergeres, & Diane en même temps lui fit la supplication dont elle étoit chargée. Elle
Adamas répondit : «Belles & discretes bergeres, votre priere est juste ; & si vous m'accordez une chose que je vous demanderai, je consens à tout ce que vous souhaitez. Je ne croi pas, repartit Diane, qu'il y ait ici aucune bergere qui ne soit disposée à vous obéir en tout ce qu'il vous plaira d'ordonner. Je vous demande, continua le druide, que vous passiez en cette maison le reste de la journée ; & demain je vous reconduirai dans votre hameau, je supplierai même Daphnide d'assister à notre sacrifice.»
Les bergeres accepterent la condition, & Daphnide curieuse de voir par elle-même la façon de vivre de ces bergers, consentit avec joye à ce que lui proposoit Adamas. Pour Alexis, elle dissimula le mieux qu'elle put la crainte qu'elle avoit d'être reconnue, en retournant ainsi dans son hameau. Et comme Astrée vint se réjouir avec elle, de ce qu'elles jouiroient plus long-temps du bonheur de la voir, c'est moi, dit Alexis qui doit être transportée de joye. «Madame, répondit Astrée, je ne me persuade qu'avec peine que valant si peu, je puisse mériter les bontés que vous me témoignez. Belle bergere, dit Alexis, avant que nous nous quittions,
En ce moment Alexis changea de visage, & quelques larmes coulerent de ses yeux. Astrée ne pouvoit en imaginer le sujet, & après avoir quelque temps gardé le silence, elle reprit ainsi : «Madame, vous avez tellement changé tout à coup, qu'il m'est impossible de n'en être pas inquiete. Aurois-je le malheur de vous avoir déplu par mes discours ? Je vous en vengerois bientôt, madame... Vous étes, je l'avoue, interrompit Alexis en soupirant, la cause de ce changement ; mais ce n'est point à vous, c'est à ma sensibilité que je m'en prens ; vous m'avez renouvellé par vos paroles un souvenir amer. Parmi les vierges des carnutes j'en avois choisi une qui me sembloit la plus aimable. Elle réunissoit toutes les qualités de l'esprit avec celles du corps, je m'attachai à elle ; & ce qui redoubla mon inclination, c'est que je crus en être aimée.
Belle bergere, interrompit Alexis, si vous m'aimez, ne blâmez point cette fille ; je n'impute son changement qu'au mauvais astre sous lequel je suis née. Pour le désir qu'il semble que vous ayez de prendre sa place ; c'est moi, belle Astrée, qui dois l'avoir ce désir. Il seroit même plus vif en moi qu'en vous, si je ne craignois
Alexis en usa de la sorte, parce qu'elle craignoit de donner en continuant quelques soupçons aux bergers, & qu'elle vouloit prendre conseil d'Adamas & de Leonide, qui lui étoient nécessaires dans cette occasion. Il arriva même qu'Hylas ennuyé d'un si long entretien, vint les interrompre. «Ma maitresse, dit-il à Alexis, si vous continuez, vous me ferez croire que vous trouvez nos bergeres plus aimables que nos bergers. Mon serviteur, dit Alexis, ne vous en fâchez point ; il me restera encore assez d'amour pour vous. Comment, répartit Hylas, vous ne me donnerez que ce qu'elles ne voudront point ? j'entens, & la raison le veut ainsi, que ce soit le contraire. Eh bien, répondit Alexis en souriant, je partagerai
Pendant qu'ils s'entretenoient de la sorte, Phylis qui avoit sans cesse les yeux sur Astrée, & qui sçavoit qu'elle n'aimoit point à se trouver seule avec Calydon, s'étant apperçue qu'il s'approchoit d'elle, s'avança pour les interrompre, & laissa Silvandre seul auprès de Diane, car Pâris s'étoit retiré avec Leonide pour lui demander son avis sur ce qu'il avoit à faire. Calydon qui recherchoit Astrée de l'aveu de Phocion, & par le conseil de Thamyre, crut qu'il étoit indifferent de parler à la bergere en presence de témoins. Il se presente avec assurance, & demande s'il ne sera point importun en se joignant en tiers aux deux bergeres. «Jamais Calydon, répondit Astrée, ne peut mériter ce nom, mais surtout en venant trouver des personnes qui l'estiment autant que nous faisons. Je voudrois, dit le berger, que cet estime se changeât en amour. Quelquefois, ajouta la bergere, nous désirons
A ces mots qui déconcerterent Calydon, Astrée se leva, & vint trouver Alexis, qui de son côté laissa Hylas pour s'avancer audevant d'elle. «Madame, dit Astrée, Calydon a bien choisi son temps pour me
Cependant Silvandre étoit aux genoux de Diane, & si ravi d'y être seul, qu'il ne pouvoit assez remercier amour d'une si grande faveur. Après lui avoir exprimé tous les transports de sa passion, & toute la satisfaction qu'il avoit de se trouver enfin auprès d'elle, après en avoir entendu des réponses flateuses ; «mais enfin, ajouta-t'il, quels témoignages puis-je avoir de vos sentimens pour moi ? Vous avez trop de jugement, répondit la bergere, pour ne pas trouver la verité, quand il vous plaira de la rechercher. Mais à propos de votre gageure avec Phylis, continua-t'elle, jusqu'à quand ordonnez-vous que je sois votre maitresse ? N'est-il pas temps que je sois votre juge ? Le terme des trois lunes est presque doublé maintenant. Il m'importe peu, dit Silvandre, que vous avanciez ou que vous prolongiez ce terme, je suis bien assuré, quoiqu'il arrive, que je ne changerai point de condition. Ne parlons point de l'avenir, repartit
Silvandre qui sçavoit bien qu'il ne pourroit plus vivre avec Diane comme auparavant, ne répondit pas si tôt à la bergere, qu'elle ne connût bien son embarras, & c'est ce qui l'assuroit davantage de son amour. Feignant néanmoins comme à l'ordinaire, «vous ne répondez rien, dit-elle, voulez-vous que je vous juge aujourd'hui, ou que nous attendions jusqu'à demain que nous serons dans notre hameau ? Mon juge, dit Silvandre en souriant, promettez moi que votre arrêt me sera favorable, & que la chose du monde qui me plaît davantage ne me sera point défendue. Mon jugement, repartit froidement Diane, sera juste ; pour la défense que vous craignez, expliquez-vous, & je vous répondrai.» Alors Silvandre prenant un air plus sérieux ; «Mon juge, dit-il, je n'ai jamais douté de votre équité, mais la justice extrême est une extrême injustice ; pour ce qui regarde l'explication que vous me demandez, je suis d'avis, continua-t'il, en souriant, de la renvoyer à une autre fois, que j'aurai plus de temps pour instruire mon juge.»
A ces mots, ils furent interrompus par
LIVRE SIXIÈME.
Le chevalier qui avoit été près du temple d'Astrée, ayant suivi la même route que Pâris, se trouva bien tôt sur le haut de la plaine d'où l'on découvre la grande ville de Marcilli. Le paisage lui parut très agréable. D'un côté il voyoit ces fertiles montagnes qui descendoient imperceptiblement jusques dans la plaine, & montroient leur croupe enrichie de vignobles, & leur sommet couronné de hauts chênes, qui sembloient avoir été placés la exprès par la sage nature. La plaine s'étendant jusqu'à Montbrison, & suivant toûjours ces coteaux délicieux s'élargissoit
En même temps le trouble s'empara de son ame, & ne pouvant continuer sa route, il fut obligé de s'arrêter au premier ombrage qu'il rencontra. Il mit pié à terre, & laissant son cheval entre les mains de son écuyer, il s'étendit sous un arbre. Là uniquement occupé de ses tristes pensées, il ne voyoit, & n'entendoit rien de ce qui se passoit autour de lui. L'écuyer qui aimoit son maître étoit vivement touché de sa situation. Pendant qu'il maudissoit en son cœur & l'amour & celle qui l'avoit réduit à ce déplorable état, il entendit une voix qui se plaignoit de l'ingratitude & de l'inconstance d'une belle. Et pour écarter les idées importunes qui affligeoient son maître : «Ecoutez, lui dit-il, ce chevalier qui est auprès de vous. Hé que m'importent à moi les affaires d'autrui, répondit le chevalier ?» En ce moment il
Le chevalier entendant ces blasphêmes, crut qu'il manqueroit à la belle Madonte, s'il les laissoit impunis. Et sur le champ il eût tiré l'épée, s'il n'avoit crû plus à propos de lui donner occasion de demander le combat. «S'il a du courage, disoit-il, il sentira l'offense, & voudra que je lui en fasse raison ; s'il n'en a point, il me seroit trop honteux de le combattre.» Il se leve à ces mots, & se tournant vers le chevalier : «Toi, dit-il, qui te plains de l'inconstance d'une belle, & qui déclames contre le sexe, oublie ses attrais, ou méprise l'injure. Non, tu n'aimas jamais bien ; si ton amour eût été veritable, le dépit t'auroit gueri, ou l'injure t'auroit donné la mort.»
Le chevalier comprit que ces mots s'adressoient à lui ; & comme il étoit un des plus braves de la contrée, il vint à l'instant au travers des arbres, où il avoit entendu la voix. Il s'appelloit Argantée, il avoit la taille haute & bien proportionnée, sa force égaloit son adresse, & l'autorité de Polemas son oncle augmentoit encore sa confiance.
Argantée s'approche du chevalier, & sans lui faire aucune civilité ; «Est-ce à moi, lui dit-il d'un air arrogant, que s'adresse le discours que je viens d'entendre ?» L'étranger qui étoit déja irrité répondit : «fais comme s'il s'adressoit à toi. A tes armes & à ton langage, ajouta Argantée, je vois bien que tu es étranger ; & si tu me connoissois, tu tiendrois sans doute un autre langage. Mais monte à cheval, ou mets la main aux armes en l'état où tu es, & je te ferai connoître ta temerité. Ne perdons point de temps, dit l'étranger, & bien-tôt nous aurons vuidé notre differend.» Incontinent il se jette dans le grand chemin, & l'épée à la main il attend Argantée d'un air si assuré, que celui-ci jugea bien qu'il devoit être un brave chevalier.
Ils alloient commencer leur combat, lorsqu'ils entendirent un grand bruit de chevaux & de chars qui venoient à eux. Damon
Galatée qui étoit dans un de ces chars avec ses nymphes haissoit Argantée pour son arrogance ; & toutes souhaitoient qu'elle fut chatiée par l'étranger. Polemas étoit auprès du char de Galatée, la nymphe lui demanda qui étoit cet adversaire d'Argantée, & quel étoit le sujet de leur querelle. Elle ajouta que peut-être il seroit à propos de les separer. Polemas répondit que combatans sans supercherie il falloit les laisser terminer leur differend ; & que pour sçavoir qui étoit le chevalier, & d'où venoit leur querelle, il ne voyoit personne à qui l'on pût s'adresser qu'à cet écuyer étranger. Polemas ne répondit ainsi, que parce qu'il ne doutoit point
Galatée suivant la curiosité naturelle à son sexe fit appeller l'écuyer, & lui demanda le nom de l'étranger, & le sujet de leur querelle. «Madame, répondit-il, ce sujet est fort juste du côté de mon maître qui n'a pû souffrir que ce chevalier médît de votre sexe. Pour son nom, il m'est défendu de le dire ; mais dès qu'il aura fini le combat, je suis persuadé, madame, que si vous desirez le sçavoir, il se fera un devoir de vous obéir. Tu as raison dit Polemas d'un air insultant ; car si l'on veut mettre une épitaphe sur le tombeau de ton maître, il faudra bien que tu nous apprennes son nom. Seigneur, repartit l'écuyer, si mon maître n'avoit terminé avec honneur des affaires plus dangereuses, il ne seroit pas ici.» A ces mots il se retire au même lieu où il étoit auparavant.
Cependant les deux chevaliers se poussoient vivement, & lorsque Damon avoit quelque avantage, Galatée & les nymphes ne pouvoient dissimuler leur joye aux yeux de Polemas. Déja leurs armes étoient rompues en plusieurs endroits, & le fier Argantée ne portoit plus de si grands coups. Damon au contraire sembloit prendre de nouvelles forces ; presque tous ses coups portoient,
Cependant l'étranger fut si vivement attaqué, qu'après en avoir mis deux hors de combat, il fut blessé à l'épaule, & que son cheval fut tué de plusieurs coups. Damon le sentant manquer sous lui sauta à terre : & ce qui lui servit beaucoup, fut que les autres chevaux ne vouloient point approcher du sien, mais il eût enfin succombé sous le nombre, sans un secours inesperé.
La nymphe indignée de l'outrage que l'on faisoit en sa presence au chevalier, menaçoit les gens de Polemas ; mais celui qui étoit à leur tête sçavoit l'intention de son maître, & feignant de ne point entendre Galatée, il commandoit toujours que l'ont tuât l'étranger. Tout-à-coup un des lions qui gardoient la fontaine de la verité d'amour, se jette parmi ces chevaux. Il étoit pressé de la faim. Les chevaux prirent tellement l'épouvante à l'aspect de cet animal, que les chevaliers n'en furent plus maîtres. Ils sont emportés loin dans les bois. Le cheval de Polemas, & celui de l'écuyer étranger courents effrayés jusques dans la ville de Boen ; ni ponts, ni passages étroits ne peuvent retarder leur course. Les chevaux attelez aux
La nymphe remercia les dieux de cette avanture. Elle n'ignoroit pas que le lion, en vertu de l'enchantement, ne pouvoit blesser que ceux qui voudroient consulter la fontaine. Cependant elle ne fut pas exempte d'allarmes. Le lion qui étoit pressé de la faim, se jetta sur le cheval de l'étranger. Mais celui-ci se figurant qu'il y auroit de l'ingratitude à le laisser ainsi devorer, après les services qu'il en avoit reçus, s'avance l'épée haute vers le lion, malgré les cris & les prieres de Galatée. L'animal furieux s'élance vers les nymphes, & le chevalier plus prompt qu'un éclair s'étant jetté au devant d'elles, il rugit, il se bat les flancs, & sans une force superieure, il sautoit sur l'étranger ; mais il étoit retenu par l'enchantement. Il se detourne donc vers le cheval d'Argantée, & après s'en être rassasié, il en porte une partie, selon sa coutume, au lion qui étoit demeuré à la garde de la fontaine.
Aussi-tôt l'étranger s'adressant à Galatée, qu'à son port majestueux, & aux honneurs
Cependant Sylvie s'étant apperçue que le chevalier perdoit toujours beaucoup de sang, en avertit Galatée. Alors elles s'approcherent de lui, & après avoir bandé la playe avec leurs mouchoirs, elles prirent leurs voiles pour en faire une écharpe. Et comme les chars ne revenoient point, Galatée fut d'avis d'aller jusqu'à Montverdun, oû elles pourroient les attendre. Le chevalier & Sylvie prirent la nymphe sous les bras. Les autres suivoient ne parlant que du courage & du merite de l'étranger. Les unes louoient sa valeur, les autres blâmoient Argantée & Polemas ; & toute desiroient de sçavoir qui il étoit ; car la bravoure a cela de propre, qu'elle se concilie toujours le beau sexe.
L'étranger n'avoit point encore haussé sa visiere, lorsque Sylvie connoissant la curiosioté de ses compagnes : «Madame, dit-elle, il me semble que nous sommes trop redevable à ce vaillant chevalier, pour ne pas souhaiter au moins de sçavoir, & d'apdre son nom. Si vous l'agréez, nous éprouverons sa politesse, comme nous avons été témoins de son courage ; aussi-bien marche-t'il avec trop d'incommodité, toujours la visiere baissée, comme s'il étoit
Cependant Cleontine arriva près de Galatée, & la nymphe s'avançant un peu l'embrassa. «Ma mere, lui dit-elle alors ; auriez-vous pensé que je fusse venue en cet équipage pour vous voir ? Madame, dit Cleontine, je ne croirai jamais que vous preniez cette peine pour moi ; mais je sçai aussi que vous honorez assés le grand Thautates, pour venir visiter le saint lieu, où il daigne rendre ses oracles. J'avoue, repartit Galatée, que j'avois bien dessein de venir ici, mais non à pié, ni si tôt. C'est ainsi, ajouta Cleontine, qu'éclate la bonté de dieu, souvent il nous suscite sans nous l'occasion de lui rendre de plus grands devoirs, pour nous faire de nouvelles graces.»
Galatée s'avança ensuite pour saluer les vierges druides, puis continuant sa route, & ne voyant point Celidée parmi ces vierges, elle demanda à Cleontine où elle l'avoit laissée. «Madame, repondit-elle, jamais époux ne furent plus heureux que Thamyre & Cedée. Et Calidon, ajouta la nymphe... Madame, repondit Cleontine, il ne songe qu'à épouser Astrée. Astrée y consent-elle ? & qui traite ce mariage, reprit la nymphe ? C'est Phocion oncle de la bergere, dit Cleontine, & Thamyre qui voudroit lui voir des enfans, parce qu'il n'en a point.
C'est ainsi que Galatée apprenoit des nouvelles de Celadon qu'elle ne pouvoit se défendre d'aimer. Cependant elle étoit bien surprise que l'on ignorât ce qu'il étoit devenu. Et pensant alors que ses soupçons contre Leonide étoient injustes, elle resolut de la rappeller, & de passer chez Adamas pour emmener la nymphe avec elle. Elle esperoit aussi d'y trouver cette Astrée, dont elle avoit tant de fois entendu parler, & que Celadon lui preferoit. En même temps il lui échapa un soupir ; & Celontine s'en étant apperçue ; «vous soupirez, madame, lui dit-elle, avez-vous quelque déplaisir ? C'est, répondit Galatée qui ne vouloit point lui
Madame, répondit la sage Cleontine, le dieu que nous servons est si bon, que lorsque nous meritons sa colere, il nous avertit, afin que nous songions à l'appaiser par nos sacrifices, & que par notre repentir, nous changions en de nouvelles graces les châtimens qu'il nous preparoit. N'allez donc pas negliger ces avis, repassez vos actions ? Examinez s'il n'y a point d'abus dans votre cour ; jettez les yeux sur toute la contrée, & s'il y a des coupables reprimez-les ; car un état où le vice est impuni, & la vertu sans recompense panche vers sa ruine. Sachez, madame, que Thautates châtie le prince pour les fautes du peuple, comme il punit le peuple pour les fautes du prince.»
Galatée rendit graces à la sage Cleontine, & lui promit de suivre ses conseils, & d'en faire part à la reine Amasis. Elle ajouta qu'elle étoit fort troublée de l'accident qui venoit de lui arriver, que l'insolence de Polemas
A ces mots ils arriverent à la maison de la sage Cleontine. Galatée y entra pour se reposer, & pour faire panser l'étranger, à qui les nymphes croyoient ne pouvoir rendre assés d'honneurs, & Silere même, dont l'amour pour Argantée s'étoit changé en une si grande haine, qu'elle eut bien le courage de le voir mort, sans lui donner une seule larme : tant l'injure presente efface aisément les services passés.
Le chevalier fut incontinent désarmé, & visité par les mires. Ils ne lui trouverent qu'une seule blessure, laquelle étoit legere. Ils lui conseillerent seulement de garder le lit ce jour là, à cause du sang qu'il avoit perdu. Galatée qui vouloit avant son départ offrir un sacrifice, pour consulter ensuite l'oracle, envoya chercher des victimes, pour le lendemain matin ; car il étoit trop tard alors, & l'étranger supplia la nymphe de lui permettre de consulter en même temps l'oracle ; cependant elle envoya de tous côtés pour faire venir ses chars, & chercher l'écuyer du chevalier inconnu.
Après le dîner elle s'assit près de son lit ; & voyant que l'on gardoit un profond silence : «Seigneur chevalier lui dit-elle, quelque redevable que nous vous soyons d'avoir pris notre défence contre le superbe Argantée, vous devez encore à notre juste curiosité, & à la parole que vous nous avez donnée, le recit de votre fortune. Ah ! madame, repondit le chevalier, quel plaisir aurez-vous d'entendre les avantures du plus infortuné chevalier qui soit au monde ? Nous ne desirons que de vous servir, ajouta Galatée. Je dois vous obéir, madame, interrompit le chevalier, puisqu'enfin vous me commandez, & je dois aussi satisfaire à la curiosité de ces belles nymphes.» En même temps il se leva un peu sur le lit, & continua en ces termes.
SUITE DE L'HISTOIRE
DE DAMON ET DE MADONTE.
Si je me plaignois de mes malheurs, je serois plus cruel envers Thautates, qu'envers les hommes mêmes. Nous laissons aux hommes la disposition de ce qui leur appartient, & nous ne voulons pas que dieu dispose à son gré de cet univers, & de nous surtout qu'il a formés de ses mains. Cette reflexion a souvent étouffé mes murmures, lorsqu'ils étoient sur le point d'éclater ; mais
Sçachez donc, madame, que je suis né dans l'Aquitaine, & que j'ai été élevé par le roi Torismond, le meilleur & le plus juste des princes. Je fus nourri près de lui avec Alcidon, Cleomer, Celidas, & plusieurs autres qui tous sont devenus des chevaliers accomplis. Beliante mon pere qui par son merite s'étoit acquis une grande autorité auprès de Thierri, dont il étoit grand écuyer, mourut, lorsque j'étois encore au berceau. Ma mere ne lui survécut pas long-temps. Au sortir de l'enfance je m'attachai à une beauté dont je voudrois taire le nom, comme le mien, pour ne point découvrir entierement mon mal. Non, non, interrompit Galatée, il faut que nous sçachions son nom, & le votre. Je vous dirai donc, ajouta-t'il, que son nom est Madonte, & le mien Damon, Comment, reprit aussi-tôt la nymphe, vous êtes ce même Damon qui a servi Madonte, dont le pere fut tué sur le corps du vaillant Thierri, & que Leontidas avoit prise pour la donner en mariage à son neveu ? ce même Damon qui cedant à sa jalousie se battit contre Tersandre, peu de temps avant la mort de Torismond ? «Je suis, repondit-il froidement, ce Damon
Madame, continua Damon, il est certain que je sortis blessé du combat avec Tersandre. Je pus me flater que j'allois mourir ; car je ne voulois plus vivre, après la perfidie de l'ingrate qui seule pouvoit me faire aimer la vie. Dans ce dessein, je pris des chemins écartés ; & lorsque je sentis que mes forces m'abbandonnoient, je commandai à Halladin mon écuyer de porter à Madonte la bague que j'avois ôtée à Tersandre, & à Leriane le mouchoir plein de sang : l'un, pour temoigner à Madonte qu'elle avoit tort de me preferer un rival, qui le meritoit moins ; & l'autre pour assouvir, s'il étoit possible la cruauté de Leriane. Je
Pour moi qui n'avois ni la force, ni la volonté de me sauver, je fus incontinent englouti par les flots, où je perdis toute connoissance. Déjà le courant m'avoit emport bien loin, lorsque des pêcheurs m'ayant apperçu vinrent à moi, & après m'avoir tiré dans leur batteau, ils gagnerent le rivage. Là ils m'étendirent sur le sable, ils me dépouillerent, & remarquant mes blessures qui sembloient encore fraiches, ils furent bien étonnés ; mais ils le furent surtout lorsqu'ils me trouverent des bagues pretieuses aux doigts, & beaucoup d'or dans mes poches. Ce jour, dit l'un d'eux, va faire tout notre bonheur, ou tout notre malheur. Voici dequoi nous enrichir à jamais ; mais si la justice est avertie par d'autres que par nous, on nous punira comme
Pendant qu'ils se hâtoient, un ancien druide les apperçut. Il se figura qu'ils partageoient leur pêche. Ce bon vieillard s'étoit laissé seduire dans ses premieres années, aux faux attraits du monde ; mais en ayant depuis reconnu la fausseté, il s'étoit retiré au sommet d'un rocher qui étoit sur le bord de ce fleuve ; & pour se donner avec plus de liberté à la contemplation, il avoit quitté ses biens paternels : sacrifice qui joint à la regularité de ses mœurs lui attiroit les respects de tous ceux qui le connoissoient. Il vint donc, car il vivoit d'aumône, demander à ces hommes quelque chose de leur pêche. Il arriva près d'eux, sans qu'ils l'eussent remarqué, & reconnut son erreur. Qu'elle fut sa surprise, & celle des pêcheurs ! Ceux-ci ne pouvoient plus se cacher ; & le druide voyant couler du sang vermeil encore, ne douta point qu'ils ne m'eussent
Les pêcheurs, comme s'ils eussent déja été entre les mains du juge, oublient la résolution qu'ils avoient prise, & representent avec ce qu'il demandoit, l'or & les bagues qu'ils avoient trouvées. «Maintenant, dit le druide, je vous croi innocens ; aussi soyez assurés que Thautates vous protegera,
Il les exhorta à finir ce qu'ils avoient commencé. Il voulut même les aider à me rendre les derniers devoirs. Il me prit entre ses bras ; & lorsqu'il me tenoit ainsi embrassé, il crut me trouver un reste de chaleur : «courage, dit-il, mes enfans, il respire encore. Thautates vous aime, & veut que les coupables soient châtiés.» En même temps il me pancha la tête, pour me faire rendre l'eau que j'avois avalée, & banda mes playes le mieux qu'il put avec leurs mouchoirs. Ensuite il alla chercher des herbes sur le rivage, car il connoissoit la vertu des simples, pour les appliquer sur mes playes, & me rendre un peu de vigueur. Le sang s'étancha d'abord, & bien tôt soulagé de l'eau que j'avois rendue, je respirai. Les pêcheurs me remettent mes habits, & me portent sur leurs rames dans la retraite du druide. Là on me couche dans un lit assés bon, qui servoit quelquefois à l'un de ses neveux ; car le sien n'étoit qu'un amas de feuilles seches, sans autre artifice, & sans autre délicatesse.
Le lendemain, vers la pointe du jour que
«Mon fils, plus Thautates a montré par son assistance inesperée, combien il vous aime, plus aussi devez-vous lui en marquer votre reconnoissance.» Il se tût à ces mots, pour entendre ma réponse. Je crus que c'étoit quelque dieu qui me parloit par sa bouche, tant il avoit un air respectable. Cependant la surprise où j'étois m'empêcha pour quelque temps de lui répondre. Le vieillard qui attribuoit ce silence à ma foiblesse, où à l'excès de mon mal ; «Mon fils, ajouta-t'il, si c'est foiblesse où douleur, faites moi signe
Alors, reprenant un peu mes esprits, je m'efforçai de lui répondre de la sorte : «Mon pere, ce n'est pas les blessures que vous voyez qui m'ont réduit en cet état ; mais celles que j'ai dans l'ame. La mort seule peut les guerir, & c'est pour cela que je l'avois cherchée dans le fleuve. Voilà de quoi je me souviens, mais j'ignore comment je suis hors des eaux, & par quel prodige je suis maintenant en ce lieu, & en votre présence. Mon fils, répliqua le druide, je voi bien que la faveur de Thautates est plus grande que je ne l'avois imaginé, puisqu'il a daigné vous sauver, lorsque vous cherchiez à perir : action détestable, indigne même d'un homme qui a quelque courage ! Car quiconque se tue n'en vient là, que parce qu'il ne peut souffrir les peines de la vie.»
Il m'en auroit dit bien davantage, si les pêcheurs dont j'ai parlé, entrant tout à coup dans la chambre, ne l'avoient interrompu. Ils amenoient un homme lié avec des cordes. Dès qu'il me vit il voulut se jetter à mes genoux, mais il ne put, parce qu'il étoit attaché. Il étoit tellement changé que je ne le reconnus point d'abord ; enfin le regardant avec plus d'attention, & l'entendant crier, «ah ! mon maître,» je compris que c'étoit
Je lui demandai incontinent s'il avoit vû Madonte ; ce qu'elle, & Leriane avoient dit & fait, & comment il étoit tombé entre les mains de ces hommes. Il me répondit qu'il avoit executé mes ordres, que tout le monde regrettoit ma perte, & que s'il eût esperé de me trouver en vie, il m'eût apporté la réponse à ma lettre, qu'aussi tôt après il étoit venu sur le rivage cherchant mon corps, pour lui donner la sépulture, & se confiner ensuite dans quelque solitude : que ce matin là même rencontrant les pecheurs, il leur avoit demandé des nouvelles de ce qu'il cherchoit, & que le prenant pour mon assassin, ils l'avoient lié comme je l'avois vû. «Mais, vous, seigneur, continua-t'il, par quelle fortune êtes vous venu en ce lieu ?
L'accident qui me survint m'empêcha d'en dire davantage. Mes playes recommençerent à saigner, de sorte que je devins pâle & froid. Je m'en apperçus d'abord ; mais je n'en voulois rien dire, parce que je souhaitois de mourir. Le fidele écuyer courut aussi tôt vers le vieillard, & l'avertit de ce qui se passoit. Le vieillard qui durant notre entretien avoit préparé les remedes dont j'avois besoin, entra incontinent dans ma chambre, & me trouvant tout en sang, il
Le druide ne m'abandonnoit que le moins qu'il pouvoit. Un jour qu'il me trouva mieux, il me persuada si bien que rien ne nous arrive que par la volonté de dieu, qu'enfin je quittai la cruelle résolution de mourir, & que me résignant entre les mains du grand Thautates, je commençai à trouver de la douceur dans mes maux mêmes, puisqu'ils me venoient de sa souveraine
En attendant que mes forces fussent revenues, je sortois le plus souvent de la grotte sous pretexte de prendre l'air ; mais en effet pour m'occuper en liberté de mes pensées. Tandis que le vieillard vaquoit à la contemplation, & qu'Halladin alloit dans les villes voisines chercher les choses qui nous étoient nécessaires, j'étois moi sur le haut du rocher, tournant toujours les yeux & le cœur du côté où j'avois laissé Madonte. Et quoique j'eusse pris la résolution de ne point attenter à ma vie, je souhaitois toujours de la voir finir. J'aurois volontiers passé le reste de mes jours dans cette solitude, j'en avois même conçu le dessein, & je le communiquai à mon fidele écuyer. «Quel bien, me dit-il, pouvez-vous esperer en demeurant ici ? Madonte ne peut vous hair, du moins elle n'aime pas Thersandre autant que vous le croyez ; où si elle l'aime, comme elle a déja changé une fois, ne peut-elle pas changer encore ? Et si ce changement arrive, de quoi vous servira-t'il, si elle vous croit mort ? Hé bien, répondis-je, Halladin, nous y penserons,» & me tournant de l'autre côté, je feignis de vouloir reposer, afin de ne plus entendre des discours que je ne pouvois gouter. Cependant je fis mes réflexions, je
Dès qu'il fut jour, j'éveillai Halladin, je lui dis d'aller acheter des chevaux & des armes. Il partit sur le champ, ravi de me voir dans ces dispositions. Cependant quelque diligence qu'il pût faire, il resta plusieurs jours dans son voyage. Durant son absence, je gardai une solitude encore plus étroite qu'auparavant. Je disputai, je l'avoue, si je devois rompre mes fers ; je fus même ébranlé ; mais ce dieu à qui l'on ne résiste qu'en fuyant, renouoit mes chaînes, ensorte que je compris qu'il n'y avoit plus pour moi d'esperance de m'en affranchir.
Cependant les pêcheurs à qui j'avois donné une somme honnête, venoient souvent me visiter. Et comme ils alloient toutes les semaines à la ville où Thorismond tenoit sa cour, ils me rapportoient toujours quelques nouvelles. L'un d'eux me dit que l'on ne parloit d'autre chose que d'une dame qui avoit été condamnée au feu pour avoir eu un enfant. Mes soupçons tomberent incontinent sur Madonte, quoique je n'eusse jamais rien remarqué en elle qui pût les fonder. Mais je ne doutai plus, lorsque ce pêcheur m'eut assuré que c'étoit une des plus
Je me rappellai alors l'amour de Madonte pour Thersandre, & me retirant seul sous des arbres qui étoient près de la grotte, je me livrai aux pensées affreuses qui vinrent m'agiter. D'un côté, le dépit d'avoir été si indignement trompé, me faisoit désirer la vengeance ; de l'autre quand je me figurois l'état où la fortune avoit réduite une personne que j'avois aimée, je ne pouvois retenir mes larmes. C'est dans cette situation qu'Halladin me trouva à son retour. Après m'avoir confirmé une si horrible nouvelle, «il ajouta que Leriane étoit l'accusatrice, & que Leotaris & son frere soutenoient ce qu'elle avoit avancé contre Madonte, & Thersandre. O dieu, m'écriai-je, que tes jugemens sont profonds ! & par combien de voyes tu nous découvres la verité des choses cachées ! Madonte, ajoutai-je un moment après, il est donc vrai que vous m'avez préferé ce même Thersandre que vos ancêtres eussent à peine reçu parmi leurs serviteurs ? Pouvez-vous ne pas mourir plus tôt de la honte d'un tel choix, que du supplice qui vous est préparé ?»
Je demeurai long-temps sans parler, pour avoir trop de choses à dire, semblable à ces vases qui étant pleins ne laissent sortir l'eau
Halladin m'entendant parler avec tant de résolution, me dit qu'il prioit dieu de benir mes intentions ; mais que si j'avois ce dessein, il n'y avoit point de temps à perdre, que le dernier terme accordé par le roi finissoit le lendemain à midi, & que si nous ne partions à l'heure même, nous ne pourrions arriver à temps. Je montai donc incontinent à cheval, sans rien dire au druide, de peur qu'il ne me retardât. Seulement j'avois bien résolu, si j'étois vainqueur, de venir le remercier des obligations extrêmes que je lui avois. Je me rendis avec la plus grande diligence dans les faux bourgs de la ville où mon écuyer avoit laissé mes armes. Je les essayai, je les trouvai bonnes. Elles étoient noires ; l'écu representoit un tygre qui se repaissoit d'un cœur humain ; & le mot étoit : Tu me donnes la mort, & je soutiens ta vie.
Je reprens, sans m'arrêter le chemin de la ville des tectosages. J'y arrive un peu avant midi. Je mis pié à terre pour faire repaître mon cheval, qui étoit presqu'excedé. Lorsque
Cependant, je ne voulus point me faire connoître que je ne sçusse si Madonthe aimoit Thersandre, ou si tout ce que j'avois vû n'étoit point un artifice de Leriane. Je m'approchai de l'échaffaut, pour sçavoir si Madonte ne m'ordonnoit rien de plus. Elle me remercia, & me pria de lui dire qui j'étois, & de la conduire dans sa maison, pour lui dire mon nom. Je m'en excusai le mieux que je pus ; & je m'offris à la conduire, pourvu que ce fût promptement. Mais craignant
J'oubliois de vous dire, madame, qu'ayant rencontré près de la ville un homme qui y alloit, je le suppliai de faire mes excuses à Madonte, & je feignis que des affaires importantes m'appelloient ailleurs : que si elle avoit besoin de mon service, elle auroit de mes nouvelles du côté de Montdor, & que je porterois toujours l'enseigne du tygre. Je voulois lui faire croire que j'allois de ce côté là, quoique ce ne fût pas mon dessein, de peur que si le roi avoit la curiosité de me connoître, il ne me fît suivre.
Le druide me reçut avec les plus grandes démonstrations de joye. Et quand il sçut le sujet de mon voyage, & le secours que j'avois donné à Madonte, il crut ne pouvoir assés me remercier. Il commença par me faire ôter mes armes, & m'ayant trouvé quelques blessures, il prit tant de soin de moi, qu'en peu de temps je fus gueri. Mais n'y ayant pour moi aucun remede plus efficace que de sçavoir des nouvelles de Madonte, je priai le vieillard d'envoyer quelqu'un de ces pêcheurs, pour en apprendre. Il le fit, & le pêcheur à son retour ne m'en apporta que trop pour ma satisfaction. Il me dit que
Depuis, tout ce qui m'avoit donné quelque soulagement ne fit plus qu'augmenter mes déplaisirs. La solitude où j'étois me déplaisoit, parce qu'elle découvroit la ville des tectosages. Je me déplaisois à moi-même, parce que j'aimois toujours Madonte, malgré toutes les raisons que j'avois de la hair. Mes playes se guerirent en peu de jours, parce qu'elles étoient legeres ; mais je devins si pâle & si affreux, qu'il étoit impossible de me reconnoître. Le bon vieillard ne sçachant que juger, me conseilla de changer d'air. Et je résolus de mener une vie errante, jusqu'à ce que je pusse rencontrer la mort.
Après avoir remercié le druide, & reconnu les services des pêcheurs, je partis sans autre dessein. Cependant notre chemin nous ayant par malheur conduits du côté de la maison de Madonte, j'appris d'autres nouvelles qui acheverent de m'accabler ; on me dit qu'elle s'étoit dérobée sans autre suite que sa nourrice & Thersandre. Halladin s'efforça inutilement de me representer qu'elle ne me faisoit point d'injustice, puisque l'on me croyoit mort. Je ne pouvois plus supporter
Enfin ne trouvant de repos nulle part, & voyant que la prudence humaine ne me servoit à rien, je crus devoir recourir aux conseils divins. J'avois oui dire que sur le penchant des pyrenées, vers l'oceau, il y avoit un temple consacré à Venus qui y rendoit des oracles. Je retournai donc en Europe, je consultai l'oracle pendant neuf jours sur la fin ou le remede de mes maux ; il me répondit, Forest, sans vouloir s'expliquer davantage. Je me déterminai à visiter toutes les forêts de l'Europe. Je ne puis vous dire, madame, combien j'en ai passé, & toujours inutilement. Mais je ne puis croire que le dieu veuille être menteur pour moi seul ; je me flate au contraire de trouver enfin dans ces lieux sauvages le soulagement qu'il m'a promis.
Après que Damon eut cessé de parler ; Galatée qui avoit sçû une partie de son histoire par les nouvelles qu'Amasis avoit reçues de Torismond, & qui désiroit que cette contrée lui fût plus heureuse, lui dit : «Seigneur chevalier, j'avoue que vos plaintes contre la fortune sont trop légitimes ; mais vous ne devez pas vous livrer au desespoir. Les dieux ne sont point menteurs. Souvent, ils se plaisent à donner des réponses ambigues pour éprouver notre subtilité ; mais leurs oracles ont toujours leur accomplissement. Je croi que vous avez mal interpreté celui qui vous a été rendu ; le pays où vous êtes se nomme aussi Forest, & je ne doute point que l'oracle n'ait voulu parler de cette contrée. Il pourroit arriver que Madonte y seroit conduite pour quelque raison que vous ignorez. Madame, répondit Damon en soupirant, j'espere en effet trouver ici la fin de mes peines, parce que la mort fera ce que l'amour n'a pû faire. Non, non, dit la nymphe, esperez mieux. Demain nous consulterons l'oracle qui vous rendra la tranquilité ; cependant nos chars & votre écuyer reviendront, & vous guerirez à loisir. Je vous demande seulement de ne me point quitter que vous ne m'ayez conduite au palais d'Amasis ; je suis persuadée qu'elle sera ravie de vous voir.» Le chevalier répondit qu'il feroit tout ce
Cependant Galatée qui avoit dépêché à Bonlieu vers la venerable Chrysante, pour l'avertir qu'elle y alloit, sçut par le retour du messager, qu'Astrée, Diane, Phylis, & toute la troupe des bergers y avoient dîné, & qu'ils alloient rendre leur visite à la fille d'Adamas.
Ce messager qui dès l'enfance avoit été nourri au service de la nymphe, avoit coutume de lui raconter tout ce qu'il avoit vû ; c'est pour cela qu'après avoir rendu la réponse de Chrysante, il ajouta qu'excepté Galatée, il n'avoit jamais rien remarqué de si beau qu'Astrée & Diane. Galatée qui esperoit d'apprendre des nouvelles de Celadon, lui dit en presence de Damon même : «Hé quoi, Lerindas, (c'est ainsi qu'il s'appelloit) trouves-tu ces bergeres si belles, que tu les préferes à mes nymphes ? Oui, dit-il, madame, & je vous jure que si j'étois chevalier, je maintiendrois leur beauté contre quiconque. Astrée sur tout est incomparable, mais Diane me plaît davantage, parce qu'elle n'est point triste comme Astrée, & que les filles qui aiment tant me paroissent moins agréables. D'où vient cette tristesse, reprit Galatée ? De la mort d'un berger qui se noya il y a quelques lunes, dit Lerindas.»
Alors Galatée se tournant vers Cleontine, «ma mere, dit-elle, j'ai presqu'envie de rester ici quelques jours, pour donner à Damon le temps de guerir, & de passer en attendant le Lignon, pour voir si ce que l'on dit de ces bergeres est véritable. Madame, répondit Cleontine, elles n'ont rien du village que le nom ; & si vous voulez avoir le plaisir de leur entretien, vous y arriverez à propos ; car Adamas doit venir faire un sacrifice solemnel à l'occasion du gui trouvé sur le plus beau chêne de leur hameau ; & s'il sçait que vous y veuilliez assister, il l'avancera autant que vous le souhaiterez.»
Ces discours déterminerent Galatée à retarder son voyage de Bonlieu, pour assister au sacrifice avec les bergeres. En même temps elle dépêcha vers Amasis pour l'informer de ce qui s'étoit passé, du sujet qui l'arrêtoit à Montverdun, & de celui qui avoit conduit Damon dans ses états. Ces nouvelles affligerent & réjouirent tout à la fois Amasis. Damon avoit l'honneur de lui appartenir, & elle l'avoit pleuré comme mort ; elle étoit ravie d'apprendre qu'il vivoit encore ; mais l'état où il étoit, & l'insolence de Polemas lui déplaisoient infiniment. Elle vient aussi tôt à Montverdun sans avertir ni Polemas, ni Galatée ; & offre à Damon ce qui dépendoit d'elle. Damon étant surpris
Amasis lui proposa ensuite de l'emmener dans la grande ville de Marcilly, où l'on auroit plus de secours ; mais il s'excusa si bien, qu'elle lui permit de demeurer encore quelques jours en ce lieu. Son dessein étoit dès qu'il auroit consulté l'oracle, & reconduit Galatée, de se retirer dans quelque solitude où il ne pût être connu. Galatée fut ravie de ce qu'il restoit à Montverdun ; c'étoit pour elle un prétexte de passer quelques jours avec les bergeres, où elle esperoit d'apprendre des nouvelles de Celadon, ou de voir du moins si Astrée avoit tant de beauté qu'elle méritât d'être préferée à une si grande nymphe qu'elle.
La reine retourna à Marcilly, après avoir fait bien des excuses à Damon du procedé de Polemas, qu'elle jura de ne point laisser impuni. Damon la supplia de lui pardonner, l'injure étant legere, disoit-il, & Polemas
Amasis, par déference pour l'étranger m'a ordonné de vous congedier, & de vous interdire cette contrée où vous êtes nés. Ce coup au reste est moins contre vous que contre moi ; c'est-à-dire que voulant élever ce jeune homme, elle ne peut y parvenir, qu'en m'ôtant l'autorité que mes services m'ont acquise. Dans cette vue, elle commence aujourd'hui par m'ôter mes meilleurs amis, tels que je vous connois. Si les choses étoient en l'état où j'espere de
Persuadés par ces discours artificieux, les gendarmes promirent d'executer ce qu'il leur proposoit : qu'ils étoient prêts à lui obéir, & qu'ils conserveroient au peril de leur vie sa grandeur, & son autorité, & qu'au reste il devoit faire semblant de les congedier, & tous ceux qui s'étoient trouvés dans cette même rencontre, afin qu'on les observât moins.
Le lendemain, Polemas assemble tous
LIVRE SEPTIÈME
Adamas, pour satisfaire à la promesse qu'il avoit faite aux bergeres, ordonna, dès que le jour fut venu, que l'on fît partir les sacrificateurs avec les animaux, & les autres choses nécessaires, & que l'on avertit tous ceux des hameaux voisins, afin qu'ils pussent assister au sacrifice. Cependant Daphnide & les bergeres s'étant habillées, ils se mirent tous en chemin. Alexis paroissoit la plus interdite ; dès qu'elle apperçut le Lignon, & sa derniere retraite, elle regarda moins comme une verité, que comme un songe, un voyage si inesperé. A la verité,
Cependant les bergers marchoient chantant & discourant, pour tromper la longueur du chemin. Calydon qui avoit la memoire si fraîche de la réponse cruelle qu'Astrée lui avoit faite n'osoit plus s'approcher de la bergere. Il marchoit quelques pas devant elle ; & comme il ne pouvoit cacher ni son déplaisir, ni son amour extrême, il ne put s'empêcher de soupirer ces vers :
Pourquoi l'aimer, helas, si mon extrême amour
N'est payé que d'indifference ?
Si malgré ma perseverance,
Je ne puis esperer de la fléchir un jour ?
Mais puis-je renoncer à la bergere aimable
Qui me tient captif dans ses fers ?
Non, non, dans ce vaste univers
Il n'est aucun objet qui lui soit comparable.
A peine il eut achevé, qu'Hylas qui étoit auprès de lui, & qui ne pouvoit approuver cette constance, chanta ces vers à haute voix :
Change d'humeur qui le voudra ;
Jamais Hylas ne changera.
Il est certain qu'Hylas vous aime.
Mais vous sçavez, belle Alexis,
De son amour quel est le prix.
Le prix d'amour, c'est l'amour même.
Change d'humeur qui le voudra ;
Jamais Hylas ne changera.
Languir auprès d'une cruelle
C'est un état bien rebutant.
Ce n'est pas d'ailleurs mon talent.
Il vaut bien mieux être infidele.
Change d'humeur qui le voudra ;
Jamais Hylas ne changera.
Je ne propose rien d'étrange.
Qu'égale entre nous soit la loi.
Et changez-moi, si je vous change.
Change d'humeur qui le voudra ;
Jamais Hylas ne changera.
La chanson d'Hylas réjouit infiniment les bergeres, & Stiliane sur tout qui marchoit avec Carlis. «Hylas, lui dit-elle, en verité on a bien tort de vous accuser d'inconstance ; jamais berger ne fut si constant que vous ; & je vous retrouve absolument le même que je vous vis la premiere fois. Mon ancienne maîtresse, répondit Hylas, vous voyez quelle est l'injustice de notre siecle. Il faut avouer s'écria Daphnide, qu'il a bien de l'enjoument ; on peut le nommer unique en son espece, & je croi que vous seriez bien fâchés de le perdre. Mais, belle bergere, ajouta-t'elle, en s'adressant à Diane, depuis quand est-il dans cette contrée ? Quel motif l'y a mené, & quel sujet l'y retient ? Madame, répondit Diane, il y a peut être quatre ou cinq lunes que nous le connoissons. De vous dire ce qui l'arrête parmi nous, je le croi superflu, vous êtes trop instruite de ses sentimens. Mais pour le sujet qui nous l'a amené, c'est ce que nous ignorons : non qu'il soit mysterieux ; mais il a plusieurs fois commencé le récit de ses avantures, & toujours il a été interrompu, ou le temps lui a manqué. Pour
Il me semble, ajouta Daphnide, que s'il vouloit nous raconter son histoire, ce seroit un agréable amusement, & que le chemin nous en paroîtroit moins long ; mais il faut que la belle Alexis ordonne.» Alexis s'entendant nommer, & remarquant le signe de Daphnide, pour ne point montrer qu'elle fût trop attentive à parler avec Astrée, lui demanda si elle souhaitoit quelque chose d'elle, & ayant sçû par Diane ce qu'elle désiroit : «Madame, dit-elle, je suis persuadé que personne n'a sur Hylas plus de pouvoir que vous ; mais je vais essayer le mien, puisque vous l'ordonnez ainsi : Mon serviteur, ajouta-t'elle en se tournant vers Hylas ; je crains bien que ces nouvelles bergeres ne m'enlevent votre cœur. Rassurez-vous ma belle maîtresse, dit Hylas, je pourrai bien dérober le leur, mais je vous jure qu'elles n'auront pas le mien qui vous est entierement acquis.» Puis s'approchant d'Alexis : «Je voi bien continua-t'il, que vous ne sçavez pas encore de quelle sorte j'aime. Lorsque je pense à m'attacher à quelque objet, j'examine quelle est sa beauté, & je l'aime à proportion.
Voilà, dit Daphnide en souriant, la plus belle façon d'aimer dont j'aie entendu parler. Il est vrai, dit Alexis ; mais Hylas, ajouta-t'elle, je crains que vous n'ayez bien tôt dissipé l'amour que vous avez assemblé pour moi, & alors vous ne m'aimerez plus. J'en conviens, répondit froidement Hylas, mais ce que vous craignez est impossible ; quand je fais ce fonds d'amour, je le proportionne à la beauté que je veux aimer ; & comme la vôtre est infinie, mon amour est de même infini. J'en suis ravie, dit Alexis ; car je serois inconsolable si je venois à vous perdre ; c'est pourquoi, si par hazard le fonds étoit moindre que vous ne dites, rabatez plus tôt de la dépense, afin que la provision dure davantage. Ma maîtresse, dit-il incontinent, soyez tranquille, elle est telle que j'ai dequoi vous aimer au delà de ma vie. Mais, mon serviteur, dit Alexis, puisque vous m'aimez tant, il me semble que vous devriez bien
Alors Adamas fit mettre Hylas au milieu des bergeres ; & pour le mieux entendre, les bergers se pressoient si fort autour de lui, qu'ils se marchoient presque sur les pieds. Hylas voyant qu'ils faisoient tous silence, commença de la sorte :
HISTOIRE DE CHRYSEIDE,
ET D'HYLAS.
L'ignorance a cela de propre qu'elle fait blâmer bien des choses qui par elles mêmes
Or ce que vous desirez maintenant de sçavoir, nul ne peut vous l'apprendre que moi ; pour le reste, ces indiscretes bergeres à qui je l'ai déja raconté, vous le diront à loisir, si elles ne l'ont pas déja fait. Ainsi je ne repeterai point que je suis originaire de Cargues, que là je commençai mon apprentissage auprès de Carlis, & que je le finis sous Stiliane, ni que suivant ma fortune je vins à Lyon, après avoir aimé sur la
Periandre vertueux chevalier, & qui aimoit éperdument Dorinde, me fit perdre les bonnes graces de Florice, en me dérobant, quoique mon ami, quelques billets qu'elle m'avoit écrits, & qu'ensuite la malicieuse Dorinde fit voir à Theombre mari de Florice. Theombre conçut alors des soupçons si violens, qu'il emmena Florice à la campagne. Et par là il me fit perdre le bonheur de la voir, & peu de temps après le desir de la revoir ; car, ma maitresse, je l'avoue ingenument, mon amour prend naissance par les yeux, & meurt par l'absence : selon cette maxime veritable, qui est loin des yeux, l'est aussi du cœur, & cette autre qui ne sçait oublier, s'en aille.
Or Florice demeura à la campagne une
Un soir que je me promenois sans dessein sur les bords de l'Arar, j'apperçus trois chars découverts & tirés par six chevaux. Je me mis dans un lieu commode, pour les voir passer. Il y avoit dans chacun des chars quatre femmes, autrement vétues que les notres. Leurs robes étoient volantes ; les manches si étroites que la forme du bras paroissoit. Leurs cheveux relevés par devant, excepté quelques boucles qui tomboient nonchalamment sur leur visage. Au haut de leur coeffure, & par derriere
Peut-être ce détail vous étonne ; vous avez peine à concevoir que j'aye pû remarquer tant de perfections dans une personne qui ne faisoit que passer ; mais sçachez qu'Amour me prêta ses yeux, & ne croyez point qu'il soit aveugle, comme le prétend Silvandre. Quiconque voit avec les yeux de l'Amour, perce l'habillement, & voit à travers
C'est ainsi que j'appris qui étoit la belle étrangere. S'il eût été moins tard, dès le soir même j'eusse essayé de la voir ; mais il fallut me retirer. Je ne fermai les yeux de toute la nuit, & je me levai avant l'aurore. Periandre m'avoit promis de venir me prendre pour aller au palais, où nous devions nous trouver, lorsque ces étrangeres iroient au temple. Cependant je me mis à ma toilete, & cent fois je retouchai à mon ajustement. Mes cheveux parurent un peu trop dorés ; & parce qu'il est de la derniere importance de ne point donner aux femmes de mauvaises impressions de soi à la premiere vue, & que je sçai qu'elles n'aiment point cette couleur, quoique sans fondement, je me couvris la tête de poudre de cypre. Periandre me surprit dans ce travail, & par hazard levant les yeux, je le vis sourire. «Periandre, lui dis-je, je vous croyois plus de mes amis ; au lieu de compatir à mon mal, vous en riez.
Celle que j'attendois arriva la derniere de toutes. Sa beauté me ravit de sorte, que j'ignore ce que je devins. Lorsqu'elle passa près de moi, je ne pûs m'empécher de dire avec un grand soupir : Voilà la plus belle de toutes. Seule de toutes les étrangeres, elle entendoit le gaulois, ainsi je l'obligeai aux dépens de toutes les autres, sans les désobliger pourtant. Pour une femme c'est un outrage impardonnable que le mépris de sa beauté, comme il n'y a point de flateries qui leur plaisent autant que celles qui touchent leur beauté, parce qu'elles ne démentent jamais les jugemens qu'on en fait, quelque avantageux qu'ils puissent être.
Le temple étoit assés éloigné du palais ; je trouvai néanmoins le chemin si court, que je ne croyois pas en avoir fait la moitié, lorsque nous y arrivâmes. Tant que le sacrifice dura, j'eus les yeux sur la belle étrangere ; & toutes les fois qu'elle tourna les yeux vers moi, elle surprit mes regards attachés sur elle. Le sacrifice étant fini, elles s'en retournerent dans le même ordre qu'elles étoient venues. Il arriva que ma déesse se laissa tomber sur une des marches du temple ; je volai à son secours, & la prenant par le bras, je la relevai avec tant de satisfaction, que je ne puis l'exprimer. Et depuis elle m'avoua que ce fut en cette occasion qu'elle connut la premiere fois mes sentimens pour elle. Je dis ceci pour Silvandre, qui ne voudroit pas rendre à sa maîtresse un moindre service que celui de lui sauver la vie ; il ne croit pas que tout autre puisse mériter quelque attention.
Silvandre ne vouloit point l'interrompre ; mais s'étant apperçu que tous avoient les yeux tournés sur lui, & que Diane même attendoit sa réponse : «Hylas, lui dit-il, bien loin que je ne voulusse rendre à ma maîtresse un moindre service, que de lui sauver la vie, je demande à Thautates qu'il écarte d'elle tous les dangers, & qu'il m'épargne à moi de si terribles allarmes : mais ces petits services que je nommerai soins
Si j'ignorois, répondit Silvandre, que tu es de l'isle de Camargue, je te soupçonnerois d'une contrée des Gaules, dont les habitans ont trois qualités qui se rapportent assés à ton caractere. Qui sont-elles, ajouta Hylas ? Je voulois les taire, reprit Silvandre ; mais puisque tu me presses, les voici. Ils sont riches de peu de bien, docteurs de peu de sçavoir, & fiers de peu d'honneur.» Hylas voulut répondre à moitié en colere ; mais les éclats que firent les bergeres, l'en empêcherent. Et lorsqu'il
Les anciens habitans de Lyon observoient religieusement les loix de l'hospitalité, & rendoient beaucoup d'honneurs aux étrangers. Une tante de Periandre nommée Amasonte, étoit sur tout dans ces principes. Quelques jours après que les belles étrangeres furent arrivées, elle s'informa s'il étoit permis de les visiter. On lui dit que le roi en seroit charmé ; elle ne manqua pas d'aller au palaïs, pour leur offrir ses services. Elle avoit une jeune fille nommée Orsinde, qui n'étoit point désagréable. Elle la mena avec
«Venez avec ma mere, répondit Orsinde, & votre curiosité sera satisfaite ; si pourtant, reprit Amasonte, il est permis aux hommes de les visiter, car c'est de quoi je ne me suis point informée ; je vous promets de le sçavoir la premiere fois que j'irai au palais.» Le lendemain elle apprit que tout le monde entroit dans leur appartement ; & le jour suivant elle résolut de l'y conduire. Ce jour parut si long à mon impatience, que je demandai cent fois quelle heure il étoit ; il me sembloit que le soleil marchoit plus lentement qu'à l'ordinaire. Je n'eus pas plus de tranquilité durant la nuit, ni le matin plus de patience, jusqu'à ce que
Periandre & Orsinde nous avoient laissés exprès ensemble, tandis qu'Amasonte entretenoit les autres étrangeres ; c'est ce qui m'engagea à lui répondre avec plus de hardiesse : «Madame, si celles que vous excusés vous ressembloient par les qualités de l'esprit & du corps, elles n'auroient pas besoin d'apologie, fussent-elles plus cruelles. Et quelque rigueur qu'elles nous fissent sentir, nous ne laisserions pas de les servir & de les adorer.» Bien loin que ce discours l'étonnât, elle repartit d'un air riant : «Seigneur chevalier, il me paroît que l'usage de la flatterie n'est pas moins connu parmi les gaulois, que parmi les romains ; & ces mêmes gaulois qui ont une si grande réputation de franchise ne sont pas plus sinceres que les autres peuples. Madame, repliquai-je, j'ignore si votre nation donne à la verité le nom de flaterie ; mais j'ose vous jurer par le grand Thautates, que je n'ai jamais rien vû de si beau, ni de si parfait que vous.»
Or, ma maitresse, je m'avançai tellement dans cette premiere entrevue, que je lui déclarai le désir que j'avois de lui rendre service ; peut-être serez-vous surprise de cette précipitation ; mais outre que je ne suis pas d'humeur à languir aux piés d'une belle, ni à
Je me conformai donc à l'humeur de sa nation, & je suivis mon propre caractere. Peut être mes discours ne furent-ils pas pris d'abord sérieusement ; mais ils m'applanirent du moins la route de son cœur. Elle me traita bien autrement que Periandre, & que tous les autres qui venoient la visiter. Il y avoit peu de choses qu'elle ne me communiquât. Un jour (il s'étoit peut être écoulé une lune depuis notre premiere entrevue) elle m'avertit qu'elle iroit sur le soir se promener avec ses compagnes dans l'isle de l'Athenée, lieu fort agréable, & planté de divers
HISTOIRE DE CHRISEIDE
ET D'ARIMANT.
Je suis d'un pays que les habitans nomment Salasses : il est assez connu par ses mines d'or, pour lesquelles les naturels ont été si souvent obligés de se révolter contre les romains. Lorsque je nâquis, une fille druide qui par ordre du dieu Thautates passoit dans notre contrée, arriva pour ainsi dire au
La ville où je pris naissance est située entre deux collines ; on la nomme Eporede. A peine j'avois atteins ma neuviéme année, que je perdis mon pere ; il s'appelloit Leandre. Il n'y avoit personne dans toute la contrée qui ne lui cedât en naissance, en richesse, en grandeur ; & si la mort ne l'avoit prévenu, lorsque l'empire est allé en décadence, sans doute il se seroit emparé non seulement des salasses, mais des libices, des centrons, & des veragrois aussi. Je sçai que mes propres louanges siéent mal dans ma bouche ; mais ce détail étoit nécessaire, pour vous faire entendre la suite. Je tombai entre
Dans la ville de ma naissance habitoit un grand nombre de chevaliers ; car au lieu que les vôtres se retirent dans les campagnes pour vivre avec plus de liberté, ceux de la gaule Cisalpine vivent dans les villes, où par ce moyen ils ont toute l'autorité. Parmi ces chevaliers étoit un jeune libicien, à qui la nature avoit prodigué tous ses dons, il ne lui manquoit que des richesses ; son pere ayant plus songé à acquerir de l'honneur que du bien. Ce jeune homme, à cause de la haine que Ritimer gouverneur de la gaule Cisalpine portoit à son pere, demeuroit dans notre ville. Il s'appelloit Arimant. Un jour que j'assistois à des nôces, il me vit par malheur ; en ces occasions il nous est permis de nous laisser voir, & non pas comme dans ces contrées où l'entrée des maisons est aussi libre que celle des temples mêmes. Dès lors il devint amoureux de moi, & cette passion fut la source de tous ses déplaisirs & de tous les miens. Ce fut dans un de ces bals, où l'on se contente de marquer un peu la cadence, &
J'ignorois qui il étoit ; cependant la hardiesse qu'il eut de s'adresser à moi, me fit juger qu'il devoit être un des principaux de la contrée. Je sçus enfin son nom ; tant que le bal dura, car ces bals durent plusieurs jours, il ne perdit pas une occasion de me témoigner son amour ; & comme il me pressoit, je lui permis de croire que je l'aimois. Nous fûmes long temps sans nous revoir, excepté aux lieux publics, & dans les temples. J'avouerai que j'en étois touchée, parce que je commençois à l'aimer, & que sa discretion étoit extrême. Hylas, je veux vous épargner des détails ennuyeux. Sçachez seulement qu'il n'y avoit point d'occasion qu'il ne recherchât, & qu'il ne saisît de me convaincre de sa tendresse, mais sans éclat. O que l'amour a de malice ! on ne peut triompher de lui que par la fuite, je l'ai appris à mes dépens. Je ne souffris d'abord les soins d'Arimant que parce que je regardai sa passion comme un témoignage de ma beauté. Depuis, ces mêmes soins me le firent considerer de plus près ; alors sa naissance, ses bonnes qualités, & sur tout sa discretion me le firent trouver agréable, & me toucherent bien tôt de façon que j'eusse été au désespoir
Nos affaires étant en cet état, & notre affection réciproque croissant de jour en jour, nous ne cherchions que les occasions de nous en convaincre davantage ; mais la contrainte perpetuelle où sont tenues les filles au delà des alpes, nous en ôtoit tous les moyens. Arimant jugea qu'une vieille femme qui gagnoit sa vie à porter de la toile dans les maisons pourroit me donner secretement ses lettres, & que par là nous aurions du moins la consolation de nous expliquer nos sentimens mutuels. Il lui fut aisé de la gagner par des promesses, & par des présens. Un jour donc feignant de me prendre la mesure d'une fraize, la vieille qui en cette occasion ne faisoit assurément pas son apprentissage me tira vers une fenêtre, & voulut me donner une lettre, sans rien dire qu'Arimant...
Elle m'aime, dit-elle ; & pourtant l'inhumaine
Insulte à ma douleur, se moque de ma peine,
Ne veut lire les maux qu'elle me fait souffrir,
Ni prendre les écrits qu'amour lui fait offrir.
Je n'eus pas de peine à entendre le sujet de sa plainte ; & comme je n'avois refusé sa lettre que par prudence, je crus devoir l'en avertir. Je pris donc la plume, sans considerer beaucoup ce que je faisois, & je lui écrivis ces mots à la hâte :
CHRISEIDE A ARIMANT.
Si je ne vous aimois autant que je vous aime, je serois bien plus fondée à me plaindre, que vous ne l'êtes. Et si vous m'aimiez autant que je vous aime vous ne vous plaindriez pas que j'aye refusé votre billet. J'ai seulement menagé mon honneur, & votre repos, mieux que vous ne l'avez
Cependant à cause des obstacles continuels que l'on rencontre au delà des alpes, & parce que dans la passion, on a toujours besoin de conseil, je compris que je devois necessairement prendre confiance en quelque personne. Je jettai les yeux sur une fille de ma nourrice qui avoit été élevée avec moi, & qui m'aimoit tendrement. Elle avoit de la hardiesse & de la résolution. Souvent elle rioit des frayeurs qui me prenoient, lorsqu'Arimant se déceloit trop à mon gré. Dailleurs elle avoit l'esprit fertile en inventions, & de plus elle gouvernoit sa mere qui couchoit d'ordinaire auprès de moi. Je lui ouvris mon cœur, & lui déclarai peu à peu le dessein que j'avois conçu, de n'aimer jamais qu'Arimant. Or le soir même que j'écrivis, la mere dormoit, & je pus aisément m'approcher de la fenêtre sans être vue, à la faveur des treillis. Je remarquai bientôt Arimant, & je le reconnus au mouchoir qu'il avoit à la main, car c'étoit le signal dont nous étions convenus.
Clarine (c'est le nom de la confidente que j'avois choisie) considerant le peril à quoi je m'étois exposée en jettant ainsi la lettre, inventa une ruse moins dangereuse. Le soir, je mettois un mouchoir à la fenêtre, sous prétexte de le sécher, & c'étoit pour nous un signal qu'il falloit se trouver au temple. Nous nous placions dans la foule, & durant le sacrifice je laissois tomber dans le chapeau d'Arimant un petit livre de prieres en apparence, ou je feignois de l'oublier. Arimant qui avoit toujours les yeux sur moi le relevoit incontinent, & s'il n'étoit point apperçu il le gardoit, où bien il m'en donnoit un autre tout semblable, & qu'il avoit fait faire exprès. Or dans ces livres nous nous écrivions tout ce que nous voulions, & cela d'une maniere impenétrable à tout autre qu'à nous. Nous effacions par ordre les lettres dont nous avions besoin, & les rejoignant ensemble selon leur ordre, nous trouvions les mots que nous avions voulu écrire.
Depuis ce jour, il ne s'en passa guere, que nous ne nous donnassions de nos nouvelles l'un à l'autre. Bien tôt cette faveur en fit désirer
Il ne s'agissoit plus que de l'execution. Je tremblai je l'avoue, en considerant à quel danger je m'exposois, mais Clarine me representa que c'étoit faire au chevalier un sensible outrage, après lui avoir donné mon consentement, & qu'enfin rien n'étoit plus facile que d'achever ce que j'avois promis. L'heure étant venue de se retirer, nous nous couchâmes ; & dès que Clarine entendit ronfler sa mere, elle tira la boete qu'elle avoit cachée sous le chevet, la mit sous le nés de la bonne nourrice, & l'appella ensuite, comme
Vous n'aviez pas besoin, lui dis-je, Arimant, de confirmer votre parole par ces sermens & par ces imprecations ; car je ne compte pas moins sur vous, que sur moi-même.» En même temps nous revînmes nous asseoir où nous étions auparavant, & Clarine demeura près de sa mere, pour l'observer.
Arimant prit enfin la parole, & me dit : «Belle Chriseide, semblable aux dieux qui récompensent au delà du mérite, vous m'accordez aujourd'hui une faveur qui passe mes esperances mêmes. Que dois-je faire pour m'acquiter quoiqu'imparfaitement envers vous ? Je l'ignore, j'en conviens ; & je ne trouve d'autre moyen que de m'en rapporter à vous même ; c'est à ma très humble supplication que vous avez accordé une si grande faveur, il est juste que pour la reconnoître, je fasse ce que vous me commanderez.» A ces mots, il se tut pour attendre ma réponse. «Arimant, lui dis-je, je ne puis vous exprimer la joye que je ressens en vous accordant ce que vous avez souhaité ; je n'exige de vous
Madame, me répondit-il en me baisant la main, cette grace est encore s'il se peut, plus grande que la premiere ; & s'il étoit possible d'ajouter à mon extrême reconnoissance, elle augmenteroit sans doute. Pour les louanges que vous me donnez, je ne suis pas assez vain pour croire les mériter ; mais je désire que vous le pensiez, parce que j'y ai le plus grand interêt qui se puisse imaginer. Arimant, repliquai-je,
L'action avec laquelle il prononça ces dernieres paroles me fit sourire ; je lui dis néanmoins : «Qui sçait, Arimant, si vous ne vous en repentiriez pas bien tôt. O dieux, s'écria-t'il, n'offensez point si cruellement & mon amour, & votre beauté ! Je prens à témoin Hymen, & la nociere Junon, que jamais je n'aurai d'autre épouse que la belle Chriseide, & qu'en témoignage...» A ce mot, sentant qu'il vouloit me mettre une bague au doigt, je l'interrompis, & retirant la main, j'essayai de me lever ; mais il me retint par force en me disant : «Voulez-vous me rendre parjure, en me faisant abandonner ce lieu où j'ai protesté que je demeurerois éternellement, si vous vous refusiez à mes prieres ? Vos prieres sont injustes, lui répondis-je, & vos derniers sermens ne peuvent vous lier ; car ne m'avez-vous pas juré en entrant ici que vous n'exigeriez rien de moi que ce qu'il me plairoit de vous accorder ?» Alors se levant, «il est impossible, s'écria-t'il, de résister ni à vos charmes, ni à vos désirs, & je recevrois trop de graces à la fois si vous ajoutiez celle-ci pour comble à toutes les autres. Arimant, lui dis-je, conservez seulement
Je ne puis, Hylas, vous exprimer quelle fut sa joye ; dans ses transports il appella Clarine pour être témoin de ma promesse, & c'est ce qui faillit à nous perdre, car en venant à nous elle fit tomber la boete où la liqueur soporifique étoit renfermée, & la liqueur se répandit sur le parquet. La bonne vieille s'éveilla incontinent ; mais la tête si étourdie qu'elle ne sçavoit où elle étoit ; je fis l'empressée autour d'elle, tandis qu'Arimant se retiroit, & que Clarine ôtoit l'échelle. Nous la fîmes revenir ensuite à force de lui jetter de l'eau, & nous lui fîmes croire qu'elle avoit été long-temps évanouie.
Presque tous les soirs Arimant venoit sous ma fenêtre ; & nous vivions également aimés & amoureux, lorsque la fortune nous ravit ces douceurs, pour nous repaître des plus cruelles amertumes. Helas ! je puis le dire ainsi ; car dès ce moment je ne goutai plus aucune satisfaction. Rithimer dont je vous ai parlé, & qui par la faveur où il étoit auprès de l'empereur Majoranus avoit obtenu le gouvernement de la gaule Cisalpine, y disposoit de tout en souverain. Il avoit épousé une parente de ma mere ; & ma mere voulant me donner un grand établissement,
CHRISEIDE A ARIMANT.
On veut m'éloigner de vous, mon cher Arimant. Il est certain que nous allons changer d'habitation ; mais quelqu'agréable que puisse être celle qui m'est destinée, elle me paroîtra affreuse, si je ne vous y vois point. J'ignore où l'on va me conduire ; dès que je pourrai le découvrir, je vous en avertirai, afin que s'il est possible vous vous transportiez où vous serez toujours présent par la force de mon amour.
Arimant se donna tant de mouvemens, qu'il sçut enfin que j'allois trouver la femme de Rithimer, mais on lui cacha ce qui regardoit mon mariage. Quel fut cependant son désespoir ! car il sentoit bien que son
ARIMANT A CHRISEIDE.
Vous partez, quel supplice pour moi ! Vous allez auprès de Rithimer, c'est-à-dire au lieu qui m'est le plus défendu, quelle disgrace plus cruelle pouvois-je éprouver ! Mais vous m'y verrez bien tôt, puisque vous l'ordonnez ; & je vous convaincrai qu'il n'est point d'obstacle dont mon amour ne puisse triompher.
J'allois partir, lorsque ce billet me fut rendu, & je ne pus pas même le lire. D'un autre côté Arimant qui sçavoit le jour de mon départ, se trouva sur ma route, comme par hazard, avec deux chevaliers de ses amis qui avoient quelque soupçon qu'il m'aimoit, & qui étoient connus de ma mere. Ils s'approcherent du char, la saluerent, & lui firent des questions sur son voyage. Comme elle n'avoit plus à dissimuler, elle leur parla de la grandeur de Rithimer, du pouvoir que sa parente avoit sur l'esprit de ce prince, & de l'esperance qu'elle lui donnoit de m'établir. Pendant cet entretien, Arimant s'approcha de mon côté ; il étoit si triste qu'il me faisoit pitié ; & si hors de lui-même, que l'on ne pouvoit s'empêcher de rire de ses discours. Comme il n'osoit m'adresser la parole,
Cependant ma mere ne voulut point permettre aux chevaliers d'aller plus loin ; il fallut qu'Arimant & moi nous nous séparassions. Je ne vous dirai point, Hylas, quels furent nos déplaisirs ; vous en jugerez par notre amour, & par les suites. Nous tombâmes malades l'un & l'autre ; mais notre maladie fut differente. La mienne fut une espece de langueur ; pour Arimant, il se trouva en peu de jours à l'extrêmité. Dans cet état où l'on désesperoit de sa vie, & où lui-même croyoit mourir, il m'écrivit en ces termes :
ARIMANT A CHRISEIDE.
La fortune semble se lasser ; elle veut enfin terminer mes peines ; ne me permettrez-vous pas, madame, d'en sortir. Je vous en conjure par cet amour qui me conduit au trépas, & qui me suivra au delà du tombeau.
Les caracteres étoient mal formés : ce qui joint au bruit de son mal pensa me faire mourir. Et pour sçavoir l'état où il étoit, je priai Clarine d'envoyer quelqu'un de ma part avec le messager d'Arimant. Ma réponse étoit conçue en ces termes.
CHRISEIDE A ARIMANT.
Vous m'avez toujours juré que vous seriez tout ce que je vous ordonnerois. Vivez afin de pouvoir me servir plus long temps, je vous l'ordonne. Je verrai si rien n'a plus d'empire sur Arimant que Chriseide.
Nous sçûmes par le retour de celui que j'avois envoyé, qu'il avoit en une crise salutaire, & qu'on le tenoit presque hors de danger. Pour moi qui me flatois, je crus que ma lettre avoit produit ce changement ; quoiqu'il en soit, j'appris bien tôt son entiere guerison, & la joye que j'en ressentis ne contribua pas peu à mon rétablissement.
Mais admirez, Hylas, sous quelle étoile je suis née. Lorsque j'arrivai au palais de Rithimer, & que sa femme qui fondoit en partie l'esperance de mon mariage sur ma beauté ; me vit si pâle & si maigre, elle fut d'avis que l'on ne me fit voir à personne, & que l'on ne me parlât de rien, avant que je fusse guerie. Cependant je fus avertie par Arimant qu'il me viendroit voir, de sorte qu'il ne seroit point reconnu. Cette esperance me
Un soir que j'allois me coucher, ma mere entre dans ma chambre, & après bien des lieux communs sur la nécessité de s'établir richement, elle me propose Clorange. Elle ajoute que Rithimer & sa femme ont arrêté ce mariage, & qu'il doit étre celebré dans deux jours : qu'au reste elle a bien voulu m'en avertir, afin que quand Rithimer me feroit l'honneur de m'en parler, je ne fusse point assez mal avisée, pour ne lui en pas marquer ma reconnoissance : qu'à la verité Clorange n'étoit pas fort bien fait, mais que je devois lui passer ce défaut en faveur
A ce mot, je me laisse des habiller, comme si j'eusse été morte, & quand il n'y eut plus de lumiere, & que je fus au lit, je me livrai à tout mon désespoir. D'un côté Arimant avec toutes ses perfections & tout son amour se présentoit à moi ; de l'autre Clorange avec tous ses défauts & toute sa laideur. Quel contrainte, grands dieux ! Tant que la nuit dura, je ne fis que pleurer, & me plaindre. Ecoutez, Hylas, quelle résolution je pris. Je me déterminai à mourir,
Le matin, lorsque Clarine, & la plûpart des gens furent allés au temple, suivant l'usage, & qu'ils ne m'avoient laissé qu'un jeune enfant qui avoit accoutumé de me servir, je l'appellai, & je lui ordonnai d'aller promptement chercher un chirurgien, sans en rien dire à personne ; le chirurgien arrive, je lui dis que j'avois un mal de tête violent, & qu'en pareil cas une saignée me guerissoit incontinent. Cet homme me saigne au bras, & se retire. A peine il fut sorti, que j'envoyai chercher un autre chirurgien, sous prétexte que celui-ci m'avoit manquée. Lorsque cet autre parut, je lui fis la même harangue qu'au premier, & dans le moment il m'ouvrit l'autre bras.
Alors je fis tirer mes rideaux, & fermer les fenêtres, sous prétexte que le jour m'incommodoit, & je déliai mes bras, dans l'esperance de mourir bien tôt. La premiere idée qui me frappa, fut le déplaisir qu'Arimant ressentiroit, en apprenant cette nouvelle. Et persuadée que ce seroit pour lui une sorte de consolation, que je mourois à lui, je trempai le doigt dans mon sang, & j'écrivis comme je pûs ces mots sur mon mouchoir : Je meurs tienne, Arimant. Il me fut impossible d'en écrire davantage, car je perdis incontinent toute connoissance. Je me souviens
On ouvre aussi tôt les fenêtres, on s'empresse autour de moi ; on voit du sang, mais on est long temps à trouver la blessure. Cependant Clarine apperçoit le mouchoir, & lisant quoiqu'avec peine ce que j'y avois tracé, elle le dérobe aux yeux de tout le monde. Elle court en même temps avertir ma mere, & recontrant par hazard le messager d'Arimant qui lui demandoit réponse : «Tu lui porteras, dit-elle, une funeste nouvelle, Chriseide est morte, parce qu'on vouloit qu'elle épousât Clorange. Porte-lui ce mouchoir, il y verra écrit de la main & du sang de Chryseide le sujet qu'il a de cherir sa memoire.»
Rithimer & la princesse étoient auprès de ma mere, lorsque Clarine entra dans sa chambre ; le prince tout hors de lui même accourut le premier, il me prit par le bras
Lorsque je fus un peu remise, la princesse & ma mere me demanderent tout effrayées qui m'avoit réduite en cet état ; & moi qui les regardois comme la cause de mon mal, je feignis, pour éviter leur importunité, de ne les point entendre, & de ne pouvoir parler. Rithimer de son côté demanda au jeune homme qui étoit resté auprès de moi, s'il n'avoit rien vû ; celui-ci craignant d'être châtié, s'il disoit la verité, dit seulement que je lui avois commandé de fermer les rideaux,
A ce mot je changeai de visage, & dès lors on me vit reprendre mes forces, comme par une espece de miracle. L'extrême résolution que j'avois prise étonna Rithimer, & lui inspira pour moi une passion violente. Il venoit me visiter cent fois par jour, & montroit assés par son inquietude la grandeur de
Après quelques jours, je me souvins du mouchoir, & Clarine m'entendant soupirer, me demanda si je ressentois quelque nouveau mal. «Clarine, lui répondis-je, lorsque vous entrâtes dans ma chambre, ne vîtes-vous point un mouchoir marqué de mon sang ? ah, dit-elle, oui je l'ai vû, & vous me rappellez que j'ai fait une faute à laquelle nous devons promptement remedier ; car sçachez, ajouta-t'elle, que le matin que ce malheur arriva, Arimant vous avoit écrit, & que je venois vous apporter sa lettre ; mais lorsque je vous trouvai en cet état, je fus si troublée, qu'ayant rencontré par hazard le messager d'Arimant qui me demandoit réponse, je lui dis que vous étiez morte, & je lui donnai le mouchoir pour le porter à son maître en témoignage de votre affection. Arimant, m'écriai-je, a ce mouchoir ! Il l'a sans doute, me dit-elle, car il y a trois jours que je l'ai donné. Helas, ajoutai-je, peut être se sera-t'il porté à quelque extrêmité ; hé bien, écrivez-lui promptement de ma part, & si je puis j'écrirai dans le même billet un mot de ma main.» Aussi tôt Clarine lui écrivit ces mots à la hâte ; après avoir fermé la porte, de peur qu'on ne nous surprît.
CLARINE A ARIMANT.
Chriseide vit encore, Arimant ; elle me commande de vous en avertir. Elle mourut quand je vous l'écrivis ; mais les dieux l'ont ressuscitée pour vous. Elle vous aime toujours, & vous n'êtes malheureux, que parce que vous n'êtes pas témoin de votre bonheur.
J'écrivis ces mots avec une peine infinie, au bas du billet : je vis, Arimant, & pour vous seul. Clarine en chargea la même personne que j'avois déja envoyée, & lui recommanda une extrême diligence. Et comme nous étions encore seules, nous ouvrîmes la lettre qu'Arimant m'écrivoit :
ARIMANT A CRISEIDE.
J'ai pendant tous les jour des frayeurs mortelles, & durant la nuit je vous vois toute en sang me commander de vous suivre. Voila de quelle maniere vit Arimant, si l'on peut appeller vie celle que je mene en cet état, & loin de vous. J'envoye ce messager, pour sçavoir de vos nouvelles. Je le suivrai de si près que j'espere le trouver à moitié chemin, lorsqu'il reviendra. Mon amour doit l'emporter sur la haine que Rithimer porte aux miens.
Ce billet me consola infiniment. Je pensai que plus il s'approcheroit de moi, & plus tôt il apprendroit que le bruit de ma mort étoit faux. Je connus d'ailleurs qu'il m'aimoit, parce que les dieux n'envoyent jamais
Cependant son messager arrive, & le trouve encore au lit : «Seigneur, lui dit-il, j'ai à vous apprendre des choses bien importantes. Arimant le voyant effrayé ; vit-elle encore, lui demanda-t'il brusquement ?» Alors ce jeune homme fondant en larmes, & lui presentant mon mouchoir. «Helas, seigneur, répondit-il, ceci vous expliquera ce que ma douleur m'empêche de vous dire.» Arimant déplie le mouchoir, & lisant enfin ce que j'y avois tracé : «O dieux, s'écria-t'il, elle n'est donc plus !» En même temps il s'évanouit ; le jeune homme le tourmenta inutilement, il ne donnoit plus aucun signe de vie. Effrayé il appelle du secours, on vient, on lui apporte des eaux de toute espece, on le rappelle enfin à la vie. Lorsqu'il eut reprit ses sens, il renvoya tout le monde, excepté le jeune messager, sous prétexte, disoit-il, qu'il vouloit reposer, mais en effet pour donner cours à ses larmes. Et se voyant seul avec ce jeune homme : «Qu'est devenu, lui dit-il ce mouchoir ? Seigneur, répondit-il, je ne veux plus vous le montrer ; il vous cause trop de déplaisir. Non, non, continua-t'il, il soulagera ma douleur, en m'apprenant qu'elle s'est souvenue de moi au dernier moment de sa vie.
Lorsqu'il eut le mouchoir : «Gage prétieux, s'écria-t'il, tu m'annonces le plus grands des malheurs ! puis tout à coup le baisant, je t'entens, ajouta-t'il, fidele interprête de son cœur, tu me cries de l'imiter. Oui je t'imiterai, belle Chriseide ; mais pourquoi ne t'ai-je pas devancée, au lieu de te suivre ?» Alors se tournant vers le jeune homme : «Mon ami, lui dit-il, daigne m'apprendre de quelle maniere est arrivé cet accident. Je vous dirai, poursuivit le jeune homme, que j'arrivai de grand matin ; je remis votre lettre à Clarine, lorsqu'elle alloit au temple ; elle me promit que j'aurois réponse le matin même. Incontinent après je me rendis au palais de Rithimer (car c'est-là qu'elle demeure) à peine je parus, que je trouvai Clarine toute en pleurs. C'est, dit-elle, une funeste réponse que tu emporteras à ton maître ; Chriseide est morte, parce qu'on vouloit qu'elle épousât Clorange : porte-lui ce mouchoir ; il y verra écrit de la main & du sang de Chriseide le sujet qu'il a de cherir sa memoire.» En même temps elle a passé dans une autre chambre, poussant des cris horribles. «O dieux, s'écria le chevalier, faut-il que je vive seulement pour entendre de si affreuses nouvelles ! mais continue, je te prie. Vous pouvez croire, dit le messager, que ma surprise fut grande. Cependant
O dieux, s'écria-t'il, je ne puis donc plus en douter, puisque tu l'as vû de tes propres yeux ! Dieux vous l'avez permis pour mon supplice ! & moi je respire encore pour souffrir plus cruellement par le peu de vie qui me reste, que je ne ferois par une prompte mort.» Il vouloit continuer, lorsque son pere qui l'aimoit tendrement, étant averti de son mal vint frapper à la porte. Arimant tâcha de se remettre un peu, & fit ouvrir aussi tôt. Les rideaux de son lit étoient fermés ; & le pere d'Arimant ne put remarquer son trouble. Il lui demanda comment il se trouvoit, Arimant répondit que depuis quelques jours il ne se sentoit pas bien, & qu'il croyoit avoir besoin de changer d'air. «Mais où voudriez-vous aller, dit le pere d'Arimant ? Il me semble,
Il se met en chemin dès le lendemain avec deux personnes seulement. Son dessein étoit de chercher par tout Clorange, d'en venir aux mains avec lui, &, si la fortune lui étoit favorable, de venir se percer sur mon tombeau. Ce fut un bonheur qu'il songeât à se venger de la sorte, car le messager que je lui envoyois eut le loisir de lui rendre nos lettres. Le lendemain de son départ, il le rencontra au passage du Tesin, mais il ne le reconnut pas, tant il étoit changé. Heureusement celui qui m'étoit venu trouver de sa part, & qu'il avoit pris avec lui, remarqua le messager que j'avois dépêché, il en avertit son maître, & lui dit qu'il ne tenoit qu'à lui de sçavoir plus de mes nouvelles. Helas, répondit-il, que puis-je apprendre davantage ?
Il poursuivit donc sa route, sans daigner tourner les yeux ; mais le jeune homme courut à lui, & lui demanda comment se portoit Clarine, depuis la mort de Chriseide. «Chriseide, dit-il, est en vie ; & grace aux dieux, elle se porte bien. Elle m'envoye vers ton maître. Alors l'embrassant, puissent ces mêmes dieux, s'écria-t'il, te rendre à jamais heureux, toi qui nous apportes une si bonne nouvelle ! Suis-moi, je te prie, & j'abregerai ton voyage.» A ce mot, le jeune homme poussant son cheval, cria de toutes ses forces. «Arrêtez, seigneur, arrêtez ; que je vous rende la vie en échange de la mort que je vous ai apportée ; Chriseide n'est point morte, elle vous envoye ce messager. Chriseide n'est point morte, reprit-il ! O dieux, soyez à jamais benis pour une si heureuse nouvelle !»
En même temps le messager que je lui dépêchois étant près de lui : «Seigneur, lui dit-il, Clarine m'a commandé de vous remettre ce billet.» Arimant étoit si hors de lui-même, qu'il le reçut sans sçavoir ce qu'il faisoit ; reprenant enfin ses esprits, & se souvenant qu'il devoit feindre, il demanda des nouvelles de Clarine. Puis en ouvrant le billet, & reconnoissant mon caractere, «est-il possible que Chriseide ait été dans l'état
Arimant s'y arrêta le reste du jour, & comme les nouveaux accidens donnent de nouveaux conseils, il songea durant toute la nuit au moyen qu'il auroit de me voir. Il communiqua son dessein à ce jeune homme qu'il m'avoit envoyé, & qui ne manquoit ni d'esprit ni de jugement ; il ajouta que Rithimer ayant pour son pere une haine mortelle, il ne sçavoit comment il pourroit surement venir dans la ville où j'étois, & moins encore paroître chés moi. Ce jeune homme aprés avoir quelque temps refléchi : «Seigneur, répondit-il, il faut faire de nécessité vertu. Renvoyez ce messager, de peur qu'il ne découvre votre dessein, & déguisez-vous ensuite en marchand : vous pourez ainsi demeurer quelque temps dans la ville sans être connu ; peut-être trouverez-vous quelqu'occasion favorable que vous ne pouvez maintenant imaginer.
Arimant gouta cet avis, & dès qu'il fut jour il me renvoya avec une lettre pleine de remercimens le messager que je lui avois dépêché. En même temps il fit faire trois habits de marchand, & se rendit à la ville où j'étois. Aussi tôt il envoya ses gens pour apprendre des nouvelles, & chargea celui qui m'avoit apporté des siennes de voir Clarine à quelque prix que ce fut. Celui-ci dès le même jour executa sa commission, il vit Clarine qui me l'amena, & j'appris par lui le déguisement de son maître : ce qui nous réjouit beaucoup. Je lui dis que pour pénétrer jusqu'à moi, il falloit qu'ils achetassent des toiles. Sur cela Arimant qui n'eût rejetté aucune proposition, quelque hazardeuse qu'elle eût été, se met à chercher les marchandises dont il avoit besoin. Cependant l'autre domestique lui rapporta que l'allarme étoit dans la ville, sur le bruit qui s'étoit répandu qu'un roi étranger venoit des Gaules pour ravager ces contrées, comme il avoit déja fait plusieurs fois. Il ajouta que les habitans murmuroient, de ce que Rithimer, au lieu de repousser l'ennemi commun, s'amusoit à faire l'amour à une jeune fille nommée Chriseide, & ternissoit dans la molesse la réputation que ses exploits lui avoient acquise.
Arimant fut vivement touché de cette derniere nouvelle ; mais comme il esperoit
Il alloit continuer ; mais Clarine entendant quelque bruit dans mon anti-chambre, elle vint le tirer d'auprès de moi. En même temps il se mit à déplier ses toiles, & nous vîmes entrer Rithimer. Sa passion pour moi augmentoit chaque jour ; & sa femme même s'en étoit apperçue. C'est pour cela qu'elle avoit résolu de m'éloigner dès que je pourrois marcher ; & ma mere de concert avec elle, indignée d'ailleurs que j'eusse refusé Clorange, vouloit me le faire épouser. Je sçus leur complot par Clarine, qui par hazard avoit entendu leurs discours. Cette résolution de ma mere m'en fit prendre une autre, dont peut être je n'eusse été capable
Lorsque je vis Rithimer paroître, j'ordonnai tout haut à Clarine de dire à ces marchands de se retirer, & de revenir le lendemain matin, afin que si Rithimer les retrouvoit, il n'en fut point surpris. Arimant prit le temps que tout le monde étoit au temple, & que Clarine seule étoit auprès de moi. Dans cette entrevue, nous convînmes que je me déroberois déguisée en homme, que je viendrois le trouver, & qu'il m'emmeneroit où il voudroit, avec promesse de m'épouser au premier lieu où il le pourroit surement, & que cependant il me traiteroit comme sa sœur. Concevez, Hylas, à quoi la rigueur des meres expose quelquefois de jeunes personnes sans experience. Nous fixâmes l'execution de notre dessein au quinziéme jour ; ce terme expiré, nous nous rendons Clarine & moi au logis qu'Arimant nous avoit indiqué. Mais helas, quel fut mon étonnement ! Je n'y trouvai personne, & la nuit arriva, sans que j'eusse aucunes nouvelles. Alors je commençai à me repentir de ma fuite précipitée, & sans être au moins assurée du retour d'Arimant ; mais ce qui me troubla davantage fut le bruit qui s'étoit répandue dans toute la ville, que l'on me faisoit chercher de tous côtés. Me déterminant enfin à tout ce qui pourroit
Nous étions dans ces mortelles allarmes, lorsque le jeune homme qui servoit Arimant entra dans ma chambre. «Mon ami, lui dis-je incontinent, où est ton maître ? Il est chés lui, me répondit-il, mais si blessé qu'il n'a pû venir. Qui l'a blessé, repliquai-je toute tremblante ? Sçachez, continua-t'il, que mon maître instruit des vues de Clorange sur vous, l'a fait appeller, qu'il s'est battu avec lui, & qu'il l'a tué. Il est vrai qu'il a reçu deux blessures, l'une à la jambe, & l'autre à la cuisse, & qu'il ne peut ni souffrir le cheval, ni marcher. Il m'envoye donc pour vous conduire où il est, & il m'a donné des chevaux, & tout ce qui est nécessaire. Mon ami, lui dis-je, je loue les dieux qu'il nous ait tirés d'inquiétude par rapport à Clorange ; mais je voudrois qu'il lui en eût moins conté. Quand tu voudras, nous partirons pour aller panser ses blessures.»
Cependant j'envoyai le jeune homme au palais de Rithimer, pour apprendre s'il étoit possible, de quelle maniere on nous cherchoit. Le jeune homme se mêla adroitement parmi les gens de Rithimer. Il entendit que les uns disoient que j'avois bien fait de fair,
Je sortis le lendemain en plein midi. C'étoit un jour de marché, & nous pûmes aisément nous échapper dans la soule. Nous allâmes tout d'une traite dans un bois où nous prîmes quelques rafraîchissemens que ce jeune homme nous avoit apportés. Reprenant ensuite notre chemin, nous marchâmes toute la nuit, & le second jour nous arrivâmes chez un ami d'Arimant. On nous y fit tout l'accueil imaginable. J'étois si excedée de fatigues, qu'il me fallut y passer deux nuits, après quoi nous nous rendîmes avant jour dans la ville des lybicins. Quels furent les transports d'Arimant, lorsque j'allai l'embrasser dans son lit ! Jugez-en par l'accident qui arriva ; ses playes se rouvrirent, & moi le voyant changer de visage, je lui demandai ce qu'il avoit. «Ce n'est rien,
Cependant, on vint nous avertir Clarine & moi, qu'Arimant étoit en danger. Je courus toute effrayée à lui, & je trouvai que le sang étoit arrêté ; mais ce chirurgien me dit qu'il falloit le laisser en repos pour toute la nuit. Toute fatiguée que j'étois, il ne me fut pas possible de fermer l'œil, & le matin, dès qu'il me fut permis de voir Arimant, je passai dans sa chambre. «Hé quoi, lui dis-je, mon frere, vous vous êtes trouvé mal, & vous nous le cachiez ? Je sentois bien, répondit-il en souriant, que mes playes s'étoient ouvertes ; mais je l'avoue, j'étois bien aise de perdre un peu de sang pour vous, en échange de tout celui que je vous ai couté. Ah, repartis-je, nos desseins étoient bien differents : si j'ai perdu mon sang, c'étoit pour me conserver à vous ; & vous, vous perdiez le vôtre pour vous dérober à moi.»
Mais, Hylas, pourquoi rappeller des jours si heureux, quand il ne m'en reste plus qu'un triste souvenir ? Après que j'eus demeuré six semaines en ce lieu, le pere d'Arimant lui manda de revenir auprès de lui. Ses blessures
Nous arrivâmes heureusement à Eporede, où le pere d'Arimant me fit, à cause de ce fils, tout l'accueil imaginable, & me remercia mille fois du service que je lui avois rendu. Nous laissâmes passer quelques jours ; & nous déliberâmes ensuite comment nous parviendrions à terminer notre mariage. Nous conclûmes que je devois faire la premiere ouverture, parce que le pere d'Arimant avoit déja pris une entiere confiance en moi ; ainsi contre l'usage ordinaire je demandai un mari pour moi même.
Un jour que le pere d'Arimant se promenoit seul, j'allai le joindre, & après avoir donné bien des louanges à son fils, je lui marquai ma surprise de ce qu'il avoit tant differé à le marier. Il me répondit qu'il ne défiroit rien avec tant de passion ; mais qu'il
Seigneur, lui dis-je, permettez-moi de prendre sa défense. Il ne peut y avoir que deux actions qui vous ayent fait changer à son égard. La premiere celle de s'ouvrir les veines, pour mourir plus tôt que d'épouser Clorange ; & l'autre sa fuite hors des mains de sa mere. Mais sçachez, seigneur, qu'Arimant porta le même jugement que vous, dès qu'il vit Chriseide, & qu'ayant conçu pour elle une veritable passion, il n'oublia rien pour s'en faire aimer. Elle eut beau lui representer la haine de Rithimer, Arimant répondit que les dieux qui
Il fut quelque temps sans me répondre, & j'attendois avec la derniere impatience l'arrêt de ma mort, ou de ma vie. Il me dit enfin : «Cleomire, les choses que vous m'avez racontées sont si extraordinaires qu'elles m'ont occupé tout entier. Je croi reconnoître ici la volonté des dieux, & je serois bien témeraire, si je prétendois m'y opposer. Mon fils, dites-vous, aime Chriseide ; je n'en doute plus ; je comprens même que cet amour a été le motif de son voyage, & de son combat avec Clorange. Chriseide aussi a donné des preuves bien grandes de son retour pour Arimant. J'approuve le choix de mon fils ; j'en remercie les dieux ; puissent-ils ces mêmes dieux m'accorder la satisfaction de les voir bien tôt unis ! Je prévoi que Rithimer m'en haira davantage ; mais je suis résolu de les défendre au peril de ma vie.» Après qu'il eut fini, je me jettai à ses genoux, lui rendant mille actions de graces au nom d'Arimant, & de Chriseide, car je n'osois me declarer, avant que d'avoir consulté Arimant. Quelle fut sa joye lorsqu'il apprit le succès de ma négociation ! Il me serroit entre ses bras, & ne pouvoit assés m'embrasser. Nous resolûmes enfin, puisque j'avois fait entendre à son pere que Chriseide étoit parmi les vestales, qu'il ne falloit point me déclarer, de peur d'être surpris en mensonge ; & que
Tout succedoit au gré de nos désirs ; mais helas ce que vous avez entendu jusqu'ici de contrarietés n'est rien au prix de ce qui me reste à vous dire. Arimant & moi, après avoir fait les préparatifs des nôces, nous feignons d'aller chercher Chriseide ; nous allons dans une ville des caturges, pour y passer le temps que nous jugions necessaire à persuader que nous étions allés bien loin. En ce même temps Gondebaut roi des bourguignons s'étoit jetté avec une puissante armée dans le territoire des caturges, lorsqu'on s'y attendoit le moins. Le lendemain de notre arrivée, il parut devant la ville où nous étions, & ses troupes l'ayant suivi de près, il fallut se rendre à discretion ; seulement les temples ne furent point pillés, & l'honneur des femmes devenues captives fut respecté. Arimant indigné d'une capitulation si honteuse crioit dans les places publiques qu'il valoit mieux mourir que de se rendre si lâchement, que les murs étoient encore debout, que l'on avoit encore provision de fleches, & que les arcs n'étoient point rompus. Qu'il leur promettoit de conserver la ville, jusqu'à ce que Rithimer
Je pris, dit Hylas, tant de plaisir au récit de la belle Chriseide, qu'il me parut extrêmement court, quoiqu'il fût déja si tard, que ses compagnes voulurent se retirer. Je les accompagnai jusques sur le rivage, & je ne pus m'éloigner qu'elles n'eussent passé le fleuve, tant la belle étrangere me sembloit adorable. Je m'en allai enfin, plus amoureux que jamais, cependant très satisfait de sçavoir que ma nouvelle maitresse avoit appris à aimer, & que l'objet de sa passion n'étoit plus ; & j'esperai dès lors que je pourrois réussir à la consoler.
LIVRE HUITIÈME.
Lorsque les bergers redoubloient leur attention, & qu'ils désiroient plus d'entendre la fin de cette histoire, Hylas en interrompit le fil. Il ne pouvoit discontinuer plus à propos, parce qu'il se présenta en ce moment un sentier étroit, où ils ne pouvoient marcher que deux de front. Mais lorsqu'ils eurent tous passé, & qu'ils se furent rassemblés autour de lui : «Qu'attendez vous davantage, leur dit Hylas ? Si quelqu'un en sçait plus que moi, & qu'il veuille parler, je l'écoute avec plaisir ; je sçai bien pour moi que je n'ai plus rien à dire. Comment,
Madame, dit alors Florice en se tournant vers Alexis, voulez-vous en apprendre la suite ? Ne doutez point, répondit
SUITE DE L'HISTOIRE
DE CHRISEIDE ET D'ARIMANT.
Sçachez, madame, qu'un matin que cette genereuse fille alloit au temple, un jeune homme se mêlant dans la foule s'approcha d'elle, lui mit dans les mains un petit livre, & lui dit à l'oreille en italien : Chriseide, demain à la même heure, vous me verrez ici. Tout à coup il disparut, & laissa la belle captive dans un étonnement qu'il est plus facile de concevoir que d'exprimer. Elle n'avoit pû remarquer l'homme qui lui avoit parlé ; d'ailleurs elle ignoroit ce qu'elle devoit faire du petit livre. Tant que le sacrifice dura, elle ne fit que supplier Mercure que les romains reconnoissent pour le messager des dieux, de lui procurer d'heureuses nouvelles ; car elle sentoit bien qu'il y avoit dans
A peine fut-elle rentrée dans son appartement, qu'elle examina de nouveau & avec plus d'attention le petit livre. Elle y trouva la maniere d'écrire qu'Arimant avoit imaginée ; mais le croyant mort, elle pensa d'abord que c'étoit un artifice d'Hylas à qui elle avoit revelé ce mystere. Et comme elle n'avoit ni plumes, ni papier, elle marqua avec une aiguille les lettres effacées, & les rejoignant ensuite, elle lut ces mots :
ARIMANT A CHRISEIDE.
Je vis encore, si c'est vivre que d'être parmi les hommes, & ne vous pas voir. J'envoye ce fidele serviteur, pour apprendre de vos nouvelles, & pour vous dire des miennes. O dieux, conservez Chriseide, si vous voulez qu'Arimant supporte avec patience ses autres malheurs !
Lorsqu'elle trouva le nom d'Arimant, &
Elle eût continué, si Clarine qui ne l'avoit jamais abandonnée, ne fût venue l'avertir que ses compagnes l'attendoient pour dîner. «Ah, Clarine, lui dit-elle en l'embrassant, que j'ai de grandes choses à te dire !» Et
Chriseide aimoit veritablement Clarine ; mais quand elle auroit eu moins de bonne volonté pour elle, le désir qu'elle avoit de lui raconter ce qu'elle venoit d'apprendre, ne lui eût pas fait trouver le repas moins long ; «car ceux qui ressentent de grandes joyes ne les gouteroient qu'imparfaitement, s'ils n'en faisoient part à quelque personne dont ils se croyent aimés.» D'un autre côté Clarine qui n'étoit pas moins impatiente suivit sa maitresse, dès qu'elle fut sortie de table ; & s'étant renfermées toutes deux : «O Clarine, dit-elle en lui jettant les bras au cou, ô que j'ai de grandes choses à te dire ! Arimant est en vie ; il m'a écrit.» Alors Clarine lui baisant la main : «O trop heureuse Chriseide, s'écria-t'elle, puisque vous avez appris ces nouvelles ! Je ne vous plains plus, malgré votre captivité, puisqu'Arimant est encore parmi les hommes. Oui, ajouta Chriseide, je remercie les dieux de tous les travaux qu'ils m'ont fait éprouver, puisque je sçai, que mon cher Arimant les partage. Mais, madame, reprit Clarine, comment avez-vous appris ce que vous dites ? Tien, ma fille, répondit-elle, en lui montrant le petit livre, voici le messager des bonnes nouvelles.»
En même temps elles vinrent trouver les autres captives qui demandoient déja où étoit Chriseide ; outre qu'elle tenoit le premier rang entr'elles, elle avoit tellement sçu les gagner, qu'elles auroient voulu la servir aux dépens de leur vie. Elles commence ent entr'elles mille petits jeux pour charmer les déplaisirs de leur détention ; car on ne peut
Ce jour, & plus encore la nuit suivante parurent d'une longueur extrême à Chriseide & à Clarine ; & le matin étant venu, elles juroient toutes deux que l'on alloit au temple plus tard qu'à l'ordinaire. Enfin l'heure si desirée arrive ; elles vont toutes ensemble, & dieu sçait si Chriseide cherchoit des yeux Bellaris. A peine elle entroit dans le temple, qu'elle l'apperçoit ; & s'approchant de ce fidele messager, elle lui dit sans s'arrêter : «Clarine me suit.» Le messager comprit que c'étoit à Clarine qu'il devoit s'adresser. Elle suivoit de près avec les autres filles qui marchoient sans ordre ; elle l'avoit déja remarqué ; Bellaris s'approche, & lui dit en marchant : «Où pourrai-je vous voir l'une ou l'autre ? Au jardin de l'Athenée, dit-elle, si nous y allons ce soir. Mais que fait Arimant ? Il est dit, Bellaris, en bonne santé.» A ce mot, elle leve les yeux au ciel, & pour ne donner aucun soupçon à ses compagnes, passe outre sans répondre.
Aussi tôt Bellaris se retire, & va dans la ville s'informer où étoient les jardins de l'Athenée, & à qu'elle heure les belles étrangeres avoient accoutumé de s'y rendre. Il vient
Dès que Bellaris les vit entrer dans la barque, il prit les devants, il entra dans les jardins, & feignant de se promener à grands pas dans une allée près de la porte, il observoit le moment où elles entreroient. Lorsque ces dames alloient à la promenade, elles n'y étoient point suivies de leurs filles ; ainsi Chriseide n'ayant point avec elle sa fidele Clarine, elle jetta les yeux de tous côtés, & bien tôt elle apperçut Bellaris. Celui-ci s'avance jusqu'au milieu de l'allée à leur rencontre, puis s'arrêtant il les considere avec un œil de compassion, & pour se les rendre
Chriseide fut tellement surprise qu'elle demeura interdite ; & Bellaris s'en étant apperçu : «Madame, continua-t'il, il semble que vous avez oublié le pauvre Bellaris, qui a été si long temps nourri auprès de vous, & qui ne vous eût jamais quittée, si le vain desir de s'attacher à des hommes, parce qu'ils voyagent, ne m'avoit fait suivre le noble & le genereux Maniante. Bellaris mon ami, s'écria Chriseide, comme le reconnoissant, qui eût jamais pensé te voir ici ! Je te croyois au delà des pyrenées avec Maniante. Qui ta conduit ici, & quel motif t'y retient ? Jusqu'à present, madame, j'ai crû que c'étoit ma mauvaise fortune, mais je dis maintenant qu'il ne pouvoit rien m'arriver de plus heureux, puisque j'ai l'honneur de vous y voir, & que je puis
Les compagnes de Chriseide entendant Bellaris parler leur langue, s'approcherent de lui, & l'une d'elle lui ayant demandé d'où il étoit : «Madame, répondit-il, je suis salassien ; j'ai été élevé dans la maison de Chriseide, & ma reconnoissance est telle, que je voudrois, au peril de ma vie, pouvoir la servir. J'ai été amené en ce lieu, non comme prisonnier, mais comme serviteur de Maniante, chevalier dont le nom est connu dans la même province. Il fut pris & tué au pié des pyrenées par des voleurs qui me laisserent pour mort auprès de lui. Les dieux ont voulu me conserver, pour porter à ses parens une si triste nouvelle, & pour me faire regreter le reste de mes jours un si bon maître ; le pauvre Maniante est donc mort, reprit Chriseide, feignant d'en être affligée ? Il est mort, madame, repondit froidement Bellaris. Je le plains,
A ce mot, les compagnes de Chriseide la laisserent seule avec Bellaris ; & dès qu'elle se vit sans témoins : «Bellaris, continua-t'elle, sur la fidelité que tu dois aux dieux, dis moi quelle a été la fortune d'Arimant. Madame, répondit-il, Arimant est en bonne santé ; il n'a d'autre mal que de ne point sçavoir de vos nouvelles. Pour sa fortune, elle a été bien diverse ; & je ne sçai si j'aurai le loisir de vous la raconter. Je le croi, dit Chriseide, mais, si cela n'est pas, il faut que tu reviennes ici une autre fois. Madame, ajouta-t'il, je vous le dirai en peu de mots, & nous resoudrons ensuite ce que nous aurons à faire.
Sçachez donc qu'Atimant, après s'être long temps défendu, fut enfin laissé pour mort ; & sans doute il eût perdu la vie, si me trouvant auprès de lui je n'en avois eu soin, comme je le devois. Je fus blesse aussi, mais moins que lui, & je me laissai tomber à ses piés, comme si j'avois reçu quelque blessure mortelle. Les ennemis qui n'étoient occupés que du pillage, ne songerent point à nous ; & remarquant que nous étions seuls, je me relevai, je bandai mes blessures, je vins ensuite vers mon maître, & secouru d'un jeune homme de la ville, je le portai dans un écurie voisine,
J'avois imaginé, madame, ce que je lui disois, parce qu'autrement il seroit mort de déplaisir. Mais, seigneur, lui dis-je, ne
Le capitaine délivré d'un si grand danger remercia ses amis ; & ne reconnoissant point Arimant : «Chevalier, dit-il, dont la valeur me conserve aujourd'hui la vie, que puis je faire pour vous, en reconnoissance d'un si grand service ? Ce que j'ai fait j'ai dû le faire, répondit Arimant ; mais si c'est chose qui vous ait été agréable, je vous prie de me recevoir pour votre prisonnier, & de me traiter en chevalier tel que vous êtes & tel que je suis.» Alors le capitaine le considerant de plus près, & voyant à ses habits qu'il n'étoit pas bourguignon ; «j'y consens, repondit-il, non pour vous traiter en prisonnier, mais en ami, mais en chevalier ; & je vous donne ma parole que je mourrai plus tôt, que de vous voir recevoir quelque déplaisir de notre armée. Il s'appelloit Bellimart, homme d'un grand credit à la verité ; mais à la maniere des visigots peu reconnoissant. Le premier jour nous en reçumes tout l'accueil que nous pouvions attendre ; mais dès le lendemain, informé de la qualité de son prisonnier, il commença de le tenir sous meilleure garde. Et feignant qu'il n'avoit d'autre vue que de le guerir plus promptement, il lui dit qu'il ne falloit point sortir de la chambre,
Alors Arimant lui demanda si la reine envoyoit aussi ses prisonnieres. Nous n'avons point ici de reine, repondit-il ; mais on les envoye aussi pour décharger l'armée. Mon maître me regarda, comme disant que je l'avois trompé ; puis continua : j'irai, dit-il, par tout où vous voudrez, persuadé qu'un chevalier si accompli ne me
Ainsi dès le lendemain nous fumes emmenés avec un convoi pour la garde de plusieurs autres prisonniers, sans que nous pussions rien sçavoir de vous, sinon que le roi avoit fait conduire toutes les dames en un même lieu, afin qu'on ne leur fît aucun outrage. Après avoir passé les Alpes, on nous amena dans cette ville, & dans l'instant separés de tous les autres, nous fumes menés dans un petit château situé auprès de Gergovie. Nous y fumes tenus d'abord si étroitement, qu'à peine nous voyions le jour ; mais enfin le merite de mon maître & sa douceur rendirent plus traitable le barbare qui nous gardoit. Et depuis ayant sçû que Gondebaut revenoit avec son armée, je lui fis entendre qu'Arimant reconnoîtroit sa politesse, lorsque Bellimart nous donneroit la liberté, Il permit donc que je sortisse pour en venir traiter avec lui. Voilà quelle a été la fortune de mon maître ; mais il n'a rien senti si vivement que la douleur d'ignorer votre état. Seulement il apprit par les discours de quelques prisonniers que vous étiez entre les mains du roi ; ce n'est donc point le desir de sortir, ni de traiter avec Bellimart
Si je me souviens d'Arimant, reprit incontinent Chriseide ! oui, Bellaris, il m'est si present, que Clarine & moi nous ne cessons d'en parler, & toujours les yeux baignés de larmes. Je veux, mon cher ami, te déclarer une chose que je n'ai encore communiquée à personne ; mais l'état où je me trouve, & que je prévoi devoir être plus funeste me contraint de m'ouvrir à toi, afin que nous y cherchions quelque remede. Sçache, Bellaris, que le roi Gondebaut est par malheur devenu amoureux de moi ; sa passion n'a que trop éclaté. D'abord je ne voulus point la rebuter, sçachant ce que peut un amour outragé. Mais après l'avoir remercié de l'honneur qu'il me faisoit, je lui dis que je n'étois point née dans une condition obscure, que ma famille étoit une des meilleures des salasses, & que j'appartenois à Rithimer par sa femme qui étoit sœur de l'empereur Anthemius : que par cette consideration, il devoit me traiter selon ma qualité, & que par là il pourroit s'acquerir pour ami Rithimer & Anthemius même. Il me repondit seulement qu'il me sçavoit gré de m'être déclarée, & qu'à son
Or, Bellaris, je prévoi maintenant un triste combat ; car on assure que ce prince revient, & je voi de tous côtés des préparatifs pour son entrée. J'appris même hier qu'il seroit ici dans quatre ou cinq jours. peut-être m'a-t'il oubliée ; peut-être aussi qu'il m'aime toujours : si cela est, tu peux t'imaginer que je serai bien persecutée. L'épouser ! j'aimerois mieux mourir. Le rebuter ! c'est un jeune prince enflé de ses victoires qui ne souffrira pas volontiers mes dédains. Si donc tu ne me conseilles, je prévoi toute sorte de malheurs.» Bellaris demeura quelque temps dans le silence ; il le rompit enfin de la sorte : «madame, vos reflexions sont très sensées, & mon maître vous a bien de l'obligation, puisque vous méprisez un roi, pour lui conserver Chriseide. Aussi pour ne point manquer à ce que je vous dois à tous deux, j'essayerai de vous réunir même au dépens de ma vie. Dites-moi, madame, vous garde-t'on fort étroitement ? Tu le vois, dit Chriseide. Si l'on vous traite ailleurs comme ici, reprit Bellaris, vous pouvez facilement vous sauver. Mais, répondit-elle, quand je me sauverois, où pourrois-je aller ? car de passer les Alpes sans être reprise, c'est une chose absolument
Bellaris vend le diamant, achete des chevaux, prepare des habits, trouve une barque, & tout cela en deux jours seulement.
Tout étant ainsi disposé, & l'heure donnée, Chriseide profita du premier sommeil de sa compagne, & prenant Clarine avec elle, elle descend incontinent & sans bruit dans la barque. Bellaris en suivant le cours de l'eau, rencontra heureusement le bateau qu'il avoit remarqué, & détachant les anneaux qui le retenoient encore, il le fit passer sous la chaîne, qui s'enfonçant donna passage à la barque. Mais après être ainsi sorti de la ville, peu s'en fallut qu'il ne se perdît. Le Rhône qui se décharge dans l'Arar est si impetueux, que les petits bateaux sont en danger d'être engloutis par les vagues. Cependant Bellaris fit tant d'efforts, qu'enfin il gagna la rive, & qu'il aborda au lieu où un guide qu'il avoit gagné lui tenoit ses chevaux. La lune qui s'étoit levée favorisoit leur dessein. Aussitôt Chriseide & Clarine prennent leurs nouveaux habits à la hâte, & montent à cheval. Elles passerent par cette contrée des segusiens menant toujours leur guide avec elles, de peur qu'il ne les découvrit. Elles arriverent enfin après des peines incroyables dans la ville de Gergovie,
Dès le lendemain, le fidele Bellaris va trouver Arimant, à qui les jours sembloient d'une longueur extrême, quoiqu'il n'eût jamais espere d'aprendre si promptement de si heureuses nouvelles. Chriseide avoit donné un autre diamant à Bellaris, afin de corrompre s'il étoit necessaire, celui qui gardoit Arimant.
Aussi tôt qu'il eut conduit Bellaris auprés de lui : «Hé bien, mon ami, dit-il que m'apportes tu ? la mort ou la vie ? Seigneur, lui répondit-il tout haut, je ne vous apporte point de mauvaises nouvelles, excepté que mon voyage a été inutile, parce que le roi Gondebaut n'étant point arrivé, le vaillant Bellimart, n'est point de retour. Seulement j'ai trouvé un de vos proches qui vous offre auprès de l'un & de l'autre toute sorte d'assistance ; mais je croi que je serai obligé de repartir bientôt, parce qu'on attend le roi de jour en jour. Tu m'aurois fait plaisir de l'attendre, dit Arimant ; seigneur, interrompit-il ; j'ai crû bien faire en ne demeurant pas davantage inutilement, d'autant mieux que je ne vous avois laissé personne pour vous servir. Alors le capitaine prenant la parole ; ne vous fâchez point, dit-il, ce qui n'a pû s'executer maintenant, s'executera dans la
Mais aussi tôt qu'il les eût laissé, Bellaris mit un genou à terre, & prenant la main de son maître il la baise, & lui dit avec un visage riant : «Seigneur, vous êtes mécontent de mon voyage ; mais quelle seroit la meilleure nouvelle que je pusse vous donner ? que Chriseide se porte bien, & qu'elle m'aime toujours, répondit Arimant. Et si je vous en apporte de meilleures encore... Que pourrois-tu me dire, interrompit le chevalier ? Je vous dirai plus, reprit Bellaris. Non seulement Chriseide est en bonne santé & vous aime plus que jamais, mais elle est libre, mais elle est venue vous trouver ; mais elle est avec Clarine à Gergovie, où elle vous attend. Ah Bellaris, dis-tu la verité, s'écria le chevalier ! Pensez-vous, répondit le fidele serviteur, que je voulusse mentir ? Grands dieux, dit Arimant, il faut bien que les vœux de mon pere ayent monté jusqu'à vous, puisque vous daignez me faire une si grande faveur.» Puis se tournant vers Bellaris : «mais, mon ami, ce que tu m'annonce est-il bien vrai ? comment puis-je avoir tant de bonheur à la fois ? Seigneur, répondit Bellaris, vous verrez demain Chriseide, si vous le souhaitez ; mais je crains fort que
Voici, continua Bellaris, ce que j'ai déterminé ;» & il raconta alors de quelle maniere il avoit trouvé Chriseide dans le temple ; comment il avoit parlé à Clarine ; ce qui s'étoit passé dans le jardin, la resolution que Chriseide avoit prise de se sauver, & le reste. Puis il continua ainsi : «Il faut, seigneur, vous hâter de sortir d'ici ; car Gondebaut doit être maintenant de retour, & Bellimart ne tardera pas à venir, ou à vous envoyer chercher ; & dieu sçait, avare comme il est, quel traitement il vous fera. Si vous n'avez point oublié son ingratitude, vous connoîtrez aisément qu'il ne faut pas en attendre de meilleurs procedés à l'avenir. Il est d'ailleurs impossible que Chriseide demeure long-temps où elle est, sans que le roi en soit averti, & ce prince a conçu pour elle une si violente passion, qu'il a montré quelque desir de l'épouser. Jugez maintenant s'il ne faut pas l'éloigner au plus tôt de ces contrées, & si elle vous aime.» Voici donc ce qui m'est venu dans l'esprit. Priés dès ce soir le capitaine de me «laisser retourner vers Bellimart, & feignez d'être mécontent que je sois revenu, sans
Mais, Bellaris, si l'on pouvoit prendre une autre voye, je crains... Non, non, interrompit ce fidele serviteur, il n'y en a point d'autre. Le temps vous presse, & ce capitaine ne se laissera point corrompre, parce que Bellimart lui aura promis une partie de votre rançon. Pour ce qui me regarde, soyez tranquile : les dieux protegent ceux qui remplissent leurs devoirs à l'égard de leurs maîtres, & qui esperent en eux. Mais quand ce barbare me traiteroit indignement, dois-je abandonner votre service par la crainte du peril ? Si je meurs, c'est faire un peu plus tôt, ce qu'il faudra que je fasse enfin ; & puis je finir mes jours pour un plus glorieux sujet qu'en vous procurant le repos & la liberté ? Seigneur, ne me ravissez point cette gloire ; je vous la demande pour recompense de tous les services que j'ai pû vous rendre. Seulement, si je meurs, souvenez-vous que vous n'aurez jamais un plus fidele serviteur ; & si je vis accordez-moi, je vous supplie, Clarine pour femme. Mais surtout : retirez-vous en diligence, pour n'être
Ainsi dès le soir il obtint du capitaine la permission que souhaitoit Bellaris avec des lettres pour Bellimart.
Le départ de Bellaris étant ainsi resolu, il sollicita lui-même la lettre, pour partir disoit-il, plus matin, afin d'être plus tôt de retour ; & l'ayant eue dès le soir, & fait ordonner qu'on le laissât sortir le lendemain aussi tôt que les portes seroient ouvertes, il revint trouver Arimant. Il l'instruisit bien de tout ce qu'il avoit à faire, il lui conseilla de s'embarquer sur le Rhône au dessous de Vienne, & de prendre la mer vers les massiliens, jusqu'aux côtes de Ligurie. Ils passerent en de semblables discours une partie de la nuit ; & l'autre fut employée à changer d'habits, & à ordonner tout ce qui étoit necessaire.
Dès que les portes furent ouvertes, Arimant après avoir cent fois embrassé le fidele Bellaris, & s'être recommandé à Mercure, se mit en chemin, promettant à Bellaris de lui donner incessamment de ses nouvelles, & d'employer tout ce qu'il avoit au monde à le tirer de la peine où il le laissoit. Il se presenta en tremblant à la porte ; il craignoit
Bellaris le suivit des yeux aussi loin qu'il put, & remarqua bien qu'Arimant tournoit sans cesse ses regards vers le château. Enfin l'ayant perdu de vue, ce fut alors qu'il se representa vivement l'horreur de la mort ; mais sans nul regret à ce qu'il venoit de faire ; cependant, comme il est naturel de prolonger ses jours, il pensa aussi à se sauver. Il tourne à l'envers l'habit d'Arimant, & s'envelopant dans le manteau qu'il avoit laissé, il se presente à la porte avec un visage assuré. Le sergent l'arrête, disant qu'il en étoit déja sorti un, & qu'il n'avoit d'ordres que pour celui-là. Bellaris eut beau montrer la lettre du capitaine, le sergent s'opiniâtra & voulut avoir un nouvel ordre. Il remit donc Bellaris entre les mains d'un soldat, & lui commanda de le conduire au capitaine, pour sçavoir sa volonté. Bellaris & le soldat en disputant à la porte du capitaine l'éveillerent ; & celui-ci entra dans une si grande colere contre le sergent, qu'il menaça de le faire châtier, pour lui apprendre à laisser sortir ceux qui avoient des lettres de lui. Puis il tourna la tête de l'autre côté & se rendormit.
Bellaris étant sorti du château, prit le chemin de Gergovie ; on eût dit qu'il avoit des aîles aux piés. Cependant son maître étoit déja arrivé dans l'hotellerie. A peine il eut frapé à la porte de Chriseide, que Clarine vint lui ouvrir. Elle n'étoit pas encore bien éveillée : «sois le bien venu, Bellaris, dit-elle ; nous t'avons long-temps attendu.» Et Chriseide impatiente lui demandant ce que c'étoit : «c'est répondit-elle, Bellaris qui veut entrer. Fini promptement, ajouta Chryseide ; peut-être nous apporte-t'il de bonnes nouvelles. Oui, madame, dit Arimant, je vous en apporte de bonnes. Chriseide reconnoissant sa voix mon dieu, s'écria-t'elle, c'est la voix d'Arimant !» Et tirant le rideau, elle le vit à genoux au chevet de son lit. Jugez, madame, quel fut son étonnement, ou plus tôt quels furent ses transports ? Elle lui jetta les bras au col, & le tint long-temps serré contre son sein. Arimant de son côté sembloit vouloir l'étouffer à force de caresses. Clarine, après avoir refermé la porte, étoit accourue près d'eux, & les considerant en cet état, elle demeura comme immobile ; mais craignant enfin qu'ils ne mourussent de joye, elle les separa. Ils se reprirent incontinent ; & leurs caresses mutuelles auroient recommencé, s'ils n'avoient entendu fraper à leur porte. A ce bruit ils se troublerent ;
A ces mots il le prend par la main, le conduit vers Chriseide, & lui raconte ce qu'avoit fait Bellaris pour le sauver. Et comme il vouloient l'un & l'autre le remercier. «Seigneur, interrompit-il, laissons ces discours ; je suis plus obligé à vous servir que je ne le pourrai jamais ; & ne perdez point un temps qui vous est si précieux. Je crains que l'on ne vous suive : sortons de la ville : éloignons nous : je pourrai à loisir vous raconter comment je me suis sauvé.»
Chriseide gouta ce conseil. Elle s'habille si promptement qu'à peine les chevaux étoient prêts, lorsqu'elle fut au bas de l'escalier. Arimant la mit à cheval, & Bellaris y mit Clarine. Arimant après avoir magnifiquement
La premiere journée ils gouterent tout le plaisir de se retrouver, après tant de traverses. Le lendemain ils arriverent fort tard à Vivaros, fuyant avec soin les grandes villes, & les grandes routes. Mais, comme il arrive d'ordinaire, en quittant le droit chemin, ils donnerent dans l'embûche qu'ils vouloient éviter. Le capitaine du château, lorsqu'il fut averti de leur évasion, prit avec lui sept ou huit des siens, & resolut de les suivre, & s'il ne les atteignoit pas, de l'apprendre lui même à Bellimart : il étoit persuadé qu'ils iroient à Lyon, ou pour s'embarquer, ou pour prendre le chemin des belvetiens. Et parce qu'il connoissoit les plus courts sentiers, il les avoit dévancés, ensorte que ce soir là même, il étoit déja logé dans l'endroit où Arimant venoit se reposer.
Le capitaine reconnut d'abord Bellaris ; il avertit en même temps ses soldats ; mais Bellaris qui étoit dans une continuelle défiance
Aussi tôt, ils crurent entendre un bruit de chevaux : ce qui les détermina à se séparer ; Arimant avec son fidele Bellaris se sauva à la faveur de la nuit & des bois, malgré la vigilance du capitaine qui le cherchoit, & le troisiéme jour étant arrivé de bonne heure à Vienne, il alla loger dans l'hôtellerie dont ils étoient convenus. Le soir, demandant des nouvelles, il apprit que Gondebaut étoit enfin revenu couvert de gloire, & chargé de dépouilles ; mais qu'il étoit très affligé de l'évasion
Gondebaut fils de Gondioch, roi des bourguignons, seigneur des sequanois, lingones, vellaunodonois, ambarres, heduois, catalauniques, dominateur des alpes, &c. A tous ceux à qui notre present vouloir sera connu, salut : D'autant qu'il n'y a rien qui offense plus un courage genereux, que l'ingratitude & la trahison, & qu'à notre grand regret, au retour de nos penibles & glorieux voyages, nous avons été avertis que Chriseide, l'une de nos captives, & celle à qui nous avions daigné faire plus de graces, s'étoit sauvée des mains de nos gardes ; ce qu'elle n'auroit pû faire sans le conseil, & l'assistance de quelque personne à nous peu affectionnée : A ces causes & plusieurs autres à ce nous mouvans, & de l'avis de notre conseil, pour châtier de pareilles trahisons, avons déclaré & promis par le dieu que nous adorons, par l'ame de notre très honoré pere, & par la majesté de notre couronne, que quiconque nous ramenera cette ingrate Chriseide, ou qui nous déclarera celui qui a été cause de sa fuite, ou qui perfidement a donné aide ou faveur pour la faire évader, de quelque qualité & condition qu'il puisse être, nous lui ferons telle grace qu'il voudra nous dimander, sans que, pour quelque sujet que ce soit, nous contrevenions, ou nous permettions qu'il
Arimant craignit alors que Chriseide ne fût reconnue en entrant dans la ville ; mais sa crainte augmenta bien, lorsque l'hôte ajouta que le roi avoit envoyé par tous les passages, des gens qui la connoissoient. Cela fut cause que le chevalier tirant Bellaris à l'écart, lui commanda de chercher en diligence des habits d'homme pour elle, & pour Clarine, & d'aller ensuite au devant d'elle, pour les avertir de ce qui se passoit, & leur faire changer d'habillement, avant qu'elles entrassent dans la ville. Le fidele Bellaris executa ses ordres ; & cependant le chevalier prit des habits plus honnêtes que ceux de Bellaris dont il étoit revêtu. Mais la fortune qui vouloit encore éprouver ces genereux amans, conduisit près de Chriseide, à l'instant même où elle remercioit les dieux de ce qu'Arimant étoit arrivé sans aucun mal à Vienne, le roi Gondebaut qui suivi seulement de cinq ou six des siens poursuivoit un cerf. Et parce que Chriseide, dès qu'elle apperçut le prince s'étoit retirée dans un buisson, il la suivit par curiosité. Pour Bellaris il s'étoit jetté dans un vallon. Gondebaut
Si quelqu'un entreprenoit de vous outrager, repartit le prince, je vous défendrois au peril de ma vie ; mais je ne vous retiens point pour vous nuire ; je prétens au contraire vous servir, vous & les vôtres.» Elle vouloit repliquer ; mais Gondebaut
Clarine auroit pû se sauver ; mais elle ne voulut point abandonner sa chere maitresse. Le roi avoit en effet résolu d'épouser Chriseide ; aussi, quoiqu'il l'eût fait remettre parmi les dames captives, mais sous une garde plus sure, il commanda que l'on eût pour elle toutes les attentions que meritoient sa naissance, & sa beauté. Dans la joye qu'il eut de l'avoir retrouvée, il voulut signaler ce jour là par des réjouissances publiques.
Cependant, Bellaris déchiré par les ronces dans lesquelles il s'étoit jetté, & froissé de ses chutes en divers endroits vint donner à son maître ces funestes nouvelles. Arimant fut si troublé, qu'il ne put jamais lui répondre. Il se jetta sur un lit, où il demeura en cet état jusqu'à la nuit ; il y resta sans vouloir prendre de nourriture, & ne dormit pas un instant. Enfin, dès que l'aurore parut, il appella Bellaris, & lui ordonna d'aller à Lyon, pour apprendre des nouvelles de Chriseide. Bellaris ne fut point rebuté par les dangers où il s'exposoit. Il se met en chemin, il arrive à Lyon. Toute la ville étoit pleine de Chriseide, & des faveurs du roi. On publioit hautement qu'il l'épouseroit, malgré sa résistance
ARIMANT A CHRISEIDE.
Ce malheur aura-t'il plus de pouvoir sur vous que tous les autres ! Et l'ambition d'être reine vous rendra-t'elle infidele ? Et moi serai-je le plus infortuné de tous les hommes ? Mandez-le moi, afin que ma mort vous épargne un parjure.
Bellaris ne pouvant rendre le petit livre à Chriseide, que lorsqu'elle alloit au temple, il se tint à la porte ; & dès qu'elle entra, il le lui donna adroitement. Chriseide le reconnut aussi tôt ; elle s'approche de Bellaris, & lui dit ce mot seulement, à demain. Cependant Bellaris sort du temple, & se promenant dans la ville, il apprend qu'en effet le roi veut épouser Chriseide, même malgré ses refus, esperant qu'elle prendroit de meilleurs sentimens.
Le lendemain, Chriseide ne manque pas de rendre avec la même adresse le petit livre à Bellaris ; elle lui dit en passant : «Je mourrai plus tôt.» Il entendit bien ce qu'elle vouloit dire, & charmé de l'amour & de la generosité de cette fille, il retourna vers son maître. Il lui rendit tout ce qu'il avoit appris, & les paroles mêmes de Chriseide, avec le petit livre où il trouva ces mots :
CHRISEIDE A ARIMANT.
Vous apprendrez ma mort, avant que d'apprendre que j'aye changé. Je ferai voir en cette occasion de quoi est capable une fille qui ne sera jamais qu'à vous, qu'elle vive, ou qu'elle meure. Faites-en de même.
«He bien, dit alors Arimant, peux-tu me conseiller d'abandonner une personne qui prend une pareille résolution pour moi ? J'avoue, répondit Bellaris, que je l'admire, & que sa vertu a surpassé mon opinion ; mais, seigneur, que prétendez-vous faire, & quel moyen avez-vous de la secourir ? Ce roi est trop puissant, & trop amoureux, & il y a pour vous du peril à rester ici ; je vous tiens perdu, si vous y demeurez plus long temps. Sois tranquille, Bellaris : j'ai imaginé pour la sauver un moyen qui me réussira sans doute.» Et dès lors il disposa tout pour son départ.
Le lendemain il partit pour Lyon ; il y arriva le même soir, & se retira dans l'hôtellerie la plus écartée qu'il put trouver. Là, par le moyen de Bellaris, il apprit les mêmes nouvelles qu'il sçavoit déja ; & de plus que le roi vouloit offrir un grand sacrifice sur le tombeau des deux amans, pour se les rendre propices envers le grand Thautates, & changer le cœur de Chriseide ; & que pour rendre le sacrifice plus solemnel, il vouloit qu'elle
Arimant regarda comme un heureux augure d'être arrivé en ce même temps, & se tint prêt pour le lendemain. Cependant le roi ne cessoit de presser Chriseide ; mais plus ferme qu'un rocher, elle ne put être ébranlée. Avant que d'en venir à la violence, il crut devoir implorer le secours de Tharamis, & le supplier d'inspirer à Chriseide des sentimens plus favorables ; il la pria même d'assister au sacrifice. Elle y consentit : «Je m'assure, dit-elle, que si Tharamis est juste, il vous ôtera la volonté de commettre une si grande injustice.»
Le lendemain, le sacrifice étant prêt, il fit monter Chriseide dans un char somptueux, la couronne sur la tête. Elle étoit suivie de ses compagnes, & de tout l'attirail d'une pompe royale. Il croyoit par là ébranler sa constance. Chriseide étoit belle sans doute ; mais cette parure donnoit un nouvel éclat à sa beauté, quoique la tristesse éclatât sur son visage, & dans toutes ses actions. Le roi étoit auprès d'elle, ravi de lui voir porter la couronne. Ils traverserent la ville, & vinrent au tombeau des deux amans, où le sacrifice devoit être offert.
Lorsqu'il arriva, les gardes firent faire place ; & Chriseide, & les autres dames mirent pié à terre pour monter dans une espece
Chriseide qui jusqu'alors avoit esperé en la justice de ce dieu inconnu, ne voyoit plus de ressource qu'en son désespoir. Elle feint de vouloir examiner par elle même les entrailles des victimes ; le roi bien assuré du rapport des vacies y consent. Elle descend de la tribune, & se fait representer ces mêmes entrailles. Et tandis que les sacrificateurs les lui montroient, elle se saisit du couteau encore sanglant ; puis courant au tombeau, & levant le couteau d'un air assuré, elle dit fort haut : «Magnanime prince, si quelqu'un veut me faire violence, je plonge ce couteau dans mon sein ;» & prenant un des coins du tombeau, elle continua en ces termes : «Dieu m'est témoin, grand & invincible
Chriseide tenoit toujours d'une main le tombeau, & de l'autre le couteau sacré, pour le tourner contr'elle même, si quelqu'un vouloit l'arracher de ce lieu. Cette résolution surprit extrêmement toute l'assemblée, mais le roi principalement. Le tombeau des deux amans étoit en effet un azyle pour tous ceux qui après avoir reçu quelque outrage en amour, s'y retiroient ; & cet azyle étoit si respecté, que les peres n'en pouvoient tirer leurs enfans, lorsqu'ils tenoient une fois l'un des coins du tombeau. Le roi n'imaginant pas que Chriseide eût voulu y recourir, ni même qu'elle le connût, n'y avoit point fait attention. Il ne sçavoit à quoi se résoudre ; laisser Chriseide en liberté ? il ne le vouloit pas. Violer l'azile ? il n'osoit, soit par respect pour les dieux, ou par crainte de quelque sédition. Enfin après avoir long temps refléchi en lui même, il se détermina à l'enlever, sans égard au lieu, ni à l'assemblée. Les troupes dont il étoit environné le rassuroient contre les émeutes ; pour les dieux, il esperoit de les appaiser par des sacrifices.
En même temps il s'avance pour la prendre lui même. Et si les vacies ne se fussent opposés
Le roi tout ensemble surpris d'une pareille résolution, & piqué du mépris que cet étranger sembloit lui marquer. «Oui, dit-il, je dois t'accorder la grace, parle ; & prépare-toi aux plus cruels supplices. Seigneur, reprit Arimant, je n'attendois pas moins d'un si grand roi ; aussi me suis-je remis sans peine en tes mains, sans craindre les tourmens dont tu me menaces, pourvû que la grace que je demande soit auparavant effectuée. Demande hardiment, dit le roi, je promets avec les mêmes sermens par lesquels je me suis déja lié, de te l'accorder. Seigneur, repliqua Arimant d'une voix plus haute : Je demande que Chriseide soit remise en liberté, & renvoyée sous une escorte sûre à ses parens. O dieux, s'écria le roi, quelle funeste journée ! Faut-il que moi-même je sois cause de mon mal, & que par mon imprudence je sois réduit
Alors se tournant vers ses gardes : «Que l'on arrête, dit-il, cet étranger qui ose braver ma colere, & qu'on le mene au supplice.» Arimant d'un air satisfait, tendit les bras aux liens ; seulement comme il s'apperçut que Chriseide pleuroit : «Madame, lui dit-il, ne troublez point ma joye par vos larmes : puis-je mieux employer ma vie, qu'en la donnant comme le prix de votre liberté ? O liberté, trop cherement achetée, s'écria Chriseide en se jettant par terre ; que ne puis-je, cher Arimant, conserver tes jours, & me voir pour jamais captive ! Mais va seulement, je te suivrai bien tôt.»
Cependant on achevoit de lier Arimant ; & le peuple touché de sa constance, & de l'affliction de Chriseide ne pouvoit retenir ses larmes. Tout à coup Bellimart qui étoit present reconnoît son prisonnier ; il s'approche
En même temps, Bellaris informé de ce qui se passoit, & voulant encore tirer son maître de ce peril, se jette aux pieds du roi : ce qui l'empêcha de répondre à Bellimart. «Seigneur, dit Bellaris voyant qu'il étoit écouté, je me jette à tes genoux, pour te supplier d'accomplir aussi religieusement ta parole à mon égard, que tu l'as fait à l'égard d'Arimant. Etranger, dit Gondebaut, jamais on ne me reprochera de l'avoir violée. Seigneur, reprit Bellaris, ainsi puissent les dieux rehausser l'éclat de ta couronne !» Puis se relevant, il continua de la sorte : «Seigneur, tu as promis une grace à quiconque te feroit connoître celui qui a favorisé l'évasion de cette étrangere.
Que tardes-tu à me le nommer, dit le roi ? Tu me donnes donc parole de roi, reprit le fidele Bellaris, que tu m'accorderas la grace que je te demanderai, lorsque je t'aurai nommé le coupable, & de plus, lorsque je l'aurai remis entre tes mains ? Je te le promets, dit le roi, sur tout ce qui m'est le plus sacré.» Alors Bellaris levant les yeux & les mains au ciel : «Dieux, s'écria-t'il, soyez-vous loués à jamais, de ce que je puis finir mes jours, après avoir executé ce que je désirois davantage !» Et se tournant vers le roi : «Seigneur, continua-t'il, ordonne que l'on ôte à ce chevalier les chaînes dont il est indignement lié, & que l'on m'en charge moi qui ai sauvé
Et, puisque le vaillant Bellimart prétend avoir des droits sur Arimant, souffre que je lui prouve le contraire en ta presence. Je ne dirai point que Bellimart doit la vie à ce valeureux chevalier, j'offenserois un si genereux courage ; mais je puis bien dire, & il sçait que je ne mens pas, que ce fut mon maître qui le pria de le recevoir
Tel fut le discours de Bellaris. Le roi en fut d'abord confus, puis étonné ; admirant enfin l'amour de Chriseide, la generosité d'Arimant, & la fidelité de Bellaris, il dit : «Que les pensées du grand Thautates sont profondes, & que ses jugemens sont impenetrables ! J'avois crû qu'en ce jour je pourrois persuader à Chriseide de m'aimer ; & voilà que je l'ai conduite à cet azyle sacré ; j'avois publié une déclaration dans la vue de recouvrer Chriseide ; & cette déclaration
A ces mots, il ordonna que l'on ôtat au chevalier les chaînes dont il étoit chargé ; & tous trois se jettent aux genoux du prince, ne pouvant se lasser de les embrasser. Et toute l'assemblée faisant retentir des cris de joye benissoit les dieux, & louoit la justice, & la magnanimité du roi qui avoit sçu se vaincre lui même.
LIVRE NEUVIÈME.
Florice acheva ainsi l'histoire de ces genereux amans ; laissant tous ceux qui l'avoient entendue remplis d'admiration, L'un exaltoit Chriseide, pour avoir méprisé Rithimer & Gondebaut en faveur de son fidele Arimant ; l'autre étoit frappé de la résolution d'Arimant, qui s'étoit offert à une mort volontaire ; & tous louoient unanimement le zele & l'affection de Bellaris. Le seul Hylas se mocquoit d'eux trois, & de tous ceux qui leur donnoient des louanges. «Y eut-il jamais, disoit-il en branlant la tête, folie plus marquée que la leur ? Chriseide
Hylas, reprit Tyrcis, je vois bien que tu n'érigeras jamais de temple à la fortune, parce que je doute que tu ayes jamais besoin d'elle. Et moi, repliqua Hylas, je vois bien que les vieilles & les laides t'adoreront. Hé pourquoi, interrompit Tyrcis ? parce qu'elles te proposeront comme un dieu à leurs amans, toi qui portes l'extravagance jusqu'à aimer ce qui n'est plus. Hé mon ami, repartit Tyrcis, ne vaut-il pas mieux passer pour un dieu, que d'être regardé comme un inconstant ? Les autels & les sacrifices ne sont-ils pas agréables aux dieux mêmes que nous adorons ? Pourquoi les hommes refuseroient-ils ce qui ne déplaît point aux dieux ? Penses-tu repliqua Hylas, penses-tu que je n'aurai pas quelques jour mes autels & mes sacrifices aussi bien que toi. Mais il y aura cette difference entre nous, que tu seras le dieu des vieilles & des laides, & moi que je serai le
Tyrcis alloit répondre, lorsque la venerable Chrysante ayant été avertie qu'Adamas passoit si près d'elle, vint au devant d'eux près du bois qui touchoit le temple d'Astrée. Le druide s'avança pour la saluer, & lui presenta la belle Alexis comme sa fille. La venerable Chrysante l'embrassa avec une extrême satisfaction, & les vierges druides l'imiterent, non sans admirer ses graces, & sa beauté. Cependant Chrysante s'excusa auprès d'Adamas & de Leonide, de n'avoir point accompagné les bergeres, lorsqu'elles allerent les feliciter sur le retour d'Alexis. «Amasis m'avoit fait ordonner de l'attendre, continua-t'elle ; & voila ce qui m'a fait perdre une si belle occasion. J'en suis d'autant plus touchée, que la reine n'est point venue, & qu'il n'y a pas d'apparence, à cause de l'accident qui est survenu, qu'elle arrive si tôt. Quel accident interrompit
Pendant qu'ils parloient ainsi, ils furent interrompus par le jeune Lerindas que Galatée dépêchoit au druide : «Mon pere, lui dit-il, la nymphe vous mande qu'elle souhaite d'assister au sacrifice que vous devez offrir ; & craignant d'arriver tard, elle vous prie de l'attendre, & de l'informer du lieu où vous l'offrirez.» Adamas se souvenant alors que Galatée avoit déja vû Celadon vêtu en fille, fut un peu surpris. Cependant pour cacher son trouble, il répondit froidement : «Ami, tu diras à la nymphe que je serois ravi d'executer ses ordres ; mais que toutes choses étant disposées pour le sacrifice, je ne puis le differer sans scandale ;
Alors Astrée prenant la parole : «Il n'y a pas d'apparence, dit-elle, qu'aucune de nous vous désavoue jamais, & surtout lorsqu'il s'agira de rendre un devoir aussi indispensable. Vous avez raison, reprit le messager, de répondre pour toutes ; car je croi que vous & Diane, & vous plus particulierement, Astrée, vous êtes celle que la nymphe desire plus de voir. Il y a long temps, ajouta Diane, que nous eussions satisfait à ce devoir, si nous avions pû croire que nos noms fussent connus à une aussi grande nymphe. Vos noms, & votre beauté, dit Lerindas, ne peuvent se cacher dans
Adamas craignant encore que Galatée ne vînt au sacrifice, prit congé de la venerable Chrysante qui eût bien voulu y assister, & le pressa davantage. Peu de temps après ils arriverent dans le pré qui étoit à l'entrée du temple d'Astrée. Ils y trouverent un grand nombre de bergers & de bergeres avec les vacies, les eubages, les bardes, les saronides & les druides des lieux circonvoisins. Entre les pasteurs qui s'y étoient assemblés, le prudent Phocion, & le sage Diamis étoient recommandables par leur venerable vieillesse. Amintor neveu de Philidas, s'y trouva aussi avec Daphné la
Cependant tout étoit prêt pour le sacrifice. Adamas s'en étant assuré par lui-même se lave les mains & le visage dans la fontaine qui étoit à l'entrée du temple de l'amitié ; & s'étant vêtu de blanc, & couronné de verveine, & les vacies, les eubages & les saronides en ayant fait autant, ils se chargent tous des choses destinées pour le sacrifice. Le sage Adamas portoit à la main le gui de l'année précedente. Un des vacies portoit la serpe d'or qui avoit servi à le cueillir ; un autre le linge dans lequel on l'avoit reçu ; un autre tenoit dans ses bras un
Le sage Adamas marchoit le dernier avec une gravité convenable à son caractere ; il étoit suivi des bergeres & des bergers. Après avoir fait trois fois le tour du pré sacré, il vint poser le gui sur un autel au pié du chêne qui portoit le nouveau gui. Les vacies y poserent également les choses dont ils étoient chargés ; c'étoit dans le temple d'Astrée que Celadon avoit construit. Et parce qu'il falloit passer par le temple de l'amitié pour y arriver, plusieurs de ceux qui suivoient furent obligés de s'y arrêter : le temple d'Astrée étant trop petit pour contenir une troupe si nombreuse.
Tous les sacrificateurs étant rangés, le grand druide fit apporter un brasier allumé dans un vase d'argent ; & le posant aussi sur l'autel, il prit trois feuilles de gui, autant de verveine & de sabine, & les jettant dans le feu ; & tenant le coin de l'autel, il dit : «c'est à toi, ô grand Hesus, Belenus, Tharamis, que ce peuple religieux rend graces du present que tu lui sais dans le gui salutaire ; & c'est à toi comme à son
A ces mots, il jette dans le feu un peu de pain & de vin, & fait signe aux victimaires de fraper. Après qu'ils eurent demandé suivant la coutume, frapperons-nous ; & que le druide eut répondu qu'il en étoit temps, deux fraperent les victimes sur la tête, & deux en même temps les égorgerent, & deux reçurent le sang dans des vases destinés à cet usage. Enfin les vacies les faisant emporter dans le pré sacré, les ouvrirent, visiterent les entrailles, & les trouverent entieres. Ils en firent aussitôt leur rapport au grand druide en presence de toute l'assemblée. Ensuite après qu'il eut arrosé du sang l'autel, & qu'il en
Cependant les victimes étant mises en pieces, & le feu en ayant selon la coutume consumé une partie, le reste fut cuit & mangé par les vacies, les sacrificateurs & les bergers. Il ne demeura dans le temple d'Astrée qu'Adamas, avec Alcidon, Daphnide & les bergers qui les avoient accompagnés. Daphnide qui étoit accoutumée aux sacrifices des romains désira de sçavoir pourquoi leurs cerémonies étoient differentes. «Madame, répondit Adamas, bien que notre Forest soit une des plus petites contrées de la Gaule, le grand dieu montre bien qu'il en prend un soin particulier ; car, sans parler des autres, la province des romains a laissé glisser dans son culte des cerémonies idolatriques, parce qu'elle a eu affinité avec les romains, & que ses principales villes sont des colonies grecques. Nous au contraire qui n'avons jamais eu de relation avec les peuples étrangers, excepté avec quelques romains, nous avons conservé dans sa pureté la religion que ces anciens gaulois qui vinrent descendre par l'ocean armorique, nous ont apportée, & qu'ils avoient reçue de ce grand ami de Thautates, qui seul avec
Tandis qu'Adamas découvroit ainsi à Daphnide les plus secrets mysteres de sa religion, Astrée tenant sous les bras Alexis, alloit lui montrant toutes les raretés du temple qu'Alexis feignoit d'admirer. Et quand Phylis lui dit que c'étoit l'ouvrage d'une main inconnue à toute la contrée ; «ce n'est pourtant pas l'ouvrage d'un jour, répondit Alexis. Mais, madame, interrompit Astrée, considerez, je vous prie, l'image de la déesse ; à qui pensez-vous qu'elle ressemble ? à la plus belle bergere du monde, répondit Alexis. Vous n'êtes donc pas de notre opinion, reprit Astrée ; car toutes ces bergeres m'assurent qu'on y reconnoit tous mes traits, & il me semble qu'elles ne se trompent pas. Je le trouve comme vous & comme elles, repliqua Alexis ; & cela ne vous empêche pas d'être la plus belle bergere du monde. Je reçois cette louange de la bouche d'Alexis, dit Astrée, parce que je voudrois être ce qu'elle dit, afin de lui plaire davantage ; & qu'étant druide, je ne croi pas lui faire tort en
En même temps qu'elles s'approcherent de l'autel, Diane & Phylis les suivirent avec Daphné. Celle-ci étonnée de ce que ses compagnes lui disoient de ce lieu, consideroit tout avec attention. Et Diane prenant un des petits rouleaux dont l'autel étoit couvert, & le laissant lire à Phylis & à la belle Astrée, «je croi, dit-elle, connoître ce caractere. Il est de Celadon, répondit Phylis, & je vous assure qu'en voyant ce qui est dans ce lieu, j'ignore si je dors, ou si je veille.» Astrée rougit au nom de Celadon, & plus encore Alexis, qui pour cacher son embarras dit. «Hé qui est ce Celadon dont vous parlez ? C'est, ou plus tôt c'étoit, répondit Diane, le plus aimable berger de la contrée, & qui par malheur s'est noyé. Où, & comment, ajouta Alexis ? Ce fut, interrompit Astrée, dans le malheureux Lignon.
1 Soupirs, enfans de cette pensée qui me tourmente sans cesse ; comment par votre
2. Soupirs, qui avez accoutumé de soulager les malheureux ; pourquoi au contraire rendez-vous plus grands mes cruels déplaisirs ?
3 Soupirs, si vous avez tant de peine à sortir de mon cœur, que ne l'emportez-vous plus tôt aux lieux où vous allez, pour me donner la mort en le ravissant ; ou la vie, en le portant où est la source de la mienne ?
4 Soupirs, puisque c'est mon cœur qui vous donne la naissance, & que c'est l'amour qui vous envoye vers celle où vous allez : pourquoi ne m'en rapportez-vous pas des nouvelles, afin de conserver la vie à qui vous la donne ?
5 Soupirs, qui naissiez autrefois dans l'excès de ma joye, comment naissez-vous aujourd'hui dans l'excès de ma douleur ?
6 Soupirs, témoins ordinaires de nos desirs, comment sortez-vous de mon cœur, puisque n'ayant plus d'esperance, je dois étouffer tous desirs ?
Les bergeres n'eussent laissé aucun des rouleaux sans le lire, si le sage Adamas qui alloit expliquant à Daphnide les secrets du temple de l'amitié, ne les eût interrompues. Pour lui faire place, elles sortirent de ce lieu ; & bien qu'Alexis en sçût plus que tout autre,
Alors Alexis feignant de ne s'en être point apperçue, leva les yeux, & lut cette inscription :
Loin, bien loin profanes esprits.
Qui n'est d'un saint amour épris
En ce lieu saint ne fasse entrée.
Voici le bois où chaque jour
Un cœur qui ne vit que d'amour
Adore la déesse Astrée.
«Et qu'entendez-vous par là, dit Alexis ? Il entend, interrompit Silvandre, que n'étant point épris d'un saint amour, il n'ose mettre le pié dans ce lieu sacré, de peur de le profaner. Se peut-il mon serviteur, que Silvandre ait dit la verité, reprit Alexis ? Ma maitresse, répondit Hylas en colere, voulez-vous que je vous aime plus que jamais ? éloignez de vous ces brouillons, car je puis bien donner ce nom à ce Silvandre qui veut m'infatuer de ses réveries.» La colere d'Hylas rejouit tous les bergers ; & lui, sans s'arrêter à eux, se tournant vers Silvandre : «n'as-tu point craint de profaner ce lieu sacré ?
Vous avez oublié Stelle, dit Daphnide. Il est vrai, reprit Silvandre, eh bien Hylas, que dis-tu de la bergere ? J'avoue que si elle continue à me plaire, comme elle fait de ce matin, je la trouverai fort à mon gré. Comment, mon serviteur, s'écria Alexis, voudriez-vous me quitter pour elle ? Hylas, après avoir pensé quelque temps en lui-même, répondit froidement : ma maitresse je ne veux pas vous quitter ; mais je pourrois bien vous donner une compagne. Quoi Alexis ne vous suffit pas ? je me plaindrai de vous à tout le monde. Vous avez tort, répondit Hylas. Ne m'avez-vous pas dit que vous vouliez que la loi fût égale entre nous ? Or si elle doit être égale, il me doit être permis en vous aimant d'en aimer encore une autre, puisqu'avec moi vous aimés bien cette villageoise d'Astrée. O mon serviteur, s'écria-t'elle, c'est une fille ! Hé bien, dit Hylas, & moi aussi j'aimerai une fille. O si vous étiez fille comme moi, dit Alexis en riant, à la bonne heure ; autrement j'ai bien lieu d'être jalouse. Ma maitresse, répondit froidement Hylas, demeurons-en à cette égalité qui de votre propre aveu doit être entre nous. Jamais, dit-elle, je ne consentirai à
A l'air dont s'expliquoit Alexis, on eût dit qu'elle parloit serieusement. D'un autre côté la constance d'Hylas commençoit à se lasser : «Ma maîtresse, dit-il, l'incertitude ne me va pas ; il faut se déterminer. Laisserez-vous Astrée ? ou prendrai-je Stelle ? ou romprons-nous ? car enfin je veux maintenir l'égalité que vous avez établie.» Alexis ne pouvoit s'empêcher de rire à de pareils discours, & comme elle demeuroit
Ils étoient tous assemblés autour d'eux pour entendre cet agréable dispute ; & Stelle qui étoit accourue, s'entendant nommer, & sçachant que le discours d'Hylas la regardoit : «madame, dit-elle, en s'adressant à Alexis, consentez seulement qu'Hylas me serve, vous y trouverez votre compte ; quand il aura reconnu le peu que je vaux, il en estimera davantage votre merite. Belle bergere, répondit Alexis, j'aurois tout lieu de craindre le contraire. Puisque j'ai le courage de risquer cette épreuve, ajouta Stelle, il me semble que vous ne devez point hesiter. Cependant, reprit Alexis, il m'a trouvé des défauts, & n'a rien sçu reprendre en vous. Enfin, interrompit Hylas, à quoi aboutira ce long discours ?» Alexis, qu'Hylas empêchoit souvent de s'entretenir avec Astrée, crut qu'il étoit temps de s'en défaire, & que son déguisement n'ayant point été reconnu, elle pourroit desormais s'épargner cette contrainte. Et parce qu'elle demeura quelque temps à penser au parti qu'elle prendroit, & qu'Hylas n'étoit pas si patient : «ma maitresse, lui dit-il, ou résolution, ou congé. Mon serviteur, répondit
A ce mot, Hylas se jette à genoux : «& moi, dit-il, je reçois cette faveur en temoignage de l'estime que j'ai pour Alexis ;» & lui ayant baisé la main & la robe, il courut vers Stelle. Et lui prenant la main : «belle bergere, lui dit-il, c'est à vous que je
Il court aussi-tôt à la porte du temple, & trouve en effet l'écritoire dont il s'étoit servi pour falsifier les loix d'amour. Tous les bergers étoient impatiens de voir quelles seroient leurs conditions ; & tout étant prêt, Hylas dit qu'il vouloit les écrire lui-même ; & Stelle ayant repondu que ce soin la regardoit, Hylas accorda enfin qu'elle dicteroit, pourvû qu'il eût consenti auparavant à chaque article. Astrée proposa ensuite à Silvandre de prendre la plume, afin de terminer leur dispute, car Hylas craignoit que Stelle n'ajoutât en écrivant, & Stelle à son tour craignoit qu'Hylas ne retranchât quelque chose. «Belle bergere, répondit Silvandre : j'écrirois volontiers, si ma main pouvoit écrire des choses si contraires à la pureté de mon amour. Ne crains rien, trop scrupuleux amant, dit Hylas ; je te dispense volontiers de ce soin ; aussi bien notre amour ne s'accommoderoit point d'un tel secretaire.»
«L'experience nous ayant appris que les amertumes que l'on éprouve en amour viennent toujours de la tyrannie que les amans veulent exercer l'un sur l'autre ; nous Stelle & Hylas nous sommes convenus de ce qui suit.»
I. Que l'un n'usurpera point sur l'autre cette autorité que nous appellons tyrannie.
II. Que chacun de nous aimera & sera aimé en même temps.
III. Que notre amour sera éternellement sans contrainte.
IV. Que nous aimerons tant qu'il nous plaira.
V. Que qui voudra cesser d'aimer, le pourra sans aucun reproche d'infidelité.
VI. Que sans cesser de nous aimer, nous pourrons encore aimer un autre objet.
VII. Que la jalousie & les plaintes seront bannis d'entre nous, comme incompatibles avec notre parfaite amitié.
VIII. Que chacun de nous fera & dira ce qui lui plaira, sans nous incommoder l'un pour l'autre.
IX. Que pour n'être ni menteurs, ni esclaves, tous ces mots de fidelité, de servitude & d'amour éternel ne seront jamais mêlés dans nos entretiens.
X. Que nous pourrons tous deux, ou l'un sans l'autre, continuer ou cesser de nous aimer.
XI. Que si nous cessons une fois de nous aimer, nous pourrons recommencer quand nous le jugerons à propos.
XII. Que pour n'être point obligés à nous aimer, ou à nous hair long-temps, nous oublierons également les faveurs & les outrages.
Ces articles étant écrits ; «hé bien, Hylas, dit Stelle, ces conditions vous sont-elles agréables ? Et à vous, répondit Hylas ? Pour moi, repliqua la bergere, si elles ne m'avoient pas semblé justes & raisonnables, je ne les eusse point fait écrire. Pour moi, interrompit Silvandre, je voudrois encore ajouter une condition. Laquelle, demanda Hylas ? Que vous n'en observerés aucune, reprit Silvandre, quand vous le jugerez à propos ; autrement vous allez
Le bruit que firent les bergers par leurs éclats de rire vint jusqu'à Daphnide qui s'entretenoit avec Alcidon & le sage Adamas. La curiosité les fit sortir du temple champêtre, dont aussi bien ils avoient remarqué tout l'artifice. Silvandre leur dit quel étoit le sujet de sa dispute avec Hylas, & leur montra le
Le sage druide, après avoir écouté quelque temps leur dispute, prononça de la sorte : «Mes enfans, je juge que toutes vos conditions n'ayant pour objet que la conservation de votre liberté, il ne seroit pas raisonnable qu'elles contraignissent un tiers ;
Ajouté par avis & conseil aux conditions dont Hylas & Stelle sont convenus, & qu'ils jurent d'observer religieusement.»
XIII. Que toutes fois nous Stelle & Hylas, nous sommes si ennemis de toute contrainte, qu'il nous sera permis, quand nous le voudrons, de n'observer aucune des conditions ci-dessus accordées.
Ainsi fut terminé ce differend à la satisfaction de tous ; & Corylas voyant Hylas & Stelle se tenir par les mains : «Bergere, dit-il, te voilà arrivée où ton humeur devoit t'avoir conduite il y a long temps. Et toi, Hylas, tu peux bien dire que tu as enfin trouvé ce qui t'étoit necessaire.»
Telle fut l'origine de l'amitié d'Hylas & de Stelle ; elle commença par une espece de jeu, mais elle devint sérieuse. Stelle étoit agréable & d'un esprit vif ; Hylas de son côté avoit de la douceur ; & les conditions de leur engagement étoient si favorables, que rien ne pouvoit alterer leur union. En vivant
Cependant le dîner étant prêt, & les tables dressées à l'ombre, sur le bord de la fontaine, toute la troupe s'assit. Les vacies, les bardes, les saronides, les eubages se mirent à une table séparée, où ils mangerent ce qui leur appartenoit du sacrifice. Mais Adamas, pour faire plus d'honneur à Daphnide & à Alcidon, mangea d'un autre côté avec eux, & avec les bergers & les bergeres, qui étoient restés en ce lieu. Durant tout le repas, il ne fut question que du temple, & du bocage sacré. Mais le dîner étant fini, & la chaleur étant encore trop violente pour se rendre à la grande prairie où devoient se célébrer les jeux rustiques qui se font toujours après les sacrifices, Adamas crut qu'il falloit demeurer où ils étoient. Il se souvint alors que Diane étoit obligée de porter son jugement sur la recherche de Silvandre & de Phylis ; & pensant que l'occasion étoit favorable, d'autant mieux que Daphnide ne s'arrêtoit en cette contrée que pour connoître la douce vie de ces bergers, il vint trouver Astrée & Phylis, & les pria de joindre leurs prieres aux siennes afin d'obtenir le consentement de Diane. Je suis convaincue, dit Astrée, que la chose ne sera pas difficile ; je sçai qu'elle n'a differé jusqu'à ce jour, que parce que nous avons été toutes d'avis que ce jugement
Phylis qui regardoit comme un temps perdu celui qu'elle ne donnoit point à son cher Lycidas ; non, non, ma sœur, dit-elle, il faut surprendre l'ennemi ; & haussant la voix : «Ma maitresse, dit-elle à Diane, on vous demande, je vous supplie de venir, sans vous arrêter aux discours de celui qui vous parle ; car je suis bien assurée qu'il ne vous dit rien à mon avantage.» C'étoit Silvandre qui parloit à Diane ; il avoit profité du moment où Pâris l'avoit laissée ; il s'étoit approché d'elle, & ne faisoit presque que commencer, lorsque Phylis l'interrompit : «J'étois bien surpris, dit-il, que des deux personnes qui me tourmentent sans cesse, il ne s'en trouvât pas du moins une pour traverser mon bonheur. Votre bonheur expirera bien tôt, dit Phylis ; car, ma maitresse, ajouta-t'elle, en se tournant vers Diane, vous êtes priée de juger entre Silvandre & moi.»
Diane demeura un peu surprise ; quoiqu'elle eût resolu de rendre bien tôt ce jugement, elle ne laissoit pas de prévoir que Silvandre persisteroit à la rechercher. Mais le berger fut bien plus étonné, lorsqu'il vit qu'il ne pouvoit plus éluder ce jugement, &
Diane pour cacher son trouble, répondit en souriant : «J'ignore sur quoi vous fondez votre prétendue gloire ; vos services m'étant ainsi reprochés sont plus que payés ; & j'ignore également ce qui vous fait donner à ceux de Silvandre le nom d'importunité, quand les vôtres & les siens partent du même motif.» Silvandre mettant un genou en terre, & prenant la main de Diane, la lui baisa tendrement pour la remercier d'une réponse si juste & si favorable ; puis se relevant : «Ma maitresse, lui dit-il, cette bergere ne sçachant ce que c'est qu'aimer, a crû qu'il lui étoit avantageux de voir finir une épreuve où elle réussit si mal. Car quelle autre raison, continua-t'il en se tournant vers Phylis, vous pourroît faire tenir ce langage, Diane étant assurée que tant que je vivrai elle ne me perdra jamais ? Mais, reprit Phylis, pourquoi donc craignez-vous
Sage Adamas, répondit Diane, je sçais que vous ne pouvez jamais rien proposer que de raisonnable, & que nous devons en tout executer vos ordres ; je supplierai seulement Alcidon & Daphnide d'avoir plus d'égard à notre obéissance, qu'à la simplicité de nos jeux. Belle bergere, dit Daphnide, si toutes les bergeres ressembloient à celles du Forest, les villes auroient bien de quoi porter envie aux villages & aux bois ; ne differez donc pas davantage à nous donner le spectacle de vos jeux ; ce que nous avons vû jusqu'ici ne nous a pas moins causé de plaisir que d'admiration.»
Cependant Adamas avoit fait disposer des sieges en rond ; il y en avoit un plus élevé pour Diane, autour duquel un feuillage épais formoit un ombrage gracieux. Il prit ensuite Diane par la main, & la plaça dans ce siege qui lui étoit destiné. Devant elle à sa droite étoit Phylis, & Silvandre à sa gauche, tous trois couronnés de guirlandes differentes. Tous les autres formoient un cercle parfait, commençant & finissant à Diane. Après avoir prié qu'on fît silence, il ordonna à Leonide de raconter la dispute de Phylis & de Silvandre, afin que les étrangeres pussent en juger. Leonide qui ne s'attendoit à rien moins fut un peu surprise ; cependant, pour obéir au druide, elle commença de la sorte, après s'être recueillie quelque temps :
«Madame, dit-elle en s'adressant à Daphnide, peut être aurez-vous remarqué que Silvandre & Phylis nomment Diane leur maitresse, & qu'ils lui rendent tous les devoirs qu'elle mérite. Vous n'aurez point été étonnée que ce jeune berger dont l'esprit vous est connu aime & serve une bergere telle que Diane ; mais que Phylis la serve aussi, & lui tienne les mêmes discours que pourroit tenir un berger, voilà ce qui a dû vous surprendre. Sçachez donc que Silvandre étoit regardé comme insensible, & qu'on lui avoit donné ce nom, lorsque Phylis ne pouvant s'imaginer qu'il le fût en effet, lui dit que s'il ne servoit aucune de ses compagnes, c'étoit faute de courage ; & le berger qui n'étoit occupé que du soin de ses troupeaux soutenant le contraire, Astrée, Diane, & moi nous le condamnâmes à prouver que s'il n'avoit encore rien aimé, ce n'étoit ni faute de mérite, ni manque de courage. On lui proposa Diane comme une bergere aimable, & spirituelle ; il commença de la servir, comme s'il en avoit été réellement épris. Phylis à sa requête fut aussi condamnée à rendre à la bergere les mêmes devoirs qu'ont accoutumé de rendre les bergers, afin que trois lunes étant expirées. Diane pût juger qui des deux avoit plus de talent pour se faire aimer. Il y a déja quelque
Après que Leonide eut fini, Daphnide prit la parole ; & se tournant vers Adamas : «J'avoue, dit-elle, que la recherche de Phylis m'a bien surprise ; mais j'ajoute maintenant que votre felicité me fait envie : heureux d'être né en Forest, où loin du tumulte & des affaires, vous menez une vie si douce, & si délicieuse ! Heureux d'être obéi, d'être aimé comme grand druide ! Plus heureux d'habiter ces rivages agréables où l'on voit de si aimables bergers, & de si charmantes bergeres ! Madame, répondit Adamas, je suis heureux, il est vrai, & je ne changerois pas mon état contre celui du plus grand monarque ; puisse Thautates le rendre durable ! Mais, madame, continua-t'il, puisque vous avez entendu Leonide, ne voulez-vous pas entendre la décision de Diane ? Mon pere, répondit Daphnide, j'en ai un désir extrême : ordonnez, je vous supplie, que nous en voyions la fin.»
Alors Adamas se tournant vers Phylis,
DISCOURS DE PHYLIS.
«Je n'eusse jamais pensé, ma maitresse, que parmi les bergers du Lignon il s'en fût trouvé quelqu'un assés présomptueux pour croire meriter l'estime de Diane, de Diane la plus accomplie de toutes les bergeres. Cependant, ma belle maitresse, vous voyez devant vous ce présomptueux avec un chapeau de fleurs ; comme s'il avoit déja remporté la victoire qu'il prétend injustement. Mais, berger, dis-moi, je te supplie, d'où te vient cet orgueil ? Du moins tu ne la dois pas à ton mérite, puisqu'il n'y a point de proportion entre ce que tu vaux, & les perfections infinies de Diane ; tu ne peux en disconvenir toi-même. Comment donc oses-tu l'aimer, temeraire Ixion ? Et comment oses-tu te flater qu'elle puisse t'aimer ? Mais je veux que la beauté nous aveugle sur nous mêmes ; dis-moi sur quoi tu fondes cette ridicule prétention que Diane doit t'aimer plus que moi ? Quand je n'aurois sur toi aucun avantage,
Il me semble que je t'entens déja répondre que notre gageure étant réciproque, cette raison fait également contre moi. O berger, que tu te trompes ! Long temps avant notre dispute j'aimois Diane, & j'étois aimée d'elle ; toi au contraire qui ne fais que d'arriver parmi nous, tu n'as jamais tourné les yeux sur aucune bergere dans la vue de l'aimer. Mais dis la verité, Silvandre ;
Cesse donc, berger, de disputer avec moi : previen toi-même le jugement que tu ne peux éviter, & consens que la gloire que ma fortune, que ma condition, & que
Phylis ayant parlé de la sorte fit à Diane une profonde réverence ; & après avoir salué tous les autres elle s'assit, regardant Silvandre d'un œil mocqueur. Le berger étoit ému des discours qu'il venoit d'entendre, cependant il dissimula le mieux qu'il put : & lorsqu'on lui eut ordonné de parler, il alla se mettre à genoux devant Diane, & après avoir laissé son chapeau de fleurs à ses piés,
REPONSE DE SILVANDRE.
«Si je n'étois devant le temple d'Astrée, cette déesse de la justice ; & si j'avois un juge moins éclairé que Diane, je redouterois, je l'avoue, le jugement que nous attendons, moins pour les fausses raisons que cette bergere vient d'alleguer en sa faveur, que parce que je reconnois moi-même ma foiblesse dans le point qui forme notre contestation. Il s'agit de sçavoir qui de nous deux sçaura mieux se faire aimer de Diane que nous avons choisie pour le centre où doivent tendre toutes nos affections, & tous nos services. Voila le point que nous cherchons, & qu'il est impossible de saisir, si le grand Thautates ne se montre aussi bien Tharamis en purifiant mon amour, pour le rendre digne de Diane, qu'il s'est montré Hesus, en répandant sur la bergere tant de perfections.
Après cet aveu, vous serez peut-être surprise, ma belle maitresse, qu'étant en ce lieu saint, en presence de la plus chere amie d'Astrée, j'ose esperer un jugement favorable ; mais daignez entendre sur quoi je fonde ma prétention. C'est un principe de la loi naturelle, que qui fait ce qui est en son pouvoir, n'est obligé à rien de plus,
Pourquoi donc, injurieuse Phylis, me blâmez-vous ? Si je ne puis aimer Diane autant qu'elle le merite, c'est la faute de la nature qui ne m'a donné ni plus d'esprit, ni plus de capacité, sans que je puisse m'en plaindre, puisque c'est une loi commune à tous les mortels. Et ne m'accusez point d'arrogance ; si j'aime Diane, n'est-ce pas la force de sa beauté qui m'y contraint ? Mais quand vous me nommez un monstre d'arrogance & de présomption, parce que je prétens être aimé à mon tour, vous montrez bien que vous ne connoissez ni l'amour, ni ses effets. Vous m'avez cent fois avoué que l'amour est bon de soi-même ; & je ne crois pas que vous prétendiez maintenant le nier, votre silence me fait entendre que vous en convenez ; en effet si rien ne peut produire que son semblable, l'amour procedant du bon & du beau connus comme tels, il doit avoir ces mêmes qualités. Or ce qui est beau & bon ne peut
Si vous m'opposez que cela ne prouve «point qu'elle m'aime, mais seulement mon amour, je vous répondrai, bergere, que cet amour produit par sa beauté est inséparable de mon ame, ensorte que l'un ne peut subsister sans l'autre ; & quand je dirois qu'ils sont transformés l'un dans l'autre, ce seroit une verité indubitable que j'avancerois. Car il n'est pas plus vrai que je vis avec cette ame qui me donne la vie, qu'il est assuré que je ne puis vivre sans cet amour que j'ai pour Diane. Si vous repliquez qu'il ne suivroit point de là que la belle Diane dût m'aimer, parce qu'elle n'a peut être pas connu encore cet amour ; je vous répondrai, bergere, qu'elle n'en connoît pas encore l'excès ; mais je ne puis douter
En vain vous alleguez qu'elle doit vous aimer plus que moi, parce que vous êtes du même sexe qu'elle, & que vous avez sur moi cet avantage. Il est au contraire bien plus naturel à une bergere d'aimer un berger. Une genisse choisit-elle dans tout le troupeau une genisse comme elle ? La colombe s'allie-t'elle avec une autre colombe ? Qui regréte la tourterelle, est-ce une tourterelle comme elle ? Les choses insensibles n'observent-elles pas la même loi ? La palme peut-elle être contente loin du palmier ? Et si elle en est éloignée, ne la voit-on pas pancher ses branches vers lui, & s'y unir autant qu'elle le peut ?
Ce n'est donc pas pour obéir au loix de la nature, comme vous le prétendez, Phylis, que Diane doit vous aimer plus que moi. Si elle les suivoit ces loix de la nature, elle ne tourneroit pas seulement les yeux de votre côté.
Cependant qu'elle vous aime comme fille,
Nous avons dit que quiconque s'éleve à toute la hauteur où il peut naturellement s'élever, il est très estimable ; j'ajoute que quiconque fait moins que ce qu'il peut naturellement, est beaucoup plus blâmable, que s'il y avoit en lui une impuissance naturelle. Comment donc, bergere, vous excuserez-vous, vous d'un sexe si parfait, d'aimer si foiblement un objet si aimable ? Je tiens pour moi, que si jamais Diane a jetté les yeux sur nous, comme elle l'a fait sans doute, elle n'a jamais remarqué mon amour extrême sans l'estimer, & votre foible amitié sans la blamer.
Mais, dit-on, ma belle maitresse, tous les devoirs, tous les soins que je vous ai
Accordons-lui, dit Phylis, qu'il aime en effet un peu, & qu'il soit à vous en quelque maniere. Y avez vous bien pensé, Phylis, quand vous avez proferé ces paroles ? & si vous avez connu les perfections de Diane avez-vous crû qu'on pût
Mais, ma maîtresse, entendez je vous prie, le reproche que l'on me fait, pour vous prouver que je ne vous aime point. N'est-elle pas admirable, lorsqu'elle dit elle-même que je n'ai jamais rien aimé que vous, & que vous êtes la premiere qui ayez triomphé de mon cœur. Voici un reproche d'un nouveau genre, & que j'avoue cependant meriter ; car vous êtes la premiere & la seule que j'aye jamais aimée, comme vous serez la seule & la derniere que j'aimerai jamais ; & s'il en arrive autrement (écoutez bien, mon ennemie, afin de me le reprocher) soleil qui m'éclairez ! & vous terre qui me soutenez, qui me nourrissez, couvrez mes yeux d'éternelles ténébres, & m'engloutissez dans vos abîmes comme un parjure indigne de respirer la lumiere !
Si celle qui est l'objet de mon unique amour, veut bien m'en récompenser, dites-moi, bergere, quel droit vous avez à cette recompense ? Est-ce parce que vos reproches ont donné lieu à mon amour, & que tout ce qu'il a produit vous doit être attribué ? Mais quelle étoit votre intention, lorsque vous proposâtes la gageure ? que j'userois de feinte, vous l'avez accordé ; or la feinte vient de vous & merite d'être punie ; moi au contraire qui ai donné veritablement mon cœur, ne dois-je pas aspirer aux faveurs que merite un amour sincere ?
Ne me dites donc plus, Phylis, que je dois vous ceder la victoire, si je veux montrer quelque esprit, & quelque jugement. Je prouverois au contraire que je manque d'esprit, si j'avois seulement feint d'aimer ce qu'il y a de plus digne en l'univers d'être aimé ; & que je manque de jugement, si je ne connoissois pas l'avantage que me donne sur vous mon amour.
Mais, ô mon ennemie, que tous ces discours me paroissent superflus ! & qu'inutilement nous nous disputons la victoire ? Si quelqu'un de nous devoit l'obtenir, ce chapeau de fleurs me seroit acquis. Mais helas, Phylis, je crains bien que ni vous ni moi nous ne l'obtiendrons. Les raisons que nous avons alleguées pourroient être de quelque valeur auprès de toute autre que
Silvandre finit ainsi, & sans vouloir se relever, quelque signe que Diane lui fit de la main, il voulut attendre à genoux son jugement ; & Phylis voulant repliquer, Adamas
JUGEMENT DE DIANE.
«L'amour étant une de ces choses où les effets prouvent mieux que les discours, & le differend de Phylis & de Silvandre étant de cette nature, nous n'avons pas voulu employer moins de soin à remarquer tout ce qui s'est passé depuis leur gageure, qu'à bien peser les raisons qu'ils viennent d'alleguer. Et le tout bien consideré, nous disons & declarons, suivant le pouvoir qui nous a été donné, que veritablement Phylis est plus aimable que Silvandre, & que Silvandre sçait mieux se faire aimer que Phylis. Et pour faire connoître nos intentions, nous ordonnons que Phylis s'assoira dans le siege que nous occupons, que Silvandre me baisera la main, que Phylis rendra son chapeau de fleurs au sage Adamas, & que Silvandre reprendra le sien de mes mains, & le portera toujours à l'avenir, en le renouvellant lorsqu'il se flêtrira, afin que cette marque lui demeure à jamais parmi les bergers.»
A ces mots elle se leve, & prenant Phylis
LIVRE DIXIÈME.
La chaleur étant bien diminuée, lorsque Diane donna son jugement, Adamas qui vouloit qu'Alcidon & Daphnide fussent témoins des divers exercices de ces bergers se leva, & leur dit qu'il étoit temps de se mettre en chemin pour arriver de jour au hameau de ces belles bergeres. Cependant Phylis & Sylvandre disputoient entr'eux, pour sçavoir à qui Diane avoit donné l'avantage ; & prévoyant que leur dispute ne se termineroit pas facilement, il leur representa qu'elle seroit bien propre à les amuser pendant le chemin. Et dès qu'ils eurent
Ces derniers mots furent proferés d'un air si serieux, que Silvandre comprit bien qu'elle le vouloit ainsi ; feignant néanmoins de les prendre autrement, il répondit : «je sçai que vous étes cette belle Diane que Phylis & moi nous avons servie quelque temps ; mais je sçai aussi que vous m'avez autrefois permis de vous regarder comme ma maitresse. Me croyez-vous inconstant comme Hylas ?» Hylas qui ne haïssoit point Silvandre, parce qu'il lui sembloit un des bergers de toute la contrée le plus accompli : «belle Diane, dit-il, si vous voulez que je déclare votre intention par rapport au differend que vous avez jugé, j'aurois bientôt condamné Silvandre. Non, non, interrompit Phylis, je ne veux point de juge suspect ; Silvandre auroit raison de tenir Hylas pour tel, mais s'il plaît au sage Adamas, il en ordonnera.»
Alors, Adamas prenant la parole ; «il n'est pas raisonnable, dit-il, que quelqu'un juge après Diane ; mais ne laissez pas d'alleguer ce que vous croyez être à votre avantage, nous lui dirons nos avis.»
Phylis ayant parlé de la sorte, Silvandre voulut répondre, mais Hylas le prévint, & dit : «si c'est à moi de dire mon avis, je déclare que Phylis a gagné ? Vous donnez votre jugement avec un peu trop de précipitation, dit Adamas en souriant ; vous condamnez le berger sans l'avoir entendu. Je l'avoue, repondit Hylas, mais il ne faut pas s'arrêter à si peu de chose ; car je sçai qu'il ne peut rien répondre qui merite la moindre attention.» Chacun se mit à rire du discours d'Hylas ; & lorsqu'on eut fait silence, Sylvandre reprit froidement en ces termes.
RÉPONSE DE SILVANDRE.
«J'entreprends, ô ma belle & divine maitresse, de montrer l'équité de votre jugement, en déclarant ma victoire ; & je proteste qu'en cette occasion, je consulte plus vos interêts que les miens propres. Car que me fait la prétention de Phylis qui me dispute l'avantage que j'ai sur elle, si je n'en suis pas moins votre serviteur ? Mais si les subtilités de Phylis pouvoient faire croire que vous n'avez point jugé selon les loix de l'équité, ce seroit pour vous un outrage que Silvandre ne doit point souffrir. Votre silence me garantit que vous approuvez ma démarche ; je répondrai donc en ces termes à Phylis.
Vous voulez-donc, bergere, être vaincue deux fois, & me forcer à obtenir deux jugemens contre vous ? Si le sage Adamas ne l'eût empêché, vous faisiez à Diane l'outrage d'en appeller à un autre tribunal ; mais il ne faut pas trouver étrange que qui n'a jamais sçu aimer, ne comprenne point les secrets & les ordonnances d'amour. Pour vous desabuser & tous ceux qui vous ont entendue, confessez la verité que je vais vous déclarer en peu de mots.
Le grand Thautates, qui d'un seul regard perce les plus profonds abîmes a donne à l'homme ce privilege, que lui seul peut connoître ses pensées, s'il ne les découvre aux autres, & qu'il peut aussi les communiquer à qui il lui plaît. Et pour les communiquer, il lui a laissé deux moyens, qui sont la parole & les actions, & qui s'aident mutuellement. Lorsque nos actions sont douteuses, nous les expliquons par la parole, & lorsque nos paroles sont obscures, nous les rendons claires par nos actions. Le grand Thautates l'a ordonné ainsi, afin que ces ames artificieuses qui se plaisent à en imposer, ne pussent, lorsqu'on reconnoîtroit leur malice, s'en prendre à l'impuissance où elles auroient été de se faire mieux entendre.
Or Diane voulant nous apprendre ce qu'elle jugeoit de notre differend, a employé
Quant au chapeau de fleurs que j'ai reçû, & qui signifie, selon vous, que ce qu'il y a d'aimable en moi passe comme ces fleurs, considerez ce que Diane a ajouté : nous ordonnons qu'il le renouvellera, afin que cette marque lui demeure éternelle parmi les bergers. Mais je vous excuse, Phylis, c'est encore ici un de ces mysteres d'amour que vous n'entendez point, & que je veux vous expliquer, afin que vous sçachiez pourquoi Diane vous a ordonné de rendre le chapeau de fleurs à celui qui vous l'avoit donné ; & à moi de porter toujours le mien.
Amour que nos sages druides croyent le grand Thautates, c'est-à-dire le premier des dieux qui débrouilla le chaos, & separa les élemens voulut aussi les éclairer, & leur donner par la lumiere la vie & la perfection. Et parce que l'homme est créé pour connoître, pour aimer & servir ce grand Thautates, & que nous avons besoin pour nous élever jusqu'à lui de quelque corps parfait qui nous le represente en quelque maniere, il donna à ce que nous nommons soleil toutes les perfections dont un corps est susceptible. Ce soleil donna d'abord la vie & le mouvement à toute la
Il ne me reste plus qu'à expliquer pourquoi ma belle maitresse a dit que Phylis étoit plus aimable que Silvandre, & l'a fait asseoir dans son propre siege. Rien de plus équitable, comme vous l'allez voir ; & pour s'en convaincre, il ne faut que considerer le personnage que nous faisons tous trois. Diane reçoit nos services ; & vous & moi nous la servons. Le propre d'un berger est de servir une aimable bergere ; je fais donc à l'égard de Diane ce que je dois faire comme berger ; & Diane en recevant mes vœux fait ce qu'elle doit faire comme bergere ; mais vous en recherchant Diane, vous faites ce qui ne vous convient point. Il n'est donc pas surprenant que Silvandre s'en fasse mieux aimer que vous, quoique vous soyez plus aimable.
Ainsi finit Silvandre, laissant tous ceux qui l'entendirent également satisfaits, & de ses raisons, & de sa modestie. Phylis même fut réduite au silence, & Diane ne prononça pas un second jugement. Hylas fut le seul qui tenant Stelle sous les bras, se mocquoit de tout ce qu'ils avoient dit : «Eh bien Silvandre, lui dit-il, que veux-tu que nous apprenions de ton discours ennuyeux ? vous apprendrez, répondit froidement Silvandre, que le jugement de Diane a eu le même sort qu'ont éprouvé la plûpart des oracles : ceux qui les recevoient, les expliquant d'ordinaire selon leurs désirs, & leurs passions. Vous apprendrez sur tout, Stelle & toi, que le soleil étant le symbole de l'amour, nous ne devons avoir qu'une seule passion. Et toi, berger, dit incontinent Hylas, tu te souviendras qu'il n'y a pas
Silvandre répondit en souriant : «Il faut malgré soi rire des discours d'Hylas ; mais encore faut-il lui répondre : il est vrai que l'amour est la vie de notre ame ; mais Hylas, il y en a de deux sortes ; l'une qui anime le corps & qui le fait agir ; l'autre qui éclaire l'entendement, & qui occupe la volonté. La premiere sorte de vie est commune à l'homme & aux animaux ; l'autre est particuliere à l'ame. Tu conçois maintenant que si j'ai dit que l'amour est la vie de l'ame, je n'ai pas dit pour cela que le corps fut mort. Ainsi ne me demande point comment j'ai fait pour conduire mes troupeaux, pour chanter, pour lutter : ces actions ont pour principe une vie dont amour ne se mêle point.»
Hylas & Silvandre eussent disputé plus long temps, s'ils n'étoient arrivés alors au lieu où se faisoient les exercices des jeunes bergers, qui déja s'y étoient assemblés de toutes parts. Dès qu'ils apperçurent le grand druide, & toute sa suite, ils vinrent au devant de lui avec des couronnes sur la tête, & montrant par leurs chants & par leurs sauts la joye qu'ils avoient de le voir parmi eux. Après les premiers complimens, on proposa des prix pour la course, pour la lutte, pour le faut, & pour la barre. Silvandre eut le prix de la course, Lycidas celui de la lutte ; Hylas celui du saut, Hermante ce berger qui étoit venu avec Daphnide, eut celui de la barre. Les bergers de Forest applaudirent aux deux premiers ; mais ils virent à regret les deux autres leur enlever les prix.
Le prix d'Hylas étoit une couronne de plumes artistement faite ; & comme il vint prier Stelle de la lui mettre sur la tête, Silvandre lui dit : «Voilà un digne loyer de ta fidelité ? Que veux-tu dire, répondit Hylas, après avoir reçu de Stelle la faveur qu'il lui avoit demandée ? J'entens, reprit Silvandre, que ceux qui ont osé te disputer le prix saut étoient bien témeraires, mais que ceux qui t'ont donné cette couronne ont montré leur jugement. Que pouvoit-on donner qui convint mieux à
Diane qui commençoit d'aimer Silvandre, lui eût accordé ce qu'il demandoit, si elle n'avoit craint de faire connoître ses vrais sentimens pour lui. Frappée de cette idée, elle refusa le berger d'un air couroucé ; & même elle se retiroit, sans Astrée & Alexis qui la
Ils se mirent donc en chemin pour se retirer dans leurs hameaux. Astrée & Alexis marchoient ensemble ; Alcidon donnoit le bras à Daphnide ; Phylis étoit auprès de Lycidas ; Pâris entretenoit Leonide ; & Silvandre s'approchant de Diane : «Ma belle maitresse, lui dit-il, permettez que je vous aide à marcher. J'y consens, répondit-elle ; mais je voudrois que vous vous accoutumassiez de bonne heure à me nommer par mon nom. Belle bergere, ajouta-t'il, vous n'en avez point qui vous soit plus acquis
Silvandre connut que Diane parloit avec plus de fermeté qu'il ne l'auroit pensé ; il ne songea qu'à gagner du temps, esperant de fléchir enfin la bergere par sa longue perseverance : c'est pourquoi tournant les yeux vers elle : «Ma belle maitresse, dit-il, le jour que vous m'avez accordé n'est pas fini ; permettez-moi d'user encore du privilege que vous m'avez donné. A la bonne heure dit la bergere ; ainsi j'écoute vos discours : mais le soleil ne tardera pas à nous quitter. Nous ne nous entendons pas, répondit le berger : le jour que vous m'avez accordé doit durer autant que ma vie. Que votre vie, reprit incontinent Diane ? je serois bien fâchée qu'elle fût si courte. Vous plaît-il, ma belle maitresse, continua Silvandre, que nous choisissions quelqu'un pour juger ce differend ? Voulez-vous, dit Diane, que nous prenions Astrée & Phylis ? J'y consens, répondit Silvandre, quoique Phylis soit mon ennemie. Vous vous trompez, repartit Diane en souriant ; il n'y a pas une bergere qui tienne mieux votre parti ; mais je ne veux pas que notre dispute soit publique. Nous la commencerons, lorsque chacun se sera retiré : nous allons souper dans la maison d'Astrée, où Phocion traite Adamas, Daphnide, &
O que ces mots furent consolans pour Silvandre ! Ils lui firent comprendre qu'il n'étoit pas en trop mauvais termes avec la bergere. En effet elle s'étoit engagée peu à peu, & de sorte qu'elle ne put jamais se défaire de cette inclination.
Cependant Astrée & Alexis s'entretenoient en chemin ; & comme on passe d'un discours à un autre, leur conversation étant tombée sur le jugement de Diane : «Que pensez-vous, dit Alexis, de l'amour de Silvandre ? Je croi, répondit la bergere, qu'il est extrême, & que si Diane ne se conduit avec beaucoup de prudence, elle en ressentira quelque déplaisir. Et moi, reprit Alexis, sans vouloir offenser une bergere si vertueuse, & si digne de votre amitié, je croi qu'elle ne veut point de mal à Silvandre. Madame, dit Astrée, je l'ai déja pense comme vous ; & à dire la verité, je n'ai guere vû qu'un berger qui eût autant de mérite.» A ce mot elle s'arrêta, comme si elle eût attendu qu'Alexis lui demandât le nom de cet autre berger. Mais Alexis, pour ne point renouveller sa douleur, se retint sur le point de le demander. Après qu'elles eurent gardé quelque temps le silence, Astrée reprit en ces termes, en poussant un profond soupir : «Il est certain que Diane aime Silvandre ;
Quel est ce parti, reprit Alexis ? La bonne opinion que son merite lui a fait concevoir d'elle même, l'empêche d'agréer les soins du berger, & la détermine à recourir aux severes défenses dont nous avons accoutumé d'user, lorsque ces soins nous déplaisent.
Ils arriverent enfin au hameau de Phocion. Phocion les reçut si bien, & les traita si délicatement qu'Alcidon & Daphnide avouerent que ce festin effaçoit ceux des plus grandes villes. Il est vrai qu'Astrée n'eut pas toute la satisfaction qu'elle désiroit, parce que Calydon avoit été placé vis-à-vis d'elle, & qu'il ne cessa de la regarder. Alexis de son côté en faisoit autant ; elle ne pouvoit se rassasier de voir Astrée, & la bergere ne pouvoit se rassasier de voir Celadon sous l'habit d'une fille. Mais Alexis fut plus heureuse que Calydon ; elle avoit à côté d'elle Astrée ; elles pouvoient s'entretenir sans être entendues.
Cependant le repas étant fini, & les tables levées, les bergers & les bergeres des hameaux voisins arriverent. Aussi tôt ils formerent des danses ; & Daphnide ayant prié Adamas de trouver bon qu'elles sortissent pour voir & pour entendre ces nouveaux bergers, le druide la prit par la main, & sortit aussi tôt, laissant Leonide pour conduire Alcidon. Ils furent suivis de tous les autres, & se rendirent dans une grande place qui sembloit faite pour de semblables réjouissances.
Il y avoit déja du temps que le soleil avoit quitté l'horison ; mais la lune suppléoit à sa lumiere, & rendoit ce lieu si agreable, que Daphnide ne pouvoit assés le louer. Lorsqu'ils se furent assis, les bergers recommencerent leurs danses, & les bergeres chanterent, & danserent de si bonne grace, qu'Alcidon & Daphnide s'écrioient qu'ils n'avoient jamais rien vû de si agréable que ces bergers & ces bergeres du Lignon. En même temps il arriva des hameaux voisins, & même des rives de la petite riviere d'Or, une troupe de bergers déguisés en égyptiennes, qui vinrent danser à la maniere de cette nation. C'est Alcippe pere de Celadon, qui au retour de ses longs voyages les avoit instruits. Ils chanterent en dansant cette chanson :
S'en trouvera-t'il point quelqu'une
Parmi vous qui veuille sçavoir
Quelle doit être sa fortune ?
Nous la lui ferons bien tôt voir.
Mais nous voudrions avec vous
Pouvoir la rencontrer pour nous.
Si vous voulez vous rendre heureuses,
Venez : l'avenir nous sçavons,
Venez à nous, ô curieuses ;
Et vous verrez que nous pouvons
Autant votre bonheur deviner
Que vous le nôtre nous donner.
Nous ne sommes pas infideles,
Quoique d'Egypte nous soyons.
Nous adorons toutes les belles,
Et les adorant nous croyons
Qu'en elles nous trouverions bien
Le vrai comble de notre bien.
Fugitives de nôtre patrie
Que nous reverrons quelque jour.
Le larcin est notre industrie.
Mais qui ne sçait que de l'amour
[Puisqu'ainsi veulent les destins,]
Les dons ne sont que des larcins.
Après que les égyptiennes eurent fini leur danse, elles se mélerent dans la troupe des bergers, disant la bonne aventure à ceux qui presentoient leurs mains ; & cependant elles déroboient ceux qui n'étoient pas sur leurs gardes. Ces differens jeux durerent jusque vers le milieu de la nuit. Alors Adamas avertit les bergers qu'il étoit temps de se retirer, & chacun regagna son hameau. Phocion enmena Adamas, Pâris, Alexis & Leonide, bien fâché de ne pouvoir aussi loger Daphnide & Alcidon avec leur compagnie. Mais Adamas avoit déja reglé que Lycidas les logeroit chez Celadon, où ils étoient attendus par Diamis que son grand âge avoit empêché de veiller. Il se reposoit sur Lycidas qui fit les honneurs à sa place, quoiqu'il fût bien mortifié de ne pouvoir accompagner Phylis dans sa cabane. Mais Phylis lui dit qu'elle s'en alloit avec Astrée, qu'elle la verroit coucher, & qu'ensuite il pourroit venir la conduire.
Astrée, Diane, Phylis & Silvandre menerent Adamas dans la maison d'Astrée. Phocion qui étoit demeuré pour le recevoir avoit destiné sa chambre pour Adamas & pour Pâris, parce qu'elle étoit la plus commode ; & celle d'Astrée pour Alexis & pour Leonide. Lors qu'Adamas en fut informé, il songea à changer cette derniere destination ; il craignoit qu'Alexis, par un de ces
Adamas approuva cet expedient ; & lorsque Pâris fut couché ; il vint dans la chambre où étoient Alexis, Astrée & Leonide ; mais il trouva avec elles Diane, & Silvandre qui recommençoit en ce moment sa dispute avec la bergere. «Je viens sçavoir comment vous êtes logées, leur dit-il ; mais il me semble que vous incommodez bien la belle Astrée ; car vous occupez sa chambre. Il est vrai, répondit Astrée ; mais je l'ai quittée avec joye pour des personnes que j'honore aussi veritablement. Ma fille, reprit Adamas, je ne veux point que vous en sortiez, Leonide & vous, vous coucherez ensemble ; & Diane coucheroit avec Alexis, s'il ne lui étoit défendu de coucher
Cependant Alexis gardoit un profond silence ; elle étoit dans un étonnement extrême, en pensant qu'elle coucheroit dans la chambre d'Astrée, & qu'Astrée y coucheroit aussi ; il lui sembloit que cette faute ne lui seroit jamais pardonnée, si par malheur elle étoit reconnue. Adamas remarquant son embarras, s'approche d'elle, & lui dit : «Je vous croi un peu fatiguée ; & je suis d'avis que vous vous leviez plus tard qu'à l'ordinaire ; aussi bien Phocion m'a prié de retenir ici quelques jours Alcidon & Daphnide.» Puis baissant la voix : «Que signifie cette tristesse ? N'allez pas gâter ce que nous avons si bien commencé.» En même temps, sans attendre sa réponse, il se retira, Astrée remarqua quelque alteration dans le visage d'Alexis ; elle en parut inquiete ; mais Leonide qui en connoissoit la cause, prenant
Astrée d'un autre côté s'empressoit auprès d'Alexis ; celle-ci ne pouvoit détacher une épingle, que la bergere n'y portât aussi tôt la main ; & la druide lui laissa faire, tant qu'elle put, cet amoureux office. Mais lorsqu'il fut question d'ôter sa robe, elle fit à Leonide un signe qu'elle entendit bien ; & la nymphe s'approchant : «Belle bergere, lui dit-elle, songeons à nous deshabiller, afin
Lorsqu'Alexis eut bien ajusté sa chemise, elle appella Leonide, & lui dit : «Ma sœur, je vous serois fort obligée, si vous veniez vous deshabiller ici, pour m'empêcher de dormir avant que vous soyiez au lit.» Leonide qui comprit son intention : «Je le veux dit-elle, mais il faut que ces belles filles me tiennent compagnie.» Alors elles s'approchent toutes trois d'Alexis. Leonide s'assit près d'elle, Astrée sur le lit, & Diane alloit portant sur la table les habits de Leonide. Pour Alexis elle aidoit Astrée, lui ôtant tantôt un nœud, & tantôt une épingle ; & si quelquefois sa main passoit près de la bouche d'Astrée, Astrée la baisoit ; Alexis de son côté baisoit incontinent le lieu que la bouche d'Astrée avoit touché. Peu s'en fallut que la nuit entiere ne se passât de la sorte ; si elles n'avoient entendu les oiseaux, qui par
Leonide crut enfin devoir les separer, & pour la derniere fois donnant le bon soir à sa sœur, elle alla se coucher avec Astrée & Diane. Alexis ne put fermer les yeux un instant. Il étoit déja grand jour, lorsque sur le point de s'endormir, elle jetta par hazard les yeux sur le lit où étoit Astrée. Comme il faisoit chaud, ces belles filles avoient laissé leurs rideaux ouverts. Leonide étoit couchée au milieu ; Astrée avoit alors un bras étendu négligemment hors du lit ; l'autre bras étoit relevé sur sa tête, qui à moitié panchée le
Si la bergere Astrée ne s'étoit par hazard tournée d'un autre côté, Alexis n'auroit cessé de contempler les objets qui lui étoient offerts ; mais ne les voyant plus, elle sort doucement du lit, s'approche de celui d'Astrée, & la voit tournée du côté de Leonide, le bras droit étendu sur la nymphe, & la joue appuyée sur son épaule. «O dieux, disoit-elle en soi-même, trop heureuse Leonide ! peux-tu fermer les yeux, & ne pas contempler tant de beautés ! Pourquoi faut-il que cette nymphe insensible ait un bonheur dont elle ne sçait pas jouir, & que j'en sois injustement privé !» Alors, se retirant un pas ou deux, mais sans abandonner cet agréable objet. «Sera-t'il vrai, Astrée, ajouta-t'elle un peu plus haut, que jamais vous ne me rappellerez auprès de vous, & qu'étant toujours en presence, je vive comme si j'étois éloigné ? Mais de qui me plaindre,
A ce mot, Alexis s'avança transporté hors d'elle même ; mais tout à coup ; «Ah, Celadon, continua-t'elle, veux-tu désobeir à ta bergere, & violer les loix du parfait amour ! Veux-tu effacer en un jour le merite de tant d'années ? Non, non, mourons plus tôt, & portons avec nous dans le tombeau une affection sans reproche.» Elle sortit en même temps, pour aller revoir les lieux où elle avoit gouté tant de satisfaction, & pour leur demander compte des soupirs qu'ils avoient si souvent entendus. Elle entra d'abord dans ce grand jardin qu'arrose un bras du Lignon, & s'étant lavé les mains & le visage, comme elle avoit accoutumé : «C'est bien ici le lieu, disoit-elle, où Astrée me jura si souvent une amitié éternelle ? C'est bien cette fontaine qu'elle prenoit à témoin de ses sermens ; & ne voilà-t'il pas encore nos chiffres qu'elle même a gravés ?» Puis les baisant : «O témoins de mon amour extrême, ajoutoit-elle, vous êtes devenus les justes accusateurs de l'infidele ! Comment ne vous êtes vous point
Elle entra ensuite dans une coudraye qui formoit une espece de labyrinthe ; c'est là qu'elle avoit tant de fois entretenu sa bergere, lorsque leurs parens lassés de les contraindre, leur laissoient un peu plus de liberté. Quel souvenir amer pour Alexis ! Bois heureux, disoit-elle, en répandant un torrent de larmes ! Bois où nous nous fîmes tant de sermens ! «Dites-moi si pendant mon absence on s'est souvenu de Celadon ! Mais helas, que veux-je sçavoir !» En discourant ainsi, elle se trouva sans y penser sur les bords du Lignon, où pénétrée de son malheur, elle fut contrainte de s'asseoir ; & s'étendant par terre, appuyée sur le coude, elle tomba dans une profonde rêverie ; dont elle ne fut tirée que par le chant d'un berger, qui marioit sa voix avec sa cornemuse. Elle ne se souvenoit plus que peut être Astrée se seroit éveillée, & qu'elle lui causeroit de l'inquiétude. Astrée s'éveilla en effet, & portant incontinent ses regards sur le lit d'Alexis, elle fut bien surprise de ne la point appercevoir. Elle se leve, elle examine, & pousse un profond soupir. Leonide l'entendit, & lui demanda ce qu'elle avoit. «Je suis en peine, dit-elle, de sçavoir ce qu'est devenue Alexis. Elle aura voulu, interrompit
Leonide craignit qu'Alexis ne se fût échappée ; mais pour n'en pas donner connoissance : «Belles bergeres, dit-elle, laissez moi m'habiller promptement, afin que je l'aille trouver ; Adamas me sçauroit mauvais gré de l'avoir laissée seule.» Les bergeres se levent à l'instant, s'habillent à la hâte, & aident encore à la nymphe. Elles vont par hazard dans le labyrinthe, & comme si elles avoient eu le fil d'Ariane, elles arrivent au même lieu où Alexis étoit étendue sur l'herbe, & dans le temps qu'elle s'étoit levée pour considerer encore ces agréables lieux, où elle avoit laissé tant de marques de ses plaisirs & de son amour.
Astrée fut la premiere qui l'apperçut, & la montrant à la nymphe : «Madame, dit-elle, il me semble que Diane a deviné. Voici Alexis qui se promene dans cette grande allée qui aboutit au malheureux Lignon.» Leonide fut charmée de la retrouver, & de n'avoir eu qu'une vaine frayeur ; mais comme elle vouloit se hâter pour l'atteindre, elle entendit qu'on l'appelloit. Et tournant la tête elle reconnut que c'étoit Pâris qui vouloit lui parler. Elle soupçonna de quoi il étoit question, & jugeant qu'il n'étoit pas à propos que Diane fût témoin de leurs discours : «Mes belles filles, leur dit-elle, voudriez-vous
Les bergeres accepterent volontiers la proposition ; Astrée étoit ravie de voir Alexis qui lui retraçoit Celadon ; & Diane qui aimoit Silvandre, évitoit Pâris, parce qu'elle ne pouvoit souffrir aucune expression de tendresse que de ce gentil berger. Leonide s'arrêta donc pour attendre Pâris, & les deux bergeres hâtant leurs pas joignirent Alexis, qui regardoit alors un saule creux : «O saule, disoit-elle en soi-même, que sont devenus les caractéres que j'ai tant de fois confiés à ta fidelité ? Pourquoi ne me donnes-tu pas une nouvelle assurance des bontés de ma bergere, puisque tu ne me vois pas avec moins d'amour ? O dieu, je t'entens ! O saule bien aimé ! Tu ne voulois pas me tromper autrefois, en me donnant des témoignages du retour de la bergere, & tu ne veux pas me tromper aujourd'hui en les continuant !»
Astrée & Diane n'osant interrompre la rêverie d'Alexis s'arrêterent, & lorsqu'elle marchoit, elles marchoient aussi, non pour découvrir ses pensées secretes, mais pour ne la pas divertir par leur presence d'un entretien qu'elles présumoient lui être si agréable. Alexis se croyant seule continuoit à rêver. Après qu'elle eut fait quelques pas, elle
Alexis vouloit répondre, lorsque Silvandre recommença de chanter ; & parce qu'elles apperçurent Phylis, elles l'attendirent, & se tûrent pour entendre le berger. «Que vous semble, madame, dit Phylis en arrivant, & après avoir salué Alexis & ses compagnes, de la voix de Silvandre ? Qu'elle est belle, répondit Alexis, qu'il est lui un berger fort gentil, mais encore plus amoureux. Madame répondit Diane, rougissant & souriant un peu, les bergers du Lignon sont dissimulés comme les autres hommes. Je ne croirai jamais, repartit Alexis, que Silvandre ne soit point veritablement amoureux. Et me permettrez-vous, continua-t'elle, de vous redire ici en presence de ces bergeres qui meritent la confiance que vous leur donnez, ce que je dis hier à la belle Astrée ? Madame, répondit Diane, vous me ferez bien de l'honneur ; mais le mal est que je ne vaux pas la peine que vous prendrez.»
Aussi tôt elle lui repeta les mêmes discours qu'elle avoit tenus la veille sur l'amour de Silvandre, & après avoir conclu que cet amour étoit serieux, elle continua en ces termes : «Or ma fille, c'est à vous d'y penser,
Après qu'Alexis eut fini, Diane voulut répondre ; mais Astrée l'interrompit en ces termes : «Non, non, Diane, vous n'avez point d'autre parti à prendre ; & si vous ne suiviez le conseil de la belle Alexis, je ne vous regarderois plus comme cette Diane dont jusqu'ici nous avons admiré la prudence & la sagesse. Une chose m'inquiete : si Diane permet au berger de continuer sa feinte sans un nouveau sujet,... ne vous en mettez point en peine, interrompit Phylis ; Silvandre lui même nous fournira assés de prétextes ; & hier sans dessein il en fit naitre la meilleure occasion du monde ; car Diane m'a dit qu'il prétendoit que la permission qui lui avoit été donnée de continuer ses soins pour le jour entier, devoit être pour toujours, & qu'ils étoient convenus de s'en rapporter à ce que nous déciderions Astrée & moi. Silvandre même m'a raconté en me conduisant dans ma cabane qu'il ne vouloit d'autres témoins que nous ; mais je pense au contraire que cette dispute doit être publique, afin que tous voyant Silvandre continuer
Alexis & Astrée approuverent l'expedient que proposoit Phylis ; & Diane qui le goutoit peut être autant, feignit de se laisser vaincre aux raisons d'Alexis, & au conseil de ses deux plus cheres amies. Il fut donc résolu que l'on reveilleroit ce differend, mais avec adresse, & comme sans dessein, lorsqu'Adamas, Alcidon & Daphnide seroient presens, & qu'Astrée & Phylis prononceroient en faveur de Silvandre.
D'un autre côté, Silvandre ayant entendu la voix des bergeres tourna les yeux, & les vit assises sur des bancs. Comme elles tournoient le dos, il put s'approcher, sans être vû, & se glissant doucement il se cacha dans un buisson, d'où il entendit une partie de cet entretien. Combien il loua le ciel d'avoir amené la belle Alexis en ce lieu ! Et lorsqu'elles se leverent, de combien de vœux ne les accompagna-t'il pas ! Quand elles furent assés loin, pour ne le pouvoir soupçonner de les avoir écoutées, il se leva, les suivit doucement, & pour leur faire tourner la tête, il enfla de nouveau sa cornemuse. Lorsqu'il fut près d'elles : «Hé bien, Silvandre, lui dit Alexis qui l'aimoit veritablement, ne m'êtes vous pas bien obligé de ce que je vous ai amené Diane ; car sans moi elle ne seroit
En même temps parurent Adamas, Daphnide, Alcidon, & tous ceux qui avoient soupé chés le vieux Phocion. Pour Leonide & Pâris, ils s'étoient retirés dans la coudraye,
A ce discours, Pâris s'imagina d'abord que Leonide avoit en vue quelqu'autre alliance pour lui, mais il reconnut enfin qu'elle ne lui parloit ainsi que parce qu'elle l'aimoit. Et pour répondre à tout ce qu'elle lui avoit representé ; il dit qu'à la verité Adamas ne lui avoit point inspiré de rechercher Diane, mais qu'aussi il ne le lui avoit point défendu, quoiqu'il connût ses sentimens pour elle : qu'il esperoit d'éprouver en cette occasion ses bontés comme il les avoit toujours éprouvées : que pour la disproportion dont elle lui avoit parlé, il n'étoit plus temps de s'y arrêter, la pierre étant jettée, & qu'avec ce mot il répondoit à tout : «Enfin par rapport aux sentimens de Diane, ajoutoit-il, c'est sur cet article que je vous demande conseil, & je vous supplie de me le donner : votre sexe vous met en état de juger de ses intentions mieux que moi, à qui la passion peut troubler le jugement. J'ai tenté
«Mon frere, dit Leonide en souriant, il est bien tard pour demander conseil, quand on est décidé. Cependant puisque vous êtes réduit en l'état que vous dites, je suis d'avis que vous obteniez d'elle la permission de parler à ses parens ; dès la premiere ouverture que vous leur ferez, ils seront pour vous ; & Diane qui est vertueuse se laissera peut être engager si avant, qu'elle
Pâris résolut de suivre le conseil de Leonide ; & tandis qu'ils discouroient de la sorte, Adamas avec sa compagnie joignit celle d'Alexis & des bergeres qui étoient avec elle. Aussi tôt Silvandre que les discours qu'il avoit entendus rendoient plus hardi, s'approcha de Diane : «Ma maitresse, lui dit-il tout haut, sans aller plus loin, qui empêche que nous soyions jugez ? Je n'y mets aucun obstacle, dit-elle, je suis trop assurée de la bonté de ma cause. Pour moi, repliqua Silvandre, je tire tout mon droit de la permission que vous m'avez donnée ? Comment, reprit Diane, prenez-vous un jour pour tous les jours, encore ne vous ai-je accordé que le reste de ce jour qui est passé, & qui ne peut plus servir d'excuse à votre feinte ? Souvenez-vous, je vous supplie, ma maitresse, dit-il, que vous m'avez permis d'achever ce jour, comme je l'avois commencé. J'en conviens, repartit Diane, mais il est fini. Mais, repliqua le berger, tant que la clarté dure, n'est-il pas vrai que le jour n'est point fini ? Je l'avoue, ajouta Diane, mais aussi accordez moi qu'il est nuit quand le soleil ne paroît plus. Je l'accorde, & c'est par là que
Adamas parloit ainsi, parce qu'il vouloit donner Diane à Pâris ; mais Silvandre qui feignit d'ignorer ses vues, après avoir baisé la main à ses juges, vint prendre celle de Diane, & un genou en terre, il lui dit : «Ma maitresse, si jamais je manque à vous servir, puisse à l'instant les dieux me confondre ! Berger, répondit froidement Diane ; levez-vous, & noubliez pas qu'il ne vous est permis que de feindre.» Silvandre alloit répondre ; mais Diane avec le reste de la troupe entra dans la coudraye en attendant le dîner. Là ils rencontrerent Pâris & Leonide ;
LIVRE ONZIÈME.
Lerindas se hâta tant qu'il put de retourner à Montverdun ; Galatée ne faisoit que de se mettre à table, lorsqu'il arriva. «Madame, lui dit-il, Adamas n'a pû retarder le sacrifice, parce que le peuple étoit déja assemblé ; & sur ce que je l'ai assuré que vous seriez charmée de voir les bergeres du Lignon, il vous mande que si vous demeurez encore ici quelque temps, il vous les amenera, Je suis bien fâchée, dit la nymphe, en se tournant vers la sage Cleontine, que Damon n'ait point vû cette fête, & ces belles bergeres ; mais si Adamas
Ainsi Galatée apprenoit des nouvelles des bergeres, & plus elle s'en informoit, plus elle trouvoit que Celadon avoit raison d'aimer Astrée. Après le dîner la nymphe alla voir Damon que sa foiblesse empêchoit encore de sortir. Cependant Halladin étoit
Le jour se passa de la sorte ; cependant Celidée & Thamire étant revenus, Galatée voulut incontinent les voir. «Hé bien, sage bergere, lui dit-elle, que nous apportez-vous de nouveau ? Madame, répondit Celidee, nous avons satisfait aux hommes & à dieu, car nous avons rendu un devoir au sage Adamas, en visitant sa fille Alexis, & nous avons offert au grand Thautates le sacrifice qui lui étoit dû en action de graces pour le gui de l'an neuf ; & je puis vous assurer que nous sommes tous extrêmement satisfaits. Car, madame, il faut que vous sçachiez qu'Alexis est la plus belle, & la plus aimable fille que l'on puisse voir, & que toutes les bergeres qui sont allé la voir l'adorent. D'ailleurs Adamas nous a reçues avec toute la bonté, & toute la politesse imaginables. Pour ce qui regarde le sacrifice, le grand Thautates l'a tellement agréé, que toutes les victimes ont été trouvées
Alors Thamire prenant la parole : «Seigneur, dit-il, nous avons appris par Hylas un de nos bergers, que Daphnide est une dame des plus qualifiées de la province des romains, qu'Alcidon est un chevalier très aimé du roi Euric, & qu'ils sont venus en cette contrée pour voir la fontaine de la verité d'amour. Il suffit, ajouta Damon ; & se tournant vers Galatée ; madame, ces deux personnes méritent votre curiosité ; peu s'en est fallu qu'Euric n'ait épousé Daphnide, j'étois alors en Affrique, & j'ai sçu par les nouvelles qui venoient au roi Genseric tout ce qui s'est passé à cet égard. Pour Alcidon, madame, je l'ai vû à la cour de Torismond ; c'est un chevalier accompli : & ce prince le cherissoit infiniment. Je pourrois vous en raconter beaucoup de choses qui méritent d'être sçues ; mais il vaut mieux que vous les apprenniez de lui même.»
Pendant que Damon parloit ainsi, Thamire & Celidée s'étoient un peu retirés par respect, voyant qu'il parloit bas à la nymphe. «Mais, madame, ajouta-t'il, pourquoi cette bergere qui paroît si sage & si discrete, a-t'elle le visage si gâté ! Ces blessures, répondit Galatée, lui sont bien glorieuses :
«Madame, répondit Damon, si Celidée avoit le courage de faire ce qui seroit nécessaire, je sçai une personne qui lui rendroit sa beauté. Le courage ne lui manqueroit pas, dit Galatée, mais peut être la volonté. «Aussi tôt Galatée l'ayant fait approcher :«Celidée, lui dit-elle, voici un chevalier qui vous sera guerir si vous voulez, & qui vous rendra votre premiere beauté. Oui, ajouta le chevalier, il ne faut qu'égratigner un peu ces blessures, en sorte que nous en ayions du sang. Seigneur, répondit Celidée, je rens graces à vos bontés. Lorsque je me souviens des peines que m'a causées cette beauté prétendue, je ne puis que la mépriser. D'ailleurs ne voulant paroître
Alors, le berger prenant la parole : «Ma fille, dit-il, je vous aime, il est vrai, beaucoup plus que je n'ai jamais fait ; mais si je croyois pouvoir vous rendre cette beauté que vous m'avez sacrifiée, je n'épargnerois ni peine, ni travail : autrement je me croirois coupable envers vous de la plus noire ingratitude. Si vous avez donc quelque remede, seigneur, ajouta-t'il en se tournant ver Damon, je vous supplie de nous l'enseigner. N'en doutez pas, reprit Damon, & j'en ai vû moi même l'experience, lorsque j'étois en Afrique : il faut mouiller du sang des blessures, de petits batons que vous porterez en diligence où je vous dirai. Vous ne serez que douze ou quinze jours à faire ce voyage, & je vous adresserai au myre qui a le secret. O dieux, s'écria Celidée, falloit-il que je me ravisse avec tant de peine cette funeste beauté, pour la racheter maintenant si cher ! Hé, Thamire, contente toi de ta Celidée telle qu'elle est, sans vouloir t'exposer à la perdre pour
Celidée en prononçant ces mots, versoit un torrent de larmes ; Damon en fut touché, & quand elle eut cessé de parler : «Sage & discrete bergere, lui dit-il, votre vertu excite tout à la fois l'admiration & l'amour. Vous avez raison de vous opposer au départ de Thamire ; mais je puis faire venir le myre dont j'ai parlé. O seigneur, s'écria Celidée, si vous m'accordez cette faveur, le grand Thautates vous en donnera la récompense,
Cependant l'heure de se coucher étant venue, la nymphe se retira dans la resolution de faire offrir le lendemain le sacrifice, & d'aller voir les bergeres le jour suivant. Son dessein étoit de ramener avec elle Alcidon & Daphnide. Elle le fit sçavoir à Damon. Le matin étant venu, Cleontine met sur sa tête un chapeau de fleurs, se ceint de verveine, prend un rameau de gui dans sa main, fait allumer le feu, & après que les taureaux blancs eurent été immolés, elle jetta de leur sang sur le feu, puis sur la nymphe, & sur Damon ; mâchant ensuite du laurier, & jettant dans le feu de la sabine, du gui, & de la verveine, elle court à la porte de Bellenus. A peine elle l'a touchée avec le gui qu'elle s'ouvre avec un bruit horrible. Et se panchant dans la caverne, elle en reçoit le souffle ; puis revient trouver la nymphe & le chevalier qui attendoient à genoux la réponse
Va nymphe, rens tes vœux, tu sortiras d'erreur ;
Mais du terrible Amour crains la juste fureur.
Crains un plus sensible outrage.
Et toi, si parfait amant,
Daigne écouter ce presage :
Quand tu seras aux lieux où parle un diamant,
Tu devras ton salut à tel que maintenant,
Tu déteste davantage.
La nymphe & le chevalier, méditerent envain cet oracle ; ils ne purent l'entendre entierement. Mais un des plus anciens vacies, qui avoit accoutumé d'expliquer ces sortes de réponses, s'approchant de la nymphe, lui parla en ces termes : «Le grand Thautates qui nous aime nous avertit de l'avenir, mais d'une maniere obscure ; il ne nous laisse entendre que ce que nous devons sçavoir pour observer ce qui peut l'engager à nous faire du bien. Aussi voyez-vous, grande nymphe, qu'il vous ordonne de rendre les vœux que vous avez faits ; il vous prédit ensuite que vous sortirez bien tôt de l'erreur où vous êtes. Et pour montrer qu'il vous aime, il vous avertit de bonne heure de ce qui peut vous arriver de funeste,
Pour vous, ô vaillant chevalier, l'oracle vous est absolument favorable, puisqu'il vous avertit que vous serez délivré de quelque grand malheur, ou de la mort même, par celui que vous haissez le plus. Ainsi, madame, & vous genereux chevalier, remerciez Bellenus des faveurs qu'il vous fait à tous deux, afin de l'engager à vous les continuer.»
Aussi tôt ils se remirent à genoux, & rendirent leurs actions de graces. Ils se retirerent ensuite, déterminés à aller le lendemain au temple de la bonne déesse, & à voir à leur retour les bergeres du Lignon. Ils n'avoient pas encore dîné, lors qu'un chevalier d'Amasis entra dans la sale où ils étoient. Ce chevalier après avoir salué respectueusement la nymphe, lui dit à l'oreille qu'il avoit des choses importantes à lui communiquer. A ce mot elle fit signe qu'on desservît, & se retira aussi tôt dans un cabinet, où elle fit appeller
Le chevalier partit, laissant Galatée dans une inquiétude si grande, qu'elle oublia les bergeres. Elle ne cessa tout le jour de parler à Damon, & de chercher avec lui le sujet pour lequel Amasis pressoit tant son retour. Dès le matin Damon mit Galatée & ses nymphes dans leurs chars, & monta sur un cheval que Galatée lui avoit donné. Damon parut si beau aux yeux de la nymphe, qu'il lui rappella Lindamor ; & passant d'une pensée à l'autre, elle s'imagina que peut-être il étoit mort, & que c'étoit la nouvelle qu'Amasis vouloit lui apprendre. Déja elle songeoit à le remplacer par Damon ; mais venant à se souvenir des services de Lindamor, de la gloire dont il s'étoit couvert à l'armée, & des graces qui accompagnoient toute sa personne, elle ne pouvoit s'empêcher de le regreter, & de former des desseins à son avantage, supposé qu'il vécût encore. Cette pensée l'occupa jusque près de Bonlieu ; mais en passant le Lignon, elle se souvint de Daphnide & d'Alcidon, & des bergeres qu'elle avoit tant souhaité de voir. Elle manda au sage Adamas de la venir trouver incontinent à Bonlieu, & si elle en étoit déja partie,
A peine fut elle arrivée au temple de la bonne déesse, que Chrysante ordonne le sacrifice, pour ne point faire attendre la nymphe. Elle lui confirma que les victimes offertes pour les particuliers se trouvoient entieres, mais que les victimes immolées pour le public, & pour l'heureux voyage de Clidaman, avoient toutes quelque imperfection remarquable.
Cependant Silvandre qui avoit obtenu la permission qu'il désiroit, en étoit tellement occupé, qu'il avoit oublié de dire à Madonte & à Thersandre, qu'il y avoit un chevalier qui les cherchoit, & qui menaçoit de leur faire quelque outrage. Mais les ayant rencontré par hazard, il les informa de tout ce qu'il avoit appris de Pâris, & du danger qu'ils couroient, s'ils venoient à rencontrer cet homme barbare qui ne parloit que de vengeance. Madonte le remercia de cet avis. Ils ne purent jamais s'imaginer qu'il fût question de Damon ; ils le croyoient mort ; ils se persuaderent que c'étoit quelque parent de Madonte, qui vouloit se venger de leur fuite.
Silvandre touché des larmes qu'il voyoit
En ce même temps, Laonice qui par malheur se rencontra au même lieu, conseilla à Madonte de se retirer dans sa patrie, où elle meneroit une vie plus tranquille, & d'accepter le secours de Silvandre & de ses amis, pour l'accompagner du moins, jusqu'à ce qu'elle fût sortie du Forest. Madonte accepta la proposition de Silvandre ; mais Thersandre s'y étant opposé, elle remercia le berger : seulement elle lui permit de venir un peu au delà du lieu où l'on avoit vû les étrangers. Aussi tôt après avoir pris congé de quelques bergers qu'elle rencontra, elle se mit en chemin. Son dessein étoit de s'enfermer dans quelque maison de vestales, dès qu'elle seroit arrivé en Aquitaine.
Cependant Alexis avoit déja passé deux jours dans son hameau auprès de la belle Astrée, avec qui elle s'entretenoit tout le jour ;
La bergere entendant une voix differente de celle de Phylis, tourna la tête, & fut bien surprise, quand elle reconnut Alexis. «Me
«Pour moi, répondit Leonide, je suis persuadée que tout le monde y sera trompé ;» Alexis & Astrée désiroient également de porter l'habit l'une de l'autre ; mais elles n'osoient se déclarer. Et Diane les pressant : «Ma sœur, dit Alexis à Leonide, que dira mon
En même temps Astrée se leva pour aller chercher un autre habit. Quels furent les transports de la feinte Alexis, lorsqu'elle apperçut tant de beauté ! L'admiration la rendoit immobile, lorsque la bergere en lui
Pendant que Phylis saluoit ses compagnes, Alexis sortit, & se retira à grands pas dans la coudraye. Elle crut qu'elle pourroît à loisir se rappeller toutes les faveurs qu'elle avoit dérobées sous un nom emprunté. Mais comme il étoit déja tard, & que les bergers avoient ramené leurs troupeaux à l'ombre, elle en rencontra plusieurs qui chantoient, & qui couchés sous des arbres attendoient au frais leurs bergeres, Calidon entr'autres, qui s'étant levé de bonne heure avoit passé le Lignon, dans l'esperance de voir Astrée, & pour tenter encore la fortune, avant que de faire parler davantage à Phocion. Et comme il avoit rencontré Hylas en chemin, ils vinrent ensemble en ce lieu, où ils s'étoient mis à chanter.
Alexis qui n'étoit point accoutumée à la voix de Calidon, ne le reconnut que lorsqu'il fut passé ; mais elle entendit qu'Hylas
Calidon répondit froidement : «Vous vous trompez, Hylas ; ce n'est point Silvandre qui a introduit ces maximes ; il y a des siecles entiers qu'elles sont établies
O Calidon, s'écria Hylas, que je vous plains ! Vous vous imaginez qu'il faut de longs services pour plaire ? N'avez-vous pas entendu dire que Celadon l'a aimée ? Oui, repliqua Calidon ; mais n'étant plus il ne peut me nuire. Plus que vous ne pensez, dit Hylas. Si elle suit l'opinion de Silvandre, pourquoi n'aimeroit-elle pas la memoire du berger, comme Tircis aime celle de Cleon ? Mais ce n'est pas ce que je voulois dire. Combien de temps Celadon l'a-t'il recherchée ? Quatre ou cinq ans, répondit Calidon. Hé bien mon ami, continua Hylas, s'il faut que vous la serviez aussi long temps pour en être aimé... Je ne le croi pas, interrompit le berger. Calidon, Calidon, flatez-vous tant qu'il vous plaira, mais souvenez-vous que rien n'est plus assuré que l'experience, & ce que vous avez vû arriver une fois, croyez si vous êtes sage qu'il peut encore arriver. Vous dites qu'elle n'aime point. C'est ce qui me fait plus mal juger de l'état de vos affaires. Les filles que nous sçavons qui aiment, nous pouvons esperer de les gagner ; pour ces insensibles, elles ignorent même ce qui doit être aimé.»
Calidon ne pouvant répondre aux raisons d'Hylas. «En verité, dit-il, j'avois grand besoin des consolations que vous me donnez, & je loue ma bonne fortune qui m'a fait vous rencontrer. Vous connoîtrez quelque jour, dit Hylas, que je vous parle en ami, & si vous voulez m'en croire, vous imiterez la conduite que j'ai toujours tenue en de pareilles circonstances. Comment, dit le berger, je quitterois Astrée, ou j'en aimerois une autre ? J'aimerois mieux perdre la vie.» A ce mot la patience lui échappa, il voulut quitter Hylas ; mais celui-ci le retint, & lui dit en souriant : «Si vous voulez voir Astrée, entrez dans cette coudraye ; vous l'y trouverez. Je n'ai point voulu vous dire qu'elle y fût, parce que je crains trop que vous perdiez votre peine auprès d'elle. Le berger, sans s'amuser à lui répondre, courut au lieu qu'Hylas lui avoit montré.» Il croyoit qu'il ne pouvoit trouver une meilleure occasion, pour entretenir la bergere sans être interrompu.
Hylas n'avoit point eu dessein de le tromper ; l'habit que portoit Astrée l'avoit deçu. Cependant Alexis faisant reflexion sur les faveurs qu'elle venoit de recevoir ; «ô dieux, dit-elle, levant les yeux au ciel, qu'Alexis seroit heureuse sans Celadon, & que Celadon seroit heureux sans Alexis ! Si j'étois véritablement Alexis, quel bonheur ce seroit
C'est ainsi qu'amour se jouoit d'Alexis ; elle avoit esperé de jouir de quelque satisfaction dans ce lieu solitaire, & les réflexions les plus cruelles viennent l'y accabler. Les larmes couloient de ses yeux, lorsqu'elle apperçut Calidon. Telle qu'une bergere qui sans y penser met le pié sur un serpent, s'en détourne, & fuit ailleurs pâle & tremblante ; telle Alexis fuyoit d'allée en allée pour éviter Calidon que ses habits lui faisoient prendre pour Astrée. Calidon la perdit dans ces divers détours, d'où elle rentra incontinent dans le bois qui touche la coudraye. Mais Hylas qui n'étoit venu se promener en ce lieu que par rapport à Calidon, remarqua l'endroit par où elle étoit entrée. Il attendit quelque temps, pour l'enseigner à Calidon qu'il croyoit n'être pas loin ; mais il attendit inutilement. Calidon s'imaginant que c'étoit à dessein qu'Astrée le fuyoit, fut tellement sensible à ces mépris, qu'il resolut cent fois de ne l'aimer plus. Mais se rappellant aussi tôt ses charmes, & ses perfections, il se
Hylas commençoit à s'ennuyer, lorsqu'il vit Leonide, Diane, & Phylis qui venoient à lui, & parmi elles il crut remarquer Astrée. D'abord il eût juré le contraire, car il pensoit l'avoir vue tournant d'un autre côté, mais s'approchant d'elle, il ne put démentir ses yeux. En même temps il sentit quelqu'un qui les lui couvrant avec la main le pressa de deviner qui c'étoit. «Je sçai, dit Hylas, sans faire le moindre mouvement, je sçai qui vous êtes, & je ne suis point en peine comment vous êtes ici, mais comment vous y pouvez être.» Tandis qu'il parloit toute la compagnie arriva, & put entendre qu'il continuoit de la sorte : «Je sçai, disoit-il, que vous êtes Astrée, & lui ayant écarté les mains, il reconnut Laonice. Est-ce ainsi que vous méconnoissez vos amies, répondit-elle ? Bergere, dit Hylas, ce n'est pas sans raison que je vous ai prise pour Astrée, je l'ai vue il n'y a qu'un moment entrer dans ce bois, puis la voyant parmi vous venant d'un autre côté, qu'ai-je pû croire en la voyant ainsi en divers lieux, sinon qu'aujourd'hui elle devoit être par tout ?
Comment, dit Astrée, vous m'avez vû entrer dans ce bois ? Oui, dit-il, je vous ai,
A ces mots, il entre dans le bois, & après avoir cherché de tous côtés, lorsque tous s'ennuyoient excepté la veritable Astrée, il crut voir au travers des arbres la bergere assise sur les bords du Lignon. Il court aussi tôt, & lorsqu'il pût la reconnoître, il leur fit signe de s'approcher. Alors il prit Astrée d'une main, & montrant Alexis de l'autre : «Regardez, lui dit-il, bergere, si vous n'êtes
Ils parloient si haut, & Hylas faisoit tant de bruit, qu'Alexis tournant la tête, apperçut toute cette troupe qui venoit à elle. Elle prend à l'instant un air plus serain, pour cacher ses déplaisirs, & se levant elle marche au devant des bergeres. Hylas & Laonice qui n'étoient point prévenus sur le déguisement, méconnurent Alexis ; ensorte qu'Hylas s'approchant d'elle : «Je vous assure, dit il, belle bergere, que vous avez pensé me faire tourner la tête, lorsque je ne vous ai qu'entrevue.» Alexis feignant de ne le pas connoître, & d'ignorer ce qu'il disoit : «Pardonnez, berger, lui dit-elle, si je ne vous répons pas : je n'entens rien à ce que vous dites. Je veux dire, reprit Hylas, que vous ayant prise pour Astrée, puis voyant en même temps Astrée dans un autre lieu, j'ai pensé perdre la tête ; mais que maintenant que je vous voi bien, je crains que vous ne me dérobiez un cœur que j'ai donné à une autre.
Vous m'avez servie, dit Astrée, en me prenant pour une bergere si belle ; mais je
Que dira Stelle, interrompit Phylis, si elle vient à sçavoir que vous aimez cette belle étrangere ? Elle dira que j'observe nos conditions par lesquelles il m'est permis d'en aimer une ou plusieurs autres avec elle, sans qu'elle puisse s'en offenser. Comment, dit la nouvelle bergere, vous prétendez en aimer une autre avec moi ? Que vous importe, reprit Hylas, si je ne laisse pas de vous aimer autant que vous le voudrez ? Ha berger, dit l'étrangere, je ne veux point de partage, je mérite bien que l'on m'aime seule. Ainsi vous risquez beaucoup de n'avoir jamais de maitresse faite comme moi. Puisque vous êtes de ce caractere,
A propos de Silvandre, interrompit Phylis, qu'est-il devenu ce matin, nous ne le voyons point ici ? Cela est heureux pour vous, Hylas ; il vous empêcheroit de débuter avec cette belle étrangere par une déclaration.» Hylas vouloit répondre ; mais Laonice prenant la parole : «Non, Hylas, dit-elle, parlez : d'aujourd'hui vous ne verrez Silvandre, & quand il seroit ici, après le malheur qu'il s'est procuré lui même sans y penser, je doute qu'il proferât un seul mot. Que lui est-il arrivé, dit incontinent Diane ! Il faut que vous sçachiez, continua la malicieuse Laonice en souriant, que Pâris rencontra il y a quelque temps un chevalier étranger qui menaçoit Thersandre. Silvandre se chargea d'en avertir Madonte ; il l'a fait ce matin, & Madonte craignant que le chevalier ne reçût quelque déplaisir en sa compagnie, elle est partie à l'heure même, & m'a chargé de vous faire à toutes ses excuses, & de vous assurer qu'elle n'oublieroit jamais les faveurs qu'elle a reçues sur les rives du Lignon. Le pauvre Silvandre n'a pû cacher son amour pour elle ; il a d'abord essayé de la faire demeurer ; mais n'ayant pû y réussir, il s'est offert à l'accompagner. Madonte,
Voilà, dit Astrée, ce que vous aurez bien de la peine à nous persuader. Silvandre aimer, lui qui ne regarda jamais bergere, que pour la fuir ? Pour la fuir, interrompit Hylas, & qu'appellez-vous ce qu'il fait, lorsqu'il est auprès de Diane ? Oh ! répondit Phylis, c'est une pure feinte. Non, Hylas, reprit Laonice, Phylis a raison, ce qu'il fait pour la bergere n'est que feinte, il l'a juré plus de cent fois ce matin, lorsque Madonte lui a dit à ce même sujet : Hé bien, Silvandre, si mon absence vous laisse des regrets, la presence de Diane vous consolera. Diane, a-t'il répondu, mérite d'autres services que les miens ; aussi ne lui en ai-je jamais rendu, que pour ne pas manquer à la gageure de Phylis ; & plût à dieu qu'elle fût en votre place, & vous en la mienne, vous verriez si je dis vrai !»
Phylis comprit que ce discours déplaisoit à Diane : «Je ne croirai point, dit-elle, que Silvandre aime Madonte ; car il n'a jamais
A ces mots feignant de n'y prendre aucun interêt, elle tourna ses pas d'un autre côté. Phylis la suivit quelque temps après. Déja Diane avoit commencé à se plaindre de l'inconstance du berger. «Sont-ce là, disoit-elle, les effets de l'amour que tu me faisois paroître ? Devois-tu te donner & à moi aussi tant de tourment, pour obtenir la permission de me rechercher sous le prétexte de la feinte, & me sacrifier aussi tôt à Madonte ? Tu as trop blâmé l'inconstant Hylas, pour en prendre si tôt le personnage.»
En même temps appercevant Phylis, elle l'attendit ; & dès qu'elle fut arrivée : «Hé bien ma sœur, lui dit-elle, jugez maintenant
Phylis qui connoissoit l'amour de la bergere : «Ma sœur, lui dit-elle, ne croyons point si legerement le rapport de Laonice ; attendons le retour de Silvandre ; je veux croire qu'il sçaura bien se justifier. Non, non, ma sœur, reprit incontinent Diane, n'en parlons plus ; il pourra dire & faire ce qu'il lui plaira ; je sçai moi ce que je dois croire. Mais, ma sœur, repliqua Phylis, avant que de le condamner, daignez du moins l'entendre. Non, ma sœur, si vous m'aimez, ajouta Diane, vous m'en détournerez plus tôt. Je me souviens qu'il a un bracelet de mes cheveux, celui là même que je faisois pour vous ; je vous supplie de le lui demander de ma part, aussi tôt que vous le verrez. Je sçai que les bergers de ce caractere se prévalent ordinairement
Phylis comprit que la bergere étoit piquée, & qu'il n'étoit pas temps de la contredire. Elle se tût quelque temps après l'avoir assurée qu'elle redemanderoit ce bracelet à Silvandre, dès qu'il seroit revenu. Et lorsqu'elles voulurent reprendre leur discours, elles virent la compagnie s'avancer, mais bien augmentée. Adamas, Daphnide, Alcidon, Pâris, Hermante, Stiliane & Carlis y étoient, & de plus Lerindas, le messager de Galatée, qui s'étant acquité des ordres qu'il avoit reçus pour Adamas, n'avoit point voulu partir, sans voir Astrée & Diane.
Depuis qu'Adamas avoit sçû la volonté de Galatée, il étoit dans une inquiétude mortelle, parce qu'il ne vouloit point déplaire à la nymphe, & que ne pouvant se rendre auprès d'elle, sans mener Leonide, il craignoit que Galatée qui avoit vû Celadon vêtu en Lucinde ne le reconnût déguisé en Alexis. Et ne pouvant consulter que Leonide & la feinte Alexis, il proposa à la nymphe l'embarras où il se trouvoit. Leonide qui avoit l'esprit droit & juste, répondit incontinent : «Vous devez me laisser ici avec Alexis ; ne doutez point que Galatée ne la reconnoisse si elle la voit, ce qui vous nuiroit beaucoup. Il
Adamas qui n'avoit point encore remarqué le déguisement d'Alexis, s'étonna de l'avoir méconnue, & après quelques réflexions sur ce qu'avoit proposé Leonide, il approuva son avis. Alexis le gouta encore davantage,
D'un autre côté Adamas ayant donné le bon jour à Diane & à Phylis : «Je suis bien fâché, leur dit-il, de vous quitter plus tôt que je ne l'avois résolu. Mais, belles bergeres, Galatée me mande de me rendre incontinent auprès d'elle ; & voici Lerindas qui m'a juré qu'il ne m'abandonneroit point, que je ne fusse arrivé.» Astrée plus sensible à cette nouvelle que les autres : «Mon pere, dit-elle, votre départ ne peut-il absolument se differer ? Adamas, dit Lerindas qui prit la parole, ne peut partir si tôt, ni arriver si promptement que la nymphe le désire. Ce n'est pas à vous, répondit la bergere fâchée, que mon discours s'adresse.» Adamas comprit pourquoi elle parloit de la sorte : «Aussi, dit-il en souriant, je ne puis differer mon départ ; la nymphe a besoin de moi ; & Lerindas m'a appris que la nymphe a près d'elle un étranger à qui elle marque beaucoup de consideration ; peut être il s'agit de quelque
La bergere se retira pénétrée de douleur vers Leonide qui lui faisoit signe de s'approcher ; & cependant ils regagnerent tous la maison pour se mettre aussi tôt à table : Adamas voulant partir d'abord après le dîner. Hylas fut le plus étonné de tous ; il chercha inutilement la nouvelle bergere ; & voyant qu'il ne la trouvoit point : «Belle nymphe, dit-il, en s'adressant à Leonide, dites moi je vous supplie, si vous sçavez ce qu'est devenue la bergere à qui Adamas & vous, vous parliez il n'y a qu'un moment. A qui répondit Leonide, l'avez-vous confiée ? A mes yeux, répondit Hylas. C'est donc à eux que vous devez vous adresser, repliqua Leonide ; pour nous qui n'avons point affaire de la bergere, nous n'y avons pas pris garde. Si elle ne revient plus, ajouta Hylas, j'aurai fait inutilement le fonds d'amour que je voulois employer pour elle. Vous êtes bien diligent, repartit Leonide. Je croyois qu'il vous falloit plus de temps pour déliberer sur des affaires aussi importantes. Cela est bon pour Silvandre, dit-il, en secouant la tête ; dans un besoin il feroit assembler tous les ordres des gaulois pour décider s'il doit aimer. Pour moi je résoudrois plus de semblables affaires en un jour, que lui en toute sa vie. Il cherche
A ces mots pour n'être point entendues, elles s'écartent de la troupe ; & Leonide parla ainsi à la bergere Astrée : «Vous avez entendu ce qu'a dit Adamas ; il ne peut se dispenser de partir, il désobligeroit Galatée. Mais il faut que je vous avoue que jamais départ ne me couta autant, aussi bien qu'à Alexis. Je n'aurois pas crû qu'élevée dans le grand monde, elle eût goûté de la sorte une vie solitaire & retirée. Et j'ai remarqué
Ce n'est pas ce qu'il y aura de plus difficile, dit Leonide ; je vous donnerai un bon moyen pour obtenir leur consentement ; la difficulté c'est d'avoir l'agrément de vos proches. Oh, madame, s'écria la bergere, ne vous en inquietez point : je sçais ce que j'ai à faire, & vous n'ignorez pas que je n'ai plus que Phocion mon oncle. Peut-il trouver mauvais que je prenne un parti si raisonnable ?
Adamas, répondit Leonide, aime tendrement Alexis, & de sorte, qu'elle peut tout auprès de ce pere. Je vous conseille donc de vous insinuer dans ses bonnes graces ; mais que dis-je, vous y êtes déja fort avant ; tâchez seulement de lui rendre votre compagnie si agréable, qu'elle ne consente qu'à regret à se séparer de vous. Vous en viendrez aisément à bout, car je sçai qu'elle vous aime du moins autant que vous l'aimez ; mais le meilleur moyen de ne vous éloigner d'elle que le moins que vous pourrez, si c'est votre dessein, suppliez Adamas de nous laisser ici elle & moi pour quelques jours encore ; sa feinte maladie vous en fournit un assés beau prétexte ; car voyant qu'elle ne vouloit pas si tôt quitter ce beau lieu, je lui ai conseillé de se retirer, & de feindre quelque indisposition. Il semble que la fortune veuille vous favoriser, puisqu'Alexis ayant pris ce matin vos habits, sans autre dessein que de s'amuser, elle a autorisé votre demande. Peu de personnes l'ont reconnue, la plûpart croit
Il seroit difficile d'exprimer quelle fut la reconnoissance d'Astrée. Si Leonide avoit pû ignorer jusques là combien la bergere aimoit Alexis, elle n'eût pû douter en ce moment de l'excès de son amitié pour elle. En discourant ainsi, elles s'étoient un peu écartées de la compagnie, & lorsqu'elles vouloient prendre un sentier pour la rejoindre plus promptement, elles entendirent une voix que la bergere reconnut être celle de Calidon. La bergere voulut se détourner, pour ne le pas rencontrer : elle auroit crû, en l'écoutant, offenser la memoire de Celadon. Leonide s'en apperçut ; & ayant appris que c'étoit le berger que Phocion vouloit qu'elle épousât, «Ecoutons, dit-elle, ce qu'il chante, je m'assure que vous êtes la matiere de ses chansons. Nous pourons ensuite passer
Renonce à l'inhumaine,
Calidon, romps tes fers,
Depuis que tu la fers,
Elle rit de ta peine.
Tu pensois en l'aimant
Qu'elle seroit sensible.
Mais elle est inflexible,
Et rit de ton tourment.
Calidon, romps ta chaîne
Et quitte l'inhumaine.
«Je sçavois bien, dit incontinent Astrée, que vous perdriez votre temps à l'écouter. Il me semble, dit la nymphe, qu'il n'est pas peu irrité. Puisse-t'il l'être toujours, ajouta la bergere !» A ce mot, elles tournerent sur la gauche, & continuerent leur chemin.
Cependant Pâris que les conseils de Leonide avoient frapé, songea à profiter de l'absence d'Adamas pour demander à Diane la permission de parler à ses parens. Le hazard fit que Diane se trouva seule en s'en retournant. Il l'aborda, & la prenant sous le bras, il lui dit : «Belle bergere, mon pere est obligé de partir, & je dois l'accompagner. Quelle satisfaction ordonnez vous que j'emporte avec moi ? Soyez bien persuadée
Telle fut la réponse de Diane ; pour déplaire à Silvandre, elle consentit à se priver pour jamais de toute satisfaction, tant la passion nous aveugle. Si la bergere eût fait quelque réflexion, elle auroit pris un parti bien different ; car si Silvandre ne l'aimoit point, quel déplaisir lui causoit-elle en se donnant à un autre ? & s'il l'aimoit, pourquoi vouloit-elle lui causer ce mortel déplaisir ? Pâris éprouva bien alors qu'en amour il y a des heures favorables, & que celui là est heureux à qui la fortune les offre, où qui les trouve par sa prudence. Pâris ne pouvoit assés remercier la bergere, mais ses remerciemens ne furent pas même écoutés. Dès que Diane fut arrivée, elle se déroba, & se retirant seule en sa cabane, elle pleura durant toute la journée. Elle apprit à ses dépens que
D'un autre côté Adamas ayant appris en chemin l'indisposition d'Alexis, il supplia Daphnide de lui permettre de l'aller voir. Daphnide & Alcidon voulurent l'accompagner ; & Astrée & Leonide en étant averties, elles eurent la précaution de tirer les rideaux. Adamas lui dit alors qu'il étoit obligé de partir, pour obéir à Galatée ; mais Alexis feignant de vouloir le suivre, malgré son indisposition, Astrée supplia le druide de ne le pas permettre ; que toutes les bergeres auroient un regret mortel si elles sçavoient qu'elle fût partie en cet état, & que la chaleur ne manqueroit pas d'augmenter son mal ; mais que Phocion & elle en particulier se trouveroient outragés, si elles la voyoient quitter leur maison, quand les circonstances où elle se trouvoit exigeroient qu'elle restât : qu'elle seroit sans doute moins bien que chés Adamas, mais que pourtant on en auroit tous les soins imaginables ; & que la nymphe Leonide en seroit témoin.
Phocion joignit ses prieres à celles d'Astrée ; & le sage Adamas consentit enfin à laisser Alexis, feignant néanmoins d'en avoir bien du regret, à cause de son mal, & de la crainte qu'il avoit qu'elle ne les incommodât. Il lui recommanda & à Leonide de partir
Pâris ne voyant point Diane, en demanda des nouvelles à Astrée & à Phylis, qui répondirent qu'elle avoit eu sans doute quelques affaires chés elle. Les étrangers ayant entendu cette réponse, prierent ces belles filles d'assurer Diane du regret qu'ils avoient de ne pouvoir prendre congé d'elle.
Après qu'ils se furent séparés, Pâris profitant de l'occasion, dit au sage Adamas qu'il avoit à lui communiquer quelque chose qui le regardoit lui & Diane ; mais il ne sçavoit par où commencer ; & comme il gardoit le silence, «Hé bien, Pâris, dit le druide en souriant, n'avez vous rien de plus à me dire ?»
Pâris rougit, trembla, ouvrit plusieurs fois inutilement la bouche : «J'entens, dit le druide pour le tirer d'embarras, que vous aimez Diane ; mais Diane vous aime-t'elle, où plus tôt n'aime-t'elle point Silvandre ?» Ces mots l'enhardirent à répondre, qu'il avoit peut être manqué en
«Que vous a-t'elle répondu, dit incontinent Adamas ? Que Bellinde sa mere pouvoit seule disposer d'elle, repartit Pâris.» Alors le druide lui parla en ces termes : «Il y a long-temps que j'ai remarqué votre goût pour la bergere. Je l'ai approuvé, & ce mariage me paroît convenable. Diane & Astrée sont des meilleures maisons des Gaules ; mais la vertu de la bergere, & sa beauté me semblent encore préferables. Je vous conseille donc de ne point perdre de temps : donnez vos ordres pour votre départ. Dès que je serai revenu de Bonlieu, où peut être Galatée me retiendra tout le jour, j'écrirai un mot à Bellinde, & vous porterez ma lettre vous même.»
A ces mots Pâris lui baisa la main, & prenant congé de lui, de Daphnide, & d'Alcidon, il cotoya les prés, & s'en alla transporté de joye.
LIVRE DOUZIÈME.
La nymphe Galatée & Damon partirent de Bonlieu dès qu'ils eurent dîné ; Amasis impatiente leur avoit envoyé un autre chevalier pour les hâter. Adamas ne les trouvant point au temple de la bonne déesse, supplia Daphnide & Alcidon de continuer avec lui leur voyage, ajoutant qu'il envoyeroit Lerindas vers la nymphe qui leur feroit l'honneur de les attendre, & de les mener dans son char. Les étrangers se mirent incontinent en chemin, & Lerindas dépêché par le druide courut pour atteindre Galatée.
Cependant la nymphe & Damon s'entretenoient de differentes choses dans la route ; le chevalier n'avoit point voulu monter dans le char ; il se tenoit à la portiere sur un très beau cheval qu'Amasis lui avoit envoyé Il s'étoit persuadé qu'étant seul auprès des nymphes, il devoit être en état de les défendre ; & par cette raison, il avoit pris son casque & son écu qu'il laissoit ordinairement à son écuyer.
Lorsqu'ils eurent passé le pont de la Bouteresse, Halladin qui étoit loin derriere le char de Galatée, vit sortir du bois voisin de la maison d'Adamas trois chevaliers, qui tout à coup baissant leurs lances coururent à toute bride contre son maître. Le fidele écuyer cria de toutes ses forces, pour avertir Damon ; celui-ci tourne la tête, & voyant ces trois hommes si près de lui, il met l'épée à la main, & se couvre de son écu. Mais à peine ceux-ci étoient sortis du bois, que Galatée en apperçut trois autres qui venoient aussi attaquer Damon. Aussi tôt les nymphes firent de grands cris ; & le chevalier tournant la tête, fut au même temps atteint de deux lances qui faillirent à le renverser. Damon indigné donna un si grand coup sur l'épaule au troisiéme qui venoit un peu après les autres, qu'il l'abbatit. Cependant les trois autres chevaliers plus avises donnent dans le corps du cheval, & renversent Damon.
Tandis qu'elles détestoient un crime si horrible, ceux qui étoient demeurés à cheval attaquoient Damon. Déja le chevalier avoit tué un de ces hommes ; mais le second l'avoit heurté si rudement qu'il l'avoit porté par terre ; celui-ci avoit reçu au défaut de la cuirasse un coup d'épée, dont il mourut à quelques pas de là. Des six il n'en restoit que trois qui pussent offenser Damon, & tous à pié, mais si opiniâtres, que deux se jetterent sur lui dès qu'il fut tombé. En cet état il fit d'inutiles efforts pour se relever ; c'étoit fait de lui, si le troisiéme qui avoit quitté son cheval n'avoit craint en le tuant de blesser ses compagnons qu'il tenoit embrassés.
Cependant un berger, & une bergere arrivent en ce lieu. Le berger indigné de l'outrage qui étoit fait au chevalier : «Hé pourquoi ne défendez vous pas votre maître,
A ces mots prenant l'écu & l'épée d'un chevalier mort, il s'avance contre celui qui cherchoit le défaut des armes de Damon, & après lui avoir crié de prendre garde à lui, il lui déchargea sur l'épaule deux coups si violens, qu'il l'obligea de se tourner vers lui. Le berger lui donna de la pointe sous le bras droit, & si avant qu'elle sortit de l'autre côté, & qu'il tomba mort auprès de ses compagnons. Le bruit & les cris qu'il fit en tombant étonna ceux qui tenoient pour Damon. Et l'un d'eux voyant que c'étoit une personne désarmée qui avoit secouru le chevalier, il dit à son compagnon de le bien garder, tandis qu'il alloit châtier le berger, qui étoit sans armes. Le berger se défendit avec beaucoup de courage, mais il ne put éviter deux ou trois grandes blessures.
Damon qui n'avoit plus en tête qu'un chevalier, l'eut bien tôt mis sous lui, & lui enfonçant un petit poignard dans les ouvertures de la visiere qui étoit à demi rompue,
Cependant Adamas arrive en ce même lieu. A ce spectacle, Alcidon & Hermante s'imaginant qu'il restoit encore quelque chose à faire, se saisissent promptement des armes des morts, & courent vers le char de la nymphe, pour la défendre. Pour Adamas, il s'approche de la bergere, & bande les playes du berger. Damon après s'être défait de tous les gendarmes étoit aussi accouru pour lui donner du secours. Ce berger sentant que sa fin approchoit, essaya inutilement de tourner la tête vers la bergere ; & sentant ses larmes qui lui couloient sur le visage : «Consolez-vous, lui dit-il, madame ; le ciel vous suscitera quelqu'un pour vous reconduire en votre patrie, & m'accordera de ne vous point laisser seule dans ce bois si dangereux.»
Damon en jettant les yeux sur le berger, fut si ravi d'étonnement, qu'il demeura long temps immobile. Si la bergere n'avoit point eu la tête baissée, & qu'il eût pû la voir, son étonnement eût sans doute augmenté. Cependant Halladin s'étant approché pour bander à son maître quelques blessures d'où il voyoit couler le sang, & lui ayant ôté son écu, le berger y jetta par hazard les yeux : alors s'adressant à Galatée, «Madame, que vois-je, s'écria-t'il ?» Et tendant le bras avec effort, il lui montra l'écu avec le tygre se repaissant d'un cœur humain. «O heureux Tersandre, ajouta-t'il, le ciel t'a permis de
Damon entendant les noms de Tersandre & de Madonte eut été bien préoccupé s'il ne les avoit reconnus. Il vit donc cette Madonte qu'il cherchoit, & ce Tersandre qu'il avoit juré de perdre, mais l'oracle qu'il avoit reçu à Montverdun éteignant en lui tout désir de vengeance, il courut à l'instant vers la bergere. «O Madonte, ô Madonte, s'écria-t'il ! Enfin le ciel a permis que je vous retrouvasse.» A ces mots, mettant un genou à terre, il voulut lui baiser la main, mais Madonte étonnée de voir le chevalier du tygre qu'elle cherchoit, puis de revoir naître dans la personne de ce chevalier, Damon qu'elle croyoit mort, lui tendit les bras, & en l'embrassant transportée de joye, elle se laissa aller comme morte sur son visage. «O Madonte, ô Damon, dit Tersandre, vivez ensemble, & passez de longues années comblés de bonheur & de prosperités !» A ces mots, il devint plus pâle, & rendit le dernier soupir.
Adamas & les nymphes étoient saisies d'étonnement à la vue de ces trois personnes qui sembloient aussi peu vivantes les unes que les autres. Cependant Halladin qui aimoit
Damon étant désarmé, & ses playes bandées, on lui vit peu de temps après ouvrir les yeux, & tourner la tête pour retrouver Madonte. «Seigneur, lui dit Halladin qui connut ce qu'il cherchoit, Madonte n'est pas loin de vous : reprenez seulement courage, pour lui conserver un amant si prétieux. Halladin, aide-moi à me relever, afin que je la voye, dit le chevalier.» Madonte ayant entendu ces mots se leve à l'instant, vient l'embrasser. «J'ai donc le bonheur de
Cependant Adamas representa à Galatée qu'il étoit à propos de faire porter Damon dans un lieu, où l'on pût mieux avoir soin de lui. Il offrit sa maison qui étoit si voisine, que pour y arriver, il ne falloit que monter le coteau. La nymphe déferant à cet avis, fit venir quelques hommes avec des brancars, qui emporterent Damon chés Adamas, & le corps de Tersandre à Marcilli, pour lui donner une sépulture honorable. En même temps elle dépêcha Lerindas vers Amasis, la
Madonte ne put refuser des larmes à Tersandre, qui l'avoit si long temps servie avec tant de respect & de fidelité. Damon pleura aussi ce genereux ennemi, & tendit la main à Madonte qui s'étoit approchée du brancart. Galatée eut beau la presser de monter dans son char, elle aima mieux suivre à pié, que d'abandonner un instant Damon.
D'un autre côté, Adamas ayant presenté à la nymphe Alcidon & Daphnide, & la nymphe leur ayant fait toutes les politesses que lui permit le trouble où elle étoit, elle les fit monter dans son char, & leur suite dans ceux de ses nymphes. Cependant Lerindas se hâta d'arriver à Marcilli. Il rencontra des chasseurs en chemin, & quoiqu'il eût opinion que c'étoit Polemas, il continua sa route. C'étoit lui en effet, & ceux qu'il avoit mis sur le chemin pour observer ceux qui passeroient, vinrent l'avertir qu'ils avoient vû Lerindas, & qu'ils avoient apperçu un brancart, sur lequel il sembloit qu'il y avoit quelqu'un. Polemas qui ne chassoit en ce lieu que pour sçavoir plus tôt ce qui seroit arrivé à Damon, s'imagina que c'étoit lui que l'on portoit mort ou blessé. Bien tôt un des siens lui rapporta que c'étoit un homme qui avoit été tué dans le bois voisin en presence de
Alors Polemas feignant d'ignorer cette affaire : «Voilà ce que c'est, reprit-il en s'en allant, de licentier des gendarmes sans raison. Ceux que nous avons cassés auront attendu Damon dans ce bois pour se venger.» Il parloit ainsi pour préparer son excuse, car il crut bien qu'on les auroit reconnus. Et pour écarter tout soupçon, il envoya incontinent vers Galatée pour la feliciter du bonheur de Damon, & vers Amasis, pour la supplier de ne point permettre à Galatée de marcher ainsi seule, & sans cortége. Il chargea ces deux hommes d'observer tout ce que diroient, & tout ce que feroient les deux nymphes.
Polemas qui depuis le départ de Clidaman,
Amasis qui avoit été long temps dans une parfaite securité, commença enfin de soupçonner Polemas à l'occasion d'une lettre qui lui apprit l'étroite liaison qui étoit entre Gondebaut & lui. Cela même, dès que Lerindas lui eût parlé de l'accident arrivé à Damon, lui fit croire qu'il étoit l'auteur de cette
A peine Galatée étoit arrivée chés Adamas, que l'homme de Polemas y arriva. La nymphe ne pouvant dissimuler son déplaisir lui répondit : «Dites à votre maître que je suis très mécontente de ses gens, & que s'il n'y met ordre, j'aurai lieu de m'en plaindre.» Cependant les chirurgiens ayant visité Damon, trouverent qu'il n'avoit point de blessures mortelles, & remarquant le plaisir qu'il avoit de voir Madonte, ils la prierent de rester auprès de lui. Madonte lui raconta tous les artifices dont avoit usé Leriane en faveur de Thersandre, & la douleur qu'elle avoit ressentie lorsqu'Halladin avoit apporté la bague, & le mouchoir plein de sang ; puis en parlant de l'horreur qu'elle avoit eue de mourir d'une mort si honteuse, & du secours inesperé qu'elle avoit reçu du chevalier du tygre : il faut bien, disoit-elle, qu'il y ait quelque chose en nous qui nous avertisse des choses les plus secretes : à peine je vis entrer ce chevalier, que je me sentis
Damon écouta Madonthe avec tant de plaisir, qu'il ne pouvoit assés remercier le ciel du bonheur où il se voyoit. Il lui dit ensuite : «Madame, je vous raconterai à loisir quelle a été ma fortune depuis notre séparation.
Le druide avoit écouté leurs discours : «Si j'avois été connu de vous, dit-il en souriant, cette partie de l'oracle n'auroit eu pour vous aucune obscurité, parce que je m'appelle Adamas, & que ce mot dans la langue des romains signifie diamant. L'oracle vouloit donc vous faire entendre que l'accident dont il parloit, vous arriveroit aussi tôt que je serois près de vous. Et c'est précisement ce qui s'est fait ; car vous avez reconnu Madonthe à l'instant même où Daphnide, Alcidon, & moi nous vous avons trouvé. J'avoue, s'écria Damon, que l'oracle est maintenant bien éclairci ; mais
Alors Alcidon s'avançant & l'embrassant, «Oui, Damon, dit-il, ce sont les mêmes personnes que l'amour a fait venir comme vous dans cette contrée pleine de merveilles.» En même temps Daphnide vint le saluer, & lui dit : «J'attendois à vous rendre ce devoir, que Madonthe vous eût raconté sa fortune, ne voulant point interrompre un récit qui vous interesse tant.» Damon surpris de voir Alcidon & Daphnide sous ces habits, ne sçavoit d'abord s'il devoit en croire ses yeux ; mais enfin les reconnoissant : «J'avoue avec vous, Alcidon, dit-il, que voici en effet la contrée des merveilles.»
Cependant on vint avertir Adamas que la nymphe Amasis entroit dans la premiere cour. Adamas courut à sa rencontre ; il la trouva à la porte, où s'étant peu arrêtée, elle vint aussi tôt dans la chambre où étoit Damon : «Je pense, lui dit-elle, que jamais je ne viendrai vous voir, que quand vous serez si malheureusement blessé par les miens mêmes. Madame, répondit Damon, les premieres blessures que vous m'avez vues m'ont procuré l'honneur de voir la nymphe & vous, & ces dernieres m'ont rendu la seule
«Mon pere, dit-elle, j'ai à vous consulter sur des affaires bien importantes ; mais je veux que celui qui m'a apporté les nouvelles dont il s'agit vous les dise lui même, de peur que je n'oublie quelque circonstance.» Et faisant appeller par Galatée le chevalier que Lindamor avoit envoyé, elle le pria de commencer.
HISTOIRE DE CHILDERIC,
DE SILVIANE, ET D'ANDRIMARTE.
Après la mort de Merovée que les francs nommerent les délices du peuple, Childeric son fils fut élevé sur le pavois du commun consentement de la nation, & porté dans toutes les rues de Soissons, où il fut proclamé
Un jeune chevalier nommé Andrimarte, & qui avoit éte nourri auprès de Childeric, prit du goût de bonne heure pour la belle Silviane, une des filles de la reine Methine, épouse de Merovée. Silviane qui ne connoissoit pas encore le nom d'amour, recevoit sans dessein les petits services d'Andrimarte ; mais ils lui plurent dans la suite. Le jeune chevalier ne put voir familierement Silviane, sans concevoir pour elle une passion que ni le temps, ni les traverses n'ont pû diminuer.
Un soir que la reine Methine se promenoit, selon sa coutume, sur les bords de la Seine, Andrimarte prenant Silviane sous les bras, l'entretenoit à l'ordinaire de son affection ; Silviane lui répondoit avec toute la naiveté de l'enfance. Ils s'assirent sous un saule, & Silviane en badinant grava son nom sur l'écorce de cet arbre. Andrimarte passant de l'autre côté, ajouta sur la même ligne ce mot, j'aime ; de sorte que Silviane liant ensemble les deux mots, y trouva, j'aime Silviane. Toute jeune qu'elle étoit, elle sçût bon gré au chevalier de ses sentimens pour elle ; car rien n'est plus naturel à tout âge que l'amour propre. «Si vous m'aimez, dit-elle, si vous avez quelque bonne opinion de moi, vous y êtes obligé par celle que j'ai de vous.»
En même temps Childeric emmena Andrimarte pour sauter avec les autres qu'il surpassoit en adresse, & en agilité. Ce fut à regret qu'il quitta la belle Silviane, qui de son côté trouva à dire au jeune homme si aimable & que dans la suite ses perfections lui firent aimer sérieusement. Dès qu'il put se dérober, il revint auprès de Silviane, lui demandant pardon de l'avoir laissée seule, & s'excusant sur la volonté du prince. «Si vous valiez moins, répondit Silviane, vos amies pourroient avoir le bonheur de vous voir plus long temps. Plût à dieu, dit incontinent
Andrimarte comprit à cette réponse que Silviane ne connoissoit point encore l'amour, mais il espera de l'amener quelque jour aux sentimens qu'il vouloit qu'elle prît. Il lui baisa la main, & d'un air riant il lui dit :
«Mon bonheur est sans égal, puisque vous m'avez donné l'assurance que je désirois :» Depuis ce jour Andrimarte sçut tellement plaire à Silviane qu'il lui apprit peu à peu que l'amour ne reste pas dans les bornes de l'amitié. Un jour qu'elle s'étoit rencontrée sur le bord de la Seine avec lui, elle prit occasion de lui dire : «Hé bien, mon frere, (car ils étoient convenus de se traiter de la sorte) vous souvenez-vous de l'entretien que nous avons eu dans ce même lieu, & si vous vous en souvenez, dites moi ce qui vous plut davantage ? Ce fut, répondit-il, ces mots que vous me dites, soyez persuadé,
Ils vêcurent dans une parfaite union, en attendant qu'ils eussent le consentement de leurs parens pour se marier ; & leur bonheur dura jusqu'à ce que Childeric eût jetté les yeux sur Silviane. Il la trouva si belle à un bal où elle parut déguisée, que depuis il en fut éperduement amoureux. Silviane s'en apperçut bien tôt, elle en avertit Andrimarte : «Ma sœur, lui dit-il, me sacrifierez vous à l'ambition ? Andrimarte, répondit-elle, la mort seule pourra changer mon cœur à votre égard, ou plus tôt je veux encore vous aimer dans la seconde vie dont parlent nos druides ; & cette bague que je vous donne, vous me la rendrez en cette autre vie, pour me sommer de ma parole.»
Je ne puis, madame, vous exprimer les transports du jeune Andrimarte. Il se jette à genoux, il baise & la main de Silviane, & la bague qu'elle venoit de lui donner, avec mille sermens de la lui representer lorsqu'elle l'ordonneroit. En même temps il se piqua le doigt où il avoit mis la bague, ensanglanta son mouchoir, & le presentant à Silviane, «Madame, dit-il, je vous conjure de me rendre ce mouchoir au temps que vous m'avez condamné de vous rendre cette bague.» Cependant Childeric n'avoit de satisfaction que lorsqu'il étoit auprès de la belle Silviane ; & déja malgré ses précautions son amour avoit éclaté. Et n'osant le déclarer
Silviane ne pouvoit prendre que sérieusement les soins de Childeric ; & Andrimarte ne pouvoit remarquer sans douleur qu'il avoit un rival dans son maître. C'est ce qui le détermina à demander Silviane à la reine, après être sorti d'entre les enfans d'honneur. Il communiqua son dessein à Silviane ; elle l'approuva. Andrimarte qui ne souhaitoit
Childeric qui étoit extrêmement passionné pour Silviane, fit avec joye à Andrimarte toutes ces faveurs ; il comptoit que dès qu'Andrimarte seroit armé chevalier, il seroit obligé d'aller à l'armée, & de lui laisser Silviane qu'il avoit reconnu lui vouloir du bien. Lorsqu'il fut question de lui ceindre l'épée, & qu'on lui permit de choisir la dame qu'il voudroit, il mit un genou en terre, & supplia la belle Silviane de lui faire cette faveur, afin, disoit-il, qu'il fût le chevalier du monde qui eût reçu cet honneur de la dame la plus accomplie qui fût jamais. Peu s'en fallut que Childeric ne montrât combien ce choix lui déplaisoit ; mais la presence du roi le retint dans le devoir. Son déplaisir s'accrut encore lorsqu'il vit la joye peinte sur le
Childeric perdant patience, l'interrompit : «Il me semble, lui dit-il, que si vous aviez eu moins de présomption, vous auriez attendu à faire cette demande à la reine, & à Silviane, que vous vous en fussiez rendu digne par quelque action.» Andrimarte connut bien pourquoi Childeric lui
Je laisse les marques de tendresse qu'ils se donnerent en cette occasion, & les protestations qu'ils se firent mutuellement. Andrimarte donna tant de preuves de sa conduite, & de son courage, dans la conquête que Merovée fit de la seconde Belgique, qu'il le choisit pour mener le secours qu'il envoyoit contre les enfans de Clodion qui étoient venus fondre avec une armée puissante sur l'Austrasie. Andrimarte arrêta leurs progrès, & Merovée lui donna avec les louanges que méritoit sa vertu, des récompenses dignes d'un service si essentiel.
Tout retentissoit des exploits du jeune Andrimarte ; on faisoit sans cesse des réjouissances publique à leur occasion. Qui pourroit exprimer la joye qu'en ressentoit Silviane ! Elle eût voulu s'en réjouir avec lui ; mais l'honneur qu'il s'acqueroit lui adoucissoit les ennuis de l'absence. Il n'y avoit personne qui n'aimât, & qui ne louât le sage & vaillant Andrimarte. Le seul Childeric étoit fâché de ses victoires, quoiqu'elles assurassent la couronne qu'il devoit porter après Merovée. Il en diminuoit la gloire autant qu'il pouvoit, connoissant bien que ces louanges ne servoient qu'à redoubler l'amour de Silviane. Enfin après six années entieres d'absence,
Une réponse si favorable donna tant de joye au jeune Andrimarte, qu'il lui fut impossible de la tenir secrete. La nouvelle s'en répandit par toute la cour, & bien tôt dans toute l'armée, parce que Merovée en ayant été informé par la reine, la publia lui même, & qu'il dépêcha incontinent vers le duc Semnon son ancien ami, pour lui faire agréer ce mariage ; lui promettant de faire à Andrimarte de si grands avantages, qu'il n'auroit
Childeric qui étoit alors à l'armée ayant appris cette nouvelle par des lettres de la reine, puis de la bouche même de Merovée, ne put s'empêcher d'en parler à Merovée. Et cachant son dessein, «Seigneur, lui dit-il, Andrimarte pretend épouser Silviane, je sçai qu'il est juste de récompenser ses services, afin d'animer les autres à suivre son exemple ; mais oserois-je vous representer que ces services ne méritent pas que vous commettiez une si grande offense contre Semnon votre ami & votre allié, & contre vous même ; car il est certain que les récompenses que nous donnons ne doivent jamais être préjudiciable à nos amis. Semnon est duc de la Gaule armorique ; il vous a reçu en son amitié lorsque vous êtes arrivé dans ces contrées ; il vous a assisté de ses forces & de ses conseils. Devez vous disposer sans son aveu d'une fille qu'il vous a confiée, & qui doit être le soutien de sa vieillesse ? Voulez-vous que l'on dise que le roi Merovée récompense ceux qui le servent, aux dépens de ses alliés ? Pardonnez, seigneur, si je parle avec tant de liberté ; c'est le seul interêt de votre gloire qui me fait tenir ce langage. Il y a dans vos états assés d'autres partis pour Andrimarte, & que lui même jugera plus convenables. Quelle satisfaction peut-il esperer, en faisant
L'attention avec laquelle Childeric fut écouté, lui fit croire qu'il alloit à l'instant être chargé de parler à Andrimarte ; mais le sage roi qui avoit déja remarqué la passion de Childeric pour Silviane, prit un visage severe, & lui répondit en ces termes :
«Je suis veritablement affligé de reconnoître en vous deux défauts qui causeront votre perte, si vous ne songez à vous en corriger. Le premier c'est ce goût pour la mollesse & pour l'amour ; si les Gaules que je possede ont été ravies aux romains par la valeur de Pharamond, & de Clodion, & si pour les conserver il m'a fallu courir tant de hazards, comment puis-je juger, qu'après moi vous ne les perdrez pas ? l'autre défaut qui me déplait infiniment, c'est que vous employez votre esprit à cacher vos vices sous le voile de la vertu. Pensez-vous
Merovée à ces mots, laisse Childeric sans vouloir l'entendre davantage, & dépêche incontinent à la reine, afin qu'elle envoye un ambassadeur à Semnon, pour avoir son agrément. Semnon à qui la renommée avoit porté tous les exploits d'Andrimarte, remercia la reine de la faveur qu'elle faisoit à Silviane, & lui remettant toute l'autorité qu'il avoit sur elle, il la supplioit d'en disposer comme lui même. Qu'il désiroit seulement de voir Andrimarte, afin de connoître celui à qui Silviane & ses états devoient
La reine ayant reçu cette réponse, en donna incontinent avis à Merovée, qui jugea à propos qu'Andrimarte partît au plus tôt pour se rendre auprès de Semnon. Il part bien tôt après, il arrive, & reçoit du duc tout l'accueil imaginable. Il est proclamé seigneur de la Gaule armorique après lui, & reconnu pour tel par tous les ordres de cet état.
Quelque temps auparavant, Clidaman étoit arrivé à l'armée ; il avoit vû Andrimarte, il avoit été témoin, ou plus tôt compagnon de ses exploits. Il felicita le chevalier sur cette alliance, aussi bien que tous les seigneurs francs. Le seul Childeric en fut mécontent, quoiqu'il dissimulât le mieux qu'il pouvoit. Et lorsqu'on ouvrit en sa presence le choix de Semnon, il le blâmoit d'injustice, & d'imprudence. Et même un jour qu'il put parler à Silviane : «Est-il possible, lui dit-il, que vous ayez résolu de vous donner à Andrimarte ? Hé, seigneur, lui répondit-elle, ne vaut-il pas beaucoup plus que moi ? Vous vous connoissez bien peu, repartit Childeric ! Si je vaux quelque chose, ajouta-t'elle en souriant, je l'enrichirai bien tôt, car je me donnerai entierement à lui :
Silviane offensée de ce discours : «Seigneur, lui répondit-elle, si vous tenez ce langage pour me fâcher, ce n'est pas avec fondement, puisque je n'ai jamais eu d'autre volonté que de vous honorer. Si c'est pour offenser Andrimarte, j'ignore comment vous en avez le courage, puisqu'outre les grands services qu'il vous a déja rendus, il ne parle que de l'ambition qu'il a d'employer le reste de sa vie à étendre vos états. Ma belle fille, répondit le jeune prince, je n'ai d'autre vue que de vous conserver ; & je vous perds si vous ne quittez Andrimarte. Ah ! si vous sçaviez quel bonheur je vous destine... Seigneur, interrompit Silviane, nul avantage quelque brillant qu'il soit, ne me fera manquer à l'affection que j'ai promise à Andrimarte. J'ai l'agrément du roi & de la reine, & le consentement de Semnon. Allez, Silviane, ajouta le prince, souvenez-vous, puisque vous estimez si peu mon amour, que je suis Childeric, & que je vous ferai connoître un jour, combien vous êtes maintenant insensée de le mépriser :» A ces mots il s'éloigna
Cependant Semnon, après avoir gardé quelque temps Andrimarte, lui permit de s'en retourner, à condition qu'il lui ameneroit Silviane dès que leur mariage seroit accompli, & qu'il demeureroit dans ses états pour les gouverner. Merovée le traita dès lors comme duc de la Gaule armorique : il étoit ravi qu'une personne qui lui étoit aussi attachée commandât à un peuple si voisin, & si puissant. Il commanda à Childeric de le traiter non comme son vassal, mais comme un voisin qui pourroît lui être d'une grande utilité. Pour Silviane, elle ne put retenir ses transports, quand elle revit son cher Andrimarte ; & quoiqu'elle ne voulût lui rien cacher, elle ne crut pas devoir lui faire part de son entretien avec Childeric ; seulement pour éviter sa tyrannie, elle résolut de se retirer au plus tôt dans les états de Semnon.
Huit jours après, les ceremonies du mariage se firent avec l'applaudissement de tous les ordres, & avec tant de satisfaction pour Andrimarte & Silviane, que jamais on ne vit deux amans si transportés de joye. Mais comme si le ciel avoit seulement attendu que ce mariage fût accompli, pour répandre le trouble & la tristesse dans tous les esprits, Merovée tomba malade peu de jours après,
Childeric fut incontinent élevé sur le pavois. Silviane se rappellant alors les discours qu'il lui avoit tenus, pressa son cher époux de se retirer promptement dans la Gaule armorique, pour éviter le ressentiment de Childeric, & satisfaire à ce qu'il avoit promis à Semnon. Mais Andrimarte ignorant les derniers propos que Childeric avoit tenus à Silviane, & se croyant obligé de servir le jeune roi à son avenement à la couronne, ne voulut point suivre le conseil de Silviane ; & sans le rejetter entierement, il differoit sous prétexte que les choses nécessaires pour leur voyage se préparoient. Cependant il demeuroit auprès de la personne du roi, & lui rendoit plus de soins qu'aucun autre courtisan. Mais Childeric qui conservoit dans son cœur le ressentiment de l'outrage qu'il prétendoit en avoir reçu, n'attendoit pour executer le dessein qu'il avoit formé, que la fin des ceremonies & des réjouissances de son couronnement. Alors Silviane, & le genereux Andrimarte apprirent que Semnon étoit mort, & que tous leurs vassaux & sujets les supplioient de se rendre dans leurs états. Silviane & son époux le pleurerent également ; mais lorsque leurs larmes commençoient à se secher, le ciel leur en suscita
Déja Childeric croyoit la couronne bien affermie sur sa tête, & déja il commençoit à vivre d'une maniere si licentieuse, que l'on avoit perdu l'esperance que la vertu du pere avoit fait concevoir du fils. Le peuple se plaignoit, les grands murmuroient, & les plus zelés soupiroient. Enfin après avoir quelque temps supporté ce joug tyranique, les grands s'assemblerent à Provins, puis à Beauvais, où ils déclarerent Childeric indigne de porter la couronne, & élurent Gillon, quoique romain, qui depuis long temps s'étoit attaché à Merovée, & lui avoit donné la ville de Soissons dont il étoit gouverneur.
Dans le temps que Gillon se préparoit secretement pour armer, Childeric résolut d'enlever Silviane, non pour l'épouser, puisqu'elle étoit mariée, mais pour lui faire violence, comme il en avoit déja usé à l'égard de quelques autres, depuis la mort de Merovée. Ses flateurs lui avoient persuadé que tout étoit permis aux rois, que les rois ne sont point obligés à se conformer aux loix qu'ils ne font que pour leurs sujets ; & qu'étant maîtres de la vie de leurs vassaux, ils pouvoient également disposer de tout ce qui leur appartient.
La reine Methine s'étoit retirée dans la ville des Rhemois, pour s'épargner la vue
La sage Silviane après avoir entendu Andrimarte, comme elle avoit l'esprit pénétrant, lui répondit avec un profond soupir : «Ce voyage ne m'annonce rien que de sinistre ; dieu veuille que je me trompe. Vous devez vous souvenir que Childeric m'a aimée : il m'a tenu des discours que je n'ai point voulu vous rendre, & dispensez moi de vous les redire ; il suffit que vous sçachiez
A ces mots, Silviane embrasse Andrimarte, & l'arrose de ses larmes : Andrimarte en fut ému, & après s'être tû quelque temps, il répondit : «Vos pleurs me touchent, vos réflexions me paroissent justes, & si j'avois pû les faire, j'aurois éludé la commission ; mais comment reculer maintenant, sans rompre avec lui ? Voici donc ce que nous pouvons faire. J'irai & je reviendrai avec la plus grande diligence qu'il me sera possible ; cependant vous vous retirerez secretement chés Andrenic notre ancien & fidele serviteur. Si Childeric a quelque dessein, il viendra, ou il envoyera ici, & par là vous connoîtrez sa mauvaise volonté ; sinon, je serai ravi que nous n'ayions point fait d'éclat.
Le lendemain Andrimarte fit part à Andrenic de ce qu'il avoit résolu avec Silviane, & lui commanda de tenir l'affaire secrete. Andrenic étoit un vieux serviteur qui avoit eu soin de sa jeunesse, & dont la fidelité lui étoit connue. Sa maison étoit près de celle d'Andrimarte. Dès qu'Andrimarte fut parti, Silviane, sans en rien dire à ses filles, se retira dans la maison d'Andrenic, feignant de vouloir demeurer seule dans son cabinet ; & commandant que si on venoit la visiter, on dît qu'elle étoit indisposée. Elle se renferma seule avec la femme d'Andrenic, où elle demeura en des allarmes continuelles ; car elle avoit toujours un secret pressentiment qu'elle ne reverroit point son cher époux, qu'il ne lui fût arrivé quelque malheur. Uniquement occupée de ses frayeurs, elle demanda à la femme d'Andrenic quel parti elles prendroient, si Childeric ne la trouvoit point chés elle, & que sa mauvaise fortune le fît venir où elle étoit. Elles chercherent d'abord un lieu où se cacher ; car elles sentoient bien qu'il étoit impossible de résister au roi ; mais la maison étant trop petite pour leur dessein, Silviane se prépara à recourir au dernier remede, qui étoit de se donner la mort. La femme d'Andrenic qui
O ma mere, s'écria Silviane, que celle qui vous a donné le jour soit à jamais heureuse ! Votre prudence me conserve aujourd'hui à mon cher Andrimarte. Ne perdons pas de temps, j'ai je ne sçai quel pressentiment que nous n'en avons pas de reste.» Incontinent la femme d'Andrenic va chercher les habits, & la belle Silviane se les accommode ; après quoi elle ceint l'épée, en disant : «Je ne crains plus la violence de Childeric, parce que je sçaurai me servir de cette épée contre lui, & si je suis trop foible, contre moi même. Mais, ajouta-t'elle, il me faudroit encore des bottes, & des éperons, si le tyran vient ici, il n'y a pas d'apparence que je m'y arrête. Je vous le conseille, dit la femme d'Andrenic, puisque vous en avez le courage ; je vous accompagnerai ; il y a ici deux chevaux que
Elle part à l'instant ; & Silviane demeurée seule ne pouvoit assés remercier le ciel de l'expedient qu'il lui avoit suggeré. Mais en ce moment il lui vint une pensée qui la jetta dans un extrême abbattement. «Le tyran, disoit-elle, n'envoyera-t'il point sur les chemins pour se défaire d'Andrimarte ?» Et la femme d'Andrenic arrivant au même temps ; «Ah ! ma mere, lui dit-elle, c'est fait de moi, si vous ne me secourez ; je crains pour la vie de mon époux. Madame, lui répondit-elle, laissez-moi m'habiller promptement, afin que je puisse vous suivre : il me semble que j'ai entendu quelque bruit dans la rue.» A peine elles étoient habillées que l'homme affidé qu'Andrimarte avoit laissé, vint leur dire tout effrayé que le roi étoit entré dans la maison d'Andrimarte, & qu'il cherchoit Silviane, menaçant Andrenic & toute la maison de leur faire un mauvais parti, s'il ne lui découvroient où elle étoit.
Alors Silviane se décoeffant : «Mon ami, lui dit-elle, coupe ces cheveux, & dépêche toi.» Et cet homme faisant quelque difficulté ; «dépêche-toi, ajouta-t'elle, si cet artifice ne me sauve de la violence du tyran, ma mort me signalera bien davantage.» Tandis qu'il coupoit les cheveux de
Mais la femme d'Andrenic & Silviane lui commanderent de retourner à la ville, pour sçavoir ce qui se seroit passé. Il entra dans la ville au même temps que l'on vouloit en fermer les portes, laissant ces deux dames si étonnées de se voir seules en un lieu écarté, qu'elles trembloient de frayeur. Cependant l'extrême affection de Silviane pour Andrimarte lui faisoit rappeller le peril qu'elle avoit craint pour lui à son retour, & si elle avoit sçu le chemin, elle seroit partie sur le champ. La femme d'Andrenic jugea bien qu'il étoit nécessaire de lui donner avis de ce qui se passoit, mais il falloit attendre le
Alors ce jeune homme prenant la route que son maître l'avoit assuré qu'il tiendroit à son retour, il vint droit à Gandela ; & parce qu'il étoit tard, & qu'il craignoit que Silviane ne fût fatiguée, il résolut de s'arrêter à Claye. Cependant il leur raconta ce qu'il avoit appris : «C'est un miracle, dit-il, que vous ayiez échappé au tyran ; on alloit fermer les portes de la ville, quand je suis arrivé ; j'ai gagné enfin votre maison au travers d'une foule d'hommes armés. On entendoit de grands cris dans nos deux maisons ; & plusieurs disoient que Childeric cherchoit Silviane pour la deshonorer ; que c'étoit pour en venir à bout qu'il avoit envoyé Andrimarte vers la bonne reine Methine,
Mais, madame, nous étions bien embarrassés, parce que Childeric sçachant qu'Andrimarte étoit parti, il prit avec lui
Ensuite nous faisant tous appeller, il nous tendit la main à tous, quoiqu'avec peine, & nous commanda d'obéir à Lindamor comme à sa propre personne, & sur tout de vous servir, madame, & la nymphe Galatée avec toute la fidelité dont nous sommes capables. Il sembloit qu'il voulût encore parler ; mais
Childeric qui comptoit beaucoup sur la valeur de Lindamor, & sur les conseils de Guyemans, les envoya chercher. Ils vinrent tous deux ; Lindamor tout blessé qu'il étoit vouloit qu'on donnât sur les rebelles, & conseilloit à Childeric de mourir en roi. Guyemans au contraire lui representa qu'il falloit temporiser ; «car, disoit-il, quelle force avons nous pour les faire rentrer dans le devoir, ou même pour nous garentir de leurs outrages ? Je vous conseille donc, seigneur, ajouta-t'il, de ceder à la nécessité, & de vous retirer en Thuringe auprès de Basin. Il est votre parent, & votre ami ; il vous rendra tous les devoirs d'hospitalité qui sont dus à un si grand prince affligé. Et cependant, j'en atteste les dieux Penates, je travaillerai à vous ramener l'esprit du peuple, & j'y réussirai, si vous daignez suivre mes conseils.»
A peine il avoit fini, lorsqu'on entendit un trompette, qui après avoir sonné trois fois, dit à haute voix ces paroles : (LES DRUIDES, PRINCES, ET CHEVALIERS DES FRANCS, ET DES GAULOIS, ASSEMBLÉS ET UNIS, DECLARENT GILLON, ROI DES FRANCS, ET CHILDERIC TYRAN, ET INCAPABLE DE PORTER LA COURONNE DE SES AYEUX.) Au même temps Guyemans qui étoit accouru, & Childeric même, virent porter Gillon sur le pavois avec de si grandes acclamations, que Childeric connut bien que Guyemans avoit raison. Et craignant d'être trahi par les siens, il se retira avec lui, & le quitta bien tôt, emportant la moitié d'une piece d'or pour signal qu'il pourroit revenir, lorsque Guyemans lui envoyeroit l'autre moitié.
Il changea d'habits en même temps, & pria Lindamor de l'accompagner avec ses chevaliers Segusiens, jusqu'à ce qu'il fût hors des mains de ce peuple mutiné. Lindamor y consentit, & Guyemans se chargea de faire au prince Clidaman des funerailles dignes de sa naissance. La nuit étant venue, le roi sortit bien accompagné de nos chevaliers, & fut conduit jusqu'aux frontieres de la Thuringe. Lindamor fut obligé de s'arrêter à son retour en la ville des Rhemois, où la reine Methine prit de lui un soin tout particulier.
Là nous apprîmes que le genereux Andrimarte ayant rencontré la belle Silviane, prit incontinent la résolution de se venger. Mais averti le même jour de la punition que Childeric en avoit reçue, il ne pensa plus qu'à se retirer en ses états. D'un autre côté Lindamor ne croyant pas à propos que vous fussiez plus long temps sans être informée de ces nouvelles, m'a commandé de vous les apporter, toutes fâcheuses qu'elles sont ; & craignant que cela n'importât à votre service, je n'ai pas voulu manquer aux ordres que j'ai reçus.
Galatée entendant que son frere étoit mort, ne put retenir ses larmes ; cependant Amasis demanda au chevalier si Lindamor ne reviendroit pas bien tôt. Il lui répondit que Lindamor attendroit sa parfaite guerison. En même temps Amasis fit retirer le chevalier, lui ordonnant de ne rien dire des nouvelles qu'il avoit apportées, & prit Adamas à part : «Mon pere, lui dit-elle, vous avez entendu ce que je sçavois déja. J'ai vivement ressenti la perte de mon fils ; mais la necessité de mes affaires m'a contraint de dissimuler ma douleur ; il faut ma fille, que vous en fassiez autant, si Polemas est instruit de notre perte avant que nous ayions mis ordre à nos affaires, nous avons tout à craindre de sa perfidie. Son dessein, je n'en puis douter, après les lettres que j'ai vues
J'en suis convaincu, répondit le druide, (& c'est pour ce sujet qu'il fit venir il y a quelque temps ce faux druide.) C'est pourquoi, madame, il faudroit renvoyer ce chevalier en diligence vers Lindamor pour hâter son départ, & celui des vaillans chevaliers qui lui restent. Cependant, retirez vous à Marcilli, je vous y envoyerai le plus de chevaliers & de soldats que je pourrai, je m'y rendrai moi même en deux jours, & s'il est possible, j'y ferai porter Damon, ne le croyant guere assuré ici contre la violence de Polemas. Ma fille, dit Amasis en s'adressant à Galatée, je suis d'avis que ce soir même vous veniez à Marcilli, & que nous emmenions Daphnide & Alcidon avec leur suite. Nous les prierons de quitter des habits si peu convenables à leur condition ; & sans leur en dire le motif, nous nous prévaudrons de leurs secours, si nous en avons besoin : dès demain j'envoyerai une litiere pour Madonte & Damon. Mais à propos du faux druide, ajouta-t'elle, il faut, mon pere, que vous sçachiez qu'il est revenu. Ah ! madame, dit Adamas, si l'on pouvoit s'en saisir, vous sçauriez par lui les desseins de Polemas.
Incontinent Amasis se fit apporter du papier, & écrivit à Lindamor de venir la trouver avec le plus de diligence qu'il pourroit, pour une affaire de la derniere importance, & qu'il sçauroit par le porteur. Et faisant appeller le chevalier, elle le chargea de sa lettre pour Lindamor, avec ordre de lui dire qu'elle connoîtroit par sa diligence la grandeur de son affection, & de l'informer des mauvais desseins de Polemas dont elle lui fit part à l'instant. «Dites-lui, ajouta Galatée, que s'il est toujours de nos amis, il sera bien tôt ici.»
Le chevalier part aussi tôt, feignant d'aller à Marcilli, & les nymphes sortent avec Adamas. Amasis & Galatée supplient Daphnide & Alcidon de venir avec leur suite passer
La nuit qui s'approchoit, contraignit la nymphe de partir avec cette compagnie, & le lendemain elle envoya de si bonne heure une litiere à Damon, qu'il arriva avant dix heures à Marcilli avec Adamas, Madonte, & Leonide. Adamas, pour ne pas manquer à ce que Galatée désiroit, envoya dès le soir même vers Leonide, afin qu'elle se trouvât le lendemain de bonne heure auprès de lui ; & comme il s'agissoit d'aller à Marcilli, il lui écrivit qu'il ne falloit point amener Alexis, de peur qu'elle ne fut reconnue, & qu'elles cherchassent quelque excuse de cette séparation qui ne dureroit que deux ou trois jours.
Il étoit presque nuit, lorsque Leonide reçut la lettre d'Adamas. Elle étoit Alors chés Diane avec Alexis, Astrée, & Daphné. La nymphe fit voir la lettre à Alexis ; celle-ci trouva d'abord étrange de demeurer seule en ce lieu, où si elle venoit à être reconnue,
Dès que l'aurore parut, Leonide laissa Phylis au lit avec Astrée, parce que Diane depuis le départ de Madonte, n'étoit point sortie de sa cabane, & prit congé de ces belles bergeres, leur promettant de revenir bien tôt chercher Alexis. Puis s'approchant de celle-ci : «Souvenez-vous, lui dit-elle à l'oreille, de ne point perdre les occasions.» Alexis lui répondit par un soupir. Ainsi Leonide alla trouver Adamas, puis s'achemina avec le grand druide vers Marcilli, laissant Alexis dans la plus heureuse situation du monde, si elle avoit sçu s'en prévaloir.
Fin de la troisiéme partie.
APPROBATION.
Lu par l'ordre de Monseigneur le Garde des Sceaux, ce 22. Fevrier 1732. DANCHET.
PRIVILEGE DU ROY.
Louis par la grace de Dieu, Roy de France & de Navarre : A nos amez & feaux Conseillers, les Gens tenans nos Cours de Parlement, Maistres des Requestes ordinaires de notre Hôtel, Grand-Conseil, Prevost de Paris, Baillifs, Sénéchaux, leurs Lieutenans Civils, & autres nos Justiciers qu'il appartiendra, SALUT. Notre bien amé PIERRE WITTE, Libraire à Paris, Nous ayant fait remontrer qu'il souhaiteroit faire imprimer & donner au Public un ouvrage qui a pour titre, l'Astrée du sieur d'urfé, Pastorale allegorique, avec des éclaircissemens, nouvelle édition, ou, en corrigeant le langage, & réduisant les conversations, on a conservé tout le fond & les Episodes de l'original, s'il Nous plaisoit lui accorder nos Lettres de Privilége sur ce nécessaires, offrant pour cet effet de le faire imprimer en bon papier & beaux caracteres, suivant la feuille imprimée, & attachée pour modele sous le contrescel des presentes. A ces Causes, voulant traiter favorablement ledit Exposant ; Nous lui avons permis & permettons par ces presentes de faire imprimer ledit ouvrage ci-dessus specifié en un ou plusieurs volumes, conjointement ou separément, & autant de fois que bon lui semblera, sur papier & caracteres conforme
CHUPPIN.
Registré sur le Registre VIII. de la Chambre Royale des Libraires & Imprimeurs de Paris, N°. 217. fol. 209. conformément aux anciens Reglemens, confirmez par celui du 28. Fevrier 1723. A Paris le 9. Août 1731.
P. A. LE MERCIER, Syndic.
L'ASTRÉE
DE
M. D'URFÉ.
PASTORALE ALLEGORIQUE.
QUATRIÈME PARTIE.
LIVRE PREMIER.
Depuis que Galatée cedant à son extrême jalousie avoit éloigné de sa présence la nymphe Leonide, elle avoit desiré plusieurs fois de la revoir. Elle se rappelloit avec plaisir sa fidelité ; & les témoignages de Sylvie la persuaderent enfin que Leonide n'étoit point coupable de l'évasion du berger Celadon. Mais ce qui contribua davantage à lui faire oublier tout ressentiment contre la nymphe, ce
Mais Lindamor étant éloigné d'elle, elle mouroit d'impatience d'avoir une personne à qui elle pût ouvrir son cœur ; & lorsqu'elle jettoit les yeux sur ceux qui étoient autour d'elle, elle ne sçavoit à qui confier un secret aussi important. Sylvie avoit plus de sagesse & de prudence que son âge ne sembloit le comporter, mais elle lui paroissoit trop jeune. C'est pourquoi elle cherchoit en elle même quelque pretexte pour rappeller Leonide, dont elle avoit tant de fois éprouvé le zele & la fidelité, excepté seulement par rapport à Celadon, que ses nouvelles inquietudes lui avoient presqu'entierement fait oublier. Ainsi lorsqu'elle entendit que l'artificieux Climante étoit revenu, & qu'Amasis & le sage Adamas desiroient sçavoir si c'étoit le même qui l'avoit déja trompée, elle dit que Leonide le reconnoitroit mieux que personne ; elle sçavoit bien pourtant qu'il n'étoit pas moins connu de Sylvie. Elle
Lorsque Leonide arriva chés Adamas, elle les trouva tous prêts à partir, quoiqu'il fût encore très matin. Adamas, qui n'ignoroit pas combien la diligence est nécessaire dans les affaires importantes, avoit donné dès la pointe du jour les ordres convenables pour faire conduire Madonte & Damon à Marcilli, où il les accompagna avec Leonide. Ils étoient escortés par des gens d'armes qu'Amasis leur avoit envoyés sous pretexte de leur faire honneur, mais en effet de peur qu'ils ne fussent insultés en chemin.
Sylvie & la plupart de ses compagnes informées que Leonide revenoit, vinrent
Cependant Amasis & Galatée rendirent à Damon & à Madonte toute sorte d'honneurs ; soit à cause de leur mérite, ou pour engager Damon à les servir dans les troubles qu'elles prévoyoient. Damon fut incontinent mis au lit, & les chirurgiens ayant visité ses blessures, jugerent qu'il seroit entierement gueri dans peu de jours. Il est vrai que Madonte ne le quittoit point, & que par les marques de tendresse qu'elle lui donnoit, elle hâta sa guerison. Comme elle vit qu'elle seroit obligée à
La nuit étant venue, & Galatée s'étant retirée, elle appella Leonide à qui elle avoit ordonné de coucher dans sa chambre ; & lui fit prendre une bougie. Elle regarda quelque temps la nymphe sans lui parler ; puis rompant le silence : «Hé bien, Leonide, lui dit-elle d'un air gracieux, êtes-vous toujours irritée contre moi ? Contre vous, madame, repondit Leonide, en lui baisant la main ? Je vous supplie très-humblement de croire que jamais Leonide ne s'oubliera jusqu'au point de manquer à ce qu'elle vous doit ; mais, madame, ajouta-t'elle avec un petit souris, oserois-je vous faire la même demande ? Vous le pouvez, repartit la nymphe ; mais faisons ici une confession entiere, afin de n'avoir jamais occasion de nous rien reprocher. Vous avez été irritée contre moi ; je l'ai été contre vous, & cela par jalousie : & vous Leonide, par quelle raison ? Si vous voulez, madame, repliqua-t'elle, que je l'aye été, il faut que ce soit pour cette même jalousie. Comment, reprit Galatée, vous étiez jalouse
Ne parlons plus de ce qui vous touche, ajouta Galatée : je suis détrompée entierement, & si j'avois pû vous rappeller plus tôt, sans faire soupçonner le sujet de notre brouillerie, je n'y aurois pas manqué ; mais je vous jure, Leonide, que je n'ai pas discontinué de vous aimer plus que vos compagnes. Cependant avouez la verité, vous favorisâtes l'évasion de Celadon, quoique vous me sçussiez prévenue en sa faveur. Et n'aviez-vous pas tort de vous opposer ainsi à mes volontés ? Confessez-le seulement ; Leonide, car je n'y songe plus maintenant.
Ah ! Leonide, repliqua la nymphe, je m'en souviens, mais le temps m'en a plus appris que je n'eusse pû en sçavoir alors. Amasis étoit aussi prévenue que moi ; mais ses fausses prédictions par rapport à Clidaman l'ont entierement desabusée, ensorte qu'elle le hait maintenant, autant que nous le haissons l'une & l'autre. J'espere que nous en serons bientôt vengées ; car sçachez qu'il reparoit depuis quelques jours, & que j'ai saisi ce pretexte pour vous rappeller. Comment, s'écria Leonide transportée de joye, l'imposteur est revenu ? Oui, Leonide ; & de plus, il est le conseil du traître Polemas. Madame, ajouta Leonide, me permettrez-vous de vous demander ce qu'ils ont fait de nouveau ? Vous serez étonnée de leur perfidie, répondit Galatée ; car je veux bien vous confier un secret de la derniere importance & dont Adamas est seul instruit.
Vous sçavez, Leonide, que ma mere alla aussi à Savignieu pour sçavoir de
Amasis mande à Lindamor de venir le plus promptement qu'il pourra ; je suis assurée qu'il fera toute la diligence possible ; mais son éloignement nous donne de mortelles allarmes. Polemas a presque toutes nos troupes à sa devotion ; il a abusé du pouvoir qu'Amasis lui a confié, pour les corrompre. Or, continua Galatée, le traître ignorant la mort de mon frere, va temporisant ; il a néanmoins
A ces mots Galatée ne put retenir ses larmes, non plus que Leonide. Enfin, après avoir essuyé ses yeux, Leonide répondit de la sorte : «Madame, cette trahison est si noire, & si mêlée d'ingratitude, que le ciel n'en permettra jamais l'execution. Les dieux sont trop justes pour favoriser un pareil complot ; ils vous envoyeront en cette nécessité du secours, d'où peut-être vous en attendez le moins. Prenez, madame, une confiance legitime, & soyez persuadée qu'ils ne vous abandonneront point.
Mais quel service exigez-vous de moi, madame ? Il faut, dit la nymphe, que vous alliez reconnoître l'imposteur ; & si c'est Climante, comme je le crois, feignez que j'ai une passion extrême de l'entretenir sur une affaire importante, & tâchez de le faire venir ici. S'il y vient une fois, nous en serons maîtres. Si vous ne le pouvez pas (car les méchans sont toujours dans la défiance) prenez avec lui un jour où je puisse le trouver : vous sçavez que certains jours il se tient caché. Si on y alloit avec main forte, & qu'il n'y fût pas, on le manqueroit & peut-être pour toujours.»
Après quelques discours semblables, Galatée vouloit que Leonide allât se reposer ; «mais la rappellant tout à coup : encore faut-il, lui dit-elle, que je sçache des nouvelles de vos bergeres du Lignon, & quels ont été vos amusemens, tandis que vous avez été éloignée de la cour. Madame, répondit Leonide, je n'ai jamais rien vû de plus beau, ni de plus aimable, & qui pourroit s'ennuyer avec elles seroit bien de mauvais goût. Figurez-vous, madame, que l'âge d'or dont on nous fait de si agréables descriptions, avoit moins de charmes & moins de douceurs. A la maniere dont vous en parlez, ajouta la nymphe, vous m'inspireriez
Tels furent les premiers discours que Galatée tint à Leonide. Celle-ci crut remarquer que la nymphe n'étoit pas si bien guerie de son amour, qu'elle vouloit le faire croire. C'est pour cela qu'elle resolut de ne lui rien dire du berger, elle n'ignoroit pas qu'une flamme mal éteinte se rallume aisément. Et pour ne point manquer à l'ordre qu'elle avoit reçû, après en avoir conferé avec Adamas qui lui donna ses instructions, elle prit Sylvie avec elle le plus tôt qu'elle put, & se rendit au lieu où étoit Climante.
Elles douterent d'abord que ce fût lui ; tout avoir pris une forme differente : au lieu du temple couvert de rameaux & de feuillages, elles en trouverent un plus solide. Il y avoit plusieurs jours non seulement pour éclairer l'autel qui étoit à l'une des extrêmités, mais encore afin que l'on vît plus aisement l'interieur de ce temple. Les portes en étoient fermées. Les nymphes monterent les degrés qui menoient au vestibule, & de là elles virent par les fenêtres qui étoient aux deux côtés de la porte un autel à l'extrêmité du temple, & sur un petit marchepié un homme en oraison. Elles ne pûrent d'abord le reconnoître,
Leonide & Sylvie s'étant rassurées, le suivirent jusqu'au pié de l'autel, où à l'imitation de l'imposteur elles se mirent à genoux. Elles ne se leverent, que lorsque s'étant levé lui-même, il leur dit : «Leonide & vous Sylvie, la deité que je sers approuve que vous soyez venues dans son saint temple. En m'avertissant que vous y veniez elle m'a ordonné de vous laisser entrer, sans vous purifier ni par des parfums, ni par l'eau lustrale. J'en ai été surpris, & c'est pour cela que je lui ai demandé un signe de cette volonté extraordinaire. Le feu du sacrifice que j'avois préparé s'est allumé soudain ; & lorsque vous êtes arrivées, ne pouvant encore me persuader que vous pussiez entrer de la sorte, je l'ai suppliée de vous ouvrir elle-même les portes de son temple : ce qu'elle a fait miraculeusement, comme vous le voyez. Maintenant, ô puissante deité, continua-t'il en se tournant vers l'autel, si tu as agréé que ces
Lorsqu'il profera ses paroles, le feu du sacrifice étoit éteint ; & presqu'en même-temps les portes se refermerent d'elles mêmes. Les nymphes n'ignoroient pas que le faux druide étoit un imposteur ; cependant elles furent saisies d'étonnement, parce qu'elles s'imaginerent que ces prodiges étoient l'effet de quelqu'enchantement. Déja elles se disposoient à sortir, lorsqu'il les retint, en leur remontrant que les portes s'étant fermées par la volonté de la déesse, ce seroit l'offenser que de les ouvrir, avant qu'elle eût marqué le vouloir : qu'elles lui expliquassent donc le motif qui les amenoit, afin qu'elles joignissent leurs prieres aux siennes pour engager la déesse à lui inspirer ce qu'il devoit leur répondre.
Les nymphes effrayées tacherent de se rassurer ; & Leonide lui expliqua en begayant le desir de Galatée ; le suppliant s'il vouloit bien se rendre auprès d'elle de ne pas differer, parce qu'elle avoit des affaires de la derniere importance à lui communiquer. Alors Climante prenant un visage severe : «Sages nymphes, dit-il, nous ne pouvons pas disposer de nous-mêmes, comme le reste des hommes ;
A ces mots, prenant quelques feuilles de chêne, il en fit des chapeaux en forme de guirlande, qu'il leur mit sur la tête, & rallumant le feu sur l'autel, il y jetta du gui, de la verveine & de la sabine, puis se remettant à genoux, il fit quelques prieres à voix basse. Et lorsqu'il vit qu'il en étoit temps : «O grande & redoutable déesse, s'écria-t'il s'étant relevé, & tenant le coin de l'autel,» «Si les prieres & les supplications de ces nymphes te sont agréables, ouvre-leur les portes de ta sainte demeure, afin qu'après t'y avoir adorée, elles puissent se retirer comblées de satisfaction !» Les nymphes observerent Climante, & ne remarquerent aucun mouvement qui pût leur faire soupçonner l'artifice ; il leur sembla que les portes s'ouvroient d'elles-mêmes.
Alors l'imposteur prit les nymphes par
Galatée n'étoit pas levée, lorsque Sylvie & Leonide arriverent. La frayeur étoit encore peinte sur leur visage, & la nymphe en fut allarmée. Mais lorsqu'elles lui eurent raconté ce qu'elles avoient vû, elle ne put s'empêcher d'en rire. «Je vous assure, madame, ajouta Sylvie, que je ne suis point trop susceptible de frayeur, mais ces portes, je l'avoue, ne se sont ni ouvertes, ni refermées d'elles mêmes, que mes cheveux ne se soient herissés : & je croi que tout autre à ma place n'eût
Mais, reprit Galatée, quand a-t'il promis de venir ? Comment, madame, promettre de venir, répondit Sylvie ! Il ne marche pas ainsi sans la permission des dieux. Il veut, dit-il, consulter son oracle, & dans cinq jours, si nous allons le trouver, il nous fera entendre sa réponse. Pour moi j'apprehende déja de retourner vers un homme qui a des legions d'esprits à ses ordres.»
Après quelques discours semblables que Galatée ne pouvoit entendre sans rire, elle leur défendit de ne parler qu'au seul Adamas de ce qu'elles avoient vu : mais qu'elles pouvoient bien publier les merveilles dont elles avoient été témoins, & la sainteté du druide ; «car ajoutoit la nymphe, il a sans doute ici des émissaires,
D'un autre côté, Climante passa le reste du jour en ses feintes dévotions, de peur d'être surpris dans quelque action qui démentît sa prétendue sainteté. Mais lorsque la nuit fut venue, il ferma bien son temple, & prenant d'autres habits, il entra dans les bois qu'il connoissoit fort, & se rendit auprès de Polemas pour l'informer de ce qui s'étoit passé, & déterminer avec lui le parti qu'il prendroit par rapport à Galatée. Polemas fut ravi que la nymphe desirât encore de parler à Climante ; il craignoit que la nymphe n'eût reconnu ses artifices ; mais cette nouvelle le rassura. «Je suis persuadé, ajouta Climante, que les hommes les plus rusés eussent été également deçus ; car si jamais dessein fut conduit avec prudence, il faut avouer que c'est le nôtre. Pour moi, malgré l'idée que vous avez eue, je n'ai pû me persuader qu'elles ayent soupçonné le moindre artifice. Mais si le premier les a trompées, soyez assuré qu'elles seront encore moins dans la défiance par rapport au second.»
Cependant on vint avertir Polemas
A ces nouvelles, Polemas fut transporté de joye. Après avoir remercié Meronte de sa fidelité & de son zele, il le conjura de les lui continuer, & l'assura qu'il le recompenseroit en temps & lieu, & que dans l'occasion il auroit recours à lui comme à la personne du monde en qui il avoit le plus de confiance. En même temps lui donnant une somme considerable : «Recevez, lui dit-il, ce témoignage de ma bonne volonté, peut-être qu'un jour je pourrai vous marquer autrement ma reconnoissance. Mais, ajouta-t'il, n'y a-t'il rien de nouveau à la cour ? Seigneur, répondit le jeune homme, on ne parle que de la sainteté d'un druide qui s'est retiré près de Montbrison, & qui obtient des dieux tout ce qu'il leur demande. Et, ce qui l'a plus mis en répuation, c'est le voyage que Leonide fit hier vers lui. Elle en rapporte tant de merveilles, qu'elle ravit en admiration tous ceux qui l'entendent. Mais, interrompit Polemas, qu'y a-t'elle particulierement remarqué ? Seigneur, continua le messager, elle dit que les portes du temple s'ouvrent & se ferment d'elles même à la voix du saint homme ; pour moi, comme vous sçavez, je vais rarement au chateau, & je ne sçai rien que par autrui : ce qu'il y a de vrai, c'est que l'on en raconte de grandes merveilles.»
En même temps, Polemas revient trouver Climante ; celui-ci ayant entendu le messager, ne pouvoit s'empêcher de rire de l'opinion que l'on avoit conçue de lui. «Mais, disoit Polemas, apprenez-moi comment ce feu allumé sur l'autel peut ouvrir & fermer les portes qui en sont si éloignées ; quoique vous me l'ayez dit plusieurs fois, je vous avoue que je ne conçois pas que cela puisse s'executer si aisément. Figurez-vous, répondit Climante, ce petit temple long de trente piés ou environ, & large de douze ou treize. La base a dix piés de hauteur, en sorte que pour entrer dans ce temple, il faut monter douze marches. C'est dans cette base que sont placées les machines dont j'avois besoin. Les portes sont legeres ; elles portent sur deux pivots qui descendent jusqu'au bas : l'autel qui est à l'autre extrêmité est creux, mais joint de maniere que l'air même n'y sçauroit entrer. J'ai placé au dessous une grande peau de bouc, dont le col entre avec un
Enverite, s'écria Polemas, il n'y a que Climante au monde qui eût pû imaginer
Mais, reprit Polemas, au moins conviendrez vous qu'Adamas est pour nous un puissant ennemi, & que nous trouverons de grands obstacles dans l'autorité d'Amasis, & dans la prévention de Galatée sur tout ; elle a des desseins bien contraires aux miens. Qu'en sçavez-vous, repartit Climante ? N'est-il pas vrai qu'elle vous a aimé ? Je l'avoue, répondit Polemas ; mais je ne sçai comment Lindamor me l'a ravie. Souvenez-vous,
En même temps ils délibererent s'il feroit venir Galatée, ou s'il iroit la trouver. Ils conclurent enfin à ce dernier parti, parce
Mais Polemas qui avoit un esprit vif & solide ne comptoit pas tellement sur l'artifice de Climante, qu'il ne se preparât à faire réussir ses desseins par la force, si la ruse de Climante devenoit inutile. Outre qu'il avoit gagné tous les gens de guerre, il s'étoit rendu maître de toutes les places fortes, & de tous les passages, & cela si secretement, que personne ne l'avoit remarqué. Il avoit encore menagé des intelligences avec tous les princes voisins, & s'étoit assuré de leurs secours. A ces précautions, il avoit ajouté celle de faire un grand amas de toutes sortes d'armes & de munitions. Et parce qu'il n'avoit pas le temps de se livrer aux détails, il se reposa de ce soin sur quatre personnes qu'il avoit sçu interesser à sa fortune. C'étoit Peledonte
Dès que Climante fut parti, Polemas fit appeller ces quatre hommes qui lui étoient affidés, & leur demanda à chacun sur quoi il pouvoit compter, si dans huit ou dix jours il avoit besoin de troupes. Peledonte lui promit deux mille cinq cens hommes de cheval tous du Forest, & deux mille étrangers, Argonide douze mille tant piquiers qu'arbalêtiers & frondeurs, & de plus six mille étrangers. Ligonias l'assura qu'il avoit pour quatre mois de toute sortes de vivres, & Listandre ajouta que s'il vouloit visiter l'arsenal, il en seroit content. «Or mes amis, leur dit-il, en les embrassant, je me suis reposé sur vous de mes affaires ; j'étois bien persuadé que vous en auriez plus de soin que moi même. Peut être ces préparatifs nous seront-ils inutiles, car il me semble que le ciel veut amener nos desseins à une fin heureuse par les voyes de la douceur ; c'est sans doute la voye la plus convenable, & je le souhaite pour le bien de cet état. Cependant il faut se préparer à tout ; il faut que dans huit jours
Tandis que l'ambitieux Polemas faisoit jouer tous ses ressorts, & que le Forest étoit menacé de troubles affreux, l'amour tourmentoit Celadon, que Leonide avoit laissé sous les habits d'Alexis dans la maison d'Astrée. La bergere, & ses compagnes étoient également trompées par ce déguisement. Lycidas même son frere, & ses meilleurs amis n'en eurent jamais le moindre soupçon ; aussi Phocion ne fit il aucune difficulté de lui donner une chambre commune avec Astrée. Celle ci & sa compagne Phylis, lorsque pour obéir au sage Adamas, Leonide se rendit à Marcilli, firent tout ce qu'elles purent pour se rendormir, parce que l'aurore ne faisoit que de paroître & qu'elles vouloient laisser reposer la feinte Alexis qu'elles croyoient en effet incommodée.
Mais l'amour d'Astrée pour ce berger qu'elle croyoit fille druide, & la resolution qu'elle avoit prise de le suivre dans les antres des carnutes, pour y consacrer le reste
D'un autre côté Phylis n'ignorant pas les inquietudes dont la belle & sage Diane étoit accablée, depuis l'imposture de Laonice, avoit une impatience extrême de rejoindre sa compagne, pour soulager ses ennuis. Elle sçavoit par experience combien la jalousie est un mal insupportable. Mais Celadon n'étoit pas plus tranquille que ces belles bergeres. En se rappellant la défense qu'Astrée lui avoit faite de paroître devant elle, la resolution qu'il avoit prise de lui obéir, les raisons qu'Adamas avoit employées pour l'arracher à la vie solitaire, l'artifice dont Leonide & lui s'étoient servis pour l'amener dans la maison même d'Astrée, & comment enfin ils le contraignoient à demeurer seul auprès d'elle ; ce malheureux berger avoit la tête si embarrassée, qu'il ne sçavoit à quoi se déterminer. Il consideroit qu'il étoit parmi des personnes avec qui il avoit vêcu dans la plus étroite familiarité, ensorte qu'il lui étoit comme impossible de se cacher plus long temps à leurs yeux. Et quoique la vertu d'Adamas parût extrêmement autoriser sa feinte, il sçavoit pourtant que ceux qu'il devoit tromper étoient si éclairés, qu'une seule de ses actions, une seule
Après qu'il eut long temps roulé dans son esprit ces differentes pensées, il prit enfin la resolution de s'éloigner le plus tôt qu'il pourroit, persuadé qu'il étoit impossible qu'il y demeurât davantage, sans être reconnu. Et pour tirer quelque fruit de ce qu'Adamas avoit si bien commencé, il resolut d'employer si bien le temps qu'il resteroit en ce lieu, qu'il n'en perdît pas un instant. Il crut qu'il ne pouvoit mieux faire que d'engager Astrée à l'aimer encore plus, jugeant avec raison que venant ensuite à le reconnoître, elle ne le banniroit pas aisément de sa presence ; & pour la faire insensiblement passer de l'amitié à l'amour, il songea à lui en donner l'exemple, en lui témoignant l'affection la plus ressemblante qu'il pourroit à celle que lui marquoit autrefois Celadon. Mais lorsqu'il voulut en venir à l'execution, il y trouva bien plus de difficulté qu'il ne se l'étoit imaginé. Comment témoigner en effet de l'Amour à cette bergere, sans lui donner une opinion qui s'ajustoit mal avec le titre qu'il avoit pris de vierge druide ?
Dans cette agitation, il ne put retenir ses soupirs. Il fut entendu des bergeres qui n'avoient pu fermer les yeux, & qui pour ne pas interrompre son repos avoient feint de dormir ; mais connoissant qu'il étoit éveillé, Astrée sentit bien qu'une grande
Astrée impatiente entr'ouvre les rideaux. Alexis dont le cœur, malgré la confusion de toutes ses pensées, étoit toujours tourné vers la bergere, s'apperçoit de ce mouvement, & ouvre aussitôt les rideaux de son lit. Alors Astrée lui dit :
A ces mots, elle sort du lit, & met sa robe sur ses épaules ; mais Alexis à qui elle avoit promis de prendre ce jour là les habits de druide, lui dit : «Vous sçavez, ma belle fille, à quoi vous vous êtes engagée ; j'aurai un plaisir extrême à vous voir revêtue de mes habits. Madame, répondit Astrée, que direz-vous de moi, si je commets une pareille faute ; il y auroit en effet trop de hardiesse à une bergere. A une bergere, replique Alexis, cela pourroit être, mais non pas à une bergere telle qu'Astrée, qui a plus de merite qu'aucune druide que je connoisse. Et puisque j'ai été bergere pour l'amour de vous, & que je le serai tant qu'il vous plaira, il est bien juste que pour l'amour de moi vous soyez druide aujourd'hui.» Aussitôt lui tendant les bras : «Si j'étois habillée, continua-t'elle, je vous épargnerois la peine de venir ici ; mais, puisque mon mal me retient au lit, approchez-vous, ma belle fille, afin que je vous aide.»
La bergere s'approche d'Alexis en rougissant, & s'étant laissée aller entre les bras du berger qui s'étoit relevé sur son lit, il la serra avec de si grands transports, que si Phylis qui étoit occupée à s'habiller, les avoit remarqués, elle auroit infailliblement conçu quelque soupçon. Quoiqu'Astrée
Les caresses de Celadon auroient duré plus long temps, sans les reflexions qui s'offrirent à lui. Alors ravi de toutes les beautés qui paroissoient à ses yeux, il auroit souhaité les cent yeux d'Argus, pour les mieux contempler. Il en étoit si occupé, qu'il lui mit trois fois à rebours les manches de sa robe. Astrée qui n'en pénétroit pas la raison, ne pouvoit s'empêcher de sourire ; & chaque fois elle se payoit de sa peine par des caresses dont elle ne se lassoit point, & que la timide Alexis n'osoit presque lui rendre.
Cependant Phylis se hâtoit le plus qu'il lui étoit possible ; & comme elle ne mettoit pas beaucoup d'artifice à sa parure, elle se trouva presqu'habillée avant qu'Alexis eût donné sa robe à la belle Astrée. «Si le reste vous tient aussi long temps, dit elle avec un souris, Astrée pourra avoir fini sa toilette, quand les autres iront se coucher. Hé quoi, ma sœur, répondit Astrée, le temps vous dure-t'il de façon que vous ayez oublié le dessein que nous avons pris de l'employer à divertir
A ces mots Phylis étant sortie : «Ne dites point, reprit Alexis, que je me plaise plus dans la coudraye que par tout ailleurs. Je me plairai toujours où sera la belle Astrée, & tous les lieux où elle ne sera pas, me sembleront desagréables. C'est à moi, repartit la bergere, à tenir ce langage, à moi qui n'ai d'autre satisfaction que d'être auprès de vous, & d'autre desir que d'acquerir l'honneur de vos bonnes graces. Ne souhaitez point, dit Alexis, ce que vous possedez absolument. Si le ciel m'a rendue si heureuse, ajouta la bergere, je n'ai plus rien à desirer, madame, que de conserver un bien si gracieux, & d'employer à vous servir les jours qui me restent. Aussi j'ai déja supplié la nymphe Leonide de m'aider de son credit & de ses conseils. Elle me fait envisager de grands obstacles, mais il n'en est point que je ne surmonte pour obtenir un si grand bien. Pour ce qui regarde l'opposition de mes parens qu'elle croit un puissant obstacle au bonheur que je recherche, puisque le ciel m'a ravi ceux à qui je dois le jour, quel parent me reste-t'il qui puisse tyranniser ma volonté, & m'empêcher de me consacrer au service de celui que toutes les loix
Belle bergere, répondit Alexis, je ne puis assés vous remercier des sentimens que vous avez pour moi, & je desire avec autant d'ardeur que vous, que nous passions ensemble le reste de nos jours. Il ne tiendra qu'à vous que nous ne nous separions jamais ; mais je crains bien que vous ne changiez de resolution, lorsque je vous aurai expliqué ce qu'il faudra faire. Ah ! madame, s'écria la bergere, ne me faites point une si cruelle injustice, soyez persuadée plus tôt que je persisterai dans mon dessein jusqu'au dernier soupir. Je croirai toujours ce que vous voudrez, dit Alexis, & sur tout les choses qui me seront aussi avantageuses. Sçachez donc, bergere, que vous pouvez
Alors Astrée baisant la main d'Alexis, «si la seconde chose que vous avez à me proposer, m'est aussi facile que la premiere, vous avez raison, madame, de dire que la difficulté n'est pas grande. Car si je n'aime la belle Alexis plus que moi même, plus que l'amour ne fit jamais aimer personne, plus que tout autre n'a pû aimer jusqu'ici, puissent les dieux me refuser l'honneur de vos bonnes graces, en la possession desquelles je mets le comble de ma felicité !
Avec tout cela, repartit Alexis, croyez vous m'aimer plus que je ne vous aime ? O, madame, repliqua la bergere, je ne suis pas assés présomptueuse pour croire meriter que vous m'aimiez autant ; il suffit à mon bonheur que mon amour ne vous déplaise ni par sa grandeur, ni par ma petitesse. Belle bergere, dit Alexis, prenez d'autres sentimens, ou je vous croirai également deçue par rapport à l'amour que vous pensez avoir pour moi,
A ces mots, Alexis ouvrant les bras, & Astrée les ouvrant de même, elles s'embrasserent si tendrement, qu'il ne manquoit rien à leur bonheur mutuel, si Alexis avoit osé dire : Je suis Celadon. Mais Alexis dont la felicité étoit toujours troublée par la crainte, s'éloigna un peu, & après s'être tue quelque temps, elle profera
Alors, Astrée faisant bien paroître sur son visage la joye qu'elle avoit dans le cœur : «Madame, répondit-elle, c'est moi qui dois craindre avec raison de vous être importune. J'avoue que j'ai aimé un berger, mais, je le dis avec verité, je n'ai jamais eu autant de satisfaction à lui
Mais, madame, puisque j'observe si bien la premiere chose que vous m'avez dit être nécessaire, si je voulois toujours demeurer auprès de votre personne : Que tardez-vous à me dire l'autre, pour consommer mon bonheur ?
Belle bergere, lui répondit Alexis, il n'en est pas temps encore ; mais belle bergere, j'aurai soin moi même de vous prévenir lorsqu'il sera temps de m'expliquer tout à fait. Cependant, pour essayer si cette vie aura tous les agrémens que nous nous imaginons, commençons
Vous vous trompez, répondit Alexis ; & si vous avez cet empire sur vous, je ne l'ai pas sur moi. D'ailleurs, si l'union des volontés est le principal effet de l'amour, pourquoi souffririons nous ces tyrannies que l'on déguise sous le nom de respect & de civilité, & qui feroient obstacle à la parfaite union qui doit regner entre nous ? Je veux donc qu'Astrée soit Alexis, & qu'Alexis soit Astrée, & que nous bannissions de notre commerce toutes les paroles, & toutes les actions qui pourroient metre entre nous la moindre difference. Et lorsque nous aurons vêcu quelque temps avec cette franchise, vous verrez que votre tendresse
Je reçoi cet honneur, dit Astrée, avec toute la reconnoissance que je dois, & je proteste que je vous tiendrai à jamais pour ma maitresse, & que je serai aussi à jamais votre serviteur. Je voulois, dit alors Alexis en souriant, que vous prissiez le nom de maitresse ; mais puisque vous avez choisi l'autre, je vous le laisse, pour commencer à vous convaincre de l'empire que vous avez sur moi.» Et lui tendant la main, «mon serviteur, continua-t'elle,» donnez moi la votre, en preuve que vous acceptez ce nom, & que jamais vous ne romprez l'alliance qui doit nous unir, & dont nos mains ainsi serrées ensemble seront le symbole. Je jure en même temps, & je fais vœu au grand Thautates amour, que nous servons parmi les carnutes, que je veux éternellement vivre avec vous, comme avec la seule personne que je veux aimer parfaitement,
Je vous donne, reprit Astrée, non seulement une main, mais toutes les deux, mais le cœur & l'ame, en témoignage que pour vous seule je veux aimer l'amour & le hair pour tout autre, vous consacrant tous mes désirs, & toutes mes affections. Et s'il m'arrive jamais de démentir le beau nom que j'ai reçu, puisse ce même Thautates amour que vous avez reclamé, me rendre l'execration de toutes les créatures, & me livrer à la rage des plus farouches !» A ces mots elles se donnerent tant de baisers, avec tant d'affection, qu'elles ne pouvoient mettre fin à leurs caresses.
Cependant Phylis s'étoit rendue chés Diane. Elle esperoit de la trouver encore dans son lit ; mais le mal de la bergere étoit trop violent, pour lui permettre de reposer si long temps. Déja elle avoit tout arrangé dans sa cabane, & déja elle étoit sortie avec son troupeau. Le hazard la conduisit au même endroit du rivage où la jalousie d'Astrée avoit porté Celadon à se précipiter. Elle y resta long temps assise, les yeux attachés sur le courant, & sans faire aucune action qui donnât le moindre signe de vie. Enfin revenant à elle mêmê, & jettant un profond soupir : «Ainsi,
Lorsqu'elle se livroit ainsi aux differentes pensées qui l'agitoient, & que sans y penser elle élevoit sa voix de sorte que l'on pouvoit entendre des paroles qui, quoique confuses, témoignoient assés la violence
Si nous rencontrons un juge équitable, ajouta la bergere en souriant, je crains bien que vous me ferez plus de pitié que d'envie. O que ce seroit un prodigieux changement, repliqua le berger, si vous étiez sensible au mal que je recevrois d'une main étrangere, vous dont les rigueurs m'ont fait souffrir de si cruels tourmens ! Si ces reproches sont fondés, interrompit la bergere, je me sçai bon gré d'avoir si bien sçû reconnoître votre dissimulation ; & s'ils ne le sont pas, vous êtes d'autant plus coupable, que votre inconstance vous a rendu ingrat à mon égard. Mais, Taumantes,
A peine il eut achevé, que Delphire lui dit : «Je ne veux point de meilleure preuve de votre changement, que le mépris que vous faites de ma défense. Autrefois vous n'eussiez osé me desobéir, quand il auroit dû vous en couter la vie.» Le berger ne répondit rien, mais baissant les épaules, il fit signe qu'il avoit la langue liée ; c'est ce qui donna occasion à un autre berger de prendre la parole pour lui. «En verité, dit-il, il est bien cruel d'interdire jusqu'à la plainte à ceux qui souffrent. Soit, répondit la bergere ; mais convenez aussi qu'il faut avoir bien de la patience pour entendre sans cesse les plaintes importunes de celui qui ne souffre point. Mais, repliqua le berger, si vous réduisez Taumantes au silence, à
Au lieu même, où dans l'eau
Celadon trouva son tombeau,
Vous aurez un juge propice.
Il vous verra sans être vû,
Et votre procès entendu
Il vous fera justice.
«Voilà, reprit le même berger, un oracle assés obscur. Si vous ne voyez point celui qui doit vous juger, comment sçaura-t'il qu'il le doit ? Il est bien plus obscur que vous ne pensez, reprit Delphire. Cleontine nous a dit que ce juge doit nous entendre, sans que nous lui parlions. A la verité, nous ne pouvons nous y tromper ; car les dieux lui ordonnent de
LIVRE SECOND.
Cependant Diane entendoit tous ces discours, & regardant au travers du buisson qui la couvroit, elle reconnut presque tous les bergers. Ils étoient de quelques hameaux éloignés, & ils habitoient sur les bords du Lignon, vers les montagnes de Rochefort & de Cervieres. La bergere les avoit souvent remarqués aux jeux publics, au sacrifice du gui & aux autres solemnités. Elle n'avoit pas oublié l'estime où étoient la beauté de Delphire, & le merite de Taumantes. Elle n'ignoroit pas même leur passion mutuelle, parce qu'ils étoient des familles les plus considerables de leurs hameaux, & qu'ils
Leur divorce avoit dequoi la surprendre ; mais lorsqu'elle se remettoit devant les yeux les sujets de plainte qu'elle avoit contre Silvandre, sa surprise cessoit au même instant. Mais quand elle eut entendu l'oracle & compris que c'étoit elle que les dieux leur distinoit pour juge, elle fut veritablement affligée. Dans l'état où elle se trouvoit, elle ne desiroit rien tant que d'être seule, & elle prévoyoit bien qu'il lui faudroit employer toute la matinée à entendre ce differend. Elle resolut pourtant d'obéir au dieu, mais aussi de renvoyer au lendemain le jugement qu'elle devoit prononcer. Elle se flattoit qu'alors elle auroit vaincu sa passion, & repris sa premiere tranquillité. Dans cette resolution, Diane éleve tout à coup sa voix : «Delphire, & vous Taumantes, dit-elle, ne soyez plus inquiets ; voici le juge que le ciel vous destine.» A ces mots elle sort du buisson, & montrant sur son visage une feinte severité, elle s'avance vers les bergers. Les bergers frappés d'étonnement étoient presque demeurés immobiles ; mais reconnoissant Diane, ils ressentirent tous une joye sincere ; il n'y en avoit pas un qui ne connût le merite & la vertu de Diane. Taumantes au comble
Alors Delphire prenant la parole, «c'est, dit-elle, la coutume des hommes, que de redouter le jugement des personnes équitables ; mais, Taumantes, continua-t'elle, en s'adressant au berger, j'avoue que je ne meritois pas plus que vous les faveurs de la bergere ; mais reconnoissez aussi que vous n'avez point droit de les exiger. Belle Delphire, dit Taumantes, mes importunités, auprès de vous, m'en ont fait une habitude insurmontable ; ainsi, ne soyez point surprise que je continue à demander. Ne soyez pas surpris non plus, repartit-elle, si vous êtes refusé cette fois, puisque vous êtes si accoutumé aux refus.»
En même temps les bergeres & les bergers vinrent saluer Diane ; & tout à coup Delphire reprenant la parole : «Belle &
Ainsi, reprit Delphire, vous trompiez-vous ; mais daignez nous entendre, & terminer par votre jugement nos inquiètudes mortelles. Je le dois, Delphire, interrompit Diane, puisque tel est l'ordre des dieux. Seulement je vous supplie l'un & l'autre de vouloir bien remettre
Cependant Phylis n'ayant point trouvé la bergere dans sa cabane, alla la chercher au lieu où elle avoit accoutumé de conduire ses brebis ; mais elle avoit choisi par hazard un lieu plus écarté, pour être sans témoins. Après l'avoir inutilement cherchée, elle arriva enfin dans la grande prairie, où elle apperçut de loin quelques bergeres. Elle espera d'abord y trouver Diane ; mais lorsqu'elle se fut approchée elle connut que c'étoit les trois étrangeres qui étoient venues des rives de l'Arar, Florice, Circène, & Palinice. Elles parloient avec feu ; & Phylis crut que si elle pouvoit
Elle se coule donc près d'elles à la faveur de quelques arbres qui la cachoient, & elle entend que Florice parloit en ces termes : «En verité je commence à douter que l'on ait bien interpreté l'oracle qui nous a conduites en ces lieux ; il semble du moins que les dieux ayent oublié ce qu'ils nous ont dit, ou qu'ils rient de notre peu d'intelligence. Pour moi, répondit Circène, je me suis laissée conduire, comme étant la plus jeune, & si je suis dans l'erreur, je m'en prens à Palinice à qui je me suis abandonnée. Je sçai, dit Palinice, que vous n'êtes trompées ni l'une, ni l'autre ; l'oracle qui nous fut rendu au temple de Venus étoit tel que vous l'entendîtes, & je vous ai redit exactement l'explication du druide. S'il est ainsi, reprit Circène, nous ne devons rien précipiter à mon avis : nous ne trouverons pas ici les jours plus longs que sur les rives de l'Arar, & le commerce des bergeres du Lignon est bien aussi agréable que celui auquel nous sommes accoutumées.
J'avoue, ajouta Florice, qu'il y a ici des amusemens qui peuvent plaire par
Je ne sçai, reprit Circène, ce qui vous y déplait tant. Mais il me semble qu'il n'y a rien dans nos villes qui égale la franchise & la liberté de ces villages. Mais enfin, dit Florice, vous ne voyez ici que des brebis & des chévres, que des bergers & des bergeres. Mais quels bergers & quelles bergeres, interrompit Circène ? Trouveriez-vous dans nos villes quelqu'un qui eût autant d'esprit que Silvandre ? Une fille qui égale Astrée, ou Diane, ou Phylis, en beauté, en discretion, en sagesse ? Je ne dis rien de tant d'autres bergeres dont je n'admire pas moins les manieres douces & faciles, que je hais la contrainte & la dissimulation des villes. Je vois bien, ajouta Florice, qu'en prenant l'habit de bergere, vous en avez pris tout l'esprit & tous les sentimens, Eh bien, Circène, soyez bergere tant qu'il vous plaira ; pour moi je l'avoue, il me tarde de revoir les personnes parmi lesquelles je
Qui n'aime que les vanités & les fausses grandeurs, dit Circène, jugera comme Florice ; mais qui considere les choses en elles-mêmes, & ne prend point l'ombre pour le corps pensera bien differemment. L'éclat de l'or & de la pourpre qui vous éblouissent, fait sur vous la même impression, qu'un verre fragile sur les yeux d'un enfant. Qu'importe, je vous supplie, que le corps soit vêtu d'une étofe plus ou moins riche, pourvû qu'il soit net & défendu de l'injure du temps ? Le reste n'est qu'une veine apparence qui n'impose qu'à des yeux superficiels. Pour ce qui regarde les tournois de nos chevaliers, & les exercices de ces bergers, j'avoue que ceux-là sont plus sanglans, & qu'ils ressentent plus la violence ; mais ces amusemens qui dégradent l'humanité seront-ils préferables à des jeux sages & innocens ? Croyez-moi, Florice, les tournois que vous aimez
Ce n'est pas ainsi, interrompit Palinice, que nous resoudrons ce que nous avons à faire ; il ne s'agit pas de sçavoir quelle vie est la plus heureuse ; mais si nous demeurerons encore dans cette contrée pour y attendre l'effet de l'oracle. Pesons bien les mots que le dieu à proferés, & rappellons nous l'interpretations du druide. Lisons d'abord l'oracle, car je l'ai écrit de peur qu'il ne m'échapât.» Et mettant la main dans sa pannetiere, elle en tira un papier qui contenoit la réponse du dieu, conçue en ces termes :
Le mal des trois en Forest finira
Par le mort vif, & par qui trouvera
Le même bien qu'elle rejette.
Executez ce qu'elle ordonnera ;
Elle est mon fidele interprete.
Phylis qui jusques là avoit ignoré le sujet de leur voyage, fut ravie de l'apprendre, moins par une certaine curiosité naturelle au sexe, que par le desir d'être utile à ces étrangeres dont elle admiroit la vertu. Circène & Palinice relurent plusieurs fois l'oracle pour en pénétrer mieux
Cependant Phylis songea à se retirer sans être vue, afin de pouvoir leur ordonner avec plus d'autorité ce qu'elle voudroit, quand elle seroit leur juge. Lors donc que Circène commençoit à répondre, elle se
«La nature, disoit la voix, nous impose une loi bien rigoureuse, en nous forçant de vivre parmi les hommes, & sous leur cruelle tyrannie. Pourquoi notre foiblesse nous assujetit-elle à ce fier animal ? Et pourquoi l'homme n'est-il pas soumis à son tour aux animaux qui sont plus forts que lui ? Mais s'il faut imputer à cette foiblesse la cause de notre servitude, pourquoi la foiblesse de leur esprit, plus grande sans doute que celle de nos corps, ne nous les a-t'elle pas assujettis ? Et qui prouve mieux la foiblesse de leur esprit que de ne vouloir plus tout à coup ce qu'ils ont voulu si passionnement ? Quel homme n'a point trompé l'infortunée qui s'est fiée à lui ? Qui d'entr'eux s'est fait un scrupule des parjures, lorsqu'il a cru que les parjures serviroient à ses pernicieux desseins ? Puis les perfides s'imaginent couvrir leurs crimes en disant que les dieux ne
Diane, dans l'état où elle se trouvoit par rapport à Silvandre, prenoit quelque plaisir aux discours de l'étrangere ; & desirant de la connoître, elle s'approcha davantage. Mais elle fit du bruit sans y penser, & l'étrangere croyant que c'étoit un homme qu'elle avoit entendu, fuyoit déja lorsqu'elle reconnut que c'étoit une bergere. Elle s'arrête aussi tôt, mais l'œil farouche, comme ressentant encore la douleur qui lui avoit fait exhaler des plaintes si ameres. Diane s'approche encore plus, & sensible à son mal, elle la salue
Alors l'étrangere reprenant son visage accoutumé parut à Diane d'une beauté accomplie. Après avoir salué Diane à son tour, & l'avoir remerciée de sa politesse : «Belle bergere, lui dit-elle, que ne puis-je vous rendre les mêmes offices ? Mais dans la situation où je suis, j'ai besoin de votre secours, & des conseils que je viens chercher ici par l'ordre des dieux. Vous n'y trouvez personne, répondit Diane, qui ne s'empresse à vous servir, mais la simplicité de nos bois nous interdit la présomption de croire que nous puissions conseiller autrui. Cependant, repliqua l'étrangere, ce qui me fait bien esperer de mon voyage, c'est que les dieux ne sont point menteurs, & que la premiere rencontre que je fais est pour moi le plus heureux présage. Votre beauté, votre politesse, & la prudence que je remarque dans vos paroles me garantissent le succès de mon voyage. Les dieux, il est vrai, ne sont point menteurs, mais ils se plaisent quelquefois à nous rendre des oracles si obscurs, que les hommes se trompent eux-mêmes en les expliquant. Plût à dieu, belle bergere, que ma rencontre fût utile, comme la
Alors l'étrangere s'étant tenue quelque temps dans le silence, & les yeux baissés, les releva enfin, & lui répondit avec un profond soupir en ces termes : «Ce que vous me demandez, trop aimable bergere, est juste & raisonnable ; le malade doit découvrir son mal au medecin dont il attend sa guerison ; mais auparavant daignez satisfaire à ma curiosité ; n'êtes-vous pas Astrée, ou Diane ? car ce qui a le plus contribué à me rendre ce voyage agréable, c'est l'esperance de connoître deux bergeres si accomplies, & dont le nom vole de toutes parts.
Il peut y avoir dans cette contrée plusieurs bergeres qui portent le nom de Diane, répondit la bergere en rougissant ; & peut être y en a-t'il quelqu'une d'elles à qui les dieux ayent prodigué leurs faveurs ! Pour moi je ne me reconnois point à vos discours ; seulement telle que je suis, je voudrois, pour ne pas dementir l'idée que vous avez de ce nom, pouvoir vous rendre quelque service qui la soutint. Etes-vous, ajouta l'étrangere, la compagne d'Astrée ? Oui,
Au même instant, Phylis qui avoit cherché Diane dans tous les lieux où elle esperoit la trouver, parut à l'extrêmité d'une allée, d'où elle apperçut les caresses de l'étrangere. La curiosité lui fit précipiter ses pas ; d'un autre côté l'étrangere qui desiroit passionnement de voir Astrée, n'eut pas plus tôt remarqué Phylis qu'elle lui demanda si ce n'étoit pas sa compagne. «C'en est une, répondit Diane ; mais non pas celle que vous avez en vue. Celle-ci s'appelle Phylis ; & quoiqu'elle lui cede peut être en beauté, je puis vous assurer que nous n'avons point de bergere qui ait plus de sagesse & de discretion. Je n'en puis douter, ajouta l'étrangere, puisqu'elle est votre compagne. Oui, repliqua Diane, & celle qu'Astrée & moi nous cherissons davantage. Quand vous la connoîtrez, vous jugerez surerement qu'elle merite d'être aimée.»
A ces mots, Phylis étant arrivée, Diane s'approcha d'elle, & lui dit : «Ma sœur, aimez cette belle étrangere pour l'amour de moi, puisqu'elle vient augmenter le nombre de nos bergeres.»
Mais Diane avoit beau dissimuler, elle portoit dans le cœur un trait mortel. La contrainte où la tenoit l'étrangere lui paroissoit insupportable ; elle crut pour s'en délivrer, qu'elle devoit lui demander au plus tôt le sujet de son voyage. Et dans cette vue s'adressant à Phylis : «Ma sœur, dit-elle, cette belle étrangere vient sur nos bords chercher un remede au déplaisir qui la presse ; c'est pourquoi lorsque vous êtes arrivée, je la suppliois de m'apprendre le motif qui l'avoit conduite dans notre contrée. Si donc vous l'agréez, nous continuerons vous & moi nos prieres, afin que nous puissions mieux lui rendre ce qu'exige son merite.» Phylis au contraire à qui le temps sembloit prétieux, «Vous avez raison, dit-elle, ma sœur ; mais il me semble que nous desobligerions notre compagne, si nous la privions de ce plaisir, & qu'il vaut mieux attendre qu'Astrée soit présente.»
Diane comprit l'intention de Phylis ; & trouvant qu'elle avoit raison, elles marcherent vers la grande allée, où elles trouverent Florice, Circène, & Palinice, qui, après de longues contestations, resolues
L'étrangere ne les reconnut pas d'abord, soit à cause de leurs nouveaux habits, ou parce qu'elle ne les croyoit pas dans le Forest ; mais s'étant approchée, elles les reconnut à leur voix, lorsqu'elles saluerent Diane ? «Me trompé-je, dit-elle, après les avoir considerées quelque temps, ou ne voi-je pas les meilleurs amies de Dorinde ?» Alors Florice & ses deux compagnes vinrent l'embrasser avec une extrême satisfaction, & montrerent par toutes les caresses qu'elles lui firent, que l'on aime plus ses compatriotes losqu'on les trouve dans une contrée étrangere qu'on ne les aimoit dans sa patrie.
Phylis, que cette compagnie importunoit, saisit le moment où elles se faisoient tant d'accueil, & dit tout bas à Diane : «Peut-être devrions nous laisser cette étrangere avec ces personnes qu'elle connoît. Si nous la menons vers Astrée avant que de l'avertir, je crains que nous ne la fâchions à cause d'Alexis, & parce qu'elle sera vêtue, comme
Tandis qu'elles parloient de la sorte, Florice & les autres se continuoient leurs caresses, & Phylis leur dit : «Belles bergeres, nous serions au desespoir de vous separer sitôt ; vous sçavez d'ailleurs que nous avons des devoirs à rendre à la druide ; & nous ne pouvons laisser notre amie dans une compagnie plus agréable. Ainsi, belles étrangeres permettez nous d'aller où notre devoir nous appelle, & nous vous assurons qu'aujourd'hui nous vous ferons voir Astrée, afin qu'elle nous aide à nous acquiter envers vous.»
Cependant Phylis, afin de prévenir l'impatience de Florice, de Circène & de Palinice, s'adressant à Diane qui s'échapoit : «Ma sœur, lui cria-t'elle, attendez-moi, je vous supplie, je n'ai qu'un mot à dire aux bergeres, & je suis a vous dans l'instant :» Alors elle se tourne vers les trois étrangeres : «Florice, dit-elle, d'un air plus grave qu'à l'ordinaire, & vous Circène & Palinice, le dieu que vous avez consulté vous déclare par ma bouche ce qu'il vous a déja fit entende par son oracle, qu'un mort vivant doit
O dieu, s'écrierent-elles toutes trois en frappant des mains ensemble ! heureuse bergere que le ciel a destinée pour nous rendre notre tranquillité, puissent à jamais tous vos desirs avoir leur accomplissement !» Puis se regardant l'une & l'autre : «N'est-il pas vrai, disoient-elles, que les dieux ne sont point trompeurs, & qu'enfin leurs promesses sont infaillibles ?» A ces mots elles saluent Phylis avec tant de joye que Diane & l'étrangere, qui en ignoroient le sujet, en furent étonnées. Mais Phylis continuant son personnage, après leur avoir rendu le salut : «Je ne puis, dit-elle, m'arrêter plus long temps auprès de vous ; & le temps de terminer vos peines n'est pas encore venu. Il ne tardera pas ; qu'il vous suffise de sçavoir que le dieu n'a point oublié son oracle, & qu'il l'accomplira dans le temps & au lieu qu'il a marqué.
Maintenant, dit Florice, que nous sçavons à qui les dieux ont remis le soin de nous rendre la tranquillité, nous attendrons tant qu'il leur plaira. Il ne pouvoit, sage bergere, nous arriver rien de plus heureux qu'un tel choix.» Diane
Elles arrivent enfin dans la cabane d'Astrée, & la trouvent presqu'au même état où elles l'avoient laissée : «Hé quoi, ma sœur, s'écria Phylis, vous n'êtes point encore habillée ? Qu'avez-vous fait depuis mon départ ? Il faut, répondit Astrée en souriant, que vous vous soyez bien ennuyée où vous avez été, puisque le temps vous a paru si long : il me semble à moi que vous venez de partir tout
Je suis étonnée, dit Alexis, que vous imputiez aux hommes un vice qu'ils nous reprochent sans cesse. Madame, répondit Diane, c'est qu'ils nous préviennent, & qu'ils nous attribuent ce dont ils sont eux-mêmes coupables. En vérité la nature nous a imposé un joug bien cruel, en nous forçant de vivre parmi eux. Ainsi, ajouta Alexis en souriant, le bonheur de nous autres druides est digne d'envie. Sans doute, madame ; & n'est-il pas vrai
Les déplaisirs dont Phylis nous menace, dit Astrée, ne me regarderont point, lorsque je serai avec Alexis dans l'antre des carnutes ; car, à dire vrai, il y a peu d'hommes qui ne méritent nos reproches.» Celadon fut plus vivement touché de ces mots, qu'il ne l'avoit été du
Diane, pour ne les point interrompre, s'éloigna un peu ; mais Phylis, dont l'humeur étoit plus enjouée, s'adressant à Diane : «Voyez, ma sœur, lui dit-elle, si ma prédiction n'a pas été véritable ? Astrée qui n'aimoit autrefois que Diane & Phylis, qui ne se plaisoit qu'avec elles, les dédaigne maintenant, & donne toute sa tendresse à cette nouvelle bergere. En vérité les hommes ont bien raison de nous accuser d'inconstance & de légereté ? Ah Phylis, répondit Astrée en souriant, vous oubliez que je ne suis plus bergere, & que les honneurs changent les mœurs ! Oh répartit la bergere, lors
Si tel est votre dessein, interrompit Diane, songez à nous mener avec vous ; vous sçavez que nous ne pourrons jamais consentir à nous voir séparées de vous. Jamais, répondit Astrée, le ciel ne permettra que vous me suiviez ; je serois trop heureuse. Pourquoi, ajouta Diane, refuseroit-il de nous délivrer aussi bien que vous de l'esclavage où nous avons vêcu jusqu'ici ? Pâris & Bellinde en prononceront bientôt l'arrêt, dit Alexis. Et Lycidas, ajouta Astrée, ne s'y opposeroit pas moins, si on ne lui permettoit de suivre Phylis. Pâris & Bellinde,
Alexis & Astrée riant de ce discours : «Ne pensez pas, ma sœur, ajouta Phylis, que je ne vous aime autant qu'une sœur peut être aimée. Mais, je l'avoue, mon affection pour Lycidas est d'une autre nature. Si j'étois aussi habile que Silvandre, je pourrois vous en expliquer la raison ; mais enfin, je sens qu'il m'est impossible de vivre sans lui. Vous ne devez point blâmer ma franchise, puisque le mensonge ne fut jamais permis entre nous. Ma sœur, lui répondit Astrée, je ne serai pas la premiere à vous condamner ; mais je serai sans doute la premiere à me plaindre de notre séparation. Que ne puis-je vous suivre, ajouta Phylis ? mais je dois tenir la parole que j'ai donnée
Je prendrai la place de Phylis, dit Alexis, & je m'oblige à rendre à la belle Astrée la fidele amitié que Phylis lui avoit jurée. Madame, reprit Phylis, ne croyez pas que je manque à ma promesse. Astrée elle-même s'étoit engagée autrefois, & si elle n'étoit pas libre maintenant, je l'accuserois de parjure. J'en conviens, répondit Astrée en soupirant, aussi ne vous blâmé-je pas plus que vous ne devez me reprocher mon malheur passé.»
Pendant ces discours & d'autres semblables, Astrée se trouvant habillée, & Alexis croyant avoir fait assez long-temps la malade, elles allerent ensemble se promener dans la coudraye ; & parce que les troupeaux de Diane & de Phylis étoient près de la porte, Alexis voulut essayer de les conduire, pour ne pas démentir l'habit de bergere qu'elle avoit pris. Afin de mieux imposer, elle feignoit d'ignorer l'usage de la houlette, & comment il falloit parler aux troupeaux. Astrée, ni Alexis même ne pouvoient s'empêcher de rire du soin avec lequel Diane l'instruisoit. Elles s'acheminerent ensuite vers la grande allée, où l'ombrage étoit plus épais. Mais à peine furent-elles entrées dans le bois, qu'elles apperçurent à leur gauche une
Dis-moi maintenant, reprit Hylas, la beauté & la laideur ne sont-elles pas contraires ? Oui sans doute, & l'une ne subsista jamais avec l'autre. Avoue donc, poursuivit l'inconstant, que la laideur & la beauté ne sont que dans l'opinion ; car je vais te convaincre qu'au gré de l'opinion les mêmes objets nous semblent beaux ou laids. Qu'un chien ait un nés bien camus, & des oreilles pendantes, ne dit-on pas qu'il est beau ; & ces traits ne sont-ils pas opposés à ce que tu appelle de beaux traits ?
Je serois de ton avis, répliqua Corilas, s'il n'y avoit une sorte de beauté propre à chaque espece en particulier. Excuse frivole ! dit Hylas, si tu en sçavois autant que ton maître Silvandre, je te demanderois si nous avons une idée de la beauté. Je suis persuadé qu'il conviendroit avec moi, que plus les belles choses approchent de cette idée, plus aussi devons-nous les regarder comme belles & parfaites. Pour toi qui voles moins haut, tu as besoin de preuves plus sensibles ; & voici de quoi te confondre. Les gaulois
Le discours de l'inconstant mit tous les bergers en si belle humeur, que Corilas ne put lui répondre ; & lorsqu'il vouloit reprendre la parole, on entendit un berger qui venoit chantant au son de sa musette ; on reconnut aussitôt que c'étoit Silvandre. Alors toute la troupe tourna les yeux sur Hylas, comme pour l'avertir qu'il se presentoit un adversaire plus redoutable ; & Stelle s'adressant à l'inconstant : «mon
Cependant Silvandre approchoit, mais avec plus de satisfaction que ne le comportoit sa fortune. En effet, Diane ne pouvant dissimuler son dépit, dit tout bas à Phylis de ne la point suivre, parce qu'une affaire qu'elle venoit de se rappeller l'obligeoit de se rendre auprès d'Astrée. «Puisque vous l'ordonnez ainsi, répondit Phylis, j'obéirai, malgré le plaisir que j'aurois eu à m'en retourner avec vous. Vous le pourrez, ajouta Diane, lorsque je serai un peu éloignée.»
A ces mots elle part ; puis comme si elle avoit oublié quelque chose, elle revient
D'un autre côté Astrée & Alexis ne se virent pas plus tôt seules, qu'Astrée au comble de ses vœux reprit ainsi la parole : «J'ignore, ma maîtresse, quelle sera la fin de mon entreprise, & ce que le destin me réserve ; mais en vérité je n'eus jamais tant de satisfaction, que ce commencement m'en fait ressentir. Tel est votre mérite, répondit Alexis, que vous pouvez tout vous promettre de la faveur du ciel ; mais quel est mon bonheur, que le ciel m'ait fait rencontrer Astrée pour bannir de mon cœur une fille ingrate que j'ai tant aimée, & que j'aime encore ! Permettez-moi, reprit Astrée avec un
Alexis fit cette demande, sans y avoir bien pensé ; la réflexion la lui eût fait sans doute supprimer ; mais ne pouvant rappeller sa parole, elle attendit la réponse d'Astrée comme l'arrêt de sa vie, ou de sa
Une semblable réponse pouvoit satisfaire Alexis ; mais elle alla plus loin, & lui dit : «Je suis bien mortifiée de renouveller votre douleur ; pensez aussi que ma curiosité n'est pas un foible témoignage de mon affection. Dites-moi donc, je vous conjure, pourquoi & comment ce berger mourut, lorsqu'il touchoit à son bonheur. Ah ! ma maîtresse, s'écria Astrée
Astrée alloit commencer, lorsqu'elle apperçut Diane, qui venoit les joindre, pour éviter Silvandre. Astrée en fut ravie ; c'étoit une excuse pour elle auprès d'Alexis. Alexis elle-même qui ne vouloit point de témoin la prévint, & lui dit de remettre son récit à une occasion plus favorable. En même temps Diane arriva, montrant sur son visage le déplaisir qu'elle avoit dans le cœur. Les druides le remarquerent d'abord ; & Alexis lui ayant demandé si elle avoit quelque indisposition, elle répondit que non, qu'elle avoit au contraire gouté un vrai plaisir à entendre la dispute d'Hylas contre la beauté. «Mais je suis bien assurée, ajouta-t'elle, qu'il ne se tirera pas des mains de Silvandre, comme il s'est tiré de celles de Corilas. Hé, comment, interrompit Astrée, Silvandre est-il avec les bergers ? Il arrivoit, répondit Diane froidement, à l'instant que je suis partie, & j'ai vû que l'on se préparoit à l'écouter.»
Alors, Astrée souriant, & se tournant vers Alexis : «Ma maîtresse, lui dit-elle, ne demandez plus à Diane si elle est indisposée ; je sçai d'où vient le trouble que
Diane essaya inutilement de fermer la bouche à Astrée : «Diane, dit elle, quand il iroit de ma vie, il faut que j'obéisse à ma maîtresse. Madame, dit alors Diane, elle ne peut rien vous apprendre qui soit véritable, ou qui mérite votre curiosité. Allons plus tôt entendre la dispute d'Hylas & de Silvandre ; vous y avez interêt, puisqu'il s'agit de la beauté d'Alexis & de Stelle. Nous ferons l'un & l'autre, répondit Alexis, puisque vous le voulez. Nous irons entendre la dispute, & la bergere nous racontera en chemin ce qui vous regarde.» En même temps elle les
Regardez-la dans ce moment, madame, dit Astrée, & son visage même vous répondra pour moi.» Alors Diane tournant la tête de l'autre côté, se cacha quelque temps, mais enfin elle aima mieux parler elle-même. «Madame, dit-elle en souriant, Astrée a imaginé ce qu'elle veut faire entendre ; cependant puisque vous ordonnez, je vais parler moi-même, & vous jugerez ensuite s'il y a quelque apparence. Vous avez sçu, Madame, que depuis la gageure de Phylis & de Silvandre, ce berger a feint de m'aimer ; mais nous avons découvert qu'il aime uniquement Madonte, cette étrangere qui a demeuré quelque temps parmi nous. C'est, interrompit Astrée, une opinion que Diane a conçue sans fondement ; & je jurerois que tout ce qu'à fait Silvandre pour Madonte n'est que pure civilité.
Vous avez crû, ma sœur, répondit froidement Astrée, tout ce que Laonice vous a rapporté. Je n'ai point voulu vous en parler jusqu'au retour du berger, par qui nous pourrions sçavoir la vérité. O dieux, reprit Diane ! tirer la vérité de la bouche d'un amant, & pour dire encore plus, de Silvandre, qui s'imagine pouvoir nous éblouir par ses beaux discours ! Hé, comment, interrompit Alexis, vous pensez que Silvandre en aime une autre que vous ? Je n'ai jamais pensé qu'il m'aimât ; moins encore ai-je eu la volonté de le souffrir. Ma sœur, interrompit Astrée, je veux que vous n'ayez jamais crû qu'il vous aimoit, mais quiconque l'a vû auprès de vous, n'en a point douté. Car à quel dessein, s'il ne vous aimoit pas, vous eût-il marqué tant d'empressement ? Souvenez-vous comment il vivoit auparavant ; puis considerez quelle vie a été la sienne dès le jour qu'il a commencé de vous aimer. Ces soins extrêmes qu'il avoit de vos troupeaux que sont-ils devenus ? n'a-t'il pas négligé les affaires d'autrui & les siennes propres ? A-t'il jamais
Il me semble, dit Alexis, que vous comptez trop sur le rapport que vous a fait Laonice ; avant que d'asseoir votre jugement, vous deviez vous éclaircir avec Silvandre même. Ah, Madame, s'écria Diane en se tournant de l'autre côté, que m'importe sa haine ou son amour ! D'ailleurs, croiriez-vous pouvoir tirer la vérité d'une bouche aussi dissimulée ? Pourquoi, reprit Astrée, feindra-t'il, s'il ne vous aime point ? Ne puis-je pas, répondit Diane, vous demander a mon tour, pourquoi ne m'aimant point il a feint de m'aimer ? Je dirois pour moi,
Tandis que les bergeres discouroient ainsi, & dès que Diane se fut éloignée de Phylis, Silvandre arriva au lieu même que Diane venoit de quitter. Mais à peine eut-il salué toute la troupe, qu'Hylas s'adressant à lui : «Prétens-tu que Diane soit plus belle que Stelle ? Et toi, Hylas, répondit Silvandre, oseras-tu nier que le soleil soit plus clair que la nuit ? Je soutiens moi, continua l'inconstant, que Stelle surpasse en beauté Diane ; & si tu oses me répondre, je m'engage à te le faire avouer bien-tôt en presence de ces
Mais toi, reprit l'inconstant, voudrois-tu nier que la beauté ne dépende de l'opinion ? autrement une bergere qui paroît belle aux yeux de quelqu'un, le seroit-elle aux yeux de tous ceux qui la verroient ? Que tu es loin de la vérité, repliqua Silvandre ! Ce n'est pas l'opinion qui met le prix à la valeur des choses, mais leur propre bonté ; si c'étoit l'opinion, l'or faux d'un Alchimiste seroit meilleur que l'or bien purifié, du moins au rapport des yeux, & ce rapport procéde d'ignorance. Il en est de même du jugement
Silvandre avoit un beau champ pour continuer ; mais Hylas l'interrompit en lui disant : «Je connois, Silvandre, quel est ton babil ; mais répons-moi : si la beauté ne dépend pas de l'opinion, d'où vient que les goûts sont si differens, les uns aimant la brune, les autres la blanche ; & n'espere pas de m'échaper en répondant que c'est un effet de l'ignorance ; car nous voyons, comme je le disois il
Berger, lui répondit-elle froidement, tout n'est-il pas sujet au changement ? Pour le nom d'ennemie, vous ne devez pas plus me le donner qu'à Diane celui de maîtresse.» Silvandre fut un peu interdit à ce discours ; mais se rappellant quelle étoit l'humeur de Phylis, il se mit au commencement à sourire, cependant la feinte durant trop long temps à son gré, il tira Phylis à l'écart, quoi qu'inutilement : les bergers & les bergeres étoient
Ah, mon ennemie, s'écria Silvandre ! & s'approchant davantage ; cessez, je vous supplie, un pareil langage, vous me feriez mourir. Eloignons-nous encore un peu, reprit Phylis, & je vous dirai que vous n'êtes plus avec Diane dans les mêmes termes qu'autrefois, & que si l'on nous a rapporté la vérité, vous êtes dans votre tort. Bergere, dit Silvandre en s'éloignant avec Phylis, parlez-vous ainsi pour me donner de l'inquiétude ? Berger, Berger, mon discours n'aboutit qu'à vous en épargner. Diane est irritée contre vous, & si on ne lui a point imposé, sa colere est légitime. Que dites-vous, s'écria Silvandre ? Je dis la vérité, répliqua Phylis ; & pour vous en convaincre, sçachez que Diane s'est retirée aussi-tôt qu'elle vous a vu : sçachez encore qu'elle m'a chargé de retirer son bracelet,
Alors Silvandre s'eloignant d'un pas, & demeurant les yeux fermés, resta comme immobile. Phylis en eut pitié, & le tira par le bras. En même temps, comme s'il fût revenu d'un long évanouissement : «O dieux, dit-il, en poussant un profond soupir, & joignant les mains ensemble, quel crime ai-je commis ! » Et s'étant encore tû, il reprit enfin de la sorte : «Il faut qu'il soit bien grand, ce crime, puisque vous permettez que je sois si injustement calomnié. Ces exclamations, interrompit Phylis, sont inutiles maintenant. Vous n'ignorez pas qu'Amour a d'autres privileges que le reste des dieux, & que le ciel ne punit point ses tromperies.
Hé, comment, reprit Silvandre, vous croyez donc, bergere, & Diane le croit aussi, que je ne l'aime point ? Je ne dis pas, répondit Phylis, que je le croye ; mais je prétens que si Diane n'a pas été trompée, elle a sujet de vous hair. Jugez-vous, Silvandre, que ce soit une bergere à servir de prétexte à un amour étranger ? lui trouvez-vous si peu de mérite qu'elle ne doive point être servie
Je goûte, j'approuve vos maximes, dit le berger ; mais enfin qu'ai-je fait ? Qui le sçait mieux que vous, répondit Phylis ? Si pourtant vous voulez l'entendre de ma bouche, je dis, Silvandre, que vous avez feint d'aimer Diane, tandis que Madonte possedoit votre cœur. Vous ne pouvez le nier sans la plus insigne effronterie. Toute la contrée le sçait, toute la contrée en rit, & Diane & nous comme les autres. Si nous en avons quelque déplaisir, ce n'est pas que Diane se soucie de votre amour. N'est-ce pas pour elle un grand avantage que d'être recherchée d'un berger obscur, elle dont le mérite & la vertu sont si connus ? Nous ne sommes affligées que de lui avoir causé les importunités qu'elle a essuyées de vous. Et dites la vérité, Silvandre, quel étoit l'objet de votre dissimulation ? avez-vous pû esperer qu'elle fût longtemps cachée ? & n'avez-vous point redouté les jugemens que l'on porteroit de
Diane a pû croire ce que vous dites, reprit Silvandre ? Comment, répondit la bergere, n'auroit-elle pas crû ce que tout le monde lui a rapporté, & qu'elle a vû de ses propres yeux ? car pourquoi vous interessiez-vous tant à cette étrangere ? pourquoi voulûtes-vous lui persuader de ne point partir ? pourquoi vous jetter à ses pieds ? embrasser ses genoux ? pourquoi verser des larmes en lui disant adieu ? pourquoi enfin la suivre, si vous ne l'aimiez pas ? Dieu sçait, berger, quel a été le fruit de vos soins. La pauvre Madonte meurt d'amour pour mille autres qui ne vous valent pas ; & Tersandre vous laisse bien peu d'esperance. Ce n'est pas encore une fois que Diane s'en soucie ; elle se loue au contraire de n'avoir plus à souffrir vos importunités ; ce que je vous dis, est uniquement pour vous apprendre que vos feintes sont découvertes, & que vous ne devez plus esperer de vous abuser par vos artifices.»
Phylis tenoit ce langage à Silvandre, parce qu'elle ressentoit vivement l'offense faite à sa compagne. Cependant le berger étoit dans un trouble qu'il est plus facile de sentir que d'exprimer. La douleur
Dès que Phylis les apperçut, elle leur fit signe de se hâter, ne pouvant crier dans le trouble où elle étoit. Astrée fut la premiere qui remarqua le signe ; & craignant qu'il ne fût arrivé quelque malheur à Phylis : «Allons, dit-elle, à son secours, je
A ces mots Diane ne put ni répondre, ni avancer, & témoigna bien en cette occasion que ses plaintes contre Silvandre n'étoient qu'un effet de sa jalousie. «Est-il bien vrai qu'il soit mort, dirent Astrée & Alexis, qui estimoient le mérite du berger ? «Il n'est que trop vrai, ajouta Phylis le visage baigné de larmes : suivez-moi & vous en serez convaincues par vous-mêmes.» Alors précipitant leurs pas, elles l'apperçurent bientôt étendu par terre, & dans le même état où Phylis l'avoit l'aissé. Diane qui suivoit lentement, pour ne pas découvrir une passion qu'elle vouloit tenir cachée, eut à peine jetté les yeux sur le berger, que malgré elle un torrent de pleurs coula de ses yeux. Elle s'arrêta, & tournant le visage d'un autre côté,
Phylis, pour obéir à Diane, dont elle approuvoit la volonté, chercha le bracelet, & remarqua en le tirant une marque, qui sans doute étoit naturelle. C'étoit un rameau de gui, si ressemblant, que l'on ne pouvoit s'y méprendre. Tandis qu'elles s'amusoient à considerer cette marque, & que Diane étoit déja fort loin, le berger revint tout à coup, mais si étonné de se voir en cet état, qu'il ignoroit si c'étoit songe ou réalité. Les bergeres furent transportées de joye. Cependant Phylis qui craignoit quelqu'autre accident, se hâta de reprendre le bracelet. Le berger ne
Alors, Silvandre prenant Alexis pour une bergere, parce qu'elle en avoit l'habit, après l'avoir remerciée & ses compagnes aussi, répondit en ces termes : «supporter sans mourir le mal que je ressens, est bien plus tôt une preuve de courage. Vous vous trompez, reprit Astrée, le courage met au-dessus de tous les accidens ; & celui-ci n'est pas si grand que vous ne puissiez en triompher avec facilité. Ne parlons, ajouta Phylis que de guerison.» En ce moment Silvandre qui prenoit Astrée pour une druide : «Madame, répondit-il, cette bergere est mieux instruite que personne de la grandeur de mon mal ; & le jugeant incurable, n'est-elle pas fondée à vouloir qu'on n'en parle point ? Mais, continua-t'il en se relevant quoiqu'avec peine, le genie qui jusqu'ici a veillé sur mes jours, me conduira bientôt aux lieux où j'espere trouver ce qui paroit impossible à Phylis»
A ces mots, il voulut se retirer ; mais à son regard farouche, elles penserent qu'il avoit dessein d'attenter à sa vie ; & la belle Astrée que sa propre expérience avoit instruite, le tenant par le bras, & connoissant
Alexis qui ne pouvoit vivre sans Astrée, résolut de la suivre. Elle craignoit aussi que Silvandre ne reconnût les habits de la bergere, & ne s'apprerçût en même temps que la bergere avoit pris les siens. Ce qui n'auroit pas manqué de produire un effet contraire à leur dessein. Elle fit donc signe à
LIVRE TROISIÈME.
Phylis étant seule avec Silvandre, & véritablement touchée de son mal : «Berger, lui dit-elle, puisque le ciel veille sur vous, j'espere que vous serez bien-tôt plus heureux que jamais. Mais dites-moi franchement, comme à une de vos meilleures amies : Est-il vrai, Silvandre, que vous aimez Madonte ? ce n'est pas un crime que d'aimer une aussi belle fille, & nous sçavons tous que c'est notre gageure qui a produit les soins que vous avez rendus à Diane, ou qui les a occasionnés.» Tandis que la bergere parloit de la sorte à Silvandre, Diane regardoit
Dans ce dessein, s'étant promptement enfoncée dans le bois, elle revint auprès d'eux, mais si doucement qu'elle ne fut point apperçue. Elle arriva à temps pour ne rien perdre de la réponse du berger. «Phylis, dit-il, si jamais les dieux ont puni quelque parjure, puissent-ils appesantir sur moi leur colere, supposé que je trahisse la vérité ! puissent nos druides m'interdire l'entrée des temples ! puissent tous les hommes me bannir de leur societé, si jamais j'ai aimé quelqu'autre objet que Diane ! Il y a dans cet aveu une étrange présomption, je l'avoue ; mais discrete Phylis, puisque vous êtes sensible à mon malheur, puisque vous êtes amie de la belle Diane, je croirois commettre un crime si je vous déguisois la vérité, à vous que je connois d'ailleurs si discrete.
Je ne suis point indigne de votre confiance, répondit Phylis ; sur tout en ce qui concerne Diane, mon amitié pour elle ne le cede point à l'amour que vous lui portez ; & connoissant ses vertus & votre discernement, je veux croire ce que vous me dites de votre affection. Mais, berger, dites-moi, par quelle raison vous en avez usé avec Madonte, comme vous avez fait ? Vous sçavez, Silvandre, que l'amour semblable à un enfant s'offense d'un rien, & qu'il est infiniment susceptible de jalousie ? Comment n'avez-vous pas vu que les soins extraordinaires que vous rendiez à Madonte ; que les larmes que vous avez versées à son départ ; que les supplications que vous avez employées pour obtenir la permission de l'accompagner jusqu'en Aquitaine, n'offenseroient pas justement Diane, si elle en avoit la connoissance ? Ne deviez-vous pas songer que Madonte vous ayant refusé la permission de la suivre plus loin, pour ne pas déplaire à Tersandre qu'elle aime ; vous ne deviez point avoir demandé cette permission, pour ne pas donner de jalousie à Diane que vous aimez ? Et pouviez-vous esperer à votre retour un accueil plus favorable ? Il me semble qu'en vous traitant ainsi, elle n'a que trop montré que vous
Diane ne perdoit pas un seul mot, approuvant tout ce que Phylis avoit dit, mais quand Silvandre commença de répondre, elle demeura immobile, les yeux fixes sur lui, la main avancée, & la bouche entr'ouverte : comme si elle eût voulu le convaincre de mensonge, à la premiere excuse qu'il apporteroit. Voici donc quelle réponse elle entendit. «Plût à dieu, sage & discrete bergere, plût à dieu que dans le peu de vie qui me reste, je trouvasse les moyens de m'acquitter envers vous ; mais le ciel suppléra à mon impuissance par sa bonté, le ciel, dis-je, qui recompense toujours des actions aussi justes, aussi louables que la vôtre. Vous me reprochez une faute dont je suis innocent ; & je vous supplie par ce qui vous est le plus cher au monde, de m'éclaircir davantage, afin que je puisse vous répondre dans la plus exacte vérité. Qu'il est artificieux, disoit Diane en elle-même, il est convaincu ; & pour avoir le loisir d'inventer quelque excuse, il veut se faire redire ce qu'il ne sçait que trop.»
Alors Phylis reprit en ces termes : «Avouez, Silvandre, que vous avez été trompé, & que vous ne pensiez pas que vos actions dussent être remarquées, ou du moins qu'elle fussent reportées à
O dieu, s'écria Silvandre, ô Diane ! ô Phylis quelle noirceur me racontez-vous !Quelle noirceur, dit Phylis ? s'il y en a, pouvez-vous nier que vous n'en soyiez coupable ? Comment, interrompit le berger, que j'aye fait ou dit ce que vous me reprochez ? plus tôt que d'avoir eu une telle pensée, j'aimerois mieux que du fer de ma houlette on m'eût percé le cœur. Nierez-vous, ajouta Phylis, que vous avez accompagné Madonte aussi loin qu'elle a voulu vous le permettre ? J'avoue, répondit Silvandre, que je l'ai accompagnée, & je soutiens que si j'en avois usé autrement, j'aurois été blâmé de tout le monde. Daignez entendre mes raisons, & vous me jugerez vous-même.»
Diane qui eût souhaité d'ajouter à chaque reproche de Phylis, pour convaincre entierement Silvandre, entendant qu'il se préparoit à parler : «Voyez, disoit-elle en elle-même, avec quel front il va faire un tissu de mensonges.» En même temps Silvandre poursuivit en ces termes : «Bergere, il y a long-temps que Pâris nous dit que cet étranger étoit venu avec un
Mais, repliqua Phylis, ne l'auriez-vous pas suivie jusqu'en Aquitaine, si elle y avoit consenti ? Si j'avois cru, dit Silvandre, qu'elle eût eu besoin de mon secours, j'avoue que je l'aurois accompagnée
Mais est-il possible, repliqua Phylis, que vous n'ayez point versé de larmes ? que vous n'ayez point embrassé ses genoux ? que vous ne luy ayez point témoigné vos regrets ? que vous n'ayez point parlé de Diane ? O terre engloutissez-moi, répondit-il ! & vous, Hesus, retranchez-moi de la societé des hommes, si rien de tout cela est veritable ! Je vous jure, Phylis, par les dieux de ce bocage qui nous écoutent, & par tous les genies qui habitent ces lieux, que tout cela est absolument inventé par le plus cruel de mes
Le berger tint encore plusieurs discours semblables que Diane & Phylis écoutoient avec beaucoup d'attention ; Diane sur-tout qui malgré la prévention où elle étoit, ne pouvoit s'empêcher de gouter les dernieres raisons que Silvandre avoit alleguées. Ainsi la bergere touchée & de ces raisons, & des louanges de Silvandre qu'elle ne pouvoit soupçonner de flaterie, s'adoucit un peu, & principalement lorsqu'elle venoit à se representer l'état où elle l'avoit vû. Cependant son courage genereux ne lui permit pas de se condamner entierement, & contente de ce qu'elle avoit appris pour cette fois, elle se retira doucement, & s'en alla chercher Alexis.
Presqu'en même tems Phylis persuadée que le berger n'avoit plus besoin d'elle ; «je suis charmée, lui dit-elle, de ce que vous m'avez appris : consolez-vous ; vos raisons ont produit leur effet. Je reconnois que vous êtes faussement accusé ; je parlerai à Diane, & j'espere que nous la flechirons bien-tôt. De votre côté aidez-vous, & continuez d'aimer une bergere si accomplie.»
A ces mots, Phylis s'en alla, sans attendre
Circène, Florice & Palinice se retirant en même temps dans leurs cabanes pour dîner entendirent ses plaintes d'assez loin. Circène reconnut incontinent sa voix, & l'étrangere qui étoit avec elle montrant quelque curiosité de sçavoir à quoi elles passoient plus doucement les jours, Circène lui dit : «Ma compagne, vous demandez quelles sont nos plus agreables amusemens ; avez-vous entendu tout à l'heure des plaintes ? Il est impossible de s'ennuyer avec le Berger qui les
Je gage avec vous repliqua Circène, que si vous avez resolu de haïr tous les hommes vous excepterez Silvandre, Silvandre le plus accompli des bergers. Ils sont tous ingrats & perfides, & rien ne m'empêchera de les avoir tous en horreur. Il n'y en a jamais eu un seul qui ait sçu aimer. Vous penserez autrement, dit Palinice, lorsque vous verrez Silvandre auprès de Diane. C'est ce que j'ignore, repondit Dorinde ; mais je sçay que je n'ay point encore vu de femme qui pensant differemment, n'ait été la dupe d'autrui ou d'elle-même. Lorsqu'on vous dira, poursuivit Florice, que les uns se sont noyés ; que les autres se sont bannis volontairement ; que d'autres se font tués dans l'excès de leur passion ; vous serez bien incredule, si vous n'avouez que les hommes sçavent aimer en cette contrée. Mais qui sçait, repliqua Dorinde, si tout cela n'est pas plus tôt l'effet du dépit que de l'amour ; car croyez-moi, nous ne sçaurions nous
Cependant elles arrivent au lieu où étoit Silvandre. Ce berger étoit tellement enseveli dans ses tristes pensées, qu'il ne les entendit point. Il étoit couché de son long ; la tête appuyée sur une main, & ses yeux comme deux sources laissoient aller des torrens de larmes. Dorinde, après l'avoir consideré quelque temps : «Ce berger, dit-elle, d'une voix basse, n'a-t'il point encore trompé de bergeres ? Il pleure certainement, ou de n'en avoir abusé aucune, ou d'en avoir abusé trop peu. Il a, dit Circène, une reputation bien differente. Ah, poursuivit. Dorinde, c'est par là même qu'il nous attirent dans leurs pieges. Quant aux larmes du berger, ah croyez-moi, c'est un artifice pour tromper quelque bergere qu'il aura trouvée difficile à persuader. Quelle apparence, ajouta Palinice ? Desabusez-vous, repliqua Dorinde ; la nature leur a donné pour notre malheur la faculté de rire & de pleurer à leur gré. Et telle est leur dépravation qu'ils prennent avec plaisir des peines extrêmes, pour faire souffrir un peu quelqu'innocente qui les fuira.»
Dorinde prononça avec feu ces dernieres paroles. Silvandre les entendit, & tour
Alors Silvandre jettant les yeux sur elle, & ne la connoissant point : «Belle étrangere, lui dit-il, sçavez-vous discerner les larmes d'amour d'avec les autres ? Il faudroit auparavant me dire s'il y a des larmes d'amour, répondit Dorinde. Hé peut-il y en avoir d'autres, repartit le berger ? Si l'on ne pleure que d'amour, ajouta Dorinde, je suis assurée que je ne pleurerai jamais. Votre âge & votre beauté ne vous exempteront pas facilement de ce
«Belle bergere, dites-moi d'abord s'il y a dans l'univers quelque chose qui se nomme amour ? Je pense, dit-elle, qu'il y a une passion que l'on nomme ainsi, & dont les hommes ne sont pas capables. Nous en rechercherons la raison, reprit froidement Silvandre ; il suffit pour le present que vous avez avoué qu'il y a une passion qui se nomme amour. Or que pensez-vous que soit cet amour ? C'est, répondit-elle, un certain desir de posseder ce que l'on juge beau ou bon. Fort bien, dit Silvandre ; mais, continua-t'il, comme il y a dans la nature des animaux raisonnables & d'autres qui ne le sont pas, en quel rang mettez-vous les hommes ? Vous m'embarassez, dit-elle en souriant, on ne peut nier qu'ils ne soient quelquefois raisonnables ; & très souvent ils ne le sont point. Cependant, ajouta Silvandre,
Quoique Silvandre, dans l'état où il étoit, ne se plût guere à de semblables entretiens, il alloit continuer pour convaincre entierement Dorinde ; mais une grande troupe de bergers & de bergers qui reprenoient le chemin de leurs cabanes pour dîner, & passer à l'ombre la grande chaleur, l'en détourna. Il demanda donc aux belles étrangeres la permission de se retirer, puisqu'aussi bien leurs discours seroient interrompus par cette foule de bergers. Les bergers & même Dorinde qui étoient ravies de l'entendre, & qui desiroient de se
Cependant comme elles virent la grande troupe s'approcher, & qu'elles ne vouloient point s'y engager, elles regagnerent doucement leurs cabanes. Silvandre, de son côté, qui évitoit avec soin toute compagnie, se cacha dans le premier buisson pour aigrir ses playes en les considerant de nouveau. Mais le genie qui veilloit sur lui, conduisit en ce même lieu la troupe qu'il fuyoit. Et lorsqu'il voulut recommencer ses plaintes, ils lui demanderent s'il ne sçavoit point où étoit le grand Adamas, ou celui qui jugeoit en son absence. «Adamas, répondit Silvandre, demeure loin d'ici ; sa maison est située sur le côteau que l'on trouve à droit en allant à la grande ville de Marcilli. Pour Cloridamante, il n'est pas loin ; il habite ce vieux palais que l'on nomme Julien.» Ils le supplierent de les conduire vers ce druide,
Tant que le chemin dura, ils observerent tous un profond silence : de sorte que Silvandre put s'occuper à loisir de ses tristes pensées. Lorsqu'ils furent arrivés, Cloridamante instruit qu'ils venoient lui demander reparation d'une injure, descendit dans une grande salle où il avoit accoutumé de rendre la justice. Alors un vieux pasteur tenant par la main sa femme qui étoit presqu'aussi âgée que lui, parla en ces termes :
O pere, le plus sage & le plus judicieux des hommes, vous voyez devant votre tribunal un pere & une mere outrés de douleur. On a commis contr'eux & con- leur fille unique un attentat énorme. Ils viennent vous demander justice, & vous amenent les coupables & les témoins, afin qu'après les avoir entendus vous mainteniez selon votre coutume, le droit & l'équité, & que vous punissiez les méchans.»
Le druide promit à tous de leur faire bonne justice ; «mais afin de prononcer plus surement, ajouta-t'il, choisissez parmi
HISTOIRE DE SILVANIRE.
«Mon pere, puisque vous ordonnez que je vous explique le sujet qui nous amene devant vous, quelqu'interessée que je sois comme amie à l'offense dont il s'agit, je ne déguiserai en rien la verité. Personne ne pouvoit mieux que moi vous instruire de toutes les particularités. Dès mon enfance j'ai été nourrie avec la belle Silvanire, dit-elle en montrant une jeune bergere ; ainsi j'ai vû le commencement & les progrès de l'amour qui a occasionné l'affaire dont il est question. Et d'abord, mon pere, je vous dirai que ce
Un des plus proches voisins de Menandre, & peut être son meilleur ami, fut Arion ce respectable vieillard que vous voyez de l'autre côté, pasteur à la verité sans reproche, & dont les ayeux ont gouverné long temps, & avec toute sorte d'integrité les petites affaires de notre hameau. Mais il faut avouer que son pere songea plus à lui laisser beaucoup d'honneur, que les biens de la fortune. Or,
Un jour qu'il lui avoit rendu une brebis égarée ; mais dit-elle, Aglante, comment m'acquiterai-je de la peine que vous prenez pour moi ? C'est, répondit le berger, en me permettant de vous servir.
Mais, continua-t'elle, pourquoi estimez-vous tant cette permission ? Parce queje ne trouve point de plus grand bonheur que celui de vous servir.
Silvanire apprit avec l'âge qu'une fille sage doit obéir à ceux qui lui ont donné le jour, & ne disposer de sa volonté que conformément à la leur. Cette connoissance vint un peu tard ; l'amour avoit déja jetté dans son cœur de si profondes racines, qu'elle ne pouvoit s'en défaire sans douleur. Elle resolut ne pouvant mieux faire, de feindre au moins qu'elle étoit libre. Et quoiqu'il lui en coutât infiniment pour cacher ses fers, jamais personne n'a pû rien remarquer. Aglante même depuis quatre ans a vêcu dans une telle incertitude à cet égard, qu'il ignoroit à quoi s'en tenir : sagesse incroyable dans une personne aussi jeune !
Ce fut alors que je commençai à la pratiquer, & que je m'attachai à elle, comme heureusement elle s'attacha à moi. Peut être fut-elle ravie de me trouver, dans la resolution où elle étoit de s'éloigner d'Aglante. Le berger fut extrêmement sensible, comme il est aisé de se
Mais le jeune berger seduit par une passion qui lui sembloit aimable : mon pere, lui répondit-il, j'avoue que ceux là sont blâmables qui aiment des objets indignes de leur amour ; pour moi je cheris de sorte mon affection que je quitterai plus tôt la vie que d'y renoncer. Qu'Arion, au lieu de se plaindre de moi m'aide au contraire à supporter mon tourment, ou qu'il le soulage s'il est en son pouvoir. Et j'espere qu'il le fera ; il m'aime, il a sans doute éprouvé autrefois ce que j'endure aujourd'hui. Et vous, mon pere,
Je vous aime, il est vrai, repartit le bon vieillard ; & n'ignorant pas combien difficilement un jeune cœur se détache de ce qu'il aime, je voudrois vous rendre la liberté, s'il étoit possible, à cause des maux que je prévoi, & qui me paroissent inévitables autrement. Mais du moins, celle que vous recherchez est-elle digne de vous ? Pour me répondre quittez le personnage d'amant ; ou si quelquefois vous avez reconnu mon amitié pour Arion & mon zele pour le bien de votre famille, nommez-moi la personne que vous aimez. Je jugerai si elle vous convient, & je pourrai vous donner des conseils salutaires.
Aglante qui sçavoit combien ce vieux pasteur l'avoit toujours cheri, ne balança point à lui nommer Silvanire. Ce bon vieillard lui répondit alors : J'avoue, Aglante, que votre faute est excusable, si pourtant c'en est une. Mais, ajouta-t'il, lui avez vous fait connoître votre amour ? Je n'ai fait, dit-il, toute ma vie que la servir ; & pour mon malheur elle montroit quelque inclination pour moi dans ces premieres années, mais helas depuis elle ne m'a fait voir qu'insensibilité.
Le vieillard fit incontinent courir le bruit qu'Aglante avoit changé ; & ce bruit fut autorisé par les froideurs de Silvanire. Mais quoiqu'on lui donnât pour maitresse Siline, belle & vertueuse bergere, & fille de ce vieux pasteur, & que l'on ajoutât que le mariage alloit s'accomplir, Silvanire n'en put rien croire. Elle en ressentit de la peine, mais elle ne changea rien à ses manieres avec Aglante, d'autant mieux que son pere
Cependant Silvanire eut beau dissimuler, je m'apperçus qu'elle n'étoit point insensible aux bruits qui couroient. Un jour qu'Aglante lui avoit rapporté une de ses brebis qui s'étoit égarée : Hé quoi, lui dis-je, vous est-il encore permis de servir une autre bergere que Siline dont vous allez être l'époux ? Moi, l'époux de Siline, s'écria-t'il ? sçachez Fossinde, (tel est mon nom) que Siline merite un autre époux que moi ; & fût-elle Galatée, je la refuserois. Cependant, lui dis-je, Siline a du merite. Je l'avoue, ajouta-t'il ; mais elle n'est pas Silvanire.
Tandis que nous parlions ainsi, Silvanire caressoit sa brebis retrouvée ; mais je remarquai qu'elle nous écoutoit avec attention ; & quelques jours après j'eus occasion de me convaincre qu'Aglante ne lui étoit pas indifferent.
En ce même temps Tirinte revient dans notre hameau après quinze lunes d'absence ou environ. Tirinte est ce berger qui vous est presenté comme coupable, ô sage Cloridamante ; à peine fut-il arrivé, à peine eut-il vû Silvanire, qu'il en devint éperdument amoureux. Silvanire le
Tirinte, & Alciron le premier avoient conduit leurs troupeaux sur les sommets de Mont-lune. Tirinte se croyant seul, car il n'avoit point apperçu Alciron, s'occupa uniquement de son malheur qu'il déploroit de la façon du monde la plus touchante. O Tirinte, s'écria-t'il, n'es-tu pas las de pousser tant de soupirs inutiles ? se peut-il qu'en perdant la liberté tu ayes aussi perdu la raison ? Esperes-tu de fléchir jamais cette ingrate bergere ? Mais après s'être tû quelque temps ; ô dieux, reprenoit-il, à quoi voulez-vous que je me détermine ? Ordonnez ce qu'il vous plaira, me voici prêt à vous obéir. Seulement ne m'ordonnez pas de ne l'aimer plus.
Alciron ne put soutenir plus long temps ses plaintes ; il s'approche de lui tout à coup, & lui parle en ces termes : Les dieux, ô Tirinte, connoissent nos foiblesses, & nous les pardonnent ; mais ils punissent toujours ceux qui veulent les rendre coupables de leurs propres erreurs. O cher ami, n'attire point sur toi par de pareils blasphêmes les traits redoutables de leur juste couroux. Ah, puisqu'ils connoissent nos foiblesses, & qu'ils les pardonnent, reprit Tirinte avec un grand soupir, ils ne m'imputeront point la faute que tu me reproches. Elle n'est que l'effet de m'a foiblesse : & mon intention est de leur obéir en tout ce qui dépendra de moi. Et pour t'en convaincre, dis-moi, Alciron, qui pourroit moins aimer Silvanire ? Et qui pourroit en l'aimant autant que moi, blasphêmer moins : si c'est blasphêmer que de dire que je ne puis cesser de l'aimer ?
O Tirinte, reprit Alciron, pourquoi d'éguiser ainsi ta faute ? Il dépend de toi de vaincre cette passion que tu me peins si puissante. Non, non, s'écrie Tirinte, je ne suis plus à moi ; je veux mourir en aimant Silvanire. La mort est maintenant l'objet de mes desirs les plus ardents. Je veux finir ma vie infortunée, puisque je n'espere aucun soulagement à mes douleurs.
Pourquoi, Tirinte, parler de mort & de tombeau ? Amour est le dieu de la vie ; & la mort seule peut ruiner son empire. Il t'ordonne de vivre, ce dieu puissant, ne fut-ce que pour conserver à ta Silvanire un fidele serviteur. Et moi, de la part de ce dieu, je te promets que tu obtiendras bien tôt Silvanire, si tu veux suivre mes avis. O, s'écria Tirinte, les promesses impossibles n'obligent point ceux qui les font. Celle-ci n'est point impossible, reprit Alciron, pourvu que tu executes fidelement ce que tu vas entendre. Alors il continua de la sorte :
Je n'ai rien tant souhaité, mon cher Tirinte, que de t'arracher à une passion si funeste ; je n'ai rien oublié pour y réussir, tu le sçais. Mais puisque mes efforts ont été inutiles, je veux te donner dans peu Silvanire. Elle sera tellement à toi, que tu pourras en disposer à ta volonté ; & bien tôt tu connoîtras par ta propre experience
En effet, Alciron vint peu de jours après le trouver. Il lui apporte un miroir dans lequel il lui défend de se regarder, & l'assure que si par quelque artifice il peut faire ensorte que Silvanire y jette les yeux, elle sera toute à lui. Comment, dit Tirinte, est-ce un enchantement ? Non, répondit Alciron. Mais, dis-moi, ajouta Tirinte, m'aimera-t'elle ? Eh que t'importe, pourvu qu'elle soit tienne seulement, prens bien garde que quelqu'autre ne s'y voye ; il en arriveroit du mal. Et si par hazard, & sans le vouloir, tu y jettes les yeux, vien me trouver incontinent, j'y remedierai.
Tirinte reçut le miroir avec une satisfaction qui ne peut s'exprimer. Aussi tôt il va chercher Silvanire ; il lui presente le miroir, il la presse de l'accepter, il ajoute enfin tant de raisons, tant de prieres, tant d'artifices qu'elle le reçoit, mais à condition de ne le garder qu'autant qu'elle le voudroit. A peine eut-elle jetté les yeux sur la glace qu'elle l'obligea de le reprendre. Tirinte étoit ravi d'avoir si bien executé ce qu'Alciron lui avoit conseillé ; mais sa joye ne dura pas long temps ; car Silvanire eut incontinent des défaillances extrêmes, & tomba dans des assoupissemens mortels. Elle demeura
On dit alors dans tout le hameau que Silvanire étoit empoisonnée, & que l'on desesperoit de sa vie. Aglante & Tirinte accourent affligés, comme vous pouvez vous l'imaginer. Tirinte reconnut d'abord l'effet de son miroir. Il conçut contre Alciron un déplaisir si violent, que s'il l'avoit rencontré, il lui eût ôté la vie. Ce perfide, disoit-il en lui même, a pensé me délivrer de mon amour, en la faisant mourir ; mais le cruel qu'il est, il n'a pas consideré que ma vie est attachée à celle de Silvanire, & que si elle meurt, il m'est impossible de lui survivre. Mais, reprenoit-il incontinent, monstre plus inhumain que le tigre même, qu'elle furie t'a allaité ? O dieux ! Tu sçais Tirinte, que ce barbare a voulu que Silvanire reçut la mort par tes mains : tu le sçais, & tu vis, & tu respires, & tu ne l'as point encore vengée.
Le berger alloit cherchant Alciron, mais si transporté de fureur, que peut être il ne l'eut pas apperçu quand même il l'auroit rencontré. Cependant Silvanire luttoit contre son mal, tantôt s'évanouissant, puis revenant à elle même, & retombant ensuite ; & ces divers
Mon pere, je tremble que les dieux ne soient offensés de votre excessive douleur : vous sçavez mieux que moi que le trépas est aussi naturel que la vie ; qui vous afflige donc maintenant ? Peut-être voudriez-vous que je vous fermasse les veux ; mais, mon pere, que les dieux ont de sagesse & de bonté ! Ils ne veulent pas me laisser en ce monde après vous sans guide & sans experience. Peut-être
J'ai bien des choses à vous dire : mais ma derniere heure qui s'approche ne me le permet pas. Je vous supplie seulement l'un & l'autre de vous conformer à la volonté des dieux, & de croire que je quitterois la vie sans regret, si deux choses ne m'affligeoient extrêmement. Alors Menandre s'efforçant de parler : Ouvre ton cœur, ma fille, & sois persuadée que jamais enfant ne fut plus cher à son pere. Je vous dirai donc, continua-t'elle, que ce qui m'afflige, c'est d'avoir reçu de vous deux tant de bienfaits, & de n'avoir pu jusqu'ici vous rendre le moindre service. Contentez-vous de ma volonté. Alors Menandre l'embrassant, & fondant en larmes : Ta volonté, dit-il, ô Silvanire, ne t'acquitte que trop envers nous. Dieu soit loué, ajouta-t'elle ; mais helas oserai-je vous ouvrir entierement mon cœur ? Ose, ma fille, s'écrierent Menandre & Lerice. Et faisant un nouvel effort, vous m'avez, dit-elle, si souvent enseigné que l'ingratitude est le vice le plus detestable. J'ai pensé que les dieux
A ces mots sentant redoubler son mal : ô mort, dit-elle, en poussant un profond soupir, donne-moi le loisir d'achever. Et reprenant un peu haleine : Aglante, continua-t'elle, quoique j'aye
Menandre avoit d'autres desseins ; mais
Cependant, Tirinte cherchoit de tous côtés Alciron, pour venger l'outrage qu'il en avoit reçu, & du même fer se percer ensuite le cœur sur le tombeau de Silvanire. Sans doute, s'il l'avoit rencontré, il auroit pu l'insulter avant que de l'entendre. Mais Alciron vint prudemment le trouver dans son lit, où il avoit été contraint de se mettre. Il pensoit bien qu'il seroit dans une extrême affliction, & qu'il auroit conçu contre lui la plus vive colere. Dès que Tirinte l'apperçut, il se mit en devoir de se jetter sur lui ; mais Alciron tenant la porte entr'ouverte :
Comment, dit Tirinte se reculant quelques pas, & croisant les bras, as-tu le pouvoir de rappeller les ames, lorsqu'elles ont passé la barque ? Non, Tirinte, je n'ai pas ce pouvoir ; mais sçache que Silvanire n'est point morte, & qu'elle est seulement assoupie ; car telle est la vertu du miroir. O dieux, s'écria Tirinte que me dis-tu ? La verité, reprit Alciron. Apprend que la glace de ce miroir est d'une pierre que l'on appelle memphitique, & qui a la vertu d'assoupir les sens, au même instant qu'elle est touchée. A
S'il est ainsi, dit Tirinte, avoue du moins que tu devois m'avertir. Tu peux en cela même, reprit Alciron, connoître combien je t'aime. N'est-il pas vrai, berger, que tu ne pouvois ni ne voulois plus vivre sans Silvanire ? & que tu n'avois plus rien à esperer de tes services ? Or si je t'avois averti de ce qui est arrivé, tu n'aurois pas eu la force de l'executer.
A ces mots, Tirinte persuadé que Silvanire vivoit, étendit les bras, vint embrasser Alciron, la joye dans les yeux, & lui demanda cent fois pardon. Puis s'habillant avec une impatience extrême, il le conjura de le mener où reposoit la belle Silvanire. Et dans le chemin, car on l'avoit portée hors du hameau : cher ami, lui dit-il, comment pourra-t'elle être à moi, lorsque nous l'aurons tirée du cercueil ? Eh qui pourroit te l'ôter, répondit Tirinte ? Qui viendra même te la demander, puisqu'on la croit morte ? Sers-toi seulement
Ils arrivent enfin au lieu de la sepulture ; ils levent la pierre, & trouvent Silvanire dans le même état qu'elle avoit été mise au tombeau. Mais, ô merveilleux effet, ô vertu admirable des choses que la nature a produites ! A peine Alciron lui eut jetté au visage d'une certaine eau qu'il avoit dans une bouteille ; à peine il lui en eut frotté le poux & les narines, qu'elle commença de respirer, qu'elle sortit peu à peu de son assoupissement, & qu'ouvrant les yeux elle éternua plusieurs fois. Alors Alciron dit à Tirinte : je te remets ta chere Silvanire : use bien de ta fortune, & sers-toi de l'occasion. A ce mot il les quitta.
Quel fut l'étonnement de Silvanire, quand après avoir ouvert les yeux, elle se trouva en ce lieu & à cette heure ; car à peine il faisoit jour ! Elle se souvenoit bien de ce qui s'étoit passé, mais elle ignoroit de quelle maniere elle avoit été retirée du tombeau qu'elle voyoit encore auprès d'elle ! Enfin ne voyant personne que Tirinte : Berger, lui dit-elle, raconte-moi quelle est cette merveille. Que vous dirai-je, répondit-il, belle Silvanire ? ce sont là des effets ordinaires
Tirinte qui ne vouloit pas s'arrêter davantage en ce lieu, de peur d'être rencontré par quelqu'un qui auroit pû rendre inutile sa méchanceté, crut devoir la desabuser entierement : & lui parla en ces termes : Belle Silvanire, pour ne vous pas laisser plus long-temps dans l'incertitude, sçachez qu'après vous avoir aimée, servie, adorée, après vous avoir rendu tant de soins inutiles, j'ai recouru à l'artifice. Vous souvenez-vous, continua-t'il en souriant, d'un miroir que je vous priai d'accepter ? Je m'en souviens,
O dieux, s'écria Silvanire ! que les hommes qui te ressemblent sont dangereux ! Mais encore quel étoit ton dessein ? de faire croire à tout le monde que vous étiez morte, répondit-il, & de passer avec vous le reste de mes jours, sans être troublé par qui que ce fût. O, Tirinte, ajouta-t'elle, comment as-tu pû te figurer que j'y consentirois ? Amour, continua-t'il, m'a donné cette esperance. Perfide berger, dit Silvanire, jamais l'amour n'eut part à une action si noire. Et quand je voudrois être à toi, je ne le pourrois pas ; je suis à Aglante, je le lui ai juré en mourant ; & Menandre & Lerice qui me destinoient un autre époux, ont donné leur agrément. Aglante m'a reçu pour sa femme, comme telle il m'a pleurée tendrement, & telle aussi me possedera-t'il, tant que je respirerai. N'y pense plus, Tirinte.
N'y pense plus toi-même, reprit Tirinte en colere. Menandre, Lerice,
Mais tous ceux qui paroissent devant vous, n'y sont pas venus pour le même sujet. La joye de Menandre, de Lerice & d'Aglante leur a fait oublier, ou du moins mépriser le desir de la vengeance. On attend votre arrêt sur un differend qui est survenu depuis. Sçachez donc,
Menandre feignit d'abord de ne l'entendre pas ; mais comme Aglante redoubloit ses instantes prieres, il s'apperçut que Menandre branloit la tête, comme font d'ordinaire ceux qui ne veulent point accorder ce qu'on leur demande. Il en fut extrêmement surpris ; il devint pâle, & fut saisi d'un tremblement qui dura quelque temps. Les bergers qui étoient dans la chambre étonnés du silence & des façons de Menandre, s'approchent, & voyant en quel état se trouvoit Aglante, ils craignirent qu'il n'arrivât quelque malheur, si Menandre lui manquoit de parole. Ils se mettent donc autour de celui-ci, & le conjurent de ne point troubler une joye si légitime par un changement si extraordinaire. Menandre, sans les regarder seulement (car en se promenant il tenoit les yeux baissés) voyez-vous, dit-il, mes amis, à nouveau fait nouveau conseil.
Comment, reprit Aglante en fureur ?
Tous les bergers craignant avec raison quelque desastre, les séparerent, & furent d'avis qu'ils devoient se presenter devant vous, afin d'entendre votre jugement. On eut bien de la peine à les y faire consentir. Menandre pensoit que c'étoit faire tort au nom de pere qu'il portoit, & à l'autorité que ce titre lui donnoit sur sa fille. Aglante de son côté ne pouvoit souffrir que l'on exposât aux jugemens des hommes un droit qu'il comptoit lui être si légitimement acquis.
A peine Fossinde eut fini, que Menandre transporté de colere, & sans attendre que le druide lui permît de parler, interrompit le murmure des assistans, & passant au milieu de tous : «Je vous demande justice, ô sage Cloridamante, s'écria-t'il d'une voix haute, je vous demande justice de l'insolence de ces hommes qui veulent dépouiller les peres de la puissance naturelle qu'ils ont sur leurs enfans ; &, par le nom de pere que vous portez, je vous conjure de maintenir mon droit. Toute notre dispute consiste à sçavoir si un pere ne peut pas disposer de ses enfans à sa volonté. Si on le nie j'ai perdu ma cause ; mais en ce cas je conseille à tous les peres de ne prendre plus la peine de les élever. Un pere qui selon toutes les loix est le roi de sa petite famille, se donneroit des soins pour ceux qui doivent lui enlever son autorité ? O siécle dépravé ! j'ai vu de mon temps qu'un enfant auroit été montré au doigt, s'il avoit desobéi en quelque chose à son pere ; maintenant c'est avoir de l'esprit que de blâmer sa conduite : c'est avoir du courage que de mépriser ses ordres ; &
Après que Menandre eut fini, Aglante voulut prendre la parole ; mais Silvanire concevant qu'il ne seroit point assez maître de ses expressions, le tira par le bras, & l'interrompit pour supplier Cloridamante d'ordonner que quelqu'un répondît pour eux, «afin, dit-elle, que la colere ne fasse rien dire à Aglante qui puisse offenser Menandre.» Alors le druide admirant la sagesse de Silvanire, & imposant silence au berger, jetta les yeux sur tous les assistans ; & après les avoir bien considerés, il commanda à Silvandre de parler pour Aglante. Le berger eût bien voulu s'excuser, à cause de l'état violent
REPONSE DE SILVANDRE POUR
Aglante & Silvanire.
«Je sens, ô sage Cloridamante, tout le poids du fardeau que vous m'imposez. Ce n'est pas une legere entreprise que de parler ici du devoir des enfans envers leurs peres, & de l'autorité des peres sur leurs enfans. Presque tous ceux que j'aperçois sont interessés à ce discours par l'un de ces deux titres. Or, Aglante, si je parle pour vous, si j'essaye de répondre à Menandre, ne croyez pas que je veuille soutenir que les enfans ne sont point obligés d'obéir à leurs peres : dieu me préserve de prononcer un tel blasphême. Je sçais trop que nous ne pouvons jamais nous acquitter envers ceux qui nous ont donné la naissance ; mais d'un autre côté, Menandre, ne pensez pas qu'en déclarant que la plus exacte obéissance est le partage des enfans, je veuille en inferer que les peres ont tour pouvoir sur eux.
Les dieux, il est vrai, ont voulu être nommés peres, mais non pas pour être déclarés
Les enfans, il est vrai ne doivent point
Menandre allegue en sa faveur l'autorité paternelle, & la parole qu'il a donnée à Theante auparavant.
Voici les raisons d'Aglante & de Silvanire, car elles sont inséparables. La parole donnée à Theante n'a jamais été ratifiée par Silvanire ; & son engagement avec Aglante a été consenti par Ménandre & Lerice.
Menandre ajoute qu'il n'a donné son consentement, que parce qu'il croyoit que sa fille alloit expirer. Aglante répond qu'on ne contracte point par la pensée, mais par les paroles, & que si cette ruse avoit lieu, il n'y auroit plus de commerce parmi les hommes.
Silvandre alloit continuer ; mais il fut
Alors Cloridamante se leva pour prendre les avis des autres druides, & donner ensuite son jugement. Mais Tirinte ne pouvant plus se contenir, s'écria d'un air farouche : «Qui est mon accusateur, & pourquoi suis-je retenu ici ?» En même temps Fossinde reprit la parole, & lui dit : «Miserable berger, oses-tu demander pourquoi on te retient ? & quel est ton accusateur ? Ta propre conscience ne dit-elle pas que jamais il ne parut en ce lieu personne qui fût aussi coupable. Et le ciel qui ta vu, les antres qui t'ont caché, les
Tous les assistans furent étonnés d'entendre parler de la sorte la bergere Fossinde ; ils sçavoient qu'elle aimoit Tirinte. Mais celui-ci sans changer même de visage : «Parle, lui dit-il aux juges, si tu penses que je sois criminel ; c'est d'eux que tu dois attendre la justice. Crois-tu que je n'aye pas le courage de supporter les supplices qui peuvent expier ma faute ?» A ce mot Fossinde rougit, & se tournant vers Cloridamante, elle l'obligea d'écouter ce qu'elle avoit à dire.
«Ce berger, dit-elle, ô sage druide, mérite la mort, si quelqu'un la mérita jamais. Si on l'en croit, il aima Silvanire ; mais il est facile de le convaincre du contraire. Il ne connut jamais la puissance de l'amour, quoiqu'il lui impute sa faute. En effet comment prouve-t'il sa tendresse à Silvanire ? Au lieu de la servir, il lui presente le poison ; au lieu de l'honorer, il s'efforce de lui ravir l'honneur. Mais peut-être n'est-il pas coupable de ces noirceurs ? Sage druide, qu'il nie s'il l'ose. Non, sa propre conscience le juge, & lui lie la langue. Eh que
Mais le barbare, loin d'être satisfait d'avoir donné la mort à la belle & vertueuse Silvanire, veut la voir de ses propres yeux dans le tombeau, & se rassasier d'un si horrible spectacle. Il va l'exhumer ; & la trouvant en vie (car tout le reste est inventé à plaisir) peut-être que touché de l'énormité de sa faute, il se jette à ses pieds... Non, non, sage druide ;
Jugez maintenant, sage druide, s'il y a ici quelqu'apparence d'amour ; & considerez quelle sureté il y aura pour nous parmi ces forêts, si une pareille trahison demeure impunie. O dieux qui haissez les méchans, & qui avez surtout en horreur la trahison, inspirez nos juges, afin qu'ils effrayent par le châtiment du perfide tous ceux qui pourroient l'imiter !»
Ainsi parla Fossinde ; ensuite après avoir salué les druides & les assistans, elle s'assit à sa place, se couvrant les yeux d'un mouchoir, & feignant de s'essuyer le visage. Il s'éleva aussitôt un grand murmure dans l'assemblée que cette accusation faite avec tant de feu avoit jetté dans le plus grand étonnement. Le seul Tirinte ne parut point ému. En perdant Silvanire, il se soucioit peu de perdre la vie. Cependant il fit signe qu'il vouloit parler, & le druide le lui ayant permis, il répondit en ces termes :
«La bergere a raison lorsqu'elle dit que j'ai failli ; mais, ô sage druide, c'est à
O sage druide, l'affection que j'ai portée à Silvanire, & que je lui porterai encore après mon trépas, m'auroit-elle permis de songer à l'impieté dont on m'accuse ? J'ai presenté le poison à Silvanire, je l'avoue ; mais trompé par un ami que je ne devois point soupçonner. Que la belle Silvanire dise elle-même, si lorsquelle s'éveilla, elle ne me vit pas auprès d'elle aussi bien qu'Alciron, avec un vaze plein d'eau dont elle avoit encore le visage tout mouillé. Que Menandre & sa famille déposent si Alciron n'empêcha pas qu'on ne l'embaumât. Or, si nous avions eu intention de la faire mourir, pourquoi Alciron auroit-il détourné le fer qu'on alloit lui plonger dans les entrailles ?
Que je sois déclaré innocent à cet égard, & j'avoue tous les autres crimes dont on me charge. Je brave les tourmens & la mort, pourvu que ma foi soit entiere, & mon amour justifié.»
Tel fut le discours de Tirinte, chacun fut touché de sa fermeté & de son malheur. Et Alciron ne pouvant souffrir de le voir si mal défendu, & d'être accusé lui-même d'un crime si noir : «Sage druide, dit-il, non seulement Tirinte n'est pas coupable pour avoir presenté le miroir à Silvanire, il ne l'est pas même dans ce qui a suivi. Bien que le miroir soit rompu, il est facile d'éprouver (car en voici des pieces) si c'est un poison mortel, ou un simple assoupissant. Non, non, dit le druide, il suffit ; on ne peut vous croire capable d'une si horrible méchanceté. Mais si vous avez quelque chose à dire pour justifier Tirinte de l'accusation de violence, parlez.»
Alciron alloit reprendre la parole, lorsque Tirinte l'interrompit en ces termes : «Cesse, ami, je t'en conjure : je veux mourir. Heureux qui meurt ne pouvant vivre que dans l'amertume ! Je te remercie néanmoins & de ta bonne volonté, & de ce que tu as voulu prouver que je n'ai jamais eu intention d'ôter la vie à la belle Silvanire. Eh puissent les dieux prolonger
Cependant Alciron essaya encore de parler ; mais à peine eut-il proferé les premieres paroles, que Tirinte l'interrompit encore. «O sage druide, s'écria-t'il, c'est l'amitié, & non l'amour de la vérité qui lui fait chercher des raisons pour me défendre. Je le desavoue, & vous supplie de ne lui point ajouter foi, mais de me juger selon nos loix.»
Aussitôt Cloridamante, après avoir imposé silence, se leve & va recueillir les voix des sept druides qui jugeoient avec lui ; car il falloit ce nombre de sept pour juger à mort. Il fut long-temps à prendre les voix, parce que la matiere étoit difficile. Enfin après avoir bien discuté cette affaire, le druide se remit dans son siege, & prononça ce jugement.
JUGEMENT DE CLORIDAMANTE.
Nous Cloridamante établi en l'absence du grand Adamas pour rendre la justice en cette contrée, après avoir bien entendu le differend qui est entre Menandre & Lerice d'une part, & Aglante & Silvanire de l'autre, & aussi l'accusation intentée contre Tirinte ; au sujet de l'attentat par lui commis contre Silvanire ; & après avoir eu l'avis des autres druides : le tout bien consideré,
Et faisant droit sur ce qui concerne Tirinte : les tromperies, les finesses, & les larmes étant permises dans l'empire d'amour, nous le déclarons absous de la tromperie qu'il a exécutée par l'artifice du miroir ; mais d'autant que la violence est défendue par les loix d'amour, & qu'il est convaincu d'avoir attenté contre la personne de Silvanire qu'il aimoit, nous le condamnons comme tel à être précipité du rocher malheureux.
La joye de voir Aglante & Silvanire unis fut presque universelle ; mais cette joye fut troublée par la compassion que le malheur de Tirinte excita, bien que sa mort parût juste, il étoit d'ailleurs si aimable, que tous ceux dont il étoit connu
Cependant Fossinde voyant son dessein réussir au delà de ses vœux, s'approche du berger infortuné, & lui dit : «Je le vois réduit au point où je l'ai si long-temps desiré. Et moi, répondit le berger, j'emporte si peu de ressentiment contre toi, que je suis ravi de te causer quelque satisfaction par mon trépas. Ah, Tirinte, Tirinte, reprit-elle, tu connoîtras bien-tôt que ta vie m'est aussi chere que la mienne,» & prenant son pere Alcas par la main ; «mon pere, lui dit-elle, n'est-il pas vrai que vous m'avez promis de me
Toute l'assemblée poussa des cris de joye, & se mit à crier, grace, grace. Les amis de Tirinte coururent l'embrasser, & ceux de Fossinde le comblerent de caresses & de louanges. C'étoit parmi eux une ancienne loi, que si quelqu'un étoit condamné à mort, toute fille qui le demandoit pour époux pouvoit le sauver. Ils se réunirent tous pour supplier le druide d'accorder à Fossinde sa demande. Cloridamante fut ravi de pouvoir délivrer le malheureux Tirinte ; il fit apporter des chapeaux de fleurs ; il en mit d'abord sur la tête de Silvanire & d'Aglante, puis se tournant vers Fossinde : «Et toi bergere, lui dit-il, reçoi celle dont j'orne ta tête, & donne à Tirinte celle que je laisse en tes mains, en témoignage qu'en même temps tu lui rens la vie, & tu te donnes à lui.»
Après une conclusion si heureuse, ils furent tous d'avis d'aller au temple pour remercier les dieux. Ils arrêterent aussi que l'on uniroit tout de suite les amans, & qu'ils acheveroient les autres cérémonies, lorsqu'ils seroient retournés dans leurs cabanes. Pour Silvandre après avoir reçu les remercimens de Silvanire & d'Aglante, il se separa de la troupe, & s'enfonça dans les bois pour y plaindre sa destinée.
LIVRE QUATRIÈME.
Diane & Phylis avoient dîné avec Astrée, pour faire compagnie à la belle Alexis ; lorsqu'elles furent sorties de table, elles les avertirent qu'il étoit venu une étrangere qui desiroit passionnément de voir Astrée. «Ainsi, dirent-elles, si vous ne vous hâtez de lui rendre visite, assurez-vous qu'elle vous préviendra. En ce cas il faudra se résoudre à l'avoir toute la journée sur les bras. Mon dieu, dit Alexis, n'attendons pas qu'elle vienne ! nous ne pourrions plus nous en défaire, & s'il me faut contraindre ainsi, je serai infailliblement plus malade que je ne l'ai été
Ce qu'Alexis avoit proposé fut d'autant plus promptement exécuté, que Diane qui les conduisoit sembloit se hâter, par le plaisir qu'elle prenoit à s'entretenir avec une étrangere qui parloit si mal des hommes. Florice ayant reconnu de loin les bergeres : «Dorinde, lui dit-elle, voici un effet de la politesse d'Astrée. Elle a sçu que vous desiriez la voir, & elle vient vous visiter la premiere. Si vous m'en croyez, nous irons au-devant d'elles.» A ces mots, les quatre étrangeres se prenant par la main hâterent leurs pas vers les bergeres qui les reçurent avec tout l'accueil imaginable. Dorinde ayant remarqué qu'Alexis étoit respectée des bergeres : «Madame, lui dit-elle, voici un de mes souhaits accompli. Je desirois il y a long temps de voir le Lignon & les aimables bergeres qui habitent sur ses bords. Et le ciel semble avoir favorisé mon dessein, puisqu'il offre d'abord à mes yeux ce que la contrée a de plus accompli. J'avoue, répondit Alexis, qu'en voyant Astrée, Diane, Phylis & Daphné, vous n'avez plus rien à chercher sur nos bords.»
Alors Astrée prenant la parole : «Les louanges d'Alexis prouvent qu'elle a des
Cependant Florice qui n'aimoit pas à demeurer si long temps au soleil, les interrompit, en proposant aux bergeres de venir se reposer dans sa cabane qui étoit sur les bords du Lignon, & couverte par de grands arbres. Elles se prirent donc toutes par la main, résolues de passer dans la cabane de Florice une partie du jour, & d'y attendre que la chaleur fût un peu tombée.
Diane se souvint alors que l'étrangere lui avoit promis l'éclaircissement des raisons qui leur faisoient hair les hommes. Et comme dans la situation où elle se trouvoit, il ne pouvoit rien lui arriver de plus agréable : «Belle bergere, lui dit-elle,
HISTOIRE DE DORINDE, DE
Periandre, de Merindor & de Bellimart.
«De tous les poisons qui nous gagnent le plus aisément, il n'y en a point de plus dangereux, ni de plus inévitable que la trahison des hommes. Car que ne tentent-ils pas pour infecter nos ames de leur venin ? Si nous avons des sentimens élevés, ils nous réverent, ils nous adorent, ils sont nos esclaves, ils ne veulent vivre que pour nous obéir, & ne changeroient pas leur servitude pour l'empire de l'univers. S'ils rencontrent une ame moins genereuse, quels services n'imaginent-ils point ? en quoi ne se transforment-ils point ? à quelles parures n'ont-ils point recours ? & quels soins n'employent-ils pas pour séduire celles qui leur sont agréables ? Pourquoi tous ces artifices, tous ces soins, toutes ces peines ?
Sçachez donc, madame, & vous belles & discretes bergeres, que je suis née dans l'ancienne ville de Lyon, où mes ancêtres ont toujours tenu un des premiers rangs. Je perdis ma mere Alcinie que j'étois encore au berceau ; mon pere Arcingentorix me fit élever avec des soins incroyables. Je fus recherchée de plusieurs chevaliers ; mon pere qui vouloit m'établir avantageusement, differoit toujours son choix sous divers prétextes. J'avoue que je blamai alors sa prudence ; mais je la loue maintenant que je sçais combien le joug du mariage est un joug tyrannique. Le premier dont je remarquai les soins fut un nommé Teombre, qui depuis épousa Florice. J'étois dans un âge si tendre que j'aurois pu croire tout ce qu'il me disoit ; mais sa mauvaise grace, je vous demande pardon Florice, me défendit des mauvais desseins qu'il pouvoit avoir sur moi.
Presqu'en même temps, Periandre jeune chevalier en apparence, fort aimable, me voulut persuader qu'il m'aimoit. Nous étions voisins ; il avoit souvent occasion
Il n'y a personne ici, interrompit Astrée, qui ne le connoisse, puisqu'il a embrassé la vie pastorale, & qu'il s'est arrêté sur nos bords de Lignon. Puisque vous le connoissez, reprit Dorinde en souriant, je me crois dispensée de vous raconter ses perfidies. Nous sçavons, ajouta Diane, le tour du miroir où étoit son portrait, & tout ce qu'il a eu à démêler avec vous, & avec Periandre, jusqu'à son départ de Lyon. Je sçai, répliqua Dorinde, qu'il raconte volontiers ses faits heroïques ; mais je ne sçais s'il aura dit la vérité ? N'en doutez point, dit Florice. Si les dieux l'ont fait inconstant, ils ne l'ont point fait menteur.
Je passerai donc sous silence ce qui m'arriva avec lui, poursuivit Dorinde. Je remarquerai seulement qu'Hylas est le second qui m'ait trompée, Periandre n'ayant pas encore achevé sa trahison ; mais j'avoue qu'Hylas est celui de tous dont j'ai moins lieu de me plaindre, parce
Periandre délivré d'un rival qu'il redoutoit, se donna tellement à moi, du moins en apparence, que toute la ville en étoit instruite. Dès que j'étois éveillée, il m'envoyoit tantôt des fleurs, & tantôt des fruits rares. En sortant pour aller au temple, je le trouvois à ma porte, & toujours il m'accompagnoit. Il ne manquoit jamais les promenades où j'étois, & toutes les nuits il paroissoit sous mes fenêtres avec des voix & des instrumens ; ses domestiques ne portoient d'autres couleurs que les miennes ; il ne se montroit lui-même dans les tournois que chargé de mes faveurs ; c'est ainsi qu'il nommoit les écharpes, & autres choses semblables qu'il avoit de moi. Ces soins, je l'avoue, flatoient ma jeunesse.
En ce même temps deux chevaliers tournerent les yeux sur moi. L'un étoit étranger, & se nommoit Bellimart, & l'autre des rives de l'Arar, & s'appelloit Merindor. Bellimart étoit ce même goth qui avoit tenu prisonnier Arimant le serviteur, & depuis l'époux de Chriseide. Nous avons appris son histoire par Hylas, & par Florice, interrompit Astrée. J'en suis ravie, dit Dorinde, vous concevez mieux ce qui me reste à vous dire.
Un jour Bellimart representa au roi les longs services qu'il lui avoit rendus, les dangers qu'il avoit courus, les blessures qu'il avoit reçues, dont il lui montra les cicatrices, puis il le supplia de considerer qu'il n'avoit eu aucune recompense, & qu'il étoit réduit au peu de bien que son pere lui avoit laissé. A ces differentes considerations il en ajouta beaucoup d'autres, qui toucherent le cœur de ce roi genereux. Gondebaut lui donna, contre son esperance même, le commandement des troupes étrangeres destinées à garder la ville de Lyon : poste important ; & dans lequel Bellimart acquit de si grandes richesses, qu'il put prétendre
Tout ceci arriva pendant que Periandre me rendoit des soins si assidus. «Or Bellimart voulant se faire un appui dans la province, songea moins à prendre une alliance utile, qu'une alliance honorable. Il jetta les yeux sur moi : en ce même temps Merindor qui revenoit d'un long voyage, me vit par malheur dans une assemblée, il commença aussi à me rechercher : de sorte que Periandre se vit tout à coup deux rivaux sur les bras. Merindor étoit plus mesuré dans ses démarches ; pour Bellimart il ne ménageoit rien, ne croyant pas que mon pere pût balancer entre Periandre & lui.
Periandre de son côté me marqua plus d'amour que jamais ; soit que les difficultés irritent les desirs, ou qu'il rougît de me céder à un autre. Il me demande mon consentement pour me faire demander à mon pere, il l'obtient. Je ne me sentois que de l'aversion pour Bellimart que je trouvois feroce, & qui d'ailleurs étoit beaucoup plus âgé que moi. Pour Merindor, il étoit si discret, que je ne pouvois m'assurer qu'il m'aimât sérieusement. Periandre ne perd pas un instant, il fait parler à mon pere, & tâche d'en tirer une réponse favorable. Arcingentorix lui demande un mois pour
Et quelque temps après Merindor m'ayant rencontrée dans le temple, où Periandre m'avoit conduite, & d'où il ne faisoit que de sortir, il se mit à genoux auprès de moi, & me dit : Est-ce, belle Dorinde pour prier les dieux, ou pour les remercier que vous êtes ici ? Et comme je ne lui répondois rien ; que veut dire ce silence, ajouta-t'il ? Que puis-je vous répondre, lui dis-je, quand je ne vous entens point ? Je demande, continua-t'il, si vous venez prier les dieux de vous faire épouser Periandre ; ou les remercier de l'avoir déja fait ? Ni l'un ni l'autre, repartis-je, il ne m'obligera jamais à les beaucoup importuner. Que vous êtes dissimulée, dit-il ? votre mariage est connu de tout le monde. Dites-moi seulement de quelle maniere vous recevez cet époux ? Comme le doit une fille bien née, ajoutai-je. Mais dites-moi,
Merindor y fut tellement sensible, qu'il resolut plusieurs fois de s'en prendre à Periandre, n'osant pas esperer que je l'aimasse tant que Periandre vivroit. Un jour qu'il étoit vivement frappé de cette idée, il rencontra un de ses amis nommé Euphrosias, homme sage & vertueux. Il lui fit part de l'état où il se trouvoit, & de la resolution qu'il avoit prise d'ôter la vie à Periandre. Hé quoi, dit ce sage ami, croyez-vous meriter les bonnes graces de Dorinde, en faisant mourir la personne du monde qu'elle aime le plus ? Imitez plus tôt Periandre lui même, ou plus tôt Periandre lui même, ou plus tôt faites mieux que lui, pour obtenir le bonheur d'être aimé. Mais elle aime Periandre, dit Merindor ? Tant mieux, répondit Euphrosias, c'est une preuve que l'amour ne la trouve point insensible. Et pourquoi vous figurer que vos services ne seront pas aussi bien reçus que les siens ? Puisque vous aimez Dorinde, & que vous ne pouvez vous resoudre à la quitter, forcez-là de vous aimer à son tour. Mais, dit Merindor
C'est ainsi qu'Euphrosias détourna son ami du dessein qu'il avoit d'insulter Periandre, & qu'il ranima ses esperances. Merindor commença donc à me rechercher avec plus de soin que jamais. Periandre & Bellimart en devinrent jaloux, & songerent à l'écarter ; mais Periandre sur tout vers qui mon cœur inclinoit davantage.
Cependant le terme que mon pere avoit pris expira ; Periandre qui attendoit sa réponse avec la derniere impatience le vint trouver le soir même avec trois de ses proches. Il se jette à ses genoux, les embrasse, & le conjure de lui être favorable. Mon pere touché de son empressement le fait lever, lui tend la
Qui croiroit que des paroles si solemnellement jurées ne dussent être inviolables ? Mais, ô honte du genre humain ! entendez dans la perfidie de Periandre celle dont tous les hommes sont capables. Tandis que mon pere faisoit les préparatifs de mes noces, je tombe malade. Une horrible maladie qui attaque les enfans, & ravage la beauté me met à deux doigts de la mort. Periandre me rendit au commencement quelques visites, penétré en apparence de la plus vive douleur ; mais dès que le mal fut déclaré il se contenta d'envoyer quelquefois sçavoir comment je me portois, & ne parut pas même à ma porte.
Lorsque la violence du mal fut adoucie, je demandai de ses nouvelles ; & lorsque je sçus ce qui s'étoit passé, loin de l'accuser d'inconstance, je cherchois moi même à le justifier. Peut être, disois-je,
Merindor, au contraire, comme si mon mal eut augmenté son amour, étoit sans cesse à ma porte, pour essayer de me voir. J'avoue qu'en comparant les differens procedés de Periandre & de Merindor, je fus également sensible à la perfidie de l'un & aux empressemens de l'autre. Alors je pris la resolution de n'être jamais au premier. Mais quoique j'eusse cent fois juré de l'oublier, j'eus la foiblesse de lui faire demander pourquoi il me quittoit si indignement. Eh quoi, répondit-il, Dorinde vit-elle encore ? On m'a bien dit qu'en mourant elle avoit laissé à sa place une fille extrêmement laide, & que par consideration pour sa memoire on a nommée Dorinde mais la belle Dorinde que j'aimois n'est assurément plus. J'en ai tant de regret, que je ne veux point voir celle ci, elle ne feroit que me rappeller la perte de l'autre.
Madame, il me fallut dévorer cette amertume dans le secret de mon cœur. Quelque temps après mon pere me vint voir ; il ne put retenir ses larmes en me voyant si défigurée, & m'étant apperçue qu'il pleuroit : mon pere, lui dis-je, pourquoi vous affliger de ce que j'ai perdu un bien qu'il m'étoit impossible de conserver long temps ? Rejouissez-vous plus tôt qu'il m'en ait si peu coute pour me racheter de l'état le plus affreux. Alors, après lui avoir raconté les procedés de Periandre à mon égard, & ses discours insultans, je me jettai à ses genoux, & le suppliai de me promettre qu'il ne songeroit jamais au perfide. Il fit plus, il me défendit de le nommer jamais en sa presence.
Je commençai presqu'aussi tôt à gouter davantage Merindor ; il me sembla que ces façons m'obligeoient à lui donner la preference sur ses rivaux. Bellimart il est vrai m'avoit continué ses soins ? mais son caractere étoit si opposé au mien, que je ne pouvois me resoudre à l'aimer.
Cependant, quoique hors de convalescence, je ne sortois point encore ; parce qu'on se flattoit toujours que le temps effaceroit les impressions qui m'étoient restées de ma maladie. Et Merindor
A ces mots, je le relevai, & je lui fit apporter un siege ; & lorsqu'il fut assis, madame, me répondit-il, ce n'est point ma curiosité que je satisfais, c'est le devoir de tout veritable amant. Et ne vous figurez pas que je vous aime moins, parce que vous êtes moins belle. J'aime Dorinde telle qu'elle est, & telle qu'elle puisse jamais devenir. Admirez ma simplicité,
Je répondis donc à Merindor : pensez-vous que quiconque veut se faire aimer en dise moins que vous ? Si mes paroles, repliqua Merindor, n'étoient accompagnées de quelque témoignage moins suspect, j'avoue qu'il y auroit à vous de l'imprudence à me croire, après les procedés de Periandre. Mais, Dorinde, seroit-il possible que vous n'eussiez point remarqué mes actions, depuis l'heureux jour où je vous vis, & que je me donnai à vous sans reserve ? Je serois une ingrate, je l'avoue, lui répondis-je incontinent, si je ne les avois point remarquées ; mais je pense que les hommes se font gloire de nous tromper. Ah, madame pouvez-vous me confondre avec ces monstres, & se peut-il que vous doutiez encore de mon amour ? Non, non, Dorinde, écoutez vos sens, consultez votre raison ; & tout vous dira que Merindor vous aime.
Insensée, je crus aussi Merindor, & je lui promis de l'aimer, s'il me continuoit ses sentimens. Lui, de l'air du monde le plus passionné me prend les mains, les baise mille fois, & par cette action il acheve de me persuader. Cependant mon pere survint, & soit qu'on lui eût rapporté, ou qu'il eût remarqué quelque chose, il me tira à l'écart, & me demanda si j'aimois ce chevalier, & si je croyois en être aimée. J'exagerai peut être tout ce que Merindor avoir fait pour moi, & mon pere pénétré de ce que je lui disois, parut disposé à me donner à lui. Mais, ajouta-t'il, ne précipitons rien ; voyons à quoi il se portera, & nous prendrons ensuite le parti le plus convenable. Aussi tôt se tournant vers Merindor, il lui fit tout l'accueil imaginable, le remercia de ses attentions pour moi, & m'ordonna de l'aimer & de l'honorer.
Depuis ce jour, la porte ne fut plus défendue à Merindor ; il passoit presque
D'un autre côté Bellimart informé que Merindor me voyoit, crut qu'il devoit bien avoir la même permission.
Quelques jours après, il fit demander s'il pouvoit venir. Mon pere n'osa lui refuser ce qu'il avoit permis à Merindor. Il vint & je ne parus devant lui qu'avec un masque & des gands.
Ses discours furent plus d'un homme d'état que d'un amant. Et quoiqu'il soupçonnât bien les changemens que la maladie avoit faite à mon visage, il feignit de ne s'en pas embarrasser. Il engagea même quelques jours après le roi Gondebaut à presser la conclusion de notre mariage. Mon pere qui n'aimoit point Bellimart, & qui d'ailleurs étoit prévenu pour Merindor, supplia le roi de lui pardonner, s'il n'y consentoit pas. Que lui étant restée comme l'appui de sa vieillesse, il n'en trouveroit point en moi, s'il me donnoit à un étranger qui ne possedoit rien dans ses états. Que j'étois en âge de faire un choix ; qu'il ne vouloit point me contraindre dans une affaire de cette importance ; que ce seroit abuser de l'autorité que les dieux
Le roi qui aimoit Bellimart, & qui croyoit se l'attacher davantage en le rendant son sujet, combattit vivement toutes les raisons de mon pere, & lui déclara qu'il vouloit que ce mariage se conclût, puisqu'il s'en étoit mêlé jusqu'à ce point ; il se retira ensuite, & laissa mon pere dans un si grand étonnement, qu'il ne put ou n'osa lui répondre un seul mot.
Cependant Bellimart averti par le roi de toutes les difficultés que faisoit Arcingentorix, prit le conseil d'un ami sage, & se vainquit lui même en me comblant de presens aussi bien que mon pere. O qu'il est bien vrai que les prieres arrachent la foudre des mains de Jupiter, & que les dons ôtent la liberté à qui les reçoit ! A peine quinze jours se furent écoulés, que les présens de Bellimart eurent plus d'éloquence & plus d'autorité que les discours du prince. Tous les domestiques gagnés par cet amant devenu magnifique, ne parloient plus que de son merite & de sa valeur ; ses rivaux ne meritoient pas de lui être comparés, lui seul il les effaçoit tous.
O dieux que l'enfance a peu de fermeté ! J'aimois Merindor, je ne me sentois que de l'aversion pour Bellimart ; cependant mon pere m'amena à ce qu'il vouloit, & dès lors il m'ordonna de voir plus rarement Merindor. Il est vrai qu'étant seule, & me rappellant avec quelle constance il m'avoit recherchée pendant l'horreur de ma maladie, je ne pus m'empêcher de le regreter, & que touchée de compassion, je resolus de l'avertir de ce qui se passoit.
Le lendemain qu'il vint à l'ordinaire, dès que je le sçus à ma porte, je suppliai mon pere d'agréer que je le fisse entrer,
Je le fis asseoir auprès de moi ; & je commençai à lui parler de la sorte : Votre merite & la bonne volonté que vous m'avez marquée m'obligent, Merindor, à vous honorer, à vous estimer infiniment. Vous avez pu croire que je m'étois retirée de vous ; mais sçachez que tant que j'ai pu esperer le consentement de mon pere, j'ai vêcu avec vous dans les termes d'une honnête liberté ; maintenant que je n'ai point d'esperance, je me croirois une perfide, si je vous abusois plus long temps par ces petites caresses qui trompent les jeunes personnes qui aiment. Si j'avois eu la liberté du choix, si mon pere lui même étoit le maitre, soyez persuadé que je n'aurois jamais eu d'autre époux que Merindor. Le ciel en a autrement disposé, & pour contraindre mon cœur, il s'est servi de celui à qui nous ne pouvons resister. Sçachez, continuai-je les larmes aux yeux, que le roi me force d'épouser Bellimart.
O Dorinde, s'écria Merindor, le roi veux que vous épousiez Bellimart ? Il
Cependant Merindor s'étoit renfermé chés lui ; & marchant à grands pas dans sa chambre, sans sçavoir ce qu'il faisoit, ni où il étoit : Dorinde, s'écrioit-il, sera donc possedée par un autre ? & Merindor le verra, le supportera ? Non, non, pour me la ravir, il faut auparavant qu'il me perce le cœur. Si je dois vivre, il faut qu'il meure. Hé que tardé-je davantage ? Courons à la vengeance, ou tourne ce fer contre toi même.
Merindor se croyoit seul dans sa chambre, & n'être entendu que des murailles ; mais heureusement que son vertueux ami Euphrosias l'étoit venu chercher un peu auparavant, & qu'il s'étoit endormi sur son lit. Le ton dont Merindor parloit l'éveilla, de sorte qu'il put apprendre le sujet d'un transport si violent. Comme il connoissoit le caractere impetueux du chevalier, & qu'il le vit prêt à sortir, il se leve promptement, le retient par le bras, & le prie de l'entendre. Le chevalier effrayé d'abord, puis reconnoissant son ami : Eh bon dieu, dit-il, d'où sortez-vous Euphrosias ? Promenons-nous ensemble, dit ce prudent ami ; & lorsque vous m'aurez répondu, je satisferai votre curiosité. Est-il possible, Merindor, que vous ayant toujours aimé avec la plus sincere affection, vous preniez des resolutions extrêmes, sans me les communiquer, sans vous servir de moi ? Pensez-vous que je manque de courage ou de bonne volonté ?
Pourquoi, interrompit le chevalier, me tenez-vous ce langage ? Parce que j'ai entendu tout ce que vous avez dit. Pensez-vous que j'ignore que le roi veut que Dorinde soit à Bellimart, & que le pere même y consent, & peut être d'autres encore. Toute la ville est pleine de ces
Le sage Euphrosias lui parloit ainsi, non qu'il esperât que le roi pût changer, mais uniquement dans la vue de calmer les premiers transports de son ami, & de le ramener ensuite plus facilement à la raison. C'est ce qui arriva en effet, & lorsqu'ils se séparerent Merindor promit à Euphrosias de suivre entierement son conseil, tant qu'il auroit un rayon d'esperance.
Mais, madame, admirez comme le ciel se joue des hommes ! Merindor fit parler au roi Gondebaut ; ce prince répondit, qu'en proposant le mariage de Bellimart avec Dorinde, il n'avoit point sçu l'interêt que Merindor y prenoit ; que s'il l'avoit sçu auparavant, il n'eût rien dit à sa consideration ; mais que sans commettre son autorité, il ne pouvoit plus reculer. Voilà donc Merindor entierement desesperé. Bellimart triomphe de ses rivaux ; on signe les articles ; il ne falloit plus que nous presenter au temple ; déja nous étions en marche (apprenez ici, jusqu'où peuvent aller les tromperies des hommes) une dame accompagnée de deux filles & & de trois écuyers paroît à la porte d'Arcingentorix,
Arcingentorix fut si troublé, qu'il ne put lui répondre un seul mot. Et remontant dans la sale ou nous étions, & d'où nous allions sortir, il appella Bellimart : Seigneur lui dit-il à haute voix, connoissez-vous une dame qui se nomme Alderine ? nous remarquâmes qu'à ce mot il changea de couleur. Pourquoi, répondit-il, me le demandez-vous ? parce qu'elle est venue ici avec sa mere, repliqua Arcingentorix, & qu'elles vont se jetter aux piés du roi, pour lui demander justice contre vous. Contre moi, s'écria-t-il, & pour quel sujet ? Parce qu'Alderine est votre femme, ajoûta mon pere, & vous
Bellimart essaya de tourner la chose en risée, & de faire passer Alderine pour une extravagante. Il prétendit que rien ne devoit retarder notre mariage ; mais mon pere lui déclara qu'il vouloit auparavant que l'imposture fût prouvée. Et moi, répondit, le fier Bellimart, je ne me soucie ni de vous, ni de votre fille, & je reconnois maintenant que je m'étois bien trompé en voulant faire alliance avec vous. Mon pere qui malgré ses années avoit conservé toute sa générosité : J'aime mieux, Bellimart, que vous ayez été trompé que moi, j'estime encore moins votre alliance que vous ne feignez d'estimer la nôtre. Heureusement Bellimart n'entendit point ces dernieres paroles ; il étoit sorti comme un furieux : sans doute que les reproches de sa conscience augmentoient encore sa fureur.
Helas ! si Alderine avoit tardé un moment davantage, j'étois unie au perfide, qui en effet, comme nous le sçûmes depuis avoit épousé Alderine, & l'avoit quittée parce qu'elle n'étoit point assés riche à son gré. Ce fut donc par une espece de miracle, que je fus délivrée des mains de ce tyran. Alderine s'étant jettée aux piés du roi, & Bellimart étant convaincu, il lui
Cependant Merindor fut des premiers averti de ce qui se passoit ; & comme si on lui eût rendu la vie, il joignit les mains, il remercia les dieux avec des transports inexprimables ; puis il se rendit avec empressement auprès de moi. Il plaisanta sur mes noces, & moi ne sçachant si je devois ou rire ou pleurer : Merindor, lui dis-je, cessez vos railleries ; vous trouverez peut-être en vous mariant une femme qui aura déja un autre mari. Je ne crains point, dit-il incontinent, que ce malheur m'arrive, si ce n'est par vous. Par moi, repliquai-je ? Vous n'avez rien à craindre de ma part ; si mon pere l'agrée, je me retire parmi les vestales, pour fuir la societé des hommes, en qui je n'ai trouvé que de la perfidie.
Il me semble, répondit-il froidement, que je meriterois bien d'être excepté. Mais, interrompis-je, que dites-vous de Teombre, d'Hylas, de Periandre, de Bellimart ? Je dis qu'ils doivent être rayés du nombre des hommes, & même des vivans, mais que tous les hommes ne doivent pas pour cela être taxés de perfidie, & moins encore Merindor.
Tandis que nous parlions ainsi, mon pere entra encore tout ému de tout ce qui s'étoit passé. Et dès qu'il apperçut le jeune
Arcingentorix qui avoit remarqué toutes les attentions du jeune chevalier pour moi le crut sincere. Helas qui n'y eût été trompé ! Il le releva, & lui mettant une main sur l'épaule : Merindor, lui dit-il, parlez-vous en chevalier tel que vous êtes ? Ou n'est-ce qu'une simple civilité ? Seigneur lui répondit-il, je parle du fonds de mon cœur ; & puisse Belenus me
Qui n'eût cru que Merindor étoit sincere, après tant de sermens & de protestations ! Mais helas, madame, & vous discretes bergeres, Merindor étoit le plus perfide des hommes !
Cependant il sembla que les dieux voulussent me venger de Periandre. Le printemps & quelques remedes que me donna un vieux myre, rétablirent entierement mon teint. Ma laideur avoit chassé Periandre, ma beauté le rappella. D'un autre côté Merindor étoit transporté de joye. Bellimart avoit eu ordre de se retirer des états de Gondebaut, quoique dans la suite ses amis obtinrent sa grace, à condition qu'il vivroit avec Alderine. Il me voyoit de jour en jour recouvrer ce que j'avois perdu ; & ne pouvant, disoit-il, soutenir de plus longs retardemens, il pressa mon pere de conclure notre mariage,
J'abregerai, madame, un récit déja trop long. Il y avoit près de trois lunes qu'il étoit parti sans nous donner de ses nouvelles ; enfin il m'envoya un de ses freres avec le billet que vous allez entendre ; en même temps elle mit la main dans sa panetiere, & elle en tira un billet conçu en ces termes.
MERINDOR A DORINDE.
Plût à dieu, belle Dorinde, que je ne fusse plus au monde ; ou que j'eusse une autre mere ; ou du moins que je fusse mon frere même, j'obtiendrois le bonheur que je lui desire, & qui m'est refusé. L'offre que je vous fais de lui, témoigne bien que les mariages sont écrits dans le ciel.
Ce billet n'a-t-il pas de quoi vous surprendre, belles & discretes bergeres ? Encore s'il avoit dû me quitter, pourquoi ne le faisoit-il pas, lorsque j'eus perdu ma beauté, & que Periandre se retiroit ? Pourquoi me rechercher alors avec tant d'empressement, s'il vouloit ensuite m'abandonner lorsque j'étois revenue à mon premier état ? Je fus, je l'avoue, si touchée de ce dernier procedé, que je fis serment
DORINDE A MERINDOR.
«Plût à dieu, Merindor, que vous n'eussiez jamais été, ou que je ne vous eusse jamais vu, ou du moins que je change asse de sexe pour quelque temps ! J'irois me venger de la plus noire des perfidies. Vous m'offrez votre frere, mais le refus que j'en fais témoigner a bien que notre mariage n'étoit point écrit dans le ciel. Je vous proteste au moins qu'il ne s'accomplira jamais sur la terre.
«Or, madame, reprit-elle, ne suis-je pas bien fondée à détester tous les hommes, après trois infidelités si marquées ? Mais daignez encore entendre ce que la fortune me prépara.»
Dorinde alloit continuer, lorsqu'elle fut interrompue par un grand bruit de cavaliers. Les bergeres coururent toutes vers la porte par curiosité, & Dorinde avec elles, aussi bien que les autres étrangeres. Elles virent passer douze ou quinze personnes
Celadon souhaita en ce moment des armes pour repousser l'injure, & ne pouvant toutefois supporter qu'on outrageât Dorinde en sa presence, il eut d'abord recours aux remontrances & aux prieres ; & voyant que loin de l'écouter ils s'efforçoient d'emmener Dorinde hors de la cabane, il se mit en devoir de résister à cette violence. Ils
A son exemple, les bergeres firent tous leurs efforts pour sauver Dorinde ; enfin le capitaine n'écoutant que sa colere fit signe d'emporter Dorinde sans aucune consideration ni pour la druide, ni pour les bergeres. Celadon le tenoit alors par les bras, de sorte qu'il ne pouvoit se débarasser. Astrée & Diane étoient aux côtés de Dorinde, & la retenoient de toutes leurs forces ; mais elles furent poussées avec tant de violence, qu'elles furent obligées de l'abandonner, & qu'Astrée tomba.
Au cri qu'elle fit, la feinte Alexis tourne la tête, & transportée de fureur elle court sur celui qui emmenoit Dorinde, & qu'elle croyoit l'auteur d'un traitement si indigne ; elle lui donne un si grand coup, que celui-ci après avoir chancelé quelques pas vient tomber entre les chevaux qui le foulent de leurs piés. Cependant le capitaine débarassé d'Alexis qu'il avoit laissée pour courir au secours d'Astrée, sort pour faire enlever Dorinde, qui déja n'étoit plus dans la cabane. A peine il fut sorti, qu'il apperçut ses compagnons la poursuivre à travers champs ; car elle leur avoit échappé, & l'on eût dit
A ces mots il continua son chemin ; & le chevalier en fut tellement indigné, qu'il lui déchargea un grand coup sur l'épaule. Puis le voyant un peu separé de Dorinde, il le heurta avec son cheval, & l'envoya tomber
Dorinde crut reconnoître la voix de celui qu'elle avoit entendu parler. Dès qu'elle fut en liberté elle se retira dans la cabane : mais lors qu'elle eut appris la fin du combat, & qu'elle sçut que l'on apportoit dangereusement blessé un des chevaliers qui l'avoient défendue, elle sortit toute éplorée, pour le recevoir & le secourir. On commença par lui ôter son heaume, afin de lui faciliter la respiration. Alors Dorinde reconnut Bellimart, & tel fut son étonnement qu'elle doutoit si ce n'étoit point une illusion.
Cependant les trois chevaliers le mettent sur un lit ; après quoi deux quittant leur heaume vinrent baiser la main à Dorinde en signe d'obéissance. Dorinde dans la surprise où elle étoit ne pouvoit proferer une seule parole : l'un de ces chevaliers étoit Periandre, & l'autre Merindor. «O dieux, s'écria-t'elle enfin, faut-il que je sois si redevable aux trois hommes qui me font detester tous les autres ! O Dorinde, dit Merindor, n'empoisonnez point ainsi la joye que nous ressentons de
Dorinde n'avoit rien dit encore, lorsqu'embrassant Periandre & Merindor, & remarquant une pâleur mortelle sur le visage de Bellimart, elle courut vers lui. «Bellimart, dit-elle, en lui prenant la main, si le ciel ordonne que tu meurs pour m'avoir secourue, assure-toi que je n'en perdrai jamais le souvenir. Et si les dieux veulent écouter mes ardentes prieres, & prolonger tes jours, sois bien persuadé que je ne serai pas ingrate envers toi. Madame, repartit Bellimart, je vous donne bien peu en vous donnant une vie qui doit m'être rendue.» A ce mot, il voulut lui baiser la main, mais inutilement, il devint froid & pâle, & expira entre les bras du chevalier qui le tenoit.
Dorinde fut tellement sensible à la derniere action de Bellimart, qu'oubliant ses anciens sujets de plainte, elle ne put lui refuser
Cependant les bergers des hameaux voisins étoient accourus, les uns avec des épieux, & les autres avec des armes & des fléches, Ils furent extrêmement surpris quand ils apprirent la violence qu'on avoit faite à la belle étrangere, & le secours qu'elle avoit reçu si à temps ; mais plus encore les marques que ses liberateurs avoient laissées de leur courage & de leur valeur.
Et Merindor & periandre voyant Dorinde entre les mains des bergers, lui donnerent le loisir de sécher ses larmes, & rendirent cependant les derniers devoirs à ceux de leurs compagnons qui avoient été tués. Ils laissent donc auprès de Bellimart le chevalier qui n'avoit point abandonné son corps, & vont chercher ceux de leurs proches. Ils étoient l'un près de l'autre, & ce qui prouvoit leur valeur, autour d'eux étoient quatre des ennemis qui tenoient encore leurs épées, & qui quoique morts avoient l'air menaçant.
Tandis que les deux chevaliers exprimoient leurs regrets ; il survint quelques
Deja quelques druides avertis que dans la cabane prochaine étoit le corps d'un autre chevalier, l'avoient apporté près de ceux-ci. Les trois corps furent dépouillés à la fois & lavés dans les eaux du Lignon. Pendant cette céremonie on élevoit sur le lieu même du combat trois tombeaux de gazon. Et quelques bergers ayant déja relevé les corps de ceux qui avoient insulté l'étrangere, les druides ordonnerent qu'on les traineroit sur des clayes, en même temps qu'on porteroit les corps des trois vaillans chevaliers, pour honorer leur pompe funebre ; & qu'aprés que ceux-ci auroient été mis dans leurs tombeaux, on bruleroit
Pour Dorinde, elle étoit encore tellement saisie de frayeur, qu'elle n'osoit sortir de la cabane. Alexis & les bergeres lui tenoient compagnie. Elles ne pouvoient revenir de l'étonnement que leur avoit causé un accident si étrange, & dont la contrée ne leur fournissoit point d'exemple. Et lorsque Merindor & Periandre revenoient avec les druides, pour raconter à Dorinde comment ils avoient rendu les derniers devoirs à leurs proches, ils apperçurent un berger qui venoit à grands pas, & qui fut bientôt reconnu ; c'étoit Hylas. Aussi-tôt que Periandre eut entendu ce nom : «O Dieux, s'écria-t'il, n'est-ce point Hylas de l'isle de Camargue, un des hommes du du monde le plus agréable ? C'est lui-même, répondit le plus ancien druide, il y a quelques lunes qu'il est arrivé dans cette contrée ; & nos bords lui paroissent si charmans que selon toutes les apparences il ne les quittera jamais.»
Alors periandre se tournant vers Merindor : «Mon frere, lui dit-il, allez nous attendre auprès de Dorinde, & si elle vous demande où je suis, dites lui que
Vous la trouverez dans cette cabane,
Ils étoient près de la cabane ; ils y entrerent. Hylas voyant toutes les bergeres autour de la même personne, jugea bien que c'étoit Dorinde ; mais feignant de ne la pas reconnoître : «Où est, dit-il, cette nouvelle bergere, qui vient souiller nos rivages par des sacrifices sanglans ?» Alors Dorinde reconnoissant à son tour le berger, se leva pour le saluer. Et comme elle croyoit avoir besoin de toute sorte d'assistance : «Hylas, lui dit-elle en l'abordant, est-il possible que vous méconnoissiez une personne qui vous fut si chere ? Dorinde, interrompit Periandre, laissez-là les reproches. Hylas vient vous avertir que vous n'êtes pas en sureté dans ce lieu ; il me semble donc qu'il faudroit
Vous avez bien fait, dit Hylas de m'en faire souvenir. Dorinde m'a rappellé je ne sçai quoi du temps passé qui me faisoit oublier le present. Je vous dirai donc qu'étant assés loin d'ici couché dans un buisson, où j'attendois la bergere que j'aime, & qui devoit amener ses troupeaux dans ce même lieu, j'ai vu quatre hommes à cheval qui venoient en grand desordre, & fort effrayés. Un d'eux perdant beaucoup de sang, ils ont été obligés de mettre pié à terre près du buisson. Et j'ai entendu qu'ils disoient : si nous hâtions le pas, nous rencontrerions encore nos compagnons près de Ponsins où nous nous sommes separés, & tous ensemble nous pourrions satisfaire notre vengeance, & enlever cette fille que le roi Gondebaut desire tant de ravoir.
A peine je les ai vu partir que je suis venu, & que j'ai rencontré des bergers qui m'ont raconté une partie de ce qui est arrivé en ce lieu. Songez donc à vous retirer, si vous craignez de retomber entre leurs mains. O dieux ? s'écria Dorinde, le visage baigné de larmes, faut-il que la fortune me persecute jusques dans ces lieux champêtres !»
Alors Periandre prenant la parole : «Madame, lui dit-il, lorsque nous sommes
Lycidas qui étoit survenu à ce bruit un peu avant qu'Hylas arrivât, prit en même temps la parole : «Madame, dit-il, nous vous offrons tous nos services contre quiconque voudroit vous faire outrage ; mais, pour éviter un plus grand malheur, je croi qu'il seroit à propos de vous conduire dans la grande ville de Marcilli. Là vous serez honorée & respectée ; la grande nymphe Amasis & Galatée vous y feront tout l'accueil que vous meritez, & vous défendront sans doute contre toute sorte de violence.»
Cet avis fut approuvé de tous ; & Dorinde faisant quelque difficulté de marcher seule avec ces chevaliers ; Florice, Palinice, Circène & Celidée s'offrirent de l'accompagner, pourvû que quelques bergers vinssent avec elles, afin de ne pas revenir seules le lendemain. Hylas, Lycidas, Thamyre,
LIVRE CINQUIÈME.
En même temps toute la compagnie se separa. Astrée, Diane & Phylis s'acheminerent vers la demeure de Phocion, pour y accompagner Alexis, parce qu'il commençoit à se faire tard. Comme elles étoient encore frapées de l'accident qui étoit arrivé à Dorinde : «Je croi, dit Astrée, que Dorinde a moins d'obligation à ceux qui l'aiment, qu'à ceux qui lui veulent du mal. Ceux ci ne la trompent point, & les autres la trahissent. Pensez-vous donc, ma sœur, s'écria Diane que tous les hommes soient perfides ?» Mais Alexis qui ne pouvoit se dépouiller de son personnage naturel : «Belle
Que puis-je vous répondre, ajouta Diane ? Voilà de ces secrets qu'il s'est reservé à lui seul, peut être aussi veut-il préparer de l'exercice à notre patience. Ah, ma sœur, dit Astrée je ne vous passerai jamais une opinion si étrange ! Astrée vous avez raison, repliqua Diane : car dites la verité, comment vous êtes vous trouvée de Celadon ? Vous me permettez de le nommer, bien qu'Alexis nous entende, puisqu'elle nous défend de lui rien cacher. Pour moi, répondit Astrée, je n'ai pas plus lieu de m'en plaindre que vous de Philandre.»
Alexis entendant nommer Celadon changea de couleur, & n'osoit regarder Astrée, mais lorsqu'elle eut entendu cette réponse, & Diane ne disant rien de ses sujets de plainte contre Philandre : «Discrette bergere, lui dit-elle, dites-moi, je vous supplie, en quoi vous vous plaignez du berger que l'on vient de nommer ; Madame, répondit Diane le recit en seroit trop long.» Et Phylis prenant la parole incontinent : «Madame, dit-elle, dispensez-là d'un recit qui lui couteroit trop ; moi pour satisfaire à
Je dirois qu'il lui reste encore assés de temps pour meriter d'être mis au rang des autres hommes. Souvenez-vous qu'il est homme, c'est-à-dire trompeur, & que quand Merindor trompa Dorinde, il n'y avoit guere d'apparence qu'il dût en venir là. Que vous ai-je fait, s'écria Phylis ? & pourquoi m'annoncer un si grand malheur ?
Pour moi, interrompit Astrée, qui n'ai plus d'interêt aux choses dont vous parlez, je merite plus de créance qu'aucune de vous. Voici donc quel est mon sentiment : Je pense que les hommes ne sont ni si trompeurs, ni si fideles qu'on le croit ordinairement. Ceci, dit Alexis, est une vraye énigme pour nous : daignez nous l'expliquer. Ma belle maitresse, répondit Astrée, j'entens qu'il y a des hommes trompeurs, & des hommes fideles, & qu'on ne doit pas porter le même jugement de tous ; ensorte qu'on s'abuseroit également, si parce qu'il y en a d'infideles, on croyoit qu'il le fussent tous, ou parce qu'il y en a de fideles, on comptoit indistinctement sur la fidelité de tous.»
Tandis qu'Astrée parloit ainsi, elles entendirent, en passant près d'un buisson, la voix d'un berger. Elles reconnurent bien-tôt que c'étoit Silvandre ; & parce qu'il élevoit sa voix, elles s'approcherent pour l'écouter. O, s'écrioit-il :
O si j'aime une autre bergere !
Si j'ai brûlé d'une flamme étrangere !
Grands dieux, armez-vous de rigueur !
Punissez-moi comme un vil imposteur !
Diane vouloit continuer son chemin, lorsqu'elle eut reconnue la voix de Silvandre, mais elle fut obligée de s'arrêter avec les autres bergeres ; & voyant qu'elles restoient encore après qu'il eut fini, elle les laissa, non moins curieuse pourtant d'entendre ce qu'il diroit ; mais cédant au dépit qui la pressoit. Cependant le berger après s'être tu quelque temps : «Infortuné Silvandre, s'écria-t'il, en poussant un profond soupir, que ne cesses-tu de vivre ! Esperes-tu une meilleure fortune ? Depuis le jour funeste qui éclaira ta naissance, ta vie n'a-t-elle pas été un tissu de malheurs ? Je n'appellerois pas funeste celui où je vis Diane pour la premiere fois, puisque je vis ce qu'il y a de plus parfait dans la nature, si depuis ce jour-là même la fortune n'avoit pris un plus grand empire sur moi. Auparavant mes
Cependant Diane s'étoit déja fort éloignée ; & les bergeres en ayant assés entendu pour la justification de Silvandre, se retirerent doucement pour n'être point apperçues, & se hâterent pour atteindre Diane. Elles lui dirent ce qu'elles purent, pour lui persuader l'innocence du berger ; mais feignant de s'en soucier peu, elle leur répondoit si froidement qu'on eût dit qu'elles lui parloient de tout autre que de Silvandre, ou que celle à qui ils parloient n'étoit pas Diane. Aussi Alexis qui sçavoit par experience
Madame, répondit Diane, oserai-je vous dire que vous vous trompez, en ce qui nous concerne Silvandre & moi ; Silvandre, parce que tous les hommes feignent toujours plus d'amour qu'ils n'en ressentent ; & moi, parce qu'il est facile d'en user comme je fais, dans les choses où l'on n'a point d'interêt. Sage bergere, repliqua Alexis, je ne veux point vous contredire, mais permettez-moi de vous dire que Silvandre aime. Je le croi, Madame, interrompit Diane ; mais c'est Madonte, & je m'en rapporte à Laonice. Vous verrez, poursuivit Alexis qu'il y a ici quelque mystere ; car s'il étoit vrai que Silvandre aimât Madonte, pourquoi feindroit-il de vous aimer ? Pour tromper Thersandre, repliqua-t'elle. Cela étoit bon, dit Alexis, lorsque Thersandre & Madonte étoient ici ; mais de quoi lui serviroit sa feinte,
Phylis qui jusques là avoit gardé le silence, l'interrompit en ces termes : «Ma sœur (car c'est ainsi qu'elle nommoit Diane, depuis que sa gageure avec Silvandre étoit finie) souvenez-vous que nous sommes aveugles dans ce qui nous touche, & que nous sommes trop vos amies pour vous déguiser la verité. Si nous pouvions croire que Silvandre fût coupable,
Ma sœur, dit Astrée, ne faut-il pas dans les choses douteuses s'en rapporter au grand nombre ? Vous vous figurez que Silvandre aime Madonte, & nous croyons toutes le contraire ; pourquoi croire autrement que nous ? Ma sœur, repliqua Diane je ne suis pas seule ; j'ai pour moi Laonice qui a vu. Laonice, dit Astrée, peut avoir eu son interêt dans le rapport qu'elle vous a fait. Et n'êtes vous pas injuste de lui ajouter foi plus tôt qu'à nous ? D'ailleurs, ajouta Phylis, j'ai parlé à Silvandre ; il nie tout ce que dit Laonice, il jure même que son rapport est absolument faux. Cependant, poursuivit Alexis il craint les dieux, & n'ignore pas combien ils détestent le parjure.
Madame, interrompit Diane, Silvandre & moi nous ne meritons pas que vous daigniez parler de nous, & sur tout d'une chose qui nous importe si peu à
Phylis parloit avec tant d'action qu'Alexis, Astrée, & Diane même ne purent s'empêcher de rire ; mais lorsque Diane se fut un peu remise, elle lui répondit : «J'avoue que j'ai rougi en vous entendant tenir un pareil langage, & surtout en présence d'Alexis. Quelle opinion lui donnerez-vous de moi, qui n'ai l'honneur d'étre connue d'elle que depuis quelques jours ? Ah, madame, ajouta-t-elle en se tournant vers Alexis, ne croyez pas cette bergere ; elle se joue quelquefois de la parole, & je suis bien persuadée qu'en cette occasion elle ne pense pas à ce qu'elle dit.»
A ces mots, elles apperçurent Phocion sur la porte, & pour n'être point entendues, elles changerent d'entretien. D'ailleurs, il les fit entrer aussitôt, parce que le souper les attendoit.
Pendant tout le repas, on ne parla que de l'accident qui étoit arrivé. Phocion le
Alors Phocion prenant la parole : «Mes enfans, dit-il, il est certain que la fortune a partout le même pouvoir, & qu'elle le fait sentir quelquefois dans nos hameaux comme dans les villes ; mais il est vrai aussi que nos cabanes sont moins exposées à ses outrages : delà vient que nos ancêtres ont préferé ce genre de vie comme le plus heureux de tous. Cependant, reprit Alexis, j'entens aussi parmi vous des plaintes & des regrets. Les enfans, répondit Phocion, pleurent pour leurs jouets comme pour des choses plus importantes.»
Après quelques autres discours sur ce même sujet, ils sortirent de table ; & l'heure de se coucher étant venue, Alexis & les trois bergeres se retirerent dans leur chambre.
D'un autre côté Dorinde & ses compagnes se rendoient avec leur escorte à Marcilli, & tâchoient de tromper la longueur du chemin par divers entretiens, & d'amuser l'infortunée Dorinde. Hylas qui l'aidoit à marcher, ennuyé de son silence : «Hé quoi, mon ancienne maitresse, lui dit-il, vous tairez-vous encore bien du temps ? Je vous déclare que la tristesse & moi nous sommes incompatibles. Qu'exigez-vous de moi, répondit Dorinde ? Ou commandez-moi, dit Hylas, de vous raconter mes avantures depuis
Berger, interrompit-elle, croyez que jamais je n'entendis mieux mes interêts, puisqu'avec un bien si frivole j'ai acquis ma tranquilité. Ce n'est pas de quoi je parle, dit Hylas ; mais si je m'étois trouvé dans le même cas que Thamyre, vous seriez encore aussi belle que jamais. Voyez si Dorinde n'a pas conservé tous ses charmes, quoique je l'aye aimée ? Voyez Florice ; voyez Circène ; voyez Palinice. Mais si vous voyiez encore Chriseide, vous diriez que bien different
Hylas, répondit froidement Thamire, ne te figure pas que si nous avons de la constance, ce soit envie ni opiniâtreté. Nous voulons uniquement ne point manquer à ce que nous nous devons à nous mêmes, & à l'objet de notre tendresse ; à nous mêmes, parce que changer de sentiment, c'est blâmer ceux que l'on a eus, & que l'on ne peut se faire plus de tort qu'en se montrant volage : à l'objet de notre tendresse ; car, Hylas, n'est-il pas vrai que nous ne changeons jamais qu'en pensant trouver mieux ?»
Hylas impatient s'approche de Thamyre, le regarde fixement, & feignant de chercher sous ses habits : «Laisse-moi voir, dit ce berger, si Silvandre n'est point caché sous les habits de Thamyre ; car il me semble que c'est lui qui parle par ta bouche. Ah, Hylas, reprit Thamyre, tu ne pouvois mieux prouver la bonne
Tu prétens que l'on doit s'opiniâtrer à aimer toujours ce que l'on a une fois aimé, & cela par deux motifs. L'un à cause de nous mêmes, & l'autre à cause de la personne aimée. O Thamyre que tes opinions sont antiques ! Hé, mon ami, quoi de plus méprisable dans un homme que l'imprudence ! Or peut-il y en avoir une plus grande que de laisser ce qu'on reconnoît un bien, & s'attacher à ce qui est un mal ? Que penseroit-on d'un laboureur qui après avoir éprouvé que son champ n'est pas propre pour tel grain, continueroit toujours à y en semer, de peur qu'on ne dît que d'abord il a manqué de jugement ? O, Thamyre que tu es simple, si tu penses, qu'aujourd'hui on s'occupe d'autre chose que de son utilité propre ? lorsqu'on a quelques vues sur une personne, s'est-on jamais avisé de demander si elle est constante ou inconstante ? Non Thamyre, mais s'il entend ses affaires, s'il est riche, s'il a force troupeaux, & choses
Tu prétens encore, Thamyre, que le changement offense la personne que l'on aimoit. Qu'y puis-je faire que de donner en ce cas le conseil que je prens pour moi ; je veux dire que si je quitte une bergere pour une autre, cette bergere en use de même à mon égard, lorsqu'elle trouvera mieux, ou plus tôt qu'elle se desole (car en quel climat rencontreroit-elle mieux) & qu'elle considere que son malheur est un effet de sa cruelle destinée. Dailleurs je soutiens, ô Thamyre que cette offense prétendue n'est que dans l'imagination. Un peintre qui dans un même tableau change de couleurs ou de pinceau même, méprise-t'il pour cela la premiere couleur qu'il a employée, ou le premier pinceau dont il s'est servi ? Nullement. Il en use ainsi quelquefois ou pour tirer des traits plus délicats, ou pour rehausser la premiere couleur. Aussi, Thamyre, lorsque nous quittons une bergere, ce n'est pas que nous estimions plus celle que nous lui substituons ; c'est pour nous conformer à la nature qui nous enseigne que la variété seule embellit l'univers. Examine
Je ris en effet, répondit Thamyre, des raisons que tu allegues pour justifier ton humeur volage ; & je ne crois pas qu'il y ait ici personne qui ne fasse comme moi. Mais plût à Dieu que Silvandre fût ici, qu'il sçauroit bien te répondre ! Je suis charmé, reprit Hylas, que tu demandes du secours : c'est te confesser vaincu. Et cela n'est point étonnant ; car si ton oracle étoit ici, je le forcerois bien-tôt d'avoüer sa défaite. O, Hylas, que tu es avantageux, repliqua Thamyre ! Si j'ai souhaité Silvandre, c'étoit moins pour me secourir, que pour faire valoir mes raisons par son éloquence. Cependant je ne laisserai pas de te répondre en son absense.
J'avoue d'abord que ton laboureur seroit imprudent : mais l'application que tu en fais est-elle bien juste ? Ce laboureur ignoroit d'abord la qualité de la terre : au lieu qu'il faut connoître un objet avant que de l'aimer. Sçache, Hylas, que dans les choses qui sont en notre puissance il est honteux de changer, mais que c'est une insigne sagesse que de changer dans les choses qui dépendent d'autrui ; or l'amour dépend de notre volonté ; il est absolument en notre pouvoir.
Je raisonne de même par rapport à ton peintre. Il change de couleurs & de pinceau, parce qu'autrement il ne pourroit finir ce qu'il s'est proposé. Fort bien, interrompit Hylas, je n'arriverois pas non plus, moi, à ce que je me suis proposé, si je ne changeois. Mais, reprit Thamyre, il n'en est pas ainsi de l'amour ; sa perfection dépend absolument de l'unité ; c'est pour cela que nos druides nous enseignent que de deux personnes qui s'aiment, l'amour n'en fait qu'une seule & même personne.
Tu ajoutes que si l'on ne veut passer pour inconstant, il faut toujours marcher sur un pié, & n'employer en parlant que la même expression. Peut être que si la nature t'avoit consulté, tu aurois imaginé
Mais n'est-tu pas admirable lorsque tu dis que les bergeres laissées pour d'autres doivent se plaindre uniquement de leur destinée. Elles ont lieu de s'en plaindre je l'avoue ; car c'est un grand malheur pour celles qui sont l'objet de ton amour ; mais tu ne laisses pas d'être méprisable, parce que tu es l'instrument de ce malheur.»
Hylas vouloit repliquer, mais il en fut détourné par Adraste qui venoit de rencontrer Doris, & qui excedoit cette bergere. Heureusement que Palémon survint aussi. Adraste voulut d'abord se mettre aux genoux de Doris, & lui baiser les piés. Il touchoit sa robe avec un respect extrême. Mais comme elle essayoit de s'en aller, & de sortir des limites où il sembloit enfermé par quelque enchantement, il eut la hardiesse
«Belle étrangere, lui dit Palémon, sçachez que ce berger & moi nous avons aimé Doris, & que Doris m'ayant été donnée, il en a si vivement ressenti la perte, qu'en même temps il a perdu l'esprit. Son état, répondit Dorinde, excite ma compassion. S'il venoit dans la ville où je suis née, je pense que l'on pourroit y trouver quelque remede, du moins, s'il n'y a pas long-temps que cet accident lui est arrivé. Il n'y a que deux lunes, répondit Palémon ; & j'y suis tellement sensible qu'il n'est rien que je ne fisse pour sa guérison. N'y a-t'il point, reprit Dorinde, de temple en cette contrée qui soit consacré à Jupiter, & près duquel soit un temple de Minerve ? Il y en a plusieurs que les romains ont construits, répondit Thamyre ; mais pour nous, nous les frequentons peu, parce que nous druides nous enseignent que telle est la majesté du grand Thautates, que l'univers
Et comme Adraste les avoit toujours suivis, & que le lieu qui lui servoit de retraite n'étoit pas éloigné, Palémon pria Doris de l'engager à les suivre jusqu'à Marcilli,
Déja ils avoient passé le Lignon, & laisse
Nous répondrons, dit Florice, que ni vous ni nous n'avons eu ce desir, & ce qui est plus décisif encore, que le ciel nous l'a défendu. Comment, reprit Hylas, vous avez des communications si étroites avec le Ciel ? Je ne suis plus surpris que je me sois rétiré de vous ; puisque vous êtes celestes, il ne faut plus vous aimer, il faut adorer vos celestes beautés. Il vous sied bien, reprit Circène, de parler ainsi, vous qui regardez comme des oracles les fables des grecs. Pour nous qui n'adorons pas le ciel, nous
Ah Circène, s'écria Hylas, je disois bien que vous étiez toute celeste ; vous parlez de religion comme un saronide, comme un eubage, comme un vacie, & même comme un druide.» Puis se tournant vers Florice : «Dites moi serieusement, ajouta-t'il, pourquoi j'ignore le sujet qui vous a conduite sur nos bords ? Parce que nous ne l'avons dit à personne : l'oracle nous ayant défendu de parler avant l'évenement d'une chose qui n'est point encore arrivée. Ho, dit froidement Hylas, je ne suis plus étonné. Je vois bien que le ciel m'aime plus que je ne merite, puisqu'il m'a épargné un désir qui de long temps n'eût été satisfait. Mais, dit l'étrangere, pourquoi ne satisferois-je pas à ce désir, puisque je sçai presqu'aussi bien qu'elles ce qui leur est arrivé, & que le ciel ne m'a point ordonné de me taire ? Si nous n'étions sur le point d'arriver, interrompit Lycidas, nous vous en supplierions ; car nous n'avons point vu d'étrangere qui ait si long temps caché le sujet de son voyage. Il faut, dit Hylas, qu'elles ayent bien offensé les dieux ; car le plus grand châtiment qu'ils puissent faire sentir à une femme, c'est de se taire.» Tels furent leurs discours dans le chemin.
Lorsqu'ils furent près de la porte, Periande, Merindor & leurs compagnons rejoignirent la troupe, & demanderent à Dorinde, si dès le soir même elle vouloit saluer Amasis, & où elle avoit dessein de passer la nuit. Dorinde répondit qu'il étoit bien tard, & qu'ils étoient tous trop fatigués pour monter au château ; mais que ne connoissant point la ville, elle ne sçavoit où loger. Alors Lycidas ayant pensé quelque temps, demanda qu'on lui permît d'entrer dans la ville, & leur promit un accueil favorable, s'il trouvoit la personne qu'il avoit en vue. Dorinde le remercia, & s'assit sous des arbres, où elle lui dit qu'on attendroit son retour.
En même temps Lycidas accompagné de Corylas, entra dans la ville, & se rendit à la maison de Clindor, cet ami intime d'Alcippe son pere. Clindor avoit toujours conservé l'amitié qu'il lui portoit, & depuis la mort d'Alcippe, & la perte de Celadon, il l'avoit donnée toute entiere à Lycidas. Dès que Clindor apperçut le berger, il lui tendit les bras, & l'embrassa avec la même tendresse que s'il eût été son propre fils. «Mon pere, lui dit Lycidas, (c'est ainsi qu'il l'avoit toujours nommé) si j'ai été si long temps sans vous rendre ce devoir, accusez-en les loix de notre vie solitaire qui ne nous permettent guere d'abandonner nos bois.
Mon fils, répondit Clindor, je vous excuse, & je vous porte envie. Je vous excuse parce que je sçai combien il en a coûté à Alcippe, pour n'avoir pas religieusement gardé le serment de ces ancêtres. Et je vous porte envie, quand je considere les troubles qui nous agitent. Mais, mon fils, continua-t'il en l'embrassant encore une fois, soyez le bien venu, & votre compagnie aussi. Je ne puis avoir une plus grande satisfaction que celle de recevoir le fils de mon ami Alcippe, soyez-en bien assuré. C'est, dit Lycidas, cette assurance qui m'a donné la hardiesse d'offrir votre maison à une troupe de mes amis que j'ai accompagnée ici. Vous sçaurez le sujet qui les amene. Cependant je crains fort que nous ne vous incommodions. Ne craignez rien, répondit Clindor, que d'être incommodés vous-même, quoique tous ceux qui me font l'honneur d'accepter ma maison y ayent le même pouvoir que moi.» Et faisant appeller son fils : «Leontidas, lui dit-il, allez avec votre frere Lycidas offrir cette maison aux personnes vers lesquelles il vous conduira, & dites-leurs, que si mon âge me l'avoit permis, je serois allé moi-même leur rendre ce devoir.»
Lycidas revint donc accompagné de
Cependant, Silvandre qui après avoir laissé Dorinde & ses compagnes s'étoit caché dans le bois, passa le reste du jour dans le plus cruel état, jusqu'à ce qu'il vint sur le soir se mettre dans le buisson où Diane, Alexis, Astrée & Phylis le trouverent en se retirant. Il y demeura jusqu'à la nuit ; mais lorsqu'il vit le ciel semé d'étoiles, & qu'il put croire qu'il n'y avoit plus personne dans la campagne, il sortit du buisson, pour se representer encore plus vivement son déplaisir, & hâter sa derniere heure en se consumant ainsi.
Il se trouva insensiblement dans l'allée où Phylis lui avoit rendu les discours de Diane. «O lieu funeste, dit-il !» Puis croisant
Alors il demeura quelque temps sans parler ; & comme la lune étoit fort claire, il alloit regardant autour de lui, mais sans presque sçavoir ce qu'il regardoit. Enfin se rappellant les discours de Phylis, & l'idée que Diane avoit de son changement, il s'écria tout à coup : «Mais, ô dieu, se peut-il que Diane, cette bergere d'ailleurs si éclairée, ait pû se figurer que j'aimasse Madonte ? Peut-elle se méconnoître jusqu'à ce point ? Peut-elle confondre Silvandre avec Hylas ou Adraste ?»
Occupé de cette pensée, il ne pouvoit sortir d'un lieu où il sembloit qu'il ne s'arrêtoit que pour y retrouver le repos ; mais il y rencontroit sans cesse de nouveaux sujets
Tandis qu'il étoit en cet état, il crut entendre quelqu'un qui venoit vers lui ; & bien tôt il reconnut que c'étoit deux hommes qui s'avançoient en discourant ensemble. L'un d'eux s'écrioit : «Fut-il jamais un amant plus malheureux que moi ? Plus je l'adore, plus elle me fait sentir ses injustes rigueurs ; mais quoiqu'elle fasse, ses rigueurs ne peuvent que m'ôter la vie ; & j'aimerai encore l'ingrate après mon trépas.» A peine il eut fini que l'autre commença de la sorte : «On me reproche qu'en souffrant de si grands outrages, je
Mon frere, dit Amilcar, je me sens bien dans les mêmes dispositions à l'égard de Palinice. Mais, ô Alcandre, que vous vous trompez, si vous concluez delà que vous aimez mieux Circène que
Mais, réprit Alcandre, elle ne seroit pas heureuse, si elle étoit à Clorian. Et si elle étoit heureuse, ajouta Amilcar, consentiriez-vous à son bonheur ? Vous ne répondez point ? vous avez raison ; je ferai bien la réponse sans vous. Il est certain que vous & moi nous aimerions mieux mourir, que de voir vous Circène au
Silvandre qui venoit d'entendre cet entretien, auroit été ravi de s'y mêler, sans l'état où l'avoit réduit la jalousie de Diane ; mais se faisant justice à lui même, il crut devoir plus tôt s'éloigner pour repasser encore sur son malheur, que d'interrompre ces deux amis. En même temps il vit que les étrangers revenoient sur leurs pas, & il comprit qu'ils avoient dessein de passer le reste de la nuit en ce lieu. Dans la crainte d'être apperçu, il se remit à sa place ; mais soit qu'il eût fait quelque bruit, ou que la lune fût plus claire, Alcandre le remarqua, & s'approchant curieusement : «C'est, dit-il à son frere, un berger qui dort.» Silvandre étant ainsi découvert pensa bien qu'ils ne s'en iroient pas sans le faire parler ; il prit donc le parti de les prévenir, & de répondre : «Si je dormois, il faudroit que l'on pût dormir sans reposer ; car l'état malheureux où je suis ne me permet aucun repos. Et ne croyez pas, Amilcar, continua-t'il en se relevant, que ce soit l'amour propre qui m'exaggere mon malheur, puisque
C'est, dit Amilcar, la grandeur de votre mal qui vous porte à ce desespoir ; & vous n'ignorez pas que le desespoir est le fruit de la foiblesse. J'avoue, dit le berger, que mon mal s'est tourné en desespoir ; mais je nie qu'il faille toujours imputer le desespoir à la foiblesse. Je dis plus, je n'aurois ni courage, ni sentiment si je craignois la mort, jusqu'au point de vouloir conserver une vie aussi infortunée. Aux maux extrêmes, il ne faut point rechercher de remedes : non que je veuille me percer le cœur, ou me précipiter dans un abîme ; ce seroit une impieté, ce seroit offenser le grand Thautates ; l'homme étant l'ouvrage de ses mains, il doit se soumettre à sa volonté toute puissante... Mais cet entretien commence à me faire sentir quelque soulagement ; & comme je n'en veux point ; permettez-moi, je vous en conjure, Amilcar, par l'amour que vous portez à Palinice, & vous Alcandre, par celui que vous portez à Circène, permettez-moi de me retirer seul dans ce bois ; & par reconnoissance je vous dirai que si vous cherchez ces deux aimables bergeres, vous les
Les étrangers au contraire demeurerent si étonnés, qu'ils ne songerent pas même à le suivre, quoiqu'ils tinrent quelque temps les yeux sur l'endroit du bois où il s'étoit retiré. Alcandre fut le premier qui reprit la parole : «Mon frere, lui dit-il, avez-vous jamais entendu un semblable berger ? Pour moi, ajouta-t'il, je croi que c'est le génie du Lignon qui s'est presenté à nous sous cet habit, pour nous apprendre que nous ne sommes pas les plus malheureux des hommes. Peut être aurois-je la même pensée que vous, répondit Amilcar, si nous étions ailleurs que dans cette contrée, où j'ai oui dire qu'il y avoit un si grand nombre de bergers discrets & vertueux. Si c'est un berger, reprit Alcandre, & que tous les autres lui ressemblent, nos villes ont dequoi porter envie à ces lieux solitaires.»
Cependant Alexis qui étoit à l'ordinaire couchée dans la chambre d'Astrée, où Diane & Phylis avoient passé cette nuit, s'éveilla avant que l'aurore parût ; & prenant doucement les habits d'Astrée, elle les mit
Tandis qu'Alexis étoit frapée de cette derniere consideration, Phylis s'éveilla. Et remarquant qu'il étoit grand jour, elle se leva incontinent après avoir salué Alexis. Quelque bruit qu'elle eût fait en se levant, Diane auroit encore dormi, si Phylis ne l'eût plusieurs fois appellée paresseuse. Il sembla qu'en ce même instant Astrée s'étoit éveillée au milieu d'un songe ; car en se tournant vers Alexis, elle dit avec un grand soupir : «Ah Celadon !» & se rendormit aussi tôt. Alexis fut étonnée de s'entendre nommer ; mais faisant la meilleure contenance qu'elle put : «Parlons bas, dit-elle, pour sçavoir ce qu'elle dira de ce berger.» Elles eurent beau écouter avec attention, Astrée ne parla plus ; & se sentant embrassée par Diane, elle s'éveilla doucement dans l'idée que c'étoit Alexis qui l'embrassoit. «Ma maîtresse, lui dit-elle, votre diligence nous fait honte.» Puis reconnoissant Diane : «Ah ma sœur, ajouta-t'elle en la repoussant, vous m'avez trompée ; je vous prenois pour ma chere maitresse.
Mon serviteur, dit Alexis, je ne suis pas si loin, que vous ne puissiez bien tôt reparer cette faute, si vous le voulez.» Et se baissant tout à coup, Astrée l'embrassa avec la même tendresse qu'elle eût embrassé une sœur veritablement aimée. «Ma
Ma sœur, dit Phylis, je ne vous laisserai point en repos que vous ne soyez bien reconciliée avec lui ; si nous venions à le perdre, je doute que nous pussions jamais le remplacer. Et Lycidas ne lui est-il pas préferable, interrompit Diane ? Lycidas n'est bon que pour moi, & je serois bien fâchée que quelqu'autre me l'enviât ; mais Silvandre est tel, que nous devons toutes y prendre interêt ; vous surtout qui avez tout pouvoir sur lui, parce qu'il est tout à vous. S'il est à moi, je vous le donne volontiers, avec promesse de ne le redemander jamais. O que vous
En parlant ainsi les deux bergeres acheverent de s'habiller, tandis qu'Alexis & Astrée se donnoient mille marques de leur affection reciproque. Aussi Diane remarquant qu'Astrée ne songeoit point à se lever, se tourna vers Phylis & lui dit : «Ma sœur, quoique vous m'aimiez peu ce matin, nous pourons bien conduire nos troupeaux ensemble, & nous serons de retour avant que cette paresseuse bergere soit levée. Diane, répondit Phylis, ne croyez pas que ma colere puisse me faire manquer à ce que je vous dois.» Puis s'adressant à Astrée : «O de toutes nos sœurs la plus paresseuse, nous vous ordonnons de nous attendre ici, & nous nous chargeons de conduire votre troupeau avec les nôtres.» En même temps elles sortirent de la chambre, & Diane étant un peu revenue de l'opinion qu'elle avoit conçue de Silvandre, montra plus de gayeté.
Lors donc qu'elles furent sorties, Phylis qui avoit demeuré quelque temps sans parler, s'arrêta tout à coup, & regardant sa compagne : «Oserois-je, ma sœur, vous
Il faut penser, ajouta Diane, que comme Alexis a les traits de Celadon, il en a aussi les sentimens. Eh que penser autre chose quand on la voit idolâtrer la bergere, comme feroit un berger ? Ajoutez, reprit Phylis, qu'elle la caresse de même. Ne l'avez-vous point observée dans les momens où elle est près de la bergere ? En verité, si elle étoit vêtue autrement, je dirois : voilà un berger. Ma sœur, rerepliqua
Mais, ajouta Phylis, que dirons-nous d'Adamas & de Leonide qui semblent avoir oublié Alexis ? Vous sçavez, repartit Diane, que lorsqu'Adamas s'en alla, elle étoit indisposée ; & que Leonide partit avec tant de précipitation, pour obéir à Galatée, qu'elle n'eut pas le loisir de reconduire Alexis dans la maison d'Adamas. Pourquoi, dit Phylis ne la pas mener à Marcilli où étoit son pere ? Je pense, dit Diane, que destinée comme elle est à être druide, Adamas ne veut pas qu'elle se trouve dans les cercles, & qu'il la laisse parmi nous pour y rétablir sa santé, & la renvoyer ensuite chés les carnutes.»
C'est ainsi que Diane répondoit à Phylis, avec la même sincerité qu'elle supposoit dans la prétendue fille d'Adamas, & & qu'elle dissipa tous les soupçons de sa compagne. Et prenant les troupeaux d'Astrée puis les leurs, elles les réunirent, & en confierent le soin à de jeunes enfans, selon qu'elles en usoient lorsqu'elles avoient d'autres occupations, ou d'autres amusemens.
«Voici, dit Phylis, la bonne amie de Silvandre. Dites plus tôt la mienne, repartit Diane, puisqu'elle m'a avertie de ce qui m'importoit le plus de sçavoir. Hé bien, ma sœur, j'espere qu'un jour vous serez détrompée, vous jugerez alors si Laonice est votre amie.» Diane ne repliqua point. Tyrcis & Laonice étoient si près, qu'ils n'auroient pas manqué de l'entendre. «Laonice, disoit Tyrcis, il faut avouer que vous aimez bien la vengeance. Que Phylis & Silvandre pouvoient-ils faire autre chose, puisque les dieux le vouloient ainsi ? Ignorez-vous Tyrcis, répondit-elle, qu'il y a une douceur infinie à jetter au feu la verge dont on a été frappé.» En ce moment Tyrcis s'arrêta par hazard vis-à-vis les bergeres,
Alors Tyrcis la regarda quelque temps sans lui rien dire ; puis reprenant la parole : «Qu'avez-vous fait à Silvandre, ajouta-t'il ? Vous me le demandez sans doute pour y remedier, dit-elle ; mais il vous suffit de sçavoir qu'il n'y a point de myre si habile qu'il soit, qui puisse de long temps guerir la playe que je lui ai faite ; car je vis bien que Diane en sentit la douleur jusqu'au fonds du cœur. Je n'entens rien à votre langage, poursuivit Tyrcis : je demande ce que vous avez fait à Silvandre. J'admire votre curiosité, reprit Laonice ; cependant vous n'en sçaurez pas davantage. Il suffit que je n'aye point eu dans cette contrée d'autre satisfaction, que celle que m'ont donnée la jalousie de Lycidas contre Phylis, & celle de Diane contre Silvandre.
Hé comment, interrompit Tyrcis, Diane peut-elle être jalouse de Silvandre, s'il lui est indifferent, & si ce berger lui même est insensible, & n'a rendu des soins à la bergere que par gageure ? Ah Tyrcis, s'écria Laonice en souriant, si vous m'aviez autant aimée, que Silvandre aime Diane, Silvandre n'auroit jamais
Tyrcis esperoit toujours qu'elle s'expliqueroit davantage, mais voyant qu'il n'en pouvoit rien tirer de plus : «Va, lui dit-il, la plus méchante des femmes, & qui ne semble née que pour le supplice des humains : va, sors de cette bien heureuse contrée que tu souilles par ta présence. Souviens-toi que tu n'échaperas point à la justice des dieux, ausquels, ajouta-t'il en joignant les mains, je rens graces de m'avoir délivré d'un monstre tel que toi.»
A ces mots il laissa Laonice si étonnée de ses reproches, dont elle connoissoit la justice, qu'elle demeura quelque temps immobile, & le suivant des yeux. Et lorsqu'elle le vit fort éloigné, elle se jetta dans le bois, & ne se montra plus dans la contrée.
Diane & Phylis qui avoient entendu tout cet entretien se regarderent long temps sans rien dire, dans l'étonnement où les avoit jettées une vengeance concertée de si loin. Diane tenoit les mains jointes, & sourioit
Mais, ajouta Phylis, que dirons-nous
La bergere n'étoit pas levée encore ; au lieu de s'habiller elle s'étoit amusée à entretenir & à caresser Alexis. Alexis ne pouvoit presque plus resister à tant de faveurs ; elle changeoit sans cesse de couleur. Et la bergere s'en étant plusieurs fois apperçue : «Ma maitresse, dit-elle, je crains que vous ne vous trouviez mal ; je vous
Ne dites pas, répondit Alexis, que vous m'aimez ; dites que vous aimez Alexis. C'est votre personne que j'aime, repartit la bergere, c'est votre esprit, c'est votre merite, c'est vous même independamment de votre nom. Et si je n'étois
Alexis se repentit de sa curiosité ; mais puisqu'elle s'étoit si fort avancée, elle voulut encore aller plus loin : «Mon serviteur, dit-elle, je sçavois bien que c'étoit Alexis que vous aimiez, & non sa personne ; car autrement si les dieux permettoient que je devinsse berger, pourquoi cesseriez-vous de m'aimer ? Alors, dit Astrée, j'aurois à me plaindre qu'ils m'eussent ôté tout le bien que j'espere jamais recevoir, & dès là je serois la plus malheureuse personne du monde. Je sçai qu'un pareil changement ne peut arriver ; cependant l'idée seule de ce changement m'a glacée.» Alors Alexis remarquant qu'en effet elle avoit pâli ; «je ne vous en parlerai plus, dit-elle, à condition pourtant que vous me direz à quoi vous songiez ce matin lorsque vous vous êtes éveillée ; car j'ai entendu qu'en vous tournant de mon côté, vous avez dit d'une voix comme plaintive, ah Celadon.
Je vous obéirai avec plaisir, dit Astrée. J'ai songé, continua-t'elle, que j'entrois dans un bois plein de buissons, & j'ai senti tout à coup la pointe de ces épines jusques dans la chair. Et lorsque je faisois de vains efforts pour sortir de ce lieu, une personne que je n'ai pu connoître à cause de l'obscurité, s'est approchée de moi, & m'a dit en me tendant la main, mais me cachant son visage, que si je voulois la suivre, elle me tireroit de l'embarras où j'étois. Il m'a semblé que je la suivois avec moins de difficulté que je n'avois fait auparavant, mais sans pouvoir sortir ni l'un ni l'autre de ce bois. Enfin il m'a semblé que quelqu'un voulant nous separer, elle m'a tellement serré la main, que la main que je tenois cedant aux efforts de l'autre s'est détachée du bras de la personne qui me conduisoit. En même temps j'ai cru voir une foible lumiere, & voulant regarder la main qui m'étoit demeurée, j'ai trouvé que c'étoit un cœur qui s'enfloit peu à peu, jusqu'à ce que ce tiers soit revenu avec un couteau à la main, & lui a fait une si large blessure, que je me suis vue couverte de sang. D'horreur j'ai jetté ce cœur à terre, & tout à coup il s'est changé en Celadon. Et c'est ce qui m'a fait pousser le cri que vous avez entendu.
Voilà un songe, dit Alexis, qui surement signifie quelque chose : bien qu'il soient faux la plûpart, celui ci ne porte aucune marque de fausseté. Il est venu le matin, toutes ses parties en sont bien liées ; & je m'imagine que je pourrois bien vous l'expliquer. Je vous en aurois une obligation extrême, répondit Astrée. Ce bois, dit Alexis, si obscur & si plein d'épines, signifie quelque peine où vous êtes, & dont vous avez peu d'esperance de sortir. La personne qui vous rend le chemin plus facile, c'est moi. Un tiers veut nous separer ; c'est Adamas qui m'obligera de retourner chés les carnutes ; nous y resisterons tant que nous pourrons. Enfin on nous separera ; mais je vous laisserai mon cœur qui vous tiendra lieu du cœur de Celadon ; & connoissant mon cœur comme vous le connoissez vous vivrez plus heureuse que vous ne l'avez été ; & c'est ce que vous insinue la clarté qui depuis s'est montrée à vous.
Ah, ma maitresse, s'écria Astrée, j'adopte cette explication jusqu'à notre separation ; mais je ne la puis souffrir ; & vous même pourriez-vous y consentir ? Ne regreteriez-vous point un serviteur qui vous aime si passionnement ?» En disant ces paroles, elle serroit les mains d'Alexis entre les siennes, & ne pouvoit
Alors Alexis la serrant de même avec ses bras : «Et moi je vous jure, lui dit-elle par l'affection que je vous porte ; par celle que vous me témoignez ; par Hesus, Belenus, Tharamis, le grand Thautates
En même temps Diane & Phylis entrerent, Phylis en criant : «Victoire, victoire. Diane elle même condamne tout ce qu'elle a dit, & tout ce qu'elle a fait. Ah, ma sœur, interrompit Diane, vous en dites un peu trop ; j'avoue bien que j'ai été trompée, mais je nie que j'aye eu tort. Alors Astrée prit la parole : Si vous voulez que nous nous réjouissions avec vous, dit-elle, expliquez-vous. Ah paresseuse, répondit Phylis ! si nous avions été aussi paresseuses que vous, nous ignorerions ce que vous desirez sçavoir, & que vous ne sçaurez pas. Vous me le direz donc à moi, interrompit Alexis ? A vous, j'y consens ; a vous qui nous avez éveillées si matin, sans quoi nous aurions perdu l'occasion qui seule pouvoit desabuser Diane ; en effet la perfide s'en est allée d'abord après avoir rendu, sans y penser, à Silvandre un si bon office.»
Et là-dessus elle redit tout l'entretien de
Aussi tôt Alexis vint chercher ses habits, & les apporta à sa chere Astrée. Celle-ci les recevant de sa main : «C'est moi, dit-elle, qui devrois prendre ce soin, lorsque vous vous habillez. Mon serviteur,
Il étoit déja tard ; c'est pourquoi les bergeres allerent toutes ensemble saluer Phocion, qui les méconnut d'abord à cause de leur déguisement. En même temps prenant Alexis par la main, il les conduisit dans la sale où le dîner les attendoit. Durant le repas, Phocion tint, selon sa coutume, plusieurs discours pleins de sagesse. Mais les bergeres avoient tant d'impatience de joindre Silvandre, pour lui rendre la tranquillité qu'il avoit perdue, qu'à peine elles avoient dîné, lorsque Phylis s'addressant à la feinte druide : «Madame, lui dit-elle, vous sçavez que Florice, Palinice & Circène nous ont priées de nous trouver à leur retour sur le chemin de Marcilli, au sujet de cette affaire qui leur importe tant ; si vous voulez leur tenir parole, vous avez peu de temps à rester ici.» Alexis pénétra son dessein ; elle sortit incontinent de table ; & toutes quatre ensemble se rendirent où elles esperoient de rencontrer Silvandre.
LIVRE SIXIÈME.
Silvandre passa toute la nuit dans le bois où il s'étoit retiré, pour éviter Alcandre & son frere. Il ne cessa de s'occuper du malheur qui lui étoit arrivé, & de son innocence. Enfin persuadé que le ciel étoit irrité contre lui, & que par ce châtiment il vouloit le rappeller à lui même, il se jetta tout à coup à genoux, & levant les mains vers le ciel, il invoqua le grand Thautates, & prit en même temps la resolution de consulter l'oracle de la vieille Cleontine. Dans ce dessein il passa le Lignon, vint à Montverdun, consulta l'oracle & en reçut cette réponse.
Ton ennui present finira ;
Mais celle que tu veux, Paris l'épousera.
Et tu ne dois jamais prétendre
D'accomplir tes desirs qu'en la mort de Silvandre.
A cette réponse cruelle, le berger demeura immobile ; mais il en fut si pénétré, qu'il fut long temps sans donner d'autre signe de vie que les larmes qu'il répandoit en abondance. Les vacies & les eubages qui étoient presens furent si attendris, qu'ils s'empresserent tous à lui donner quelque consolation ; mais il ne leur répondit à tous que par un profond silence.
Déja une partie du jour s'étoit passée, lorsqu'il sortit de Montverdun, & se retira dans le bois d'où il étoit sorti. Alexis, Astrée, Diane & Phylis y étoit par hazard arrivées en ce même temps, pour y passer selon leur coutume la grande chaleur du jour. Phylis fut la premiere qui apperçut le berger ; elle voulut l'appeller, mais Diane s'y opposa : «Je ne veux pas, disoit-elle, qu'il pense que j'aye eu de la jalousie, il en tireroit trop d'avantage. Encore, ajouta Phylis, faut-il avoir compassion de lui. J'y consens, ajouta la bergere, mais aussi faut-il avoir compassion de Diane.»
A ces mots Diane s'avança vers Astrée & Alexis, & leur proposa ses difficultés.
Phylis ne sçachant que répondre, elle fut condamnée à faire ce que Diane souhaitoit. «Et que souhaittez-vous enfin, s'écria Phylis, en s'addressant à Diane ? Je veux, dit la bergere, qu'à la premiere occasion vous disiez à Silvandre que je n'ai rien sçu des rapports de Laonice, & que c'est un badinage que vous avez imaginé. Et moi je traiterai avec lui comme je faisois avant la trahison de Laonice. Diane a raison d'en user ainsi, dit Alexis, & quand vous ne seriez pas coupable, ajouta-t'elle en se tournant vers Phylis, vous lui devriez la complaisance qu'elle exige.»
Cependant Silvandre vint à travers le bois, près des bergeres, sans s'en appercevoir. Lorsqu'il les reconnut & qu'il vouloit se retirer : «Hé bien Silvandre, lui dit Phylis, avez-vous oublié le temps où vous faillites à desesperer Lycidas,
Diane s'entendant nommer, & feignant d'ignorer ce que c'étoit, s'approche d'eux & s'addressant au berger : «J'entends, dit-elle que vous me nommez ; quelle part ai-je à votre entretien ? Je suis, dit Silvandre, tellement confus d'entendre &, de voir ce que j'entends, & ce que je vois qu'il me semble que c'est un songe.» Alors Phylis faisant un éclat de rire : «Ma sœur, dit-elle, il faut que je vous apprenne de quoi il est question ; ce berger n'en sçait qu'une partie.» En même temps elle lui raconta la jalousie de Lycidas, les peines qu'elle lui avoit données, le temps qu'elle avoit duré, & la joye qu'en
Mais moi, reprit Diane, quelle part ai je dans toute cette affaire ? Celle qu'il m'a plu, répondit Phylis ; car je vous ai fait dire ce que j'ai voulu. En verité, ma sœur, ajouta Diane, je vous suis bien obligée de me faire parler quand je n'y songe pas. O Dieu, s'écria Silvandre, est-il possible que tout ce que vous m'avez dit de la part de Diane ne soit point veritable ? pas un seul mot, reprit Phylis, & pour vous en convaincre, tenez, voilà le bracelet que je vous ai ôté ; je me contente des larmes que ce larcin vous a coutées.»
Silvandre mettant un genoux à terre le reçut en le baisant plus de cent fois. Telle fut la satisfaction du berger, qu'il changea tout à coup de visage, & qu'il oublia pour quelque temps ses déplaisirs passés. Puis s'addressant à Diane : «Ma maitresse, lui dit-il, vous avez pensé perdre le plus fidele serviteur que vous aurez jamais ; ne voulez-vous point seconder ma vengeance ? berger, repondit-elle, si vous m'en
Alors Philis interrompant Silvandre qui vouloit répondre à ces paroles obligeantes ; «Non, non, dit-elle, berger, taisez-vous, Expliquez seulement votre mal, & je promets de le guerir, pourvu que Diane se joigne à moi. Mon mal, dit le berger en versant des larmes, ne peut finir que par mon trépas. N'importe, ajouta Phylis.
Ton ennui present finira ;
Mais celle que tu veux, Paris l'épousera.
Et tu ne dois jamais prétendre
D'accomplir tes desirs qu'en la mort de Silvandre.
«O Diane, continua-t'il en se jettant aux piés de la bergere, puisque vous devez être à un autre, permettez-moi de prévenir ce malheur par mon trépas.» Diane malgré sa discretion ne put cacher le deplaisir que lui causoit cet oracle ; ses larmes la trahirent. Les bergeres gardoient un morne silence, excepté le berger qui ne cessoit de se plaindre, & de mouiller de ses pleurs la main de Diane. Phylis reprit enfin la parole en ces termes : «Cet oracle, berger, vous est contraire en apparence ; mais, s'il plaît à Diane, il sera tout à votre avantage. A son avantage, dit Diane ? A mon avantage, s'écria Silvandre ! oui, pourvu qu'en ce moment je sorte de la vie. Pourvu, reprit
Le premier vers s'explique assés par l'événement, le second a un autre sens que celui qu'il semble presenter. L'équivoque est dans le mot épousera. Le vrais sens est que Pâris desesperant de flechir Diane se fera druide, & qu'en cette qualité, il vous unira avec Diane. Mais interrompit Silvandre, que pensez-vous des derniers vers ; & quel tour favorable pouvez-vous leur donner ? O ignorant berger ! reprit Phylis, ne nous as-tu pas cent fois enseigné toi-même que qui aime parfaitement meurt à soi même ? C'est pour cela que l'oracle t'avertit que tu ne dois esperer l'accomplissement de tes desirs que par la mort de Silvandre, c'est à dire en aimant tellement Diane, que tu meures à toi même.
Voilà sans doute le sens de l'oracle, s'écrierent Astrée & Phylis en frappant des mains ; c'est maintenant à Diane de satisfaire à sa promesse. Je ne voi pas répondit Diane, ce que je puis faire ici. Il faut, reprit Phylis, que vous veuilliez tout ce que l'oracle veut, & que vous aimiez Silvandre de sorte qu'il puisse vivre en vous, & vous en lui. Il n'y a point de milieu ; il faut être parjure, ou faire ce que je dis ; autrement point de salut pour ce berger. Qu'exigez-vous de moi, répondit Diane ? que vous veuillez, repartit Phylis.» Et comme elle gardoit le silence : «Ma sœur, dit Astrée, il n'est plus temps de consulter ; vous êtes liée par vos sermens. Et qu'ai-je juré, repliqua Diane en souriant ? vous avez juré, reprit Phylis, de vouloir tout ce qu'il faudroit pour tourner l'oracle à l'avantage de Silvandre ; & pour cela il faut que vous disiez en propres termes : je veux aimer Silvandre, ensorte que je vive en lui, comme il vivra en moi. N'est-ce pas trop, s'écria Diane ! non, dit Phylis pour répondre à l'amour du berger, & satisfaire à l'oracle. Eh bien, ajouta Diane, j'y consens, puisque vous l'ordonnez.»
Tels furent les transports de Silvandre, qu'il perdit presque l'usage de la raison ; Diane n'étoit guere moins émue de son
C'est ainsi que Diane fit connoître à Silvandre qu'elle l'aimoit ; & depuis ce jour elle vêcut avec lui, comme Phylis vivoit avec Lycidas, & comme Astrée avoit vêcu avec Celadon.
Cependant les bergeres en continuant leur promenade se trouverent sans y penser, à l'endroit même d'où Celadon s'étoit précipité dans l'eau ; & la belle Astrée s'en étant apperçue : «Fuyons, dit-elle fuyons un lieu si funeste.» Alexis reconnut bien que c'étoit là qu'elle avoit reçu les ordres cruels qui l'obligeoient à se déguiser ; & ne pouvant croire que ce fût par cette raison que la bergere appelloit ce lieu funeste, elle lui en demanda le motif. Astrée changea de couleur, & ne répondit que par un soupir. Diane remarqua son embarras, & prenant la parole pour elle : «Madame, dit la bergere, c'est qu'elle a pensé se noyer en ce même lieu. Ajoutez, reprit Astrée, que Celadon
Astrée ne pouvoit plus retenir ses larmes, lorsque les bergeres entendirent une voix qui les attira. A peine Diane eut essayé de reconnoître le berger, qu'elle dit incontinent : «Je suis bien trompée si le berger que nous entendons, & ceux qui l'accompagnent ne viennent ici pour me trouver... Je les ai rencontrés, poursuivit Diane ; car les dieux m'ont choisie pour les juger sur un differend. Je leur promis hier de me trouver ici à cette même heure, & je vous jure que je ne m'en étois pas souvenue.»
Cependant les étrangers arriverent, & Diane par civilité fut au devant d'eux, suivie ensuite d'Alexis, d'Astrée, & de Phylis. «Je vous ai amené, leur dit-elle, ces aimables bergeres ; elles sont venues moins pour satisfaire votre curiosité, que pour m'aider à prononcer un jugement plus équitable... Mais, ô notre juge, interrompit Taumantes, si ceux qui seront condamnés ne veulent pas se soumettre à votre arrêt ? Ne craignez rien, répondit Delphire ; la soumission dont vous parlez ne me regardera point.»
Cependant la bergere s'étoit déja assise
Belle & discrete bergere, dit Asphale, quatre bergers & deux bergeres sont interressés au jugement que vous devez prononcer. Ainsi, Androgene, ajouta-t'il en le montrant à Diane, ou moi nous vous dirons ce qui touche Taumantes, Filinte & Delphire ; puis Filinte ou Taumantes vous rapporteront le differend de Dorisée, d'Androgene, & de moi. Il me semble, ajouta Diane, qu'il est plus à propos que les bergeres parlent avant le bergers. C'est à vous, Dorisée, que je donne cet emploi, pour ce qui regarde Delphire & vous aussi ; vous nous direz la verité, & d'ailleurs elle nous sera justifiée par la bouche même de ceux qui parleront après vous.»
Alors Dorisée, après avoir fait une profonde reverence, se remit à sa place. Puis elle commença de la sorte.
HISTOIRE DE DELPHIRE ET DE DORISÉE.
«Taumantes fils unique d'Eleuman & d'Ericante, riches en troupeaux & en pâturages, fut toujours nourri dans la maison paternelle. Eleuman auroit cru le perdre tout-à-fait, s'il l'avoit seulement perdu de vue. Il lui donna pour veiller sur sa conduite un vieux pasteur dont il connoissoit la sagesse & le zele. Ericante avoit plusieurs bergeres, parmi lesquelles fut élevé le jeune Taumantes jusqu'à douze ans, ou environ. Ces bergeres le caressoient à l'envi, parce qu'il étoit très aimable, & qu'elles n'ignoroient pas que cet enfant faisoit les délices du pasteur Eleuman, & de la sage Ericante leur maîtresse. Et, comme il arrive d'ordinaire dans un âge si tendre, le jeune Taumantes eut à peine atteint sa dixiéme année, qu'il témoigna une grande inclination pour Delphire, nourrie alors auprès d'Ericante,
Ce goût éclata ; car à cet âge on ignore la dissimulation. Ericante en fut ravie, & Delphire meritoit sans doute d'être aimée. Leurs premieres années se passerent dans les amusemens de l'enfance. Mais enfin instruits par l'âge, ils connurent qu'ils s'aimoient, presqu'aussi-tôt qu'ils connurent l'amour ; & ce fut alors
Taumantes rendoit à Delphire les soins les plus vifs & les plus empressés ; & Delphire recevoit ses soins avec autant de respect que de modestie. On ne pouvoit démêler si ces actions avoient plus pour principe le goût que le devoir. Les sentimens de Taumantes étoient connus de toute sa maison. Delphire même n'en pouvoit douter, mais surtout depuis la déclaration qu'il osa lui faire le jour de sa naissance, jour qu'Ericante célébroit tous les ans pour remercier les dieux de lui avoir donné un support de sa maison, & de sa vieillesse.
Vers la source du Lignon & sur ses bords est la demeure d'Eleuman. La situation en est charmante. Elle est placée sur une hauteur ombragée d'arbres, à la faveur desquels on peut descendre sur le rivage qui est presque toujours émaillé de fleurs. Les rossignols semblent avoir choisi cet agréable lieu pour leur séjour, & les sources y sont si abondantes, qu'on diroit qu'elles sont l'ouvrage de l'art. C'est là que s'assemblent tous les hameaux voisins, principalement aux jours destinés à quelque réjouissance, comme étoit le jour où l'on célébroit la naissance
Quelque temps auparavant un oncle de Delphire étoit mort ; elle parut donc en habit de deuil, & cet habit rehaussa encore ses graces naturelles ; tout le monde étoit ravi de la voir ; Taumantes ne pouvoit s'en rassasier, il ne voyoit rien de si beau, rien de si gracieux que Delphire, disoit-il. Vous me racontez, répondit-elle en souriant, une histoire si nouvelle, & si peu croyable que je n'y puis ajouter fois. J'ai eu beau me mirer dans les fontaines, je n'ai jamais pû remarquer en moi rien de ce que la flaterie vous fait dire. Ah, reprit le berger, ces miroirs sont trompeurs, ils imposent toujours à ceux qui les consultent : consultez plus tôt mon cœur. Ah, s'écria Delphire, que ces miroirs sont infideles ! Non non, Delphire, votre image est tellement empreinte dans mon cœur, que rien ne peut l'être mieux. Que vous ririez de ma simplicité, ajouta la bergere, si je croyois ce que vous me dites de flateur ? Mes actions, reprit le berger, vous convaincront peut-être que j'aime Delphire, & que j'aime sans reserve.
Delphire avoit du jugement & de la pénétration ; cependant elle fut embarrassée à repondre. Le respect qu'elle portoit au fils de son maître, la bonne volonté
Alors, Delphire, pour le tirer d'inquietude ; Taumantes, lui dit-elle, les discours que vous m'avez tenus ressemblent à ceux que les bergers tiennent à toutes les bergers ; cependant l'honneur que vous me faites, & mon respect pour vous m'obligent à les cherir, comme venant du plus gentil berger que je connoisse, & dont la bonne volonté me sera toujours précieuse. A l'instant elle se mêla parmi ses compagnes.
Mais, ô sage bergere, il faut que vous sçachiez que long temps auparavant Filinte que vous voyez assis près de Delphire, & parent de Taumantes, s'étoit expliqué, parce qu'il avoit plus d'experience. Un voyage à quoi l'engagerent ses affaires délivra Taumantes d'un rival qui commençoit à lui être insuportable. Filinte partit donc aussi amoureux qu'affligé ; & douze lunes après il rapporta à
Delphire donnoit à ce berger la préference ; mais Filinte s'opiniâtroit toujours dans sa recherche, esperant tout de la perseverance. De là naquirent toutes les peines qu'ils se donnerent l'un à l'autre. Cependant, malgré la violence de leur amour qui alloit toujours en croissant, leur amitié subsista toujours la même ; & rien ne fut capable de l'alterer.
Il sembloit que l'autorité d'Eleuman, & celle d'Ericante principalement, dût rendre le parti de Taumantes plus avantageux ; mais Filinte avoit pour lui une sœur nourrie par la même Ericante comme niece d'Eleuman, & qui pouvoit beaucoup sur Delphire. Enfin, ce berger
Filinte fut piqué jusqu'au vif de cette réponse, & le propre du dépit étant d'aveugler, il crut ne pouvoir mieux se venger qu'en détachant son ami de la bergere ; il se flata d'y réussir. Il vint donc le trouver, & lui dit : Mon frere, j'ai une grace à vous demander, & je vous le
Mon frere, dit Taumantes en souriant, je suis fâchez que vous m'ayiez demandé une chose impossible ; car de quelque maniere qu'il plaise à Delphire de me traiter, je ne puis que le souffrir, & sans murmurer seulement. D'ailleurs, n'est-elle pas fondée à croire que tous tant que nous sommes, nous sommes faits pour la servir ? Pour ce qui me regarde le sort en est jetté. Mais vous,
Filinte se retira donc, sans avoir pu ébranler son ami, & comme s'il eût oublié ce qu'il venoit de lui dire, à peine il fut sorti, à peine il eut rencontré Delphire, qu'il revint aux supplications pour obtenir le pardon de ce qu'il lui avoit dit. Il conjura sa sœur d'interceder pour lui, si elle vouloit le conserver. Alors Delphire lui répondit en souriant : je veux bien faire la paix ; mais à condition, Filinte, que vous croirez qu'en vous retirant & en revenant, vous ne m'avez ni desobligée, ni obligée.
A peine Delphire avoit proferé ces mots, que Taumantes arrive ; frapé de ce qu'il voit, il leur demande si ce n'est point une illusion. Non, non, dit Filinte, c'est une réalité. Figurez-vous que j'ai fait comme ces esclaves qui essayent de rompre leurs chaînes, & qui ne peuvent en venir à bout. Mais lorsque Taumantes raconta à Delphire ce qui s'étoit passé entr'eux, jugez quelle fut la satisfaction de la bergere.
Pendant que les deux bergers vivoient
J'avoue qu'Asphale m'auroit plu, si j'avois voulu être aimée. Bien qu'il soit present, je dirai avec verité qu'il y a peu de bergers aussi accomplis. Adroit à tous les exercices, propres dans ses habits, vif & gracieux dans ses discours, poli avec les bergeres, civil avec les bergers, & complaisant avec tous. Et celui de tous, interrompit-il, qui est le moins aimé de la belle Dorisée. Or, continua-t-elle, quoique je lui eusse expliqué mes sentimens, il s'opiniâtra à me rechercher, esperant que le temps qui triomphe de tout me feroit changer de resolution. Comme j'étois sans cesse dans la maison d'Ericante, à cause de Delphire, & qu'il
Ce dernier article lui parut plus dur que tous les autres ; car enfin, disoit-il, quand mon malheur m'éloignera de vous, comment pourrai-je avoir de vos nouvelles, ou vous faire sçavoir des miennes ? Asphale, lui repondis-je, les lettres que vous m'écririez ne vous serviroient à rien, parce que vous n'auriez point de réponse ; d'ailleurs, je suis & serai si peu curieuse de sçavoir de vos nouvelles, que vous prendriez une peine absolument inutile. Eh, comment, reprenoit-il, je ne dois point esperer que vous m'écriviez ? Moins encore, ajoutai-je ; je ne veux pas même recevoir de vos lettres. Cette severité, repliquoit il d'un air affligé, est trop grande ; &
Il insistoit sur cet article, parce qu'il sçavoit bien que dans peu il seroit obligé de s'éloigner, son pere le voulant ainsi, pour des affaires qui lui étoient survenues dans la province des romains. En effet, quelques jours après il vint me trouver, & dès qu'il put me rencontrer seule : Dorisée, me dit-il de l'air du monde le plus triste, hélas, voici le dernier de mes jours, si vous n'avez pitié d'Asphale ! Je craignis d'abord qu'il ne lui fût arrivé quelqu'accident ; mais lorsque je sçus qu'il étoit question d'un voyage, je ne pus m'empêcher de sourire. Vous riez Dorisée me dit-il. Ah fille denaturée ! je ne ris pas de votre voyage, lui répondis-je, puisqu'il me déplaît ; mais je ris de la dispute que nous eûmes dernierement, parce qu'il sembloit que nous prévoyions votre départ. Il insista encore sur les lettres, & moi je persistai dans mes refus. Notre entretien fut long ; mais il l'eût été bien plus, si son pere ne l'avoit envoyé chercher plusieurs fois.
Lorsqu'il fut prest de partir, il appella un berger qui avoit eu soin de son enfance,
Pour abreger, Alindre se chargea de deux lettres, & promit de me faire voir l'une ou l'autre. Asphale part avec cette assurance. Et cependant Alindre après
Eritrée écouta attentivement l'artificieux berger, & lui prenant la main : mon dieu, dit-elle, que je vous ai d'obligation ! Je n'aime rien tant que Dorisée, & je la jurerois innocente ; mais l'avis que vous me donnez devient inutile, si vous ne me nommez le berger entre les mains de qui sont ces lettres, & si vous ne m'aidez à les retirer. Vous connoissez le berger, dit-il, c'est Atis. Mais je n'oserois les prendre, parce qu'Asphale ne me pardonneroit jamais ce larcin. Et s'étant tû quelque temps, il reprit ainsi : j'ai pourtant un fils qui pourra les retirer ; comme il est enfant, on ne se défiera point de lui. Je tâcherai de les lui faire prendre, si vous le jugez à propos.
Eritrée qui le souhaitoit passionément : Eh mon dieu, dit-elle, le plus promptement qu'il se pourra ; Dorisée ni moi nous ne serons point ingrates. Comment, reprit le berger ? je ne veux point être nommé dans cette affaire. Si Asphale le sçavoit, jamais... je ne lui en dirai rien, interrompit-elle ; mais je serai reconnoissante pour toutes deux. Alindre appelle incontinent son fils, & lui donne ses instructions. Et comme son pere lui avoit déja donné une de ses lettres, il ne tarda pas à revenir : Mon pere, dit-il, si il y en avoit eu une douzaine, je les aurois de même apportées ; mais je n'ai trouvé que celle-ci. Cependant il y en avoit deux, dit le pere, avoue la verité. Il est vrai, continua l'enfant ; mais comme elles étoient sur la cheminée, & qu'il m'a fallu monter sur une chaise pour les avoir, j'en ai laissé tomber une dans le feu, & je l'ai vue bruler.
Eritrée fut ravie d'avoir la lettre ; & le berger remarquant l'impatience qu'elle avoit d'être seule, se retira. Dès qu'Alindre fut sorti, elle vint me trouver ; il y avoit alors beaucoup d'étrangers dans la maison ; mais, comme je m'apperçus qu'elle avoit quelque chose qui la pressoit, je m'approchai d'elle, & je lui demandai s'il n'y avoit rien de nouveau.
Je meurs d'envie de vous entretenir dit-elle ; & le plus tôt sera le mieux. Je me démêlai à l'instant de la compagnie, curieuse de sçavoir de quoi il s'agissoit. Et lorsque nous fumes renfermées dans un cabinet : Voici, me dit-elle, un papier que j'ai eu bien de la peine à tirer du lieu où il étoit, & où il vous importoit infiniment qu'il ne fût pas. En même temps elle me donna la lettre, & me dit : Lisez ma chere Dorisée ; puis je vous raconterai toute l'histoire. J'oubliai parfaitement la gageure que j'avois faite ; j'ouvris la lettre & j'y lus ces mots :
ASPHALE A DORISÉE.
C'est l'amour qui m'a fait imaginer cet expedient, pour vous continuer les assurances de ma fidelité, & vous convaincre en même temps que vous vous opiniâtrez en vain contre moi, puisqu'il n'y a rien de si difficile que ma passion ne surmonte. Plût aux dieux que je pusse toucher votre cœur insensible, comme j'ai gagné notre gageure.
«Quel fut mon étonnement, lorsque je me rappellai ma gageure avec Asphale ! Et quelle fut la surprise d'Eritrée, lorsqu'en l'embrassant je m'écriai, ah qu'avez-vous fait ! Ceux qui ont donné cette lettre sont plus rusés que nous. Non, non, répondit-elle, comptez qu'il
Je ne vous ai fait ce long discours, belle & sage bergere, que pour vous instruire de la maniere dont Asphale, Taumantes, & Filinte traitoient avec Delphire & moi ; & sur quoi nous prétendons qu'ils ne devoient point s'engager ailleurs. Mais daignez entendre la suite.
Après que Filinte eut essayé de se reconcilier avec Delphire, Taumantes gagna si bien l'esprit de ma compagne, que son rival eut raison de croire que Taumantes lui étoit préferé. Cependant le sixiéme de la lune, jour destiné, comme vous le sçavez à cueillir le gui sacré, arriva. Ceux qui l'étoient allé chercher dans nos bocages, le trouverent par hazard
On se prépara donc, suivant la coutume, à faire des jeux pour honorer un si beau jour. On proposa des prix pour la course, pour la lutte, & pour l'arc. Les jeunes bergers s'exercerent huit jours auparavant. Filinte en ce même temps demanda à Delphire une faveur qu'elle lui refusa ; c'étoit une fleur que la sœur de Filinte lui avoit donnée. Le berger temeraire l'arracha devant tout le monde, & vint trouver sa sœur pour la faire ajuster à son chapeau. Taumantes se trouva là par hazard, & reconnoissant la fleur, s'imaginant d'ailleurs qu'il l'avoit reçue de Delphire, il en conçut un dépit si violent, qu'il en tomba malade. Ericante en fut allarmée ; tout le hameau par consideration pour le sage Eleuman, prit part à sa douleur. Ericante souhaita que l'on visitât son fils : & Delphire qui ne lui avoit point encore rendu de visite me pria de l'accompagner. Nous trouvâmes Taumantes en mauvais état. Outre qu'il avoit une fiévre ardente, son visage étoit baigné de larmes. J'en fus touchée, & soupçonnant que Delphire y avoit quelque part, je la regardai sans
Mais Delphire, sans s'émouvoir : Hé quoi, dit-elle, avez-vous resolu de nous tenir long temps dans l'incertitude sur votre mal ? Alors le berger se relevant un peu, comme pour nous remercier de la faveur que nous lui faisions de venir le visiter, je suis trop heureux, dit-il, que vous daigniez vous interesser à l'état où je suis. Delphire qui jusques là avoit ignoré le sujet de sa tristesse, fut ravie de l'apprendre ; mais elle voulut dissimuler en ma presence. Et changeant d'entretien, elle lui dit tout ce qu'elle put s'imaginer pour le réjouir, & le desabuser au sujet de Filinte. Je n'ignorois pas qu'elle étoit aimée du berger, & sçachant combien ceux qui s'aiment sont ravis de s'entretenir sans témoins, je feignis de me promener dans la chambre, comme pour examiner tout ce qui y étoit.
Delphire profitant du temps s'approcha de lui : Hé quoi lui dit-elle, Taumantes est-il possible que vous soyiez jaloux ? Mais, répondit le berger, est-il possible que vous traitiez ainsi Filinte ? A ce mot la bergere ne put s'empêcher de rire. O dieux, s'écria-t'il ! vous riez de ma douleur ? Oui je ris, repliqua-t'elle
O Dieu, s'écria le berger en lui baisant la main, qu'en amour l'extrême satisfaction est près des plus mortels déplaisirs ! Vous me rendez la vie, ma chere Delphire ; mais puis-je encore vous demander une grace qui va combler mes vœux ? Parlez, répondit la bergere : vous pouvez compter sur tout ce qui dépendra de moi. Je vous conjure par vous-même, ajouta-t'il, de retirer cette fleur des mains de Filinte ; je n'en
Delphire promit de faire tous ses efforts pour la lui enlever, & le laissa avec cette assurance, parce qu'il survint un grand nombre de bergers & de bergeres. Notre visite fit plus d'effet que celle de tous les myres ; & Taumantes fut en état de sortir le lendemain.
Aussi tôt que Delphire vit Filinte, elle n'oublia rien pour lui enlever la fleur qu'il lui avoit arrachée. Elle usa de differens prétextes, elle pressa, elle importuna ; & le berger qui étoir vif & sensible lui demandant des ciseaux, coupa la fleur en cent pieces ; puis il se retira transporté de colere. Ce divorce dura juqu'au jour que l'on devoit cueillit le gui. Il vint la trouver si matin, qu'à peine elle étoit entrée dans la chambre d'Ericante. Delphire, lui dit-il, êtes-vous encore irritée contre moi ? Moi, irritée, répondit-elle ? Ne sçavez-vous pas que vous m'êtes trop indifferent ? Cruelle & dédaigneuse bergere, s'écria-t'il, que je me vois loin de mes prétentions ! Je m'étois flaté que ce matin j'obtiendrois de vous quelque faveur, afin de paroître aux jeux en qualité de votre berger ; & je vois au contraire que vos mépris ne font qu'augmenter. Vous avez tort, dit froidement Delphire ; j'honore
Non, non, dit Delphire, vous ne l'aurez pas si Ericante ne l'ordonne. Ingrate Delphire, s'écria Filinte ! ne croyez pas que j'en voulusse à ce prix. Je veux des dons d'amour, & non pas des tributs d'obéissance. A ces mots, il s'en alla plein de colere & de dépit. Il arriva par hazard que rien ne lui réussit ce jour là ; & il imputoit ce malheur à la rigueur de Délphire.
Taumantes étoit traité bien differemment ; il se pouvoit dire un des plus heureux bergers du Lignon. Asphale en eut pû dire autant, s'il avoit sçu qu'en effet de tous les bergers il étoit celui que j'aimois le plus ; mais depuis ils devinrent l'un & l'autre si jaloux, qu'il n'ont guere eu de repos, & qu'ils ne nous en ont pas laissé davantage. Aussi sage bergere, est-ce le sujet qui nous améne devant vous : en quoi nous obéissons à l'oracle.
Asphale, comme je lai dit étoit absent
Nous apprimes enfin qu'ils revenoient. Ericante qui attendoit son fils avec impatience alla au devant de lui jusqu'à Boen. Delphire se trouva indisposée alors. Filinte la conjura d'accompagner Ericante ; il joignit à ses paroles tant de supplications,
Asphale, de son côté, n'étoit pas moins jaloux ; il observoit curieusement toutes mes actions, & ne les interpretoit guere à mon avantage. Et je ne sçais comment il arriva en ce même temps qu'Androgene voulut me parler dans la chambre d'Ericante, où étoit une troupe de bergers & de bergeres. Je remarquai qu'Asphale nous regardoit ; & de peur de lui déplaire je tournai la tête d'un autre côté sans vouloir dire un seul mot au berger. Dès lors il soupçonna tout ce qu'il ne voyoit pas, & il s'imagina que tout ce qu'on lui avoit mandé d'Adrogene & de moi étoit veritable.
Vous serez peut-être surprise, discrete bergere, qu'Asphale & Taumantes prétendissent à leur retour notre affection toute entiere, eux à qui nous en avions témoigné si peu avant notre départ. Mais lorsque nous les sçumes constans & fideles au milieu des beautés de la province des romains, nous en fumes touchées jusqu'au fonds du cœur, & nous leurs fimes connoître pendant leur absence
Si quelquefois nous nous trouvions en des lieux où ils fussent obligés de nous regarder, c'étoit avec une espece de mépris qu'ils nous rendoient le salut. On remarqua bientôt des façons si étranges ; & ils furent taxés de legereté. Eux au contraire ils soutenoient qu'ils étoient toujours les mêmes, & qu'ils avoient pour nous les mêmes sentimens qu'autrefois ; mais que leurs affaires les occupoient de telle sorte, qu'ils ne pouvoient employer leur temps à ces petits soins. Il est vrai, ô sage Diane, que Delphire & moi, après en avoir plusieurs fois discouru ensemble,
Eleuman, & son épouse aimoient à voir des representations ; il arriva par hazard que Delphire avoit à dire à un berger, qu'il ne devoit jamais attendre de retour. En même temps elle apperçut Filinte qui étoit près du theatre, ravi en admiration ; & lorsqu'elle fut venue à l'endroit dont je parle, au lieu de s'adresser au berger qui jouoit avec elle, elle s'adressa à Filinte. Filinte & Taumantes même le remarquerent à ses regards & à son geste.
Quelques jours après que nous nous amusions sur les bords du Lignon, j'attendis qu'Asphale, Androgene & plusieurs autres fussent autour de moi, & tenant une baguette à la main j'écrivis sur le sable ce mot, j'aime. Androgene lisoit ce que j'écrivois, & s'imaginant que ce mot le regardoit ; c'est à moi, dit-il en souriant, que ceci s'adresse. Il est vrai, repondis-je, & je vis aussi tôt Asphale qui rougissoit. Mais, ajoutai-je, peut-être n'entendez-vous pas le sens que j'ai dans l'esprit ; je veux dire que mon affection pour vous ressemble à ces caracteres
Sage & discrete bergere, il me semble que ces deux actions devoient nous ramener nos amans, du moins s'ils méritoient ce titre ; mais voyant au contraire que c'étoit pour ainsi dire nous qui les recherchions, ils abuserent de nos bontés, & nous firent la matiere de leurs chansons. Ingrats bergers, meritions-nous d'être traitées ainsi ! Dans notre juste indignation, nous resolumes de ne les plus voir, & pour n'être pas soupçonnées de qu'elqu'autre attachement, de nous retirer peu à peu de toute societé. Mais admirez, sage bergere, combien ceux là même sont inconstans, qui nous reprochent de l'être.
A peine avions nous vêcu deux lunes dans cette froideur, qu'ils reviennent à nous avec leurs supplications accoutumées, avec leurs importunités passées. Androgene & Filinte qui n'avoient jamais changé de maniere à notre égard, s'opposerent les premiers à leur retour ; ils disoient hautement que si l'on ne chatioit
Dorisée finit de la sorte, & après avoir fait une profonde reverence, elle se remit à sa place, attendant ce qu'ordonneroit la bergere Diane. Après avoir pris l'avis d'Astrée, d'Alexis, de Phylis, & de Silvandre, Diane ordonna que Taumantes & Asphale exposeroient les raisons par lesquelles ils prétendoient refuter l'acccusation d'inconstance. Et Taumantes parla ainsi pour tous deux.
DISCOURS DE TAUMANTES.
De quoi nous accuse-t'on aujourd'hui, belle & sage bergere ? Si l'on nous blâmoit de trop aimer, si on se plaignoit que l'excès de notre amour nous rend
Peut-on dire qu'Asphale n'aime point, lui dont l'affection a triomphé d'une si longue absence ? Est-il vrai-semblable que Taumantes n'aime point, lui que tant de rigueurs n'ont point rebuté ? lui dont l'éloignement n'a point diminué la passion ? O dieux, hé qui peut se souvenir que Taumantes a aimé Delphire dès le berceau, & penser qu'il ne l'aime plus, maintenant que les difficultés se sont évanouies ! Cependant ces bergeres remplissent le ciel & la terre de leurs plaintes contre nous ; elles veulent que nous confessions que nous ne les aimons point. L'amour n'est-il pas un acte de la volonté ? Or y a-t'il quelqu'un qui puisse mieux connoître ma volonté que moi même ? Mais, ô dieux, tel est le penchant des hommes qu'ils croyent plus volontiers le mal que le bien ! Si nous leur disions une seule fois, Dorisée & vous Delphire, sçachez que nous ne vous aimons point, elles le croiroient incontinent. Et nous leur disons mille fois : belle Delphire, Taumantes meurt
Mais comme on se trahit soi-même, lorsqu'on s'éloigne de la verité, ces bergeres ont toujours nié que nous les ayions aimées ; & maintenant elles nous accusent d'inconstance. Si ce dernier outrage est veritable, nous avons du moins, mon cher Asphale, de quoi les confondre ; car c'est conclure selon leur idée que nous les aimons à present. En ce sens, belles bergeres, nous vous accorderions que nous sommes inconstans ; mais loin d'avouer que nous ne vous ayions point aimées, nous soutenons qu'il n'y eut jamais d'amour si parfait que celui de Taumantes pour Delphire, & d'Asphale pour Dorisée, amour qu'ils emporteront l'un & l'autre au tombeau.
Nos actions, disent-elles, ne prouvent point cet amour prétendu. Mais, ô notre équitable juge, lorsque nos actions étoient toutes de feu, elles ont dit que nous manquions d'amour. Il a donc fallu
Cependant on veut que nous fussions inconstans ; on nous diffame comme tels ; & ce qui nous semble plus cruel, est que ces bergeres puissent avoir de nous une semblable opinion, quand nous n'avons rien oublié pour les persuader du contraire. Bien que nous leur devions ceder en tout, nous avons cru qu'il étoit de notre honneur de les contredire dans cette occasion, & d'attendre le jugement d'autrui sur ce different. Dans l'excès de notre amour, nous leur avons dit souvent : puisque selon vous nous sommes inconstans, convenez donc que nous vous avons aimées, puis marquez-nous les limites où doit se tenir un amant pour ne pas manquer à la constance, afin de prononcer ensuite si nous sommes coupables ou innocens.
Les dieux nous envoyent vers vous ; puissent-ils vous inspirer ! Cependant nous conjurons l'amour d'éclairer les bergeres, & de leur faire comprendre que si nous ne leur rendons plus les petits soins que nous leur rendions autrefois, c'est que chaque âge a les actions qui lui sont propres. Les fleurs conviennent au printemps, & les fruits à l'été.
Mais peut-être, quoiqu'elles n'en disent rien, ce qui nous fait passer pour inconstans dans leur esprit, c'est qu'elles nous voyent en plus grande familiarité avec les autres bergeres ; mais un amant doit-il n'avoir aucune relation qu'avec ce qu'il aime, & faut-il qu'il manque à toutes les loix de la bienséance ?
Au reste la chanson dont elles se plaignent doit moins les offenser, qu'elles ne doivent se louer du silence dans lequel nous avons souffert ce que l'on nous mandoit de tous côtés à leur desavantage. Que Delphire se souvienne de ce qu'elle a écrit à Taumantes, de Dorisée & d'Androgene ; & que Dorisée se rappelle ce qu'elle a mandé à Asphale, de Delphire & de Filinte. Et parce qu'elle diront qu'une bergere ne peut ni ne doit empêcher qu'on ne l'aime, pourvu que ce soit avec respect ; nous vous demandons, ô sage & discrete bergere, votre jugement sur ces quatre articles.
Si la bergere qui se plaît à être aimée & servie de plusieurs, observe les loix de la constance. Et si cette pluralité d'amans leur est plus permise qu'aux bergers la pluralité des maitresses.
Si les loix de la constance obligent un amant, dès qu'il s'est déclaré tel, à fuir toutes les autres bergeres ; quels sont enfin
Après que Taumantes eut fini, Diane ordonna à Delphire de lui répondre, si elle avoit quelque chose à dire de nouveau ; & Delphire prenant aussi tôt la parole, elle poursuivit en ses termes :
REPONSE DE DELPHIRE A TAUMANTES.
Asphale & Taumantes pour persuader qu'ils nous aiment, disent qu'ils le sçavent, & que personne ne peut être mieux instruit de leur volonté qu'eux mêmes. Mais, ô notre juge, qui peut douter que d'autres ne le sçachent mieux ? Y a-t'il quelqu'un qui puisse bien juger, s'il est préoccupé de quelque passion ? Or ces bergers sont emportés par leur passion ; mais nous desinterressées en ce qui les concerne, nous pouvons juger seurement. Ceux qui verront Adraste ne jugeront-ils pas mieux de sa folie que lui même ?
Mais, ô dieux, s'écrient-ils, que l'on est bien plus porté à croire le mal que le bien ? Pour nous, nous croyons, ou nous ne croyons pas, selon que nous devons
Admirez maintenant l'ostentation avec laquelle ils disent : Notre amour fait que nous vous croyons veritables. Hé, Taumantes, que ne croyez-vous donc que je n'aime point Filinte, ni Dorisée Androgene, puisque nous vous l'avons tant de fois repeté ? Mais je n'aurois jamais fait, si j'infistois sur toutes leurs contradictions.
Il faut, ajoutent-ils, que si autrefois nous ne vous aimions pas, nous vous aimions maintenant, puisque vous nous accusez d'inconstance. Berger, si nous parlions d'amour, vous auriez peut-être quelque raison ; mais nous parlons uniquement de vos procedés, & ces procedés prouvent votre inconstance. Vous avouez vous même qu'après avoir paru tout de feu, vous avez cru devoir recourir
Nous n'avons jamais rien tant desiré, dit Taumantes, que de vous persuader notre amour. Je l'avoue, bergere ; mais persuader seulement, & non pas aimer.
Mais, ajoutent-ils, si nos actions ne sont plus les mêmes, chaque âge a les soins qui lui sont propres. O le beau prétexte pour couvrir leur changement ! O dieux qu'ils sont occupés maintenant ; n'est-ce pas sur eux que roule tout le poids de leurs affaires, & de celles du hameau ? Nous vous passons que vous ne pouvez plus nous donner ces petits soins que vous nous donniez autrefois ; mais le temps que vous perdez auprès des autres bergeres, qui vous empêche de l'employer auprès de nous ? L'amour demande les hommes tout entiers ; si vous avez tant d'affaires, laissez-là l'amour.
Les fleurs, dites-vous, conviennent au printemps, & les fruits à l'été ? O, Taumantes, que tu es ignorant en amour ! Dans les vergers d'amour tous les arbres portent en même temps & la fleur, & le
Vous sentez, ô notre équitable juge, combien ils sont ignorans en amour ; il n'est donc pas étonnant qu'ils vous demandent ce que c'est que constance. Or s'ils ne le sçavent pas, ils sont constans par hazard, (si pourtant, comme ils le prétendent, il ont pratiqué cette vertu à notre égard.)
Ils proposent enfin quatre doutes ; par le premier ils nous accusent d'inconstance ; par le second, ils prétendent excuser la leur, & par les deux derniers, ils veulent s'instruire de ce qu'ils ignorent. Nous pourrions leur répondre ; mais ils se sont adressés à vous, sage & discrete bergere, & nous ne devons pas vous prévenir.
Maintenant, nous vous demandons, en vertu du pouvoir que l'oracle vous a donné, & pour les punir de leur feinte, qu'il leur soit défendu de porter desormais le nom d'amans, & de se souvenir de Dorisée, ni de Delphire.
Diane commençoit à prendre les voix, lorsqu'Androgene & Filinte se leverent, suppliant d'être entendus, parce qu'ils n'étoient pas les moins interressés dans cette
DISCOURS DE FILINTE.
Si ceux qui aiment bien, s'expriment presque toujours mal en parlant de leur amour, il ne paroîtra pas étrange, ô notre juge, qu'en parlant de l'amour que j'ai pour Delphire, & de celui qu'Androgene a pour Dorisée, mes expressions ne soient pas heureuses.
Pour moi j'ai commencé d'aimer Delphire, avant que Taumantes l'eut, pour ainsi dire vue ; & Androgene a servi Dorisée, lorsqu'Asphale montroit par son inconstance qu'il se lassoit de la servir. J'avoue que le dépit m'a quelquefois revolté contre les rigueurs de Delphire ; mais je n'ai jamais fait aucune action qui ne marquât un amour extrême. Et si Androgene, malgré la préference que Dorisée donnoit à son rival, n'a point cessé de lui être fidele, quelle autre preuve pourroit-on exiger de son amour ? Serons-nous les seuls dont les services ne soient point recompensés ? Amour sera-t'il ingrat pour nous seuls qui lui sommes si fideles ?
Mais, bergers, quelle est votre présomption ?
Après qu'il eut fini, Asphale & Dorisée voulurent reprendre la parole pour lui répondre ; mais Diane leur fit signe de se remettre à leur place, parce que l'affaire étoit assés éclaircie. Puis ayant pris les voix, elle prononça ce jugement :
JUGEMENT DE DIANE
«Dans ce differend mis devant nous entre Delphire & Dorisée d'une part, Taumantes & Asphale d'une autre part, & Filinte & Androgene d'une autre, on voit les diverses sortes de dissensions qui naissent de la jalousie : entre Taumantes & Asphale envers Delphire & Dorisée, ces dissensions trop long temps nourries, & qui sont le fruit d'une jalousie opiniâtre ; entre Filinte & Delphire, ces petites dissensions qui donnent des forces à l'amour ; & dans Androgene, une patience qui seroit suspecte, sans la perseverance dont elle est accompagnée. Toutes ces choses murement considerées par nous que l'oracle en a chargées, nous déclarons qu'Asphale & Taumantes ont peché contre l'amour ; que Filinte & Androgene en ont exactement observé les loix. En consequence nous ordonnons, que les services, que les soins d'Asphale & de Taumantes soient regardés comme non avenus, & que ceux de Filinte & d'Androgene
Et enfin qu'à l'avenir ces bergers du Lignon ne soient plus si ignorans, nous voulons & ordonnons que ces demandes soient écrites par Silvandre avec les réponses, au bas des tables des loix d'amour, avec l'avis de tous ceux qui voudront y souscrire, afin qu'on les voye à jamais ces demandes & ces réponses dans le temple de la déesse Astrée.»
LIVRE SEPTIÈME.
Tandis que les choses se passoient ainsi sur les rives du Lignon, Dorinde, & ceux qui l'avoient accompagnée à Marcilli, furent conduits dans leurs chambres, dès qu'ils eurent soupé, parce qu'ils étoient fatigués du chemin, & que l'heure du sommeil étoit venue. Avant que de se séparer, ils convinrent que Périandre & Mérindor iroient le lendemain trouver le grand Adamas, pour le supplier de les presenter à la nymphe ; après quoi, si
Dorinde, Florice, Palinice, & Circène voulurent être ensemble. Dorinde à qui ses inquietudes ne laissoient aucun repos, éveilla de bonne heure ses compagnes, & s'étant fait mille petites demandes, Florice reprit la parole, & dit : «Mais, Dorinde, pourquoi le roi Gondebaut veut-il vous avoir entre ses mains ; car nous ignorons quel interêt il peut y avoir ? O Florice, répondit-elle en soupirant, si vous êtiez instruite de mes malheurs, sans doute vous ne me feriez pas une pareille demande : J'avois déja commencé à vous en dire quelque chose en présence d'Alexis & d'Astrée, lorsque j'ai été interrompue par les gens de Gondebaut. Je ne croi pas qu'il ait jamais paru dans ces contrées une fille aussi malheureuse que Dorinde. Il semble, reprit Palinice, que la puissance de Gondebaut étant mêlée dans vos avantures, vous avez un interêt sensible à en faire part à vos amies. Helas, reprit Dorinde en versant des larmes, je ne pourrois espérer de salut, si je ne mettois ma confiance dans la justice des dieux. Cependant, ajouta Circène, vous devez vous aider vous-même. Les dieux qui ont donné la prudence aux hommes se plaisent à les sécourir, lorsque sans perdre courage, ils
HISTOIRE DE DORINDE, DU ROI
Gondebaut, & prince Sigismond.
«Vous sçavez, mes compagnes, que Gondebaut eut trois freres, dont il ne lui reste plus que Godegesile qui est le plus jeune. Chilperic l'aîné de tous laissa deux filles. L'aînée fut renfermée par ordre du roi parmi les vestales. Pour l'autre nommée Clotilde, elle sçut tellement plaire au roi, qu'elle ne lui étoit pas moins chere que Sigismond son propre fils.
Or le roi Gondebaut après bien des
Alors je me croyois délivrée de Périandre par sa légereté, de Bellimart par sa tromperie, de Merindor par son infidelité ; mais lorsque j'eus repris mon premier éclat, Periandre revint à moi, & me tint les mêmes discours qu'autrefois. D'un autre côté Alderine venant à mourir, laissa Bellimart maître d'un nouveau choix ; il manquoit pour comble à ma misere, que merindor les imitât. Quelques mois après il arrive avec un visage riant, me tend les bras, & feint de s'étonner que je ne le traite plus comme
Or, durant les bacchanales, il arriva que le roi, après avoir donné à la princesse Clotilde & aux dames le plaisir de divers spectacles, Clotilde alla se promener dans les beaux jardins de l'Athenée, où se joignent le Rhône & l'Arar. Les arbres se ressentoient encore de la rigueur de l'hiver ; mais on y avoit mis une si grande quantité d'orangers, qu'il sembloit que l'été eût pris la place du printemps. Ce fut en ce temps-là, & dans ce même lieu que Périandre, Bellimart, & Mérindor prirent la résolution de recommencer leurs importunités, & vinrent comme par gageure me retrouver dans le même ordre qu'ils m'avoient trompée. Ainsi Périandre fut le premier qui me parla en ces termes.
Voici, belle Dorinde, un jour de triomphe pour vous ; quelque part que vous jettiez les yeux, vous ne voyez rien qui ne cede à votre beauté. Je le regardai froidement, & sans lui répondre, je tournai la tête, & je continuai de me promener avec mes compagnes. Mais me retenant par ma robe, comment, dit-il,
Alors Bellimart s'approcha de moi, & voulut me prendre sous les bras ; mais faignant de ne l'avoir point encore apperçu, & le regardant ferme, je lui dis : Seigneur Bellimart, Alderine que vous cherchez n'est pas ici. Elle n'est plus, répondit-il, ni pour vous, ni pour moi. Quoiqu'elle ne soit plus pour moi, ajoutai-je, croyez que je ne m'exposerai jamais à être l'Alderine de quelqu'autre Dorinde.
A ce mot, Bellimart me quitta aussi confus que Periandre ; & Mérindor, celui de tous contre lequel j'étois le plus irritée, se presenta incontinent. Madame, me dit-il, après m'avoir saluée, je benis le ciel qui me permet enfin de vous assurer que je vous suis absolument acquis. Mérindor, lui dis-je, est-ce là l'instruction que vous aviez donnée à votre frere, quand vous me l'envoyâtes ? Lorsque
Je me tournai alors vers mes compagnes, & je ne voulus plus ni leur parler, ni les entendre. Plusieurs chevaliers entendirent leurs discours & mes réponses ; & quelques-uns d'entr'eux ne manquerent pas d'en régaler le roi. Or, telle étoit ma destinée, il arriva qu'entendant toujours parler de la passion de ces trois amans il conçut pour moi quelque bonne opinion ; & par malheur je m'en apperçus trop tard ?
Les rois sont sans cesse examinés ; & toutes leurs actions sont éclairées ; le prince le sçavoit par expérience. Il essaya de remedier à cet inconvenient, sans quoi il n'ignoroit pas que ma famille, & la princesse Clotilde même auroient lieu de se plaindre : il forma donc la résolution d'user de tant de prudence,
Cette seconde déclaration devoit m'ouvrir les yeux, je l'avoue ; mais je n'imaginai pas que le prince songeât à moi, & je ne m'ouvris pourtant à qui que ce soit. C'est ce qui détermina le roi à s'expliquer plus clairement. Quelque jours
Je rougis tellement alors, que si mes compagnes avoient été moins occupées, elles auroient remarqué mon embarras. Depuis ce jour, je compris le dessein du roi, & je me trouvai dans la situation du monde la plus délicate. Si je me cachois à Clotilde, je croyois commettre un crime ; & si je l'informois de ce qui se passoit, je sentois bien que je m'attirerois l'indignation du prince. D'un auautre côté je venois d'éprouver combien les hommes sont trompeurs, & je devois m'en défier. D'ailleurs, me disois-je à moi même, quel but se propose le roi, si ce n'est de ruiner ma réputation ? Cette consideration me frapa, & dès l'heure même je pensai remettre à la princesse le billet que Gondebaut m'avoit
Cependant la passion du roi s'iritoit de jour en jour, & mon silence lui ayant fait esperer quelque retour de ma part, il songeoit uniquement à la conduite qu'il devoit tenir. Enfin, lorsqu'il se fut retiré, il appella un jeune homme, en qui il avoit une extrême confiance ; il lui découvrit la passion qu'il avoit pour moi, & lui imposant un silence parfait, il lui ordonna de chercher les moyens de le satisfaire. Le jeune homme qui avoit déja vû le roi si passionné pour Chriseide ne fut point surpris de ce nouvel amour ; il lui représenta seulement qu'ayant été recherchée de plusieurs, & trompée par tous, il seroit difficile de me persuader. Le roi lui répondit qu'il s'étoit déja expliqué, & qu'il ne s'agissoit plus que de pratiquer quelqu'un en qui je pusse prendre confiance, afin qu'il pût par ce moyen me faire entendre mieux ses sentimens. Ne seroit-il point à propos, ajouta-t'il, de nous servir de Périandre, de Bellimart, ou de Merindor ? il leur est permis de l'entretenir autant qu'ils veulent, & quoiqu'ils en soient amoureux, je ne crains pas qu'ils me désobeissent.
Ardilan (tel étoit son nom) après y avoir pensé quelque temps, répondit enfin : Seigneur, je ne crois pas que vous deviez employer aucun de ces chevaliers ; ils ont déja trompé Dorinde ; elle ne s'y fiera point ; elle les hait. Je crois encore que vous ne devez plus lui parler en public ; si ses compagnes venoient à remarquer votre amour, elles ne manqueroient pas de faire quelqu'éclat, ne fût-ce que par jalousie. Enfin, il est nécessaire de gagner quelqu'un, & je ne trouve personne de plus propre à votre dessein que quelqu'une de ses filles. Il faudra d'abord éblouir celle-ci par des presens ; je tâcherai ensuite de lui persuader que je l'aime, & que je veux l'épouser, & par là je m'insinuerai aisément dans son esprit.
Le roi gouta cet avis ; & le lendemain Ardilan chercha les moyens de parler à Darinée, c'est ainsi que s'appelloit celle de mes filles que j'aimois le plus. A la faveur des bacchanales il trouva bientôt l'occasion qu'il cherchoit ; & le soir même se déguisant en fille avec quelques amis, il apporta ce qu'ils nomment le momon dans la maison de mon pere, où il sçavoit que Darinée soupoit. Tandis que les compagnons d'Ardilan jouoient contre plusieurs chevaliers, celui-ci chercha.
La danse finie, il s'assit auprès d'elle, & lui baisant la main : Est-il possible, lui dit-il, que vous ne connoissiez pas la personne du monde qui vous aime le plus ? Je suis Ardilan, qui depuis que votre maitresse a paru à la cour, a conçu pour vous la plus violente passion. Darinée le croyant sincere, après tous les sermens qu'il lui avoit faits, consentit qu'il la servît. Et pour l'interesser davantage, il lui mit au doigt une bague de prix. Elle l'accepta, à condition néanmoins que je le trouverois bon. Comment, reprit aussitôt cet homme artificieux, seriez-vous assés simple pour lui parler de choses semblables ? Ma fille, continua-t'il, si vous voulez que nous passion ensemble le reste de nos jours, comme je le desire avec passion, n'en dites rien à personne, que vous ne soyiez bien déterminée. Mais, dit Darinée, si ma maitresse vient à le sçavoir par quelqu'autre, n'auroit-elle pas lieu de se plaindre de moi ? Ah Darinée, croyez-moi, repliqua-t'il, outre qu'elle n'en sçaura rien, elle a plus besoin de vous
Cependant quelques jours après cet entretien, je me representai le danger qu'il y avoit à garder le billet du roi, & après bien des incertitudes je résolus de le porter à Clotilde, & de lui demander le secret. Clotilde, me disois-je à moi même, Clotilde m'honore de ses bontés ; elle ne fera rien qui me soit nuisible. D'ailleurs quand le roi viendroit à le sçavoir, il m'estimera d'avoir fait ce que mon devoir exigeoit de moi. Je vais donc chés Clotilde ; comme elle m'aimoit plus que mes compagnes, elle vint à moi dès qu'elle m'apperçut. Et me tirant dans l'embrasure d'une fenêtre, elle me raconta tout ce qu'elle avoit fait depuis que je ne l'avois vue. Puis elle me fit à son tour mille questions. Après lui avoir répondu en peu de mots : Madame, ajoutai-je, permettez-moi de vous entretenir
Aussitôt elle passa dans son cabinet où je la suivis. Alors je lui montrai le billet du roi, & je lui rendis avec tant de franchise tous les discours de ce prince, qu'elle connut bien que je n'étois en aucune façon coupable ; mais ce qui acheva de la convaincre de mon innocence, fut que la lettre étoit encore cachetée. Clotilde l'ouvrit elle-même, & y trouva ces mots.»
LE ROI GONDEBAUT A DORINDE.
Votre beauté vous a déja attiré tant d'adorateurs, que vous ne serez pas surprise que l'on vous aime ; cependant vous le serez peut-être, lorsque vous sçaurez que celui que vous avez vaincu a été jusqu'ici invincible. Belle Dorinde, me refuserez-vous la victoire que je souhaite avec le plus d'ardeur, vous à qui j'offre avec mon sceptre & ma couronne tous mes lauriers, & tous mes triomphes.
«Princesse, lui dis-je alors, daignez m'honorer de vos conseils. Clotilde garda quelque temps le silence, puis me demanda la nuit pour songer sérieusement à une affaire aussi délicate. Et le lendemain trouvant le Prince Sigismond pour qui elle avoit une inclination naturelle, elle lui raconta tout ce qui s'étoit passé,
Je prévois, répondit le prince, que vu l'humeur du roi, cette passion pourroit avoir des suites facheuses ; il faut donc que vous vous opposiez aux progrès qu'elle pourroit faire ; & si vos efforts sont inutiles, le temps & les occasions
La princesse me dit ensuite qu'elle avois fait ses réflexions sur ce que je lui avois dit, & qu'il falloit que dans cette occasion je montrasse du courage & de la prudence : mon courage pour éviter tout ce qui pourroit nuire à ma réputation ; & ma prudence, pour ne point offenser le roi. Tout amour, ajouta-t'elle, est de cette nature que l'on en triomphe plus facilement par la fuite que par la résistance ; mais plus encore l'amour des rois ; je vous conseille donc de fuit toutes les occasions où le roi pourroit vous parler ; & si par hazard il s'en trouve quelqu'une, feignez de ne rien entendre à ce qu'il vous dira. Sur tout qu'il ne se passe rien dont je ne sois avertie ; & comptez que je ne vous abandonerai point, tant que vous en userez de la sorte.
Le roi demeura quelques jours sans me parler ; soit qu'il attendît l'effet de sa lettre, soit que mon attention à l'éviter lui en dérobât les occasions. Mais Ardilan qui voyoit Darinée presque tous les matins, lorsqu'elle alloit au temple, l'avoit entierement gagnée par ses belles paroles, & par ses presens.
Clotilde qui se plaisoit infiniment à la chasse, alloit souvent dans la forêt d'Erieu. Nous l'y suivions avec des habits superbes. Les étoffes étoient d'or & d'argent, les écharpes en broderie ; & nos chapeaux étoient ornés de cordons de pierreries. Nous marchions ensembles ou séparées, pourvu que nous fussions toujours sous les yeux de notre gouvernante ; & si quelque chevalier vouloit nous entretenir, il le pouvoit en chemin. Un jour Merindor se trouva près de moi, continuant toujours ses importunités ordinaires. Après que nous eûmes passé le pont du Rhône, Gondebaut qui avoit sans cesse les yeux sur moi, appella Ardilan, & lui ordonna d'enclouer mon cheval, aussi tôt que j'en serois descendue pour voir les combats des chevaliers & des fauves.
Or, ce même jour, après que plusieurs chevaliers eurent montré leur courage & leur adresse ; le roi qui avoit le dessein que vous sçaurez, leur commanda à tous de monter à cheval, & faisant abattre les toiles du côté de la plaine, il contraignit un sanglier monstrueux de sortir ; & les dames, & les chevaliers se mirent incontinent à suivre les veneurs. Merindor me mit à cheval, puis il alla rendre ce même devoir à ma compagne. Pour moi qui voyois déja Clotilde bien éloignée, je poussai mon cheval. Malgré le clou qu'Ardilan lui avoit mis dans le pié, il ne laissa pas de galoper d'abord ; mais dès que je fus obligée d'aller le pas, à peine pouvoit-il toucher la terre ; ainsi Merindor & ma compagne nous atteignirent bientôt, & nous ne pûmes joindre Clotilde.
Le roi qui s'étoit arrêté exprès arriva dans le moment ; & comme s'il avoit ignoré ce qu'avoit mon cheval, il me demanda comment il s'étoit blessé. Je lui répondis que je ne pouvois le comprendre, mais que s'il continuoit de marcher ainsi, je ferois peu de chemin en beaucoup de temps. Il feignit de considerer s'il n'y avoit point là de cheval que je pusse monter ; mais ils se trouverent ou trop vicieux, ou trop incommodes ;
Dès que j'eus vu le roi, je m'attendis à être attaquée ; «& résolue à renvoyer la réponse à un autre temps : Seigneur, lui dis-je avec un visage riant, je vous demande quinze jours, & je vous supplie avec la derniere instance de me les accorder ; vous sçaurez alors les motifs de ce delai. Tout inutile qu'il me paroît, repartit le roi, je veux bien attendre. Mais promettez-moi, belle Dorinde, qu'en ce temps là vous me ferez réponse. Seigneur, lui repliquai-je, je le promets, & je le jure. En même temps il me raconta que c'étoit lui qui avoit fait enclouer mon cheval pour avoir occasion de m'entretenir ; & me dit de juger par ce stratagême de l'excès de sa tendresse. Et comme-je ne lui parlois que du malheureux cheval qui me faisoit compassion, il ordonna qu'on arrachât le clou
Cependant Merindor revenoit avec la gouvernante, & le roi les ayant apperçus, me dit : Voici la fin de toute la satisfaction que je puis esperer aujourd'hui ; & poussant son cheval, il me laissa seule avec ma compagne, & deux chevaliers qui s'arrêterent avec nous.
Or, considerez combien les hommes sont nos ennemis ; & qu'il est difficile d'échaper à leur trahison. Je connoissois leur perfidie, je venois d'en faire la funeste expérience ; j'étois bien conseillée, & j'avois pris une ferme résolution de ne point écouter le roi ; cependant j'aimois malgré moi ses flateries & ses soumissions.
Dès que je fus arrivée, je rendis à Clotilde tout ce que le prince m'avoit dit ; & lorsqu'elle sçut l'artifice dont j'avois usé : Dorinde, me dit-elle, je crains quelque malheur, & si le roi ne vous quitte, lorsque vous lui aurez fait entendre votre résolution, je crois qu'il faudra vous marier. Madame, lui répondis-je, je me conduirai avec toute la prudence possible ; mais, je vous supplie que le mariage soit le dernier remede ; je me sens pour tous les hommes une aversion invincible.
Clotilde le soir même avertit Sigismond
Le lendemain, Ardilan parle à Darinée ; il lui dit que pour la convaincre entierement de son amour, il veut lui communiquer un secret de la derniere importance. Sçachez donc, ajouta-t'il, que le roi aime éperdument Dorinde ; il lui a écrit, elle n'a point encore fait de réponse. En vérité elle seroit bien malhabile, si elle rejettoit une pareille fortune. Comment l'entendez-vous, s'écria Darinée ? Oui, reprit-il, une pareille fortune ; car le roi est déterminé à l'épouser. Le roi, interrompit-elle, est déterminé à épouser Dorinde ? Et ma maitresse deviendroit reine des bourguignons ?
Voilà, dit Darinée, une affaire qui est en effet bien importante ; je vois bien que vous desirez que je m'en mêle, & je le ferai volontiers par le desir que j'ai de vous servir, & en consideration de l'honneur que le roi veut faire à ma maitresse. Dans peu je vous en rendrai bon compte. Le soir même je remarquai qu'elle avoit envie de m'entretenir ; & me voyant seule avec elle : Darinée, lui dis-je, qu'y a-t'il de nouveau ? Je ne pense pas, répondit-elle en souriant, qu'il y ait rien de nouveau pour vous, madame ; mais bien pour moi que cette nouvelle comble de joye. Que veux-tu dire, lui dis-je, explique-toi. Ah, madame, ajouta-t'elle, pouvez-vous vous défier de moi, qui vous aime plus que ma vie ? Pouvez-vous me cacher une chose que je desire autant que vous ? j'en suis bien informée, & peut-être en
Eh bien, dit-elle, puisque vous exigez que je vous dise ce que vous devriez m'avoir dit il y a long temps, j'y consens, à condition que vous ne serez plus si réservée pour moi. Vous imaginez-vous, madame, continua-t'elle, que j'ignore que le roi vous aime ? Tais-toi, interrompis-je, tu ne sçais ce que tu dis. Je le sçais, reprit-elle, & je le sçais si bien, que je vous apprendrai qu'il dépend de vous d'être reine.
A ce mot de reine je rougis, & mettant une main sur les yeux, je pense, lui dis-je, que tu n'es pas bien sage ; & si quelqu'un t'entendoit, quel jugement porteroit-il de nous deux. Personne n'écoute, répondit-elle ; mais croyez-moi, concluez cette affaire ; si vous n'usez pas de votre fortune, vous êtes bien moins sage que moi. Je ne pus m'empêcher de rire ; & Darinée se mettant en colere, jura qu'elle ne me parleroit jamais de rien. A l'instant elle voulut s'en aller, mais je la retins par sa robe ; & je lui demandai comment elle sçavoit cette affaire. Madame, reprit-elle avec une affection sans égale, je vous dis que vous serez bientôt reine, si vous le voulez ; il ne s'agit que de vouloir épouser
Darinée me parloit avec tant d'assurance, que je la crus mieux instruite que moi ; & l'ambition qui ne quitte guere les ames genereuses venant au secours, j'oubliai tous les conseils de Clotilde, & je résolus de m'abandonner à Darinée. Dans cette résolution, je lui dis que si elle me parloit clairement, je ferois ce qu'elle voudroit. Or, madame, continua-t'elle, puisque vous êtes déterminée au seul parti raisonnable, sçachez que c'est Ardilan lui-même, Ardilan que vous connoissez, qui m'a porté de la part du roi cette proposition. Mais, Darinée, lui répondis-je en soupirant, ne sçais-tu pas combien les hommes sont trompeurs ? D'ailleurs qui pourroit engager le roi à ce que tu dis ? Madame, reprit-elle incontinent, tous ceux qui
Darinée sçut si bien me persuader, que je lui promis tout à condition qu'elle ne se laisseroit point tromper. O que les ames interessées sont dangereuses auprès des jeunes personnes ! J'oubliai les sermens que j'avois faits à Clotilde ; je resolus de ne lui rien dire davantage, ou du moins de m'assurer auparavant si le roi ne cherchoit point à me séduire.
Darinée informa aussi tôt Ardilan de mes sentimens : & Ardilan en fit part au roi ; mais un jeune homme qui étoit attaché à Sigismond entendit toute leur conversation, & la rapporta au jeune prince. Et le lendemain que nous etions dans l'appartement de Clotilde, & que mes compagnes s'amusoient à divers jeux, il s'approcha de moi, & me passa les mains plusieurs fois devant les yeux, sans que je l'apperçusse, tant j'étois plongée
Il ajouta d'autres discours qui me firent bien connoître qu'il sçavoit le dessein du roi, & toute l'intrigue d'Ardilan, c'est pourquoi je lui répondis : Seigneur, vous me parlez d'une chose que je voudrois pouvoir me cacher à moi-même ; mais je ne puis l'ignorer, & j'avoue que le roi a fait ce que vous avez dit, & que depuis Ardilan est plus lié avec Darinée, que je ne le voudrois ; mais, seigneur, quel remede, si ce n'est de m'éloigner des états du roi votre pere : au reste je n'ignore pas qu'il se moque de moi, & puisque vous me prévenez, seigneur, sur cet article, dites-moi, je vous supplie, ce qu'il vous semble que je doive faire. Dorinde, me répondit-il, comptez sur mon affection ; mais je crains que l'on ne nous observe ; à
Tels furent les premiers discours de Sigismond. O dieu, qu'il est bien vrai que tous les êtres se maintiennent par leurs contraires ! le contraire de notre sexe, c'est l'homme ; notre sexe seroit trop heureux, si le ciel n'avoit créé les hommes pour nous tourmenter. Admirez l'artifice de ce jeune prince ; depuis ce jour il ne cessa point de me donner de nouvelles assurances de ses bontés, & cependant il engageoit Clotilde à me parler toujours contre le roi, & contre Ardilan. Je commençai enfin à me défier des promesses du roi ; & ses delais depuis ma réponse fortifierent mes soupçons. Ainsi je resolus de rendre à la princesse les derniers discours qu'Ardilan avoit tenus à Darinée. Je craignois que Sigismond ne me prévînt, & je me flatois que la princesse qui m'aimoit se rejouiroit avec moi de ma future grandeur, ou qu'elle m'aideroit à me desabuser.
Un soir qu'elle étoit dans son lit, & qu'elle m'appella selon sa coutume : Madame, lui dis-je, j'ai à vous dire des choses qui me font rougir ; mais enfin la honte cede au devoir. Ce matin, Darinée m'a aporté de la part du roi une proposition
Quelques jours s'écoulerent, avant que j'eusse le courage de rompre avec le roi. Cependant Sigismond, sous prétexte de me donner des avis, ne perdoit pas une occasion de me témoigner sa bonne volonte, mais avec tant de discretion, que Clotilde n'en remarquoit rien. J'avoue
En même temps on vint m'avertir que Clotilde me demandoit ; ainsi je n'eus pas le temps de lui répondre. O dieux, que notre sexe est fragile ! j'étois encore pour ainsi dire dans les piéges du pere, & je me laissois prendre insensiblement à ceux du fils. Depuis ce jour il redoubla ses soins ; & parce que je l'avertissois d'user de retenue, lorsqu'il paroissoit trop découvrir ses sentimens pour moi, il s'enhardit à m'écrire, puis à me faire des presens, sans que Gondebaut ni Clotilde s'en apperçussent. Et dès lors je me cachai de Darinée même ; je commençois à ouvrir les yeux sur le piége qu'Ardilan me tendoit. Un soir donc que Darinée, à l'instigation d'Ardilan me pressoit plus qu'à l'ordinaire : Darinée, lui dis-je, pensez-vous qu'Ardilan soit bien veritable ? Ah, madame, répondit-elle, il mourroit plus tôt que de me tromper. Et moi, repartis-je, je sçai très certainement qu'il nous trompe toutes deux, & pour vous convaincre écoutez-moi : il vous a promis de vous épouser ; s'il est vrai, que ne vous épouse-t'il ? Madame, dit-elle, je ne l'ai point encore pressé sur cet article ; mais je suis persuadée qu'il finira dès que je paroîtrai le desirer. Eh
Darinée suivit mon conseil ; elle parla ; & tout rusé qu'étoit Ardilan, il fut tellement déconcerté qu'il demeura long temps sans lui répondre. Il lui demanda enfin qui lui avoit donné un semblable conseil. C'est, dit-elle, une personne qui ne veut pas me tromper, & qui veut moins encore que l'on tienne davantage des discours qui me sont peu avantageux. Non seulement on dit que vous m'amusez ; on ajoute que votre unique dessein en me voyant, c'est d'avoir occasion de parler, ou de faire parler à Dorinde de la part du roi. O dieu, dit incontinent le perfide,
Darinée, répondit-il alors, n'attribuez point mon silence à peu d'amour ; si je me suis tû, c'est que j'entrevoi une grande difficulté à l'accomplissement de mon bonheur. Lorsque j'informai le roi de mon dessein sur vous, il me dit qu'à peine je serois marié, que je cesserois de le servir auprès de Dorinde. J'eus beau lui jurer le contraire, il me défendit de penser à ce mariage, que le sien ne fût accompli.
Mais, répondit Darinée qui commençoit à démêler l'artifice, à quoi tient-il que le roi n'épouse Dorinde, s'il le veut ? O Darinée, dit-il, les princes ne se gouvernent pas comme les autres hommes ; ils ont des vues que nous ne sçaurions pénétrer. Si vous connoissiez sa passion
Darinée vint aussi tôt, & furieuse encore, me raconter tout ce qui s'étoit passé. Les larmes lui coulerent des yeux lorsqu'elle quitta Ardilan. (Admirez ici combien la fortune est acharnée à me persecuter) en tirant son mouchoir, elle laissa tomber une lettre que Sigismond m'avoit écrite, & qu'elle avoit prise dans mes habits. Ardilan s'en saisit aussi tôt, & pensant qu'il y pourroit découvrir le motif de la resolution de Darinée, il ouvrit le papier, & le relut plusieurs fois, sans pouvoir deviner qui l'avoit écrit, & à qui il s'adressoit. Sur le champ il va trouver le roi, lui rend fidelement
Le roi reconnut à l'instant la main du jeune prince, & s'écria : Ardilan, je sçais trop d'où vient le changement de Dorinde. Elle est aimée de Sigismond : Sigismond l'aime. Voici son caractere, & la cause des discours que t'a tenus Darinée. Et jettant le papier sur une table : Ils s'en repentiront, ajouta-t'il transporté de fureur ; je les chatierai tous deux, comme ils le meritent. Puis se tournant vers Ardilan Pour commencer, dit-il, allez de ce pas trouver Clotilde : dites lui que Dorinde la des honore par sa conduite, que j'entens que ce soit elle même qui la renvoye à son pere ; rendez-vous ensuite auprès de Sigismond, & declarez-lui qu'il ait à se retirer chez les Galloligures, & qu'il parte demain de si bonne heure, que personne ne le voye.
Ardilan se trouva dans un étrange
Je connus alors au changement qui parut sur son visage que je lui avois porté la joye dans le cœur ; mais je le connus bien davantage, lorsqu'en me prenant la main, il me dit : Et moi, Dorinde, je vous jure par tout ce qu'il y a de plus sacré, que je tenterai l'impossible pour n'avoir jamais d'autre femme que vous, & que si mon sort dépendoit de moi, dès à present vous seriez mon épouse. Seulement soyez bien persuadée, ajouta-t'il, en me mettant une bague au doigt, que je ne m'engagerai point, tant que vous serez libre vous-même. Seigneur, lui dis-je, quand il ne me reviendroit jamais d'autre satisfaction que celle-ci de l'honneur que vous me faites, je m'estimerois la fille du monde la plus heureuse. Mais, seigneur, continuai-je, on nous observe ; finissons cet entretien. Dorinde, me dit-il, vos interêts me sont trop chers, pour ne m'occuper pas de ce qui
Sigismond me quitta dans le moment, sans attendre ma réponse, & passa dans l'appartement du roi. Ce prince étoit encore avec Ardilan : il lui ordonna de nouveau d'executer promptement sa volonté. Mais, seigneur, dit Ardilan, si le prince me demande pourquoi vous l'exilez, que lui répondrai-je ? Dites-lui, repliqua le roi, que c'est pour avoir manqué au respect qu'il me doit, & montrez-lui en même temps ce papier qui m'en fournit la conviction. Seigneur, ajouta-t'il, il niera qu'il ait crû que Gondebaut aimât Dorinde ; en effet, seigneur, il a pû l'ignorer, puisque vous avez caché avec tant de soin vos démarches ; & pourquoi irez-vous divulguer ce qui est inconnu ?
Le roi commença à marcher plus tranquillement qu'il n'avoit fait. Ardilan saisit un moment si favorable, & reprit de la sorte en souriant : Seigneur, j'aurois été moins témeraire, si je vous avois crû si facile à offenser ; me voilà instruit pour une
Ardilan conclut enfin, comme nous l'apprit la personne affidée à Sigismond, qu'il falloit informer ce prince des vues du roi sur Dorinde, & le prier de tenir cette intrigue secrete, & de s'éloigner entierement de Dorinde. Si après cette ouverture il persistoit, ajoutoit-t'il, c'est alors que vos aurez lieu de vous plaindre ; & cependant vous ne pourrez encore vous en prendre à Dorinde, avant que de sçavoir si elle aime le prince. Il arrive souvent que l'on glisse de pareils billets à celles que l'on aime, sans qu'elles le sçachent. Je croi donc qu'il seroit à propos que Clotilde lui défendît de votre part, de parler desormais au prince Sigismond. Après cette défense, ils n'auront plus d'excuse, ni l'un ni l'autre, s'ils continuent.
Le roi approuva cet avis ; & sur le champs Ardilan vint trouver la princesse, & lui expliqua les intentions de Gondebaut par rapport à Dorinde. Il lui
Vous me demandez si j'aime Dorinde ; & moi pour toute réponse, je vous prierai de jetter les yeux sur elle, & de juger ensuite si on peut la voir, sans l'aimer. Et je ne croi pas vous avoir offensée en l'aimant. Si c'étoit une offense pour vous, vous devriez vous en prendre à vous-même, qui avez ajouté tant de perfections à celles qu'elle avoit déja reçues de la nature. Je dirai plus :
Maintenant, pour vous répondre à ce que le roi vous a mandé : je vous supplie, ma sœur, de lui dire, s'il vous en parle, que tout l'univers ensemble ne peut m'empêcher d'aimer Dorinde. Qu'elle évite de me parler ; qu'elle fuye ma presence, j'en ressentirai sans doute les plus cruels tourmens ; mais je ne lui en serai pas moins acquis. Voilà, ma sœur, la réponse que vous avez exigée de moi ; c'est à Dorinde à décider maintenant sur ce qui touche le roi.
Que répondez-vous, dit la princesse en se tournant vers moi ? Madame, lui dis-je en rougissant, que puis-je répondre, sinon que je ne merite pas les bontés du prince, & que je voudrois les meriter. Comment, reprit Clotilde, vous aimez Sigismond, & vous consentez qu'il vous aime ? Hé, quelle prétendez-vous que soit la suite de cet amour ? Alors le jeune prince prit la parole ; il vit bien que la honte m'empêchoit de parler. Ma sœur, dit-il à la princesse ; Dorinde ne peut vous faire une déclaration plus précise de ses sentimens ;
La princesse demeura si confuse, qu'elle ne pouvoit proferer une seule parole ; mais enfin se tournant vers le prince : Mon frere, lui dit-elle, pourquoi m'avoir caché ainsi vos sentimens pour Dorinde ? Et ne devrois-je pas m'en offenser, si ma tendresse pour vous n'étoit plus forte que cet outrage ? Ma sœur, dit le prince, nous avions résolu tous deux de vous déclarer nos sentimens, & de nous abandonner entierement à vous. Mais, continua-t'il, si j'avois cru vous déplaire, je serois bien malheureux. Pourquoi, reprit la princesse, si telle étoit votre intention, ne m'avez-vous pas avertie dès le commencement ? Je ne le pouvois, repliqua Sigismond ; j'ignorois encore si je l'aimerois, & si elle consentiroit à mon amour. Et je vous jure, ma sœur, qu'il n'y a pas deux jours que nous ne pensions point à en
Alors, la princesse en regardant Sigismond, lui dit : Mon frere, je conçois que Dorinde seule est en faute ; elle qui me parloit de la recherche du roi, & qui ne me cachoit rien sur cet article, a été reservée au dernier point sur le vôtre. Cependant, je lui pardonne pour l'amour de vous, & je vous promets de vous aider l'un & l'autre en tout ce qui dépendra de moi ; prévoyant assés qu'il se prépare un grand combat entre le roi & vous. Ma sœur, s'écria le prince : quelle reconnoissance doit être la nôtre ! Non, nous n'oublierons jamais de si grands bienfaits. Pour ce qui est du roi, nous avons assés de courage pour lui resister ; nous ne sommes point coupables de leze-majesté. Si nous avons Clotilde & la raison pour nous, nous sommes bien dédommagés.
Le prince fatigué de la chasse songeoit à se retirer ; mais Clotilde le retint, en lui disant : Encore faut-il que
Dès le matin Ardilan parut dans son appartement, & supplia Sigismond de l'entendre sans témoins. Et lorsque tout le monde fut retiré, il lui parla en ces termes : Je viens de la part du roi vous communiquer les nouvelles qu'il a eues d'Alaric, parce que vous y avez, seigneur, le principal interêt. Hé quoi, dit le prince, qui n'aimoit pas Ardilan, je pensois que la charge dont vous vous mêliez au service du roi, n'étoit que
Sigismond, qui dès le matin avoit été averti de cet artifice, lui répondit froidement : Où sont les lettres des ambassadeurs ? Le roi, reprit Ardilan, les a gardées, parce qu'elles contiennent des choses qu'il veut que j'ignore. Que vous ignoriez, vous, reprit Sigismond ? Vous à qui il ne cache pas ses propres pensées : témoin le mariage que vous traitez si secretement ; témoin ce malheureux cheval que vous enclouâtes, & les belles remontrances que vous faites faire à la princesse Clotilde ; & maintenant vous croyez me persuader que le roi ne veut pas vous confier une lettre ? Ardilan à ce discours fut étrangement embarrassé ; mais comme il avoit l'esprit vif & present,
Ardilan, après avoir demeuré quelque temps, fut contraint de s'en aller sans parler au prince de l'amour qu'il avoit pour moi. Il retourna vers Gondebaut, & lui redit tout ce qu'il avoit entendu ; à quoi il ajouta que Clotilde seule pouvoit remedier à ce désordre, par le pouvoir qu'elle avoit sur Dorinde, & par la confiance que Sigismond avoit en cette princesse. Je crains bien, dit le roi, que cette Dorinde ne se soit laissé prendre à la jeunesse de Sigismond ; & si cela est, je n'imagine point d'autre remede que de l'éloigner de moi.
Celui qui étoit aux écoutes pour Sigismond
La princesse qui aimoit veritablement Sigismond, après l'avoir remercié de ses soins officieux, lui remontra tous les inconveniens de sa passion ; le peu que je valois, & par consequent la honte de
Cependant, mon pere qui étoit tombé malade depuis quelques jours, & dont on n'esperoit plus rien, desira de me voir avant que de mourir. Clotilde m'ordonna de l'aller trouver, j'y allai en diligence ; & après m'avoir dit que je n'avois plus de pere, & que je devois supplier en son nom Clotilde de proteger ma jeunesse, il expira ce jour-là même sur le soir.
D'un autre côté, le roi s'étant rendu chés la princesse, commençoit déja à
Le roi fut si touché de ces nouvelles, que bien qu'il fût assés maître de lui-même, il ne put retenir sa colere : Hé quoi, dit il, Sigismond a donc les sentimens assés bas pour s'allier de la sorte ?
Cependant, le roi combatu par le dépit & par l'amour, ne sçavoit à quoi se résoudre. D'un autre côté, Sigismond se rendit auprès de la princesse, dès qu'il fut de retour ; & lorsqu'il eut appris d'elle ce qui s'étoit passé dans son entrevue avec le roi : Je loue dieu, dit-il sans s'émouvoir, que sa colere soit tombée sur moi, & non pas sur vous. J'attendrai tranquillement le parti qu'il prendra.
A ces mots, il demanda à la princesse où j'étois, & lorsqu'il sçut que mon pere étoit mort, il se retira, & m'écrivit incontinent ces mots :»
LE PRINCE SIGISMOND
à Dorinde.
J'approuve, & je partage votre douleur ; mais songez que l'on ne doit pleurer sans mesure que ce que l'on aime infiniment. Attendez-donc, belle Dorinde, à pleurer de la sorte, que vous ayiez perdu Sigismond, qui seul vous sçait aimer sans mesure, & à qui vous devez un retour égal.
«Ce peu de mots fit plus pour ma consolation, que tout ce que l'on s'étoit efforcé de me dire auparavant.»
Mais le roi, qui pendant toute la nuit s'étoit occupé de cette affaire, & qui avoit fait coucher Ardilan dans sa chambre, se plaignit beaucoup & du prince & de moi ; mais de moi principalement. Il consulta Ardilan sur les moyens de se venger de moi, & de ramener Sigismond à son devoir. Et comme il l'eut assuré qu'il me détestoit maintenant autant qu'il m'avoit aimée : Seigneur, dit-il, puisqu'enfin vos yeux sont ouverts, vous pouvez d'un seul coup, & châtier Dorinde, & sauver le prince. Contraignez Dorinde à se marier ; si elle aime le prince, vous ne sçauriez la punir plus rigoureusement, & le prince avec elle ; car il ne la pourra voir sans douleur entre les bras d'un
Le roi s'arrêta à cet avis, & commanda à Ardilan d'en faire part à la princesse, qui à son tour en informa Sigismond. Ce jeune prince crut qu'il devoit prendre une résolution extrême, puisqu'aussi bien il ne pouvoit autrement se garantir des violences du roi. Il fit donc entendre à Clotilde qu'il m'enmeneroit hors de ses états, & qu'alors il m'épouseroit. Clotilde jugea plus à propos que j'en sortisse seule, pour me dérober à l'outrage dont j'étois menacée ; tandis qu'il attendroit, lui, que la colere du roi fût appaisée. Mais, lorsque la
Aussi-tôt, la princesse m'envoya chercher ; & dès que je fus arrivée, elle me dit : Le roi veut que vous épousiez Merindor, ou Périandre ; il vous donne le choix ; sinon il est résolu à vous donner Ardilan pour époux. Voyez à quoi vous vous déterminez. A la mort, madame, lui répondis-je incontinent. A ce mot nous fûmes interrompues par le prince Sigismond qui vint frapper à la porte du cabinet. Venez, lui dit Clotilde, venez voir Dorinde au désespoir. En effet, il me trouva le visage baigné de larmes ; & pour me consoler, il me dit : La personne pour qui vous souffrez ces déplaisirs, vous aide à les supporter. Les larmes que vous répandez sont autant de goutes de son sang que vous versez ; & je jure que rien au monde ne m'empêchera de tenir la parole que je vous ai donnée. Le roi ne vous contraint sans
Il vouloit continuer ; mais Clotilde lui representa qu'il valoit mieux user de prudence, pour détourner un semblable malheur ; & c'est de quoi je parlois à Dorinde, ajouta-t'elle. Dorinde m'a dit qu'elle se résolvoit à la mort ; à la mort, interrompit le prince ? je proteste qu'auparavant, la moitié des bourguignons mourra pour défendre notre cause. Non, non, reprit Clotilde ; recourons plus tôt à la prudence, & je m'assure que le ciel benira nos intentions.
A ce mot, elle me proposa ce qu'ils avoient déja résolu ensemble ; & le prince lui demanda pour moi la permission de m'en retourner promptement, pour mettre ordre à mon départ ; Clotilde qui étoit sensible à mon infortune y consentit d'abord. Aussi-tôt que je fus arrivée, je cherchai ce que j'avois de plus précieux, & de plus facile à transporter. Voilà le soin qui m'occupoit le plus, lorsque je vis entrer le prince Sigismond avec un jeune homme qui avoit sa confiance. Je pensai m'enfuir dans
Seigneur, lui dis-je, les esperances que vous me donnez, comblent, surpassent mes vœux ; mais si vous venez avec moi, quand on sçaura que vous m'accompagnez dans ma fuite, que ne dira-t'on point ? Que vous importe, repartit le prince, si nous ne reparoissons aux lieux où nous sommes connus, qu'étant mariés ? Mais, ajoutai-je, la princesse Clotilde est-elle avertie de notre
Enfin, nous décidâmes que le troisiéme jour nous nous trouverions de grand matin au temple de Venus, que le premier qui y arriveroit, consulteroit l'oracle, pour sçavoir de quel côté nous devions aller, & que, pour n'être pas reconnus, il falloit que Darinée & moi nous fussions déguisée, ainsi que vous nous voyez, & lui en berger, & qu'il n'auroit avec lui que ce jeune homme en qui il avoit pris confiance. Nous promîmes de nous atttendre au temple jusqu'à cinq heures du matin, & ce temps passé, jusqu'à cinq heures du soir sur le chemin d'Iseron, hors de la ville, parce qu'il y avoit là des bois où l'on pouvoit se cacher.
Le troisiéme jour étant venu, je me levai de si grand matin, que l'aurore paroissoit à peine, lorsque je fis consulter l'oracle de la déesse Venus. J'en eus cette réponse.»
En Forest se trouvera
Ce qui ton mal guerira.
«Jusqu'ici j'avois crû que Sigismond ne ressembloit point aux autres hommes ;
Déja le soleil commençoit à baisser, & Sigismond ne paroissoit point. Dans mon impatience, je voulus retourner à Lyon ; mais Darinée fit si bien, qu'elle me persuada de rester, en me representant que le prince pourroit arriver, lorsque nous aurions quitté le rendez-vous dont nous étions convenus. Souffrez, ajouta-t'elle, que je m'avance le long du chemin, & je viendrai vous avertir, lorsque je l'appercevrai. Je me barbouillerai le visage, pour n'être point reconnue. Je consentis à tout. Hélas, je me flattois qu'elle hâteroit le perfide ! Je l'accompagnois des yeux tant que je pûs ; mais lorsqu'elle m'eut enfin échapé, je commençai à reconnoître ma faute.
D'abord, je m'enfonçai dans le bois ; puis j'en sortis dans la crainte que Sigismond n'arrivât, & que ne me trouvant point, il passât outre. Mais, quelle fut ma frayeur, lorsque le soleil se coucha ! Seule dans ce lieu champêtre, sans aide, sans appui, jugez, mes compagnes, en quel état je pouvois être ; & sur tout lorsque la nuit se couvrit d'épaisses tenebres.
Cependant la nuit approchoit ; & jettant les yeux de tous côtés, j'apperçus sur ma gauche une cabane qui n'étoit pas éloignée du chemin. Je tournai mes pas de ce côté là, esperant de trouver quelque femme que ma situation attendriroit ; car l'horreur que j'avois pour tous les hommes m'en faisoit redouter
Les sages discours du vieillard me toucherent ; & je crus que c'étoit quelque
Le vieillard jettant alors sur sa petite famille des regards de compassion : Vous voyez, dit-il, tout ce qui est ici ; il y a quelques mois que ma femme qui faisoit toute ma consolation, m'a laissé
A ces mots, il ferma la porte de sa cabane, & se coucha sur de la paille avec ses autres enfans. Pour moi, je me jettai dans son lit, & j'y dormis plus tranquillement que ne sembloit le permettre l'état malheureux où je me trouvois. Je m'éveillai pourtant de grand matin, mais plus tard que le vieillard qui avoit déja donné ordre à tout dans son petit ménage. Il me dit que durant la nuit il avoit pris la résolution de ne me point quitter, que je ne fusse dans le Forest, esperant que les dieux prendroient soin de sa petite famille.
Nous partîmes aussi-tôt avec un bâton à la main ; & avant midi, nous arrivâmes sur une montagne, d'ou il me montra la ville de Feurs qui étoit assés proche, & celle de Marcilli un peu au delà. Voyez-vous à main droite, ajouta-t'il, une petite riviere qui entre dans une grande, & qui au contraire de presque toutes les autres coule du couchant au levant, c'est le
Dorinde finit là son récit, qu'elle interrompit souvent par des larmes & des soupirs. Ses compagnes tâcherent de lui donner quelque consolation, & toutes après l'avoir plusieurs fois embrassée, commencerent à s'habiller.
LIVRE HUITIÈME.
Adamas craignant quelque surprise de la part de Polemas, avoit ordonné qu'on prît les noms de tous les étrangers qui arriveroient ; c'est pour cela qu'il fut averti le soir même que Merindor, Périandre avec Dorinde & leur suite, étoient dans la maison de Clindor. Les noms des chevaliers n'étoient pas inconnus au druide, il sçavoit qu'ils étoient vassaux du roi de Bourgogne ; & cela même lui rendit suspecte leur arrivée. Il envoya donc chercher Clindor, qu'à peine il faisoit jour. Dès que l'on eut ouvert sa porte, un jeune eubage se presenta, demandant à lui parler. Et se
Adamas après avoir loué la prudence & le zele du jeune eubage, lui dit qu'il en feroit son rapport à la nymphe ; puis il lui recommanda le secret. L'eubage étant sorti,
Adamas passa aussi tôt chés la nymphe, & lui rendit ce qu'il venoit d'apprendre : «Madame, ajouta-t'il, il semble que le ciel vous envoye ces étrangers, pour vous défendre. Après ce qu'ils viennent de faire contre Gondebaut, vous pouvez compter sur eux. Mais, dit la nymphe, vous parlez de Gondebaut, comme s'il étoit notre ennemi. Madame, je n'en doute point ; Polemas est trop habile pour ne l'avoir pas gagné. Et voici des lettres qui nous éclairciront davantage. C'est un jeune eubage qui me les a rendues. On y donne à Polemas le titre de comte des segusiens. Ce chat, avec le mot de liberté me fait juger qu'elles sont de Gondebaut. Prenez la peine, madame, de lire d'abord celle-ci. Incontinent la nymphe rompit le cachet, & lut ces mots :»
GONDEBAUT A POLEMAS.
Notre cher anti, si Clorante un des chefs de notre garde a besoin de votre aide, montrez lui l'amitié que vous portez à son maître. Il va pour une affaire qu'il vous communiquera, & qui est plus importante qu'elle ne le paroît.
Ce billet, dit Adamas, marque assés leur intelligence ; mais celui-ci nous en convaincra encore mieux, si je ne me trompe. Alors la nymphe en le prenant : «Il me semble, dit-elle, que celui que nous avons lû n'est que trop clair. Gondebaut se contente d'écrire à Polemas sur une affaire importante, comme si Polemas étoit maître absolu de mes états. D'ailleurs il le traite de comte des segusiens, titre nouveau, & qui ne doit appartenir qu'à l'époux de Galatée.» Le second billet étoit conçu en ces termes :
GONDEBAUT A POLEMAS.
C'est maintenant qu'il faut que Polemas soit comte des segusiens. Je viens d'apprendre que Clidaman est mort, que Lindamor est dangereusement blessé, & que la meilleure partie des troupes segusiennes a été taillée en pieces. Nous verrons bien tôt si votre courage égale votre ambition. Et ce sera dans cette occasion que Gondebaut vous témoignera qu'il est votre ami.
«O dieu, s'écria la nymphe, il ne faut
Périandre & Merindor si connus dans toute la contrée ne sont-ils pas de même arrivés hier au soir ? l'action qu'ils ont faite vous garantit leur generosité. Car, madame, il faut que vous sçachiez que la fille d'Arcingentorix s'étant sauvée dans vos états pour se dérober à la tyrannie de Gondebaut avoit été enlevée par quelques-uns de ses gardes, & que les chevaliers dont j'ai l'honneur de vous parler l'ont arrachée de leurs mains. Ils l'ont amenée ensuite dans cette capitale, pour vous supplier de lui accorder votre protection. Esperez donc, madame, en la bonté de Tautates ; & cependant montrez
La nymphe essuyant ses larmes, & se jettant au col de Galatée : «Ma fille, lui dit-elle, si le ciel a ordonné que nous vissions la ruine de nos états, du moins ne faisons rien qui soit indigne de nous. Et la prenant par la main, elle passa dans l'appartement de Damon, où elle sçavoit qu'étoit Alcidon, & les portes étant fermées, Adamas, pour lui obéir parla en ces termes :
Seigneur, peut-être serez vous surpris que je vous dise aujourd'hui par ordre de la nymphe, que les dieux qui vous ont envoyé en Forest, pour y trouver la fin de vos maux, semblent vous avoir destiné à la conservation de cette contrée. Amasis n'a plus de ressource qu'en vous, pour lui épargner une servitude honteuse, & à laquelle nous voulons tous préferer la mort. La nymphe se voit sur le point d'être dépouillée de ses états, & de perdre la nymphe Galatée par la plus insigne trahison. Votre arrivée, il est vrai, nous fait esperer que les dieux vous ont envoyé pour opprimer les seditieux. Cette action, seigneur, ne sera pas celle qui donnera le moins de lustre à votre gloire, lorsqu'elle sera racontée dans toute les Gaules ; elle est aussi juste, qu'elle paroîtra genereuse.» Il vouloit
Il me semble, dit Alcidon, que pour assembler des gens de guerre, sans donner aucune défiance, il faudroit proposer quelques jeux, soit de l'arc, soit de l'arbalête, avec des prix. Lorsqu'ils seront ici nous les observerons, & nous sçaurons bien les tenir dans le devoir. Cet avis, dit Adamas, me semble très bon ; & d'autant meilleur que nous touchons au sixiéme de la lune de juillet
Adamas alla incontinent donner ses ordres ; & Clindor arriva avec Merindor & Périandre qu'il presenta à la nymphe. Amasis & Galatée les reçurent avec toute la bonté imaginable ; & comme ils lui firent entendre qu'ils avoient quelque chose à lui communiquer, elle les fit asseoir, & leur dit qu'ils pouvoient parler en liberté devant ces deux chevaliers. «Madame, répondit Merindor, nous le ferons volontiers, puisque vous l'ordonnez ainsi ; bien que l'on nous ait chargé de parler à vous seule.»
SUITE DE L'HISTOIRE DE DORINDE.
«Si les rois étoient exemts des passions qui tourmentent les autres hommes, ils seroient semblables aux immortels ; mais ils ont leurs foiblesses ; & ces foiblesses sont autant de tributs qu'ils payent à l'humanité. Je ne vous represente ces choses, madame, qu'afin que vous ne blâmiez point trop les grands princes dont j'ai à parler.
Sçachez donc, madame, que le roi Gondebaut aima éperdument Dorinde, fille d'Arcingentorix ; mais comme les beautés sont sujettes à être aimées de
Le roi pour se venger tout ensemble des deux amans, résolut de marier Dorinde à quelque chevalier, même sans qu'elle donnât son consentement. Sigismond en fut averti ; & ne pouvant souffrir que l'on fît un tel outrage à la personne qu'il aimoit, il alla la trouver, & lui persuada de sortir avec lui des
Ces paroles furent reportés au roi. Il chargea Ardilan qui n'aimoit pas le jeune prince, de veiller sur lui. Ardilan ne dormit point durant toute la nuit ; il vit donc que Ceraste étoit monté à cheval dès le matin, & qu'il en faisoit conduire trois par de jeunes garçons. Il manda aussi tôt de la part du roi, de ne point les laisser sortir, & courut en avertir le roi. Gondebaut ordonna qu'on fermât
Ce fut le prudent Avite qui alla vers Sigismond. Avite avoit été son gouverneur, & l'aimoit tendrement. Il lui dit les ordres que le roi avoit donnés, & que son entreprise étoit découverte. Quelle entreprise, répondit froidement le prince ? Il sçait, reprit Avite, que vous voulez sortir de ses états avec Dorinde, & l'épouser ensuite. S'il sçait que je veux l'épouser, repliqua le prince, il devroit me la donner, & non pas me la ravir. Il est vrai, ajouta le sage Avite, si vous étiez une personne privée ; mais ignorez-vous, seigneur, que comme tout le peuple d'un royaume est au roi qui le gouverne, le roi est de même à tout ce peuple. Les grands princes tels que vous n'ont jamais en vûe dans leurs alliances, d'autres objets que la grandeur, ou la sureté de leurs états. J'ai été déja une fois la victime de cette politique ; ne pourrai-je point, étant fils de roi me marier une seconde fois selon mon inclination ? Et si mon pere est instruit de celle que j'ai pour Dorinde, ne devroit-il pas l'approuver ? Seigneur, dit Avite, puisque
Le sage Avite connut qu'il n'étoit pas temps de le presser davantage ; il se contenta de lui dire pour le présent : Seigneur, votre dessein ne peut s'exécuter maintenant ; les portes de la ville sont fermées, & Ceraste n'a pû sortir. O dieu, s'écria le prince ! Hé que sera devenue Dorinde ? En ce moment Ceraste entra dans le cabinet ; & comme il vouloit se retirer à la vue du gouverneur : Non, non, Ceraste, dit le prince, venez, & parlez librement ; Avite est dans mes interêts. Alors Ceraste répondit d'un air consterné : Seigneur je me suis rendu à la porte de Venus ; mais on m'a empêché de sortir ; j'ai vîte gagné celle de l'Arar, & j'ai trouvé qu'on la fermoit aussi : & Dorinde, interrompit
Alors, se retournant vers le sage Avite : Mon pere, lui dit-il, je prévoi que vos conseils me seront bien nécessaires. Vous y pouvez compter, & sur ma vie même, répondit Avite. Mais, seigneur, ajouta-t'il, le roi vous demande : quelle réponse lui ferons-nous ? vous sçavez qu'un fils doit l'obéissance à son pere, & qu'il faut suivre la vertu dans les choses mêmes qui nous déplaisent ; autrement les animaux en suivant leur instinct seroient aussi vertueux que les hommes. Lors donc que vous irez trouver le roi, dites-vous à vous-même, seigneur ; je veux lui sacrifier en cette occasion mon gout, mon penchant, parce qu'il est mon pere & mon roi ; & le ciel répandra sur vous toutes ses benedictions.
Mais, mon pere, dit Sigismond, si le roi veut absolument marier Dorinde, je vous declare que j'aime mieux lui rendre la vie qu'il m'a donnée, que de souffrir une pareille indignité. Non, non, seigneur, il pourra bien menacer ; mais il n'oseroit en effet executer sa menace. Les loix s'opposent à cette violence. Ah,
Cependant Ceraste arrive, & fait entendre au prince qu'il n'a point trouvé Dorinde, mais seulement une lettre qu'il lui remet entre les mains. O dieux, s'écria-t'il, où sera-t'elle allée ! Il est certain,
DORINDE A LA PRINCESSE
Clotilde.
J'espere, madame, que vous me pardonnerez de vous avoir laissée sans votre permission. Je me flate même que votre generosité vous fera donner quelques larmes aux infortunes de Dorinde ; & sur tout lors que vous ferez refléxion que pour échaper à la violence, elle n'avoit d'autre ressource que la fuite. Helas ! étoit-ce trop peu pour lui d'avoir essayé de me tromper, sans ajouter l'injustice à la trahison ? Il a voulu par un mariage inique me faire sentir son injustice ; les dieux permettront qu'un mariage legitime lui ôte le pouvoir dont il abuse maintenant. Cependant je fuis avec raison ; née libre, il m'est permis de me dérober à des fers si indignes. Mais je jure par les bienfaits dont vous m'avez comblée, qu'en m'éloignant je ne regrette que la princesse Clotilde. Helas ! peut-être sera-t-elle enveloppée dans ma disgrace, toute innocente qu'elle est.
«Si Dorinde s'en est allée, dit incontinent le sage gouverneur, cette lettre servira beaucoup à sa justification. Je suis d'avis
Tandis que le prince s'habilloit, Ceraste reporta la lettre sur la table de Dorinde ; & lorsque Sigismond eut changé d'habit, il passa chés le roi, accompagné d'un grand nombre de chevaliers qui l'étoient venus trouver pour recevoir ses ordres, à l'occasion des mouvemens extraordinaires qu'ils avoient remarqués.
Aussitôt que Sigismond parut, le roi lui demanda pourquoi il étoit vêtu de la sorte. Seigneur, dit le prince, j'allois monter à cheval, lorsqu'Avite m'a fait sçavoir vos ordres ; & mon dessein étoit de courre le cerf. J'ai commandé, interrompit le roi, que l'on fermât les portes, parce que j'ai eu des nouvelles qui m'ont inquieté, & que je veux vous communiquer. Entrons, ajouta-t'il dans ce cabinet, & suivez-moi avec Godomar,
A peine la porte étoit fermée qu'Ardilan arriva. Le roi l'alla trouver aussi-tôt ; ils parlerent long temps bas ; mais le prince eut beau écouter, il ne put entendre qu'une seule parole. Après quoi Ardilan remit une lettre au roi & se retira. Alors Gondebaut enflammé de colere vint s'asseoir dans son fauteuil, & montrant la lettre qu'il venoit de recevoir : Prince, dit-il, voici des nouvelles de votre chasse ; & donnant cette lettre au sage Avite, qui la reconnut à l'instant, il lui commanda de la lire tout haut. Il la lut, mais il adoucit le mieux qu'il put les endroits qui étoient les plus piquans.
Sigismond, que vous en semble, reprit alors Gondebaut ? Pensez-vous pouvoir me cacher vos desseins ? ou que j'aye ignoré votre folle passion, & à quel excès elle vous a emporté ? parce que j'ai feint de ne rien voir, mon indulgence vous a fait oublier ce que vous me devez, & ce que vous vous devez à vous-même. Seigneur, répondit le prince, quand il vous plaira de m'entendre sans passion, vous ne me jugerez pas aussi coupable que l'on a osé me peindre à vos yeux. Puis-je, reprit le roi, être desinteressé dans une affaire qui vous touche autant ? bien que vos actions me prouvent assés votre peu
Seigneur, repliqua le prince, je sçai que je ne pourrai jamais reconnoître tous vos bienfaits ; mais daignez m'apprendre en quoi j'ai nui à ma réputation, afin que je fasse tous mes efforts pour la rétablir. Vous aimez Dorinde, répondit le roi. Je l'avoue, repartit le prince ; mais je ne puis croire que ce soit une action honteuse. Mais, ajouta Gondebaut, sa naissance n'est point assortie à la vôtre. Si les princes & les rois ne devoient aimer que des princesses & des reines, j'aurois failli, il est vrai ; encore mon erreur seroit-elle autorisée par des exemples. Du moins, ajouta le roi, ne doit-on pas aller si avant que de vouloir épouser des personnes d'un rang si inferieur ; & pensez-vous, lorsque je parlois de mariage à Chriseide, que mon
Alors le roi enfonçant son chapeau : Vous n'avez rien promis à Dorinde, ajouta-t'il ? je sçai bien certainement le contraire. Seigneur, on vous a mal informé, répondit le prince. Je lui ai dit, il est vrai, que je l'épouserois, si je pouvois disposer de moi ; mais en cela même, je m'en rapporte à vous, seigneur, je vous ai prouvé mon respect. Comment, poursuivit le roi, vous pouvez songer à une si honteuse alliance, & me demander encore en quoi vous faites tort à votre réputation ? Ah j'empêcherai bien que vous ne commettiez une faute semblable. A ces mots il se leve, & commande au prince de se retirer dans son appartement, & d'y attendre ses ordres. Le prince desesperé partit sans repliquer.
Déja le soleil commençoit à baisser, & le prince en se retirant apperçut dans la rue une foule nombreuse. Il s'arrête & reconnoît Darinée à son habit. Aussi-tôt il s'avance, & la prenant par le bras,
Mais, qu'est devenue Dorinde, reprit Sigismond ? Helas, repartit Darinée, que puis-je vous dire, seigneur, sinon que je l'ai laissée à ce pont cachée dans des buissons, au-delà du ruisseau ? O Dieu, s'écria le prince, elle sera dévorée par les bêtes sauvages ! O cruel pere ! si pourtant tu mérites ce nom, se peut-il que tu sois assés dénaturé pour me faire mourir ainsi ! A ces mots, il poussa de profonds soupirs, & se promena quelque temps dans la chambre. Puis se tournant vers Darinée, il lui commanda d'aller dans la maison de Dorinde, aussi-tôt qu'il seroit nuit, & de prendre Ceraste avec elle.
Presqu'en même temps il vit entrer le sage Avite, & le prince Godomar. Ils lui dirent combien le roi étoit irrité de ce qu'il avoit enlevé Darinée à ceux qui la lui conduisoient : Mon pere, dit le prince au sage gouverneur, dites au roi que jamais personne, excepté lui, n'insultera Dorinde, ou celle qui lui appartient, que je ne donne ma vie pour l'en faire repentir. Qu'il ne soit donc point surpris de ce que j'ai fait. Que pour cette fille, elle est aussi bien entre mes mains, qu'entre celles des miserables qui la traitoient si indignement. Qu'au reste Dorinde n'a rien fait que par mes ordres ; qu'il m'a empêché de la suivre ; mais que s'il lui arrive quelque mal, il compte de n'avoir plus de fils en moi.
Seigneur, dit Avite, la passion peut-elle avoir tant d'empire sur vous ? Pouvez-vous oublier qui vous êtes, & ce que vous devez à votre roi qui est aussi votre pere ? Je ne sçai plus qui je suis, interrompit le prince ; mais plût à dieu que j'eusse terminé mes jours il y a dix ans ! Et se promenant dans la chambre, il montroit assés par ses soupirs & par ses gestes quel étoit le trouble de son ame.
Godomar qui aimoit tendrement le prince son frere, conjura le sage gouverneur
Vous sçavez que Dorinde est partie, & que je devois l'accompagner ; mais le perfide Ardilan m'en a empêché. La malheureuse Dorinde n'avoit pour toute compagnie que Darinée ; les dieux la lui ont ravie, comme vous le sçavez, &
Godomar garda quelque temps le silence ; puis reprenant la parole : Mon frere, dit-il, votre crainte me paroît bien fondée. Ardilan a raconté au roi en ma presence ce que vous dites de l'oracle ; & soudain après avoir parlé fort bas, il a fait appeller Clorante, & lui ayant dit quelque chose à l'oreille, il a relevé ensuite sa voix : Allez vous préparer, lui a-t'il dit ; cependant on expediera vos dépêches ; surtout usez de diligence. Vous sçavez que Clorante est de toute sa garde celui en qui il a le plus de confiance, & qui a le moins d'égard pour nous. Or, si vous l'approuvez, je monterai à cheval avec quelques-uns de mes amis, &
Après avoir déliberé sur le choix, ils en trouverent neuf sur la fidélité desquels ils pouvoient compter. Périandre, Bellimart, Ceraste & moi nous fumes de ce nombre. Les princes nous envoyerent chercher incontinent, & nous firent part de leur dessein. Nous répondîmes que nous étions prêts à marcher ; & nous nous assemblâmes tous chés Bellimart ; comme il commandoit dans la ville, nous crûmes avec raison que notre dessein ne seroit point soupçonné.
Deux heures après, nous nous presentâmes à la porte avec le jeune Godomar ; Ardilan voulut sçavoir où nous allions. Bellimart ayant répondu que nous allions joindre Clorante, le roi, dit Ardilan, ne m'a point commandé de vous laisser sortir. Alors Godomar s'avança, & dit : Depuis quand êtes-vous devenu le censeur de mes actions ? Qu'à l'instant cette porte soit ouverte. Seigneur, reprit Ardilan, je ne vous avois pas remarqué ;
Ah, traître, s'écria Godomar en prenant une hache d'armes, je vais payer toutes tes perfidies ; en même temps il lui fend la tête ; les autres furent si effrayés, qu'ils n'oserent resister ; d'ailleurs, ils aimoient autant le prince, qu'ils détestoient Ardilan. A peine avions-nous quitté le pavé, que la nuit nous surprit. Nous arrivâmes au pont ; & n'y trouvant personne, nous poursuivimes notre route vers le Forest. Cent fois nous nous perdimes dans les montagnes, ignorant tous le chemin de Feurs où nous voulions aller. Nous primes donc la résolution d'attendre le jour au premier village que nous trouverions, & de prendre des guides. Là nous apprimes que nous nous étions éloignés de tout le chemin que nous avions fait depuis le pont. Il fallut retourner sur nos pas ; ce qui desesperoit le jeune prince. Mais une chose le consola ; c'est qu'il sçeut que Clorante n'étoit parti que fort tard du lieu où il vouloit passer la nuit, & que ses chevaux étoient presque tous deferrés. Le lendemain nous rencontrâmes un vieillard qui venoit du lieu où nous allions, & qui dit au prince qu'il
Nous ne fumes pas fort loin, sans reconnoître la piste dont le vieillard nous avoit parlé. Nous la suivîmes jusqu'à Feurs, où la nuit nous obligea de nous arrêter. Clorante avoit logé au même lieu où nous étions descendus ; le lendemain on nous dit qu'il avoit passé le Lignon. Nous voilà sur les traces qui nous menerent jusqu'à un carrefour, où nous reconnûmes qu'il avoit demeuré quelque temps ; mais ce qui nous embarrassa, fut que nous jugeâmes par les
Le prince voulut absolument que nous nous separassions de même. Ainsi, continua-t'il, Bellimart, Periandre, & Merindor, avec leurs trois amis, prendront la route qui mene au Lignon ; Ceraste & les autres cinq chevaliers iront à droite, mais sans passer la Loire ; & moi, dit-il, après avoir repassé le Lignon, je prendrai à gauche ; & dans trois jours nous nous trouverons tous au pié de ce temple que vous voyez au milieu de la plaine, élevé comme un écueil.
Sans doute, un dieu avoit inspiré le prince ; à peine avions-nous fait une lieue & demie, Bellimart, Periandre & moi, que nous trouvâmes Dorinde, mais entre les mains de Clorante qui vouloit l'enmener. Le ciel favorisa notre entreprise. Ils étoient quinze ou seize ; cependant nous les défimes, & leur enlevâmes Dorinde. La victoire nous a couté cher, il est vrai ; car nous avons perdu Bellimart ; Periandre un cousin germain, & moi un frere. Or, madame, nous avons amené Dorinde dans cette capitale. Elle vient se jetter entre vos bras, comme dans un asile assuré.»
Après que Merindor eut fini, Amasis prit la parole, & leur dit : «Genereux
A peine avoient-ils achevé, que Leonide avertit Galatée, que Dorinde & celles qui l'avoient accompagnées, étoient dans la sale. En même temps Amasis la chargea d'aller les recevoir. Galatée le fit avec d'autant plus de joie, que Lycidas frere de Celadon étoit de la troupe, & qu'elle mouroit d'envie de lui parler. Galatée sçavoit déja par Leonide qui étoient Florice, Circène, & Palinice. Après avoir parlé quelque temps à Dorinde, elle vint les trouver, & leur donna mille marques de ses bontés. Madonte sçachant aussi que ces étrangeres qu'elle connoissoit, étoient si près, s'avança pour les embrasser. Elles eurent de la peine à la reconnoître dans ses nouveaux habits, & toutes rougirent de s'être méprises à son égard. Et les bergers
A ces mots prenant Florice d'une main, & Circène de l'autre, elle les pria toutes de venir avec elle dans la chambre de Damon. Amasis qui y étoit encore les embrassa, & leur fit tout l'accueil imaginable ; mais lors que Galatée lui eut presenté Dorinde, elle fut ravie de la voir par consideration pour le prince Sigismond.
Jusqu'ici Hylas & Adraste n'avoient point encore parlé. Adraste admiroit ce palais si different des cabanes où il avoit été nourri, & Hylas ne trouvoit rien dans toute la troupe qui le piquât. Mais Madonte l'ayant enfin apperçu : «O dieu ! s'écria-t'elle, Hylas, je ne vous ai point rendu ce que je dois à notre ancienne amitié. Quelle opinion aurez-vous de moi ? Meilleure que jamais, madame, répondit l'inconstant, car il me semble que nos caracteres sont fort ressemblans. M'en préservent les dieux, repliqua Madonte, je ne voudrois pas vous ressembler
C'est me rendre justice, reprit Hylas ; & je suis bien éloigné d'en rougir. Si, pour bien aimer, il faut prendre le caractere de la personne que l'on aime ; sur les bords du Lignon, il n'y a pas un berger qui ne soit inconstant, parce qu'il n'y a pas une bergere qui ne le soit. Ah, Hylas, interrompit Madonte, vous sçavez bien que vous parlez contre votre conscience. Madame, répondit-il, si je vous le prouve, qu'aurez-vous à dire ? c'est répondit Madonte, ce que je ne croi pas que vous puissiez
Alors Palemon qui n'avoit point encore ouvert la bouche s'adressant à Madonte : «Madame, lui dit-il, si vous êtes sensible au malheur de ce berger, daignez joindre vos prieres avec les nôtres, pour engager la nymphe Amasis à lui rendre sa premiere santé. Comment, répondit Madonte, pensez-vous que la reine puisse le guerir ? Madame, ajouta Palemon, on nous l'a fait entendre, & nous vous supplions d'interceder pour lui.» Aussi-tôt Madonte prit le berger par la main, & s'avança vers Amasis qui entretenoit Dorinde. En même-temps le sage Adamas revint de la ville où il avoit donné ses ordres ; Amasis vouloit lui parler, mais elle n'osa interrompre Madonte qui avoit déja commencé à supplier pour Adraste. «Madame, lui dit le
Le druide profitant du silence, & s'adressant à la nymphe : «Madame, dit-il, je viens d'être informé que sept chevaliers sont arrivés dans cette ville, & qu'ils demandent des nouvelles du prince Godomar. N'en sçavez-vous point les noms, interrompit Périandre ? L'un d'eux, répondit Adamas, s'appelle Alcandre, & un autre Amilcar, si je ne me trompe. Ils ne sont pas de notre troupe, ajouta Périandre ; mais ils sont de nos amis.» Circène entendant nommer Alcandre, ne put s'empêcher de rougir ; & Florice s'approchant du sage Adamas : «Ce sont mes freres, dit-elle ; & je ne pouvois apprendre une plus agréable nouvelle. Si nous entendions les noms des autres... Voici la liste qui m'a été remise, interrompit Adamas. On y lut Silene, Lucindor, Clorian, Cerinte, & Belisard.» Alors les étrangeres s'écrierent :
Le chevalier, & Clindor qui l'avoit suivi, n'étoient pas encore descendus du château, qu'ils les rencontrerent. Et leur ayant fait entendre la volonté d'Amasis, ils prirent tous ensemble le chemin du château, où ils furent reçus par les nymphes & les chevaliers avec tout l'accueil imaginable. Mais, qui eût vû les caresses de Florice, de Circène, & de Palinice, auroit jugé qu'un plus grand interêt que celui de la proximité les animoit.
Après ces premieres démonstrations, Alcandre revint vers Amasis, & lui dit : «Madame, le prince Sigismond nous a chargés de vous presenter ses services, & de vous assurer que s'il s'offre quelqu'occasion où ils vous soient utiles,
Alors Périandre & Merindor lui dirent où ils devoient le trouver le lendemain ; & comme Alcandre en jettant les yeux sur l'assemblée, apperçut Dorinde : «C'est bien ici, dit-il, en se tournant vers la nymphe, que nous jouirons du fruit de notre voyage, puisque je vois Dorinde qui en est le principal sujet. Madame, Sigismond ne manquera pas de vous la recommander, & lorsqu'il la sçaura entre vos mains, il sera transporté de joye.»
Cependant, on vint avertir Adamas qu'un chevalier nommé Ceraste étoit à la porte avec douze autres tous armés qui demandoient à entrer. Le druide l'ayant dit à la nymphe, Périandre & Merindor s'écrierent : «C'est assurément le prince Godomar qui aura sçû que Dorinde est ici. Plût à dieu, dit la nymphe, que j'eusse le bonheur de recevoir dans mon palais un si grand prince !»
Adamas envoya en diligence pour faire
Pendant que l'on disposoit tout, pour recevoir le jeune prince, les chevaliers étoient déja arrivés près de la porte. Le prince étoit déja entré, sans vouloir se faire reconnoître ; mais Périandre & Merindor l'ayant rencontré, ils lui marquerent tant de respect, que la nymphe fut bien tôt avertie que c'étoit Godomar lui-même. Elle dépêcha Adamas pour le recevoir, & elle accompagnée de Galatée, de Madonte, de Daphnide, de ses nymphes, de Dorinde, & de toutes les étrangeres, elle alla au devant de lui jusqu'à
Dorinde vint alors se jetter aux piés du prince, pour le remercier de ce qu'il avoit fait pour elle (car la nymphe lui, en avoit dit quelque chose) & pour le supplier de ne la point abandonner. Le prince ne la reconnut qu'à sa voix ; & la relevant avec bonté : «Belle Dorinde, lui dit-il, vous êtes trop chere à Sigismond, pour craindre qu'aucun de ceux qui lui appartiennent, vous abandonne. D'ailleurs, vous êtes sous la protection d'une grande reine, & mon frere Sigismond m'a chargé de lui recommander vos interêts.» Puis se tournant vers Amasis : «Madame, continua-t'il, je n'ai fait ce voyage que pour défendre Dorinde, & vous supplier de lui permettre
Godomar fut ensuite conduit dans l'appartement qui lui étoit destiné ; & tandis qu'on le désarmoit, il raconta à Périandre & à Merindor, qu'après s'être separés le jour d'auparavant, il avoit long temps marché sans rencontrer personne, & qu'enfin ils avoient apperçûs dans la plaine une troupe de gens à cheval ; & que s'étant mis à les suivre, ils avoient trouvé que c'étoit le lieutenant de Clorante avec quinze ou seize chevaux. «Il nous apprit, ajouta le prince, qu'ils avoient ordre de se trouver le soir même au carrefour où nous nous étions separés. Un des miens leur dit que le roi nous avoit envoyés pour le même sujet ; ainsi nous marchâmes le reste du jour ensemble, & sur le soir, nous trouvâmes au carrefour Ceraste qui me raconta la mort de Clorante, & la défaite de sa troupe.»
Alors me découvrant le visage : «Ne songez point à venger Clorante, leur
Quel fut leur étonnement, quand ils m'entendirent tenir ce langage ! Ils vinrent enfin me rendre l'honneur qu'ils me devoient, & je leur permis de s'en aller. Je croi qu'ils pourront aujourd'hui informer le roi de ce qui s'est passé. Pour nous, comme il étoit déja tard, nous couchâmes près de là, dans un lieu que l'on nomme Ponsins. C'est là que nous apprîmes le détail de votre combat, & le parti que vous aviez pris de conduire ici Dorinde.»
Déja le prince étoit habillé, lorsqu'Alcandre & ceux de sa troupe vinrent lui baiser les mains, & lui dire que n'ayant point eu le bonheur de l'accompagner, ils avoient du moins été des premiers à le suivre avec l'aveu du prince Sigismond. «Mais, interrompit le prince, que dit le roi, lorsqu'il sçut la mort d'Ardilan, & mon départ ? Seigneur, dit Alcandre, si le roi vous blâma, comme vous n'en sçauriez douter, la cour & le peuple vous benît. Sigismond surtout, & la princesse Clotilde avoient peine à retenir les transports de leur joye. Je loue
A ces mots, les ayant tous embrassés, il sortit avec eux pour se rendre dans la sale où étoient les nymphes, & où l'on avoit dressé les tables pour le dîner. Amasis voulut le faire asseoir d'abord, mais averti que Damon étoit retenu au lit par ses blessures, il demanda la permission de l'aller voir. Damon en fut si penetré, que depuis il ne se détacha point de Godomar.
Clindor de son côté enmena les bergers, & les bergeres, excepté Dorinde à qui Amasis ne voulut point permettre de quitter Galatée ; mais à sa place il enmena les freres de Florice, de Circène & de Palinice.
Cependant, le prince se mit à table ; & pour lui obéir, chacun s'assit sans cerémonie ; on ne parla presque que de la fortune de Dorinde, & du déplaisir qu'avoit eu Sigismond de ne pouvoir la suivre. Dorinde
Alcidon prenant la parole : «Madame, dit-il, vous ne démentez point le caractere de toutes les belles ; car je n'en ai point encore vû à qui les services pussent faire oublier les offenses ; & ce qui est pis encore, ces offenses le plus souvent sont imaginaires. Seigneur chevalier, répondit-elle, j'ignore le caractere des belles dont vous parlez ; mais je connois par experience celui des hommes ; & je n'en ai encore vû qu'un seul qui ne fût pas trompeur. Je voudrois bien sçavoir qui est ce phenix, reprit le prince en souriant. C'est Hylas, ajouta-t'elle. Hylas, dit Madonte ; & n'est-ce pas le
En même temps Périandre & toute sa troupe que Clindor avoit amenée, entra dans la sale ; & Dorinde voulant rompre cet entretien : «Seigneur, lui dit-elle, si vous ne connoissez point Hylas, jettez les yeux sur ce berger chauve, vous verrez de tous ceux qui se mêlent d'aimer l'homme le moins dissimulé.» Alors le prince, & tous ceux qui avoient entendu Dorinde regardant Hylas, il s'imagina qu'il y avoit quelque chose dans son ajustement qui n'alloit pas bien. Et Daphnide s'en étant apperçue, «non, lui dit-elle, Hylas ; ce qui attire nos regards, n'est pas votre habit, c'est votre caractere d'inconstant. Il est vrai, reprit Hylas, que j'aime le changement ; & par là même je ressemble aux deux sexes. Avouez du moins, interrompit Dorinde, que l'on trouve plus d'infideles parmi les hommes que parmi les femmes ; car il n'y a point de femme qui ne puisse se plaindre de quelqu'infidelité, & je
Dorinde alloit repartir, lorsqu'Amasis & le prince se leverent de table. Et Godomar s'approchant de Dorinde : «Soyez persuadée, lui dit-il, que Sigismond vous aime plus que sa vie ; lorsque j'aurai le loisir de vous entretenir, & que vous sçaurez ce qu'il m'a chargé de vous dire, vous avouerez qu'il merite d'être compté parmi ceux qui sçavent aimer.» Ensuite il supplia Amasis de lui permettre de se rendre auprès de Damon ; il étoit informé de sa valeur, & il vouloit gagner son amitié. La nymphe répondit qu'elle l'y accompagneroit. Thamyre, Celidée, Palemon, Doris, & le malheureux Adraste étoient déja dans son appartement. Lorsque le prince entra, Thamyre supplioit Damon de se souvenir qu'il lui avoit promis de guerir Celidée. Et Damon lui ayant dit qu'il ne s'agissoit que d'avoir quelqu'un qui accompagnât Halladin son écuyer, il s'offrit de faire le voyage.
Celidée ne pouvoit consentir à cette separation ; elle aimoit mieux ne recouvrer jamais la beauté qu'elle avoit perdue, & dont elle faisoit peu de cas ; ou du moins
Mais, reprit Madonte, voyez, Seigneur, ce malheureux berger qui regarde cette tapisserie, il n'est pas moins digne d'admiration. Il avoit long temps aimé la bergere auprès de laquelle vous le voyez ; & lors qu'il perdit l'esperance de la posseder, il perdit en même temps sa raison. S'il a quelques intervales, il les employe à regreter la bergere. Mais, Seigneur, ajouta Amasis, nous voulons essayer un remede pour le guerir. Quel est ce remede, dit le prince ? C'est, interrompit
Cependant, Adamas tirant un peu la nymphe à l'écart, il lui representa combien le ciel l'avoit favorisée en lui envoyant un prince si genereux. «Madame, continua-t'il, tout ce que vous aviez plus à craindre, étoit quelque intelligence de Polemas avec les rois voisins. Le plus dangereux de tous est Gondebaut, & dieu rend ce bras impuissant, en vous donnant ses deux fils, Maintenant, il est de votre prudence de les interesser à votre conservation ; la protection que vous accordez à Dorinde vous assure l'amitié de Sigismond, & celle du Prince Godomar. Mais comme Polemas pourroit être informé par d'autres lettres de la perte que vous avez faite, je suis d'avis que vous préveniez ses desseins ; & vous en avez une belle occasion. Vous voulez guerir le pauvre Adraste ; voilà un prétexte
Mais, qu'ai-je maintenant à faire, dit Amasis. Je croi, madame, ajouta le druide, que vous devez faire entendre au prince que pour la guerison du berger, il doit accepter ce titre. Puis la cerémonie étant faite, vous assemblerez avec lui Alcidon, & Damon, & vous lui declarerez la mort de Clidaman, & la trahison de Polemas. Il est trop genereux pour n'embrasser pas votre défense.»
Pendant qu'ils s'entretenoient ainsi, Godomar s'étoit approché de Damon ; Alcidon, Daphnide, & Madonte l'entretenoient de la fortune de Dorinde, & le prince la trouvant charmante dans son habit de bergere, eut envie de la faire peindre ainsi : Galatée qui l'avoit entendu, envoya incontinent chercher un peintre.
Cependant Amasis trouvant l'occasion de prévenir Alcidon & Damon sur ce
LIVRE NEUVIÈME.
C'est en ces divers entretiens qu'ils passerent le jour entier. La nuit vint enfin les surprendre, & les separa jusqu'au lendemain. Dorinde obtint d'Amasis par ses prieres & ses empressemens, qu'elle iroit dans la maison de Clindor avec ses compagnes. Merindor & Périandre donnoient la main à Dorinde ; Lucindor & Cerinte à Florice, Amilcar & Silene à Palinice. D'un autre côté Thamyre aidoit la triste Celidée, qui étoit inconsolable de son prochain départ. Pour Adraste, il n'abandonnoit point Doris que conduisoit Palemon. Tous, excepté Hylas, &
Lorsqu'ils furent arrivés, ils resolurent de veiller dans la chambre de ces bergeres, pour reparer en quelque sorte le temps qu'ils avoient passé loin d'elles. Mais Dorinde pour quelque raison dont elle fit part à ses compagnes, ne le voulant pas, elles s'excuserent toutes sur ce qu'elles avoient dessein de se trouver le lendemain au lever de Galatée ; ils furent donc contraints de se retirer. Hylas fut par hazard logé dans la même chambre qu'Alcandre, Amilcar, & Belisard ; les quatre autres chevaliers logerent ensemble. Hylas connoissoit les premiers depuis long temps ; & dès qu'ils se virent seuls, ils parlerent de ce qu'ils avoient fait, depuis qu'ils ne s'étoient vus.
«Pour moi, dit Hylas, j'aurai bientôt fait. Lorsque Chriseide eut trompé ses gardes, pour aller du côté de Gergovie, je la suivis, mais en vain. Il me fut impossible
Comment, dit Alcandre, vous prétendez qu'il y ait quelque bergere plus belle que Circene ? voilà ce que je ne puis souffrir. Encore si vous aviez parlé de Florice, de Palinice même... Mon frere, interrompit Amilcar, je passe à Hylas ce qu'il voudra, pourvû qu'il excepte Palinice, dont la beauté est superieure à toute autre. Hé quoi, mes enfans, dit Hylas en souriant, il semble que vous preniez quelque interêt à ces filles. Si nous y prenons interêt à ces filles. Si nous y prenons interêt, reprit Alcandre ? sçachez, Hylas que nous
Hé bien, reprit Hylas, puisqu'il n'y a pas d'apparence que vous dormiez si tôt, racontez-moi vos amours, afin que je ne tombe plus dans le même inconvenient, lorsque je parlerai de vos maitresses. J'y consens, répondit Alcandre, à condition que vous ne mépriserez plus Circéne pour l'amour de moi, ni Palinice par consideration pour mon frere. Ni vous, Stelle, ajouta l'inconstant pour l'amour d'Hylas. Nous le promettons, dit Alcandre ; mais il faut encore, ajouta-t'il, que vous veniez auprès de nous ; je me fatiguerois trop à parler haut, & si long temps.» Hylas vint incontinent les trouver, & quelque temps après Alcandre reprit ainsi la parole, tandis que Belisard dormoit.
HISTOIRE D'ALCANDRE, D'AMILCAR
de Circène, de Palinice, & de Florice.
«Peu de temps avant le mariage de Florice notre sœur avec Teombre, mon pere nous fit revenir des pays étrangers, où il nous avoit envoyés pour en apprendre les langues, & connoître les mœurs de nos voisins. Nous avions plus de vingt ans, lorsqu'il nous rappella. Nous étions peu connus dans notre patrie ; nous n'y connoissions presque personne, & nous n'aurions pas même reconnu Florice notre sœur. Nous revînmes, comme vous sçavez, un peu avant le mariage de Florice ; & lorsque nous commençions à nous aimer, Teombre l'enmena à la campagne. Le ciel, il est vrai, eut pitié de nous ; il nous la rendit bien tôt après par la mort de Teombre. Florice ne l'avoit épousé que par raison d'état ; ses larmes furent bien tôt séchées. La tendresse que nous lui témoignions n'aida pas peu à sa consolation. De son côté, elle n'oublioit rien pour nous rendre moins ennuyeux le sejour que nous faisions auprès de notre pere. Je veux, dit-elle, à mon tour, vous faire voir mes amies, vous les trouverez surement moins ennuyeuses que les personnes que vous voyez tous
Presqu'en même temps nous perdîmes notre pere ; la douleur que nous en ressentîmes devoit étouffer notre passion naissante ; mais, Hylas, qui peut resister aux ordres du destin ? Nous fûmes quelque temps sans voir ces belles personnes, la bienseance le vouloit ainsi ; & la contrainte où nous vêcûmes alors, ne fit que rendre notre mal plus douloureux, & plus difficile à supporter.
Palinice & Circène qui étoient les meilleurs amies de ma mere, ne manquerent pas de nous rendre visite à cette occasion. Et nous qui étions presque toujours avec Florice, dieu sçait si nous les reçûmes avec joye. Quand Circène eut long temps entretenu ma mere, elle vint faire ses complimens à Florice ; je m'approchai d'elle, & Florice s'étant avancée vers Palinice, je me trouvai seul avec Circène. Après l'avoir remerciée
Les visites qui survinrent m'empêcherent de lui répondre ; & de tout le jour je ne pus renouer cet entretien. Amilcar de son côté saisissant l'occasion, s'approcha de Palinice, & lui dit : Les belles de cette contrée sont bien cruelles ; est-il possible qu'à la douleur dont nous sommes accablés, vous veuilliez encore ajouter celle qui causera ma perte ! J'ignore, répondit Palinice, comment je pourrois en être cause. Ils furent interrompus par le même accident qui nous avoit séparés Circène & moi. Sans doute nous obéissions au destin, puisque nous usâmes à peu près des mêmes discours pour déclarer notre passion.
Quelques jours après, nous allâmes rendre à ces beautés les visites qu'elles nous avoient faites. Florice qui nous y avoit accompagnés, & qui avoit remarqué
Ma sœur, lui dis-je encore, si vous m'aimez, il faut que vous me donniez la connoissance de ce frere de Circène, afin que j'essaye de le gagner. Mon frere, continua-t'elle en souriant, je vous dirois bien un autre secret, & plus important pour vous ; mais je ne sçai comment m'y prendre. Ah ma sœur, si vous voulez me conserver, ne me cachez rien ! J'y consens ; mais regardez cette ouverture comme un des plus grands témoignages de mon amitié. Circène a deux freres ; Silene qui est l'aîné aime éperdument Palinice & Lucindor ; A ce mot, Florice s'arrêta en souriant... Achevez, lui dis-je, Lucindor est amoureux de vous. Il le dit ainsi, répondit-elle en se cachanr le visage. Or je me promets bien qu'il m'accordera tout ce que je lui demanderai. Mais à quoi pensai-je ? & que dira Lucindor ? Ma sœur, lui dis-je, desabusez-vous, si j'aime Circène, c'est dans la vue de l'épouser. Pour Lucindor, s'il est digne de Circène, pourquoi ne l'épouseriez-vous pas ? Ah, mon frere, je pleure encore la mort de Teombre... D'ailleurs il étoit si jaloux, que je ne pourrois sans folie m'exposer encore une fois au même inconvement Comment Lucindor est jaloux ? Alcandre, me répondit-elle en souriant, vous
Alors faisant un grand éclat de rire : Voici, lui dis-je, l'avanture du monde la plus singuliere. Palinice a deux freres, Cerinte qui vous aime, & Clorian qui aime Circène. Circène a deux freres aussi : Silene qui recherche Palinice, & Lucindor qui vous recherche. Et moi si j'aime la belle Circène, Amilcar adore Palininice. Ce fut de la sorte, Hylas, que j'appris toutes ces intrigues : notre entretien finit par les promesses que me réitera Florice de me servir de tout son pouvoir, & de servir aussi Amilcar.
Pour moi je pensai à m'établir avantageusement dans l'esprit de Circène ; & je crus que rien ne pouvoit y contribuer plus que la discretion. Un jour
Quelques jours après, elle vint voir ma sœur, & lui montra le billet dont il s'agit. Florice reconnut aussi tôt ma main ; mais elle dissimula. Hé quoi, lui dit-elle, l'amour de Clorian dure-t'il encore ? Ceci, répondit-elle, n'a rien de commun avec lui, & j'en suis charmée. Voyez si vous ne connoîtrez point ce caractere. Ah Circène, s'écria-t'elle, oui je le connois. C'est quelqu'un de mes proches qui a écrit ce billet, & à qui j'ai plusieurs fois representé l'inutilité de son dessein. Hé Florice, répondit-elle froidement, que vous ai-je fait ? Je n'ai point voulu vous déplaire, ajouta Florice, mais j'ai cru devoir détourner Alcandre d'une entreprise qui ne peut que lui être funeste ; & si l'on vous prenoit à serment, ne tiendriez-vous pas le même langage ? Il est vrai, reprit
Ah Florice, s'écria-t'elle, si vous connoissiez le caractere de Palinice ! quelque jour que nous aurons plus de loisir, je vous en dirai davantage. Cependant, continua-t'elle en souriant, ne croyez pas que je veuille être aimée d'Alcandre ; & vous m'avez obligée, lorsque vous avez tâché de l'en détourner ; continuez, je vous en conjure ; sans doute vous y réussirez facilement. A ces mots, elle rougit un peu ; cependant ma sœur feignant de la croire : Soyez persuadée, lui dit-elle, que pour votre interêt, & pour celui de mon frere, je voudrois en effet y réussir ; mais en verité je ne l'espere pas.
En même temps, Amilcar & moi, nous entrâmes avec Palinice, & peu après Cerinte & Silene. Pour moi, après
Je fus bien surpris de la voir tout à coup changer de visage ; mais ma surprise cessa bien tôt quand je vis entrer Clorian avec Lucindor. Clorian n'étoit point encore sûr que j'aimasse Circène ; mais il ne laissa pas de montrer un visage
Lorsque tout le monde se fut retiré, Florice me rendit l'entretien qu'elle avoit eu avec Circène, puis elle ajouta : Mon frere, Circène se détachera de Clorian plus facilement que je ne l'aurois crû ; & à dire le vrai, il en use si imperieusement avec elle, que je ne sçai comment elle l'a pû souffrir. Ma sœur, croyez-moi, lui répondis-je, vous vous ressemblez toutes. Car, dites-moi, je vous supplie, si Lucindor veut vous traiter comme Clorian traite Circène, pourquoi desapprouvez-vous en autrui, ce que vous approuvez en vous-même ? Et si Circène s'ennuye de cette tyrannie, pourquoi serre-t'elle des nœuds qui lui déplaisent ? Vous vous ressemblez toutes encore une fois. Vous voulez être maitresses ; & vous vous plaisez à vous rendre esclaves ; puis vous vous ennuyez de cette servitude, & pourtant vous prenez plaisir à y demeurer. Ne m'avez-vous pas dit que Lucindor ne peut souffrir que Cerinte vous parle ? Et qu'une
Mais, qui vous a dit, interrompit Florice, que je crains Lucindor ? Mes yeux, repliquai-je, & vos actions. Puis vous m'assurez que Circène se lasse des airs imperieux de Clorian, & qu'il seroit facile de l'en détacher. Hé, ma sœur, que ces esperances sont mal fondées, puisqu'elles dépendent de la résolution d'une femme !
Tels furent les reproches que je fis à Florice, & qu'elle écouta avec la derniere patience ; mais enfin s'approchant de moi, & me prenant par le bras : Alcandre, me dit-elle, d'où vous vient cette mauvaise humeur ? & puisque nous sommes si insensées à vos yeux, dites-moi, vous qui êtes si sage, me conseillez-vous de rompre avec Lucindor ? Si je souffre de lui, vous devez en être charmé ; il est frere de Circène, & par lui nous nous l'assurons. Ma sœur, lui dis-je, vous parlerai-je franchement ? Lucindor ne me paroît pas tout à fait déraisonnable ; mais je ne puis souffrir les impertinences de Clorian. Mon frere, me répondit-elle incontinent, je vois
Je goûtai les avis de Florice ; mais, Hylas, vous sçavez quel est l'empire de la passion. Quelques jours après, il m'échappa des actions qui ne firent que trop éclater ce que je voulois qui fût inconnu. Palinice les remarqua ; & comme elle sçavoit que cette nouvelle passion déplaisoit infiniment à Clorian, elle tira un jour Circène à l'écart, & lui representa combien il est peu sage de quitter une inclination assurée, pour une nouvelle inclination. Or, ajouta-t'elle, je me suis apperçue qu'Alcandre veut vous faire accroire qu'il vous aime : gardez-vous d'écouter ses discours seducteurs ; nous ne connoissons point encore son caractere ; je serois au désespoir que nous le connussions à vos dépens. Au reste, en vous tenant ce langage, je n'ai que votre interêt en vue. Pour ce qui touche mon frere, il est assez honnête homme pour vous engager à lui vouloir du bien. S'il venoit à remarquer quelque intelligence entre Alcandre &
Circène écouta Palinice avec beaucoup d'attention ; & quoiqu'elle sentît bien qu'elle ne parloit ainsi que par rapport à Clorian, elle reçut toutes ces remontrances sans se troubler. Elle la remercia même, & la supplia de lui continuer toujours ses bontés ; que pour elle, elle n'avoit point donné lieu à ce que j'avois fait, qu'elle me traiteroit désormais avec plus d'indifference encore, & qu'elle devoit l'aider à cacher à Clorian ce qui pourroit lui déplaire, parce qu'elle ne vouloit pas à sa consideration lui causer le moindre ennui.
Voyez, je vous supplie, combien la prudence est nécessaire dans ces occasions. A la verité, Circène en usa depuis plus froidement avec moi ; mais aussi elle commença à ne plus douter que je l'aimasse. Tel fut le succès des remontrances de Palinice. Ma sœur qui s'apperçut
Florice m'entendant parler ainsi, changea de couleur ; & après m'avoir quelques temps regardé, sans rien dire, elle reprit ainsi la parole : J'avoue, mon frere, que personne n'a j'amais sçû aimer comme vous, si pourtant c'est aimer,
Telle fut la résolution dans laquelle nous nous séparâmes tous deux, Florice cherchant l'occasion de parler à Lucindor, & moi, le moyen de gagner Circène. Dans cette idée, je descendis au jardin, où Belisard ce jeune homme qui dort maintenant, & qui avoit soin de nous dans notre enfance, se promenoit dans une allée très couverte. Il avoit conçû pour moi une veritable affection, & je l'aimois à mon tour, jusqu'à ne lui rien cacher de mes plus secretes pensées. Cependant, je ne lui avois point parlé de Circène, uniquement parce que l'occasion ne s'en étoit pas presentée. Je choisis une allée qui n'étoit séparée de celle où étoit Belisard, que par une palissade de lauriers très épaisse. Il comprit
N'est-il pas vrai, repartit Belisard, que l'amour est un désir, & que l'on
Alors, Belisard en souriant, & me tendant la main : Consolez-vous, me dit-il, sur ma parole, vous êtes aimé. Quelle preuve voulez-vous que je vous en donne ? O, Belisard, lui dis-je en l'embrassant, c'est ton amitié qui te fait tenir ce langage. Non, répondit-il froidement, je ne vous flatte point : & si la premiere fois que je parlerai à Circène, je ne vous rapporte pas des témoignages certains de sa bonne volonté, je consens que vous doutiez à jamais de ma fidélité. Continuez seulement à user de la même discretion, sans vous offenser de ses procedés ; ils sont affectés, croyez-moi, & tournent entierement à votre avantage.
Enfin, Belisard prit la résolution de parler à Circène ; & je lui dis qu'il en viendroit facilement à bout, s'il feignoit d'aller chez-elle de la part de Florice, & même que, s'il étoit nécessaire, Florice lui en donneroit la commission. J'irai de sa part, me répondit-il, mais que Florice m'y envoye en effet, je m'en garderai bien. Seigneur, apprenez de moi que les femmes ne se fient point sur ce chapitre aux autres femmes, & sur tout si elles ont de la jeunesse & de la beauté, parce qu'un rien peut les brouiller, & qu'alors le secret seroit bien tôt divulgué.
Je sortis du jardin bien plus content que je n'y étois venu ; & Florice s'en étant apperçue, elle m'en demanda la raison. Pour toute réponse, je la priai de dissimuler, & de ne rien dire à Circène desormais. En même temps, nous nous mîmes à table, & mon frere Amilcar nous apprit qu'il y avoit ce soir là même une grande assemblée chez Dorinde, parce qu'elle épousoit Bellimart le lendemain ; & que Palinice & ses freres devoient y aller aussi-tôt qu'ils auroient soupé. Il ajouta que le pere de Dorinde nous y invitoit, & que Circène ne s'y trouveroit point à cause d'une indisposition qui lui étoit survenue.
Nous hâtâmes donc notre souper ; & lorsque j'étois près de sortir, Belisard me conseilla de ne point accompagner Amilcar & Florice chez Dorinde, puisque Circène ne devoit point y être. Je vais la trouver, ajouta-t'il, & si on peut
Belisard alla donc chez Florice ; il ne trouva auprès d'elle qu'Andronire ; elle étoit assise sur son lit à moitié déshabillée, & jouant du lut. Pourquoi, lui dit-elle, n'êtes-vous pas chez Dorinde ? & quel sujet vous amene ici ? Vous en êtes la cause, répondit-il, Florice ayant sçû que vous étiez indisposée, m'a ordonné de venir sçavoir de vos nouvelles. Florice, repliqua-t'elle, a trop de bonté pour moi ; vous lui direz s'il vous plaît que mon indisposition est legere, & que je suis veritablement pénétrée de ses attentions. O Circène, ajouta-t'il d'une voix plus basse : ne pensez pas que Florice sçache rien de ma démarche ; si j'ai pris ce tour, c'est que je ne veux pas qu'Andronire sçache le sujet de mon voyage.
Circène qui n'ignoroit pas quelle confiance j'avois en Belisard, soupçonna que j'avois quelque part à cette visite. Et comme elle ne lui demandoit point le motif qui l'amenoit : Vous sçavez, continua-t'il, qu'il n'y a rien au monde que j'aime autant qu'Alcandre, & qu'Alcandre ne se fie à personne autant qu'à
Voulez-vous, reprit Belisard en souriant, que je vous avoue la verité ? Je vous jure qu'Alcandre vous adore ; mais je ne suis venu ici que pour sçavoir ce que vous m'avez dit tout à l'heure de Palinice & de Clorian ; car Alcandre & moi, nous ne pouvions nous imaginer pourquoi vous le traitiez si cruellement, lui qui vous aime avec tant d'ardeur, lui qui desire tant de vous plaire ; maintenant je conçois que l'importunité seule de Clorian & de sa sœur vous ont contrainte à en user de la sorte ; ne voulez-vous pas que je le croye ainsi, & que je le fasse entendre à mon maître, pour lui conserver la vie ? Cependant Circène gardoit un profond silence ; au lieu de répondre, elle s'étoit levée, &
A ces mots, ils s'appocherent d'une table, & Belisard badinant avec une plume : Pourquoi vous le dirai je, continua-t'il, puisque vous n'en ferez rien ? Aimez-vous Alcandre, ou lui voulez-vous du mal ? Pourquoi, répondit-elle, haïrois-je une personne si accomplie, & qui ne m'en a jamais donné occasion ? Pourquoi donc le traiter avec tant de rigueur ?
Je rens graces à mon ignorance, dit Belisard ; vous m'avez appris la seule chose que je désirois sçavoir, & qui va rendre la vie à mon maître. En même temps, il reprit la plume, & se mit à tirer des lignes ; & comme il avoit la réputation d'écrire aussi bien que personne de la cour : Que n'écrivez-vous plus tôt, dit-elle, quelque chose de raisonnable ? Je vous obéis à l'instant, répondit-il, si vous daignez approuver ce que j'écrirai. J'y consens, dit Circêne, si c'est quelque chose que je doive, ou que je puisse faire. Vous le verrez, ajouta-t'il, & si j'écris rien que vous deviez desavouer, cessez de me regarder comme votre serviteur. Et prenant un autre papier, il écrivit ce billet :
CIRCENE A ALCANDRE.
L'assurance que vos actions m'ont donnée de votre amitié, m'oblige à vous aimer à mon tour, & d'estimer votre merite, comme celui d'une personne que je veux honorer toute ma vie.
Circène lisoit à mesure, & sourioit en elle-même. Et lorsque Belisard eut fini : Il s'agit à present, dit-il, de me tenir la parole que vous m'avez donnée. Ai je rien écrit que vous puissiez, ou deviez desavouer ? Et n'est-il pas raisonable que j'emporte ce témoignage au plus fidele serviteur que vous aurez jamais ? Quand cela seroit, répondit-elle, que puis-je faire ? Je veux, ajouta-t'il, que vous approuviez ce que j'ai écrit, & que vous le signiez : alors vous aurez satisfait à votre promesse. Mais, à quoi se résoudra ce mystere, & que deviendra ce billet ? Ne soyez pas si curieuse, repartit Belisard ; en même temps il la fit signer comme par force, & mit le billet dans sa poche. Et comme il l'emportoit : J'ai appris, dit-elle en souriant, qu'il faut donner ce que l'on ne peut retenir ; dites du moins à Alcandre de quelle maniere vous m'avez trompée. Je lui dirai bien plus tôt, répondit-il, qu'il est plus heureux qu'il ne pensoit
Lósqu'il entra dans ma chambre, j'étois plongé dans la plus profonde rêverie ; il est bien question, dit-il, de rêver maintenant. Avouez qu'il n'y a qu'un Belisard au monde. Que signifie ce début, lui répondis-je ? Qu'il ne faut plus parler, ajouta-t'il, de mépris, de rigueurs, de cruautés ; rien qu'amour, rien que faveurs. Je cours aussi-tôt l'embrasser, & je lui demande s'il est possible que Circène lui ait donné quelque témoignage de bonne volonté pour moi. Je m'assure, dit-il, que vous êtes si prévenu, que vous aurez peine à me croire ; mais écoutez-moi, & demandez-moi ensuite quelqu'assurance que vous puissiez maintenant prétendre. Je vous déclare donc que Circène a agréé que vous la serviez, & si vous voulez quelque chose de plus, qu'elle vous aime. Ah, Belisard, dois-je croire une si heureuse nouvelle ! J'ai bien compté que vous seriez incrédule ; eh bien, quelle assurance en voulez-vous ? Jures-en par l'amitié que tu me portes, ou par celle que j'ai pour Circène. Les sermens ne sont que des paroles : il vous faut une preuve que vous voyiez, que vous touchiez. Et me croirez-vous une autre fois, ajouta-t'il,
O dieux, m'écriai-je, je crains que tes promesses ne soient trop magnifiques ! Mes effets le sont encore plus, répondit-il. Alors me donnant le billet : Voyez-vous, continua-t'il, comme ce contrat d'amour, dont j'ai été le secretaire, à été signé & approuvé par la belle Circène ?
Je ne puis vous exprimer, Hylas, quel fut mon ravissement ; je baisai cent fois ce beau nom de Circène ; & parce qu'enfin je ne pouvois comprendre comment il avoit obtenu cette déclaration, il me raconta tout leur entretien. Je l'écoutai avec tant de plaisir, que j'aurois voulu qu'il n'eût point fini. Croyez-moi, ajouta-t'il, les dédains dont vous vous plaigniez étoient affectés ; elle étoit obligée de se contraindre à cause de Clorian.
Cependant, Florice & Amilcar, en revenant de l'assemblée, nous interrompirent ; je les pris aussi-tôt en particulier, & je leur dis que je voulois prendre part à leur satisfaction, pour me dédommager en quelque sorte de tout ce que j'avois souffert. Ils sourirent tous deux ; & Florice prenant la parole : Pour moi, dit-elle, j'ai vû Lucindor & Cerinte ; & moi, ajouta Amilcar, pour mon
Pour moi, lui dis-je, si vous devez aimer l'un ou l'autre, que ce soit Lucindor, je vous en conjure, car il est frere de Circène. Et moi, ajouta Amilcar, je vous supplie que ce soit Cerinte, parce qu'il est frere de Palinice. Mes freres, mes amis, interrompit Florice : Pour l'amour d'Alcandre, dit-elle en se tournant vers moi, je n'aimerai point le frere de Palinice ; & à votre consideration, Amilcar, je laisserai le frere de Circène ; & pour l'amour de moi, je ne me soucierai ni de Lucindor, ni de Cerinte.
Cette déclaration nous réjouit infiniment ; puis reprenant la parole : Ma sœur, lui dis-je, aimez-les, ou ne ne les aimez point, c'est le moindre de mes soucis, pourvû du moins que vous en fassiez semblant. Mais vous, Amilcar, continuai-je, quelle a été votre fortune ? Heureuse
J'apprenois ainsi leurs fortunes, sans leur faire part des miennes, parce que je craignois de déplaire à Circène, que je voyois si contrainte par Clorian. Nous nous séparâmes enfin pour nous reposer. Pour moi, j'entretins Belisard presque toute la nuit ; & je lui fis redire cent fois une même chose. Il avoit si bien réussi la premiere fois, que je m'abandonnai entierement à lui ; aussi acquit-il un grand crédit sur l'esprit de Circène, & sur celui d'Andronire. Par malheur, des affaires domestiques m'obligerent à faire un voyage dans le pays des veragrois, & Circène tomba malade en même temps. Pour comble de disgrace, Clorian, ou Palinice étoient toujours auprès d'elle, ensorte que je ne pus lui dire adieu qu'en leur presence. J'avois accoutumé de mener Belisard avec moi ; mais je le laissai exprès, afin qu'il essayât de donner ce billet à Circène.»
ALCANDRE A CIRCENE.
O dieux ! quelle sera la fin de ce voyage, puisque le commencement en est si malheureux ! Partir ; ne pouvoir vous parler ; & vous laisser malade, ah, c'est trop de malheurs à la fois pour n'y pas succomber ! Cependant, voulez-vous que
«J'accompagnai le billet de ces stances :
Destin, vous le voulez, il faut que je vous cede,
Rien ne peut revoquer l'arrêt de mon départ.
O combien promptement fuit le bien qu'on possede !
Et quand il nous revient, ô dieux ! qu'il revient tard !
Que cet éloignement me coutera d'allarmes !
Mes pleurs ne tariront que par un prompt retour.
Amour donc à jamais par l'effort de tes charmes
Tu mêleras ensemble & les maux & l'amour.
Adieu, belle Circène, il faut que je fléchisse
Sous la nécessité qui m'éloigne de vous.
Si pourtant vous daignez partager mon supplice,
Quel tourment puis-je avoir qui ne me semble doux !
«A la premiere occasion qui se presenta, Belisard fit si bien sa commission, qu'il trompa les yeux de Palinice & de Clorian, & même d'une surveillante qu'ils avoient mise auprès d'elle, parce qu'ils avoient quelques soupçons contre Andronire. Cependant, je continuois mon voyage, toujours inconsolable de n'avoir pû entretenir Circène avant mon départ.
D'un autre côté, Amilcar fit si bien auprès de Palinice, que Silene en conçut quelqu'ombrage ; Silene, comme vous sçavez,
D'un autre côté, Silene qui d'abord avoit usé de feinte envers Dorise, étoit parvenu à l'aimer serieusement. Palinice fut piquée au dernier point de cette double perte ; dans son dépit, elle écouta Rossiliandre qui la recherchoit, & qui faisoit son séjour à l'extrêmité des sebusiens.
Ce détail, Hylas, étoit nécessaire, pour vous faire entendre qu'Amilcar ne s'étoit pas engagé dans une petite affaire, lorsqu'il avoit entrepris de servir Palinice. Cependant Amilcar réussit à donner de la jalousie à Silene, Palinice recevant les services de mon frere, dans la vue peut-être de piquer davantage Silene. Un jour qu'Amilcar & lui étoient dans sa maison auprès d'elle, ils vinrent à parler de la maniere dont on marquoit les esclaves, de peur de les perdre. Je voudrois, dit Silene, porter en cette qualité quelque marque de votre belle main. Il ne tient qu'à vous, répondit-elle ; & lui prenant la main, voulez-vous qu'avec
Pour Lucindor frere de Circène, & Cerinte frere de Palinice, ils faisoient à l'envi leur cour à Florice ; & si Silene étoit jaloux, ceux ci ne l'étoient guere moins.
C'est ainsi que ces quatre amans poursuivoient leur dessein, tandis que j'étois dans Agaune, où les jours me paroissoient des siecles ; & voyant que je ne pourrois en partir si tôt, je dépêchai un jeune homme à Belisard avec une lettre pour Circène. Ce jeune homme arriva le troisiéme jour à Lyon. Déja Belisard commençoit à se plaindre de mon oubli, quand il comprit par mes lettres qu'il me blâmoit injustement. Il les reçut avec une joye sans égale, parce que Clorian avoit été obligé d'aller pour quelques jours à la campagne, quoique Palinice & la surveillante n'abandonnoient point
Cependant, lorsque mes lettres arriverent, Amilcar étoit occupé à la cour auprès du prince Sigismond. Belisard qui étoit impatient de parler à Circène, ne laissa pas d'aller seul chés elle. Heureusement que Palinice venoit de sortir pour aller au temple. Il sçut d'abord par Andronire que Circène se portoit mieux, & qu'il pouvoit ne pas trop se defier de la surveillante, parce qu'elle commençoit à se taire. Hé comment, dit Belisard, l'avez-vous gagnée en si peu de temps ? Circène, répondit-elle, se fait aimer par force. A l'instant Belisard monte à l'appartement de Circène. Ah, madame, s'écria la surveillante en frapant des mains, voici Belisard. En même temps il entra, & feignant de ne pas voir Circène dans son lit, il courut les bras ouverts, comme s'il eût voulu embrasser cette surveillante ; puis tournant les yeux vers le lit : Madame, lui dit-il, si j'avois pensé vous trouver dans cet état, je ne serois point entré. Ne laissez pas d'approcher, dit Circène ; ce n'est pas la premiere fois que vous m'y avez vue. Il est vrai, Madame, reprit-il ;
Belisard qui vouloit saisir ce prétexte pour rendre ma lettre, fit de nouveaux sermens ; & Circène qui étoit ravie d'être trompée, lui en facilita le moyen. Le remede que je vous propose, ajouta Belisard, est aisé ; il consiste presque dans la force de quelques paroles, & ces paroles ne sont point magiques. S'il est ainsi, dit Circène, après y avoir pensé quelque temps, je vous promets, Belisard, que je ferai votre remede ; dites-moi donc ce que je dois faire. Ces remedes, reprit-il, doivent être tenus secrets ; ils perdent leur vertu, dès qu'ils sont divulgués.
A ces mots, il s'approche de Circène, prend la lettre que je lui écrivois, & parlant tout haut : Afin, continua-t'il, que vous ne pensiez pas que je plaisante, la personne de qui je le tiens l'a écrit dans ce papier que je veux vous montrer. En
ALCANDRE A CIRCENE.
«Quelle absence que la mienne ! Y en eut-il jamais une aussi rigoureuse ! Je quitte la seule personne que j'adore ; je la laisse malade ; je n'ai point de nouvelles de sa santé. Jugez, madame, à quels supplices je suis réservé. Si mon état peut vous toucher, d'aignez me l'apprendre ; mais souvenez-vous que je ne veux point devoir cette grace à la compassion seule.
Eh bien, madame, reprit Belisard, ne croyez-vous pas que ma recette est bonne ; je ne sçai, répondit-elle ; mais elle me paroît fort plaisante. Madame, ajouta-t'il, si vous daignez la faire, comptez que vous vous en trouverez bien. L'ami qui me l'a donnée, continua-t'il, m'a éctit sur un autre papier la maniere dont il faut s'en servir. Alors il lui presenta la lettre que je lui avois écrite. Circène n'osa faire difficulté de la prendre, de peur de donner des soupçons à la surveillante. En vetité, lui dit-elle tout bas, & sans le regarder, voici une façon admirable de faire lire des lettres. Madame, répondit-il, il faut bien tromper les
ALCANDRE A BELISARD.
«Que je t'envie le bonheur que tu possedes ! O dieux, lorsque je pense à la felicité dont tu jouis ! O dieux, m'écriai-je, que ne suis-je Belisard, le plus heureux des hommes ! Mais ne suis-je pas en droit d'accuser ta paresse, pour m'avoir laissé si long temps sans me donner des nouvelles de ce que j'adore ? Sois desormais plus attentif pour un maître qui t'aime, je dirois de tout son cœur, si j'en avois un ici ; mais tu sçais où il l'a laissé.
Je crains bien, dit alors Circène tout haut, que la recette ne soit pas excellente. Madame, reprit-il, vous pouvez me croire sur ma parole ; je n'ai jamais déguisé la verité. Eh bien, que faut-il que je fasse ? Il faut, répondit-il, en baissant la voix, que vous aimiez mon maître comme il vous aime, & que vous lui fassiez l'honneur de lui écrire. Ah, dit-elle tout haut, cela me paroît trop difficile. La surveillante qui s'amusoit à quelque ouvrage, s'approcha à l'instant, & lui dit : Madame, il y a si long temps que vous êtes entre les mains des myres... Que n'éprouvez-vous la recette de Belisard ? Aussi-tôt Belisard prenant la parole :
Circène ne pût s'empêcher de rire ; & la surveillante prit le papier, & l'accommoda elle-même. Neuf jours, disoit-elle, seront bientôt passés. Mais Belisard craignant que Palinice ne revînt du temple : Ce n'est pas tout, ajouta-t'il, madame, il y a encore une chose à observer ; & s'approchant de Circène : Après tous ces jeux, ne voulez-vous pas enfin avoir pitié de mon maître ? & ne lui écrirez-vous pas un mot de réponse ? Belisard, lui répondit-elle fort bas, quand je le voudrois, cela me seroit impossible. Je n'ai ni encre ni papier, & je suis sans cesse observée. Andronire & cette fille couchent auprès de moi. Madame, repartit Belisard, je vous apporterai du papier
Belisard trouva en se retirant Andronire ; il lui dit qu'elle sçauroit de sa maitresse une ruse charmante, & qu'elle devoit y aider de son côté. Andronire entrant dans la chambre, dit à Missène) tel étoit le nom de la surveillante) Qu'a Belisard pour s'en aller si content ? Nous aurons bien raison de l'être, répondit-elle, si sa recette est bonne. Demandez à votre maitresse. Ma maitresse, dit Andronire, ne voulez-vous pas me dire ce secret ? Alors Circène prenant la parole, lui raconta tout haut ce qui s'étoit passé, & lui dit le reste en particulier.
Belisard revint dès le soir avec une écritoire & du papier ; mais il fut dans un étrange embarras, lorsqu'il apperçut Palinice auprès de Circène. Hé bien, dit-il d'une voix assurée, comment se porte notre malade ? Palinice, répondit Circène, vous ne sçavez pas que Belisard m'a donné une recette. Je sçavois bien,
On avoit averti Silene que Palinice étoit chés elle, il y entra. Si Belisard eût voulu entretenir Circène, il en avoit une belle occasion. Palinice & Silene étant si occupés, qu'ils ne pouvoient guere songer aux affaires d'aurrui ; mais il crut qu'il ne devoit pas rester davantage, & il se retira, selon sa coutume, sans rien dire à personne.
Le lendemain, il alla sçavoir l'effet de ses remedes, pendant que Palinice, après avoir donné le bon jour à Circène
A ces mots, il monta dans l'appartement, & trouva Circène à sa toilette : Ma belle malade, lui dit-il, je me réjouis de vous trouver levée ; mais dites-moi, je vous supplie, comment vous avez passé la nuit ? Andronire, répondit-elle en souriant, vous dira que j'ai bien observé votre ordonnance ; & prenant sa lettre dans le sein d'Andronire, en voici la preuve, continua-t'elle, en la lui donnant, vous la fermerez, & vous assurerez votre maître que c'est à votre consideration que je l'ai écrite. O madame, que vous allez le rendre heureux ! Vous le pensez ainsi, parce que vous croyez qu'il sçait aimer. Je ne le croi pas, madame, je le sçais de science certaine. En même temps, Missène entra, & pour ne lui point causer de soupçon : Ma belle fille, dit-il, venez nous aider, madame ne veut pas continuer
Hé, madame, reprit incontinent Missène, quelle humeur est la vôtre, de vouloir toujours être malade ; est-il si difficile de faire ce que vous a dit Belisard ? Il me fâche, dit Circène, de répeter si souvent la même chose. Mais, madame, ajouta Andronire, encore vaut-il mieux prendre cette peine, que de retourner au lit. Or, madame, interrompit Missène, si vous ne le faites de bonne volonté, vous le ferez par force ; & détachant le cordon où la lettre étoit attachée, elle la déplia, puis la lui presenta à lire. Andronire & Circène ne pouvoient s'empêcher de rire d'une pareille simplicité ; & Circène l'ayant lue, que faut-il que je fasse encore, dit-elle ? Baisez-là trois fois, répondit Missène, & dites : Je crois tout ce qui est écrit dans ce papier ; & comme Circène feignoit de ne le vouloir pas, la pauvre Missène la lui fit baiser presque par force, & lui fit dire mot à mot les paroles.
Enfin, toutes les cérémonies étant finies, on vint dire que Palinice revenoit du temple avec Silene. Cela fut cause que
Belisard se retira donc sans rien dire davantage, & m'écrivit tout ce que vous venez d'entendre. Voici la réponse de Circène qu'il menvoya :»
CIRCENE A ALCANDRE.
«Je vous remercie de la part que vous prenez à ma santé ; les dieux en revanche puissent-ils vous donner toute la satisfaction que vous meritez ; & que vous desirez ! Ce sont les vœux d'une personne qui vous aime plus que tous ceux qui ont de l'affection pour Circène.
Quand je me rappelle toute la satisfaction que j'eus alors ; non, Hylas, jamais mortel ne fut plus heureux. Pour abreger, Hylas, ennuyé d'une absence qui me paroissoit si longue, je me hâtai si bien, que je partis six jours après. Mais quel fut mon ravissement, lorsque j'apperçus de loin les murailles de Lyon, &
Dès que je revis mon cher Belisard, je ne sçus quelles caresses lui faire. Enfin, lorsque j'eus raconté en gros a ma mere le succès de mon voyage, je feignis d'être fatigué, afin de pouvoir me retirer avec Belisard. Belisard qui n'avoit pas une moindre impatience, me suivit, & ferma la porte aussi-tôt. Dieu sçait si alors je lui redoublai mes caresses, & si je lui demandai ce qu'il avoit fait en mon absence ; il répondit à tout avec tant de satisfaction pour moi, que je n'eusse jamais osé en desirer tant. Figurez-vous, Hylas, que nous demeurâmes plus de deux heures enfermés ; & cependant notre entretien eût été plus long, si l'on ne m'étoit venu avertir pour souper.
Mais parce qu'il me dit que Circène seroit ravie de me voir le soir même ; dès que j'eus soupé, je feignis de me rendre au château ; mon frere m'accompagna, & nous allâmes chés Palinice. Lucindor qui aimoit Florice, nous fit toutes les caresses imaginables. Silene par bonheur étoit allé veiller ailleurs. Circène & Palinice furent étonnées de me voir si inopinément ; car elles n'avoient
A ces mots, elle vint à moi, pour me dire qu'elle partageoit la joie de ma mere. Je pensois, répondis-je, madame, que mon retour vous feroit faire d'autres réflexions ; mais je voi bien qu'étant aussi belle qu'à l'ordinaire, vous êtes de même aussi méchante. Alcandre, dit-elle, quels sont vos sujets de plainte ? Pourquoi, madame, repliquai-je, ne daignez-vous pas vous réjouir de mon retour, par le plaisir que vous avez de revoir une personne qui vous est si acquise ? Je croi, dit-elle, que Belisard vous a donné ses
Il est vrai, madame, lui dis-je, que Belisard & moi nous parlons souvent de vous, car je me fie autant à lui, qu'à moi-même ; pour linstruction dont il s'agit, nous n'y avons pas encore pensé, parce que la verité étant une, nous ne craignons pas de nous trouver en contradiction. Hé bien, interrompit-elle, feignant de vouloir changer de discours, je croirai tout ce qu'il vous plaira de vous & de Belisard ; mais, Alcandre, racontez-nous un peu ce que vous avez fait, depuis que nous vous avons perdu. Madame, il faut le demander à la belle Circène : jamais homme ne fut si malheureux qu'Alcandre, lorsqu'il vous quitta, ni si heureux que lui, lorsqu'il reçut de vos nouvelles. Dites-moi, interrompit-elle, si vos affaires sont rangées, & si votre voyage n'a point été infructueux. Belisard, & la belle Circène m'ont mandé qu'elles étoient en meilleur état que je n'eusse osé l'esperer ; c'est pour cela que je suis revenu si promptement, pour vous rendre mes actions de graces, & vous renouveller mes hommages comme à celle qui peut à son gré disposer de ma vie.
Palinice n'étoit pas si attentive aux discours
Enfin la nuit étant avancée, nous fûmes contraints de nous séparer ; & lorsque je fus monté dans ma chambre, Belisard me redit tout ce qu'il avoit appris d'Andronire. Mais, Hylas, ne vous souvenez-vous point des gands de Circène, où j'avois mis un billet quelque temps auparavant. Or ce billet tomba, je ne sçai comment entre les mains de Palinice... Nous soupçonnâmes que Missène l'ayant trouvé, elle le lui avoit donné. Quoiqu'il en soit, Clorian fut averti incontinent ; & laissant les affaires qu'il avoit à la cour, il revint plus promptement que je n'eusse voulu. Le premier
Si je ressentis ce changement, Hylas, vous pouvez le juger ; car il me sembloit que les témoignages qu'elle m'avoit donnés de sa bonne volonté étoient trop grands, pour les oublier, & que cette dissimulation étoit aussi trop poussée pour une feinte. Je tombai dans un état qui excita la pitié de Belisard ; il fut d'avis que je fisse revenir Florice, parce qu'elle pourroit peut-être gagner Lucindor. Et lorsque nous cherchions quelque prétexte à son retour, la mort de notre tante chés qui elle étoit, nous en fournit de meilleurs que nous n'eussions voulu. Florice revint donc plus tôt que nous ne l'esperions ; nous fûmes bientôt consolés ; & je ne tardai pas à supplier Florice de faire tous ses efforts auprès de Lucindor, pour l'engager à m'être favorable. Florice fit si bien, que Lucindor prit mon parti, & contre Clorian, & contre Palinice. Déja celle-ci panchoit de mon côté, lorsque Clorian & Palinice s'en étant apperçus, penserent que comme Florice faisoit jouer ce personnage à Lucindor, il falloit que Palinice
Que sert, Hylas, d'entrer dans un plus grand détail, Silene entreprit de soutenir Clorian ; & la maison fut divisée en deux partis. La nôtre fut de même partagée entre Lucindor & Cerinte qui aimoient ma sœur. Je tenois, moi, le parti de Lucindor. Amilcar favorisoit Cerinte. Incontinent après le même divorce arriva entre Clorian, & Cerinte, parce que Clorian étoit pour Silene qui aimoit Palinice, & que Cerinte parloit à Palinice pour Amilcar, parce qu'il étoit serviteur de Florice.
Les choses étant en cet état, nous prévimes que nous ne pouvions être long temps amis. Un jour donc nous convinmes, comme si nous avions été inspirés, de consulter l'Amour même, ou sa mere. Et nous allâmes en consequence au temple de Venus tous ensemble, nous en eumes cette réponse :»
Les six demeureront, sans partir de ce lieu,
Que le devoir, ou l'honneur ne l'ordonne.
Et pour les autres trois, l'oracle de ce dieu
Ne répondra qu'à leur seule personne.
«Celui qui nous expliqua ces paroles, nous dit que l'oracle nous commandoit de demeurer dans la ville, jusqu'à ce que
Ainsi finit Alcandre ; & parce qu'il étoit fort tard, Hylas dont les yeux étoient appesantis, après leur avoir donné le bon soir se remit dans son lit, où il reposa jusqu'au matin.
LIVRE DIXIÈME.
Les affaires importantes qui occupoient Adamas, ne lui permirent pas de reposer un instant. Il étoit si affectionné au service de la nymphe, qui n'avoit de confiance qu'en lui seul, que tout accablé qu'il étoit du poids des années, il faisoit des efforts incroyables. Le péril étoit grand, & les remedes difficiles. La nymphe étoit denuée d'hommes & d'argent ; elle n'avoit d'autre lieu de sûreté que Marcilli, où même Polemas avoit des intelligences ; & ce qui paroissoit plus embarrassant, il falloit que les préparatifs fussent très secrets. Mais par malheur, Adamas
A la verité, le prince Godomar avec les chevaliers de sa suite, & Damon & Alcidon qui étoient survenus si à propos relevoient son courage. Lorsqu'il étoit occupé de ces differentes pensées, on lui amena deux chevaliers qui demandoient à lui parler en secret. Ils avoient un air respectable & paroissoient âgés. Adamas les reçut dans son cabinet, & l'un d'eux lui parla en ces termes :
«Argyre reine des pictes nous envoye vers la grande nymphe pour l'informer qu'elle est entrée dans ses états, sans lui en donner avis. Elle ne veut point être connue pour les raisons qui lui seront expliquées. Pour satisfaire à l'oracle, Argyre est obligée de parler à la reine. Et comme on lui a refusé l'entrée de la ville, nous la supplions de sa part de lui faire ouvrir les portes. La nymphe, répondit Adamas, sera bien mortifiée d'avoir ignoré la venue d'une si grande reine. Seigneur, reprit le chevalier, Argyre souhaite de n'être point connue, & d'entretenir en secret la reine Amasis. Puisque vous le desirez ainsi, repartit Adamas, allons ensemble chés la nymphe ;
Après qu'Adamas eut fait part à la nymphe de ce qu'il venoit d'apprendre, & des intentions d'Argyre, un des chevaliers ajouta qu'une des principales raisons qui la faisoient marcher ainsi, étoit le malheur de Rosileon qu'elle conduisoit avec elle, & qui avoit l'esprit absolument aliené. Amasis vouloit aller au devant d'elle, mais les chevaliers la supplierent instamment de n'en rien faire par cette raison ; ils lui representerent que cela même avoit contraint Argyre de venir presque seule, & qu'elle n'avoit amené que la princesse Rosanire, fille de Policandre roi des boyens, & quelques chevaliers pour la sureté de leurs personnes.
Amasis fut obligée de ceder aux instances des chevaliers. Argyre fut donc conduite au château, & les chevaliers de sa suite au nombre de cent furent logés dans la ville. Adamas inspira à la nymphe de gagner la reine des pictes par toutes les attentions qu'elle pourroit imaginer, ne doutant point que par là elle engageroit dans ses interêts & Rosileon, & Policandre. Aussi dès qu'Argyre se fut
Après les premieres civilités, la reine commanda à un des chevaliers de raconter en peu de mots à la nymphe le sujet de son voyage : & le chevalier, pour obéir, commença de la sorte :
HISTOIRE DE ROSANIRE,
Celiodante, & Rosileon.
«Il faut que vous sçachiez, madame, que Policandre roi des boyens étant fort jeune encore, & desirant s'acquerir de la gloire, se déroba secretement avec un seul écuyer. Il alla chercher la guerre, où il entendoit dire qu'elle étoit. Il parcourut sous le titre de chevalier errant, toutes les Gaules, & la haute, & la basse Germanie. Puis il passa dans la grande Bretagne ; & là comme partout ailleurs il se couvrit de gloire sous le nom de chevalier inconnu. Enfin il vint à la cour du roi des pictes. Là il vit la princesse Argyre ; il l'aima, il en fut aimé. Mais la princesse ne lui témoigna rien de ses vrais sentimens, que lorsqu'elle sçut qu'il étoit prince des boyens. Alors, comme elle étoit d'ailleurs pénétrée de son merite, & qu'il lui jura de n'avoir jamais d'autre épouse qu'elle, elle le reçut pour
Ils vêcurent quelques lunes dans cette intelligence ; mais Policandre fut bien-tôt obligé de retourner dans ses états, le roi son pere étant mort, & la reine le redemandant. Argyre consentit à son départ ; & Policandre de son côté promit d'envoyer incontinent une ambassade pour la faire demander. Il fit mille & mille sermens qu'il oublia d'abord ; car depuis il ne lui donna point de ses nouvelles. Seulement elle apprit par la renommée que son royaume étoit divisé en deux factions ; l'une qui tenoit pour sa mere, & pour lui ; l'autre pour un prince puissant nommé Bourbon l'Archimbaud qui prétendoit remettre dans sa maison la puissance souveraine, à qui, selon lui, Bourbon un des ayeux de Policandre l'avoit ôtée. Les bruits qui s'étoient répandus de la mort de Policandre favorisoient son dessein ; car après ce prince, Bourbon étoit le plus proche heritier du thrône. D'un autre côté le roi dont la vigueur s'affoiblissoit tous les jours avec les années, n'avoit pas la force
La princesse Argyre souhaitoit que le roi son pere voulût secourir Policandre. Pour l'y engager, elle lui fit sçavoir adroitement qu'il étoit ce chevalier inconnu qui avoit si long temps demeuré à sa cour. Mais cette raison d'état que fait valoir l'interêt, détermina le roi à envoyer des forces à Archimbaud. Et Policandre, plus tôt que de tenter la fortune des armes, consentit d'autant plus volontiers à épouser la fille unique du prince, quoique veuve du roi des lemovices, qu'il étoit indigné contre le roi des pictes, & qu'en même temps il se répandit un bruit qu'Argyre étoit morte. La nouvelle n'étoit pas sans fondement ; en effet quelques mois après le départ de Policandre, Argyre voulant cacher l'état où il l'avoit laissée, feignit d'être malade. Elle le fit si bien croire au roi dont elle craignoit la colere, qu'il lui permit
Or comme les nouvelles s'augmentent de jour en jour, ainsi qu'un peloton de neige qui se détache d'une haute montagne, devient presqu'une montagne lui-même, avant qu'il soit dans la plaine ; on dit à Policandre que la princesse étoit morte ; sans quoi il n'auroit pû songer à l'alliance d'Archimbaud. Argyre ne fut pas plus tôt revenue à la cour, qu'elle apprit ce mariage. Elle en fut vivement affligée ; mais elle l'eût été bien plus, si elle n'avoit entendu dire à tous ceux qui se mêloient de parler des affaires d'état, que Policandre auroit perdu son royaume sans cette alliance ; ce fut là aussi son excuse, lorsqu'il pensa à se justifier. Mais ce qui accabla la princesse, fut qu'en même temps elle sçut que le roi des santons la demandoit, & que son mariage avec lui étoit déja arrêté. La perfidie de Policandre lui avoit fait prendre la résolution de vivre dans le celibat. Mais il fallut obéir, & quelque temps après, elle épousa le roi des santons. Elle en eut un fils qui fut nommé Celiodante.
Cependant elle aimoit toujours le roi des boyens, & lorsqu'elle venoit à penser
Il y avoit alors une vierge druide qui rendoit des oracles ; elle avoit toujours mené une vie sainte & retirée ; elle se disoit instruite par celles qui ont succedé à Vellede & à Ganna qui rendoient leurs oracles dans la Germanie ; elle étoit une de ces neuf vierges, qui prédisent encore aujourd'hui l'avenir dans une île de la mer Britannique appellée Sayn, autrefois Sena. Celle-ci se nommoit Melusine ; les pictes, les santons, & une partie de l'Armorique lui étoient échus en partage (car ces neuf vierges avoient divisé les Gaules entr'elles.) Melusine venoit en de certains temps demeurer sur le sommet d'un rocher, où elle avoit fait bâtir une tour, qu'elle nomma Lux ignis par allusion au feu divin qui brilloit dans ses réponses. On l'a depuis appellée Lusignan.
L'un d'eux est menacé de nôce incestueuse.
L'autre en Forest, où Godomar sera,
Le sens recouvrera.
Puis de tous deux la fortune est heureuse.
«Cet oracle qu'elle ne comprit pas alors lui causa des peines bien cruelles ; cependant elle supposa une réponse toute differente : que si le petit Celiodante depuis l'âge de quatre lunes jusqu'à la trente-troisiéme, étoit vû de quelqu'autre personne que de ceux qui devoient le nourrir, il mourroit infailliblement trente lunes après. Argyre vouloit substituer à Celiodante le fils qu'elle avoit eu de Policandre, pour le voir nourrir auprès d'elle, & l'élever au thrône des pictes & des santons. L'intrigue fut si bien conduite, qu'au retour du faux Celiodante on ne soupçonna rien. Et dans la crainte que le vrai Celiodante ne fût reconnu, elle l'envoya au port des santons pour être nourri comme le fils de Verance fils de sa nourrice. Elle voulut auparavant lui faire une marque, & comme elle tenoit un fer chaud dans ce dessein, elle
Cependant Policandre eut de la reine son épouse un fils nommé Arionte, & une fille appellée Rosanire. Clorisène mourut incontinent. Policandre en fut affligé, il l'aimoit en effet, & ne se souvenoit plus d'Argyre. Il fit élever comme ses propres enfans Cephise fille de Cloriséne, & du roi des lemovices. Cephise fut à peine sortie de l'enfance, qu'elle
Presqu'en ce même temps, des marchands qui trafiquoient sur l'ocean Armorique, contrains de passer par le territoire des boyens, pour avoir un saufconduit, firent present au roi d'un jeune esclave qu'il destina au service des princesses. Les princesses s'attacherent à lui, parce qu'il étoit aimable, & que c'étoit la premiere personne sur qui elles avoient eu une puissance entiere. Le jeune enfant s'appelloit Kinicson ; & ce mot étant difficile à prononcer, elles le nommerent toujours le bel esclave. Mais quelle est la destinée des penchans ! Le jeune esclave se donna d'abord & tout entier au service de Rosanire. Cephise s'apperçut de la préference ; elle en devint jalouse. Un jour que Rosanire traversoit par hazard une chambre, Cephise tançoit le bel esclave de ce qu'il sembloit uniquement occupé de sa sœur. Rosanire entendit qu'il répondoit : Madame, je me sens trop honoré d'être à votre service ; si j'ai manqué, ordonnez que l'on me châtie ; mais si vous me défendez de
Cette modestie plut infiniment aux deux princesses, & les attacha davantage à l'esclave ; Rosanire surtout fut touchée de la préference qu'il lui donnoit, & des protestations qu'il y ajouta de ne jamais quitter son service. Ainsi l'esclave en croissant en âge, croissoit aussi en amour ; les vertus de la princesse l'avoient fait naître, & l'augmentoient de jour en jour ; mais dans l'état où il étoit, il n'osoit se découvrir à lui-même sa témerité. D'un autre côté, Rosanire avoit beau feindre, elle n'étoit pas absolument exemte de passion ; l'attachement du bel esclave lui rendoit encore plus aimables toutes ses qualités naturelles. Mais elle ne pouvoit se résoudre à aimer une personne inconnue ; elle étoit seulement touchée que la fortune l'eût réduit à une si vile condition.
Quelque temps après, le roi songea
Policandre admirant un si grand courage dans un âge si tendre, l'embrassa, & lui dit : Bel esclave, tu n'as pas employé
Cependant la plupart de ceux qui s'étoient écartés revinrent, & voyant le lion mort, ils n'osoient lever les yeux sur le roi. Et lorsqu'ils virent les caresses que le roi faisoit au jeune esclave, ils commencerent à lui porter envie ; car les
Dès que le roi fut rentré dans sa capitale, il voulut que le bel esclave fût fait chevalier, en presence des dames même de la cour. Il lui mit l'éperon, lui donna l'accollade, & le baisa au front. Mais lorsqu'il fallut ceindre l'épée, il commanda à la princesse Rosanire de lui rendre cet office ; & par cette raison il le nomma Rosileon. Ce nom, lui dit-il, me rapellera sans cesse l'obligation que je vous ai, & ce que vous devez à ma fille, comme son chevalier. Rosileon vint ensuite baiser la main au roi & à la princesse. Sa joye fut extrême sans doute ; mais les transports de Rosanire ne furent pas moins grands. Et pour les lui témoigner, elle lui écrivit en ces termes :»
LA PRINCESSE ROSANIRE
à Rosileon.
Ton courage est plus fort que la fortune, puisqu'il t'a rendu ce qu'elle t'avoit si injustement ôté. Je ne veux pas que ta vertu s'arrête là ; mais qu'elle te fasse lever les yeux au dessus de toi. Continue seulement, & espere, car je le veux. Et j'espererai aussi bien que toi.
«Elle ne fut pas médiocrement embarrassée
Rosanire hésita quelque temps si elle devoit l'ouvrir, mais l'amour l'emporta sur toutes les réfléxions, & s'étant renfermée, elle défit le tafetas. Elle y trouva cette réponse :»
ROSILEON A LA PRINCESSE
Rosanire.
Je continuerai, divine princesse, & j'espererai, puisque vous le commandez ainsi. Mais que m'ordonnez-vous de continuer, & d'esperer ? Plût à dieu que l'un fût l'affection & le devouement inviolable que je vous dois ; & que l'autre fût
«La princesse rougit plus d'une fois, en lisant ces mots ; mais ils ne purent lui déplaire. S'il y avoit quelque faute dans Rosileon, elle l'excusoit en se disant que cétoit elle-même qui l'avoit enhardi à la commettre. Et dans le moment, elle lui récrivit de la sorte :»
LA PRINCESSE ROSANIRE
à Rosileon.
Continuez, & esperez ce qui doit vous plaire davantage ; rien ne vous est interdit ; mais souvenez-vous que la discretion & la fidelité sont les seules victimes qui doivent s'immoler sur les autels où vous avez dessein de sacrifier.
«Rosanire accommoda ce billet comme la premiere fois, & manda à Rosileon qu'elle ne pourroit plus retoucher à la recette. Il entendit ce que la princesse vouloit dire. Dès qu'il se vit seul, car la faveur où il étoit lui attiroit la foule des courtisans, il lut & baisa mille fois ce billet. Lorsqu'il fut un peu revenu de ses transports, il se rappella qu'il y avoit beaucoup de personnes dans sa chambre,
Le roi, pour exciter ses courtisans à la vertu, vint lui-même visiter Rosileon, aussi-tôt qu'il put marcher. Il amena avec lui Rosanire & Cephise, & leur dit que la générosité du nouveau chevalier, & le service qu'il lui avoit rendu, meritoient bien ces marques de leur bonté. Le roi, après s'être approché de lui, & lui avoir touché la main, lui demanda des nouvelles de sa santé, & si la recette de Rosanire l'avoit soulagé. Oui, seigneur, dit Rosileon, & de sorte que je pense devoir la vie à la princesse. J'en suis ravi, ajouta le roi ; mais, continua-t'il en se tournant vers Rosanire, ma fille, dites-moi qui vous l'a donnée ? Seigneur, répondit-elle un peu surprise, je l'ai depuis long temps, & je ne sçai plus de qui je la tiens. Alors le roi s'approchant de Rosileon, je pense, dit-il, que ce que vous portez au col est cette recette de la princesse ; en même temps, il la prit, & Rosanire tremblante y porta la
Hé quoi, ma fille, s'écria le prince étonné, votre recette ne consiste-t'elle qu'en ces caracteres bizares ? Vous voyez, seigneur, dit-elle en souriant, tout ce qu'elle contient. Peu de temps après, le roi se retira ; & par hazard le prince Arionte son fils arriva, qui rencontrant les princesses, les ramena avec l'agrément du roi, pour tenir compagnie à Rosileon.
Rosileon pénétré de l'honneur que lui faisoit le prince, lui fit mille protestations d'employer à son service jusqu'à la moindre goute de son sang. Rosileon, lui répondit le prince, nous n'oublierons jamais ce que vous avez fait pour le roi mon pere. Et comme il vouloit repliquer, le prince l'interrompit, & lui dit en l'embrassant : Laissons-là les complimens, & comptez que l'on ne peut vous aimer plus que je vous aime. Ensuite il s'amusa à demander au myre l'état de sa santé, & si la blessure étoit dangereuse, tandis
Madame, j'ai peut-être trop insisté sur ces détails ; mais je les ai crû nécessaires, pour vous faire entendre, comment ces amans se flatterent peu à peu d'unir un jour leurs destinées. En effet, pendant que la blessure de Rosileon le tenoit encore au lit, il eut occasion d'entretenir la princesse ; & après plusieurs éclaircissemens, Rosileon ajouta : Comment se peut-il, divine princesse, que vous ne commandiez rien pour votre service à Rosileon qui vous est si acquis ? Rosileon, répondit la princesse, écoutez-moi, & croyez à mes paroles. Votre merite, votre attachement, votre discretion
Dès que Rosileon fut gueri, il demanda au roi la permission d'aller chercher les aventures. Le roi le lui permit à regret, mais à condition qu'il reviendroit bientôt. Si Rosanire fut affligée de son départ, les exploits de Rosileon qui faisoient la matiere de tous les entretiens, soulagerent bien sa douleur.
Cependant le roi des pictes mourut dans un âge avancé, après avoir langui quelque temps. Le roi des santons le
Jugez, madame, combien la reine dut être sensible à de pareils reproches. Elle conçut depuis une si grande haine contre le roi Policandre, qu'elle détestoit tout ce qui venoit de lui. Ce fut alors qu'elle se repentit d'avoir substitué
Le faux Celiodante avoit alors près de vingt ans ; & quand il n'auroit pas été fils de roi, il étoit digne de la monarchie des Gaules ; mais la reine Argyre le détestoit autant qu'elle l'avoit aimé. Elle hésita donc sur la vengeance qu'elle prendroit ; elle choisit enfin celle que vous allez entendre.
Le roi des cenomanes avoit eu quelque differend avec celui des turoniens ; & chacun de son côté couroit aux armes. Le roi des condates vint comme allié au secours du roi des cenomanes ; & celui des venetes amena toutes ses forces au roi des turoniens dont il avoit épousé la sœur. Ces deux royaumes alloient être le théâtre des plus sanglantes tragédies.
Cependant la reine cherchoit des prétextes pour nuire à Policandre, & n'en trouvoit point, lorsque des officiers de Celiodante poursuivant des voleurs qui s'étoient sauvés dans les états de Policandre, ne laisserent pas de les prendre dans une ville qui étoit de son obéissance. Le peuple, pour maintenir ses franchises, leur enleva ces méchans, & tua une partie des officiers de Celiodante. Argyre
Le dessein d'Argyre dans cette guerre étoit de faire que le pere tuât le fils, ou le fils le pere ; & quoiqu'ils ne se connussent pas pour tels, elle croyoit ressentir une grande satisfaction, si ses vœux pouvoient s'accomplir. Cependant Policandre irrité de tout le dégat que les armées ennemies faisoient dans ses provinces, résolut de hazarder une bataille. Celiodante la gagna, Arionte fils unique de Policandre y fut tué ; & tout ce que Policandre put faire fut de se sauver à la
Le corps d'Arionte fut reconnu. On l'envoya avec honneur à son pere. Policandre le reçut avec des yeux secs, & montra dans une si triste occasion tant de magnanimité, que la reine Argyre commença de s'attendrir, & de prendre quelque part à son infortune. Et dès lors elle chercha des prétextes pour lui procurer la paix ; mais n'osant se déclarer à personne, elle l'assiega dans sa capitale (car elle voulut être témoin des malheurs de Policandre.) Elle consentit au siege, dans l'esperance que si Policandre étoit fait prisonnier, elle pourroit, après lui avoir fait connoître l'offense qu'elle en avoit reçu, lui rendre la liberté & ses états. Mais les choses allerent bien differemment. Rosileon étant informé de l'invasion que les rois alliés avoient faite dans le royaume de Policandre, quoiqu'il eût peine à le croire, tourna du côté des boyens. Il fut rencontré en chemin par un messager de Rosanire, qui le suivoit par toutes les Alpes au bruit de ses exploits ; & comme il avoit toujours conservé le même écu, ce qui le faisoit appeller le chevalier du lion ; il fut aisément reconnu par ce messager, qui lui remit une lettre conçue en ces termes :»
LA PRINCESSE ROSANIRE
à Rosileon.
Vos victoires sont grandes, mais bien moindres que nos infortunes. Notre armée est défaite ; tout le pays occupé, Arionte mort, & Policandre & Rosanire ensermés dans leur derniere ville. Jugez si Rosileon a de quoi employer ici ses armes & son courage
«Rosileon, après avoir lû ce billet, fait la plus grande diligence qu'il lui est possible ; il arrive sur les terres des boyens, & la fortune lui offre d'abord plusieurs chevaliers qui nattendoient qu'un chef. Il y avoit environ cinq cens chevaux, & trois milles hommes de trait ; & quoique notre armée fût composée de plus de huit mille chevaux, & de quarante mille hommes de pié, Rosileon vint droit à nous, enseignes déployées. Sa réputation lui amena tout le pays. Déja ils partageoient entr'eux nos dépouilles, comme étant assurés de la victoire ; & il arriva en effet par un juste jugement des dieux que nous fûmes défaits, de telle sorte, qu'il fallut lever le siege, & laisser entrer Rosileon dans la ville. Il est aisé de s'imaginer quel fut l'accueil du roi pour Rosileon, les transports de Rosanire, & la joye de tout le peuple.
Policandre qui entendoit la guerre ne se borna point à ce succès ; il fit sortir tous ceux qu'il jugea propres à son dessein, commandés par Rosileon qu'il établit lieutenant général de ses états. Le généreux Rosileon marche en diligence, nous atteint trois jours après au passage du Clein, nous livre bataille, & taille en pieces toute notre armée. Le roi des turoniens, & celui des cenomanes perirent dans cette sanglante journée. Pour surcroit, Celiodante fut fait prisonnier. Mais Rosileon voulant obtenir une victoire complete, poursuivit les tristes débris de notre armée, & envoya Celiodante sous une bonne escorte au roi, & à la princesse Rosanire.
Policandre charmé de ces succès inesperés, & pénétré de reconnoissance, résolut de faire après lui Rosileon possesseur de ses états qu'il lui avoit reconquis par sa valeur, & de lui donner Rosanire en mariage. Il lui écrivit ainsi dans ce dessein :»
LE ROI POLICANDRE
à Rosileon.
Que puis-je donner à celui qui m'a remis la couronne sur la tête, que cette même couronne que je porte ? Cependant je lui donnerai plus. Je veux qu'outre tous mes états, il possede ce
«Rosanire & Rosileon sont au comble de leurs vœux. Mais, madame, tandis que Rosileon, après avoir reçû cette lettre, poursuit le cours de ses victoires, Celiodante prisonnier dans Avaric est traité avec toute l'humanité imaginable, jusques-là qu'il lui est permis de voir la princesse Rosanire. Bientôt il en est épris ; car qui pourroit résister à tant de vertus soutenues de tant de charmes ?
Avec Celiodante avoit été fait prisonnier un vieux chevalier nommé Oronte qui avoit été son gouverneur. Le prince l'aimoit & l'estimoit ; cependant il lui cacha sa passion. Mais Oronte le voyant accablé de tristesse : Seigneur, lui dit-il, si les rois avoient ce privilege d'être inaccessibles aux traits de la fortune, je dirois que vous auriez lieu de vous plaindre de l'état où elle vous a réduit. Mais puisque la grandeur n'affranchit personne de ses caprices, pourquoi vous plaindre d'une loi si générale ? Votre naissance vous affranchit bien des petits maux où le peuple est exposé : ces tributs sont indignes des grands hommes ; mais
Oronte vouloit continuer, lorsque Celiodante l'interrompit : Mon pere, lui dit-il, vos soins auroient été bien inutiles, si l'état où je suis à l'exterieur pouvoit me faire oublier vos sages leçons. Mais hélas, ajouta-t'il avec un profond soupir ! ce qui m'abat n'est pas la captivité que vous entendez. J'aime la princesse Rosanire. Et sur cela il lui representa le peu d'esperance qu'il avoit de lui plaire, & la haine que devoit lui porter Pericandre. Vous me direz, ajouta-t'il, qu'une ame généreuse triomphe de l'amour ; mais hélas je sens que je ne puis vaincre ma passion. Vous me conseillerez d'y résister. Mais que sert de donner des conseils à des malades qui n'ont pas même la volonté de guerir ?
Seigneur, reprit Oronte, vous me tirez d'une grande inquietude, en me déclarant le sujet de votre mal, & le nom de celle qui est l'objet de votre amour. Loin de vous abbattre, vous devez au contraire prendre courage. Car pensez-vous que le roi ait oublié l'extrêmité où vos armes l'avoient réduit, & où il seroit encore, si le ciel ne l'en avoit tiré par une espece de miracle ? Croyez-vous que ce prince qui toute sa vie a porté les armes, ignore combien elles sont journalieres ? Et cela étant, qui doute qu'il ne vous accorde la paix, si vous la lui demandez ? Rien ne pouroit y mettre obstacle que votre courage, qui peut-être ne l'eût pas voulu recevoir à de certaines conditions. Maintenant l'amour applanira toutes les difficultés, & rendra même les conditions de la paix honorables.
Cette réponse releva le courage du jeune prince. Il donna tout pouvoir à Oronte d'offrir & de recevoir la paix, pourvû qu'il obtint seulement Rosanire. Oronte employa tout son esprit & toute sa prudence dans cette négociation. Il remarqua que deux des principaux ministres desapprouvoient que le roi donnât la princesse sa fille à Rosileon, homme inconnu, & qui sortoit de l'esclavage ; mais ce qui les touchoit davantage, étoit
Ils résolurent donc de parler au roi, mais séparément ; afin qu'il ne jugeât pas que ce fût une intrigue contre Rosileon, & ils le firent avec tant d'adresse, que Policandre après bien des difficultés consentit enfin à donner Rosanire à Celiodante ; cependant il n'y consentit qu'après qu'ils lui eurent proposé de donner Cephise à Rosileon. Rosileon, disoient-ils,
Le roi persuadé par leurs discours les chargea de conclure la paix & l'alliance ; & de peur que Rosileon se voyant déchu de ses esperances ne se portât à quelque extrêmité, il lui fit faire une dépêche pleine de remercimens & de louanges, & lui commanda de le venir trouver incontinent, & de remettre le commandement de l'armée au marêchal des boyens.
Rosanire fut informée de ce qui se nassoit ; elle aimoit encore plus Rosileon qu'elle ne haissoit Celiodante, qu'elle regardoit comme l'auteur de la mort de son frere ; & dans cette conjoncture elle crut qu'elle n'avoit point de meilleur parti à prendre, que de faire venir promptement Rosileon. Le messager qu'elle envoya prévint de deux jours celui du roi ; mais loin de songer à rien qui fût préjudiciable au service du roi, il se hâta de prendre une ville qu'il tenoit assiegée, & chercha un prétexte
Après que le roi se fut expliqué, Rosileon passa chés la princesse ; elle n'eut que le temps de lui dire de se trouver au lieu où elle se promenoit ordinairement. Rosanire s'y rendit avec le moindre cortége qu'elle put. Rosileon l'avoit prévenue, & dès qu'il s'approcha d'elle : Rosileon, lui dit la princesse, on me livre à Celiodante encore tout couvert du sang de mon frere, & qui sans vous auroit égorgé mon pere ; la raison d'état, cette raison tyrannique m'ordonne de passer avec lui le reste de mes jours, si votre fortune, qui jusqu'ici n'a rien trouvé d'impossible, ne l'emporte sur la résolution du roi. O dieux, madame, interrompit Rosileon, le roi a-t'il oublié si tôt mes services ? est-ce ainsi qu'il se venge des hostilités affreuses que l'on
Rosileon garda quelque temps le silence, & reprit enfin de la sorte : Madame, le respect qui vous fait taire montre à la fois bien de la sagesse & bien de la froideur. Ah, Rosileon, dit la princesse, je vous aime, je vous l'ai dit, je vous le dis encore ; mais ne croyez pas que jamais mon amour me fasse rien faire contre mon devoir. Je dois obeir à mon pere, & je lui obeirai jusqu'au dernier soupir. Vous épouserez donc Céliodante, repartit Rosileon ? J'épouserois un barbare si mon pere me le commandoit. Eh que me servira donc que vous m'aimiez, ajouta Rosileon ? Mon amour, poursuivit-elle, me feroit faire pour vous avec joye, ce que je ferai pour tout autre uniquement pour obeir ; mais j'espere que les dieux toujours équitables détourneront ce malheur ; si pourtant il arrivoit, vous devriez montrer ce courage qui ne vous a point abandonné dans les occasions les plus périlleuses. Quoi, s'écria Rosileon, vivre, & vous voir à quelqu'autre ? A la vérité j'ai vêcu sans cette esperance ; mais je ne puis vivre désormais si elle n'est remplie. C'est le roi lui
Cessez, interrompit la princesse, cessez des discours superflus. L'injustice d'autrui ne peut me dispenser de mon devoir, & vous même, Rosileon, vous devez m'affermir dans ce dessein ; la qualité de chevalier vous y oblige. Mais aussi pour ne manquer à ce que je vous dois, je vous conseille de representer au roi vos services, ses promesses, & l'injustice du parti qu'il veut prendre. S'il s'en rapporte à moi, vous n'aurez rien à desirer. Je ferai d'ailleurs toute la résistance que mon devoir pourra me permettre ; si elle est inutile, je vous promets de plaindre toute ma vie votre malheur & le mien. A ces mots elle se retira.
Rosileon, après avoir passé la nuit du monde la plus cruelle, se rendit chés le roi, aussi tôt qu'il le sçut éveillé. Il cache sa douleur, & d'abord il raconte en détail les places qu'il a forcées, les combats
Jusques là Rosileon avoit écouté tranquillement ; mais quand il entendit que l'on donnoit Rosanire à Celiodante, il rompit tout à coup le silence, & s'écria : Seigneur, vous souffrez que les traîtres qui vous donnent un conseil si pernicieux osent le fortifier de votre nom, & de votre autorité ? Vous souffrez qu'ils vous livrent vous & votre couronne à des ennemis humiliés & vaincus ? N'est-ce pas vous trahir que de donner Rosanire à Celiodante, & le faire roi des boyens, des ambarres, & des lemovices ? Est-ce là le prix de la rançon que vous doit Celiodante ? en vérité c'est un art admirable, pour gagner des Royaumes,
Rosileon, interrompit le roi qui cherchoit à se tromper lui-même, si je vous ai communiqué l'affaire dont il est question, ce n'est pas pour avoir votre avis, mais seulement pour vous en faire part comme d'une chose résolue, afin que vous participiez à ma joye & à celle de mes peuples. Et pour vous prouver que je n'ai point oublié vos services, j'ai disposé ma fille à vous recevoir. Ainsi de quatre couronnes que le ciel m'a données, j'en mets deux sur votre tête ; les deux autres seront unies à celles des pictes & des santons. Dites-moi, continua
Seigneur, répondit Rosiléon, les faveurs dont vous me comblez me forcent malgré moi à être ingrat. Mais pardonnez, si j'avoue que je ne vous entens pas : vous voulez, dites-vous, me donner votre fille, & cependant vous m'avez dit, si je ne me trompe que vous la donniez à Celiodante. Il est vrai, dit le roi : je vous donnerai ma fille Cephise, comme je vous l'ai promis, & à lui ma fille Rosanire. Ah Seigneur, interrompit Rosiléon, vous m'avez promis votre fille ; & Cephise ne l'est pas. D'ailleurs vous m'avez nommé Rosanire dans la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire. Si l'on s'est mépris, ajouta le Roi, je sçai bien que je n'ai point eu d'autre intention que de vous donner Cephise que je nomme ma fille, & que j'aime comme telle. Ah Seigneur, répliqua Rosiléon en joignant les mains, voudriez-vous me préferer Celiodante, Celiodante qui a ruiné vos états ; Celiodante qui est encore couvert du sang de votre fils, & qui vous a réduit à la plus cruelle extrêmité ? Voudriez-vous le préferer à
Le roi ne pouvant plus soutenir ces reproches : c'est assés, lui dit-il, je veux que Celiodante épouse Rosanire, & que vous vous contentiez de Cephise. L'alliance que je vous accorde est peut-être l'action de ma vie la plus blâmable. A ces mots il voulut se retirer, mais Rosileon le suivit, en lui disant : Seigneur, je n'ai pensé qu'à vous acquerir de la gloire, & je ne voudrois pas qu'un si grand roi m'eût accordé des recompenses dont je fusse indigne. Je vous déclare que je n'accepte point l'honneur que vous m'offrez, & que je me tiens assés recompensé par l'épée seule que vous m'avez donnée, & à la pointe de laquelle sont attachés les royaumes & les empires. Mais que Celiodante soit bien assuré, que nul n'épousera la princesse Rosanire, qu'il ne lui donne en même
Comme on voit aux premiers froids les mouches fuir les lieux d'où l'on ne pouvoit les chasser pendant la chaleur ; tels au premier bruit de la disgrace de Rosileon s'évanouirent ces importuns, qui auparavant lui offroient leur sang & leur vie. Miserable condition de ceux qui recherchent la fortune ! Dans la prosperité ils meurent accablés d'importunités ; ou dans la disgrace, ils sont méprisés de ceux même qu'ils ont comblés de bienfaits. Rosiléon se voyant seul repassa en lui-même les dernieres paroles du roi ; quels furent en ce moment les transports de sa colere ; mais lorsqu'il apprit que sa maison étoit investie, il entra dans une si grande fureur qu'il étoit presque hors de lui-même. Il demeura deux jours entiers sans dormir & sans prendre aucune
Cependant la paix fut conclue ; & la reine Argyre n'en fut informée que par Oronte que Celiodante lui envoya. Oronte parut si joyeux qu'on lisoit presque dans ses yeux ce qu'il avoit à dire à la reine : Madame, lui dit-il, si autrefois le malheur du roi vous a tiré des larmes, vous devez maintenant en verser de joye. Son malheur lui a acquis le roi Policandre pour ami, & de plus la couronne des boyens, & des ambarres, par le mariage de la princesse Rosanire. Le roi votre fils que nous pouvons maintenant nommer le plus grand monarque des gaules m'envoye pour vous apprendre ces heureuses nouvelles.
La reine fut tellement surprise, qu'elle
Le traité n'avoit été fait si secretement que parce que le roi des boyens n'ignoroit pas la haine que lui portoit Argyre. Celiodante même en étoit instruit ; & c'est pour cela qu'il consentit au secret. Ils avoient bien prévu qu'elle executeroit lentement les conditions. Aussi Celiodante avoit donné tout pouvoir à Oronte de faire publier la paix, de recevoir les places que tenoient les boyens, & de les remettre aux rois à qui elles appartenoient. Oronte se rendit donc le matin chés la reine pour lui communiquer ses instructions, & la supplier d'agréer qu'il agît en consequence. Mais il ne put lui parler ; elle lui fit dire seulement qu'il n'avoit qu'à executer les ordres de son maître. Dès qu'Oronte eut cette permission, il remplit toutes les instructions
Ils n'attendoient pour finir le mariage, que le retour d'Oronte, & de ceux que Policandre avoit envoyés pour l'execution du traité, lorsque Policandre allant au temple entendit un pauvre qui lui crioit : Ordonne que je puisse te dire mon nom sans témoins. Le roi crut qu'il demandoit l'aumône, & comme il donnoit sur cela ses ordres, le pauvre éleva sa voix, & dit encore : Je demande la permission de te dire mon nom. Le roi le regarda plus attentivement, & se souvenant de l'avoir vu autrefois, il commanda qu'on le laissât approcher. Il approche, & mettant un genou à terre : Seigneur, dit-il, je suis Verance.
Policandre se rappella aussi-tôt qu'il s'étoit servi de lui, lorsqu'il recherchoit Argyre ; il le croyoit mort, & ravi de le revoir, il lui fit toutes les caresses imaginables. Ensuite il ordonna qu'on eût soin de lui, & que le soir on l'amenât dans sa chambre.
Le soir venu, on l'y conduisit, & le roi, après de nouvelles caresses, lui demanda où il avoit été si long temps. Seigneur, dit-il, ce que vous désirez sçavoir est trop important, pour le dire à d'autres qu'à vous. Alors le prenant par la main, il le mena dans son cabinet, & Verance lui parla ainsi :
J'avoue, Seigneur, que dans ma misere extrême j'ai souvent murmuré contre les dieux, mais à present que je vois avec quelle providence ils m'ont réservé pour vous rendre le plus important service, je ne puis qu'admirer leur suprême sagesse. Sçachez, Seigneur, que depuis que vous me commandâtes de demeurer auprès de la princesse Argyre, qui bientôt après devint reine des santons, & depuis reine des pictes par la mort de son pere, je n'ai éprouvé que des malheurs affreux ; mais je n'y ai plus de regret, puisque j'ai assés de vie pour rendre à mon maître un service signalé. Il y a vingt ans que je suis dans les fers, & ce n'est que depuis la paix générale que j'ai pu recouvrer ma liberté. Or j'ai sçu que c'étoit vous, seigneur, qui aviez voulu donner le repos à toutes les Gaules, & que pour rendre la paix plus durable, vous avez accordé la princesse Rosanire au roi Celiodante. Dès que
A ces mots, Verance se tut, & Policandre lui mettant la main sur l'épaule : Ami, dit-il, je connois ton affection ; dis-moi hardiment ce secret que tu juges si important. Il est vrai que j'ai résolu de donner ma fille au roi Celiodante ; mais le mariage n'est pas encore celébré. Grands dieux, s'écria Verance, soyez-vous benis à j'amais ! Puis se tournant vers le roi, seigneur, continua-t'il, écoutez une chose qui vous ravira d'étonnement, & qui vous empêchera de finir ce mariage. La princesse Rosanire n'est-elle pas votre fille ? Je la tiens pour telle, répondit Policandre. Et le roi Celiodante, ajouta Verance, est votre fils. Comment, repliqua le roi étonné, & faisant un pas en arriere, Celiodante est mon fils ? Oui, reprit Verance ; entendez la vérité de cette histoire ; il n'y a que la reine Argyre & moi qui puissions vous l'apprendre.
Bientôt après votre départ, continua-t'il, Argyre accoucha secretement d'un fils qu'elle confia à sa nourrice & à moi. Elle épousa ensuite le roi des santons dont elle eut dans l'année un fils qui fut nommé Celiodante ; mais comme elle ne s'étoit mariée que par raison d'état, & qu'elle vous aimoit toujours, elle ne pouvoit se résoudre à voir continuellement Celiodante, & à ne point voir ce fils qu'elle avoit eu de vous ; cent fois elle s'en plaignit à moi, & cent fois j'essayai de la consoler. Enfin elle prit une étrange résolution. Elle feignit que suivant un oracle, si d'autres que sa nourrice & ceux qui devoient le servir jusqu'à un certain âge, voyoient le petit Celiodante, il mourroit incontinent. Sur ce prétexte, elle l'éloigne, & me commande en même temps de le changer avec celui qu'elle avoit eu de vous ; ensorte que deux ans après il fut reçu de tous pour Celiodante, & qu'il a toujours passé pou lui.
Quoi, dit Policandre, tu m'assures que Celiodante est mon fils, & que c'est l'amour d'Argyre qui l'a portée à le substituer à son veritable héritier ! puis demeurant quelque temps sans parler : Voilà, s'écria-t'il, pourquoi elle a paru si touchée lorsqu'Oronte lui a appris le
Après quelques autres discours, le roi commanda à Verance de se retirer, & surtout d'être secret. En même temps il vint trouver Celiodante, & lui dit de chercher les moyens de faire venir la reine Argyre, parce qu'il ne vouloit point lui donner lieu de se plaindre ; il ajouta qu'il étoit bien déterminé à ne conclure le mariage qu'en sa presence. Celiodante dont l'amour ne pouvoit souffrir les moindres delais prit la résolution d'aller lui-même inviter la reine, ne doutant point qu'elle lui accorderoit cette faveur. Déja il étoit prêt à partir, lorsqu'Oronte arriva, & leur apprit que la reine seroit dans deux jours auprès d'eux, & qu'il l'avoit devancée pour leur en donner avis. Argyre avoit pris ce parti, depuis qu'interrogeant Oronte elle avoit sçû que le mariage n'étoit qu'arrêté, & que les princes souhaitoient
Lorsqu'elle fut arrivée, & qu'on lui eut rendu tous les honneurs possibles, Policandre alla lui rendre visite ; & la reine, après les premiers complimens supplia Policandre de lui donner audience sans autres témoins que la princesse Rosanire, & le roi son fils. Lorsque tout le monde se fut retiré, elle parla ainsi :
Prince, vous futes sans doute bien surpris, lorsque vous sentîtes les armes de mon fils, & de tant de rois que j'avois animés contre vous. Vous souvenez-vous de la tendresse que je vous témoignai, lorsque vous arrivâtes comme chevalier errant dans la cour du roi mon pere ? Mais si en même temps votre ingratitude ne vous eût aveuglé, vous auriez bien compris que c'étoit la moindre vengeance qui fût due à mon amour outragé. Cependant, si par là même vous pouvez juger de l'excès de cet amour, lorsque vous entendrez le reste, vous serez encore plus convaincu. Mais vous, madame, ajouta-t'elle en se tournant vers la princesse, avant que de concevoir mauvaise opinion de moi, attendez, je vous supplie, que vous sçachiez par experience ce que peut le dépit joint
Et reprenant son discours dès l'arrivée de Policandre à la cour du roi des pictes, elle répeta les soins qu'il lui avoit rendus, les promesses qu'il lui avoit faites, la peine qu'elle eut à cacher sa grossesse, & plus encore ses couches ; le déplaisir qu'elle eut en apprenant qu'il avoit épousé Clorisène contre sa parole, mais surtout en épousant malgré elle le roi des santons dont elle eut aussi-tôt un fils ; sa douleur de voir sans cesse ce fils, & d'être privée de l'autre ; la résolution qu'elle prit de les changer, & par quel artifice elle y réussit ; la curiosité qu'elle eut de sçavoir de Mélusine la fortune de ces enfans, & la réponse de la druide qu'elle avoit encore par écrit ; enfin comme elle avoit mis le vrai Celiodante entre les mains de Verance, & comme ils s'étoient perdus tous deux, ainsi qu'elle l'avoit sçu, lorsqu'elle l'avoit envoyé chercher.
Quel fut l'étonnement de Celiodante, lorsqu'il se vit tout à coup ravir Rosanire, & deux grands royaumes ! Cependant pour dissimuler sa douleur, lorsque
A peine je fus parti du lieu où ce jeune prince avoit été changé par vos ordres, que je le fis appeller Kinicson ; je choisis ce nom uniquement pour vous le faire reconnoitre, parce que sur la pierre que vous lui donnâtes étoit empreinte la figure d'un lion, avec certains caracteres qui liés ensemble, faisoient kinic, kinicson. Nous arrivâmes donc au port des santons, où nous passâmes près de cinq ans dans une maison retirée. Or un jour qu'il jouoit sur le rivage avec d'autre ; enfans, il fut enlevé par des pirates qui infestoient la côte. Pour moi je m'étois endormi auprès de lui, & je me trouvai à mon réveil entre les mains des mêmes ravisseurs. Dans ce malheur j'avois du moins la consolation d'être auprès de mon maître pour le servir ; mais hélas je n'en jouis pas long temps ! D'autres pirates nous attaquerent, je fus blessé, on me prit pour un pirate moi-même, & l'on me mit dans les fers. Ceux-ci nous conduisirent dans une des îles Armoriques,
Quelques jours après, ces marchands vinrent, & le petit Kinicson fut acheté à cause de sa gentillesse, & parce que je promis de leur faire rendre au double le prix qu'ils en auroient donné. Un marchand le racheta donc, & paya pour lui & pour moi ce que demanderent les pirates. J'ai eu l'honeur de vous dire, madame, que j'avois été blessé dans le combat ; & ma blessure s'étoit tellement envenimée, que le marchand n'osa m'enmener, de peur que je ne mourusse en chemin, mais il me promit de revenir dans quinze jours. Un mois s'écoula sans que j'eusse de ses nouvelles, & quelque temps après je sçus qu'il étoit mort. J'eus beau demander ma liberté, ces pirates me la refuserent ; & j'ai demeuré parmi eux jusqu'à la derniere guerre, que les boyens étant entrés dans cette île l'ont pillée, & m'ont enmené dans leur camp. Le ciel enfin a eu pitié de moi, après vingt ans d'esclavage, il m'a rendu la liberté, & c'est une suite de la paix générale. Je commençai par rendre graces au grand Tautates, & le suppliai de vous
Je me souvenois du nom du marchand ; j'allai m'informer de ce qu'il étoit devenu. On me dit qu'il étoit mort, que ses heritiers avoient partagé sa succession, & qu'ils étoient venus dans la gaule Lyonnoise où ils avoient vendu Kinicson. J'allai aussi au port des santons, où l'on me dit que la nourrice étoit morte de douleur, après la perte de son fils & de son époux ; je voulois aussi me donner la mort, lorsque je sçus que le roi Policandre après avoir fait prisonnier le roi votre fils, lui donnoit, pour cimenter la paix, la princesse Rosanire en mariage. Je crus que les dieux ne m'avoient laissé la vie qu'afin que je le détournasse de ces nôces incestueuses. Je vins donc en diligence, & j'ai fait entendre au roi ce que j'ai l'honneur de vous dire, afin que les malheurs qui suivent d'ordinaire de telles alliances ne tombassent point sur la tête d'un si bon roi.
La reine, après l'avoir regardé quelque temps, le visage baigné de larmes ; enfin, dit-elle, Vérance, tout ce que j'apprens par discours, c'est que mon fils est perdu, & qu'il n'y a plus pour moi d'esperance de le revoir jamais. Et Vérance ne répondant rien, ô dieux,
O dieux, s'écria Policandre, daignés nous éclairer, afin que nous démêlions la vérité au travers des ténébres qui nous la cachent ! Et se tournant vers la reine : madame, lui dit-il, vous m'avez donné un fils, je veux vous en donner un autre, ou je suis bien trompé. Car ajouta-t'il, en se tournant vers la princesse Rosanire,
O, s'écria la princesse, assurez-vous, madame, que Rosiléon est votre fils, il a en effet une rose sur la main ; j'ai eu le loisir de la remarquer tandis qu'il a été à mon service. La reine alors frappant des mains, que voulez-vous davantage, seigneur ? tout conspire à nous faire reconnoitre
Alors Vérance prenant la parole, & s'adressant au roi Policandre : Seigneur, lui dit-il, permettez-moi de vous redire ici ce que mon devoir m'ordonne de vous rappeller ? Et le roi lui ayant permis : Grand roi, continua-t'il, sçachez que vous ne devez attendre aucune satisfaction, que vous n'ayez réparé votre injustice. Vous avez trompé par vos promesses la reine Argyre. Ne vous souvenez-vous pas que je suis témoin de vos sermens, & des dieux que vous avez attestés ? J'avoue, dit le roi confus que tu as raison ; & si la reine veut oublier l'offense que je lui ai faite, je suis prêt à la recevoir pour mon épouse, & à la reconnoitre pour reine des boyens, & des ambarres. A ces mots, il lui tendit la main, & la reine
Incontinent après, la reine ne pouvant souffrir Rosiléon dans cet état, résolut de l'amener ici secretement, où elle a été obligée de conduire aussi Rosanire, parce qu'autrement on ne pouvoit faire partir Rosiléon.»
C'est ainsi que le sage Vieillard acheva de raconter à la nymphe le sujet qui avoit amené la reine Argyre dans le Forest. Il supplia en même temps la nymphe de tenir l'affaire secrete, jusqu'à ce qu'on vît si les dieux voudroient rendre la santé à Rosiléon. Amasis répondit qu'elle approuvoit ce dessein, quoiqu'elle eût une ferme esperance de sa guerison. «Outre, disoit-elle, que la prédiction de Mélusine se trouve jusqu'ici véritable, l'arrivée de celui qui doit guerir Rosiléon, n'ayant précédé la sienne que d'un jour, il semble que les dieux nous l'ayent uniquement envoyé pour ce sujet. Car le prince Godomar, second fils du roi des bourguignons arriva hier ici. Alors Argyre joignant les mains : Vous me rendez la vie, dit-elle, madame, par cette nouvelle ; mais comment jugez-vous que ce soit de lui que Mélusine ait voulu parler ? Ce qui me fait porter
Comment, dit la reine Argyre, le jeune prince des bourguignons est donc ici ? Il y est, madame, répondit la nymphe, & si je ne me trompe, on pourroit lui dire qui vous êtes, de peur que s'il venoit à le sçavoir ensuite, il ne s'offensât de cette défiance. Je le veux, dit la reine, & j'envoyerai vers lui, pour lui en donner avis.» Alors Adamas prenant la parole : «Madame, dit-il, il me semble qu'il faut hâter la guerison du prince Rosiléon ; autrement ceci se divulguera, y ayant tant de personnes à votre suite. D'ailleurs le sacrifice étant déja préparé pour le berger Adraste, le retardement donneroit à plusieurs l'occasion d'en rechercher la cause, & peut-être la trouveroient-ils. Mais outre ces considerations, des affaires importantes que la reine vous fera entendre la contraignent de terminer au plus tôt celles qui vous amenent ici. Mon pere, répondit la nymphe, vous me pressez, quand j'aurois moi-même pressé la nymphe, si je l'avois osé ?» Alors Adamas se tournant vers la nymphe : «Madame, lui dit-il, si vous l'agréez,
La nymphe approuva cet avis, & dans le moment elle envoya chercher Galatée : puis elle se retira, pour laisser reposer la reine, si toutefois son inquietude le lui permettoit.
LIVRE ONZIÈME.
Le lendemain, le grand pontife accompagné de plusieurs flamines parut devant la nymphe. Il lui representa qu'elle devoit élire un souverain magistrat, auquel elle remettroit la puissance suprême, tant qu'il seroit revêtu de cette charge, parce que la cérémonie avoit été instituée par Numa Pompilius, & que c'étoit les rois ses successeurs qui plantoient le clou. Et depuis qu'ils avoient été bannis, on avoit toujours élu un dictateur dans ces occasions. Or, madame, continua-t'il, je vous represente ces choses, afin que s'il
La nymphe qui sçavoit déja que cette élection étoit nécessaire, & qui la jugeoit avantageuse pour ses autres affaires, feignit néanmoins de n'avoir d'autre dessein que la guerison du prince & d'Adraste. Elle répondit donc au druide qu'elle étoit déterminée à tout ce qu'il jugeroit à propos, & qu'il n'avoit qu'à lui dire ce qu'elle avoit à faire. «Deux choses, reprit le pontife, sont nécessaires, le sacrifice, & l'élection du magistrat. Après le sacrifice offert à Jupiter Capotas, & à Minerve Peone, il faut que le magistrat plante un clou d'airain que nous aurons purifiéavec l'eau lustrale, dans la muraille du temple de Jupiter, après avoir touché trois fois les temples du malade. Pour ce qui regarde le sacrifice, il sera prêt demain a l'heure que vous souhaiterez ; mais pour le magistrat, il faut, madame, que vous le choisissiez aujourd'hui en public, & que vous lui donniez les faisceaux.»
Alors Adamas prenant la parole : «Madame, dit-il, j'ai déja mis ordre à tout
D'un autre côté, le prince Godomar voulant informer son frere Sigismond de tout ce qui lui étoit arrivé, supplia la nymphe de lui envoyer Léontidas. La nymphe lui donna en même temps des lettres pour le roi, pour Sigismond, & pour la princesse Clotilde. Dorinde pressée par le jeune prince, donna aussi une lettre à Léontidas pour Sigismond.
Ainsi Léontidas & Clindor son pere partirent en même temps. Clindor pour Surieu où étoit Polemas, & son fils pour la cour de Gondebaut. Clindor en arrivant à Surieu trouva un grand nombre de chevaliers & d'ambactes, au travers desquels il passa pour aller jusqu'à Polemas. Clindor qui ne lui cedoit en rien pour la naissance, ne put voir sans mepris tant d'orgueil
Clindor lui presenta les lettres de la nymphe, & lui dit combien elle desiroit qu'il assistât à la cérémonie du clou sacré. Loin de répondre sur cet article, il se répandit en plaintes contre Amasis : «Comment puis-je, disoit-il, me présenter devant elle après la façon dont elle me traite depuis quelque temps ? Elle a eu le courage de voir massacrer en sa presence Argantée mon ami & mon allié. Au lieu de punir Damon son meurtrier, elle le reçoit à sa cour avec une malheureuse du même caractere. Si je vous racontois mes autres sujets de plainte, vous admireriez ma patience. Comment pouvons-nous souffrir qu'un vieux druide qui ne doit avoir d'autres fonctions que d'offrir des sacrifices, se mêle des affaires d'état tandis que nous demeurons inutiles dans nos maisons ? Comment le puis-je
Clindor l'écouta sans l'interrompre. Il comprit qu'il étoit inutile de le contredire, & que ses contradictions ne contribueroient en rien au service de la nymphe. Il se contenta de lui dire qu'il ne falloit pas croire tous les rapports ; que la nymphe l'estimoit plus que tous les siens, puisqu'elle l'avoit élevé au dessus d'eux tous, & qu'il devoit se rendre à Marcilli où il recevroit toute sorte de satisfaction ; & qu'il le devoir d'autant plus que le prince Godomar y étoit arrivé. Polemas avoit sçu son arrivée, mais il ignoroit le sujet qui l'avoit amené, & n'osant le demander à Clindor, il crut pouvoir l'amener à le dire de lui-même. «Qui pensez-vous, lui dit-il, que la nymphe veuille élire pour souverain magistrat à l'occasion de la cérémonie ? Je croi, répondit Clindor, qu'elle attend sur cela votre avis. Si elle n'avoit pas voulu me mortifier, reprit Polemas, elle auroit jetté les yeux sur moi ; elle ne peut sans injustice donner à personne la préference sur moi ; mais il ne lui suffit pas que je fois informé de ses mépris, elle veut que j'en sois témoin. Vous lui direz donc que je cacherai tant que je pourrai le peu d'estime
Cependant, dès que la nymphe fut sortie de table, elle conduisit le prince Godomar dans la place publique, & là tous les ordres de l'état étant assemblés, elle déclara en leur presence le prince Godomar souverain dictateur dans toutes ses provinces. Puis Godomar fit entre les mains de la nymphe, du grand druide, & du souverain pontife, serment de gouverner l'état selon les loix, tant que dureroit son administration. Alors toute la ville retentit d'aclamations, & du bruit des trompetes, & l'on alluma des feux dans tous les carrefours. Clindor arriva dans ce moment ; il se presenta aussi-tôt à la reine, mais elle ne voulut l'entendre qu'en presence du nouveau dictateur, de Damon, d'Alcidon, & d'Adamas. La réponse de Polemas ne les surprit point ; il s'étoient bien imaginé qu'il chercheroit des prétextes pour ne pas venir.
A peine les cérémonies furent finies, que Méronte confident de Polemas lui dépêcha son fils pour l'en informer, aussi bien que
Déja les nymphes étoient près des jardins de Marcilli lorsqu'un homme se jetta tout à coup aux genoux de Sylvie, & voulut lui baiser la main. A peine la nymphe eut jetté les yeux sur lui, qu'elle s'écria : «O dieux ! c'est l'ombre de Lygdamon.» Lygdamon, reprit Leonide ? & le regardant, elle dit encore plus effrayée que sa compagne : ô dieux c'est bien elle ! Les deux nymphes s'évanouirent, & cet homme se mit aux genoux de Sylvie, & l'appella plusieurs fois, mais en vain. Il se leve donc pour chercher du secours. A peine il étoit parti que Sylvie revint, & n'appercevant plus l'ombre elle se sauva dans le jardin, où elle trouva Leonide qui étoit aussi revenue à elle-même. Elles crurent que cette apparition étoit un effet des enchantemens de Climante.
Galatée fut aussi-tôt avertie de la frayeur qu'elles avoient eue. Elle passa dans leur chambre, & faisant retirer leurs compagnes : «Mes filles, leur dit-elle, je vous vois bien effrayées. D'où vient le trouble que je remarque sur votre visage ? Madame, répondit Leonide, ce méchant, vers qui vous nous avez envoyées a sans doute tous les démons à ses ordres. Nous lui avons parlé... Il sera ici dans trois
Tandis qu'elles parloient de cette aventure, on vint avertir la nymphe que le sacrifice étoit prêt. La reine Argyre tenant par la main la princesse Rosanire, qui s'appuyoit sur le bras de Rosiléon descendit du château. Lors qu'ils furent près du temple, ils s'arrêterent pour voir la pompe du sacrifice. Dix trompetes ouvroient la marche, & sonnoient tous ensemble. Ils étoient suivis de ceux qui portoient les anciles, & ceux-ci de ceux qui portoient les disques, ou bassins. Puis venoient ceux à qui on avoit remis les pateres, ou vases destinés à recevoir le sang des victimes ; & les jeunes victimaires qui portoient sur leurs têtes les marmites où l'on cuisoit les chairs qui n'étoient point consumées par le feu du sacrifice. Ensuite paroissoient plusieurs victimaires dont les uns portoient les maillets, les autres les haches, d'autres les couteaux sacrés, d'autres les dolabres qui servoient à dépecer les victimes. Ils étoient nus jusqu'à
Cette pompe étant passée, le prince Godomar marcha seul, la couronne sur la tête, & le scepte à la main. Il avoit près de lui les faisceaux & les verges, & à sa suite un grand nombre de chevaliers & d'ambactes. C'est dans cet ordre qu'ils arriverent au temple, où la reine Argyre, la nymphe, Rosanire, & les autres dames étoient déja avec Rosiléon, & Adraste.
Incontinent le flamine Diale fit apporter de l'eau lustrale, se lava les mains, puis en jetta sur les assistans. Il fit ensuite approcher les victimes, & se tournant du côté de l'orient il invoqua Junon & Vesta, & Jupiter très bon & très grand, & après lui tous les autres dieux. Enfin s'adressant à Jupiter & à Minerve, il déclara que c'étoit à eux sur tout que ce sacrifice étoit offert, & il prononça ces mots :
«O fils de Saturne & de Rhée, commencement & fin de tout ! nature qui produis tout ! providence qui pourvois à tout ! univers qui es par tout ! éternel qui existas avant tout, & qui existeras après tout ! univers qui es par tout ! éternel qui existas avant tout, & qui existeras après tout ! Et toi, ô Minerve Tritonide, qui inspires aux hommes la sagesse ! Déesse toujours vierge ! déesse secourable à ceux dont l'esprit est aliené ! Recevez, ô grandes & puissantes divinités les vœux & les sacrifices
Après qu'il eut fini, on lui presenta la mole salée ; il la mit incontinent sur la tête des victimes, y ajoutant de l'encens mâle ; & c'est ce qu'ils appelloient immolation. Ensuite il y versa du vin, dont il gouta un peu avec le simpule, & fit gouter aux assistans ; & cette action se nommoit libation. Puis la victime étant ainsi mactée, c'est-à-dire, augmentée, il lui arracha du poil d'entre les cornes, & le jetta au feu : ce qui étoit le vrai commencement du sacrifice. Après quoi il se tourna du côté de l'orient, & ayant pris un couteau il le passa sur la
Après que l'on eut dépecé les victimes, & que l'on eut brulé sur l'autel les parties qui devoient être brulées, le grand pontife prit les clous sacrés, les offrit à Jupiter & à Minerve, & les présenta au prince Godomar, qui les recevant avec respect, fit ses vœux particuliers, & en toucha les temples de Rosiléon & d'Adraste. Lorsque le prince Godomar alloit les planter, Palémon s'avança, & dit à haute voix : «Je jure que si vous daignez nous exaucer, ô dieux tout puissans, j'accorderai la premiere chose qui me sera demandée, si elle dépend «de moi !» Alors Rosanire tourna les yeux sur la reine, comme l'invitant à suivre cet exemple, & la reine s'en étant apperçue se leva, & dit : «Je suis femme, reine, & mere de rois ; je vous promets ô grand Jupiter, & vous fille du plus grand des dieux, que si vous m'exaucez, j'employerai toutes les forces des états que vous m'avez soumis, pour défendre contre toute insulte la nymphe Amasis, & son royaume.»
Le peuple auroit fait des acclamations, si le respect du lieu & des circonstances ne l'avoit retenu, bien surpris d'entendre tenir ce langage à la reine Argyre qu'il ne connoissoit point pour telle. Cependant le prince Godomar tenant les clous à la main gauche, & le marteau dans la droite, conduit par le grand pontife, & par le flamine Diale, alla vers la muraille du temple, qui étoit tournée du côté du temple de Minerve, & appellant trois fois à haute voix Jupiter Capotas, & Minerve Peone, il planta les clous si avant qu'il n'en restoit que la tête. Mais, ô prodige étonnant, en même temps qu'il donna les premiers coups, il sembla que Rosiléon & Adraste en eussent été frapés ; ils tomberent par terre sans sentiment, & y demeurerent jusqu'à ce que le prince fût revenu à eux, & que le flamine leur eût jetté de l'eau lustrale ; alors ils revinrent comme d'un profond sommeil, & se retrouverent presqu'en leur premier état. Argyre emmena Rosileon & Rosanire dans son char, & retourna au château, & Palémon tirant Adraste sous un des portiques du temple le revêtit des habits qu'il lui avoit préparés, après avoir tous chanté des hymnes en actions de graces.
D'un autre côté le grand pontife accompagné des aruspices qui avoient visité les victimes, & consideré le feu du sacrifice,
Cependant Polemas fut averti de tout ce qui s'étoit passé à la cérémonie. Il sçut aussi qu'une dame nommée Dorinde s'étoit refugiée à Marcilli ; mais quoiqu'on l'eût informé du combat qui s'étoit donné pour elle sur les bords du Lignon, il en ignoroit encore le sujet. Tandis qu'il étoit occupé de cette idée on lui dit que quelques chevaliers demandoient à lui parler de la part du roi Gondebaut. Il commanda qu'on les fît entrer, & l'un d'eux lui parla en ces termes :
«Seigneur, le roi mon maître qui vous aime & qui vous cherit, m'envoye pour vous faire entendre ses sujets de plaintes contre la nymphe, qui a eu assés peu d'égard à son amitié, pour donner retraite à ceux qui ont tué Clorante un des chefs de sa garde, afin de lui ravir une fille qui s'étoit sauvée de la maison de la princesse Clotilde. Il lui semble aussi qu'elle ne devoit
L'étranger, après l'avoir remercié de ses dispositions favorables, lui dit : «Ne pourrois-je point vous entretenir sans témoins ?» Alors Polemas le prit par la main, & le conduisit dans un cabinet dont les portes étoient bien fermées ; & l'étranger lui raconta l'affection du roi pour Dorinde, l'intelligence du prince Sigismond avec cette fille, la colere du roi, lorsqu'il sçut que le prince vouloit l'épouser, & la resolution qu'il avoit prise de la marier avec Periandre, ou avec Merindor ; son évasion de la
Polemas après bien des remercimens & des protestations, fit venir Ligonias, Peledonte, Argonide & Lystandre, à qui il communiquoit ses pensées les plus secretes.
Le soir Climante vint trouver Polemas pour lui raconter ce qu'il avoit dit aux nymphes ; mais Polemas le laissant à peine finir, lui apprit la mort de Clidaman, & le dessein de Gondebaut. Climante ne fut point d'avis qu'ils laissassent venir un prince qui étoit veuf & de complexion amoureuse, & qui pourroit aisément prendre du goût pour Galatée, mais seulement qu'il les aidât de ses forces. Après un long conseil, Climante retint Polemas & ses quatre confidens, lorsqu'ils étoient sur le point de se separer, & leur dit : «Je veux dans trois jours vous livrer ce que vous souhaitez, & cela sans tirer l'épée. C'est aujourd'hui que l'étranger par le à la nymphe ; demain j'irai faire mon personnage, & le lendemain Galatée est à vous. Voici comme je l'entens. Je sçai qu'elle observera tout ce que je lui dirai, & mon intention est de lui dire qu'à six heures du matin elle ne manque pas à se trouver au carefour des termes, & que celui que les dieux lui destinent
D'un autre côté Leonide & Sylvie étoient toujours saisies de leur frayeur ; elles croyoient voir à tous momens l'ombre de Lygdamon. Et lorsqu'on ne parloit que de cette apparition, on entendit un grand bruit de gens épouvantés qui ne disoient que ces mots : «Voilà Lygdamon, voilà Lygdamon.» Les gardes du château qui le connoissoient, le voyant se presenter à la porte, & le croyant mort prirent la fuite. Adamas craignit que cette terreur panique ne cachât quelque trahison. Il va droit à la porte qu'il trouve abandonnée, & voyant quelques-uns des siens qui venoient de la ville, il leur fait signe de se hâter, & leur commande de fermer la porte, & de la garder. Il retourne incontinent au château
Cependant ce Lygdamon qui avoit causé tant de frayeur étoit entré dans le château ; comme il en connoissoit tous les détours, il alla droit à la chambre de la nymphe Amasis. Il en trouva la porte fermée ; les plus hardis venoient le regarder par la serrure, & crioient en fuyant que c'étoit bien lui. Enfin Egide qui l'avoit servi si long temps, & que Sylvie avoit retenu à son service, se mettant à le considerer : «O dieux, dit-il, c'est mon maître !» Il court incontinent par une autre porte, & vient se jetrer à ses piés, versant des larmes de joye. Lygdamon, de son côté, ne pouvoit lui faire assés de caresses à son gré. Et lorsqu'ils purent se parler : «Egide, lui dit-il, pourquoi me fuit-on de la sorte ? Seigneur, répondit-il, & qui ne seroit effrayé, quand, moi qui vous ai vu mourir, j'ai publié votre mort ?» Cependant les nymphes les entendant parler se rassurerent un peu.
En même temps Adamas parut à la porte. Il fut un peu étonné à la vue de Lygdamon ; mais faisant quelques pas en arriere (car Lygdamon s'approchoit de lui) «Si tu n'es qu'un phantôme, dit-il, je te commande au nom de Thautates de retourner dans l'éternel repos. Seigneur, répondit Lygdamon en souriant, je voudrois être un
Le prince Godomar, Alcidon, & plusieurs chevaliers étoient accourus à ce bruit. Et la nymphe étant avertie qu'ils parloient à Lygdamon fit ouvrir les portes. Alors Lygdamon presenté par Godomar & Adamas se prosterna devant la nymphe, & lui dit : «Madame, est-il possible que hors de vos états je sois pris pour un autre, & qu'à votre cour je sois méconnu pour moi même ! Accusez-en la nouvelle de votre mort, dit Amasis en le faisant relever ; mais dieu soit beni de ce qu'elle est fausse. Plût à ce même dieu, répondit-il, que je pusse perdre pour votre service cette vie qui ne m'a été conservée que dans cette vue ! Cependant j'ose vous assurer qu'Egide ne mentit point, lorsqu'il raconta ma mort à la belle Sylvie. Et si je ne craignois de vous ennuyer, madame, je vous expliquerois cette enigme. He bien, reprit la nymphe, je vous laisse avec Galatée, Sylvie & ces dames. Elles ne sont pas si occupées que moi. Et ce soir elles
Cependant Lygdamon après avoir reçu les complimens de toutes les nymphes fut conduit par Galatée vers Damon qui commençoit à se lever & qui desiroit passionnément de le voir, sur ce que les nymphes lui avoient dit. Après les premieres civilités, Galatée le conjura de raconter son histoire : «Mais est-il possible, répondit-il, que je la raconte avant que d'avoir vû Sylvie ?» Aussitôt Galatée commanda à Leonide de la faire venir ; & dés qu'elle parut, Lygdamon tourna les yeux vers Galatée, comme pour lui demander la permission de saluer la nymphe en sa presence. Galatée lui ayant fait signe qu'elle le vouloit ainsi, il courut à elle, & mettant un genou à terre, il voulut lui baiser la main ; mais elle se recula, lui faisant entendre que c'étoit manquer de respect pour la nymphe. La nymphe ordonna, & Sylvie permit à Lygdamon de lui baiser la main. Elle se retira ensuite parmi ses compagnes, & comme il la suivoit, elle lui dit assés bas : «Si vous êtes le même Lygdamon qu'autrefois, vous aurez des occasions plus favorables de me parler.»
En même temps Galaté ayant encore
SUITE DE L'HISTOIRE
de Lygdamon.
«Puisqu'Egide a si bien exécuté mes ordres, je m'assure, madame, qu'il vous aura raconté de quelle maniere étant prisonnier en Neustrie, je fus pris pour un chevalier nommé Lydias, à qui je devois bien ressembler, puisque sa mere elle-même y fut trompée. Ce Lydias avoit tué en champ clos un nommé Aronte, & pour cet homicide on l'avoit condamné à mort. On me mit dans la cage des lions ; j'en tuai deux plus par bonheur, que par adresse. En même temps celle pour qui Lydias avoit combattu contre Aronte trompée aussi par la ressemblance me demanda pour son mari. Elle m'obtint en vertu de la loi, & peu de jours après je fus conduit au temple pour l'épouser. Jusques là tous mes malheurs m'avoient paru supportables ; mais voyant qu'il n'y avoit plus moyen de differer ce mariage infortuné, je résolus de m'ôter la vie (non qu'Amerine manquât de naissance, de beauté, de vertu) mais j'aimois mieux mourir, que de manquer à la fidelité que j'avois jurée à la belle Sylvie. Quelques jours auparavant, j'avois fait préparer
Cependant Sylvie qui s'apperçut que tous les yeux étoient attachés sur elle, se glissa doucement, & se retira dans sa chambre où elle s'enferma, ne voulant point se montrer que ce discours ne fût achevé.
«Je pense, madame, continua Lygdamon, qu'Egide vous aura instruite de ce détail ; mais le reste lui est inconnu, parce qu'il partit à l'heure même pour exécuter mes ordres. Or il faut que vous sçachiez que cette Amerine, & ce Lydias sont des meilleures maisons de la Neustrie. Bientôt le temple fut rempli d'une foule incroyable que le bruit de cet accident avoit attirée. Nous étions étendus l'un près de l'autre ; on nous avoit jetté un linge sur le visage. Tous les assistans pleuroient autour de nous. Déja on faisoit les préparatifs de nos funerailles, lorsqu'un myre fendant la presse demanda de l'eau & du vinaigre, & promit de nous rendre la vie. On lui en apporta aussitôt, il nous en frota le poux, il nous en mit dans les narines, puis il nous jetta de l'eau fraiche au visage. Nous revînmes presque en même temps comme d'un
La famille d'Amerine étoit vivement offensée que je lui eusse préferé la mort ; elle en fit des reproches à Amerine, prétendant que j'avois dû remarquer en elle quelque défaut essentiel, & que c'étoit sans doute quelque chose qui interessoit l'honneur. Le lendemain Amerine s'efforça de me venir voir, pour me faire part de ces reproches. Elle entendit que je parlois tout haut, elle m'écouta, & lorsqu'elle comprit que je regrettois l'absence de Sylvie, elle jugea incontinent que j'avois un nouvel attachement. Elle ouvre la porte avec violence, & sans attendre que je l'eusse saluée : cruel Lydias, me dit-elle d'un air troublé, est-il possible que l'humeur volage qui te sépare de moi t'ait ôté à la fois le jugement & la raison ? Je ne te rapelle point tes sermens ; cette Sylvie te les a fait oublier. Mais dis-moi, insensé, à quoi penses-tu en refusant de m'épouser ? y a-t'il un autre moyen de conserver la vie que je t'ai déja sauvée ? Esperes-tu que la fortune combattra toujours pour toi ? Non, non, Lydias tu seras dévoré
A ces mots, elle se jetta sur moi, fondant en larmes, & s'efforça de me dire encore ces paroles : Du moins, cruel, pour sauver ta vie, feins de m'épouser... ton malheur me touche plus que tes mépris... Enfin je lui répondis : Belle Amerine, les horreurs dont vous me parlez me sont plus agréables que l'infidelité. Je ne vous represente plus l'erreur où vous êtes vous & votre famille. Je vous en ai dit assés pour vous détromper. Je ne suis point Lydias, je ne l'ai jamais vu. Mon nom est Lygdamon, & je suis ségusien. Donnez-moi la main, belle Amerine, si vous m'aimez, venez avec moi, le voyage n'est pas long. Je vous jure, & j'en prens les dieux à témoin, que si étant dans le Forest vous ne voyez clairement que je ne suis point Lydias, je serai non seulement votre époux, mais même votre esclave. La vertu d'Amerine est telle, que si je n'étois point engagé à Sylvie, j'estimerois comme je dois l'honneur de son alliance.
Amerine m'entendant tenir ce langage, cruel, me dit-elle, en fixant les yeux sur moi, veux-tu observer ce que tu jures,
Sa famille vint incontinent me rendre visite, & se réjouir avec moi. Je m'excusai comme je pus sur quelque vœu qui n'étoit point encore accompli. Quelques jours après, sous prétexte d'aller à une maison d'Amerine près de Rothomage, nous nous hatâmes de passer dans les terres des francs. Mais, madame, Amerine se trouva si excédée de fatigues, que rencontrant un ombrage sur le bord du chemin, elle voulut s'y reposer. J'allai couper quelques branches pour la défendre des rayons du soleil. A peine m'étois je éloigné de quelques pas, qu'un chevalier vint s'arrêter au même lieu avec intention d'y attendre que la chaleur fût tombée. Je revins vers Amerine, & sans m'arrêter à ce jeune homme que je ne connoissois point, j'accommodai les feuillages que j'avois apportés. Celui-ci après avoir attaché son cheval, apperçut Amerine, il s'avança, & lui demanda
Je demandai à Amerine si elle ne vouloit point dormir. Je dormirois volontiers, me répondit-elle, si je ne craignois les serpens & les lesards. Dormez, repris-je, en assurance ; je ne m'éloignerai point de vous. Je lui mis donc un mouchoir sur le visage, & je m'assis auprès d'elle. Cependant le jeune homme qui s'étoit un peu retiré, me fit signe qu'il vouloit me parler, & comme je lui répondis que je ne pouvois quitter cette dame qui dormoit, il mit l'épée à la main, & s'avança sur moi, en me disant : perfide, cette vie que Mélandre n'a pu perdre en sauvant deux fois la tienne, je veux que ton épée & ton ingratitude la ravissent.
A ces mots, sans attendre ma réponse, il se jetta si brusquement sur moi, qu'il se perça le bras droit avec mon épée. Il poussa un grand cri, & se laissa tomber, en disant : encore est-ce quelque chose, Lydias, que tu m'ayes donné la mort, puisqu'aussi bien je ne pouvois vivre sans toi. Au cri qu'il fit, Amerine s'étoit
Lorsque nous étions près de Neomague, une des principales cités des ambarres, six archers nous atteignirent, & nous arrêtant de la part du roi, ils nous menerent en prison. Il vint aussitôt dans l'esprit d'Amerine une idée admirable. Elle se deshabilla promptement, & me contraignit de lui donner mes habits. Si cet homme n'est point mort, disoit-elle, il dira sans doute, lorsqu'il me verra que ce n'est pas moi qui l'ai blessé ; & par là nous serons absous. Or, quelque temps après que nous eûmes laissé l'étranger, le comte de la province passa au même endroit où j'avois été attaqué, & sçachant de quelques bergers que les auteurs du meurtre étoient deux personnes qui avoient pris le chemin de Neomague, il avoit dépêché six de ses gens pour nous arrêter. Cependant lorsqu'on deshabilloit l'étranger il revint à lui, & on banda sa playe. En même temps il apperçut un jeune homme qui hâtoit le pas, & il s'écria : Voila celui qui m'a mis en l'état où vous me voyez. Ceux qui entendirent ces paroles en avertirent le comte, mais trop tard. On ne put l'arrêter que lorsqu'il fut dans la ville. Il fut conduit
Le lendemain Amerine me pressa de partir avec ses habits, & me dit de l'attendre dans la premiere ville des segusiens. J'eus beaucoup de peine à m'y déterminer, ne voulant point la laisser dans cet embarras ; mais enfin elle sçut si bien me persuader qu'il n'y avoit rien à craindre pour elle, comme il étoit vrai, qu'après avoir changé d'habits, je m'en allai sous prétexte de faire préparer à dîner pour mon époux. Le geolier à qui j'avois donné un diamant qu'il sçavoit être de prix, me laissa sortir d'autant mieux, qu'il n'avoit point ordre de la retenir prisonniere. Je dis auparavant à Amerine que je l'attendrois sur le grand chemin dans un petit lieu du nom de la Pecodiere, près de Crosset, la premiere ville des segusiens ; qu'au milieu du village il y avoit un terme qui séparoit quatre chemins, & que là elle trouveroit la premiere lettre de mon nom avec l'endroit où je serois logé.
Dès que je fus en liberté, je laissai le chemin de Gergovie, & je me hâtai de sorte, que le quatriéme jour j'arrivai au lieu dont nous étions convenus. J'y demeurai
Pendant que Lygdamon racontoit ainsi ses aventures, la nymphe Amasis, le prince Godomar, Adamas, & Alcidon s'étoient rendus chés la reine Argyre. Elle leur dit qu'elle étoit pénétrée de reconnoissance envers les dieux, & ceux qu'ils avoient employés ; que la guerison de Rosiléon lui étant infiniment chere, elle devoit craindre qu'il ne retombât dans le même male : que par cette raison elle lui avoit fait entendre que c'étoit un enchantement qu'avoit rompu le prince Godomar ; j'étois donc d'avis, ajouta-t'elle, de l'enmener inconnu de ces lieux comme il y est venu.
Alors Adamas lui representa par ordre de la nymphe, la part qu'elle & le prince
Pendant qu'Amasis remercioit la reine, & que la reine réiteroit ses protestations d'un prompt secours, on vint avertir qu'un chevalier boyen venoit vers la reine Argyre de la part du roi Policandre. Aussi-tôt qu'Argyre l'apperçut : «Quelles nouvelles, lui dit-elle, m'apportez-vous ? Madame, répondit-il, le roi desire passionnément de vous voir.» En même temps il lui presenta la lettre de Policandre. La reine la lut, & les yeux baignés de larmes, elle la montra incontinent à la nymphe.
LE ROI POLICANDRE
à la reine Argyre.
La mort est trop naturelle pour m'effrayer ; mais je suis affligé de mourir sans vous voir, parce que je voudrois m'acquiter de ce que je vous dois. Venez donc promptement, madame, si vous souhaitez que je meure content. Vous sçaurez de ce messager en quel état il m'a laissé.
«O dieux, s'écria la reine, combien les grands déplaisirs suivent de près les grandes satisfactions !» Puis s'adressant au chevalier, elle lui demanda ce que pensoient les médecins de la maladie du roi. Il répondit qu'ils désesperoient presque de sa vie, & qu'elle n'avoit point de temps à perdre, si elle vouloit arriver à temps. La reine dont le courage ne démentoit point la naissance, rappella sa vertu, & ayant versé quelques larmes, elle prit une résolution digne d'elle. S'adressant ensuite à la nymphe : «Madame, lui dit-elle, vous voyez que je suis obligée de partir pour le bien de mes enfans, & pour ma propre consolation. Mais je vous promets de faire armer pour vous dans mes états, & dans ceux de mes alliés. Si le roi Policandre ne peut venir en personne à votre secours,
A ces mots, elle se retira pour donner ordre à son départ ; & le jour même, elle se mit en chemin avec Rosiléon, n'enmenant avec elle que vingt-cinq gardes, & laissant les autres à la princesse Rosanire, avec ordre d'obéir à la nymphe, ou au prince Godomar.
A peine elle étoit hors de la vue de Marcilli que du haut des tours, on apperçut des gens à cheval & armés. Le prince Godomar en fut incontinent averti, aussi bien qu'Adamas ; & ils ordonnerent aussi-tôt que tout ce qu'ils avoient de gens de cheval se tint prêt. On reconnut que c'étoit six compagnies avec quelques personnes desarmées. Lorsqu'ils furent arrivés aux portes, ils firent entendre que c'étoit Alerante envoyé du roi Gondebaut vers la reine Amasis. Amasis l'envoya recevoir par les gens de cheval qu'avoit laissés la reine Argyre. Alerante refusoit de parler en présence du prince Godomar ; mais il se rendit aux raisons d'Amasis ; puis il lui dit : «Madame, le roi se plaint fort que vous ayiez accordé votre protection à Dorinde qui s'est honteusement sauvée de sa cour, & à ceux qui ont assassiné Clorante l'un des chefs de sa garde ; &
Alors la nymphe, sans s'émouvoir, & se tournant vers le prince : «Seigneur, dit-elle, c'est à vous de répondre.» Et le prince refusant de parler, elle prit la parole : «Alerante, dit-elle, je ne croi point qu'un roi aussi sage que Gondebaut vous ait chargé de tenir des discours si indignes & du prince Godomar, & de la vertueuse Dorinde. Ainsi, sans attendre d'autre réponse, sortez promptement de mes états, si vous ne voulez être châtié comme vous le meritez. Madame, repartit Alerante, je ne marche point sans aveu ; voici mes lettres de créance.» Amasis les prit, & Godomar les reconnut pour être du roi Gondebaut. «Maintenant, dit la nymphe, je vous parlerai differemment ; vous direz donc au roi votre maître par rapport à Dorinde, que mes états sont ouverts à l'innocence opprimée ; & par rapport au prince Godomar, que c'est moi qui suis dans ses états, puisque je lai établi seigneur absolu des segusiens, & du Forest. Quant à la guerre dont il me menace, je lui
Tout le monde applaudit à une réponse si généreuse ; & lorsque Godomar comprit qu'Amasis ne vouloit plus rien dire : «Et moi, ajouta-t'il, je mande au roi que je prens Dorinde sous ma protection ; & s'il se trouve quelqu'un qui veuille soutenir les discours calomnieux que vous avez tenus contr'elle, & contre nous qui l'avons délivrée, voilà mon gage, dit-il, en lui presentant un gand, pour assurance de mon défi, sans que j'excepte personne que le roi mon pere, sçachant assés que mon frere Sigismond prendra toujours les armes avec moi pour la même querelle, lorsqu'il ne sera point opprimé par l'autorité paternelle.»
Alors Alerante se tournant vers la nymphe : «Puisque vous refusez au roi mon seigneur la satisfaction qu'il vous demande à si juste titre, je vous déclare en son nom qu'il est votre ennemi mortel.» En disant ces mots, il rompit un javelot en deux, & ajouta : «Soit ainsi rompue en présence des hommes & des dieux toute l'alliance qui a pû être entre vous !» Et la nymphe irritée, mettant les piés sur le javelot rompu : «Ainsi, dit-elle, que je foule aux piés ce symbole
Cette action émut le peuple ; mais Adamas leur representa qu'il ne falloit jamais violer le droit des gens, & renforça secretement les gardes. Il vint ensuite avertir la nymphe Amasis & le prince Godomar de ce qu'il avoit fait. Il arriva qu'au même temps le berger Adraste s'étoit jetté aux genoux du prince pour le remercier de la grace qu'il avoit reçue par son moyen. Le prince le presenta à Damon qui le felicita de sa guerison. «Mais vous, courageuse bergere, dit Damon, en s'adressant à Celidée, ne voulez-vous pas me sommer de ma parole, afin que les dieux vous rendent ce qu'ils vous ont ôté ?
Seigneur, dit-elle, je vous conjure au contraire d'en perdre le souvenir. Il m'en couteroit trop ; car j'aimerois mieux mourir que de me séparer de Thamyre. Non, non, interrompit Thamyre, je veux vous rendre un bien dont vous vous êtes privée pour moi.» En même
Alors Damon fit venir Halladin, & lui ordonna de se tenir prêt pour accompagner Thamyre à Carthage vers le grand Olicarsis. Celidée voyant que ses larmes & ses prieres étoient inutiles : «O Palemon, s'écria-t'elle, je te conjure par le vœu solemnel que tu as fait, & je te somme de faire le voyage à la place de Thamyre avec Halladin !» Palemon surpris, lui répondit : «Dût ce voyage me couter la vie, je suis tout prêt ! Dieux, s'écria Doris, que ne t'ai-je conjuré la premiere de ne m'abandonner jamais ! Et faut-il que je te perde ainsi pour la satisfaction de Celidée ? Pardonnez-moi le déplaisir que je vous cause, dit Celidée ; vous voyez que c'est malgré moi, & après avoir épuisé tous les moyens de vous l'épargner.»
Presqu'en même temps Halladin fut
Halladin alla loger chés Thamyre, où on lui fit le meilleur accueil que purent ces bergers ; mais lorsqu'il fallut rouvrir les cicatrices de Celidée, le myre touché de la douleur qu'elle ressentoit, en laissa une par compassion, & dans l'idée que la sympathie ne pourroit rien contre ces blessures. Lorsqu'ils eurent pris le sang, & qu'il fut bien sec, ils partirent tous trois de grand matin, & prirent ensemble la route de Lyon.
Parmi tous ces divertissemens, Amasis & Adamas ne perdirent pas le souvenir de Climante. Dès le soir, Leonide & Sylvie eurent ordre de se trouver le lendemain au lieu assigné, aussi bien que ceux qui devoient
«La déesse m'a dit : Climante mon serviteur, va & parle à la nymphe Galatée, dis-lui : Le châtiment est prêt à tomber sur ta tête. Celui qui doit être à toi, & à qui tu dois être, te verra aujourd'hui au carrefour des termes, en suivant la chasse. C'est le seul temps qui te reste pour tout delai. A quelle heure, dit la nymphe, le verrai-je ? Vers les sept heures du matin, répondit Climante.» La nymphe promit tout, & le remit entre les mains de Leonide & de Sylvie. Mais à peine la porte du jardin étoit refermée, qu'on se saisit de lui, &
En même temps Alcidon & Adamas arriverent ; & ceux qui l'avoient arrêté les avertirent qu'il avoit essayé de les corrompre : à quoi il répondit avec une effronterie extrême qu'il n'y avoit pas même pensé. «Je m'assure, dit l'un d'eux, en s'adressant à ce traître, qu'il y a dans ton sein quelque chose qui te convaincra.» (car il avoit remarqué qu'il avoit plusieurs fois tenté d'y porter la main) «Faites venir vos compagnons, dit Adamas, & que l'on examine ses habits.» Alors il se déconcerta. Polemas lui avoit envoyé le matin une lettre qu'il n'avoit pas eu le temps de laisser avec ses autres papiers. On la lui arracha malgré toute sa résistance. Elle étoit conçue de la sorte :
POLEMAS A CLIMANTE.
Cher ami, l'impatience accompagne toujours l'amour. Ne sois donc pas surpris, si je t'éveille si matin. A sept heures je serai au carrefour des termes : heureux chasseur, si par ton moyen j'y rencontre ce que tu m'as promis ! Je te jure, mon cher Climante, qu'aussi-tôt que Galatée sera à moi, je te donne Leonide avec la part que tu voudras de cet état que je te devrai tout entier. Au surplus, si la force est nécessaire, elle ne nous manquera pas ; mais j'aimerois mieux la douceur.
«Seigneur chevalier, dit Adamas, que voulons-nous sçavoir davantage ? Voyons seulement, dit Alcidon, si l'on ne pourroit point se saisir de ce chasseur. Leonide & Sylvie, reprit Adamas, sont allées au rendez-vous, & Leonide a pris les habits de Galatée. Nous avons mis Lerinte avec trente hommes de cheval dans une embuscade, afin que si Polemas vient, il soit pris au piege qu'il a tendu.» Cependant Adamas étant rentré dans le cachot, car il en étoit sorti pour lire la lettre, trouva que Climante s'étoit cassé la tête contre les murailles, & lui vit rendre le dernier soupir.
Alcidon & Adamas vinrent informer Amasis & Godomar de ce qui s'étoit passé ; incontinent on entendit un grand bruit
Le prince Godomar étant du même avis, on assembla le peuple. Adamas par ordre de la nymphe, leur fit entendre le sujet pour lequel elle les avoit convoqués. Il le fit avec tant d'éloquence, que lorsqu'il vint à déclarer la mort du prince Clidaman, on n'entendit que sanglots. Mais lorsqu'il y ajouta la trahison de Polemas & de Climante, ce qu'il justifia par la lettre de Polemas, & l'enlevement de Sylvie & de Leonide qu'il avoit prise pour Galatée, tout le peuple se mit à crier : «Meure le traître, vive la nymphe.» Ensuite il fit apporter le corps de Climante, & leur raconta ses artifices, ses desseins, & sa mort. Tout à coup le peuple se jetta sur ce cadavre, le traîna dans les
Après qu'Adamas eut fini, Clindor parla en ces termes au nom de l'assemblée : «Madame, tous vos sujets partagent votre juste douleur ; ils sentent quelle perte ils ont faite dans un prince qui étoit vos delices, & leur esperance. Mais la trahison de Polemas nous perce le cœur. Cette heureuse contrée n'avoit point encore vû de traître. Madame, continua-t'il, nous vous offrons nos biens, nos enfans, nos vies ; & nous prenons les dieux à témoin que nous n'aurons jamais d'autre reine qu'Amasis.» A ces mots, tous leverent la main, & crierent : «Vive la nymphe !»
Lorsqu'Amasis vouloit leur témoigner combien elle étoit pénétrée de leur zele & de leur fidelité, Adamas fut averti que les gens de guerre qu'il avoit fait lever arrivoient, au nombre de quinze cens bien armés ; ce qui obligea la nymphe d'abreger. L'assemblée se sépara donc ; & Adamas distribua ces gens de guerre dans les differens quartiers de la ville.
Cependant Polemas étant arrivé à Surieu, ne tarda pas à reconnoître l'erreur où l'avoit jetté l'habit que portoit Leonide, & le voile qu'elle avoit sur le visage. Leonide pour le tromper encore,
Polemas appella ses confidens, il les consulta sur ce qu'il avoit à faire, & tous furent d'avis qu'il falloit renvoyer promptement la nymphe à Galatée, & lui dire que c'étoit des chasseurs qui ne les connoissant pas, les avoient enlevées à l'insçu de Polemas, & qu'il falloit surtout engager Leonide & Sylvie à le dire ainsi. Il les renvoya donc dans un char, après leur avoir rendu toute sorte de respects ; après quoi il se renferma plein des plus hautes esperances.
En même temps Meronte arrive, &
Il y avoit déja quelque temps que le soleil étoit couché, & Leonide marchant seule dans l'obscurité & par des routes inconues, arriva heureusement à la porte du jardin par où elle étoit sortie, qu'à peine le soleil étoit levé. Elle alla incontinent au logis du jardinier, où elle se lava le visage & les mains. Alors Fleurial qui avoit eu peine à lui ouvrir la reconnut enfin. «Mais, madame, lui dit-il, pourquoi ne me dites-vous plus rien de Lindamor ? O mon ami ? répondit Leonide, si tu sçavois en quel état nous sommes, & les dangers où je viens d'être exposée pour lui, tu verrois que je suis la meilleure amie qui fut jamais. Mais à propos de Lindamor, aurois-tu le courage de l'aller trouver, s'il étoit nécessaire ? Si j'en aurois le courage, répondit-il ? Et
Leonide l'auroit entretenu plus long temps, si elle n'avoit entendu ouvrir la porte du château qui descendoit dans le jardin. Et voyant qu'on baissoit le pont, elle y alla, & passa jusqu'à l'antichambre de la nymphe, sans rencontrer personne qui la connût ; mais l'huissier la voyant si mal vêtue, eut peine à la reconnoître. Galatée ne faisoit que de s'éveiller. Lorsqu'elle apperçut cette pauvre femme qui vouloit lui baiser la main, elle demanda pourquoi on l'avoit laissée entrer. «Madame, dit Léonide, ne me chassez point, je vous supplie ; la peine qu'il m'en a couté pour venir merite bien que vous me souffriez. O dieux, s'écria la nymphe, c'est Léonide !» Alors elle l'embrassa avec une joye extrême, sans pouvoir se lasser de la tenir entre ses bras. «O que tu m'as causé de larmes depuis deux jours, disoit-elle ! Et que ta venue me cause de satisfaction !» Puis elle recommençoit à l'embrasser.
Les compagnes de Léonide averties de son retour, accoururent à moitié vêtues, pour se réjouir de la revoir. Et lorsque Galatée vouloit lui demander comment elle avoit pu s'échaper, la nymphe Amasis l'envoya chercher. Adamas & la nymphe ne
Leonide alloit commencer, lorsque Galatée entra pleine d'impatience d'entendre la fortune de ses nymphes, & lorsqu'elle eut salué Amasis, Leonide reprit la parole, & raconta tout ce qui lui étoit arrivé, & si naïvement que les dangers qu'elle avoit courus faisoient trembler les nymphes. Elles admirerent sa prudence & son courage, blâmant au contraire Sylvie qu'Adamas excusoit pour sa jeunesse. «Puis, continuoit Adamas, elle ne couroit pas la même fortune que Leonide qui est ma niece, & qui par cette raison ne devoit attendre que de mauvais traitemens : au lieu qu'ils n'ont aucun prétexte de maltraiter Sylvie, & je suis persuadé, madame, qu'ils vous la renvoyeront incessamment.»
Cependant le bruit de l'enlevement des nymphes & du retour de Leonide s'étoit répandu dans toute la ville. On racontoit
D'un autre côté Polemas fut vivement piqué que les archers eussent manqué Leonide. Il renvoye encore pour la chercher, & promit de grandes recompenses à ceux qui la remettroient entre ses mains. Mais lorsqu'ils sçut qu'elle s'étoit sauvée, il entra dans une fureur extrême ; il fit enfermer Sylvie, il la menaça des plus cruels traitemens ; & sans Argonide un des quatre chevaliers qui lui étoient affidés, il auroit exécuté ses menaces. En même temps Peledonte lui dit qu'il avoit une belle occasion de se venger d'Adamas ; qu'en attendant le retour de son fils qui étoit allé du côté des allobroges, il falloit envoyer sur les bords du Lignon, où étoit sa fille depuis qu'elle étoit revenue des carnutes ; & qu'il avoit un de ses gens qui sçavoit le hameau où on la trouveroit : «Demain, ajouta-t'il, a cette heure même elle sera, si vous l'ordonnez, entre vos mains. O que je t'aurai d'obligation, mon cher ami, s'écria Polemas en l'embrassant !» Peledonte
Dès le soir Polemas qui avoit retenu Alerante, afin, disoit-il, qu'il fût témoin de la prise de Marcilli, donna ses ordres pour faire marcher le lendemain son armée vers cette capitale d'Amasis. Argonide avoit dix-huit mille hommes de pié, & Peledonte huit mille chevaux. L'armée se mit en marche deux heures avant le jour ; & Lystandre fit partir en même temps les machines de guerre nécessaires pour le siege, comme des échelles de cuir que l'on enfloit lorsqu'on vouloit les élever ; des clayes de differentes especes ; toutes sortes de plutées qui sont proprement des mantelets sur des roues ; des taupes, des renards, des renardeaux, machines avec lesquelles on approchoit la muraille à couvert. Or il y en avoit une si grande quantité que les voitures qui les portoient, occupoient presque tout le chemin depuis Surieu jusqu'aux jardins de Montbrison.
Cependant Polemas disposoit les attaques, & donnoit par écrit ses ordres à chacun de ses chefs ; & dès que le jour parut, il monta à cheval avec ses ambactes, & vint gagner la tête de l'armée. Adamas de son côté étant averti des desseins de Polemas,
SUITE DE L'HISTOIRE DE DORINDE
& du prince Sigismond.
«Dès que Leontidas fut entré, & qu'il eut rendu à la nymphe, à Godomar, & à la princesse les honneurs qu'il leur devoit : Madame, dit-il, aussitôt que je fus arrivé à Lyon, je fis sçavoir au prince Sigismond le sujet de mon voyage, & je lui fis demander audience. Ce prince à la vérité est gardé à vue, mais il ne l'est pas tellement qu'on ne puisse lui parler, & qu'il n'aille souvent voir la princesse Clotilde. Il m'envoya un des siens, qui par un escalier dérobé me conduisit dans son cabinet. Il s'y rendit incontinent, & me reçut avec tout l'accueil imaginable. Il me demanda d'abord des nouvelles du prince son frere, puis il me fit cent questions qui toutes avoient rapport à la belle Dorinde. Et se reprenant ensuite : Seigneur chevalier, me dit-il, excusez ma passion, si je suis si curieux, c'est que j'aime
Dorinde rougissant à ce mot, & se mettant la main sur les yeux : Non non, dit Leontidas, ne rougissez point belle Dorinde, il vous aime en effet au delà de toute expression. Le prince s'étant donc excusé ainsi, continua-t'il, il me demanda, madame, comment vous vous portiez, & m'offrit de m'assister en tout ce qui seroit de votre service. Son merite m'y oblige, disoit-il, & surtout l'accueil qu'elle a fait à Dorinde, comme je l'ai sçu par un des gens de Clorante qui l'a raporté au roi ; & c'est sur cela qu'il a dépêché Alerante vers la nymphe pour lui faire l'ambassade du monde la plus extraordinaire.
Je lui presentai ensuite vos lettres, madame, & celles du prince. Je gardai pour la derniere celle de Dorinde. Il la prit aussitôt, & la baisa plusieurs fois. Après qu'il l'eut lue, je lui presentai au nom de Godomar le portrait de Dorinde. Il ne pouvoit se lasser de le regarder. Et sur cela il me commanda de lui dire qui lui avoit donné le sage conseil de se retirer à la cour d'Amasis. Lorsque je lui racontai l'état où elle étoit, quand Periandre & Merindor arriverent pour la sauver des mains de Clorante, dieux, que n'étois-je là, s'écria-t'il, pour chacier
Le lendemain lorsque j'eus demandé audience au roi, il me fit commander sur peine de la vie de sortir de Lyon dans une heure, & fit investir la maison où j'étois, ainsi que le prince Sigismond l'avoit bien prévu. Je répondis que je prenois les dieux tutelaires du pays pour témoins de l'infraction faite au droit des gens ; après quoi je suis revenu avec la plus grande diligence que j'ai pu, afin de me jetter dans cette ville ; le bruit courant par tout que Polemas venoit l'assieger avec plus de trente mille hommes.»
A ces mots, Leontidas se tut, & remit les differentes lettres dont il étoit chargé à la nymphe, au prince Godomar, & à Dorinde. Sur l'avis de Leontidas on dépêcha Fleurial vers Lindamor pour lui faire sçavoir qu'il cût à se défier du roi
Pour Dorinde, elle se retira dans la chambre de Daphnide, charmées des nouvelles qu'elle venoit d'apprendre, & impatiente de lire la lettre de Sigismond. Elle l'avoit déja lue plusieurs fois avec une joye inexprimable, lorsque Galatée vint rendre visite à Daphnide pour lui raconter ce qu'elle avoit appris par Leontidas, & lui apprendre la révolte de Polemas, dont on parloit ouvertement.
Cependant Adamas étoit averti de tous côtés que Polemas s'avançoit avec une armée considerable, & ne pouvant s'imaginer que Polemas songeât à emporter la place, s'il n'y avoit point d'intelligence, jugea pour plus grande sureté qu'il falloit changer tous les quartiers. Car, disoit-il, les traîtres auront bien de la peine à informer Polemas de l'endroit où ils auront été placés ; & peut-être les reconnoitrons-nous aussitôt que lui. Cet avis fut generalement approuvé. On ordonna que les quartiers seroient changés toutes les nuits, & que les portes & les murailles seroient gardées par les troupes étrangeres, & que ceux de la ville demeuretoient dans les places, pour soutenir au besoin. Ces ordres
Déja Peledonte étoit arrivé avec sa cavalerie ; & tandis que l'infanterie arriveroit, il avoit fait mettre pié à terre à quelques archers pour commencer les approches. Mais ceux de la ville sortant par ordre de Damon, & sous la conduite de Lucindor, les repousserent de sorte qu'ils eussent été maltraités s'ils n'avoient été soutenus par leurs gens de cheval. Enfin les trois corps de l'armée des rebelles arriverent.
Marcilly est tellement situé que du côté de Montverdun, & d'Isoure il a la plaine ; & du côté de Cousans, les montagnes. Il est vrai que du côté de la montagne le château lui sert de rempart assuré ; & ce château est bâti sur un rocher escarpé qui le rend inaccessible. Les gens de Polemas s'approcherent des murailles jusqu'à la portée du javelot, & couvrirent les creneaux d'une grêle de traits. Puis ils jetterent dans les fossés ces grandes clayes attachées à des poutres, & qu'ils nommoient tortues ; ensuite passant diverses échelles sur ces clayes, ils en borderent de tous côtés & en même temps les murailles ; & tout cela fut si promptement exécuté, que les
Polemas étoit partout, animant les siens, & regardant si Meronte lui ouvriroit la porte, comme il le lui avoit promis. Les habitans furent d'abord effrayés, mais reprenant courage, ils s'aviserent de prendre de longues faux, & de couper les cordages des sambuques. Mais Polemas voulant montrer à Alerante la valeur de ses troupes, & l'estime qu'il en devoit faire, fit joindre d'autres clayes aux premieres, en sorte qu'on abordoit la muraille comme sur un pont large de cent piés. Et faisant partir en même temps seize cens hommes qui portoient des pavois, il les fit ranger quarante de front, & autant de hauteur, en forme de bataillon quarré. Les premiers avoient leurs pavois devant eux, ceux des côtés en dehors, & les autres sur leurs têtes, & s'entrelassant les bras les uns dans les autres pour se fortifier, ils marchoient en même temps, & sembloient ne faire qu'un seul corps. Un autre corps pareil suivant celui-ci, la ville pensa être forcée ; & sans doute elle l'eût été, si Alcidon n'avoit fait jetter de l'huile bouillante
Cependant, ceux qui avoient été envoyés sur les bords du Lignon pour se saisir d'Alexis furent conduits par leur guide dans un bocage près de la maison d'Astrée, où ils attendirent le jour. Ainsi ces arbres qui n'avoient servi jusques là que de retraite aux amans cachoient des ravisseurs barbares. Ce matin-là même, Celadon s'étoit éveillé de bonne heure ; selon sa coutume il avoit pris les habits d'Astrée, & s'étoit allé promener dans la coudraye voisine. Les archers le virent bien sortir ; mais croyant que c'étoit Astrée, parce qu'il en avoit les habits, ils se cacherent davantage. Ils comptoient qu'Alexis ne tarderoit pas à venir, & ils ne furent pas trompés dans leur esperance. En effet Astrée s'éveillant tout à coup, & ne voyant plus Alexis, se leva incontinent, & prit les habits de druide auxquels elle étoit si accoutumée ; à peine elle fut sortie, qu'elle se vit investie de tous côtés, & qu'elle fut
Quelle fut la désolation de Celadon, lorsqu'il fut arrivé au bruit des bergers qui s'étoient assemblés ! Il s'informa de la route qu'avoient prise les ravisseurs, il les suivit implorant le secours des dieux, des hommes, des animaux, du Lignon même. Vœux inutiles ! Les archers étoient déja près de Surieu. Ils arriverent près de Marcilli, lorsque Polemas écoutoit Ligonias & Peledonte qui lui racontoient la perte qu'il avoit faite ; le nombre des morts montant à plus de deux mille, & celui des blessés à presqu'autant. Ces archers leur presenterent Astrée sous les habits d'Alexis. Peu s'en fallut qu'il ne l'outrageât ; mais la présence d'Alerante le retint. Quand il l'eut regardée quelque temps : «Hé bien, lui dit-il, fille du plus méchant pere qui fut jamais, pour quel sujet penses-tu que je t'aye fait conduire ici ? Difficilement, répondit-elle, pourrois-je le sçavoir. O puissance de la beauté ! Polemas qui étoit enflammé de colere, & qui ne respiroit que le sang de cette fille, sent amollir sa cruauté ; & résistant neanmoins à ce premier coup, il la menaça de l'attacher à diverses piques, & de lui mettre un flambeau à la main pour mettre le feu à la porte de la ville.
Seigneur, dit Astrée, si j'ai failli, que
A ce mot, Polemas ordonna qu'elle fût gardée étroitement, jusqu'à ce que Sylvie fût arrivée, & qu'on les liât ensemble le lendemain, parce qu'elles devoient courir la même fortune. Dans ce moment, on lui amena une bergere qui demandoit à lui parler. Astrée reconnut d'abord que c'étoit Alexis vêtue de ses habits : «O belle bergere, lui dit-elle, quel destin te conduit en ce lieu, où l'on ne cherche que moi comme fille d'Adamas ? C'est ma bonne fortune, répondit Alexis, afin
De quoi disputez-vous, interrompit Polemas ? Alexis doit mourir ; voila tout l'avantage dont elle doit se flater, à moins que son pere ne rentre en lui-même. Je vous jure, seigneur, dit Alexis, par le gui sacré, & par l'œuf salutaire des serpens, que cette bergere n'est point Alexis fille d'Adamas, mais Astrée. Renvoyez-la donc, seigneur, & me retenez pour m'exposer à toutes les morts qu'il vous plaira. Pourriez-vous penser qu'en attendant une mort assurée, je voulusse être parjure ?
Ah, seigneur, interrompit Astrée, sçachez que depuis qu'elle est tombée dans le Lignon, elle a l'esprit aliené. Elle se figure quelquefois qu'elle est druide, comme elle fait maintenant, &
Cette dispute eût duré plus long temps, si Polemas jugeant que ce differend tournoit à sa confusion ne l'eût interrompue. «C'est assés, leur dit-il, je vais vous mettre d'accord ; & s'adressant à Alexis : Estes-vous, lui dit-il, Alexis fille d'Adamas ? Oui, répondit-elle.» Puis se tournant vers Astrée : «Et vous, continua-t'il, êtes-vous aussi fille d'Adamas ? Oui, répondit-elle aussi. Puis donc, reprit Polemas, que vous êtes toutes deux filles d'Adamas, j'ordonne que vous soyez traitées comme telles.» A ces mots ayant commandé qu'elles fussent attachées ensemble, il les mit sous une bonne garde jusqu'au lendemain, & s'écria qu'un si méchant pere ne méritoit pas une si belle fille. Mais dès qu'il l'eut perdue de vue, il oublia ses charmes & sa vertu.
LIVRE DOUZIÈME.
Polemas avoit résolu en effet d'exposer Alexis & Sylvie aux coups des assiegés, pour intimider la nymphe Amasis & le grand druide, & pour montrer combien il ressentoit la mort de Climante, dont Sylvie & Leonide étoient principalement accusées : Lors donc qu'il partit de Surieu, il avoit laissé Sylvie dans le château sous bonne garde. Sylvie naturellement timide, elle eut toute la nuit des frayeurs mortelles. Dès que le somme il s'emparoit de ses sens, elle se voyoit au milieu des piques & des traits qui lui representoient tant de morts affreuses, qu'elle s'éveilloit tout à coup baignée de larmes & couverte de sueur. Ne pouvant donc trouver de repos,
SUITE DE L'HISTOIRE DE LYDIAS.
Lorsque Sylvie appuyée sur la fenêtre jettoit les yeux sur le grand chemin, elle crut appercevoir Ligdamon qui marchoit nonchalamment. Elle eut beau lui faire des signes, lorsqu'elle eut surpris ses regards, il feignit de ne la pas voir. Elle crut d'abord qu'il en usoit ainsi pour n'être pas reconnu ; mais enfin ne remarquant personne en ce lieu, elle ne put comprendre la raison d'une indifference si marquée. Et ce qui la transporta hors d'elle-même, fut qu'une étrangere vint à lui les bras ouverts, & que celui qu'elle prenoit pour Ligdamon lui rendoit pour le dire ainsi toutes ses caresses avec usure. Sylvie ne put y tenir davantage ; elle se retira dans le fonds de la chambre, où elle demeura long temps sans rien dire. Puis, comme si elle fût revenue d'un profond assoupissement, elle s'écria enfin : «Compte qui voudra sur la fidélité des hommes, & sur leurs sermens. Puisque Lygdamon me trompe ainsi, ils sont tous des perfides.
Sylvie exhaloit en ces termes sa douleur. Toute fiere qu'elle étoit, elle n'avoit pu résister à tout l'amour dont elle avoit cru Ligdamon épris. Mais Ligdamon n'étoit point coupable. Celui qu'elle prenoit pour son amant étoit Lydias, qui suivant Melandre, tandis que le faux Lydias en étoit suivi à son tour, étoit venu jusque dans le Forest ; & celle qui le caressoit, étoit Amerine. Amerine pensant que c'étoit le même avec qui elle étoit partie de Rothomage, ressentit une joye extrême en le rencontrant. Peut-être Sylvie eût-elle entendu quelques paroles qui l'auroient desabusée, si elle avoit demeuré à la fenêtre. En effet, après ces premieres
En proferant ces paroles, elle recommençoit ses caresses. Lydias les recevoit comme d'une personne qu'il avoit autrefois beaucoup aimée, & qui depuis les obligations qu'il avoit à Melandre, lui étoit devenue indifferente. Mais lorsqu'il entendit ce qu'elle disoit de Lydias qui vouloit maintenant être Ligdamon, & qui lui avoit promis de l'attendre dans un certain lieu, il fut si étonné qu'il ne sçavoit que lui répondre. «Vous ne dites rien, continua-t'elle ? Je suis, dit-il enfin, dans un étonnement que je ne puis exprimer. Je n'entens rien à ce que vous me dites ; car belle Amerine, ajouta-t'il, que dites-vous de Ligdamon qui ne veut plus être Lydias, & du lieu où j'avois promis de vous attendre ? Comment, reprit-elle, en fixant les yeux sur lui, avez-vous oublié en si peu de temps notre sortie de Rothomage, notre voyage jusqu'à Neomage, le sujet qui vous fit partir sans moi de cette ville, où vous me laissâtes en prison, & le lieu où vous m'aviez promis de m'attendre ?
O dieux, s'écria Lydias ! Eh que me racontez-vous, Amerine ? Il y a plus de trente lunes que je partis de Rothomage, après mon combat avec Aronte ; & je vous proteste que depuis je n'ai quitté la grande Bretagne que pour venir au secours des neustriens contre les francs, & qu'en abordant à Calais, Lypandas allié d'Aronte me fit mettre dans une prison d'où m'a délivré une personne que j'ai suivie jusque dans cette contrée. Comment, reprit Amerine, vous n'avez pas été pris par les neustriens ? vous n'avez pas été condamné aux lions ? vous n'en avez pas tué deux avec tant de courage ? vous n'êtes pas celui que j'ai dérobé à ce peril en vous demandant pour époux ? Ce n'est pas vous qui le jour même de notre mariage voulûtes vous empoisonner ? Enfin ce n'est pas vous que j'ai suivi jusqu'ici, & qui m'avez fait essuyer tant de travaux & tant de perils ?
Soyez assurée, répondit froidement Lydias, que je ne le suis point, & que je sçai aussi peu tout ce que vous me dites, que l'enfant qui vient de naître.» Amerine fit quelques pas en arriere, le considera quelque temps, & se rapprochant ensuite : «N'est-il pas vrai, lui dit-elle, que vous êtes Ligdamon qui ne veut pas être Lydias ? Je ne sçai, répondit-il, qui est ce Ligdamon. Je sçai seulement
Alors gardant le silence, & faisant des réflexions sur l'aveu de Lydias, elle commença à soupçonner que celui qu'elle avoit pris pour Lydias, & qu'elle avoit tant persecuté à cause de sa ressemblance avec celui-ci n'étoit pas véritablement Lydias. Et lui disant plusieurs fois : «Vous êtes bien Lydias neustrien, celui qui a combattu contre Aronte,» & lui, répondant qu'il l'étoit. «O dieux, s'écria-t'elle, est-il possible que deux hommes se ressemblent au point que tout un peuple y soit trompé ! J'ignore, ajouta Lydias, de qui vous parlez, ni pourquoi je vous trouve ici ; mais soyez assurée que je suis Lydias qui ne vous ai vue il y a plus de trente lunes. Et pour vous convaincre que c'est moi qui me suis battu avec Aronte : voyez, dit-il, en ôtant son chapeau, le coup que je reçus à la tête. Vous pouvez bien vous souvenir que m'étant sauvé chés vous, vous même y mîtes votre mouchoir, pour arrêter le sang. O dieux, répondit-elle, si je m'en souviens ? Comment n'ai-je pas observé cette marque ? Mais, ô ciel, soyez beni à jamais pour m'avoir enfin détrompée !»
Alors embrassant de nouveau Lydias
Le comte avoit une femme jeune & belle, & dont il étoit passionnément aimé. Lorsqu'elle fut informée de mon stratagême, elle vint me voir ; elle y arriva à temps pour défendre ma cause ; & m'ayant demandée au comte, elle m'enmena dans sa maison, où elle me donna cet habit que je porte, & me fit mille caresses ; elle me fit demeurer cinq ou six jours, malgré toute ma résistance, tant l'action que j'avois faite lui étoit agréable. Mais lorsque je fus hors de la ville, & que je voulus prendre le chemin du lieu où j'étois attendue, je ne pus m'en rappeller le nom. Seulement je sçavois que c'étoit en Forest. J'y suis venue, & j'en ai parcouru plusieurs villes, ignorant presqu'où j'allois, & qui je devois demander.»
Lydias écouta avec beaucoup d'attention Amerine ; & lorsqu'elle eut fini : «Belle & sage Amerine, lui dit-il, tout ce discours m'apprend combien je vous suis redevable, car je dois prendre pour moi tout ce que vous avez fait en faveur de ce Ligdamon. Mais puisque vous avez daigné me raconter vos aventures,
Il reprit alors tout ce qu'il avoit fait dans la grande Bretagne, les politesses de la famille de Melandre ; la feinte dont il avoit usé à son égard ; la maniere dont il étoit parti sans lui rien dire ; sa prison à Calais ; le combat de Melandre avec Lypandas ; sa détention dans le camp de Clidaman ; la bonté avec laquelle Clidaman l'avoit renvoyée ; son retour dans les prisons de Lypandas ; les caresses que tous les amis de Ligdamon trompés par sa ressemblance lui avoient faites dans le camp des francs ; l'avis que lui donna Clidaman que c'étoit Melandre qui avoit combattu pour lui ; enfin la prise de Calais.
«Mais, continua-t'il, à peine étions-nous entrés dans la place, que je courus au château, impatient de rendre à Melandre la liberté qu'elle avoit perdue pour moi. Je trouvai les portes de la prison rompues ; je cherchai inutilement dans toutes les maisons de la ville. Je sçus enfin qu'elle avoit pris le chemin de Rothomage. Quoique je dusse craindre la famille d'Aronte, je me déterminai
J'ai donc toujours suivi Melandre, &
Tandis qu'Amerine & Lydias parloient de la sorte, Sylvie les observoit de temps en temps, & consideroit toutes leurs actions ; car elle ne pouvoit entendre que quelques paroles. Les caresses dont elle étoit témoin la piquerent si vivement qu'elle
Amerine eut beau crier qu'il n'étoit pas Ligdamon, les archers qui pensoient le bien connoitre, mépriserent ses discours. Quelqu'indignée que fût Sylvie contre Ligdamon, elle ne laissa pas d'être sensible à l'état où elle l'avoit vu.
D'un autre côté les assiegés étoient si ravis de l'avantage qu'ils avoient eu, qu'ils ordonnerent des actions de graces publiques. Cependant le prince, Alcidon, & Damon visitoient la place, & faisoient réparer les bréches. Pour Adamas, après avoir fait ensevelir les morts, & panser les blessés, & mis
Cependant Ligdamon qui n'avoit pas oublié le secours inesperé qu'il avoit reçu de cette personne inconnue, se retira dans sa maison, dès qu'il eut rendu compte au prince de la commission dont il l'avoit chargé, & demanda des nouvelles de celui à qui il avoit tant d'obligation. Il alla le voir, & lui trouva le bras en écharpe. Le jeune homme se leva, & salua Ligdamon comme s'il l'eût connu particuliérement ; mais Ligdamon traitant avec lui comme avec une personne absolument étrangere, & lui demandant seulement en quel état étoit sa santé : «Seigneur, dit le jeune homme, ordonnez que ceux qui vous accompagnent nous laissent seuls, & je vous répondrai.» Ligdamon les pria de se retirer ; & l'étranger poursuivit en ces termes :
SUITE DE L'HISTOIRE DE
Melandre.
«Tu me demandes, ingrat Lydias, comment je me porte ? Se peut-il que tu ayes oublié tout l'accueil que tu as
Je mériterois des châtimens, interrompit Ligdamon, si étant tel que vous me croyez j'avois perdu le souvenir de tant d'obligations que vous me racontez. Mais je proteste devant tous les dieux que je ne connois point ce Lydias. Comment, reprit Melandre en fureur, tu peux nier que tu ne sois celui contre qui je mis l'épée à la main pour venger ses perfidies, & par qui je fus blessée au bras ? Je ne dis pas, répondit froidement Ligdamon, que je ne puisse être celui que vous dites ; car je me souviens qu'étant près de la ville que vous nommez, je fus attaqué par un étranger, sans en sçavoir le sujet, qu'il fut blessé,
Belle & vertueuse Melandre, dit Ligdamon : je ne puis trop admirer votre amitié, & le bonheur de ce Lydias pour qui vous me prenez. Mais je me croirois aussi heureux que lui, si je pouvois répondre aux sentimens des personnes qui me prennent pour lui. Non, belle Melandre, vous n'êtes pas la premiere que ma ressemblance
Alors Melandre commença à soupçonner qu'elle se trompoit ; puis considerant Ligdamon : «S'il est ainsi, dit-elle tout à coup, les dieux veulent assurément que l'on vous prenne pour Lydias ; car il est incroyable que deux hommes se ressemblent si parfaitement. Voyons, continua-t'elle, si dans les choses qui arrivent par accident, il y aura la même ressemblance ; & s'approchant de lui, elle releva ses cheveux ; mais ne trouvant
Ligdamon fut ravi d'être délivré de ce tourment, & d'apprendre par où l'on pouvoit s'assurer qu'il n'étoit point Lydias, afin de pouvoir détromper Amerine lorsqu'il la trouveroit. «O dieux, s'écria-t'il, que n'ai-je sçû cette difference, lorsque j'ai été condamné pour ce Lydias ! Les dieux, répondit froidement Melandre, disposent de tout avec sagesse. Si, parce que vous ressemblez à Lydias, vous avez pensé perdre la vie, moi, je vous l'ai sauvée par cette même raison. Et si je ne vous avois pris pour Lydias, je croirois encore ce même Lydias infidele, lui qui peut-être me cherche avec autant de soin que je vous ai suivi jusqu'ici. Car sçachez, seigneur, que dans les prisons où je m'étois mise pour en tirer Lydias, j'appris qu'il avoit été pris par les neustriens, condamné aux lions, & délivré à condition d'épouser Amerine. Vous jugerez de la douleur que je ressentis, si vous avez jamais aimé. Mes fers ne m'étoient à charge que parce
A peine je fus en liberté, que trouvant des chevaux abandonnés, je sortis de Calais, n'ayant pour toute compagnie qu'un jeune homme qui me conduisoit, parce qu'il étoit du pays, & que nous nous étions liés d'amitié dans la prison. Je pris le chemin de Rothomage. Là on me dit qu'il étoit parti avec Amerine sa femme pour se rendre en Forest pour quelques affaires qui leur étoient survenues. Je me mis à les suivre. Un jour que j'avois fait une grande traite, & que j'étois excedée de fatigue, j'apperçus sur le chemin un ombrage ; je m'y arrêtai ; & lorsque j'eus attaché mon cheval, je vis une fille, qui, selon ce que vous m'avez dit, doit être cette Amerine. Je m'approchai d'elle ; en même temps vous arrivâtes avec des feuillages. Dès que j'eus jetté les yeux sur vous, je vous pris, comme je l'ai fait cette fois, pour ce Lydias que je cherchois. Je fus agitée, je l'avoue, de plusieurs passions differentes. Je pensai me jetter sur Amerine
La nuit, lorsque je vins à penser qu'à cause de moi Lydias recevroit quelque châtiment, je fus au desespoir ; le lendemain on m'amena une femme vêtue de vos habits, je dis que ce n'étoit point
Le lendemain je me proposois de parler à Lydias, & de lui reprocher son ingratitude ; mais il étoit déja parti avec son Amerine. Ce fut alors que je m'abandonnai à la douleur, & que je me repentis d'avoir si mal profité de l'occasion que me presentoit la fortune. Environ huit jours aprés, je me vis en état de monter à cheval, & je m'acheminai vers le Forest où j'avois sçû que vous veniez. Je suis donc arrivée en ce lieu, lorsqu'on vouloit forcer cette ville. Je vous cherchois dans tous les rangs, & me rencontrant par hazard auprès du soldat qui s'est jetté dans le fossé pour vous tuer, j'ai couru à votre secours, vous prenant pour Lydias, pour ce Lydias à qui je devois
Après que Melandre eut fini, Ligdamon lui tendit la main, & lui dit : «Belle & généreuse fille, je vous tens la main, pour vous assurer que cette vie que vous avez essayé de me conserver aujourd'hui, je ne l'épargnerai jamais pour votre service. Si je puis pénetrer l'avenir, cette contrée verra finir tous vos déplaisirs. Les dieux ne vous ont conduite ici, que pour vous faire goûter ensuite un bonheur plus parfait ; cependant disposez de moi. J'accepte vos offres, répondit-elle ; & pour le present je vous demande seulement deux choses ; l'une, de ne découvrir mon sexe à personne ; & l'autre d'agréer que je vive auprés de vous, que je vous aime, & que je vous serve, jusqu'à ce que les dieux me fassent retrouver ce que je cherche ; ce sera pour moi une sorte de consolation que de voir sans cesse les traits de mon cher Lydias.»
Ligdamon qui admiroit sa vertu, lui promit ce qu'elle desiroit, & après l'avoir encore assurée de sa reconnoissance, il se retira pour se rendre au quartier qui lui avoit été assigné. Et, lorsqu'il revenoit dans sa maison, il entendit quelqu'un qui se plaignoit. Ligdamon naturellement compatissant ordonna à un de ses gens de
Chevalier, répondit l'étranger, l'humanité que tu me fais paroître est une preuve de ton merite, car un cœur lâche est insensible à la pitié ; & cette idée me fait repentir d'avoir voulu t'ôter la vie dans cette derniere action, quoique l'on puisse t'imputer tous mes malheurs.
A ces mots, quelques-uns de ceux qui s'étoient trouvés dans cette occasion auprès de Ligdamon, assurerent que cet homme s'étoit sauvé. «O puissant Thautates, s'écria l'étranger, en levant les yeux, car les liens qui attachoient ses mains l'empêchoient de les lever aussi, ô puissant dieu, est-il possible que vous m'ayiez accordé cette faveur, & qu'à cause de mon desespoir cette personne se soit sauvée !» Alors tous s'étant écrié qu'ils l'avoient vue jusque hors du fossé, on s'apperçut
Puis s'adressant à Ligdamon : «Seigneur, lui dit-il, en donnant la vie à une personne, vous l'avez donnée à deux. Si celle qui excitoit mes regrets l'avoit perdue, ni fers, ni liens ne m'eussent empêché de la suivre. Sçachez que sous les habits d'un homme c'est la plus généreuse fille qui ait jamais été. Permettez-moi de vous raconter en peu de mots toutes mes peines, & vous jugerez si elle merite mon amour & mon admiration.» Ligdamon l'entendant parler d'un ton plus rassis, crut que ces nouvelles lui avoient rendu la tranquillité. Il ordonna qu'on le détachât, & le pria de venir dans sa maison où il seroit plus commodément. «La grace que vous m'accordez volontairement, répondit l'étranger, m'oblige à vous engager ma parole, comme je fais, de ne vous abandonner jamais sans votre permission, & de ne porter jamais les armes contre vous. Car je ne suis point à la solde de vos ennemis, & je jurerois bien de n'aller dans leur camp que pour votre querelle, si celle pour qui je suis votre prisonnier n'y étoit. Mais je ne puis disposer de moi que je ne l'aye trouvée.»
Il fut détaché incontinent ; il suivit Ligdamon qui lui fit donner d'autres habits, les siens ayant été déchirés dans l'action, & dans les mouvemens qu'il avoit faits pour se bruler. Et lorsqu'ils se furent assis, l'étranger par ordre de Ligdamon, commença en ces termes :
SUITE DE L'HISTOIRE DE
Lypandas.
«Mon exemple doit apprendre à respecter l'amour. Car, seigneur, j'étois à peine sorti de l'enfance que je le méprisai, lui & tous ceux qui le servoient. Si j'entendois raconter quelqu'effet extraordinaire de l'amour, je disois qu'appeller cela amour, c'étoit changer les noms, & qu'il falloit appeller folie ce qui produisoit ces effets extraordinaires. Si quelqu'un me disoit qu'il ne pouvoit résister aux charmes d'une belle, & s'il vouloit me prouver qu'il étoit forcé à l'aimer, je me figurois que c'étoit un de ces hommes, qui pour montrer de l'esprit soutiennent des paradoxes. Je dirai plus : jusqu'au commencement de mon automne, je n'ai pu remarquer dans ces femmes dont on vantoit la beauté, rien qui me fît penser qu'elles fussent plus aimables que les autres. Aussi je ne trouvois d'autre plaisir
Ceux qui me connoissent m'appellent Lypandas. Je suis né dans la capitale des Neustriens. Mes ancêtres y ont tenu les premiers rangs. Et les guerres que la Neustrie a soutenues contre les romains, ensuite contre les Francs, m'ont assés fourni d'occasions de montrer aux miens ce que je valois. C'est pour cela qu'ils me donnerent le gouvernement de Calais, l'une des plus importantes places qu'ils eussent. Je conservai celle-ci plusieurs années. Enfin il y a quelques mois qu'un certain Lydias qui venoit de la grande Bretagne où il s'étoit refugié, prit terre dans cette ville.»
A ces mots, Ligdamon lui prenant la main : «Arrêtez, lui dit-il ; êtes-vous ce Lypandas qui mit Lydias en prison, pour avoir tué Aronte ? Oui, repartit l'étranger ; & comment, ajouta-t'il, pouvez-vous avoir entendu parler de moi dans un lieu si éloigné de la Neustrie ?
Alors le regardant de plus près : «Mais ô dieux, s'écria-t'il, c'est à Lydias même que je parle ; à Lydias, repartit Ligdamon ? Vous vous trompez. Il est vrai que ma ressemblance avec ce Lydias m'a pensé couter cher. Vous niez que vous soyiez Lydias, dit l'étranger, il me suffit ; je vous en croi plus que mes propres yeux. Or, peut-être aurez-vous encore appris que Melandre suivit cet ingrat Lydias qui étoit allé à Rothomage pour épouser Amerine, la même pour qui il avoit tué Aronte mon allié. Pour moi, je demeurai prisonnier entre les mains d'un chevalier gaulois, nommé Lindamor. Il avoit appris, comme je le sçus ensuite, que cette fille généreuse étoit dans les prisons du château, il y courut pour la délivrer, & ne la trouvant point, il me demandoit
Entendez, seigneur, la vengeance de l'Amour. Dès que je sçus que ce chevalier étoit une fille déguisée, je ne pus m'empêcher de l'admirer ; & cette admiration me rappellant sa générosité, le péril où elle s'étoit exposée, le courage qu'elle avoit montré, je commençai à l'estimer ; & de l'estime, je passai à l'amour, mais à l'amour le plus vif.
Cependant Lindamor fut informé que Melandre étoit allée à Rothomage pour suivre Lydias. Si j'eusse été libre, j'aurois couru après Melandre, comme elle couroit après Lydias ; mais j'avois donné
Tout cela fut raconté à Lindamor, & Lindamor en informa Clidaman. Ils vinrent tous deux me voir par curiosité. L'état où ils me virent leur fit croire que j'avois perdu le jugement. Je m'étois attaché ces chaînes aux piés, d'une main je m'étois lié l'autre, & j'avois mis le reste autour de mon col. Je me traînois ainsi dans la chambre, baisant sans cesse les fers où je pouvois atteindre avec la
Alors, Clidaman s'approchant de moi : «Chevalier, me dit-il, que voulez-vous faire de ces chaînes ? & pourquoi vous en êtes-vous lié de la sorte ? Je lui fis des réponses si extravagantes, qu'il me laissa en levant les épaules. Mais Lindamor touché de mon état, n'oublia rien pour me détourner de ces idées. Sa douceur me gagna, & je fis tout ce qu'il voulut. Il me tint des discours si consolans, il me fit tant d'offres de services que je ne puis me dispenser d'être à lui tant que je vivrai. Je ne lui répondis d'abord que par des soupirs ; mais enfin je lui expliquai combien j'étois sensible à toutes ses bontés, & je lui fis entendre que ce qui causoit mon mal, étoit qu'ayant sçu que Melandre couroit après Lydias, je ne pouvois la suivre. Lindamor qui sans doute connoit l'Amour, s'en alla aussi-tôt pour solliciter ma liberté. Il l'obtint à l'istant de Childeric qui venoit d'arriver au lieu où nous étions. Il vint ensuite me trouver avec un visage riant, & me dit : Cessez de vous affliger ; le prince Clidaman à ma priere vient d'obtenir votre liberté ; & moi, je viens vous apporter ces nouvelles,
J'admirai cette générosité, & malgré lui, je baisai la main qu'il me tendoit. Ensuite, après que j'eus fait les mêmes protestations à Childeric & à Clidaman, je partis avec leur congé pour chercher Melandre. Je pris d'abord le chemin de Rothomage ; mais à cause de la prise de Calais, je ne voulus point entrer dans la ville. J'allai dans la maison d'un de mes parens, laquelle en étoit près. Là j'appris que l'on étoit content de ma conduite, parce que l'on avoit sçû que j'avois été trahi. Mais comme j'étois occupé d'affaires bien differentes, je fis tomber la conversation sur Lydias. On me répondit qu'il avoit voulu s'empoisonner, pour ne point épouser Amerine,
Je me dérobai le lendemain, résolu de suivre la même route ; & j'arrivai hier dans cette armée, où la curiosité m'arrêta. Lorsque vous fites la derniere sortie, j'étois sur le bord du fossé, admirant la valeur des vôtres. Je n'avois pas même dessein de mettre l'épée à la main, lorsque jettant par hazard les yeux sur vous, je crus voir que vous teniez à la gorge la généreuse Melandre, pour lui enfoncer le poignard dans le sein. O dieux ! quelle surprise fut la mienne ! je me jette dans le fossé, sans autre dessein que d'y mourir en vous ôtant la vie ; & j'ignore ce qui fût arrivé, si la voix de quelqu'un qui couroit après moi ne vous eût averti de mon intention. Je loue maintenant les dieux que mon dessein n'ait point été executé.»
Lypandas finit de la sorte, & Ligdamon répondit en ces termes : «Seigneur chevalier, il faut avouer que l'Amour se plait à produire des effets bien merveilleux. Et pour vous en convaincre,
Alors le prenant par la main, il le conduisit dans la chambre de Melandre, & d'abord il dit : «Gentil chevalier, je vous amene un de nos prisonniers qui ne veut point dire son nom ; voyez si vous ne le connoitrez point.» Melandre qui étoit bien éloignée de penser à Lypandas, ne le connut pas ; mais lui, dès qu'il l'eut apperçue : «O dieux, s'écria-t'il !» & se jettant à ses genoux, il voulut en dire davantage, mais il ne prononça que des mots mal articulés. Enfin comme Melandre le relevoit : «Est-il possible, ajouta-t'il, que votre belle main daigne toucher une personne qui le merite si peu ? Non ; je
Melandre qui ne le reconnoissoit point encore, ne sçavoit que lui répondre ; seulement elle continua à vouloir le relever. Ligdamon apperçut son embarras, & lui dit : «Hé quoi, la soumission de Lypandas ne pourra-t'elle point lui obtenir la grace qu'il demande ? Lypandas, répondit-elle, est-ce bien Lypandas que je voi ? Oui, madame, reprit le chevalier, je suis ce Lypandas qui vous a si indignement traitée, ne vous connoissant point, & qui vient vous demander pardon de cette innocente erreur. Melandre fut quelque temps sans lui répondre ; puis lui tendant la main : Oui, dit-elle, Lypandas, je te pardonne, & d'autant plus volontiers que tu m'as procuré le moyen de faire connoître à Lydias combien je l'aimois. A ces mots le relevant avec des caresses qu'il n'eût jamais attendues, elle lui demanda quelle fortune l'avoit conduit en ce lieu ;» mais quand elle sçut que c'étoit pour l'amour d'elle qu'il avoit été pris, & que c'étoit lui qui avoit voulu tuer Ligdamon, elle ne pouvoit assés admirer ce qu'elle voyoit. «Enfin, Lypandas, lui dit-elle,
J'ignore, dit Melandre, les bienfaits qu'il en a reçus, mais s'il veut mobliger, il les aimera & les servira, & même ceux qui les aiment, ou qui leur appartiennent. Je leur ai plus d'obligation qu'à ceux qui m'ont donné la vie. J'étois leur prisonniere, & ils me donnerent la liberté, en sorte que je pus être à temps pour sauver la vie à Lydias. Belle & généreuse Melandre, dit Lypandas, je proteste & je jure qu'à jamais je serai serviteur de Ligdamon, & de tous ceux qui aiment Clidaman & Lindamor.»
A ces mots, Ligdamon lui dit : «Je reçois cette assurance de votre amitié, & je vous avertis que votre serment vous oblige à servir Amasis comme mere de Clidaman, & Galatée comme sa sœur. Je jure par Thautates, ajouta Lypandas, que je donnerois ma vie pour elles, & j'en jure par Thautates, afin qu'il me punisse, si je viole mon serment.» Alors
Meronte, cependant désesperé de n'avoir pû tenir ouverte une des portes de la ville, fit sortir son fils avec Ligdamon. Ce fils bien instruit par son pere, profitant du moment où l'on étoit attentif à d'autres choses, vit Polemas, & s'excusa sur le druide, qui la veille avoit changé les quartiers ; il ajouta que Meronte ne pouvoit rien lui promettre, si l'on continuoit à les changer ; mais que s'il pensoit à assieger la ville, il avoit un avis à lui donner. La maison de Meronte touchoit aux murailles de la ville. Cette maison avoit une cave fort profonde, ensorte que le fonds du fossé étoit bien plus haut. Il proposoit de faire un conduit, qui commençant à cette cave, iroit aboutir à l'endroit que voudroit Polemas. Polemas approuva beaucoup cet avis ; il promit de son côté d'ouvrir la mine sous une tente qu'il feroit placer le plus près qu'il se pourroit ; «& les travailleurs, disoit-il, iront rencontrer la vôtre. Pour nous guider, vous mettrez une lumiere sur la tour de votre maison ; moi, j'en ferai mettre une sur le haut du pavillon, où l'on commencera
Seigneur, reprit le jeune homme, j'ai encore deux avis à vous donner, l'un qui importe à votre vie, & l'autre au bien de vos affaires. Et d'abord, Ligdamon a juré de vous tuer, si vous ne rendiez bientôt Sylvie, dont vous sçavez qu'il est éperdument amoureux. Cet avis n'est pas à négliger. L'autre est que plusieurs qui ne s'étoient point déclarés, se rangent au parti de vos ennemis, sous prétexte que la guerre que vous soutenez contre votre souveraine est injuste. Meronte croit que pour en retenir un grand nombre qui balancent encore, il seroit nécessaire de chercher quelque prétexte specieux, & que peut-être on réussiroit, en disant qu'Adamas veut usurper l'autorité suprême, & qu'il tient les deux nymphes captives : que dans cette vue, il a attiré le prince Godomar, à qui il a promis de grandes récompenses, s'il vient à bout de ses desseins ; qu'il a pratiqué des intelligences secretes avec les princes voisins : témoin cette reine inconnue qui a paru à Marcilli, & qui lui a laissé des gens de guerre ; qu'on peut enfin lui imputer beaucoup de choses semblables, qui quoique fausses, feront sur
Polemas remercia fort Meronte du soin qu'il prenoit de sa personne, & des avis utiles qu'il lui donnoit. «Et surtout, interrompit le jeune homme, il vous supplie, seigneur, de montrer que vous êtes sensible à la mort de Climante, pour faire connoître que vous aimez ceux qui vous servent : Qu'il est honteux que ce cadavre soit toujours attaché à la porte de la ville ; qu'il l'en auroit ôté, s'il n'avoit craint de se découvrir, & de se perdre ainsi sans vous rendre quelque meilleur service. Sur cet article, répondit Polemas, vous direz à Meronte qu'il verra demain le commencement de ma vengeance. Je tiens entre mes mains Alexis fille du traître Adamas, aussi-bien que Sylvie. Pour ce qui est de Ligdamon, on m'a déja donné le même avis. J'espere d'y mettre tel ordre, que je me garantirai de ses attentats.»
A ces mots, il congedia le jeune homme, après lui avoir fait, selon sa coutume, des presens considerables. Celui-ci se coula dans le fossé à la faveur de la nuit ; & peu à peu s'approchant de l'endroit où Ligdamon avoit fait le plus grand carnage, il commença à se plaindre d'une voix foible. La sentinelle l'entendit, & lui demandant
Meronte inventeur de cette ruse, fit de grandes exclamations de joye, en présence de ceux qui avoient accompagné son fils, & leur fit des presens, en reconnoisance, disoit-il, d'un si bon office. Il feignit aussi d'envoyer chercher des myres ; mais il se renferma incontinent dans sa chambre, & sçut de son fils tout le détail de son voyage.
Cependant Polemas communiqua sur le soir à Peledonte & ses autres confidens les avis qu'il avoit reçus de Meronte, & les raisons qui l'avoient empêché de livrer une porte. Ensuite il les pria de faire entendre partout qu'ils n'avoient pris les armes que pour remettre les nymphes en liberté, & les tirer des mains d'Adamas qui s'étoit emparé de leurs personnes, & vouloit les livrer avec leurs états à cette reine inconnue. Sur cela, Listandre fut d'avis qu'il
Et dans le même temps que Polemas leur faisoit part de la résolution de Ligdamon, on vint lui dire qu'on l'amenoit prisonnier. «O dieux, s'écria-t'il ! daignez toujours m'être ainsi favorable !» Il ordonna que l'on fît entrer ceux qui l'amenoient. Ils lui presenterent Lydias, & tous le prirent pour Ligdamon. «Hé bien, Ligdamon, lui dit Polemas, est-ce ainsi qu'un chevalier doit venger ses querelles ? Je n'ai point de querelles à venger, répondit Lydias, surtout dans cette contrée où je n'étois jamais venu. Je ne suis plus étonné, reprit Polemas, qu'il soit si lâche, puisque le mensonge lui est si familier.» Puis s'adressant à quelques-uns de ses gens : «Qu'on l'ôte de ma presence, & qu'on le garde étroitement. Je veux que demain il accompagne sa chere Sylvie, où j'ai résolu de l'envoyer.»
Quelques temps après, Sylvie arriva. Il refusa de la voir, & commanda qu'elle fût aussi étroitement gardée jusqu'au lendemain. Et pour les effrayer davantage, il leur fit dire dès le soir de se préparer à la mort. Le bruit qui s'en répandit dans l'armée excita plusieurs murmures. Pour les appaiser
Les espions d'Adamas lui rapporterent ces bruits dès la nuit même. Il en fut pénétré de douleur. Quoiqu'Alexis ne fût pas sa fille, il se souvenoit toujours de l'oracle qui avoit attaché le repos de sa vieillesse au bonheur de Celadon & d'Astrée. Leonide fut encore plus vivement affligée. Sçachant qu'Alexis étoit ce même Celadon qu'elle aimoit toujours, elle mouroit de déplaisir, en pensant qu'il seroit exposé avec Sylvie aux coups des assiegés. Elle va trouver Galatée, & versant un torrent de larmes, elle lui raconte qu'Alexis & Astrée sont prisonnieres ; & que Polemas a résolu de les faire périr cruellement avec Sylvie.
Cette nouvelle excita de grands troubles dans tous les esprits ; mais surtout dans l'esprit de Ligdamon. Si Adamas étoit touché, c'étoit parce qu'il perdoit un bien futur que l'oracle lui avoit promis ; si Leonide ressentoit la perte de Celadon, c'est
D'un autre côté, Alexis & Astrée n'avoient pas de moindres allarmes. Ce berger ayant entendu le cruel arrêt de Polemas, ne pouvoit se consoler. Dès qu'on l'eut mis dans la prison avec elle : «O Astrée, lui disoit-il, étant à ses genoux, ayez pitié de vous-même. C'est moi que l'on demande, ne soyez point coupable de votre mort. Vous sçavez que je vous adore : puisque vous le sçavez, quel outrage vous ai-je fait, pour me rendre ainsi l'auteur de vos maux ? Ne soyez point plus coupable de votre mort que ceux qui vous feront mourir ; & n'est-il pas vrai qu'en les trompant, vous êtes plus criminelle qu'eux ? Ces raisons, interrompit Astrée, pourroient être reçues, si vous ne deviez pas mourir ; mais puis-je vivre sans Alexis, & les dieux
Celadon l'écouta, sans l'interrompre, par le plaisir qu'il avoit d'entendre ces assurances de sa tendresse. «Enfin il lui dit : Quiconque sçait aimer, comme je sçai que vous aimez Alexis, doit toujours avoir plus d'égard à la satisfaction de l'objet qu'il aime, qu'à la sienne propre ; mais comptez-vous pour rien le regret que j'aurai de vous voir mourir ? Ah, ma maîtresse, s'écria Astrée, quel seroit mon désespoir, si j'étois obligée à vous survivre ? Non, non, ne résistons point à la volonté des dieux. Ils veulent que nous mourions ensemble, puisqu'Alexis ne peut vivre sans Astrée, & qu'Astrée ne peut vivre sans Alexis.» Enfin Alexis ne pouvant vaincre la résolution de sa bergere, fut plusieurs fois tenté de se déclarer ; mais après bien des réfléxions, il crut devoir attendre que percé de fléches, il tombât à ses piés.
Cependant le jour parut, & l'armée des
«O profanes, dit Alexis, à ceux qui les attachoient, comment osez-vous mettre les mains sur ce qu'il y eut jamais de plus parfait dans la nature ?» Et remarquant Polemas qui étoit venu pour voir de quelle maniere on les attachoit : «Cruel, ajouta-t'elle, as-tu bien le courage de faire mourir la plus belle fille qui fut jamais, & la plus innocente ? Si Adamas t'a déplu, décharge ta colere sur moi, qui suis sa fille. Mais quel outrage t'a fait Astrée, ou Alcé son pere ?» Mais voyant que ses paroles étoient superflues, & qu'un archer prenoit les bras d'Astrée pour les lier, il se laissa tellement emporter à sa fureur, qu'il renversa cet archer par terre, car il
L'étranger se laissa fléchir ; il ordonna qu'on leur liât les bras ensemble, & mettant Astrée entre lui & Sylvie, il fit attacher l'autre bras à celui de la nymphe,
Lorsque ceux qui bordoient les ramparts de la ville apperçurent ces quatre personnes ainsi liées ensemble, il fureur si étonnés de ce nouveau spectacle, que d'eux-mêmes ils cesserent de tirer. Ligdamon qui avec Lypandas & Melandre étoit sur les creneaux de la porte, reconnut Sylvie. Il s'écria incontinent qu'on lui permît d'aller la défendre, & la délivrer des mains de ces barbares. Et le prince Godomar en faisant quelque difficulté, il supplioit Alcidon par Daphnide, & Damon par Meronte d'interceder pour lui. Puis il embrassoit les genoux du prince, le conjurant par tout ce qu'il avoit de plus cher, de lui accorder la grace qu'il demandoit. Mais
Cependant, lorsqu'ils furent plus près, Melandre crut voir Lydias attaché avec Sylvie ; & le montrant à Ligdamon : «O dieux, s'écria-t'elle, voici mon frere Lydias. C'est lui sans doute, dit Lypandas ; il va payer cherement sa ressemblance avec Ligdamon. Ah Ligdamon, reprit Melandre, laisserez-vous mourir Sylvie ? Et moi, verrai-je perir Lydias, sans que nous mourions avec eux ?»
Alors Ligdamon voyant que le prince étoit inflexible, se rend au quartier où il commandoit ; & comme Sylvie & les autres approchoient toujours du fossé, il embrasse Lypandas, lui recommande Melandre, & mettant les piés sur les creneaux, il saute dans le fossé à la vue des rebelles, & de tous ceux qui étoient sur les murailles. Melandre voulut le suivre ; elle fut retenue par Lypandas qui la remit entre les mains d'un centenier. Et Lypandas lui baisant les mains : Melandre, s'écria-t'il, pour l'amour de vous, je vais donner ma vie, & sauver, s'il est possible, Lydias. Il se jette ensuite, & tombe auprès de Ligdamon. Le terrain étoit mou, & c'est ce qui le préserva des blessures, qui autrement eussent été inévitables.
A la vue de ces deux personnes qui s'étoient jettées par les creneaux, les archers s'arrêterent, pensant que ce pouvoit être quelqu'un des leurs qui venoit leur donner des avis importans. En même temps le chef qui conduisoit les prisonniers, dit à Polemas que peut-être les piques se seroient détachées dans une si longue marche, & qu'il étoit à propos de bien examiner tout, maintenant que l'on étoit près du fossé. Polemas approuva cet avis.
L'étranger prit donc son frere avec lui. Ils avoient tous deux un grand bouclier, une épée nue à la main, & un poignard à leur ceinture, outre leurs autres armes. Et feignant de visiter les prisonniers, ils coupent toutes les cordes dont ils étoient liés ; & le chef s'adressant à Astrée : «Sçachez, lui dit-il, que je suis Semire, à qui les dieux ont conservé la vie, malgré l'offense cruelle qu'il vous a faite. Jettez-vous avec cette nymphe dans le fossé ; les dieux vous assisteront. Et vous, Celadon, ajouta-t'il, en lui donnant son épée & son bouclier, montrez aujourd'hui que vous êtes fils du vaillant Alcippe.» Et faisant signe à son frere, qui avoit déja donné à Lydias son bouclier & son épée, les quatre prisonniers s'éloignerent à la fois de la pointe des piques. Incontinent Celadon se joignant à Semire, son frere, & Lydias, ils
Qui eut remarqué les coups que portoit Celadon, auroit jugé qu'il ne démentoit point le courage d'Alcippe & de ses ancêtres. Il n'avoit pour toutes armes que celles que Semire lui avoit données. Mais il se jettoit avec tant de hardiesse dans le fer des ennemis, qu'il y en avoit peu qui osassent l'attendre. Cependant il tournoit sans cesse la tête pour voir ce que devenoit Astrée ; & lorsqu'il la vit élever avec Sylvie dans les corbeilles que l'on avoit descendues, il commença de respirer. Déja Semire avoit reçu un coup de fleche dans la jambe, & son frere à l'épaule. Lydias avoit été renversé d'un coup de pique, & sans Celadon il alloit succomber, lorsque Ligdamon & Lypandas arriverent. Ils firent une défense incroyable ; cependant ils perissoient, déja couverts de blessures, si Damon n'étoit venu par une fausse porte
Cependant Leonide étoit accourue au lieu où étoient Astrée & Sylvie ; elle rencontra en chemin Adamas, qui au milieu des affaires dont il étoit chargé, ne laissoit pas de craindre que Celadon ne fût reconnu. Il pensoit avec raison qu'il pourroit devenir suspect à Galatée. Il dit donc à Leonide qu'il falloit promptement conduire Celadon chés lui, & qu'ils verroient ensuite ce qu'ils auroient à faire. Dès que
Cependant Adamas étant averti que tous ceux qui étoient sortis de la ville, venoient de rentrer, il courut à la porte pour recevoir Celadon. Il y arriva à propos ; car à peine le berger fut entré dans la ville, qu'il tomba évanoui sur Semire. Il ordonna à l'instant que l'on emportât Celadon chés lui ; & comme il ne donnoit point d'ordres pour Semire : C'est moi, lui dit-il, qui ai sauvé Astrée & Celadon ; faites-moi la grace de me faire emporter aussi, afin que je meure auprès d'eux. Adamas lui accorda ce qu'il demandoit.
Il y eut en même temps une grande allarme. Polemas faisoit donner un assaut général ; le combat fut si opiniâtre de part
D'un autre côté, Celadon revenu de son évanouissement, & Semire demandoient qu'on les portât où étoit Astrée. Mais les myres jugerent qu'il falloit les séparer, & parce qu'ils demandoient sans cesse où étoit Astrée, on leur dit que les nymphes avoient voulu la voir, & qu'elle arriveroit bientôt. Hélas, repondit Semire, je crains qu'elle n'arrive trop tard ; si vous êtes sensible à la pitié, disoit-il, en s'adressant à ceux qui étoient autour de lui, faites-là se hâter. Son frere qui sçavoit par quelle raison on ne vouloit pas qu'il la vît, dit au myre qui
Semire profera ces mots entrecoupés de soupirs. Astrée ne put retenir ses larmes, & montra bien qu'il n'y a point de si grande offense, que ne puisse pardonner un courage généreux ; & cependant ne sçachant presque que répondre, elle essuyoit ses yeux, lorsque Semire se sentant à l'extrêmité : «Belle Astrée, reprit-il, ces larmes que je vous voi répandre, témoignent bien que vous êtes sensible à mon état, mais elles ne prouvent pas que vous m'ayiez pardonné le crime qu'Amour m'a fait commettre.» Alors Astrée lui dit : «Semire sois tranquille : si autrefois
Son ame s'envola avec ces dernieres paroles : Heureux dans son malheur d'avoir donné sa vie pour celle qu'il aimoit, & d'avoir vû les beaux yeux d'Astrée jetter des larmes à son trépas, sinon d'amour, au moins de compassion !
FIN.
L'ASTRÉE
DE
M. D'URFÉ.
PASTORALE ALLEGORIQUE.
DERNIERE PARTIE.
LIVRE PREMIER.
Quelques bergers furent témoins de l'enlevement d'Astrée, & les cris qu'ils poussérent alors furent entendus de Diane & de Phylis. Les bergeres s'étant habillées à la hâte coururent aussi-tôt pour apprendre le sujet de ce tumulte ; dès qu'elles parurent, un des bergers s'avançant : «Ah dieux, s'écria-t-il ! Astrée votre compagne vient de nous être en levée par une troupe de voleurs...
Le visage du berger, les yeux de ceux qui étoient presens, tout leur garentissoit la verité de ce funeste accident. Leur consternation fut telle, qu'elles demeurerent long temps comme immobiles, & sans pouvoir proferer un seul mot. Mais quand elles eurent la liberté de pleurer & de se plaindre ; alors elles verserent tant de larmes, elles firent entendre des plaintes si touchantes, que le plus barbare des hommes en eût été émû. Cependant Silvandre arriva. Il ignoroit le sujet de leur affliction ; & s'adressant à Diane : «Puis-je sçavoir, dit-il, de quoi ma belle maitresse est affligée. Helas ! répondit Diane, en tournant vers lui ses beaux yeux tout baignés de larmes, vous le sçaurez sans doute, & si vous ne partagez notre douleur, vous serez bien insensible. Berger, ajouta-t-elle, nous pleurons, Phylis & moi, la perte d'Astrée que des voleurs viennent d'enlever. Astrée, s'écria Silvandre, a été enlevée par des voleurs ! Oui, répliqua Diane ; & comme ce malheur est sans remede, nos regrets ne finiront jamais.»
Ces paroles furent entrecoupées de sanglots ; & Diane continuant à verser des larmes, Silvandre en fut si touché, qu'à
Diane & Phylis craignant aussi pour la fille d'Adamas, redoublerent leurs regrets ; & Silvandre élevant sa voix : «Hé bien, dit-il aux bergers, si l'on nous reproche cet affront, il ne faut pas du moins qu'on nous accuse de l'avoir souffert sans ressentiment. Pour moi, je suis déterminé à périr, ou à en tirer raison.»
A peine il eut achevé, que tous les bergers s'écrierent qu'ils exposeroient volontiers leur vie pour châtier ces ravisseurs ; & l'un d'eux s'avançant, pria Silvandre de les conduire lui-même. Il s'en défendit d'abord, mais ne pouvant resister à leurs sollicitations,
Phylis étonnée de ce langage, & ne pouvant assés admirer un si grand changement dans les bergers, attendoit le jugement de sa compagne ; mais ayant remarqué qu'elle pâlissoit, elle comprit que le discours de Silvandre lui donnoit de l'inquietude. Et pour ne la point contraindre, elle s'éloigna de quelques pas. Alors Diane jugeant qu'elle ne pouvoit être entendue : «Mais quel est votre dessein, Silvandre, lui dit-elle ? Ne vous souvenez-vous plus interrompit le berger, que je suis à vous, & que vous devez me nommer votre serviteur ? Eh bien, mon serviteur, reprit Diane, dites-moi quel est votre dessein ? considerez le péril où vous allez vous exposer ; vous ignorez quels ennemis vous avez à combattre ; vous n'en sçavez point le nombre. Vous qui condamneriez en tout autre la temerité, voulez-vous vous en rendre coupable ? Ma belle maitresse, répondit Silvandre, quand ma perte seroit infaillible,
Berger, répliqua Diane, vous me forcez insensiblement à vous faire un aveu bien étrange. J'avoue que j'aime Astrée, & que si je perds l'esperance de la revoir, ce sera pour moi un déplaisir extrême ; mais souvenez-vous, Silvandre, que je ne vous hais pas.» A ces mots, Diane rougit, & Silvandre enchanté de cette déclaration, alloit se jetter à ses piés ; mais retenu par la presence des bergers, il lui dit seulement : «Ma belle maitresse, il n'y eut jamais de bonheur comparable au mien, je l'aurois juré à vos genoux, si nous avions été sans témoins ; soyez persuadée aussi que mon respect & ma discretion vous obligeront à ne jamais retracter cette parole qui me ravit. Eh bien, reprit Diane, ne hâtez donc point votre départ : consultez auparavant ceux qui sont plus interessés dans cette querelle ; que Phocion entreprenne une guerre pour Astrée, je le pardonne à son juste ressentiment ; mais Silvandre qui ne lui est point allié, doit-il être le premier à prendre sa défense ?»
Le berger comprit que Diane avoit raison, & qu'il n'étoit pas naturel de suivre
En discourant ainsi, ils arriverent chés Phocion. Il se promenoit près de sa maison dans une allée de meuriers. Il avoit l'air inquiet. Il fut bien étonné, lorsqu'il vit une si nombreuse compagnie ; cependant il lui
Il avoit déja prié Thamyre de l'assister dans cet office. Il lui raconta en peu de mots le malheur qui étoit arrivé à la bergere. Phocion qui l'aimoit comme sa fille reçut cette nouvelle comme l'arrêt de sa propre mort ; mais Thamyre & Silvandre lui dirent tant de choses pour le consoler, qu'enfin il se remit un peu. Comme il avoit beaucoup de sens & d'experience, il reconnut bientôt qu'il valoit mieux employer le temps à la secourir qu'à la plaindre. Ils songerent donc aux moyens dont ils pourroient se servir ; en même temps ils apperçurent un berger qui venoit à grands pas ; Licydas l'amenoit ; il le presenta à Phocion & lui dit que ce berger avoit quelque chose à lui dire,
Phocion s'approcha incontinent, & lui demanda quel sujet avoit précipité ses pas. Le berger lui répondit en ces termes : «Mon pere, (car sa vieillesse lui faisoit communément donner ce titre) je viens de la maison du grand Adamas ; mais ne l'ayant point trouvé, j'ai crû que vous étiez le premier à qui je devois raconter ce que j'ai vû ; aussi bien n'y a-t-il personne qui puisse
Phocion ayant appris depuis quelques jours que Polemas levoit secretement des gens de guerre, soupçonna d'abord qu'il auroit fait quelque tentative sur Marcilli ; mais ne voulant point s'expliquer avec ce berger, il le congedia, après l'avoir remercié de son attention, & lui promit de ne rien oublier pour prévenir les desordres dont ils sembloient menacés. Phocion vint ensuite retrouver Thamyre & Silvandre, & s'étant mis au milieu d'eux, il leur parla de la sorte : «Je ne demande plus quels sont les ravisseurs d'Astrée, ni en quel lieu on la retient. Ce berger vient de m'apprendre que Marcilli est assiegé. Polemas seul a pû se révolter ainsi contre sa souveraine, & c'est lui seul qui a fait enlever Astrée. Le même accident
Thamyre lui répondit qu'il avoit déja entendu parler à Marcilli des mouvemens de Polemas ; que son avis étoit de remettre tout entre les mains de Hesus, le dieu fort ; & de chercher une retraite dans quelque cháteau voisin. Alors Silvandre prenant la parole : «Si nous devons nous retirer en quelque lieu, ce doit être à Marcilli. Là nous servirons Amasis, & nous tâcherons de la secourir. Pour moi, dit Phocion, je tiens que c'est le plus glorieux parti que nous puissions prendre ; & si Astrée est entre les mains de Polemas, je le ferai sommer de me la rendre, ou de combattre contre moi. Je ne croi pas avoir oublié l'usage des armes, & mon courage suppléra aux forces que l'âge m'a ôtées.»
Thamyre & Silvandre admirerent la generosité de Phocion ; & Thamyre après avoir refléchi sur le parti qu'ils adoptoient, reprit tout à coup : «Mais si Polemas tient la ville investie, comment pourrons-nous y entrer ?» Silvandre répondit qu'il falloit s'ouvrir un passage au travers des rebelles. «J'ai, répliqua Phocion, un expedient plus facile, il
Ce dernier parti fut approuvé ; & Silvandre s'étant chargé de faire la lettre, ils remirent au lendemain l'execution de ce projet, afin d'avoir le temps d'assembler le plus d'hommes qu'ils pourroient, & de chercher des armes. Silvandre donna ensuite le rendez-vous aux bergers qui l'avoient choisi pour leur chef, & après avoir tous juré de s'y trouver, ils se retirerent.
Phocion ne put retenir chés lui que Silvandre, Thamyre, Hylas, Stelle, Celidée, Lycidas, Phylis, Diane, Corylas & quelques autres à qui, de l'avis de Silvandre & de Thamyre, il communiqua ce qu'ils avoient résolu. Le lendemain ils se leverent avec l'aurore
A peine le soleil avoit fourni la moitié de sa carriere, que l'on vit arriver de tous côtés les bergers dans la maison de Phocion. Ils s'y trouverent avant la nuit au nombre de cent cinquante ; & dès que le soleil eut quitté l'horizon, ils partirent en bon ordre, comme s'ils avoient eu à rendre quelque combat. Phocion à qui Silvandre avoit cedé l'honneur que les bergers lui avoient deferé, sépara cette troupe en trois bandes ; il se mit à la tête d'une, & commanda aux autres de le suivre. Hylas & Lycidas menoient la seconde, & Silvandre la derniere. Ce fut dans cet ordre qu'ils marcherent, après avoir recommandé leurs troupeaux au dieu Hesus, Tautates. S'ils étoient partis un peu plus tôt, ils auroient vû brûler les machines de Polemas, & Polemas repoussé en presence d'Alerante, sans avoir pû conserver Alexis, Sylvie & Astrée qui étoient ses prisonnieres.
Phocion apperçut bientôt le château de Marcilli ; & bien que le terrain par où ils devoient descendre fût difficile, ils se rendirent pourtant sans beaucoup d'incommodité au dela du petit ruisseau. La nuit leur laissoit
Une des fléches tomba heureusement dans la place d'armes, & fut portée incontinent au Druide. Il en reçut encore beaucoup d'autres ; mais par tout il trouva ces mêmes mots :
SILVANDRE AU GRAND DRUIDE.
Mon pere, si les bergers du Lignon vous sont encore chers, nous voici cent cinquante qui demandons à sacrifier notre vie pour le service d'Amasis. Nos bois pleurent la rebellion de Polemas, & nous venons chercher une retraite dans la ville. Si vous daignez nous l'accorder, Phocion qui s'est chargé de nous conduire ici vous garantira notre fidélité, & chacun de nous s'efforcera de vous en convaincre dans les occasions où vous nous employerez. Prenez donc, s'il vous plaît, un parti
Adamas se rendit aussi-tôt auprès de la nymphe, pour lui communiquer la lettre qu'il venoit de recevoir. La nymphe fut d'avis que l'on reçût Phocion, & dit au druide que si l'on avoit besoin de secours, il falloit avertir Godomar. Le prince ayant sçû qui étoient Phocion, & ceux qu'il amenoit, fut ravi de faciliter leur entrée dans la ville. La plûpart des soldats étoient blessés, ou fatigués du combat ; mais à peine ils sçurent le dessein de Phocion, qu'ils semblerent prendre de nouvelles forces, & presque tous s'offrirent au prince pour executer ses ordres.
Godomar fit monter Alcandre à cheval avec ceux qu'avoit laissés la reine Argyre, seulement pour découvrir s'il n'y avoit point quelqu'embuche cachée dans ce dessein. Et lorsqu'on lui eut rapporté que Polemas s'étoit absolument retiré, il commanda Alcandre pour escorter Phocion, jusqu'à ce que sa troupe fût entrée dans la ville. Alcandre part aussi tôt, & dépêche deux hommes à cheval pour avertir Phocion de son arrivée. Phocion de son côté fait part de cette nouvelle à Hylas, à Lycidas, & à Silvandre ; puis tous ensemble ils se mettent en chemin.
Alcandre mit pié à terre pour embrasser
Hylas & Lycidas ne voulant pas perdre l'occasion de se signaler, retournerent aussi sur leurs pas avec leur troupe. Peledonte & Ligonias avoient amené une partie des forces qui restoient à Polemas ; ainsi le combat fut sanglant. Phocion jugea que l'obscurité de la nuit pourroit causer quelque desordre parmi les siens ; pour le prévenir, il leur fit dire secrétement de mettre leurs mouchoirs sur leurs chapeaux, afin qu'ils pussent se reconnoître. Ce qui fut executé.
Alors Phocion & Silvandre se jettent au milieu des ennemis comme des lions furieux. Hylas se signale aussi, & montre bien dans
Adamas obtint de Phocion que Diane & Phylis accepteroient sa maison. Lycidas mena dans celle de Clindor Phocion, Silvandre, Thamyre, Hylas, Corylas, Stelle, Celidée, & quelques autres. Les autres Bergers furent placés en differens quartiers sous les ordres des Decurions. Après quoi le druide ayant vû fermer la porte, emmena ses nouvelles hôtesses ; & Alcandre fit conduire Peledonte en lieu de sûreté, resolu de le presenter le lendemain à la nymphe.
Diane & Phylis qui étoient toujours occupées de la perte de leur compagne, demanderent en chemin au druide, s'il ne sçavoit rien d'Alexis & d'Astrée. Il répondit si froidement qu'elles jugerent bien que ce qu'il en sçavoit leur causeroit peu de satisfaction. Il leur dit que par les dernieres nouvelles il avoit appris qu'elles étoient prisonnieres de Polemas, & qu'elles en recevoient les plus
Cependant le druide alla dans la chambre d'Alexis où étoit Astrée, car Celadon n'avoit point voulu consentir que la bergere le quittât. Il leur raconta l'arrivée de Phocion, & des autres bergers & bergeres. Elles en parurent charmées. Astrée sur tout ayant sçu que Phylis & Diane étoient dans la maison, supplia Alexis de lui permettre de les aller voir. Alexis le lui accorda, mais à condition qu'elle les ameneroit dans sa chambre. Adamas y consentit avec peine, mais à condition aussi qu'elles n'y demeureroient pas long temps, & qu'elles coucheroient toutes dans une autre chambre ; car il n'étoit pas à propos qu'elles vissent panser les blessures de Celadon.
Celadon obéit, & le druide prenant Astrée par la main, la mena jusqu'à la porte de la chambre où étoient ses compagnes ; il entra un moment seul, & dit à Diane : «Il m'est arrivé une parente que vous aimerez peut-être, lorsque vous la connoîtrez.» Aussi-tôt
«Ce n'est pas tout, dit Adamas, je vais vous conduire dans la chambre d'Alexis ; mais vous ne l'entretiendrez pas long temps. Quelques blessures la retiennent au lit. Astrée couchera dans votre chambre, & vous racontera leurs aventures.» Alexis souffroit beaucoup de la blessure qu'elle avoit reçue à l'épaule ; cependant elle reçut Diane & Phylis avec un visage qui marquoit assés sa joye. Leur entretien ne fut pas long. La nuit étoit déja avancée, & Celadon avoit besoin de repos. C'est pourquoi Leonide les ayant conduites dans leur chambre, elles se coucherent ; & la bergere Astrée leur raconta tout ce qui lui étoit arrivé depuis son enlevement. D'un autre côté Phocion, Silvandre, Licidas, & les autres bergers que Clindor avoit reçus dans sa maison apprirent les efforts qu'avoit faits Alexis sous l'habit d'Astrée ; & Phocion fut ravi d'apprendre que sa niéce étoit en liberté.
Amasis avoit déja visité presque tous ceux qui avoient été blessés au dernier assaut. Mais Polemas furieux s'étoit retiré dans son cabinet, & se livrant à son desespoir : «Vous aurai-je
A ces mots se jettant sur un lit, il appelle quelqu'un, & commande que l'on fasse venir Ligonias. Lorsque Ligonias entra, Polemas avoit une jambe croisée sur un genou, une main sur l'estomach, & dans l'autre main un mouchoir dont il se frottoit les yeux. Et parce qu'il ne disoit rien à Ligonias, «Seigneur, dit ce confident, peut-être voulez-vous reposer. N'en doute pas, répondit-il, je cherche le repos, & je l'acheterois au prix de mon sang ; mais je crains bien de ne le trouver que dans le tombeau ; en prononçant ces mots, il poussa un grand soupir. Seigneur, lui répondit Ligonias, vous avez rencontré des ennemis bien plus
D'un autre côté, Amasis étoit dans son apartement avec Godomar, Damon, Alcidon, & presque toutes les nymphes & dames qui étoient alors à Marcilli. L'heure de se retirer n'étoit pas encore venue. La nymphe voulut que Sylvie racontât ce qui lui étoit arrivé. Sylvie s'en défendit long temps, parce qu'elle croyoit devoir mêler à son récit le sujet qu'elle avoit de se plaindre de Ligdamon. Mais enfin obligée d'obéir à la nymphe, sollicitée d'ailleurs par le prince Godomar, elle commença. En même-temps Ligdamon arriva. Il ne l'avoit point encore vue depuis son retour. A son aspect elle changea plusieurs fois de couleur, & se retira sans que personne s'en apperçût, excepté Leonide ; car Ligdamon attira tous les regards. Enfin Amasis voulant le presenter elle-même à Sylvie, prit le chevalier par la main ; mais elle fut bien étonnée lorsqu'elle ne la trouva plus. Elle commanda à Leonide de la faire venir. Leonide la surprenant toute émue : «Ma compagne, lui dit-elle, que vous est-il arrivé ? Quoi, répondit Sylvie, je verrois Ligdamon ! le perfide... Je ne vous conçois pas, interrompit Leonide : mais puisque la nymphe vous demande, entrons : & souvenez-vous qu'il seroit injuste de condamner Ligdamon sans l'entendre. Ah Leonide, repliqua Sylvie, je ne veux ni le voir, ni l'entendre ! Je supplie
Leonide qui la connoissoit inflexible, ne s'obstina point à la persuader. Elle rentra dans l'apartement d'Amasis, & lui dit assés bas ce qu'elle venoit d'entendre. «Il faut, répondit Amasis, donner quelque chose à son humeur capricieuse ; madame, dit Ligdamon, permettez... Non, non, repartit Leonide, votre présence ne fera rien.» Ligdamon étonné du changement de Sylvie, se retira ; mais impatient de sçavoir ce qu'elle avoit contre lui, il revint sur ses pas, & se mit à écouter. Il pensoit bien que l'on ne tarderoit pas à parler de ce qui l'interessoit. En effet, Sylvie étoit rentrée, & comme on la pressa de dire ce qui lui avoit déplû dans Ligdamon, elle raconta tout ce que Lydias qu'elle avoit pris pour Ligdamon avoit fait en faveur d'Amerine. En même-temps le chevalier entra, & se jettant aux piés de Sylvie : «Madame, lui dit-il, vous m'accusez d'un crime dont je ne fus jamais coupable ; non que je cherche des raisons pour me justifier, elles vous seroient suspectes. Mais s'il plait à Galatée de vous parler en ma faveur, vous serez bien-tôt convaincue de mon innocence. Sçachez, interrompit Amasis en s'adressant à Sylvie, que Ligdamon a toûjours été
Cependant Polemas avoit fait ses dépêches ; & déja Ligonias étoit rentré. Il étoit presque le seul homme de consideration qui restât à Polemas : aussi Polemas lui fit des caresses extraordinaires, & pour le convaincre de son extrême confiance, il lui fit part de la lettre qu'il écrivoit à Gondebaut. Elle portoit en substance que Ligonias lui étoit inviolablement attaché, & qu'il lui representeroit le besoin pressant qu'il avoit du secours promis : qu'Amasis s'étoit declarée ouvertement contre Gondebaut, & bravoit sa puissance, comme s'il ne pouvoit pas la détruire. Qu'au reste il se feroit toujours gloire de tenir de lui le sceptre des Segusiens. Ligonias ferma ensuite la lettre ; après quoi
Amasis, d'un autre côté voulant donner quelque temps à ses affaires, passa dans son cabinet avec Godomar, Adamas, Damon & Alcidon. Elle leur communiqua la resolution qu'elle avoit prise d'envoyer une autre personne à Lindamor, afin que s'il arrivoit quelque malheur à Fleurial, il pût avoir sûrement de ses nouvelles. Ils approuverent tous ce dessein ; & Godomar offrit un de ses chevaliers qui feroit heureusement cette commission. Aussi-tôt il envoya chercher Philandre, & lui communiqua l'intention de la nymphe.
Philandre commença par se déguiser en paysan, & fit attacher entre les semeles de son soulier la lettre d'Amasis avec un diamant. Puis s'étant barbouillé le visage, il se fit descendre dans le fossé. Lorsqu'il en fut sorti, il marcha, comme s'il avoit eu une jambe cassée. On fut long temps sans le remarquer ; il fut enfin rencontré par dix hommes à cheval que Polemas avoit chargés de battre la campagne ; ils l'enleverent, & ils songeoient déja à le conduire à Polemas, lorsque Philandre leur dit : «Je vous suis infiniment obligé ; sans le secours que je reçois de votre bonté, j'ignore comment je fusse arrivé au lieu où vous me menez.» En parlant ainsi, il se laissoit aller tantôt d'un côté, tantôt
A peine fut-il presenté à Polemas, que feignant d'être excedé, il s'assit dans un fauteuil, & dit d'une voix langoureuse : «Ah, qu'ils m'ont vendu cher le plaisir qu'ils m'ont fait ! Je suis tellement brisé que je ne puis me soûtenir. Il s'en faut bien, ajoût a- t-il d'un air innocent, que nos bœufs aillent si vite.» Polomas rit de sa simplicité ; & l'ayant bien consideré, il lui demanda d'où il venoit.
«Je viens de Marcilli, répondit Philandre. J'ai eu dans ce maudit lieu plus de peine en deux jours, que je n'en avois eu en toute ma vie. Pendant tout ce temps, ils m'ont fait tenir un fer crochu attaché à un long manche. Comment va Marcilli, interrompit Polomas ? Je ne sçai, reprit-il ; mais tant que j'y ai été, il n'a point changé de place. Comment as-tu fait pour en sortir, ajoûta Polemas ? Il faut, dit-il, que vous sçachiez, que l'on m'avoit mis dans
Ce qui contribua à le tromper, est qu'il sçavoit que dès le commencement il étoit entré dans Marcilli plusieurs villageois, qui ne devoient pas être fort au fait de la guerre. La simplicité de Philandre le toucha ; & lui donnant une piece d'argent, il commanda qu'on le laissât aller. Philandre gagna la ville la plus voisine ; & là il se pourvut des choses qui lui étoient nécessaires pour continuer son voyage.
Cependant Fleurial marchant jour & nuit étoit arrivé à une journée audelà de Moulins. Il rencontra en chemin plusieurs gens de guerre ; & leur ayant demandé d'où
Aussi-tôt que Lindamor vit Fleurial, il lui demanda le sujet de son voyage, & Fleurial lui remettant les lettres d'Amasis & de Galatée : «Seigneur, lui répondit-il, ces papiers vous en instruiront mieux que moi.» Lindamor les prit, les baisa mille fois ; puis il ouvrit d'abord la lettre d'Amasis qui étoit conçue de la sorte :
AMASIS A LINDAMOR.
Vous n'avez point reçu de mes nouvelles depuis la mort de Clidaman ; cependant je ne vous parlerai point ici de la douleur où elle m'a plongée. Je vous dirai seulement que Polemas me tient assiegée dans Marcilli, & qu'il va me ravir mes états. Au milieu de ces malheurs, Lindamor est mon unique ressource. Je le conjure donc par les larmes & les soupirs que je donne à la memoire de Clidaman de venir châtier un rebelle, & rendre la liberté à sa souveraine.
«Ah cruel, s'écria Lindamor ! Si les dieux t'épargnent, ils protegeront les coupables.» A ces mots il ouvrit la lettre de Galatée :
GALATÉE A LINDAMOR.
Polemas veut se rendre maître de Galatée ; & tandis que Lindamor cueille des lauriers, il s'essorce de lui ravir les myrtes qui doivent récompenser sa fidelité. Venez donc revoir Polemas & Galatée, lui pour l'empêcher de vivre, & moi pour m'empêcher de mourir. L'un & l'autre vous seront également avantageux ; si vous ruinez cet ennemi, vous sauverez une amante. Songez-y donc ; mais que dis-je, venez. Adieu.
Lindamor lut cette lettre deux fois ; puis ayant rêvé quelque temps : «Oui, dit-il, belle Galatée, j'irai à travers le fer & les flammes abbattre l'arrogance de ce témeraire.» A ces mots il fait venir quelques-uns de ceux en qui il avoit le plus de confiance, & leur communique la lettre d'Amasis. Ils conclurent qu'au lieu de licentier les troupes qui devoient se rendre à Moulins, il falloit les conserver, & s'en servir pour faire quelque effort en faveur de la nymphe. Ainsi après avoir payé ses soldats, il leur demanda s'ils vouloient encore servir sous ses ordres. Et tous ayant répondu qu'ils acceptoient cet honneur avec joye, il resolut d'aller promptement secourir Galatée.
La nuit fut très-belle ; & la bergere Astrée ne pouvant dormir se mit à la fenêtre. Là après avoir rêvé quelque temps, elle s'écria tout à coup : «Ah Celadon, est-ce en toi une marque de haine ou d'amour, de souffrir que je vive, après avoir causé ta mort ! Helas, que c'est bien une preuve de ta haine, puisque tu refuses de m'avoir pour compagne dans les champs élysiens !» A ces mots versant un torrent de larmes : «Helas, ajouta-t-elle, quel malheur est comparable au mien !» En parlant ainsi, elle s'apperçut que sa fenêtre regardoit le côté où Polemas avoit donné le dernier assaut. Alors se rappellant le bon office que Semyre lui avoit rendu : «Infortuné Semyre, dit-elle, que tu as bien reparé en mourant tes offenses passées !» Puis ses dernieres paroles lui revenant à l'esprit : «Pourquoi, continua-t-elle, as-tu prié le ciel de conserver Astrée à son heureux Celadon ? Te serois-tu imaginé que ce berger respire encore, parce que je ne meurs pas, & que je suis près de lui, ne pouvant me séparer de moi-même ? ou trompé par la ressemblance d'Alexis, ne l'aurois-tu point prise pour mon berger ? Plût au ciel que ces mêmes traits me trompassent aussi, & qu'il me restât quelque doute qu'Alexis est Celadon ! Mais, helas ! je sçai trop qu'il n'est plus, & je n'ai pas oublié qu'il m'a fait la faveur de
D'un autre côté, Hylas qu'Amour vouloit commencer à punir de ses legeretés, trouva la nuit extrêmement longue ; & ne pouvant fermer les paupieres : «Depuis quand, dit-il, ai-je appris à soupirer pendant la nuit pour des objets dont j'ai ri durant le jour ? Pourquoi, Stelle, me paroissez-vous plus aimable que jamais ? Mais vous aurez beau faire, je vous oublierai
C'est ainsi qu'Hylas s'entretenoit avec lui même, bien déterminé à renoncer à la bergere ; mais reprenant aussi-tôt : «Quoi, dit-il, Hylas, souffrirois-tu qu'un autre fût maitre d'un bien que tu possedes aujourd'hui ?» En même-temps il sentoit une sorte de jalousie qui lui faisoit assés comprendre combien il étoit touché. «Non, non, ajoutoit-il, croyons que Stelle seule merite nos hommages, & que c'est pour elle seulement que les dieux ont permis que Carlis, que Stilliane, que Cloris, que Florice, que Chriseide, que Phylis, que Laonice, & tant d'autres ayent manqué d'appas, &
Cependant Phocion, dans l'impatience où il étoit de voir Astrée, fit avertir Stelle & Celidée qu'il alloit chés Adamas. Les bergeres l'y accompagnerent avec Thamyre, Lycidas, & les autres, sans qu'Hylas en fût informé.
Alcandre, d'un autre côté, voulant offrir son prisonnier à la nymphe Amasis, étoit venu supplier Adamas de sçavoir de la nymphe si elle l'agréeroit. Adamas satisfit à ce qu'il souhaitoit, & lui dit combien Amasis ressentoit les obligations qu'elle avoit à son courage, l'impatience qu'elle avoit de le remercier, & de lui témoigner sa reconnoissance ; enfin les raisons qu'elle avoit de faire punir Peledonte, qui étant son vassal avoit assisté Polemas dans sa rebellion.
Alcandre qui n'avoit rien de plus cher que les interêts d'Amasis consentit à la punition, & remit, quoi qu'avec quelque regret, Peledonte entre les mains d'Adamas. Aussi-tôt le prisonnier fut conduit dans le même cachot, où peu de temps auparavant Climante avoit rendu le dernier soupir. Alors il songea au crime dont il étoit coupable, & sa propre conscience l'empêcha d'accuser le ciel du malheureux état où il se voyoit réduit. La mort s'offrit à lui sous mille formes differentes, & la moins hideuse lui parut si terrible, qu'il eût entrepris l'impossible pour s'en délivrer. Le peu de voix que son trouble lui laissoit, il l'employa à vomir des injures contre Polemas. Cependant il songeoit toujours aux moyens de sauver sa vie, & la haine qu'il avoit conçue contre Polemas lui suggera une idée qui lui parut si heureuse, qu'il demanda avec la derniere impatience Adamas ; & lors qu'Adamas fut arrivé, il lui tint ce discours :
«J'avoue, mon pere, que mon crime merite tous les châtimens ; mais si vous faites reflexion à la foiblesse des hommes, vous trouverez qu'il m'étoit difficile de résister aux grandes promesses de Polemas : non que je veuille me soustraire aux châtimens que j'ai trop merités ; je veux seulement vous montrer que j'ai moins failli par inclination, que par la violence dont
Adamas l'entendit sans l'interrompre ; il sçavoit en quelle consideration Peledonte étoit auprès de Polemas, & il pensa qu'il pourroit lui découvrir quelque secret important ; mais comme il soupçonnoit quelque artifice dans ce discours, il garda le silence. Et Peledonte reprenant la parole : «mon pere, continua-t-il, si l'on me donne la vie, je puis ce que j'ai dit ; mais si la nymphe est inflexible, nul tourment n'arrachera de ma bouche le secret dont je parle.» Il prononça avec une resolution extrême ces dernieres paroles. Adamas qui connoissoit son courage, & qui commençoit à devenir sensible à son infortune, lui répondit : «Amasis n'a pas un cœur de rocher ; si vous la garantissez de quelque péril évident, elle sçaura bien mesurer la récompense au bienfait. Esperez tout de sa clemence, & parlez : c'est le seul moyen d'obtenir votre pardon.
Mon pere, reprit Peledonte, le service que je lui rendrai est tel que jamais elle
Adamas entendant ce discours demeuroit comme ravi ; il ne pouvoit s'imaginer que Meronte fût capable d'une trahison si noire, Meronte à qui la nymphe avoit confié une des portes de la ville. Mais le terme pour s'en assurer n'étant pas fort éloigné, il se disposa à attendre l'évenement, & dit adieu à Peledonte. Il lui jura en partant que si son avis étoit veritable, il obtiendroit de
Cependant Phocion étoit arrivé chés Adamas, & ne l'ayant point trouvé, il s'étoit rendu à la chambre d'Astrée avec les bergeres qui l'avoient accompagné. Astrée leur fit autant de caresses, que si elle avoit été dix ans sans les voir. Bien-tôt après Alexis les envoya chercher, & bien qu'Adamas ne voulût pas trop qu'elle se laissât voir à cause de ses blessures, & par la crainte qu'il avoit qu'on ne la reconnût, elle avoit si bien reposé, qu'il lui fut impossible de demeurer plus long-temps sans voir Astrée.
A peine les bergeres s'étoient entretenues quelque temps des obligations qu'avoit Astrée à la feinte druide, qu'Hylas entra. Il avoit été bien surpris de ne trouver plus Stelle chés Clindor ; mais ayant appris qu'elle avoit suivi Phocion, il étoit venu sur ses pas. Il s'arrêta d'abord à la porte d'Alexis, & demanda froidement si on le connoissoit. Et les bergeres lui ayant répondu qu'oui : «En verité, dit-il, je ne le conçois pas, car je suis bien changé depuis hier ; & ne voyez-vous pas que je porte sur mon visage toutes les marques de la mort.» Stelle voyant qu'il avoit les yeux sur elle, crut qu'elle devoit lui répondre. «Mon serviteur, lui dit-elle, ne soyez pas surpris de
Les bergers & les bergeres furent extrêmement surpris de cette querelle, dont ils ne pouvoient s'imaginer le sujet. Astrée donc s'adressant à Stelle : «Daignez, lui dit-elle, nous apprendre d'où vient la mauvaise humeur d'Hylas. En verité, répondit-elle, je ne le sçais pas plus que vous.» Mais Phylis ne pouvant se persuader que malgré toute sa legereté Hylas voulût rompre ainsi, sans en avoir du moins quelque prétexte, dit au berger : «Il faut Hylas, que vous nous expliquiez le sujet de votre colere ; autrement vous nous desobligez toutes. Belle Phylis, répondit l'inconstant, ma colere s'arrête à Stelle seule ; & dès que je l'aurai oubliée, ce qui arrivera bien-tôt, je ne me souviendrai pas même d'avoir été fâché. Comment ajouta-t-il, je souffrirois impunément que cette fille m'ait empêché de dormir cette nuit ?»
Stelle qui s'attendoit à quelque chose de piquant, se mit à rire, d'autant plus que tous les bergers lui en avoient donné l'exemple. Et le berger s'en offençant : «Hé bien Stelle, dit-il, riez tant qu'il vous plaira ; je jure par moi même que vous ne rirez plus des maux que vous me ferez souffrir.» Hylas prononça ces mots, de l'air du monde le plus serieux, & Stelle riant encore plus fort : «Je vous promets, ajouta-t-elle, que je serai ravie de ne vous faire jamais ni bien, ni mal.» Ces dernieres paroles échaperent au berger, parce qu'il se promenoit alors dans la chambre, & qu'il rêvoit profondément. Il vint en suite s'asseoir auprès du lit d'Alexis, & sortant de sa rêverie, il entendit qu'Astrée lui disoit : «Hylas à quoi pensez-vous ? Je cherche, répondit-il, à qui je donnerai mon cœur ;» & ce qui m'afflige davantage, c'est que je ne connois point de bergere qui le merite autant que Stelle. Vous n'avez donc, répondit Astrée, rien de mieux à faire que de le lui rendre. Votre conseil est de mon gout, repliqua le berger : «A ces mots il se jette aux piés de Stelle, & lui baisant la main par force : Belle bergere, lui dit-il, si les conditions dont nous sommes convenus étoient tyranniques, je croirois vous offenser en les observant ; mais elles ne respirent que la liberté, & c'est vous même
Pendant tout cet entretien, Celadon n'osa parler à cause de ses blessures. Pour Diane & Silvandre, s'ils témoignerent quelque joye, c'étoit uniquement pour mieux cacher leurs déplaisirs. Comme ils étoient un peu éloignés des autres, Silvandre profitant de l'occasion dit à la bergere : «Belle Diane, quel est le sujet qui vous afflige ? La douleur est peinte sur votre visage. Mes ennuis sont legers, répondit Diane, & ne meritent pas que je vous en parle ; mais vous même quel sujet inconnu vous trouble ; car vous me paroissez plus triste qu'à l'ordinaire ? Si je le suis, repartit Silvandre, c'est parce que vous l'êtes vous même. Ne pourrai-je point, continua-t-il, sçavoir ce qui vous déplaît ? Berger répondit-elle, vous le sçaurez trop tôt pour votre malheur, & pour le mien.
Dans l'état où je suis, dit Silvandre, inconnu, sans appui, sans esperance de voir jamais mes desirs accomplis qu'à la
Alors Diane baissant un peu la voix, de peur d'être entendue : «Berger, dit-elle, considerez ce que je puis. Ma mere veut me donner à Pâris, pourai-je lui desobeir ? Bellinde est trop vertueuse pour contraindre votre choix ; du moins votre consentement sera nécessaire. Mais, reprit la bergere, me sieroit-il d'aller criant par tout, je veux Silvandre, & ne veux point Pâris ? Croyez-moi, l'honneur m'est plus cher que la vie. Recevoir un parti, répondit froidement Silvandre, ou le refuser, ne sçauroit faire tort à une bergere ; & quand vous diriez que vous aimez mieux Silvandre que Pâris, n'êtes-vous pas en âge de vous expliquer ? Non, non, belle
Silvandre proferoit ces mots d'un air si tendre, que Diane ne put retenir ses larmes, & la voyant irresolue, il lui parla encore en ces termes, pour essayer de la vaincre : «Quand l'oracle a dit que je mourrois, les dieux sçavoient bien que vos rigueurs causeroient mon trépas ; je verifierai bien-tôt leur prédiction, puisque vous ne daignez pas me répondre. Quelles fureurs ma passion ne rendra-t-elle pas excusable ! Car il semblera que vous ne m'avez flatté que pour me trahir, & que vous n'avez élevé mes desirs ambitieux jusqu'à vous, que pour me rendre plus insupportable le regret de vous perdre. Ah, Diane, si vous craignez que l'on vous blâme d'avoir trop d'amour, pourquoi ne craignez-vous pas que je vous accuse de manquer de courage ?» Alors Diane reprenant la parole : «Berger, lui dit-elle, peut être sommes-nous ingenieux à nous tourmenter nous mêmes. Esperons, Silvandre, en la bonté des dieux, & en leur justice.»
En même temps Adamas entra. Il ne s'attendoit pas à trouver auprès d'Alexis une si nombreuse compagnie. Après les premieres civilités il s'approcha du lit de Celadon, &
Polemas cependant songeoit à executer le projet dont il étoit convenu avec le fils de Meronte ; & dès que le jour eut disparu, il fit porter une tente près du fossé, & y ayant fait mettre une lumiere, il donna son cadran aux travailleurs, & leur ordonna de commencer aussi tôt qu'ils verroient paroître une autre lumiere dans la ville, vis-à-vis du pavillon, & près des murailles ; ce qui fut executé. Mais Adamas qui desiroit passionnément de surprendre Meronte, & de sçavoir si Peledonte ne lui avoit point imposé, n'apperçut pas plus tôt la tente que Polemas avoit fait dresser près du fossé, qu'il se douta de leur entreprise. Il prit donc un bon nombre de soldats, & pria Damon & Alcidon de se rendre chés Meronte. Lorsqu'ils y furent arrivez, ils firent rompre la porte, & descendirent d'abord dans la cave, où ce perfide avoit préparé toutes les choses nécessaires à l'execution de son dessein. En même temps le druide se saisissant de sa personne : «Traitre, lui dit-il, c'est donc ainsi que tu gardes la fidelité que tu dois à ta souveraine ? Mon pere, dit Meronte, je n'ai jamais manqué à ce que je lui dois. On le sçaura bien-tôt, ajouta le druide.»
A ces mots, il le remit aux soldats qu'il avoit amenés ; puis il lui demanda par quelle raison il avoit mis une lumiere sur une des tours de sa maison. Il répondit avec assés d'assurance qu'en ce moment il faisoit l'action d'un fidéle sujet, puisque sa maison étant si voisine des murailles, il tenoit toujours un homme dans cette tour, pour remarquer si l'ennemi n'en approchoit point. Adamas lui ayant ensuite demandé à quoi servoient tous les instrumens qu'il voyoit, il repartit qu'il avoit accoutumé de les tenir à la campagne, mais que prévoyant la rebellion de Polemas, il les avoit fait apporter à la ville avec les autres meubles.
Le druide admirant son effronterie, ordonna qu'on le fouillât. Il vouloit sçavoir s'il n'avoit point sur lui le cadran dont Peledonte lui avoit parlé. On le trouva dans le moment, en sorte qu'Adamas ne doutant plus de sa perfidie, commanda qu'on le mît dans les fers.
Alcidon & Damon s'étoient aussi saisis de son fils, & lui ayant fait à peu près les mêmes questions, ils trouverent que ses réponses n'avoient nul rapport avec celles de son pere. Cependant Adamas voulant avoir leur aveu, les suivit jusques dans leur cachot ; & leur ayant parlé de la détention de Peledonte, & les ayant ensuite confrontés, il leur fit avouer leur perfide complot.
Meronte recourut aux larmes, & aux supplications ; il se jetta cent fois aux genoux d'Adamas, pour l'engager à obtenir leur pardon de la nymphe ; mais elle fut insensible aux marques de son repentir. Elle commanda aussi-tôt qu'elle sçut par Adamas qu'ils avoient avoué leur crime, qu'on les étranglât, & qu'on les pendît ensuite sur les murailles, vis-à-vis la tente que Polemas avoit fait dresser, afin qu'ils servissent d'exemple à tous ceux qui sortiroient de leur devoir. Ils furent executés la nuit même. Leur mort fut la vie de Peledonte. Adamas tint la parole qu'il demeureroit prisonnier, jusqu'à ce que l'on sçût à quoi se termineroient les desseins criminels de Polemas.
Cependant Laonice vivoit dans la solitude, où l'oracle lui avoit conseillé de se retirer ; là elle crut oublier les froideurs de Tyrcis, & s'en consoler par le souvenir des maux qu'elle avoit faits à ceux qu'elle soupçonnoit les auteurs de son mal. Mais l'Amour qui rioit de son dessein lui fit rebrousser chemin vers Montverdun. Là elle fit ses vœux, & consulta l'oracle, & cette réponse lui fut rendue :
Dans un autre caché de ce bois solitaire
Une ombre doit servir à ton affléction.
Si Laonice est ferme en son affection,
Un remede à sa passion
Laonice conçut sur cet oracle quelque esperance de guerison. Elle commença donc par obéir au premier vers de l'oracle, & persuadée que le bois dont il s'agissoit, étoit celui de Montverdun, elle y alla chercher quelque grotte. Elle en trouva une que les ronces rendoient inaccessible d'un côté ; & cette grotte la conduisit par un sentier un peu battu dans une autre que l'art & la nature avoient creusée dans le rocher. Elle se mit d'abord à considerer quelques singularités qu'elle y trouva, mais ne les pouvant comprendre, elle pensa que ce lieu avoit autrefois servi de retraite à quelque druide. Elle resolut d'y rester, jusqu'à ce que la volonté des dieux l'enretirât. Elle y vivoit de fruits champêtres, tantôt interrogeant les échos sur ce qu'elle devoit attendre de Tyrcis, & tantôt parlant aux rochers, & aux fontaines, mais toujours du berger. C'est dans cet exercice qu'elle attendoit le secours que les dieux lui avoient promis ; & cette esperance étoit le seul soutien de sa vie ; car elle n'avoit d'autre plaisir que de penser éternellement à Tyrcis, qui de son côté ne songeoit tous les jours qu'à faire de nouveaux sacrifices aux cendres de sa bien aimée Cléon.
[Retour au Sommaire]LIVRE SECOND.
Polemas ne cessa durant la nuit de penser aux travaux qu'il avoit ordonnés. Il se flattoit par ce moyen de se rendre maître à la fois & de Galatée, & des états d'Amasis. L'aurore paroissoit à peine, qu'il se leva pour voir si l'on avoit beaucoup avancé ; il trouva que l'on avoit creusé du moins à la hauteur de quinze piés, & qu'il en avoit déja gagné près de six en longueur. Sa joye étoit extrême ; mais lorsque le soleil se montra sur la montagne d'Isoure, & que jettant les yeux sur la maison de Meronte,
La douleur le contraignit à se retirer ; & convaincu que son projet étoit découvert, il fit cesser le travail. Il avoit envie de hazarder un dernier assaut, & de se perdre à la
«Polemas mon maître ne voulant oublier aucune voye de douceur, pour obtenir de vous la justice qui lui est due, s'offre encore une fois à mettre bas les armes, si vous lui accordez la nymphe Galatée ; & comme il sçait que vous voudriez en déliberer avec votre conseil, il vous donne le terme d'une moitié de lune, pendant lequel, si vous y consentez, il y a suspension de tous actes d'hostilité.» Amasis lui dit qu'il auroit sa réponse dans une heure, parce qu'elle vouloit consulter Godomar, Adamas, Damon, & Alcidon.
Ils se declarerent tous pour la tréve, parce qu'il étoit impossible, disoient-ils, qu'alors Sigismond, Rosileon, ou Lindamor ne lui amenassent du secours. La nymphe étant donc revenue où étoit le herault, elle lui fit cette réponse : «Tu diras à Polemas ton maître, & mon sujet, que je lui accorde la tréve qu'il demande, & qu'il devroit penser aux moyens de m'appaiser : autrement que cette suspension ne servira qu'à me le rendre plus odieux.» A ces mots, Amasis se leva, & conduisit le herault jusqu'à la porte de la ville.
La reine Argyre arriva presqu'au même temps auprès de Policandre. On eût dit qu'il n'attendoit que sa présence pour rendre le dernier soupir. Dès qu'elle parut : «Madame, lui dit-il, d'une voix entrecoupée, vous voici de retour ; j'en rens graces aux dieux qui me permettent d'accomplir ce que je vous ai promis. J'aurois souhaité le faire avec plus d'éclat ; mais que ma bonne volonté vous suffise ; je ne suis pas moins votre époux, que si notre mariage étoit célébré avec plus de solemnité.» A ces mots, il s'arrêta comme pour reprendre des forces, & tandis que la reine versoit un torrent de larmes, il reprit ainsi : «Je declare devant les dieux & devant les hommes qu'Argyre est l'épouse de Policandre ; ce mariage est un arrêt du ciel, & de mon devoir.»
Alors il tendit la main à la reine ; Argyre la prit, & l'arrosant de ses larmes : «Seigneur, dit-elle, je reçois cette grace avec toute la reconnoissance que je dois, & comme le plus grand honneur que les dieux pussent me procurer. Mais, ajouta-t-elle, ils m'ont trop favorisée en m'accordant la guerison de Rosileon, pour penser qu'ils m'abandonnent, maintenant que je leur demande la votre.» Au nom de Rosileon le roi changea un peu de couleur, & malgré la violence de son mal, il laissa échaper quelques témoignages de joye. Rosileon qui mouroit de douleur s'avança dans ce moment, & se jettant à genoux près de la reine, il entendit que le roi reprenoit en ces termes : «La mort est inévitable à tout ce qui respire ; les rois en sont tributaires comme leurs sujets. Si je meurs, c'est que les dieux le veulent ainsi : Cessez donc, chere Argyre, de m'accabler par vos larmes, & montrez-moi que vous recevez comme venant de la main de ces mêmes dieux le coup funeste qui separe nos corps, mais qui ne peut empêcher que nos ames ne soient un jour éternellement unies.»
La reine & Rosileon étoient également interdits, & faisoient assés connoître par leurs sanglots l'excés de leur affliction. Le faux Celiodante à qui Policandre avoit déja remis la couronné des ambarres, des
Le roi enfin sentant ses forces diminuer, & se faisant violence : «Argyre, dit-il, avec un grand soupir, je vous conjure par tout ce que vous aimerez le plus, & je croi que ce sera ma memoire, d'avoir soin de ceux que je laisse sous votre conduite. Et vous Rosileon, ajouta-t-il en lui tendant une main défaillante, pardonnez-moi le crime que j'ai pensé commettre sans le sçavoir ; & fassent les dieux que Rosanire que je vous donne, jouisse long temps des grandeurs que vous partagerez avec elle, comme roi des santons & des pictes. Aimez pour l'amour de moi celui qui a si long temps usurpé votre nom.» Et se tournant vers le faux Celiodante : «Et vous, mon fils, continua-t-il, rendez-lui avec usure toute la tendresse qu'il aura pour vous : aimez la paix, ou n'entreprenez jamais la guerre que pour des sujets legitimes. Mais sur tout vivez de sorte avec Argyre qu'elle ne se repente point de vous avoir fait tel que vous êtes. Adieu mon fils, adieu Argyre, adieu Rosi...» Il ne peut achever, il expire les yeux attachés sur Rosileon. La reine fut accablée de ce coup, & tout ce qu'elle s'étoit representé durant son voyage pour sa
Les chevaliers s'approcherent de la reine, pour lui jurer & à Celiodante toute sorte de fidelité ; mais dans l'accablement où elle étoit, elle ne les entendit point. Ses femmes la mirent au lit dans un état qui excitoit la compassion ; mais lorsque leur douleur fut un peu calmée, la reine se souvint qu'elle avoit promis à la nymphe Amasis de lui envoyer du secours, & Rosileon, que sa maitresse étoit restée à Marcilli. Ainsi après avoir rendu les derniers devoirs à Policandre, ils tournerent toutes leurs pensées vers Amasis.
Quelques jours après, on remit le sceptre & la couronne à Celiodante avec les cerémonies accoutumées ; & Rosileon ayant depêché en diligence vers les pictes, il leva avec la permission de la reine sa mere douze mille hommes ; & prenant congé de son frere Celiodante, il se met en campagne avec son armée, resolu de ravoir Rosanire, & de s'opposer genereusement à la violence de ceux qui entreprendroient quelque chose contre Amasis.
SUITE DE L'HISTOIRE
DE LYPANDAS, D'AMERINE,
DE MELANDRE, ET DE LYDIAS.
Cependant Lypandas guerit de ses blessures, & non de sa passion ; quoiqu'il eût peu vû Melandre, il ne laissoit pas de connoître sa generosité. Pendant la tréve qui le desesperoit, parce qu'il n'avoit point occasion de se signaler, & de meriter par sa valeur l'estime de Melandre, il lui étoit permis de la voir. Il essaya mille fois de la rendre sensible à son amour ; mais il ne put jamais qu'exciter sa compassion ; Lydias regnoit dans son cœur. Il lui rappella le combat où il avoit été vaincu, lorsqu'elle s'exposa à la fureur de ses armes pour la liberté de Lydias ; & lui faisant reconnoître dans la victoire qu'elle avoit remportée, une protection visible des dieux, il tachoit de lui persuader que s'ils l'avoient permis ainsi, c'étoit pour la faire aussi triompher de lui par les charmes de ses yeux. Il lui dit enfin tout ce que sa passion lui suggera ; mais le cœur de Melandre n'en fut pas moins inflexible. Lorsque Lypandas lui parloit de son amour, elle ne lui parloit que de sa tendresse pour Lydias ; si Lypandas lui demandoit quelque secours, elle lui representoit
Quelques jours se passerent de la sorte, & Melandre s'affligeoit de plus en plus. Elle n'avoit pû sçavoir aucunes nouvelles de Lydias, depuis qu'elle l'avoit vû attaché avec Alexis & Astrée à la tête de l'armée des rebelles. Elle s'imaginoit tout ce que la jalousie & le desespoir peuvent faire apprehender de funeste. Elle se figuroit quelquefois qu'il se seroit sauvé avec Amerine, & qu'au préjudice de la foi qu'il lui avoit jurée, il l'épouseroit dans la premiere ville où ils arriveroient. Puis faisant reflexion, qu'il étoit impossible qu'il n'eût reçu plusieurs blessures, elle se persuadoit qu'il étoit mort. Dans une agitation si violente, c'étoit fait d'elle, si les dieux n'avoient permis qu'elle sçût ainsi des nouvelles de Lydias.
Amerine que Lydias avoit entretenue sous les fenêtres de la chambre où Polemas retenoit Sylvie prisonniere, voyant que l'on emmenoit son amant se mit à le suivre. Elle eut beau jurer qu'il n'étoit pas Ligdamon, on l'attacha comme les autres. Cent fois elle supplia qu'on lui donnât les fers dont on le chargeoit ; mais ne pouvant l'obtenir, elle resolut de le suivre, & de prendre si bien son temps, qu'elle pût mourir avec lui.
Dans cette resolution, elle suivit l'armée de Polemas, & dès que par la faveur de Semyre elle vit Lydias en liberté, & en état de
Peu de temps après, Polemas fut entierement repoussé. Ainsi lorsqu'on rentra dans la ville, Lydias qui avoit repris quelques forces se leva à l'aide d'Amerine, qui l'amena jusque dans l'enceinte des murailles. Là Lydias se sentant défaillir, voulut lui dire le dernier adieu ; mais Amerine sçut si bien le conjurer & le soutenir, qu'il fit encore quelques pas dans la ville. C'est ici qu'elle crut le perdre, il s'évanouit ; elle n'avoit plus la force de le tenir. Aux cris qu'elle fit le maître de la maison voisine, myre de profession, mais si âgé qu'il ne sortoit presque plus, envoye sçavoir ce que c'étoit. On lui rapporte qu'une belle fille tient entre ses bras Lygdamon tout couvert de sang.
Au nom de Lygdamon, le vieillard changea de couleur, car il l'aimoit tendrement. «Peut-être, dit-il, il n'est pas mort encore, j'espere du moins que mes remedes lui prolongeront la vie.» Il ordonne à l'instant qu'on aille le chercher. Il donna quelques
Lydias ne fut pas long temps à se mieux porter ; mais Amerine le conjura de feindre jusqu'à ce qu'il fût entierement gueri. Lydias fit donc le mieux qu'il pût le personnage de Ligdamon. Et lorsque le vieillard voulut sçavoir qui étoit Amerine, il lui dit son nom, & lui repeta tout ce qu'elle même lui avoit raconté des aventures de ce Chevalier.
Un jour Amasiel (c'est ainsi que se nommoit le myre) voulut sortir afin d'assister à
Ligdamon qui aimoit ce myre, & qui crut devoir respecter sa vieillesse, lui répondit avec politesse, & jura qu'il ne comprenoit rien à son discours. «Je vous dis, reprit Amasiel, que l'effort que vous faites pour marcher, peut r'ouvrir la blessure que vous avez reçue à la cuisse.» Ligdamon se souvenant de n'en avoir point reçu à cette partie, lui repliqua qu'il n'avoit jamais été blessé à la cuisse, & que s'il ne s'expliquoit mieux, il ne lui étoit pas possible de l'entendre.
«Seigneur, répondit le myre, le secours que je vous ai donné meritoit une autre réponse ; mais quoique vous ne me jugiez pas même digne d'un remerciment, je n'en suis pas moins récompensé, les dieux sçavent
A ces mots, Amasiel se tût, & témoigna pourtant par quelque geste son mécontentement. Et Ligdamon ne pouvant en pénétrer la cause : «Amasiel, lui dit-il, que ces mêmes dieux me punissent, si je ne voudrois de tout mon cœur vous servir ; mais je les prens à témoin que je ne conçois rien à tout votre discours. O seriez-vous nier, repartit le vieillard, que vous n'ayiez été onze jours entiers dans ma maison, & que je ne vous aye pensé de quatre blessures, dont l'une est à la cuisse, l'autre à la main, & les deux autres au bras ?»
Ligdamon commença alors à soupçonner que le myre avoit Lydias en vue ; & lui montrant ses mains à découvert : «Voyez, lui dit-il, si j'ai quelque blessure à la main.» Le myre ne remarquant aucune cicatrice fut dans une confusion extrême. Et Ligdamon reprenant la parole : «Mais, continua-t-il, n'ayez point de regret à votre generosité, vous avez secouru un chevalier qui me ressemble, & à qui mon nom a pensé couter la vie, comme le sien faillit autrefois à me faire perir par la fureur des lions. Je reconnoîtrai le service que vous lui avez rendu, comme s'il l'étoit à moi même ; & je vous supplie d'agreér que j'aille le visiter après le sacrifice.»
L'étonnement où étoit Amasiel lui avoit
Ils furent long temps sans faire autre chose que se caresser ; Lydias qui sçavoit combien il lui étoit obligé à l'occasion d'Amerine, ne pouvoit se lasser de l'embrasser. Enfin Ligdamon raconta ce qu'avoit fait Lypandas, quand, pour satisfaire aux desirs de Melandre, il s'étoit précipité des murailles. Au nom de Melandre, Amerine & Lydias furent également surpris, l'un à cause des obligations qu'il lui avoit, & l'autre par une sorte de jalousie dont il se sentit atteint. Et Ligdamon s'étant apperçu de leur surprise : «Je vous jure, continua-t-il, que vous n'aurez pas un petit combat à rendre : l'amour de Melandre pour Lydias étant plus violent que jamais ; & quoique Lypandas fasse, il n'a rien à esperer.
Je compte, répondit Lydias, que lorsque Melandre sçaura ce que je dois, & ce que j'ai promis à la belle Amerine, elle approuvera
Lydias la reconnut alors, & se leva pour la saluer : «Non, non, reprit elle, en le repoussant, reste à ses genoux ; elle ne jouira
Alors Melandre se tût ; & la nymphe la prenant pour un chevalier, consentit à ce qu'elle voulut. Ainsi Lydias fut mandé par un herault. Amerine se douta incontinent du dessein de Melandre, & fit connoître à Lydias la crainte qu'elle avoit de le perdre ; mais Lydias lui jura qu'il mourroit plus tôt mille fois que de manquer jamais à la parole qu'il lui avoit donnée. Lorsque Lydias parut devant la nymphe, la cour se trouva très nombreuse : Amerine qui ne vouloit
A peine les heraults eurent fait faire silence, que Melandre ayant remarqué le signe de la nymphe, vint lui baiser la robe, & commença de la sorte : «Je sçais, madame, que l'habit dont je suis revêtue, & qui est plus convenable à mes inclinations qu'à mon sexe, m'accuse d'imprudence ; mais aussi il convainc Lydias d'ingratitude, puisque je lui ai sauvé la vie sous ce même habit. Peut-être que mes malheurs vous sont connus, madame ; car Clidaman les apprit autrefois par ma propre bouche ; & Lindamor a pû vous les écrire. Si Lindamor étoit ici, il vous disoit que ma maison servit d'azile à Lydias contre les poursuites des parens d'Aronte qu'il avoit tué. Je l'aimois, je l'avoue ; je crus aussi en être aimée ; mais le perfide ne fut pas long temps sans me détromper, il m'abandonna sans me dire adieu.
Je ne dirai point quels furent mes transports ; j'oubliai dans cet instant ce que j'étois, je changeai d'habits & de nom. Je sortis du sein de ma famille ; puis sur montant les difficultés d'un voyage penible, & toutes les injures des saisons, je me disposai, après mille obstacles que la fortune me presentoit, à combattre Lypandas. Je m'imaginois qu'il m'importoit peu de quelle main je mourusse, pourvû que le
Cependant, madame, si le silence qu'il observe vous fait assés connoître qu'il n'a pas même de prétexte à son inconstance : declarez, je vous supplie, qu'il m'appartient, puisqu'il me doit tout ce qu'il y a de plus prétieux au monde, la vie & la liberté.»
Ce discours de Melandre fut suivi d'un murmure confus. Les uns admiroient son courage ; les autres la grandeur de son amour ; mais tous condamnoient Lydias. Cependant le bruit ayant cessé, Lydias alla baiser la robe de la nymphe, & s'étant remis à sa place, il se disposa à parler ; mais Amerine à qui le discours de Melandre faisoit encore plus apprehender la perte de Lydias, fendit la presse, & ayant obtenu la permission
«Il est juste, madame, que je prévienne Lydias, & qu'avant que l'arrêt d'où dépend ma vie, soit prononcé, j'établisse le droit que j'ai sur Lydias au dessus de Melandre. J'avoue qu'elle a fait des prodiges en sa faveur ; mais le seul avantage dont elle puisse se glorifier, c'est qu'elle n'a pas été trompée comme moi, & que les dernieres preuves de son amour ont été données à Lydias, au lieu que les miennes ont été rendues à Ligdamon. Mais pourquoi mon erreur me seroit-elle préjudiciable, si mon amour n'en a que plus éclaté ? Vous sçavez, genereuse Melandre, que Lydias m'aima avant que de vous connoître, & qu'il abusa de votre simplicité, lorsqu'il vous offrit un cœur qui n'étoit plus à lui.
Vous me direz que vous en avez crû ses sermens ; mais ne m'avoit-il pas juré de même qu'il m'aimeroit éternellement ? J'avoue qu'il vous doit la vie ; mais qu'il se mette à la place de Ligdamon, & qu'il dise, après que je l'aurai délivré de la cage des lions, s'il ne me la doit pas aussi : encore ai-je plus fait que vous ; je bravai une mort assurée, lorsque j'avalai le poison que Ligdamon avoit préparé ; & vous, vous avez seulement tenté le hazard d'un combat particulier.
Mais grande nymphe, continua-t-elle,
Amasis s'apperçut que Melandre vouloit repliquer ; & pour éviter une plus longue discussion, elle remit à Lydias la décision de ce differend. Elle lui donna la nuit entiere pour peser les raisons de Melandre & d'Amerine. Lydias se retira chés Amasiel ; Adamas prit soin d'Amerine ; & les offres de service qu'il lui fit l'enhardirent à lui demander la permission d'entretenir Melandre, comme la seule consolation qui lui restoit ; après quoi quelque malheur qui lui arrivât, elle le trouveroit moins insupportable. A l'instant Adamas alla faire la proposition à Melandre. Melandre consentit à ce qu'il voulut, & s'offrit de l'aller trouver dans sa maison ; mais le druide ignorant si Amerine l'agréroit, jugea qu'il valoit mieux qu'elle l'attendît, & se chargea de l'amener.
Lors qu'Amerine fut entrée chés Melandre, & qu'Adamas les eut laissées seules, Amerine ferma la porte, & s'étant approchée de Melandre, elle lui parla en ces termes : «Genereuse Melandre, votre merite me fait craindre le jugement de Lydias. Je
Amerine prononça ce discours avec tant de grace, & d'un air si touchant, que Melandre en fut émue. Elle demeura quelque temps sans lui répondre ; mais la compassion cedant à l'amour, elle lui dit enfin. «Belle Amerine, les dieux me sont témoins que je vous refuse à regret. Mais quel parti prendriez-vous, si je vous faisois la même priere ? Sans doute, aimant Lydias plus que votre vie, vous mourriez plus tôt que de l'abandonner à une autre. Ce n'est pas
Telle fut la réponse de Melandre. Amerine en fut si piquée, qu'elle sortit sans lui dire adieu. Dans son desespoir, elle resolut de s'armer d'un poignard, & si la décision ne lui étoit pas favorable, de tuer Melandre, puis Lydias, & de se sacrifier enfin elle-même.
Lydias de son côté n'étoit guere plus tranquille. Les obligations qu'il avoit à Melandre se presentant à son esprit, il croyoit ne pouvoir la refuser, sans se rendre coupable de la plus noire ingratitude ; il étoit d'ailleurs si touché du merite & de la passion d'Amerine, qu'il ne sçavoit à quoi se déterminer. Et Lypandas ayant appris ce qui s'étoit passé au château, ne laissa plus Ligdamon en paix, qu'il ne l'y eût accompagné. Là il fit tellement parler ses feux pour Melandre, qu'il excita du moins sa pitié.
Dès que l'heure à laquelle ils devoient reparoître le lendemain en presence d'Amasis fut arrivée, toute la cour s'y rendit avec les amans. Ils avoient des pensées & des vues bien differentes. Lydias cherchoit un moyen pour obliger Amerine, sans offenser Melandre.
«On sera surpris sans doute, madame, qu'à la veille de jouir peut-être d'un bien que j'ai poursuivi avec tant de fureur, je renonce à l'esperance de le posseder ; mais j'ai crû qu'en le possedant je perdrois Amerine : au lieu qu'en lui cedant de moi-même un avantage qu'aussi bien elle eût peut-être obtenu malgré moi, je me l'attache de maniere qu'elle ne peut jamais changer à mon égard. D'ailleurs, madame, quand Lydias prononceroit en ma faveur, n'iroit-il pas contre les premiers sermens qu'il a faits à Amerine ? Et si son jugement lui étoit favorable, comment pourroit-il éviter ma juste indignation ? Il falloit donc qu'Amerine, ou Melandre renonçassent volontairement à Lydias. Et puisque les dieux m'en ont inspiré le courage, sans doute mon dessein s'accorde avec l'inclination de Lydias que je veux toujours aimer comme mon frere. Permettez donc, madame, qu'ils jouissent de la satisfaction que la fortune leur envie depuis quelques années, & que je leur desire aujourd'hui : trop heureuse de la
Toute la cour fut surprise de lui entendre tenir ce langage ; mais principalement Amerine & Lydias qui ne s'atendoient à rien moins. Se voyant donc au comble de la felicité, ils demanderent à la nymphe la permission de remercier Melandre, & témoignerent à cette fille l'extrême reconnoissance dont ils étoient pénétrés : Amasis voulut se lever ensuite ; mais Ligdamon tenant Lypandas par la main, le presenta à la nymphe, & la supplia de l'écouter.
Aussi-tôt Lypandas se jetta à ses genoux, & après lui avoir raconté son amour, & ses aventures, il la conjura d'engager Melandre à le recevoir à la place de Lydias. Amasis en fit la proposition à Melandre. Et Melandre se rappellant enfin tout ce qu'il avoit fait pour elle en plusieurs occasions, & sur tout lorsqu'il se précipita du haut des murailles pour secourir Lydias, elle se rendit au commandement de la nymphe, & aux prieres de Ligdamon. C'est ainsi que ces quatre amans cueillirent dans un même jour le fruit de toutes les peines qu'amour & la fortune leur avoient fait endurer ; & ce double mariage s'acheva avant que la tréve fût expirée.
Cependant, Lindamor qui avoit sçu par
GONDEBAUT A POLEMAS.
J'envoye à Polemas trente deux mille hommes, uniquement pour lui donner les moyens d'augmenter sa gloire ; mais quelques soient vos succès, ils seront toujours au dessous de l'esperance que j'ai fondée sur votre courage. Combattez donc promptement, ou plutôt triomphez de vos ennemis ; car je sçai que combattre & vaincre sera désormais la même chose pour Polemas.
Tandis que les affaires alloient ainsi, Sigismond étoit dans une tour, où Gondebaut l'avoit fait renfermer, pour s'assurer de sa personne. Le départ de cette armée affligeoit infiniment le jeune prince qui prévoyoit les perils où son frere seroit exposé. Mais le ciel qui le réservoit à quelque chose de plus glorieux, permit qu'il s'échapât de la sorte. Parmi ses gardes étoient deux cousins d'Ardilan, & qui portoient ce même nom. L'un d'eux étant plus en faveur avoit seul obtenu les biens d'Ardilan. Et l'autre se sentant extrêmement piqué de cette injustice,
A ces mots, le prince se mit à se promener dans sa chambre ; & le jeune Ardilan craignant d'être entendu de la porte s'approcha de lui, & lui dit assés bas : «Ne doutez, seigneur, ni de mon affection, ni de ma fidelité. Je conduirai ce dessein avec tant de prudence, que je réussirai certainement.» Cependant l'heure qu'Ardilan avoit à demeurer s'étant écoulée, il quitta la place à un autre, & alla sur le champ acheter une petite barque, avec deux habits de pescheurs, quelques filets, & une corde. Il laissa la barque & les filets au port, & enferma la corde & les habits dans un traversin dont il avoit ôté la plume. Puis à l'entrée de la nuit, il le porta lui-même dans la chambre du prince, où il devoit coucher
A peine Sigismond fut couché, qu'il feignit de dormir, & Ardilan sçut si bien amuser son camarade en le faisant boire, qu'il se vit maître du prince. Alors Ardilan tire les habits, en prend un pour lui, donne l'autre à Sigismond, puis il attache la corde à la fenêtre de la tour, & tous deux descendirent sans bruit. Aussi-tôt, Ardilan le conduisit dans la petite barque, & jettant les filets dans l'eau avec plus d'apprehension d'être pris, que d'envie de prendre, ils arriverent aux chaînes au moment où l'aurore commençoit à paroître. On ouvrit bien-tôt les chaînes, & redoublant de rames ils entrerent incontinent dans le Rhône, dont l'impetuosité les porta en moins de trois heures à Vienne.
Le compagnon d'Ardilan ne le trouvant plus à son réveil, courut au lit du prince, & de là à la fenêtre. Lorsqu'il vit la corde qui y étoit attachée, il comprit que c'étoit par là qu'ils s'étoient sauvés. Il balança s'il ne les suivroit pas ; mais se representant que s'il étoit pris, il seroit puni comme complice, il aima mieux faire ce que lui conseilloit son innocence, que de risquer d'être crû coupable. Il se mit donc à crier de toutes ses forces, & se déchirant le visage, il fit voir aux premiers qui arriverent les marques de la fuite de Sigismond Gondebaut en étant
Ils avoient laissé leur barque au port, pour aller au premier logis demander à manger. On les prit pour des vrais pescheurs, on les servit comme tels, & si le prince n'eût été nourri durement, il n'auroit pas même regardé ce qu'on leur presenta. Mais Ardilan qui étoit épuisé donna si bien l'exemple à Sigismond, qu'il ne pût s'empêcher de l'imiter. Pendant le repas Sigismond fit plusieurs questions à l'hôte, & pour ne lui donner aucun soupçon, il lui dit que ce qui l'avoit déterminé à venir vendre son poisson à Vienne, étoit que Gondebaut faisoit saisir toutes les provisions pour les troupes qu'il avoit assemblées, & ne les payoit point. L'hôte lui dit qu'il étoit arrivé le jour d'auparavant un seigneur nommé Lindamor, dont on vantoit fort les exploits, & qui avoit avec lui cinq cens gentils-hommes,
Sigismond rit de sa simplicité ; & se rappellant ce qu'il avoit oui raconter à l'avantage de Lindamor, il jugea qu'il n'avoit quitté Childeric, que pour secourir Amasis contre les entreprises de Polemas. Il partit donc avec Ardilan, conduit par son hôte. Il demanda à parler à Lindamor, & comme on lui faisoit des difficultés, il ajoûta qu'il avoit une affaire de la derniere importance à lui communiquer. Le domestique à qui il s'étoit adressé, se souvenant de quelle maniere Philandre s'étoit sauvé en sortant de Marcilli, s'imagina que c'étoit encore quelqu'un que la nymphe envoyoit. Il avertit donc Lindamor que deux hommes vêtus en pêcheurs demandoient à lui parler. Lindamor se déroba à la compagnie, & vint trouver Sigismond dans la chambre où on l'avoit fait entrer.
«Seigneur, lui dit Sigismond après
A peine Lindamor lui permit d'achever : «Grands dieux, s'écria-t-il, & levant les yeux au ciel, soyez-vous benis de n'avoir pas souffert plus long temps une si grande injustice !» Peu s'en fallut qu'il ne pleurât de joye, en prononçant ces paroles. Le prince également transporté étoit prêt à se découvrir ; mais voulant lui faire acheter le plaisir : «Seigneur, continua-t-il, votre nom est plusieurs fois sorti de sa bouche, je croi pourtant qu'il ignoroit que vous fussiez si proche. Nous avons crû vous faire plaisir en vous donnant cet avis, soit que Sigismond vous aime, ou qu'il soit votre ennemi.
Je t'en remercie, reprit Lindamor, & je sçaurai te recompenser d'un avis qui m'est aussi agréable ; mais dis-moi, je te prie, où il est logé, afin que j'aille promptement lui rendre mes hommages. Seigneur, repliqua Sigismond, je crains qu'il ne soit déja monté à cheval, pour aller, si
Après les premiers complimens, Sigismond fut d'avis de rester au lit, pendant qu'on lui feroit des habits ; & Lindamor qui lui ceda sa chambre feignit une indisposition, pour avoir plus de loisir de parler des affaires de la nymphe. Et lorsque Sigismond fut au lit, il parla en ces termes à Lindamor :
«Ce portrait, dit-il, en lui montrant le portrait de Dorinde, vous apprendra que Dorinde a en partie occasionné l'interêt que Gondebaut prend aux affaires de Polemas. Mon pere est devenu sensible aux charmes de Dorinde ; & craignant qu'il ne l'épousât, je resolus de feindre de l'amour pour elle ; mais qu'il est dangereux de se jouer à l'amour, je devins moi-même
Lindamor lui jura qu'il ne pouvoit mieux employer ses armes, & le supplia de hater cette faveur, autant qu'il le pourroit. «C'est pour cela, dit le prince, qu'il faut executer une chose que j'ai imaginée, c'est de faire partir promptement quatre hommes des vôtres ; que deux aillent à Lyon, & disent de quelle maniere je suis arrivé à
Lindamor goutant cet avis, fit partir à l'heure même quatre des siens, & leur ayant donné les instructions nécessaires, il revint auprès du prince, & lui parla en ces termes : «Je croi, seigneur, que les dieux se déclarent pour Amasis ; en effet dans tout ce que vous m'avez fait l'honneur de me dire, je ne remarque rien qui ne tienne du prodige ; témoin la fuite de Dorinde, le voyage du prince Godomar, & l'interêt que vous prenez à tous les deux qui semble devoir tourner à l'avantage de cette princesse affligée. Témoin encore cette reine étrangere dont Philandre m'a parlé, & qui doit envoyer pour reprendre sa fille une armée considerable. Pour moi, j'étois resolu de me jetter dans Marcilli, & de donner mes biens & ma vie pour la nymphe à qui je dois l'un & l'autre. Votre courage, dit Sigismond, vous auroit sans doute fait surmonter toutes les difficultés ;
Le même jour, ceux que Lindamor avoit envoyez à Lyon y arriverent. A peine ils eurent dit que Sigismond étoit à Vienne, que toute la ville en fut informée avant la nuit. Cette nouvelle desespera Gondebaut, & réjouit infiniment toute la noblesse. Alors il sortit de Lyon cinq mille hommes qui se rendirent auprès du prince ; & le lendemain Sigismond partit pour aller à Boen où étoit le rendez-vous.
Cependant l'armée de Gondebaut s'étoit fort avancée. Polemas que flatoit le titre de général d'une si puissante armée étoit allé à
Rosileon de son côté avoit fait une extrême diligence ; il ne s'en fallut que d'une journée qu'il n'arrivât sous Marcilli en même temps que les troupes de Gondebaut. La tréve expiroit le lendemain, & la nymphe qui n'avoit rien sçu du voyage de Fleurial & de Philandre étoit dans le dernier accablement. Adamas la surprit dans cet état, & lui en fit des reproches. «Ah, dit-elle, Adamas, tout contribue à me desesperer ; les étrangers me trompent, mes voisins tombent sur moi, & mes propres sujets me trahissent. Comment ne serois-je point accablée de tant de malheurs ?» A ces mots, elle laissa couler quelques larmes. «Madame, lui répondit Adamas pour la consoler, graces à Thautates, nos affaires
A ces mots, outrée de douleur, elle laissa le druide, & s'enferma dans son cabinet. Adamas craignant qu'elle ne prît en ce moment quelque resolution extrême, vint trouver Godomar qui avoit auprès de lui Damon, Alcidon, Lypandas, Ligdamon, Lydias, & quelques autres chevaliers. Il lui raconta l'état où il avoit laissé Amasis, & le pria de se rendre auprès de la nymphe, tandis qu'il iroit dans la ville donner les ordres nécessaires.
Amasis s'étoit jettée sur un lit de repos. Là elle conçut mille desseins, & le plus doux étoit de mourir. «Falloit-il, disoit-elle, cher Clidaman, que ta perte entraînât celle de mes états & la mienne ? La sureté de ces provinces n'étoit-elle appuyée que sur ta vie ? & les dieux avoient-ils ordonné que le salut de mes peuples seroit immediatement attaché au tien ? Helas, ajoutoit-elle, avec un profond soupir, helas que j'ai bien raison de le penser ! Ils avoient subsisté avec tant de gloire avant ta naissance, que si dans l'ordre des destinées ils n'avoient dû perir avec toi, ils n'avoient point de revolutions à craindre. Ah, Clidaman !»
A l'instant on annonça Godomar, & la nymphe essaya de cacher les pleurs qu'elle versoit en abondance. Godomar sur qui elle avoit fondé toutes ses esperances, lui dit tant de choses pour la consoler, qu'il la remit un peu. Elle le fit asseoir avec les chevaliers qui l'avoient accompagné, & leur dit : «Jusqu'ici j'avois supporté avec patience les malheurs qui me sont arrivés ; mais depuis le secours que Polemas a reçu, depuis que j'ai perdu l'esperance de punir sa rebellion, j'avoue que mon trouble est extrême. Et peut-on me blamer, moi qui n'ai commencé à me desesperer que lorsque j'ai vû quarante mille hommes armés contre
Celadon commençoit depuis deux jours sà ortir ; & ce jour là même il étoit allé rendre visite à Clindor & à ses hôtes. Adamas y alla aussi, il les trouva dans le jardin, & après avoir fait des politesses à Clindor, il prit par la main Alexis qui s'entretenoit avec Astrée, & dit à la bergere : «Vous voulez bien que je vous enleve pour quelques instans cette compagnie que vous paroissez cherir plus qu'elle ne le merite ?» En même temps il l'enmene dans une allée, & se voyant sans témoins, il lui parla de la sorte : «Qu'avez-vous resolu, Celadon, voulez-vous languir éternellement dans
Mais, reprit Adamas, à qui voulez-vous qu'elle donne cet ordre si nécessaire, si elle ne vous croit plus au monde ? C'est, répondit le berger, un secret que les dieux se reservent. Pour moi je suis déterminé à attendre ce qu'ils ordonneront de moi.
Celadon écouta tranquillement Adamas, & lui répondit : «Mon pere, quelque diligence que nous aportassions, nous ne pourions prévenir le malheur dont cette ville est menacée ; il vaut donc mieux ne pas commencer à me rendre heureux. Ne dois-je pas m'efforcer, comme les autres, à délivrer Amasis de l'oppression ? Ainsi, mon pere, je vous supplie d'imaginer quelque moyen par lequel je puisse combattre comme Celadon, sans qu'Astrée s'en apperçoive.»
Adamas loua en secret le courage de Celadon. Mais voulant encore l'éprouver, il lui representa que la chose étoit comme impossible, & qu'il ne devoit point y penser. Celadon en fut si touché, qu'il changea de couleur. C'est pourquoi Adamas lui dit : «Ce que vous demandez est juste ; mais je ne sçai comment nous ménagerons cette affaire, car je crains bien que l'amour d'Astrée pour vous ne lui ouvre les yeux. Cependant, ajouta-t-il, après avoir pensé quelque temps, il me vient un moyen qui peut-être reussira. Je suis d'avis de feindre qu'Amasis m'a commandé de vous employer à faire des vœux, selon l'usage des druides, & comme durant ce temps-là, il faut observer une grande retraite, nous feront semblant de vous enfermer chés moi : puis vous couvrant la tête de quelqu'armure legere, vous pourrez executer ce que votre courage vous inspirera, sans donner pourtant dans la témerité. Celadon fut transporté de joye, il baisa la main d'Adamas, & le remercia mille fois.»
Adamas l'ayant rendu à Astrée, Clindor & les bergers le suivirent jusques hors du jardin, lui protestant qu'ils sacrifieroient volontiers leur vie pour défendre Amasis. Et la belle Astrée se trouvant avec Alexis sans autres témoins que les arbres & les fontaines dont ce jardin étoit embelli, lui
Mais, dit Astrée, si durant notre séparation, Polemas se rend maître de la ville, & s'il veut nous exposer à la barbarie de ses soldats, ne consentez-vous pas que je me perce le cœur auparavant ?» Celadon
Tandis que les bergers & les bergeres vivoient ainsi dans la maison de Clindor, Rosanire & Galatée ne se quittoient point. Ce jour là elles étoient ensemble dans l'apartement de Rosanire, parce qu'Amasis avoit desiré d'être seule. Rosanire qui étoit extrêmement
Silvandre étoit en même temps auprès de Diane : & ne voulant point demeurer inutile, pendant que les autres travailleroient à défendre la ville, il supplia Diane de lui permettre de chercher comme eux de la gloire dans le peril. «Je suis assuré du succès, ajouta-t-il, quelque chose que j'entreprenne du consentement de Diane.» La bergere qui ne lui cachoit plus sa tendresse fut étonnée de cette proposition, & la crainte de la perdre la fit changer de visage. «Mais pourquoi, répondit-elle, me consultez-vous, quand votre parti est pris ? Vous esperez, dites-vous, que je rendrai vos armes heureuses ; mais en l'état où je suis, dequoi puis je vous faire part que de mes infortunes ? Quelque succès que puissent avoir mes armes, repliqua le berger, je m'estimerai toujours heureux si en les employant pour défendre Amasis, je plais à Diane ; & s'il faut que je meure, que j'emporte du moins la satisfaction de sçavoir que je ne lui ai point déplu.
Je souhaiterois, repliqua Diane, que vous pussiez ne vous point exposer ; car
Hylas disoit à Tyrcis : «J'ignore quel objet se proposera ton courage, puisque tu as perdu ta chere Cléon. Il me suffit, répondit froidement Tyrcis, de sçavoir ce que je dois, pour bien servir Amasis. La vertu n'a point d'autre prix qu'elle même. Du moins, ajouta Hylas, il n'est pas étonnant que j'aye douté de ton courage, quand je sçai que Laonice t'a fait peur. C'est, repliqua Tyrcis, que j'ai horreur de sa méchanceté.» A ces mots, il se leva, parce que Clindor étoit déja sorti du pavillon.
Laonice n'étoit pas si éloignée de Tyrcis qu'il le croyoit. Elle passoit les nuits dans sa solitude, continuellement occupée de l'ingratitude du berger. Ce jour là, elle étoit venue sur un rocher qui commande la plaine de Forest ; & de là remarquant l'armée de Polemas, elle craignit pour Tyrcis, quoiqu'elle fût convaincue de sa haine. La nuit la contraignit de se retirer dans sa caverne, où elle recommença ses premiers exercices, qui étoient de prier les dieux, & de faire éclater ses regrets sur l'ingratitude de Tyrcis.
LIVRE TROISIÈME.
Polemas ayant reçu les secours que Gondebaut lui envoyoit, fit sortir de Surieu toutes les troupes qui lui restoient, avec ses machines de guerre. Il triomphoit de joye, lorsqu'il s'imaginoit qu'il étoit maintenant assés fort pour réduire Marcilli ; & il ne pouvoit se persuader que les armes du fils pussent arrêter les exploits du pere. Il n'avoit encore rien sçû du retour de Lindamor, qui pourtant étoit déja arrivé au rendez-vous qu'il avoit donné à Sigismond.
D'un autre côté, le prince avoit fait une
Polemas fut à peine éveillé qu'il eut avis que cette armée s'approchoit. Il en fut d'autant plus surpris, qu'il s'y attendoit moins ; cependant comme il trouvoit la partie égale, il crut que la perte ou le gain d'une bataille decideroit de leur differend. Il commanda donc à tous les chefs de son armée de se tenir prêts. Mais Lindamor qui connoissoit les forces de Polemas jugea bien qu'il ne pourroit resister à la valeur, & à la prudence de Sigismond, & de Rosileon, & quoiqu'il crût sa perte infaillible, il étoit vivement affligé qu'il en dût couter la vie à tant de braves hommes, pour le crime d'un seul. Il songea donc à chercher quelque expedient, & n'en trouvant point de meilleur, que d'engager Polemas à un combat singulier, il n'oublia rien pour l'y attirer. Il communiqua son dessein à Sigismond & à Rosileon.
A ces mots Lindamor se tût, & Sigismond sans refléchir long temps sur ce qu'il avoit à répondre, lui dit. «J'ai déja eu la même pensée, & j'ai été sur le point de faire pour moi la proposition que vous faites pour vous. Je ne sçai qui est Polemas ; mais je le hais tant, que la difference de nos conditions ne m'empêcheroit point de mesurer mon épée avec la sienne, si je sçavois comment l'y obliger. Polemas a du courage, reprit Lindamor, mais il est infiniment vain & ambitieux, & si jaloux qu'il ne peut souffrir en autrui les vertus
Si je n'étois convaincu que Polemas a du courage,
Polemas ayant lû ce cartel : «Si sa valeur égale sa présomption, dit-il, je n'aurai pas à vaincre un foible ennemi ; mais il n'aura pas sur moi tous les avantages qu'il espere.» Il promit à Philandre qu'il lui donneroit sa réponse dans une heure ; après quoi il consulta Listandre & Argonide. Et lorsqu'il eut pris leur conseil, il revint trouver Philandre, & lui dit : «J'accepte le combat que Lindamor me presente, aux conditions qu'il trouvera dans ma réponse ; & dites-lui que dans deux heures Argonide, Listandre, & moi nous serons à cheval.» En même temps Philandre lui jetta un gand que reçut Polemas, & de retour vers Lindamor, il lui raconta le succès de sa commission,
Lindamor l'ouvrit en présence des deux princes. Elle étoit conçue en ces termes :
Vous êtes arrivé à propos, pour conserver à ma reputation tout son éclat, on m'auroit accusé de n'avoir vaincu que des femmes. Je loue les dieux de votre retour, il ne me reste que de vous vaincre pour jouir des faveurs qui étoient mieux dues à mon merite, qu'à votre présomption. Comme j'ai pû engager trente mille hommes à épouser ma querelle, ne doutez pas que je n'en trouve deux qui se tiendront honorés de suivre ma fortune. Et puisque vous avez laissé à mon choix les conditions du combat, voici celles que je vous propose. Elles seront suivies si vous les acceptez.
La mort de Lindamor ou de Polemas sera la décision du combat.
Il sera permis au premier vainqueur de secourir ses deux amis.
Les armées suivront le parti du plus fort.
Et il ne sera point permis aux vainqueurs d'exercer sur les corps de leurs ennemis vaincus aucun acte qui puisse flêtrir leur memoire.
Sigismond ne trouva rien que de juste dans ces conditions. Rosileon protesta seulement que celle qui obligeoit les armées à suivre le parti du vainqueur devoit s'entendre de l'armée que Lindamor avoit ramenée :
Les choses étoient en ces termes, lors qu'Amasis qui ignoroit ce qui se passoit hors de la ville, étoit en proye à toute sa douleur De toute la nuit elle n'avoit pû fermer la paupiere ; & quand à la faveur du jour elle vit l'armée de Sigismond, de Rosileon,
C'est ainsi que la nymphe exprimoit une partie de sa douleur, lorsque Godomar, Damon, Alcidon, Adamas, & quelques autres chevaliers qui n'étoient guere moins allarmés que la nymphe, vinrent la trouver, après avoir visité les portes & les murailles. Elle étoit alors sur un des donjons du château, d'où elle consideroit les armées qu'elle croyoit ennemies. Et voyant cette plaine autrefois si fertile en moissons, couverte maintenant de gens armés : «Dieux, s'écrioit-elle, quel changement déplorable ! Que vous m'apprenez bien aujourd'hui qu'il ne faut point établir son repos dans la possession des choses humaines !»
Godomar la surprit dans cet abbatement. Elle crut d'abord que la ville étoit
Adamas courut aux remedes qui pouvoient la soulager ; d'où il arriva que Rosanire, Galatée, & Dorinde qui avoient passé la nuit dans la même chambre, en furent incontinent averties. Elles vinrent au secours de la nymphe ; mais quand elles arriverent, elle étoit déja revenue à elle même. Galatée fut la premiere sur qui Amasis jetta les yeux, & parce que la jeune princesse avoit les yeux baignés de larmes : «Ah, ma fille, lui dit-elle, que ces larmes sont hors de saison, & qu'elles marquent bien notre peu de courage ! Ah, nous devrions bien mieux sçavoir mourir que pleurer.
Madame, répondit Godomar, avancer ses jours par la crainte de quelque malheur, c'est manquer de courage, & passer de la timidité au desespoir. Il vaut mieux que la nymphe se soumette aux ordres du ciel ; elle doit se promettre de sa soumission une satisfaction qu'elle ne gouteroit point autrement. Helas, reprit Amasis, quelle satisfaction pouvons-nous attendre ?
Celadon, cependant, avoit déja prié Adamas d'executer la resolution qu'ils avoient prise le jour d'auparavant ; mais le druide l'ayant remis au lendemain à cause des affaires qui lui étoient survenues, il fut contraint de retourner auprès d'Astrée. La bergere fut ravie d'apprendre qu'elle passeroit encore le reste de la journée avec sa chere Alexis. Clindor n'étoit déja plus dans
A peine Sigismond, Rosileon, & Lindamor qui étoient ces trois chevaliers parurent sur les rangs, que Polemas, Argonide, & Listandre se montrerent de leur côté. Ils avoient aussi leurs écuyers, & leurs trompetes. Dès qu'ils furent en presence, les trompetes s'éloignerent un peu ; & les écuyers leur ayant remis leurs lances, ils partirent au premier signal, & se choquerent avec tant de furie, que les rochers en retentirent. Amasis sis frapée de ce nouveau spectacle, en demanda la cause à Godomar : «Madame, répondit-il, il seroit difficile de l'apprendre si ce n'est d'eux mêmes ; mais il est vrai-semblable qu'ils se disputent le commandement, & qu'ils veulent décider leur differend parles armes.»
La nymphe y trouva beaucoup d'apparence ; mais elle remarqua qu'ils avoient fini leur premiere course, & que l'avantage n'en fut pas égal pour tous. Rosileon eut affaire à Listandre, & son coup tomba sur
Cependant Rosileon & Listandre avoient repris de nouvelles lances, & le prince frapa un si rude coup sur le chevalier, que perdant le sang & la parole, il tomba mort. Sigismond rompit jusqu'à trois lances, contre Argonide, & voyant qu'il n'avoit que peu d'avantage sur lui, il s'avança, & lui dit : «Chevalier, nos lances ont fait leur office, & puisque tu resistes encore, voyons si nos épées nous serviront mieux.» Argonide qui se sentoit un peu blessé, & qui reconnoissoit l'injustice de la cause qu'il soutenoit, eût bien desiré de n'avoir jamais entrepris ce combat ; mais ne pouvant sans deshonneur refuser la condition : «Brave chevalier, répondit-il, je suis tout prêt, & si mon courage ne me séduit, ton épée ne me fera pas plus de mal que ta lance.»
A ces mots, ils mettent tous deux l'épée à la main, & se chamaillent avec tant de violence, qu'on voyoit sortir le feu de leurs armes.
Rosileon ne vit pas plus tôt son ennemi tomber, qu'il mit pié à terre, & lui ayant vû rendre le dernier soupir, il remonta incontinent à cheval. Il ne restoit plus qu'Argonide ; & celui-ci se souvenant des conditions du combat, se recula à l'aspect de Rosileon, & de Lindamor qui s'avançoient sur lui, & parla à Sigismond en ces termes : «Chevalier, j'ai trop éprouvé ta valeur pour croire que tu ne puisses me vaincre seul. Voilà tes amis qui viennent à moi ; si tu veux que la gloire de m'avoir vaincu te demeure entiere, ne permets pas qu'ils se joignent à toi.»
Sigismond admirant le courage d'Argonide, & voulant le sauver : «Ne croi
Amasis qui avoit observé toute cette action s'imagina quelquefois que de ce désordre il naîtroit peut-être quelque chose à son
Le bruit que les trompetes faisoient dans les rues, assembla tout le peuple. Adamas courut devant pour avertir la nymphe de leur arrivée. Godomar s'étoit mis à côté de Sigismond qu'il ne reconnoissoit point sous ses armes. Damon prit la gauche de Rosileon ;
Lindamor ne pouvant résister à cet ordre, défit son casque ; il se pencha ensuite pour baiser la robe d'Amasis ; mais la nymphe ne voulut pas le permettre, & le pressant entre
Alors, les deux princes s'étant avancés, & la nymphe les recevant avec un visage où la joye étoit peinte : «Mais dit-elle, Lindamor, à quoi sert de me raconter ce qu'ils ont fait pour moi, si vous ne me faites connoître ceux à qui j'ai de si grandes obligations, & si eux mêmes me refusent cette satisfaction.» Madame, répondit Lindamor, «Ne soyez point étonnée de leur silence, ils sont chevaliers, & s'ils ne se découvrent point, c'est qu'ils ont juré de ne se faire jamais connoître, si vous n'engagez quelques dames qui sont auprès de vous à leur accorder une grace qu'ils ont resolu de leur demander.»
La nymphe qui desiroit passionnément de les voir : «Je suis persuadée, repliqua-t-elle, que si c'est une chose qu'elles puissent accorder, elles m'aiment assés pour
Adamas, après avoir rendu aux liberateurs de la patrie ce qu'il leur devoit, se déroba, pour avertir Clindor de ce qui s'étoit passé. Il trouva chés lui tous les bergers ; & leur ayant dit le nom & la qualité des vainqueurs : «Mes enfans, ajoûta-t-il, tous nos ennemis sont morts dans la personne de Polemas, & c'est Lindamor qui en versant le sang du rebelle conserve le vôtre. Je m'en réjouis, interrompit Hylas ; car j'ai toujours plus apprehendé une fléche de nos ennemis, que toutes les fléches de l'Amour. Le ciel, continua le druide, vous a garantis par sa bonté de tout le mal que vous pouviez craindre ; & quelque grand
Ah, ma maîtresse, poursuivit Astrée, à qui donc les adresseriez-vous ? Pour moi je le dis sans flaterie, il n'est rien que je vous refusasse. Prenez garde, reprit Alexis, que vous ne vous engagiez à des choses qu'ensuite vous ne voudrez pas tenir. Non, non, dit Astrée, je jure, & je le jure par tout ce qu'il y a de plus saint, que vous pouvez tout sur ma vie, & qu'il n'est rien que je ne fisse pour vous plaire, & pour vous obéir. Nous le verrons quelque jour, ajoûta Alexis. Cependant n'en perdez pas le souvenir, & faites reflexion que sans être accusée de la plus grande legereté, vous ne pourrez vous retracter.»
Ils tinrent encore quelques discours semblables ; après quoi le druide retourna au chàteau, pour faire souvenir Amasis qu'elle
La nymphe les mena ensuite au temple, pour rendre graces aux dieux de la protection singuliere qu'ils lui avoient marquée, en la délivrant ainsi de ses ennemis. Le reste du jour fut employé en jeux, & en festins. Dans les transports de la joye publique, Amasis oublia tous ses malheurs passés. La mort seule de Clidaman lui revint dans l'esprit. Elle tira donc Lindamor à l'écart, & voulut sçavoir ce qu'il avoit fait depuis la perte de son fils. Le chevalier se disposa à contenter sa curiosité ; & tandis que les princes & les chevaliers s'entretenoient avec les dames qui étoient dans l'apartement, il lui tint ce discours :
SUITE DE L'HISTOIRE
DE CHILDERIC, DE SYLVIANE,
ET D'ANDRIMARTE.
«Je ne sçai, madame, si le chevalier que je vous dépêchai après la mort de Clidaman, vous raconta fidélement toutes les circonstances de la disgrace de Childeric. Il nous dit, répondit Amasis, la passion que ce jeune roi avoit conçue pour Sylviane, les efforts qu'il fit pour rompre son mariage avec Andrimarte ; les violences qu'il exerça dans sa maison pendant qu'il étoit absent ; la fuite de Sylviane déguisée en homme, enfin la révolte des peuples, & la mort de mon fils qui fut presque suivie de la vôtre. Il n'a donc rien oublié. reprit Lindamor, de ce qu'il avoit à vous raconter ; mais, comme vous n'avez pas sçû de quelle maniere Sylviane & Andrimarte se retrouverent, ni ce qui leur arriva en se retirant dans la gaule Armorique dont Semnon les avoit établis seigneurs, je vous apprendrai ces circonstances, comme les ayant sçues d'eux mêmes ; car Andrimarte en passant par la cité des Rhemois pour se plaindre à la reine Methine des desordres de Childeric me fit l'honneur de me visiter, & me raconta tout ce que vous allez entendre.
Childeric fut touché des remontrances de Guyemans, & protesta mille fois de ne retomber jamais dans la même faute ; mais il fut obligé de ceder au peuple qui s'étoit soulevé, & reconnut alors que pour reparer un crime, il ne suffit pas toujours de s'en repentir. Il se sauva donc après avoir partagé avec Guyemans la piéce d'or, & parce qu'il n'avoit de confiance en personne, il voulut que je l'accompagnasse, tout blessé que j'étois, jusqu'à la cour du roi de Thuringe. Moi qui depuis la mort de Clidaman, n'aimois plus la vie, je ne lui opposai aucune difficulté. Nous partimes après avoir dit adieu à Guyemans. Childeric montra dans cette occasion la generosité de son courage. Sans changer seulement de couleur, il dit à Guyemans : cher ami, je suis votre conseil, je pars. Sans vous je n'aurois pas survêcu un moment à la perte de ma couronne ; mais puisque vous me promettez de travailler à mon rétablissement ; je veux vivre pour vous convaincre qu'il n'est rien que je n'attende de votre prudence.
A ces mots, il l'embrassa mille fois, & nous montâmes à cheval, accompagnés des chevaliers segusiens qui étoient alors auprès de moi.» Nous arrivâmes bien-tôt dans la cité des Rhemois, où Childeric voulut passer pour voir la reine sa mere.
A peine j'eus achevé, que la reine infiniment affligée : Eh bien, dit-elle, Childeric, vous avez reçu la récompense de vos actions vertueuses ; vous voilà sans sceptre, & sans couronne, & moi sans consolation au milieu de tant de calamités. Justes dieux, continua-t-elle en levant les yeux & les mains vers le ciel, je vous prends à témoin de mon innocence, & de mes supplications pour détourner un si grand malheur ! Vous seuls connoissez mes sentimens ; punissez-moi, si par mes discours & par mes exemples j'ai détourné ce fils de la verité ! A ces mots elle versa un torrent de larmes.
Enfin Childeric, après avoir un peu révé :
La reine laissa quelque temps Childeric dans cette situation, ignorant elle-même ce qu'elle faisoit. Mais le relevant enfin : Childeric, lui dit-elle, puissent les dieux être touchés de votre repentir comme je le suis ! Mais souvenez-vous des maux que vous vous êtes attirés, & qu'au moins votre propre interêt vous retienne dans le devoir.
Madame, je passe les promesses que fit Childeric, & les autres discours que lui tint la reine ; il suffit que vous sçachiez qu'elle nous donna des lettres pour le roi de Thuringe, & qu'elle agréa que nous partissions le lendemain. Nous arrivâmes donc après quelques jours de marche à Thuringe. Basin nous fit tout l'accueil, imaginable, & témoigna beaucoup de regret à Childeric. Il commença par lire la
Cependant Sylviane, comme vous l'avez sçu, étoit partie de Paris sous l'habit d'un des enfans d'Andrenic, accompagnée seulement de la femme de celui-ci, & d'un des gens d'Andrimarte. Le lendemain étant sur le grand chemin de Gandelu, elle eut fait à peine une demi lieue, qu'elle entendit un grand bruit d'hommes & de chevaux qui venoient à elle. Elle tourne promptement la tête ; & remarquant qu'ils couroient à toute bride : Ah dieux, s'écria-t-elle, le tyran me poursuit encore ; mais, ajouta-t-elle en s'adressant à la femme d'Andrenie, tu diras à mon cher Andrimarte, s'il te reste assés de vie pour t'acquiter de ce devoir, que j'ai mieux aimé mourir, que de souffrir la moindre lâcheté. A ces mots, elle mit l'épée à la main, & desesperant de trouver son salut dans la fuite, elle resolut d'attendre le succès, que
En même temps ceux qui la poursuivoient, remarquant son action, & la prenant pour un chevalier, détacherent un de leur troupe pour s'informer de ce que c'étoit. Sylviane répondit hardiment que depuis deux jours un traître avoit attenté à son honneur, & que pensant qu'il venoit pour lui ôter la vie, elle s'étoit mise en état de la défendre. On l'assura que ceux qu'il soupçonnoit étoient prêts à le servir, & que s'ils avoient courus, c'est qu'ils l'avoient pris pour un de leurs amis, & qu'ils vouloient le rappeller, parce qu'ils étoient informés qu'un cerf avoit été détourné.
Sylviane ravie de son erreur se disposa à continuer son voyage, & le chevalier lui ayant demandé son nom, je m'appelle Cephindre, répondit-elle, & je m'estimerai heureux si jamais je trouve les occasions de vous servir ? Elle reprit à l'instant le chemin de Gandelu, & remarqua que ceux qui l'avoient suivie se jetterent dans un bois voisin. Cependant la femme d'Andrenic qui avoit pensé mourir de peur se mit en colere, mais de si bonne grace, que le beau Cephindre ne put s'empêcher d'en rire. Vraiment, dit-elle, votre courage me semble un peu hors de saison. Si vous avez resolu de défier tous ceux que
C'est ainsi qu'elles s'entretenoient pour tromper la longueur du chemin. Et Sylviane qui mouroit d'impatience de revoir Andrimarte, s'imaginoit que c'étoit lui, dès qu'elle appercevoit quelqu'un. Mais la journée entiere se passa sans qu'elle en eût des nouvelles. La femme d'Andrenic la consoloit autant qu'elle le pouvoit, & leur guide ne cessoit de lui dire qu'Andrimarte ne pouvoit venir que par le chemin qu'elles tenoient. Elle arriva ainsi à Gandelu, où elle passa la nuit, mais sans reposer ; & dès que l'aurore parut, elle remonta
Je vous ennuyerois, madame, si je vous racontois toutes les inquietudes de Sylviane. Tantôt elle s'imaginoit qu'Andrimarte avoit pris une autre route, & tantôt que Childeric l'avoit fait assassiner. Puis versant un torrent de larmes ; ah ma mere, s'écrioit-elle, peut-être faisons-nous un voyage bien inutile. D'où vous vient cette opinion, dit la femme d'Andrenic étonnée ? C'est que je crains, ajoutoit Sylviane, que le barbare n'ait fait tuer Andrimarte. Ne vous imaginez pas seulement que cela puisse être, nous en aurions déja sçû quelque chose. Ma crainte, helas, n'est que trop fondée ; car pensez, je vous prie, au temps de son départ, & jugez ensuite s'il ne devroit pas être de retour. La femme d'Andrenic s'étant mise alors à compter par ses doigts : je ne suis pas trop en état, dit-elle, de bien supputer toutes ces choses ; mais selon mon foible jugement, je ne trouve pas, quelque diligence qu'il fasse, qu'il puisse venir plus tôt qu'aujourd'hui : le guide ayant aussi supputé ; madame, s'écria-t-il, je vous assure qu'elle a raison ; car je voi que son calcul s'accorde parfaitement avec le mien.
Cependant, ils arriverent sur le haut d'une colline, d'où Sylviane put remarquer d'assés loin quelques hommes à cheval
Sylviane appelle incontinent le guide, qui avoit aussi reconnu Andrimarte, & lui commande de se cacher derriere un arbre qu'elle lui montre. Mais dans l'excès de sa joye, elle oublie de reprendre les rênes de son cheval, & ce cheval bronchant dans la descente, elle tombe la tête la premiere à quelques pas de là ; mais
Andrimarte étoit déja si près, qu'il vit tomber Cephindre. Pour lui aider, il poussa son cheval, mais il étoit déja relevé, lorsqu'il arriva. Andrimarte ne reconnut point Sylviane, parce qu'elle se cachoit le visage avec son mouchoir ; & se croyant obligé de lui parler : Chevalier, lui dit-il, je m'étois hâté pour venir à votre secours, si vous en aviez eu besoin. Sylviane entendant parler Andrimarte, rougit, & fut tentée de se faire connoître. Mais prenant quelque plaisir à cette feinte : Chevalier, lui répondit-elle, en déguisant un peu sa voix, je vous suis infiniment obligé de votre bonne volonté. Et parlant de la sorte, elle fixa les yeux sur lui ; & parce qu'Andrimarte y remarqua quelques-uns de ces traits qui l'avoient autrefois rendu sensible, il s'imagina confusément qu'il avoit vû ailleurs ce chevalier. Il alloit s'en expliquer avec lui, lorsqu'il remarqua que le cheval de Sylviane s'étoit échapé. Il commanda donc à ses gens de le suivre, & de le ramener.
Cependant il pria Sylviane de s'asseoir sur un petit rocher ; & là ayant sçu que le chevalier se nommoit Cephindre, & qu'il n'étoit parti de la cour que depuis deux jours, il le conjura de lui raconter
A ce discours, Andrimarte fremit, & Sylviane s'en étant apperçue, elle poursuivit en ces termes : «Telle a été son impudicité, qu'il a deshonoré une femme en qui le merite & la vertu égaloient la beauté. Si vous avez été à la cour, vous n'aurez pû la voir sans admiration. C'est Sylviane.
Au nom de Sylviane, Andrimarte ne fut plus maître de lui-même. Il se leve comme transporté ; & s'écrie : O dieux, se peut-il que le tyran ait assouvi sa brutale fureur, & qu'il ait à la fois triomphé de la vertu de Sylviane, & de l'honneur d'Andrimarte ! Il est vrai, reprit Sylviane, qu'il l'a voulu, mais la resistance de Sylviane a trompé ses desseins, & sa vertu l'a fait recourir à un remede aussi violent, qu'il étoit necessaire. Ces dernieres paroles remirent un peu l'esprit
Si je sçavois le détail des amours d'Andrimarte, & de Sylviane, je vous les raconterois avec plaisir ; & peut-être seriez-vous ravi de les entendre ; mais ne sçachant que ce qui leur est arrivé depuis leur mariage, je vous dirai seulement, qu'à peine ils recueilloient le fruit de leurs travaux, lorsque Childeric songea à corrompre Sylviane, ou à lui faire violence. Il envoya donc Andrimarte vers la reine Methine, afin d'executer plus facilement son pernicieux dessein ; il entra ensuite dans la maison de Sylviane, lorsqu'il n'y avoit auprès d'elle qu'une vieille femme par qui on a appris ces circonstances.
Jugez de l'étonnement de Sylviane ; cependant elle dissimula sa crainte & sa douleur, & s'approchant de lui avec un air que son cœur démentoit sans doute, elle voulut lui parler ; mais Childeric la prévint, se jetta à ses genoux, & lui prit la main pour la baiser. Sylviane se débarrassa, & le prince lui dit : Belle Sylviane, pourquoi me refusez-vous les faveurs qu'Andrimarte a déja obtenues ? Croyez-vous que je manque de discretion ? Seigneur, répondit Sylviane en rougissant, je ne dois plus craindre que vous en manquiez, puisque sçachant ce que je dois à mon époux, vous entreprenez de me faire commettre un crime horrible. Sylviane ajouta encore quelques discours qui impatienterent le prince. A quoi servent, lui dit-il, vos refus ? pensez-vous pouvoir me résister ? j'arracherai par la violence ce que vous refusez si cruellement à mon amour.
A ces mots il se saisit des bras de Sylviane, & fit entrer des gens qui l'avoient suivi. Sylviane se voyant trop foible pour résister, conçut une résolution bien extraordinaire. Elle promit tout à Childeric, pourvu qu'on la laissât. Aussi-tôt elle passe dans un cabinet, sous quelque prétexte, & revient un poignard à la main. Ce fer, dit-elle, t'apprendra qu'il étoit
Sylviane en racontant cette derniere circonstance, ne pût s'empêcher de sourire ; mais elle se repentit bien-tôt de son artifice ; car Andrimarte levant les yeux, & la regardant : Tu m'assures donc, lui dit-il froidement, que Sylviane n'est plus ? Elle n'est plus, repartit Sylviane, qui avoit remis son mouchoir, si elle ne vit auprès de vous. Le chevalier entendant qu'elle ne vivoit plus que dans son cœur : Helas, ajouta-t-il, que ce qui lui reste de vie me fera souffrir de morts ! A ces mots, il porta son mouchoir à ses yeux. Puis reprenant tout à coup la parole : Mon mal, dit-il, n'est pourtant pas sans remede. Si ma chere Sylviane a sçu mourir pour ne m'offenser pas, je le sçaurai, moi, pour lui plaire. Et toi, chevalier, continua-t-il, en regardant Cephindre d'un air qui marquoit assés son transport, si tu n'as pas été témoin du courage de Sylviane, sois-le de mon desespoir. A l'instant il met la main sur son épée ; déja il l'avoit tirée du fourreau, lorsque Sylviane se jettant sur lui, & lui saisissant le bras, fit tous ses efforts pour empêcher
Cependant ceux qui ramenoient le cheval de Sylviane, voyant d'assés loin leur maître se débatre contre deux hommes, jugerent d'abord qu'ils avoient voulu l'assassiner. Ils poussent donc leurs chevaux, & celui qui étoit le plus avancé, ayant mis pié à terre ; Ah ! voleurs, s'écria-t-il, vous n'executerez pas un si lâche dessein ! A ces mots, il porte l'épée contre les reins de Sylviane ; & si le guide ne fût survenu, & n'eût crié que c'étoit Sylviane, il l'auroit percée. Sylviane s'entendant nommer, tourna incontinent la tête ; & voulant rendre à son cher Andrimarte la joye dont son artifice l'avoit privé : Comment, Andrimarte, lui dit-elle, vous ne connoissez plus Sylviane ? Est-ce ainsi que vous payez tout ce que j'ai souffert en vous cherchant. Andrimarte la regarde attentivement, & comme elle avoit ôté son mouchoir, il la reconnoît, aussi bien que la femme d'Andrenic & leur guide. Méchante, dit-il alors, en la recevant entre ses bras, de quel crime vouliez-vous me punir, lorsque vous avez inventé une si funeste nouvelle ? Sylviane fut long temps à ne répondre que par ses
Andrimarte ayant sçu jusqu'où Childeric avoit porté l'insolence, résolut de se retirer promptement dans la gaule Armorique, & de tirer vengeance d'un attentat si horrible. Mais persuadé qu'il y auroit à lui une sorte d'ingratitude de partir sans avoir remercié la reine Methine des faveurs dont elle l'avoit comblé Sylviane & lui, il reprit le chemin de la cité des rhemois. Mais, madame, qu'il est bien vrai que la fortune fait quelquefois rencontrer le naufrage, où l'on esperoit de trouver un port assuré ! Andrimarte n'avoit plus qu'une demie journée de chemin pour arriver à la cité des rhemois, lorsqu'il pria Sylviane de passer à l'ombre de quelques saules la grande chaleur du jour. Sylviane qui ne songeoit qu'à lui plaire, descendit à l'instant. Andrimarte mit aussi pié à terre. Ils s'assirent dans une prairie qui étoit près du grand chemin, sous des arbres qu'arrosoit un petit ruisseau ;& ce lieu leur paroissant très-agréable, ils résolurent d'y rester jusqu'à ce que la chaleur fût tombée. Il commençoit à jouir du plaisir de revoir sa chere Sylviane, lorsqu'il entendit un cliquetis d'épées. A peine il
Lorsqu'ils eurent fait environ une demie lieue, ils rencontrerent un grand nombre d'hommes à cheval. Ceux-ci voyant Andrimarte & Sylviane marqués de sang en plusieurs endroits, commencerent à murmurer entr'eux ; puis s'étant separés, les uns suivirent des yeux Andrimarte, & les autres s'avancerent pour tacher d'apprendre des nouvelles du malheur qu'ils soupçonnoient. Mais à peine ils eurent trouvé le corps de Cleosidor (c'est ainsi qu'il se nommoit) qu'ils le firent emporter. Et s'imaginant que ceux qu'ils avoient rencontrés étoient les assassins, quelques-uns d'eux poussent leurs chevaux, pour en avertir ceux qui suivoient Andrimarte ; puis tous ensemble ils se saisissent de lui & de Sylviane, avant qu'ils eussent seulement pensé à se défendre.
Jugez, madame, quelle fut leur surprise, & sur tout lorsqu'un veillard s'adressant à Andrimarte, lui dit transporté de colere : Miserable assassin, tu croyois peut-être cacher en ce lieu écarté le crime que tu as commis en tuant mon fils ; mais les dieux l'ont permis autrement, & avant que deux jours soient expirés, tu éprouveras toi & tes complices la rigueur des loix.
Andrimarte comprit aisement qu'on le soupçonnoit auteur du meurtre dont il n'avoit été que le témoin ; mais croyant qu'il devoit plus tôt répondre aux injures du vieillard que faire valoir son innocence, en racontant ce qu'il avoit vû, il lui dit : Je ne suis ni assassin, ni homicide de ton fils ; mes actions démentent tout ceux qui osent me soupçonner de quelque perfidie. Alors le vieillard se laissant emporter, tire du fourreau la même épée que l'on avoit ôtée à Andrimarte, & lui eût percé le sein, si l'on n'avoit arrêté son bras, en lui representant que le coupable devoit périr par la main du bourreau. Sylviane fut si effrayée qu'elle perdit connoissance. On prit pour un effet de ses remords l'état où elle parut. La femme d'Andrenic étoit plus pâle que la mort ; & comme parmi ses soupirs elle laissoit quelquefois échaper le nom de madame, on s'imagina que la crainte du supplice lui avoit troublé le jugement.
Ils furent donc conduits dans la ville de Fisme, non loin de celle des rhemois. On les enferma dans une tour, où les rayons du soleil ne pénetrerent jamais. Je passe sous silence, madame, les regrets de Sylviane, & les déplaisirs d'Andrimarte ; je vous dirai seulement de quelle maniere ils furent délivrés.
Le meurtrier de Cleosidor s'étoit déguisé en berger dans le plus prochain village ; mais ayant sçu vers la nuit, que le chevalier qui avoit tenté de les separer étoit arrêté comme coupable, il crut devoir plus tôt mourir que de souffrir qu'Andrimarte fût puni de son crime. Dans cette résolution, il prend le chemin de la cité, & s'étant un peu reposé durant la nuit, il arrive au palais de la reine Methine, lorsqu'elle alloit au temple à l'occasion d'un sacrifice qu'elle faisoit offrir pour Childeric. Dès qu'il l'apperçut, il s'avança, & prit si bien son temps, qu'il fut à ses piés avant que l'on eût pû l'en empêcher. La reine dont la bonté est extrême, s'arrêta incontinent, & jettant les yeux sur ce berger, elle lui demanda ce qu'il vouloit. L'étranger répondit : Madame, je vous demande la vie, & je vous supplie d'entendre les raisons qui peuvent déterminer votre majesté à me l'accorder. Quel crime as-tu commis qui merite la mort, ajouta la reine ? Mon crime, repliqua-t-il, est d'avoir ôté la vie à un homme qui m'avoit ôté l'honneur. Comment, reprit la reine, connoît-on aussi dans vos hameaux les loix de l'honneur ! Madame, dit-il, je ne suis point berger, je n'ai pris cet habit que pour approcher plus surement de votre majesté. La reine jugea
A peine l'étranger se fut levé, qu'il se vit environné d'un nombre infini de chevaliers, qui ne le quitterent plus, qu'après qu'ils eurent appris son aventure. Le sacrifice étant achevé, il fut introduit dans l'apartement de la reine ; & dès qu'elle lui eut commandé de parler, il lui dit que Cleosidor & lui avoient servi ensemble une jeune beauté, & que Cleosidor ne pouvant souffrir les refus qu'il en essuyoit, avoit résolu par un mouvement de jalousie de le deshonorer : que dans cette vue il avoit assemblé quelques amis, & qu'un jour l'ayant rencontré seul, ils avoient saisis un moment où il étoit sans défense, pour le maltraiter, & & qu'ils l'avoient laissé pour mort au milieu de la rue. Il raconta ensuite comment il avoit été gueri, & comment il étoit venu chercher Cleosidor dans son propre pays : qu'il lui avoit assigné le lieu du combat, & qu'enfin il avoit lavé sa honte dans le sang de son ennemi.
Mais, madame, ajouta-t-il, il est arrivé depuis un malheur, qui me touche infiniment. On a arrêté comme coupables
La reine promit de lui pardonner, s'il verifioit ce qu'il avoit dit ; & à l'instant elle commanda qu'on lui amenât de Fisme les prisonniers que le pere de Cleosidor avoit arrêtés. Cet ordre fut si promptement executé, qu'Andrimarte & Sylviane furent conduits le même jour au palais. Dès qu'Andrimarte parut, la reine lui marqua tant de bonté, que le pere de Cleosidor en fut surpris. Cependant il se jette aux piés de la reine, & lui demande justice du meurtre dont il soupçonnoit le chevalier. La reine les fit entrer dans son cabinet, & dit tant de choses au vieillard pour la justification d'Andrimarte, qu'elle le persuada enfin de son innocence.
En même-temps Andrimarte ayant appris de la reine ce qu'avoit fait l'étranger, lui raconta les circonstances du combat,
Il étoit déja tard, lorsque la reine congedia le pere de Cleosidor. Et dès qu'elle se vit seule avec Andrimarte, le souvenir de Childeric lui fit répandre des larmes. Andrimarte en fut touché ; & quelque sujet qu'il eût de songer à la vengeance, il fut obligé d'accorder aux larmes & aux prieres de la reine le pardon qu'elle lui demandoit pour son fils. Elle s'informa ensuite où pouvoit être Sylviane, à quoi Andrimarte répondit, qu'elle s'étoit retirée dans la gaule Armorique, & qu'elle lui avoit envoyé un de ses freres pour lui apprendre tout ce qui s'étoit passé. La reine commanda aussi-tôt qu'on le fit entrer ; & dès que Sylviane l'eut saluée : En verité, dit-elle à Andrimarte, je n'ai jamais vu un si beau chevalier, ni personne qui ressemble autant à Sylviane. Puis s'adressant à Sylviane même : Chevalier, continua-t-elle, quelles nouvelles m'apprendrez-vous de votre sœur ?
A ce mot, Andrimarte ne voulant pas tenir plus long-temps la reine dans l'erreur où elle étoit : Elle ne peut, dit-il, vous en donner de plus sures que celles qu'elle vous apporte elle-même sous cet habit qu'elle a été obligé de prendre pour
Andrimarte qui sçut avant son départ que j'étois retenu dans le palais par mes blessures, prit la peine de me visiter ; je lui appris le détail du combat où j'avois été blessé, & il me raconta ce que vous venez d'entendre. Quelques jours après les myres m'ayant assuré que je pouvois me mettre en chemin, j'allai prendre congé de la reine. Elle me demanda si je sçavois les moyens que Guyemans vouloit employer pour rétablit.
Lindamor ayant fini, la nymphe se leva, & les princes se disposerent aussi à se retirer. Amasis les accompagna malgré toutes leurs oppositions ; & laissant à Galatée le soin de conduire Rosanire & les autres dames dans leurs appartemens, elle les supplia tous de disposer de tout ce qui étoit en sa puissance, puisqu'elle ne possedoit rien dont elle ne fût redevable à leur courage & à leur affection.
LIVRE QUATRIÈME.
De's que le jour parut, Ligonias partit ; & la belle Astrée s'éveilla. La bergere avoit encore couché ce soir là dans la maison d'Adamas, parce qu'elle ne pouvoit s'éloigner de sa chere Alexis. A peine elle eut ouvert les yeux, qu'impatiente de la revoir, elle entra incontinent dans sa chambre, mais sans faire de bruit. Le berger qui ne dormoit pas, remarqua la discretion d'Astrée, & feignit de dormir pour s'instruire mieux de ses mouvemens secrets. Il vit sa bergere se jetter à genoux, & lui baiser plusieurs
Astrée s'en étant apperçue : «Pardonnez, lui dit-elle, ma belle maitresse, si j'ai eu l'indiscretion de vous éveiller. Alors Celadon, pour mieux feindre qu'il avoit dormi : «Je suis ravi, lui dit-il, que vous ayez pris la peine de me visiter ; mais dites moi, continua-t-il, s'il y a long-temps que vous êtes entrée. Il n'y a qu'un instant, répondit-elle ; je n'ai eu que le temps de vous donner deux baisers. Amour l'a permis ainsi, reprit Celadon ; il sçait que vos faveurs me sont si précieuses, que je serai toujours plus satisfaite de les obtenir sous la verité, que sous... Mais, ajouta Alexis, en faisant asseoir Astrée sur son lit,
Adamas entra dans ce moment, & le tira d'intrigue. La joye qu'il en ressentit parut aussi-tôt sur son visage ; & Astrée le remarquant : «Mon pere, dit-elle en s'adressant à Adamas, vous êtes un excellent myre, puisque vous guerissez les malades par votre seule presence.» Ces paroles inquieterent Adamas ; & s'étant approché de Celadon, ce berger lui dit à l'oreille le peril d'où son arrivée l'avoit tiré. Mais Adamas jugeant
C'est ainsi qu'Astrée disposoit insensiblement ses compagnes à leur séparation ;
Celadon demeura quelque temps interdit ; & Adamas lui demandant la cause de son silence, il répondit avec un grand soupir : «Mon pere, s'il est vrai que nous ayions jamais quelque pressentiment de l'avenir, je présage des maux biens funestes. Ce n'est pas, quoiqu'il arrive, que je ne vous aye toujours une extrême obligation. Disposez donc de moi, & si je vous desobéis, je consens à passer pour le plus ingrat des bergers. Mon fils, lui dit Adamas satisfait de cette réponse, souvenez-vous que si vous ne possedez pas votre bergere, vous ne pourez vous en prendre à moi.» A ces
A peine il étoit sorti, qu'Astrée impatiente de sçavoir ce qu'Adamas avoit dessein de lui dire, se jetta sur le lit d'Alexis, & la conjura de lui éclaircir ce mystére ; mais Celadon lui dit des choses si differentes qu'elle n'en put rien sçavoir. Diane & Phylis s'approcherent aussi ; & Leonide étant entrée presque en même-temps, elle mena les bergeres dans une autre chambre, pour donner le temps à Celadon de s'habiller.
Déja le druide étoit arrivé au château. Dès qu'il put voir la nymphe, il lui representa si bien la nécessité où il étoit de s'en retourner, qu'elle le lui permit, à condition pourtant qu'il reviendroit dans peu de jours. Ensuite, sans voir Galatée, de peur qu'elle ne lui demandât des nouvelles d'Alexis, ou de Celadon, il vint chés Clindor, où étoient déja Astrée, Alexis, Phylis, Diane, & avec elles tous les autres bergers & bergeres. Il leur communiqua le dessein qu'il avoit de les enmener, & il les trouva tous disposés à partir, dans l'impatience où ils étoient de revoir leurs troupeaux. Le seul Clindor en parut affligé. Il recommanda son fils à Lycidas, & lui fit promettre cent fois qu'il viendroit le revoir. Après quoi il embrassa Phocion, mais sans lui dire adieu dans sa maison. Malgré sa vieillesse,
Adamas qui s'étoit préparé à les bien recevoir, les conduisit d'abord dans une sale, où ils trouverent des rafraichissemens ; puis les ayant menés dans sa galerie, il expliqua aux uns des tableaux, & fit admirer aux autres la beauté des peintures.
D'un autre côté Amasis n'oublioit rien pour traiter splendidement les princes, dont le secours lui avoit été si utile. Ce jour là même elle leur communiqua la crainte où elle étoit que Gondebaut n'armât de nouveau ; mais Sigismond, Rosileon, & Godomar la tranquiliserent à cet égard, en lui protestant de ne la point abandonner qu'elle ne fût absolument paisible. La nymphe s'étant ensuite retirée dans son cabinet, les princes & les chevaliers s'approcherent des nymphes & des dames.
Sigismond tira Dorinde à l'écart, & lui tint ce discours : «Quelque sujet que vous eussiez, belle Dorinde, de croire les hommes inconstans, je me flate maintenant que vous excepterez Sigismond. Seigneur, lui répondit Dorinde, vous avez fait pour moi infiniment plus que je ne merite ; mais que vous soyiez pour cela plus fidele que les autres hommes, permettez-moi d'en douter. Qui sçait si vous serez
Ah dieux, s'écria Dorinde en soupirant, que le sceptre de Gondebaut, & votre amour peuvent difficilement, & votre amour peuvent difficilement compatir ensemble ! Vous ne serez pas plus tôt assis sur le throne, que Dorinde sera oubliée. Il me semble, répondit le prince, que mes sermens devroient vous avoir guerie de ces soupçons qui m'affligent. Croyez-moi, belle Dorinde, ma passion est legitime, & je la sçaurai conserver aussi pure
Dorinde, que flatoit le titre de reine, s'imaginant que le prince pourroit égaler sa fortune à son ambition, se rendit à ces promesses ; & laissant voir sur son visage un peu de honte mêlé avec une joye infinie, elle répondit : «Seigneur, mes sentimens pour vous ne doivent point leur naissance aux grandes esperances que vous me donnés. C'est votre personne seule que j'aime, & non pas votre personne seule que j'aime, & non pas votre grandeur ; mais puisque vous avez assés de retour, pour vouloir partager avec moi la gloire où vous êtes appellé, j'accepte l'offre que vous daignez m'en faire ; & je proteste que je ne disposerai de moi que selon votre intention : voici, dit-elle en rompant la bague qu'elle tenoit du prince, le symbole de notre union. Le temps que ces pieces demeureront séparées, marquera notre absence ; & quand vous pourrez accomplir votre promesse, leur union fera la notre aussi.»
Alors Sigismond prenant une moitié de la bague, & la baisant plusieurs fois : «Je
Cependant Lindamor avoit profité du temps. Dès qu'il vit que Rosileon s'étoit approché de Rosanire, & que Sigismond entretenoit Dorinde, il se mit auprès de Galatée, & lui representa si bien ce qu'elle devoit à ses travaux, qu'il obtint la permission de la rechercher publiquement Il étoit persuadé qu'Amasis lui seroit favorable ; mais avant que de lui parler, il crut devoir consulter Adamas, dont il étoit aimé, & qu'il sçavoit avoir la confiance de la nymphe. Il s'ouvrit donc sur cela à Galatée ; & la nymphe ayant approuvé son dessein, il fit
Quelque temps après Amasis voulut aller prendre l'air de la campagne. Elle ordonna qu'on attelât ses chars, & s'étant mise dans l'un avec les trois princes, Galatée, & Dorinde, elle commença par visiter le lieu où Polemas avoit campé. Elle passa ensuite dans la plaine, où le sang du rebelle paroissoit encore ; & se rappellant ses frayeurs passées, elle leur racontoit le trouble dont elle fut agitée durant le combat. Enfin, après avoir fait plusieurs tours, elles les ramena au château.
Ligdamon cependant arriva chés Adamas, qu'il trouva se promenant dans sa galerie avec les bergers. Le druide fut un peu surpris à son aspect ; il craignit qu'il ne fût arrivé quelque nouveau desordre ; mais Ligdamon le rassura bientôt, en lui apprenant qu'il ne venoit que pour l'engager à
Adamas ne comprenant rien à ce discours, pria Phylis de lui expliquer cette enigme. «Ces belles filles, répondit Phylis, sont venues chercher en Forest par l'ordre d'un oracle, les soulagemens qu'elles desirent aux maux qu'amour leur fait souffrir. Voici l'oracle, afin que vous sçachiez de
Le mal des trois en Forest finira
Par le mort vif, & par qui trouvera
Le même bien qu'elle rejette.
Ecoutez ce qu'elle ordonnera,
Elle est mon fidele interprete.
«Or, mon pere, continua-t-elle, j'ai sçu cet oracle il y environ une lune, que je le leur recitai, & que je les suppliai en même temps de me raconter leurs aventures ; mais une consideration particuliere m'ayant empêché d'en entendre le détail, je les ai priées d'en remettre le recit à une occasion plus favorable, & maintenant elles me prioient de les écouter.» Adamas ignorant de quelle maniere Phylis avoit appris cet oracle ; mais l'attribuant à une espece de prodige, dit à Circène : «Je connois bien, ma belle fille, que ce jour terminera vos differends ; vous avez déja trouvé qui doit vous juger, & je ne voi plus de difficulté. Et d'abord, sans sortir d'ici, vous pouvez rencontrer les deux autres personnes qui doivent être les arbitres de votre sort ; & par ce mort qui sera vif, les dieux ont entendu sans doute...» Il voulut nommer Alexis, mais faisant reflexion qu'il trahiroit le secret du berger, il s'arrêta & nomma incontinant Ligdamon.
Mon pere, dit Palinice transportée de joye, quelle doit être notre reconnoissance pour un si grand bienfait ? Vous nous avez éclairci ce qui nous sembloit inintelligible. Il ne reste plus que de sçavoir à qui de nous trois le sort ordonnera de parler ; car nous ne doutons plus que ce ne soit ici le lieu où nous devons retrouver notre premiere tranquillité. Rien de plus facile, répondit Adamas, qui étoit ravi d'amuser Ligdamon ; mettons vos noms dans un chapeau, & le premier que Phylis tirera sera le nom de celle à qui les dieux ordonnent de parler.» Elles y consentirent, & le druide écrivit leurs noms dans trois petits billets qu'il mit dans un chapeau tout pliés. Phylis à qui il les presenta, tira le nom de Florice ; & toute la compagnie s'étant assise, Florice commença de la sorte, après avoir regardé doucement Phylis.
SUITE DE L'HISTOIRE
DE CIRCENE, DE PALINICE,
ET DE FLORICE.
«S'il falloit, belle & discrete Phylis, que je vous racontasse en détail nos démêlés, je doute qu'une journée entiere me suffît ; mais je sçai qu'Hylas est depuis long temps dans cette contrée, & je ne doute point qu'il ne vous ait quelque fois parlé de nos affaires. Je ne vous dirai donc que les principales circonstances, afin que vous jugiez mieux des mouvemens de notre ame, & que vous ordonniez qui de ces chevaliers doit obtenir notre amour. Circène, Palinice, & moi, nous avons deux freres, & puisqu'il le faut dire, deux amans, du moins s'il en faut croire les sermens des hommes. Mais pour mieux vous faire entendre une affaire aussi embarrassée, j'ai tracé exprès cette figure.»
- Freres. Amans.
- SILENE.
LUCINDOR. de
CIRCENE. CLORIAN.
ALCANDRE. - CLORIAN.
CERINTE. de PALINICE. SILENE.
AMILCAR. - ALCANDRE.
AMILCAR. de
FLORICE. LUCINDOR.
CERINTE.
«Or dans cette confusion nos interêts sont si mêlés, que Circène ne peut rendre auprès de moi de bons offices à Lucindor, sans desobliger Cerinte qui est frere de Palinice, & sans craindre que pour se venger, il ne la ruine auprès de Clorian. Palinice ne sçauroit parler à Circene en faveur de Clorian, sans me déplaire dans la personne d'Alcandre, & sans m'obliger à lui ravir Amilcar. Et moi je ne puis aider la passion d'Alcandre & d'Amilcar, sans troubler le repos de Circène & de Palinice, qui auroient droit de m'enlever, l'une Lucindor, & l'autre Cerinte. Voilà ce qui nous a fait vivre durant quelque temps dans une contrainte insuportable ; & jugeant bien que cela même pourroit nous brouiller enfin, nous recourumes tous ensemble à l'oracle, & nous en eumes d'abord cette réponse.»
Les six demeureront sans partir de ce lieu,
Que le devoir, ou l'honneur ne l'ordonne.
Et pour les autres trois, l'oracle de ce dieu
Ne répondra qu'à leur seule personne.
«Et jugeant que l'oracle réservoit encore quelque chose pour nous, nous le consultâmes en particulier. Il nous rendit la réponse que les dieux vous ont aussi communiquée. Voilà le principal sujet de notre voyage. Et puisqu'il ne reste qu'à vous
Avant qu'Alcandre mon frere eût jetté les yeux sur elle, Clorian s'étoit si bien insinué dans ses bonnes graces par l'entremise de Palinice, que leur intelligence sembloit devoir être durable. Qu'Alcandre me pardonne, si la verité a sur moi plus d'empire que lui. Une secrete puissance me force d'avouer que Circène a toutes les obligations imaginables à Clorian. Il l'a servie le premier, lorsqu'elle étoit encore dans ses plus tendres années ; il lui a continué les mêmes soins dans sa jeunesse ; & c'est à ses entretiens qu'elle doit une partie de sa gentillesse.
Un jour que Clorian étoit absent, j'allai visiter Circène ; je la trouvai d'abord un peu affligée de son absence. Bien qu'elle ne connût pas encore l'amour, elle ne laissoit pas d'en ressentir les premiers traits. Et lui ayant demandé depuis quel temps il s'étoit éloigné d'elle, je vous jure, dit-elle, que je ne l'ai pas compté. Comment, ajoûtai-je, lorsqu'on aime bien, on ne compte pas seulement les jours de l'absence, mais les heures & les momens. C'est, répondit-elle, ce qu'il ne doit pas attendre de moi : comment pourrois-je compter tant de choses, si je ne sçai pas
J'étois souvent témoin de pareils entretiens. Nos maisons étant voisines, je voyois Circène presque tous les jours ; & Clorian lui-même prenoit plaisir à me redire ses réponses les plus naïves. Clorian se lassa enfin de servir un enfant, & jugeant qu'il falloit encore quelques années avant qu'elle pût connoître ce qu'elle devoit à son amour, il résolut de les employer à la guerre. Il partit dans ce dessein, & je me souviens de cette chanson qu'il fit alors.»
Toi pour qui je fais des autels,
Jeune beauté, que les mortels
Considerent comme un miracle,
Pardonne à mon éloignement ;
Et ne t'offense pas, s'il faut que cet obstacle
Trouble mon esperance, & ton contentement.
J'ose esperer dans mes malheurs
Que le ciel touché de nos pleurs
Aura pitié de mon supplice :
Et qu'enfin le temps & l'amour
Pour ne se rendre pas auteurs d'une injustice
M'accorderont bientôt la mort ou mon retour.
Cependant, permettent les dieux
Que les traits qui sont dans tes yeux
Mettent les cœurs en esclavage.
Mes rivaux me plairont alors,
Pourvu que tes desirs soient à mon avantage,
Et que ton amour croisse aussi bien que ton corps.
«Cependant Clorian s'acquit une grande reputation, & lorsqu'il revint, il trouva Circène si parfaite, qu'il conçut pour elle une veritable passion. Elle étoit sortie de l'enfance ; & quoiqu'elle n'eût pas oublié le nom de Clorian, elle ne témoigna aucun souvenir de ses assiduités. Elle le reçut pourtant bien, & comme elle a l'esprit extrêmement doux, tous ses discours & toutes ses actions persuaderent au chevalier qu'il en étoit aimé. Le voilà donc parfaitement épris, & si Hylas vouloit raconter ce qui se passa depuis le retour de Clorian, il le pourroit mieux que moi. Je sçai que Clorian l'employa, & qu'il le trahit, au lieu de le servir auprès de Circène.
Il y a long temps, dit Hylas, que j'ai raconté à ces bergeres toutes les extravagances que je fis alors. Mais la plus grande fut de vous aimer les unes & les autres plus que je ne devois. Je n'en parlerai donc
Pour ce qui regarde Palinice, comme nous étions un peu plus âgées que Circène, & que nous avions dès le commencement contracté la liaison la plus étroite, il m'est facile de vous raconter ce qui l'interesse. Dès que Silene en fut devenu amoureux, je le sçus plus tôt que Circène même ; car Palinice me consulta presqu'aussitôt qu'elle s'en fut apperçue. Pour
Ce n'est pas sans raison que je vous ai consultée ; sçachez que le lendemain qu'il eut dansé ce ballet où il representoit Narcisse chés la reine mere de Sigismond, il s'approcha de moi, & qu'après m'avoir entretenue de choses indifferentes, lorsque je l'eus loué sur la maniere dont il avoit dansé, il me dit : Ah, belle Palinice, ne m'en rappellez pas le souvenir ! je suis si honteux d'une faute que j'ai commise, que je mourrois sans doute, si je n'esperois de pouvoir la reparer. Moi, qui n'entendois point ce qu'il vouloit dire, je lui répondis que je n'avois point remarqué cette prétendue faute. Si elle a échapé aux autres, reprit-il froidement, elle ne m'en est pas moins sensible. Au lieu de feindre que j'étois amoureux de moi, je devois bien plus tôt representer combien veritablement je le suis de vous. Jugez de ma surprise ; car c'étoit, je vous le jure, le discours
Cependant, ne pouvant faire autre chose, je rougis, & je lui répondis un peu en colere : quand vous eussiez changé l'objet de votre amour, vous n'auriez pas changé votre destinée ; & votre mort étoit également inévitable. En même temps je m'éloignai, pensant bien qu'il poursuivroit sa pointe ; mais nos compagnes s'étant avancées, il changea d'entretien, & se contenta de me donner une orange. Lorsque je fus seule, je disputai quelque temps en moi-même si je devois l'ouvrir. La curiosité l'emporta ; je la rompis en deux, & j'y trouvai ce billet.»
SILENE A PALINICE.
Pardonnez-moi, belle Palinice, si j'use de ce stratagême pour vous découvrir mon amour. Si vous me l'accordez, ce pardon que je vous demande, je benirai l'artifice que ma suggeré ma passion ; & si vous avez quelque bonne volonté pour moi, je m'estimer ai le plus heureux des hommes.
«Je pris d'abord la résolution de vous montrer ce billet, & de n'en rien témoigner à Silene, avant que d'avoir votre avis sur la maniere dont je devois me conduire. Voilà comment Palinice m'informa de la passion de Silene, & du penchant qu'elle avoit à la souffrir. Je secondai en
Silene continua depuis à la rechercher avec tant d'amour, & tant d'assiduité, que Palinice eût été bien insensible, si elle ne s'étoit laissé flêchir. Je me souviens qu'un jour il la suplia de lui accorder une faveur, en témoignage de son retour. Elle me consulta encore dans cette occasion ; & je lui répondis qu'étant assurée de son amour & de sa discretion, il étoit juste qu'elle lui fit connoître ses sentimens ; mais que je lui conseillois de l'éprouver dans quelque occasion, & d'essayer si son affection étoit aussi véritable qu'il la representoit.
Palinice déterminée à me croire, lui fit d'abord un bracelet de ses cheveux, où étoient ces mots : Mieux le cœur que le bras. Et dès que Silene la vit, il la conjura de lui accorder enfin le bien qu'elle lui avoit permis d'esperer. Je consens, dit-elle, à vous donner un témoignage de mon affection ; mais je veux qu'à votre tour vous m'en donniez un de votre obéissance. Silene pour obtenir ce qu'il vouloit, auroit promis l'impossible : il jura tout ce qu'elle voulut. Alors Palinice lui dit : quand je vous aurai attaché au bras ce que je vous destine, je vous défens de l'examiner avant
A ces mots, Palinice lui ayant fait mettre son chapeau devant les yeux, elle attacha le bracelet. Silene mit ensuite un genou en terre, & prenant la main de Palinice : Belle main, dit-il, je jure par toi-même que je ne romprai jamais ces marques de ma captivité, ni les fers dont elles sont le symbole. Et sans attendre que Palinice lui répondît, il s'enfuit à l'instant. Dès qu'il fut entré dans son cabinet, il porta en même temps la bouche & les yeux sur l'endroit où il sentoit son bras pressé. Dieux, quel fut son étonnement, lorsqu'il remarqua que c'étoient des cheveux de Palinice, & qu'il lut les caracteres qu'elle y avoit tracés ! Oui, s'écria-t-il, belle Palinice, il est juste que cette faveur m'occupe mieux le cœur que le bras, puisque je ne vis que par elle, & que c'est dans mon cœur que reside ma vie ! Puis baisant mille fois le bracelet : Pardonnez, grands dieux, ajoutoit-il, si j'adore Palinice, & si je la regarde comme votre plus parfait ouvrage.
Je ne fus pas long temps sans apprendre
La reine avoit indiqué un tournoi ; Silene y fut invité par Lucindor, au nom de Sigismond. Le lendemain il en avertit Palinice. Charmée d'avoir trouvé cette occasion pour executer un dessein qu'elle avoit déja conçu, comme il lui dit que personne ne lui disputeroit la bague, puisqu'il la courroit pour l'amour d'elle : ce sera plus tôt vous, répondit Palinice, qui ne la disputerez à personne, car vous ne la courrez point du tout. Pardonnez-moi, madame, dit le chevalier, Sigismond me l'a fait ordonner par Lucindor. Et moi, repliqua Palinice, je vous le défens. Vous êtes trop juste, reprit Silene, & vous aimez trop ma reputation. Ah, Silene, j'ai donc bien peu de pouvoir sur vous. Nullement. Si votre service m'appelloit ailleurs, ou que je crusse que vous parlez serieusement, je proteste que j'aimerois mieux déplaire à Sigismond qu'à la belle Palinice. Si vous m'aimez enfin, vous ne courrez point. Je vous en dirai les raisons ce jour là même
Le soir même Silene se rendit à l'appartement de Sigismond, & comme il étoit uniquement occupé de la défense qu'il venoit de recevoir, il prit si bien ses mesures, qu'en badinant avec le jeune prince, il feignit que son pié avoit tourné. Il tomba à la renverse : on crut qu'il ne s'étoit point blessé ; mais quand on vit qu'il se relevoit avec peine, & qu'il se plaignoit, on s'approcha pour sçavoir où il s'étoit blessé. Il répondit qu'il s'étoit démis le pié. Le jeune prince le fit à l'instant reconduire chés lui, & lui envoya ses myres pour le guerir ; mais Silene qui ne vouloit pas être visité, leur fit accroire qu'un myre en qui il avoit confiance, avoit déja pensé sa blessure.
Le bruit de ce prétendu malheur fut bientôt divulgué ; & Palinice ne fut pas la derniere à en être informée. Mais feignant d'en ignorer la cause, elle pria Cerinte de l'aller voir. Lorsque Silene sçut qu'il venoit de la part de Palinice : Assurez-la je vous conjure, lui répondit-il, que depuis qu'elle a ressenti mon mal, je n'en ai plus ressenti la violence, & qu'excepté le déplaisir de ne pouvoir accompagner Sigismond,
Le jour destiné au tournoi étant arrivé, Silene se leve, & s'appuyant sur un bâton, comme s'il en avoit besoin pour se soutenir, il se rend chés Palinice, & l'accompagne dans une maison qui avoit vue sur la carriere. Sigismond arriva bientôt avec un grand nombre de chevaliers, qui après avoir long temps disputé le prix, le cederent enfin au jeune prince. Durant le tournoi, Palinice & Silene ne firent que s'entretenir ; & s'il est vrai ce qu'elle m'a dit depuis, tel fut à peu près leur entretien. Ils étoient appuyés sur une même fenétre, & Silene regardant sa maitresse, comme s'il eût été ravi de la voir si belle : quel service vous m'avez rendu, lui dit-il, en me défendant de paroître avec ces chevaliers, pour me placer auprès de vous ! Tel est souvent près du corps, qui est loin du cœur, répondit froidement Palinice. C'est un malheur inévitable, ajouta Silene, pour quiconque n'a pas plus de merite que moi.
Ne dissimulez pas, repliqua Palinice, j'avoue que vous avez des qualités estimables ; mais je ne puis me persuader que l'on doive faire des extravagances pour l'amour de vous. Je vous jure, reprit Silene en souriant un peu, que je n'ai pas cette présomption ; & que si j'avois à desirer
Il se tut alors, pour entendre ce que Palinice lui répondroit ; mais voyant qu'elle s'amusoit ailleurs : Ah, cruelle, s'écria-t-il, pouvez-vous avoir changé en si peu de temps ? Est-ce ainsi que vous avez résolu de récompenser mon obéissance ? Je pense, dit Palinice en se tournant tout-à-fait de son côté, que vous croyez avoir beaucoup fait pour moi, parce que vous vous êtes privé aujourd'hui du plaisir que vous auriez eu au tournoi. Mais puisque vous avez si bonne opinion de vous, & que vous aspirez à de si grandes récompenses pour de si legers sujets, cherchez qui veuille vous les donner. J'y renonce pour moi,
Silene étonné de ce traitement, & ne sçachant quelle pouvoit en être la cause : Belle Palinice, lui répondit-il, si c'est mon amour qui vous importune, pardonnez-moi, je sens que je ne pourrai jamais vous épargner cet ennui ; mais si c'est ma presence, vous serez bientôt satisfaite ; & je proteste dès à present que je ne m'offrirai jamais à vos regards, sans être bien persuadé que vous le desirez. A ces mots, il voulut la quitter ; mais Palinice le rappella lorsqu'il ouvroit la porte pour s'en aller. Silene revient, & s'approchant de Palinice, elle lui dit de l'air du monde le plus dédaigneux : Puisque vous vous retirez, Silene, il n'est pas raisonnable que vous gardiez dans votre solitude une chose qui pourroit vous être desagréable : rendez-moi mon bracelet, car je veux le ravoir.
C'est une satisfaction que je ne puis vous donner, répondit froidement Silene : j'ai juré de ne m'en défaire qu'avec la vie. Mourez ou vivez, dit Palinice, rien ne m'est plus indifferent, pourvu que j'obtienne ce que je demande. Beauté par jure, repliqua Silene, se pourra-t-il que votre rigueur me tue sans que j'en sçache le sujet ! Ne vous en prenez, répondit Palinice, qu'à votre peu de merite ; & si vous
En verité, dit Hylas, qui perdoit patience, il n'y eut jamais d'humeur plus contraire à la mienne. Comment j'aurois souffert impunément qu'elle m'eût traité d'importun, & qu'elle m'eût accusé d'avoir trop peu de merite pour elle ? Que je
Dès que le tournoi fut fini, Palinice vint me rendre compte de ce qui s'étoit passé ; & reconnoissant à ses discours, & sur son visage, qu'elle avoit quelque regret de l'avoir si fort inquieté, j'approuvai qu'elle y remediât. Nous allâmes donc voir Circène, jugeant bien que nous le trouverions avec elle. Quoique Circène fût sa sœur, il ne lui avoit point confié son amour, parce qu'elle lui sembloit trop jeune pour garder un secret.
Quand nous n'aurions point sçu ce qui étoit arrivé à Silene, nous nous serions facilement apperçues qu'il y avoit quelque désordre dans leur maison. L'inquietude où étoit Circène, & les larmes qui lui échapoient quelque fois, nous en instruisoient assés. Cependant nous feignîmes d'ignorer sa douleur, & nous la suppliâmes, par toute l'amitié qu'elle avoit pour nous, de nous faire part de son déplaisir. Circène nous dit que depuis deux heures elle voyoit son frere si affligé, qu'elle craignoit qu'il n'eût reçu quelque outrage, dont il voulût se ressentir. Car, disoit-elle, il m'a demandé quelque argent
Je voudrois, dit Palinice, qu'il fût ici ; je me flate qu'il ne me cacheroit pas le sujet de son déplaisir. Helas, reprit innocemment Circène, ne le croyez pas ainsi ! Je pense qu'il m'aime assés, & que j'ai sur lui autant d'empire que personne ; mais il a résisté à toutes mes supplications. En même temps Silene entra ; & Palinice jugeant bien que Circène ne lui avoit point exaggeré sa douleur, elle se mit sous quelque prétexte sur le seuil de la porte par où il falloit nécessairement qu'il passât. Silene étoit si troublé, que sans me remarquer il prit son manteau, & son épée ; mais lorsque pensant sortir, il vit Palinice sur le seuil de la porte, son étonnement fut extréme. Palinice qui l'attendoit au passage, se mit les mains sur les côtés, pour mieux fermer toute l'ouverture de la porte ; & dès qu'elle entendit qu'il s'approchoit : qui est-là, dit-elle en se tournant un peu ? C'est Silene qui veut sortir, répondit-il. De quel lieu, demanda Palinice ? Du monde même, repliqua Silene, puisque votre cruauté me condamne à mourir. A ces mots, il fit un effort, comme voulant passer en dépit d'elle. Mais
Pour abreger un discours déja trop long, belle Phylis, Palinice remit parfaitement l'esprit de Silene, & lui jura en présence de sa sœur, qui depuis fut dépositaire de leurs secrets, qu'elle ne changeroit jamais, tant qu'il seroit aussi discret & aussi fidele. Or j'ignore si en effet on se lasse de la prosperité ; mais si les hommes sont inconstans, c'est presque toujours parce qu'on les aime trop. Du moins Silene nous l'apprit par son changement ; car sans avoir de prétexte légitime, & lorsque ma compagne lui marquoit plus de tendresse, il tourna tout-à-coup les yeux sur Dorise. Palinice fut tellement offensée de sa perfidie, que pour
Palinice indignée se donna à Rosiliandre, qui l'enmena à l'extrêmité des segusiens. Silene reconnut sa faute, mais trop tard ; & tout ce qu'il obtint ensuite de Palinice fut quelques lettres, par lesquelles elle l'assuroit qu'elle l'estimoit autant que son devoir le lui permettoit. Enfin Rosiliandre étant mort, Palinice revint à Lyon ; & Silene l'aima plus que jamais. Ce fut en ce même temps qu'Amilcar mon frere devint son rival, & qu'il engagea par ces procedés Palinice à lui vouloir du bien. J'essayai d'abord de le détourner de cette passion ; mais voyant que sa blessure étoit incurable, je quittai le parti de Silene, pour prendre celui d'Amilcar. Et quelque instance que Circène fît pour son frere, je persuadai si bien à Palinice, que le changement de Silene le rendoit indigne de son amour, que si je
Maintenant, sage bergere, il ne reste qu'à vous découvrir mes égaremens. Je voudrois bien qu'un autre vous en fît le recit ; mais puisque c'est moi que le sort en a chargée, je vous les raconterai sans artifice. Sçachez donc, notre juge, que de ces deux chevaliers, Lucindor frere de Circène, & Cerinte frere de Palinice, Lucindor fut le premier qui me parla d'amour. Je laisse à Silvandre le soin de chercher la cause de cette passion ; pour moi, je l'avoue, je ne suis point assés sçavante pour la démêler. En voici du moins le commencement.
Un jour Lucindor se trouva dans un cercle, où l'on vint à parler de moi, & à regreter un jeune chevalier que l'on disoit m'avoir servie, & qui depuis quelques lunes avoit été assassiné par un homme qu'il aimoit. Il s'appelloit Meliseor, & tout jeune qu'il étoit, il avoit la reputation d'un homme aussi sçavant que spirituel. On dit ensuite à Lucindor, qu'outre qu'il lui ressembloit par les qualités de l'esprit, ils avoient presque les mêmes traits. Lucindor se sentit flatté de cette
A ces mots, je jettai les yeux sur Lucindor, & je vis bien qu'il changea de couleur ; mais reprenant courage : S'il a eu de la passion pour vous, me dit-il, je ne puis croire qu'il ne vous l'ait pas témoignée ; & j'ai tant d'estime pour sa memoire, que je ne serai jamais fâché d'avoir commis le même crime, quelque châtitiment que j'en doive attendre. Belle & discrete Phylis, je ne vous repeterai point ici cet entretien. Vaincue par son importunité, je lui permis de m'écrire, & pendant tres long temps il me donna presque tous les jours de ses lettres, parce que je n'avois personne à qui je pusse confier mon secret.
Cerinte se déclara bientôt après, & craignant que je n'eusse déja quelque engagement avec Lucindor, il commença par ménager si bien mon pere, qu'il m'ordonna de l'aimer. Je me trouvai alors dans un grand embarras. Lucindor qui étoit naturellement jaloux, ne tarda pas à me faire connoître que ce rival lui déplaisoit. Cependant je me conduisis si adroitement que je les contentai tous deux.
Nous étions sur la fin de l'hyver, & par malheur une de mes tantes qui étoit tombée malade à la campagne, me demanda. Je partis, mais bien assurée que Lucindor & Cerinte viendroient me visiter. Je leur défendis de sortir de la ville sous peine de ma disgrace ; je craignois qu'ils ne se rencontrassent en chemin, & que la jalousie ne les portât à quelque extrêmité. Cerinte m'obéit, & j'avoue que son obéissance me plut ; mais Lucindor ne pouvant supporter mon absence, & s'imaginant d'ailleurs que je l'aimois assés pour lui pardonner tout ce qu'il feroit en cette occasion, résolut de trouver un moyen pour me voir.
Bientôt après la fortune favorisa son dessein. Ma tante avoit envoyé à Lyon pour faire sçavoir à mon pere qu'elle commençoit à recouvrer sa santé. Lucindor pratiqua le messager, & sous prétexte qu'il avoit, disoit-il, quelque chose d'important à me communiquer, il engagea ce messager à l'introduire dans ma chambre, lorsque je serois prête à me coucher. Il prit jour au lendemain. Il partit sur les neuf heures du soir. Il étoit sorti de Lyon sans que personne l'eût remarqué, & il demeura dans le fauxbourg, jusqu'à ce
Il resta quelque temps dans cette situation, souffrant toujours la pluye qui tomboit en abondance, & crut entendre rire au même endroit où il s'étoit heurté. Ignorant donc à qui se prendre de cet accicident, & jugeant bien qu'au milieu de ces ténébres, il ne pourroit retrouver son chapeau, il se couvrit la tête de son manteau, & vint dans cet équipage jusqu'à la maison où j'étois. Il rencontra à la porte le jeune homme qui lui avoit promis de le faire entrer ; & s'étant fait montrer ma chambre, il y entra lorsque je commençois à me deshabiller.
Il vint incontinent se jetter à mes piés, & me baisa la main, sans la moindre résistance de ma part. Pour moi je fus tellement
Cependant Lucindor s'en retournoit desesperé ; mais il eut du moins cet avantage que les nuages se dissiperent, & que la lune reparut plus brillante. Lorsqu'il eut fait environ trois quarts de lieue, il apperçut sur sa gauche une roue élevée d'environ huit piés, & à quelques pas de là un corps étendu sur la terre. Il comprit que c'étoit lui-même qui en heurtant la roue, avoit fait couler ce corps ; & ce
Déja ma tante étoit guérie, & mon pere m'avoit rappellée. J'appris incontinent que Lucindor étoit prêt à mourir. J'étois vivement irritée contre lui, mais cette nouvelle m'occupa tellement que j'oubliai sa faute. Mon pere s'apperçut de mes allarmes par le trouble où je parus. Lorsque je venois à penser que s'il ne m'avoit point aimée, il ne se seroit point exposé, comme il avoit fait au vent, à la pluye, & à toutes les incommodités qui accompagnent la fin de l'hiver, je souhaitois qu'il me fût possible d'avoir la plus grande partie de son mal, pour me punir d'en avoir été la principale cause. Tous les myres du roi furent employés à la secourir ; mais je contribuai plus qu'eux à sa guérison. Dès qu'il sçut que je lui pardonnois, il commença de se porter mieux, & quinze jours après mon retour, il fut entierement rétabli.
Cerinte cependant avoit gagné mon pere ; & il n'oublioit rien pour me vaincre. Mais connoissant enfin que je regardois Lucindor d'un œil favorable, il devint presque furieux ; & dès-lors il prit
Théombre m'épousa en effet, & au
Florice ayant fini, Phylis se leva, prit Ligdamon & Celidée par la main. Ayant ensuite demandé à Florice si l'on pouvoit appeller à ce conseil, Adamas & Alexis, & Florice ayant répondu qu'oui, Philis prit aussi leurs opinions, & s'étant assise, elle prononça à haute voix ces paroles :
«Puisque les dieux ont voulu que je jugeasse vos démêlés, de l'avis de ceux qui ont assisté à la déliberation, j'ai jugé qu'ayant toutes trois une obligation presqu'égale à ceux qui ont eu la gloire de vous servir, il faut nécessairement que les dieux fassent connoître qui de ces chevaliers ils vous ont destinés pour époux. Ainsi j'ordonne que le sort en décidera, & que chacune de vous ayant les yeux bandes, aussi
Phylis se leva ensuite, & prenant des mouchoirs, elle banda d'abord les yeux à Circène, puis à Clorian, & à Alcandre. Après quoi elle les mena dans un coin de la galerie, & donna des chés aux deux amans, afin que faisant un peu de bruit, Circène sçût où les chercher. Elle leur fit faire plusieurs tours, & lorsqu'elle leur eut donné le signal, Circène partit, & s'en alla où la conduisit son génie. Le premier qu'elle rencontra fut Alcandre.
Elle observa les mêmes céremonies pour Palinice, à qui Silene échut en partage, & pour Florice, dont les dieux favoriserent les desirs, en lui accordant Lucindor. Cependant, Cerinte cherchant toujours, Hylas ôta doucement les clés à Lucindor, fit du bruit, comme si Florice eût encore cherché, & s'alla jetter entre ses bras. Cerinte croyant que c'étoit Florice : «Enfin vous êtes à moi, dit-il, belle Florice. Oui, répondit Hylas, s'il plaît à Lucindor de vous la donner.» Alors Cerinte s'étant débandé :» Curel, dit-il, étoit-ce trop peu
Tous se mirent à rire de la plaisante pensée d'Hylas. Seulement Cerinte, Clorian, & Amilcar parurent mécontens, & résolurent de partir le lendemain pour se rendre auprès de Sigismond. Ils partirent en effet, & le druide, & Ligdamon les accompagnerent jusqu'à Marcilli.
LIVRE CINQUIÈME.
Adamas étant arrivé de bonne heure à Marcilli, se rendit à l'appartement de Lindamor, en attendant que les nymphes fussent éveillées. Et lui ayant demandé ce qui avoit engagé Galatée à précipiter son retour, Lindamor lui répondit en ces termes : «C'est, mon pere, un sujet qui nous interesse également la nymphe & moi. Dans l'état où je suis ma vie dépend absolument d'Amasis, de Galatée, & de vous. Peut-être qu'Amasis se souviendra de mes services, & qu'elle ne me refusera
A ces mots, Lindamor garda le silence, & priant Adamas de s'asseoir, il se place auprès de lui, & se dispose à lui faire un long recit de ce qui s'étoit passé entre Galatée & lui. Mais Adamas que Leonide en avoit instruit, le prévint, & lui dit : «Génereux chevalier, je suis bien mieux informé de vos affaires que vous ne le croyez ; je pourrois vous en dire les moindres circonstances ; & pour vous en convaincres : N'est-il pas vrai que ce fut Lindamor qui vint défier Polemas, qui le vainquit, & se retira sans vouloir être connu ? Ne vous souvenez-vous point d'avoir paru quelque fois en jardinier, & d'avoir
Lindamor qui avoit écouté attentivement Adamas, comprit bientôt que Leonide seule avoit pû lui apprendre ces détails. Mais ne voulant pas perdre le temps à la condamner, il feignit d'en être charmé, & lui répondit de la sorte : «Mon pere, puisque vous n'ignorez pas un seul des accidens de ma vie, & que vous concevez quel est mon malheur si on me refuse Galatée : dites-moi, je vous supplie, comment je dois me conduire pour l'obtenir ? je suis persuadé qu'un mot de votre bouche touchera plus Amasis que tout ce que j'ai fait pour
A ces mots, Lindamor prit la main d'Adamas, il la baisa ; & lui ayant protesté qu'il suivroit ses avis, il se leva pour envoyer sçavoir si Galatée étoit éveillée. Mais Adamas qui desiroit mediocrement de la voir, parce qu'il craignoit qu'elle ne lui fît des reproches de ce qu'il étoit parti sans prendre congé d'elle : «Seigneur, dit-il, si la
Ainsi Adamas s'en retourna, & la premiere chose qui s'offrit à sa pensée durant le chemin, fut l'obstination avec laquelle Celadon refusoit de se faire connoître à sa bergere ; mais il résolut, quoiqu'il en dût arriver, de ne plus souffrir cette dissimulation.
Cependant le berger qui étoit couché dans la même chambre qu'Astrée, Diane, & Phylis, comme ils l'avoient pratiqué chés Phocion, n'ouvrit pas plus tôt les yeux
Mon dieu, interrompit Phylis, qu'il vous tarde d'être auprès de la belle Alexis, & de vivre avec elle dans un lieu où
A ces mots, elle ouvrit les bras, & se pencha sur le côté, comme pour lui faire signe de venir ; mais par malheur elle laissa sortir le ruban où étoient attachés le portrait d'Astrée, & la bague qu'il avoit lorsqu'il se précipita dans le Lignon. Astrée remarqua l'un & l'autre, & changea de visage. Le berger qui l'attendoit fut surpris d'un changement si prompt, & ne pût s'empêcher de lui en demander la cause : «Ma maitresse, répondit Astrée, je suis si ravie de voir ce que je vois, que je ne puis oublier un accident qui m'a déja presqu'ôté la vie.»
Alors Celadon baissant les yeux, & voyant sortir ces gages de l'amour & de la jalousie
Mais quel fût l'étonnement de Diane, lorsqu'elle vit Leonide accompagnée de Bellinde ! Elle dissimula pourtant son déplaisir, & reçut les embrassemens de sa mere avec tous les témoignages possibles de satisfaction. Astrée & Phylis en userent de même. Cependant Leonide s'étant approchée de Celadon, lui demanda comment il avoit reposé : «Sage nymphe, répondit le berger, j'ai eu une meilleure nuit que ne
Alors il lui raconta comment Astrée avoit remarqué son portrait, & la bague qu'il portoit toujours sur lui ; il lui dit encore le dessein qu'elle avoit eu de le venir trouver pour s'éclaircir de son doute ; & la peine où il étoit de trouver quelque expedient pour la tromper. «En verité, répondit Leonide, après avoir entendu tout ce discours, les dieux vous puniront. Pourquoi vous obstinez-vous à vous cacher toujours ? Si vous me croyez, vous ne feindrez pas plus long temps, & dès aujourd'hui vous direz à votre bergere, ce que vos yeux lui ont dit mille fois, si elle avoit sçû entendre leur langage. Helas, dit le berger, je le souhaite avec passion ! Eh bien, interrompit Leonide, j'avertirai Adamas des dispositions où vous êtes ; cependant je suis d'avis que vous me remettiez la bague & le portrait, afin que si Astrée vous en parle... Officieuse Leonide, interrompit Celadon, il suffit ; je ne mentirai pas quand je jurerai à ma bergere que vous me les avez demandés. Mais pardonnez-moi
Dans ce même temps Adamas arriva de Mr cilli. Il avoit déja vu Pâris qui étoit venu lui apprendre l'arrivée de Bellinde. Bellinde sortit aussitôt de la chambre des bergeres, pour leur laisser le temps de s'habiller, & pour rendre au druide ce qu'elle devoit à son caractére, & à sa bienveillance. Alors Diane eut beau se contraindre, son déplaisir éclata aux yeux des bergeres. Elle sçavoit que Bellinde n'étoit venue que pour terminer son mariage avec Pâris. Elle ne cessoit de soupirer. Astrée en fut d'abord surprise, & lui en ayant demandé la cause, elle répondit que le retour de sa mere la combloit de joye, & que la confusion où étoit son esprit en ce moment la faisoit paroître plus tôt affligée que contente. «Je crains bien, interrompit Phylis, que la joye de Silvandre ne ressemble à la votre, & que le retour de Pâris ne lui cause une joye qui ne paroîtra point dans ses yeux. Je croi, repartit Diane, que s'il est touché, il le sera plus tôt du plaisir de revoir ma mere. J'ignore ce qui en arrivera, reprit
Ah, ma sœur, que vous êtes cruelle, s'écria Diane en rougissant ! Mais, ajouta-t-elle, ne pensez-vous pas aussi que Silvandre ne trouvera pas mauvais que j'obéisse à Bellinde ? Je ne dis pas, répondit Phylis, qu'il condamne votre obéissance, mais qu'il s'en affligera, & que dans l'excès de sa douleur il pourra se porter à quelque extrêmité.» Alors Diane levant les yeux au ciel : «Veuillent les dieux lui donner ce qu'il merite, & ce que je lui accorderois, si cela dépendoit de moi ! En verité, dit Phylis, il sera bien recompensé de tous ses services. Hé que ferois-je de plus, ajouta Diane, quand je ne puis rien faire pour moi-même ? Je n'oserois dire, repliqua Phylis, ce que je voudrois que vous fissiez ; mais je sçai bien ce que je ferois moi, si j'étois reduite à la même extrêmité. Ma compagne, reprit Diane, je connois votre sagesse : vous souffririez sans murmurer
Diane prononça ces dernieres paroles d'un certain air, & avec une certaine action, qui fit bien comprendre aux bergeres qu'elle parloit selon ses véritables sentimens. Elles commencerent donc à plaindre le sort de Silvandre ; & s'étant habillées, elles descendirent ensemble où étoient Adamas & Bellinde.
D'un autre côté Ligonias, persuadé qu'il ne pouvoit faire un plus grand plaisir à Sigismond, ni rendre un service plus important à la nymphe, que d'enmener les troupes qu'on lui avoit confiées, marcha avec le plus de diligence qu'il put, & arriva le second jour à Lyon. Il alla incontinent se jetter aux piés de Gondebaut, & lui rendit un compte exact de tout ce qui s'étoit passé devant Marcilli. Le roi tourna toute sa colere contre Sigismond, comme s'il eût été le principal auteur de la défaite de Polémas. Il fut long temps sans prononcer un mot ; mais enfin rompant le silence : «Je me doutois bien, dit-il, que la desobéissance de Sigismond me causeroit un mortel déplaisir. Mais je perdrai la qualité de roi, ou je lui ferai bientôt sentir qu'il ne merite, ni de vivre, ni de porter le nom de mon sils.
Il se tut à ces mots ; & Ligonias jugeant bien que dans ces circonstances il ne devoit rien dire pour la défense de Sigismond, tint toujours les yeux baissés, jusqu'à ce que le roi reprit en ces termes : «Mais, Ligonias, lorsqu'il vous a fallu ramener mes troupes, & que Sigismond vous en a donné le soin, est-il possible que l'ingrat les ait vu partir sans quelque sentiment de douleur, ou de joye ? Seigneur, répondit Ligonias, je croi qu'il a ressenti de la joye & de la douleur ; car votre colere le tient dans une affliction sans égale ; & je sçai qu'il a vu avec plaisir Amasis délivrée des mortelles allarmes que lui causoit votre puissance. En effet, lorsque je lui dis adieu : Allez, me dit-il, Ligonias, rendre au roi mon seigneur & mon pere des hommes qui meritent d'être employés en de meilleures occasions ; & parce que vous le trouverez irrité contre mon frere, & contre moi, suppliez-le de nous pardonner, & representez-lui qu'il seroit bien plus juste que les deux fils qui lui restent fussent desormais l'appui de sa couronne, que l'objet de son indignation.»
Le roi parut touché de ces dernieres paroles ; mais craignant que Ligonias ne parlât de lui-même : «Je ne croirai jamais, ajouta-t-il, que le repentir puisse entrer dans une ame où regne avec tant d'empire
Et s'imaginant qu'il ne pouvoit mieux prendre son temps pour lui rendre la lettre de Sigismond, il mit un genou à terre, & la lui presenta. En ce moment le roi changea plusieurs fois de couleur. Il balançoit entre le dépit & la tendresse ; mais celle-ci l'emporta, il prit la lettre, & l'ayant ouverte, il la trouva conçue en ces termes :
SIGISMOND A GONDEBAUT.
Monseigneur, si votre extrême colere n'a point éteint en vous tout sentiment de pitié, daignez lire ces mots, & vous verrez combien je suis affligé de vous avoir déplû. Je ne vous dis rien de mes actions passées, il me suffit de sçavoir qu'elles vous ont irrité, pour juger que je me rendrois encore plus coupable, si j'entreprenois de les justifier. Considerez seulement, je vous supplie, qu'elles ne sont pas si criminelles que j'aye merité votre haîne, & mon exil. Cependant, si c'est un arrêt que vous ayiez prononcé, je dois m'y soumettre ; mais j'ose vous demander que la nymphe Amasis ne soit point envelopée dans ma disgrace. Elle desire de vous une paix que merite son innocence, & que vous ne pouvez lui refuser, si vous consultez votre équité naturelle. C'est la derniere grace que je vous demande, en attendant que le retour de ce chevalier m'apprenne si Godomar
Tandis que le roi lisoit, Ligonias observa si bien tous ses mouvemens, qu'il en conçut de grandes esperances, pour le succès de son voyage. Il entendit le prince soupirer plusieurs fois ; il le vit même se froter les yeux avec son mouchoir. Enfin le roi haussa la voix, & dit : «Ce qu'il me demande est assés important, pour meriter quelque reflexion ; j'y penserai, & demain vous aurez la réponse.» En même temps, & lorsque Ligonias vouloit se retirer, Clotilde entra. Gondebaut lui montra la lettre de Sigismond ; & Ligonias ayant entretenu la Princesse du sujet de son voyage, elle joignit ses prieres à celles du chevalier, & sçut si bien tourner l'esprit du roi, qu'il promit tout en faveur de Sigismond, & de Godomar.
Les affaires d'Amasis & des princes étoient dans cette situation, tandis qu'Adamas recevoit Bellinde, & lui faisoit tout l'accueil qu'il pouvoit s'imaginer. Ils se promenoient alors dans une sale, où Alexis, Diane, Astrée, & Phylis étoient déja descendues. Circène, Doris, Florice, Palinice, Delphire, Dorisée, & les autres y arriverent presque en même temps. Pâris vint aussi, & les salua
Ils en étoient encore aux premiers complimens, lorsqu'ils virent paroître un berger, qu'ils ne connurent pas d'abord. Il avoit un teint pâle & livide, les yeux enfoncés, la tête chauve, les sourcils longs, les joues décharnées, & la démarche foible & languissante. Il commença par saluer Adamas & Bellinde qui le reçurent d'abord assés froidement ; mais Adamas l'ayant enfin consideré avec plus d'attention : «O dieux, s'écria-t-il en l'embrassant, vous voici Adraste ! Hé pourquoi vous revoyons-nous si tôt, & si changé ?»
Au nom d'Adraste, tous les bergers s'approcherent ; & Doris ne s'imaginant pas qu'il dût revenir sans Palémon, se troubla d'abord. Et lorsqu'il eut répondu au druide, elle s'approche, & lui dit : «Mais, Adraste, quelles nouvelles me donnerez-vous de Palémon ?» Alors le berger la regardant avec un souris mêlé de froideur : «Meilleures, belle Doris, que vous ne les attendez, lui répondit-il, si par la pâleur que je remarque sur votre visage, il m'est permis de juger de l'état où est maintenant votre esprit.
Cependant, ajouta-t-elle, s'il n'est pas de retour, vous ne sçauriez m'en donner d'aussi bonnes que je le desire. Je voudrois,
SUITE DE L'HISTOIRE
D'ADRASTE.
«Belle bergere, si mes malheurs n'étoient point aujourd'hui connus de tous ceux qui habitent les rives du Lignon, je croirois devoir renfermer ma douleur ; mais puisque les dieux ont permis qu'ils ayent éclaté, mon silence seroit desormais inutile. Je sçai que vous condamnerez comme criminelles toutes les passions que je ressens ; mais lorsque vous sçaurez que dans leur excès même elles ne peuvent déplaire à Palémon, j'espere que vous en serez touchée,
Sçachez, mon pere, continua-t-il en se tournant vers Adamas, que le jour de notre départ fut pour moi le plus malheureux jour. Le regret de quitter Doris me fut si sensible, que je renonçai dès ce moment à toute satisfaction. Je passai donc ce jour dans une profonde tristesse ; & lorsque la nuit fut venue, & que Palémon vit que je ne voulois prendre aucune nourriture, il ordonna que l'on me fît promptement un lit, afin que je prisse du moins quelque repos. Pour lui, il soupa legerement. Mais Halladin, qui n'avoit d'autre interêt que sa propre conservation, mangea comme un homme qui en est uniquement occupé. Il fut donc plus long temps à table que Palémon, qui vint aussitôt dans ma chambre, & me demanda en quel état
Je le remerciai de ses bontés, & le suppliai de ne point accroître ma douleur par la sienne. Sur cela Halladin entra, & m'ayant donné le bon soir, il alla se coucher. Aussitôt Palémon me dit à l'oreille : voilà l'homme du monde le plus heureux, il n'a d'autre soin que de plaire à un maître qui le cherit : il n'a rien dans l'esprit qui l'inquiete ; & je doute que rien au monde pût lui faire perdre un moment de repos. Et alors je disois en moi-même : Ah, Palémon, qu'il est bien moins heureux que toi, qui triomphes de ma maitresse, & qui en es aimé ! Je répondois ensuite tout haut : Halladin est heureux, il est vrai ; aussi est-il digne de sa fortune, parce que sa fidelité n'a point d'exemple. Quelque fois, ajoutoit Palémon, les plus fideles ne sont pas les plus heureux. Non, disois-je encore en moi-même ; car Adraste étoit bien aussi fidele que Palémon, & cependant Palémon lui enleve Doris. Puis je repliquois
Nous nous entretinmes ainsi quelque temps ; après quoi Palémon m'ayant demandé s'il ne m'incommoderoit point en se mettant auprès de moi, je lui jurai qu'il me feroit le plus grand plaisir du monde. Il se deshabilla donc, & dès qu'il fut couché, il remarqua que j'étois tout en feu. J'avois en effet une fiévre brulante. Mais pour éviter un nouvel entretien qui eût troublé mes rêveries, je feignis de dormir. Je passai la nuit entiere sans fermer les yeux, & me representant sans cesse le bonheur de Palémon, & l'infortune d'Adraste. Je reconnus bien alors que l'amour est de tous les maux le plus cruel, puis qu'ayant été délivré d'un mal terrible, je n'étois point gueri de ma passion. C'est ce qui l'irritoit d'autant plus, que je n'osois pas même esperer le moindre soulagement. Cependant Palémon se réveilloit de temps en temps, & me mettoit la main sur le cœur : Cruel, disois-je en moi-même, tu doutes si je vis encore, après que tu m'as enlevé Doris qui étoit ma vie ! Puis feignant toujours de dormir : qu'il est peu avisé, ajoutois-je ! Ignore-t-il que la beauté qui a ravi mon cœur, a le pouvoir de le conserver ?
Je roulois encore dans mon esprit ces tristes pensées, lorsque l'aurore parut, & que Palémon s'éveilla de nouveau. D'abord il n'osa me rien dire, craignant d'interrompre mon sommeil ; & m'en étant apperçu, je fis semblant de m'éveiller aussi. Il me dit alors, que j'avois passé la nuit dans des inquietudes extrêmes ; & je lui répondis, qu'elle avoit été assés facheuse pour moi, mais qu'elle m'avoit laissé assés de force pour continuer notre dessein. En même temps je m'habillai, & Palémon en ayant fait de même, nous éveillâmes Halladin, & nous partîmes avant que le soleil fût levé. Palémon me trouva si pâle & si défait, qu'il me conseilla de m'en retourner. Mai, comme je ne desirois rien tant que de mourir en chemin, je m'obstinai tellement à le suivre, qu'il fut obligé d'y consentir.
A peine fûmes-nous arrivés à Lyon, que Palémon persuadé que la fiévre seule n'avoit pû me changer à ce point, me prit à l'écart, & me tint ce même discours.» A ces mots, Adraste se tut quelque temps, puis il reprit ainsi la parole.
«Cher Adraste, me dit-il, pardonnez à ma curiosité : Je voudrois sçavoir ce qui peut vous causer une si profonde melancholie. Je sçai que vous n'êtes pas bien, & que la fatigue du voyage ne contribue pas
J'avoue, mon pere, qu'au nom de Doris tout mon sang s'émut ; & m'imaginant que je lui manquerois, si je ne satisfaisois pas au desir de Palémon, lorsqu'il m'en conjuroit au nom de la bergere : Cher Palémon, lui dis-je enfin, vous avez tant de pouvoir sur moi, que pour en obtenir
Belle Doris, poursuivit Adraste, en se tournant vers la bergere, Palémon m'écouta sans m'interrompre, & tenant les yeux toujours attachés sur moi ; mais lorsque je vis qu'il continuoit à me regarder sans rien dire : Je conçois, repris-je tout-à-coup, que mon amour, tout discret qu'il est, vous cause de l'ombrage. Ainsi pour arrêter à la fois vos soupçons & mon tourment, il est juste que je perisse, & que je me dérobe pour jamais à vos regards. Je courus incontinent prendre mon épée qui étoit sur une table (car vous sçavez que nous laissâmes ici nos houlettes.) Mon dessein étoit de sortir, & d'aller me confiner dans quelque desert ; mais Palémon craignant que je n'attentasse sur mes jours, se jetta sur moi, & m'arracha mon épée. Alors il me blâma de mon transport, & fit si bien par tous ses discours, qu'il me calma un peu. Et comme je lui representois toujours que mes sentimens pour Doris ne manqueroient pas de lui déplaire : Mon frere, me dit-il, ne craignez rien ; je connois la vertu de Doris, & votre discretion. Je veux au contraire que vous aimiez Doris, & que vous soyiez bien persuadé que votre affection ne me donnera jamais la moindre inquietude. Croyez-moi, ajouta-t-il, vivez pour elle ; peut-être que le
En même temps je le serrai dans mes bras, & nous fumes long temps sans nous séparer ; mais à l'instant un frisson violent me saisit. Palémon envoya chercher un myre. Dès que ce myre fut entré, il me prit le bras, & se mit à discourir sur la qualité de mon mal. Et Palémon l'ayant tiré à l'écart, il revint auprès de moi, &
Palémon lui promit de me faire observer le regime qu'il me prescrivoit. Cependant Halladin s'étoit approché de mon lit, & tachoit de me détourner du dessein que j'avois pris de continuer le voyage, lorsque Palémon, qui étoit allé reconduire le myre, revint tout-à-coup, & joignant ses prieres à celles d'Halladin, me conjura de ne plus penser à le suivre : non, dit-il, que je veuille vous abandonner ; car si votre mal tire en longueur, je ne partirai point que vous ne soyiez entierement rétabli ; mais ce qui m'oblige à vous détourner de ce dessein, c'est que, quoi qu'il arrive, vous ne pourrez jamais continuer un si long voyage, sans une extrême incommodité.
Halladin entendant que Palémon ne partiroit point, que je ne fusse entierement gueri : Mais, Palémon, lui dit-il, vous ne considerez pas qu'en attendant qu'Adraste soit rétabli, nous perdrons l'occasion de nous embarquer. Nous devons profiter du temps, & ne pas attendre que la rigueur de la saison interrompe
Ils approuverent ma proposition ; mais, pour abreger, la fiévre ne me quitta point ; & le myre qui me vit le lendemain assura que sans un extrême danger de la vie, je ne pouvois m'embarquer, & qu'il valloit mieux, puisque j'étois dans un lieu où l'on pouvoit me secourir, que j'y attendisse le succès de mon mal. Il fut donc arrêté entre nous que je resterois à Lyon ; & Palémon & Halladin ne pouvant plus differer leur départ, Palémon s'approcha de mon lit, & les larmes aux yeux, il me parla en ces termes : Je vais partir, cher Adraste, ou plus tôt je vais mourir ; car je ne puis appeller vivre, le temps que je serai éloigné de vous, & que je serai inquiet sur votre état. Souvenez-vous que si le serment que je fis, lorsqu'on planta le clou sacré pour l'amour de vous, ne m'obligeoit à partir, que rien au monde ne m'empêcheroit de rester. Je prens les dieux à témoin du mal que je souffre en vous quittant ; & puissent-ils m'écraser de leurs foudres, si jamais j'ai reçu un semblable
Palémon, en proferant ces mots, témoigna tant de douleur, que je compris bien qu'il m'aimoit veritablement. Dans cette persuasion je tournai sur lui mes yeux languissans, & lui serrant la main : Allez, lui dis-je, cher Palémon où la guerison de Celidée vous appelle, & continuez votre voyage sans vous inquieter de mon mal, il m'a déja réduit à l'extrêmité, & je sens qu'il m'est impossible de survivre à notre separation. Je vous conjure donc de me dire le dernier adieu, & de recevoir cet embrassement comme le dernier témoignage de ma tendresse. Ah, dieux, me dit-il, quelle allarme vous me donnez, Adraste ! Quoi, vous n'aurez pas assés de courage pour résister à la violence d'une fiévre qui ne peut durer long temps ? Quand j'aurois, lui répondis-je, le moyen de guerir, je n'en aurois pas la volonté, car je suis tellement ennuié de vivre, que la plus
Mais, mon pere, à quoi servent ces discours superflus ? il suffit que Doris sçache que Palémon me fit promettre deux choses. La premiere que je contribuerois en tout ce qui dépendroit de moi au rétablissement de ma santé ; l'autre, qu'aussitôt qu'elle seroit rétablie, je reviendrois dans nos hameaux, & je rendrois à Doris une lettre qu'il me laissa. Ainsi, Halladin & lui, aprés m'avoir embrassé mille fois, s'embarquerent, & me laisserent entre les mains du myre qui avoit pris soin de moi. Ils m'avoient si bien recommandé, qu'il ne me quitta que rarement.
Ma fiévre dura presqu'une demie lune, & ceda enfin aux remedes que ce myre me donna. Il ne me rendoit jamais aucune visite qu'il ne me dît quelques nouvelles. Ce fut lui qui m'apprit le siege de Marcilli, & la fuite de Sigismond. Je sçus par lui que Gondebaut envoyoit une armée à Polemas. J'en fus dans une telle inquietude, que si j'avois pû marcher, je serois allé à l'heure même trouver Sigismond qui s'étoit sauvé dans Vienne, & qui n'étoit là, disoit-on, que pour lever des troupes, afin de secourir Godomar son frere. Enfin il me dit à sa derniere visite, que le siege
A ces mots, Adraste se tut, & presenta à Doris la lettre que Palémon lui écrivoit. Doris l'ouvrit en même temps, & trouva qu'elle étoit conçue ces termes :
PALEMON A DORIS.
L'interêt que je prens à la conservation d'Adraste, me fait user des remedes qui peuvent servir à sa guerison ; & comme je suis persuadé que je n'en sçaurois employer de plus puissans, que votre affection, il faut ma chere Doris que vous l'aimiez, puisqu'il le merite, & que je le veux. Votre vertu me défend de vous prescrire des bornes. Cependant de peur que par une sorte de délicatesse, vous ne le traitiez moins favorablement, j'ordonne que vous ne l'aimerez pas moins qu'un frere. Disposez-vous donc à me donner cette satisfaction, & souvenez-vous que vous conserverez par là deux choses qui doivent vous être cheres, la vie d'Adraste, & le repos de Palémon.
A peine Doris eut lû cette lettre, qu'elle changea de couleur. Et le druide s'en étant apperçu : «Comment, belle Doris, lui dit-il,
Alors Adamas prit la lettre, & l'ayant lue : «En verite, dit-il, ce qu'il vous demande est si juste, que vous auriez tort de vous y opposer. Pour moi je vous conseille de lui donner la satisfaction qu'il desire, puisqu'il prend tant d'interêt à la vie d'Astraste.» Ce conseil d'Adamas, & l'estime que Doris faisoit d'Adraste, la déterminerent à souffrir qu'il l'aimât comme sa sœur, & à lui promettre qu'elle l'aimeroit aussi comme son frere.
Adraste se leva aussi-tôt pour lui baiser la main ; mais une bergere qui entra au même temps dans la sale, & qui se jetta à son col, l'en empêcha. Adraste fut d'autant plus étonné, qu'il ne reconnut point la bergere ; & s'imaginant qu'elle se trompoit, il se recula, sans pouvoir dire un seul mot. Mais la bergere s'approchant de lui : «Adraste, lui dit-elle, se peut-il que vous me méconnoissiez, après m'avoir fait une si grande faveur.
Adamas crut la connoître à sa voix ; il la regarda attentivement, ensuite Adraste, qui baissant les épaules : «Belle bergere, lui dit-il, ne soyez pas surprise si je vous méconnois ; j'ai été si long temps sans me connoître moi-même, que je suis excusable si je ne puis me souvenir de vous avoir vue quelque fois. Vous m'avez vue, reprit la bergere, à Marcilli, & sur les rives du Lignon ; mais puisque vous en avez perdu la memoire, Astrée & Diane vous garentiront mes paroles.»
A ces mots, elle s'approche des bergeres, qui la reçurent avec beaucoup de civilité, mais en témoignant la même surprise qu'Adraste. L'inconnue en souriant en elle-même : «O dieux, s'écria-t-elle ! & qui vit jamais rien de pareil ? Seroit-il possible que depuis ce matin je ne fusse plus Celidée.» A ce nom, toutes les bergeres se regarderent entr'elles ; & se souvenant enfin que Palémon, & Halladin étoient partis pour obtenir sa guérison, & se rappellant les traits qu'elle avoit avant que de s'être défigurée elle-même, elles la reconnurent, & se réjouirent avec elle, de ce qu'elle avoit recouvré sa premiere beauté. Elles furent long temps sans faire autre chose que l'embrasser, tandis qu'Adamas racontoit à Bellinde les derniers accidens qui étoient arrivés à la bergere.
Enfin, s'étant approché d'elle : «Belle Celidée, lui dit-il, ne pourrons-nous point sçavoir de quelle maniere vous avez été guerie ? car j'avoue que le remede dont on s'est servi a operé si promptement, que je ne puis assés l'admirer, & sur tout lorsque je considere qu'étant hier aussi blessée que le premier jour, vous êtes pourtant aujourd'hui aussi belle que jamais. Mon pere, répondit la bergere d'un air satisfait, il me seroit impossible de vous raconter comment cela s'est fait ; car en verité je ne le sçai pas moi même. Je vous dirai seulement que ce matin Thamyre & Silvandre étant sortis ensemble, lorsque je me suis presentée au miroir, je me suis d'abord apperçue que j'étois moins effroyable qu'à l'ordinaire. J'ai cru d'abord que la vraye raison de ce changement étoit que je m'accoutumois à ma difformité. Mais voyant que mon teint s'adoucissoit insensiblement, & que mes playes se fermoient, j'ai jugé que c'étoit l'effet des esperances que Damon m'avoit fait concevoir. J'ai donc attendu à me coeffer plus long temps que je n'aurois fait ; car, je l'avoue, déterminée comme je l'étois à me soucier peu de guerir, je n'aurois jamais cru devoir ressentir tout le plaisir que j'ai eu. J'ai été près d'un heure assise devant mon miroir, & chaque fois que je me suis regardée, j'ai
Celidée racontoit de la sorte ce qu'elle sçavoit de sa propre guerison, tandis qu'Adraste étoit auprès de Doris : «Ma chere sœur, lui dit-il, ne demandez plus des nouvelles du voyage de Palémon, le visage de Celidée vous apprend assés qu'il a été heureux jusqu'ici, & que nous n'avons plus que des vœux à faire pour son retour. Il y a en effet, répondit-elle, bien de l'apparence à ce que vous dites ; mais cela ne dissipe point mes allarmes : d'autant mieux qu'il a une partie du chemin à faire par mer, & que c'est, à ce que l'on m'a dit, un élement bien perfide.
La fortune, reprit Adraste, lui sera favorable ; la gloire qu'il a de vous posseder en est un garant irréprochable.» A ces mots, il soupira, & Doris s'en étant apperçue, & pensant bien que ces soupirs étoient un effet du feu qu'il conservoit dans son cœur, elle en fut touchée de pitié. Et s'étonnant
A peine Adamas eut pris cette résolution, que Thamyre entra avec Alcandre, Silene, Lucindor, Calydon, Lycidas, Thaumantes, Hylas, & quelques autres. Ils saluerent tous Bellinde ; mais Adamas prenant Thamyre par la main, la mena près de Celidée, & lui fit accroire que c'étoit la sœur de Celidée que Bellinde avoit amenée. Thamyre le crut d'autant plus facilement, que Celidée avoit une sœur, & qu'il remarquoit en elle les mêmes traits qu'il avoit autrefois admirés dans
Cependant, Adamas qui l'avoit suivi, tenoit Celidée par la main, & regardant du seuil de la porte la contenance de Thamyre ; il se mit à rire de son embarras. Et le berger s'en étant apperçu : «Peut-être, dit-il, riez-vous de me voir chercher Celidée, quand vous l'avez fait cacher quelque part ?» Alors le druide entrant dans la chambre : «Bien loin, répondit-il, que cela soit, je vous l'amene dans le meilleur état où vous l'ayiez jamais vue.»
A ce mot, Thamyre ne pouvant rien comprendre à ce discours, demeura confus. Mais Celidée se jettant à son col, & l'embrassant : «Quoi, lui dit-elle, Tamyre, estimez-vous
Pendant que Thamyre se disposoit à ce petit voyage, Adamas ne sçachant où étoit Silvandre, en demanda des nouvelles. Et l'inconstant prenant la parole pour tous les bergers, lui répondit qu'il l'avoit laissé avec Tyrcis, & qu'il croyoit qu'ils s'entretenoient sur quelque sujet important. Adamas voulut sçavoir quel étoit ce sujet, & le berger répondit en souriant : «Mon pere, je ne le sçai pas bien précisement ; mais il est sans doute question de leurs rêveries ordinaires.»
Bellinde fut ravie d'entendre Hylas ; car elle avoit oui parler de sa belle humeur ; &
Je voudrois, reprit Bellinde, qu'il fût ici ; outre que je fais cas de son merite, je serois curieuse de sçavoir ce qu'il pourroit vous répondre. Madame, dit Hylas en élevant sa voix, le Lignon tariroit plus tôt que ses paroles ; & c'est par là qu'il gâte tout, car bien qu'il enseigne la doctrine du monde la plus pernicieuse en matiere d'amour, son éloquence est si insinuante, qu'il est difficile de n'être pas séduit, si on daigne l'écouter.»
Cependant, Silvandre qui se promenoit en effet avec Tyrcis, n'oublioit rien pour empêcher ce berger de quitter le Forest ; mais toutes ces raisons furent inutiles ; Tyrcis persista dans sa résolution, s'imaginant que le Lignon n'offriroit point à sa douleur des objets assés tristes. De là vient, que dès qu'il put entretenir Silvandre sans témoin, il lui tint ce discours : «Sage Silvandre, je n'ai pas besoin de vous repeter ici qu'elle est mon affliction, elle vous est assés connue. Je vous parlerai donc seulement d'un dessein que j'ai formé, pour être plus à portée de rendre à la memoire de Cléon ce que je lui dois. Vous sçavez que depuis le jugement que vous portâtes en ma faveur contre les importunités de Laonice, je n'ai pas laissé d'en être persecuté, jusqu'à ce qu'ayant entendu de sa propre bouche la trahison dont elle avoit usé, pour se venger de vous, & de Phylis, j'en conçus contr'elle une si vive colere, qu'à l'instant elle abandonna le Forest. Or, desirant éviter sa rencontre, je suis déterminé à me retirer dans quelque lieu où personne ne puisse interrompre mes pensées, ni me troubler dans ce que j'ai résolu de faire pour témoigner à ma chere Cléon ma fidelité. Je rougis de partir sans dire adieu à Adamas, & aux bergers que j'ai connus ; mais, cher Silvandre,
Silvandre s'étant arrêté à ce que Tyrcis avoit dit de la trahison de Laonice, le pria de lui en raconter le détail. Tyrcis le fit incontinent ; & Silvandre apprit de la sorte ce qui lui avoit attiré la colere de Diane. Par cette marque de sa jalousie, il reconnut combien il étoit aimé ; & quoique cette idée pût l'occuper tout entier, il ne laissa pas de representer à Tyrcis qu'il devoit rester dans un lieu où tout le monde l'aimoit, plus tôt que d'aller vivre dans un desert, où il seroit exposé à la fureur des animaux dévorans.
Mais Tyrcis, au lieu de se laisser fléchir : Je brave leur cruauté, répondit-il froidement : dans mon desespoir je cheris tout ce qui peut hâter mon trepas ; & plût au ciel que je pusse l'avancer sans crime ! tu sçaurois, Cléon, combien peu je suis avare de mon sang, & avec quel plaisir j'irois te rejoindre.» En prononçant ces paroles, il versoit un torrent de larmes. Silvandre en fut si touché, qu'il ne put retenir les siennes. En même temps il pensoit à la constance de Tyrcis ; & faisant ensuite des retours sur lui-même, il consideroit quelle seroit sa douleur, si par un semblable accident il venoit à perdre Diane.
Ils furent ainsi quelque temps sans parler
Je l'ignore moi-même, répondit Tyrcis. Je pars sans autre dessein que de me
Il ignoroit encore les malheurs que lui préparoit le retour de Pâris ; & il n'eût pas été sitôt averti de son arrivée, si Lucindor se promenant par hazard avec un jeune homme qui lui avoit apporté des nouvelles de Lyon, ne l'en eût informé, comme d'une très-agréable nouvelle. Il lui parla aussi de Bellinde ; & Silvandre qui comprit incontinent le sujet de leur voyage, fut tellement saisi, qu'il ne put s'empêcher d'en laisser voir des marques sur son visage. Cependant il en cacha la cause à Lucindor. Et de peur qu'on ne l'accusât d'incivilité, si ayant sçû que Bellinde étoit arrivée, il n'alloit lui rendre ses devoirs, il entra dans la maison. Bellinde lui fit des caresses
LIVRE SIXIÈME.
Le repas étoit à peine fini, qu'Alcandre, Silene, & Lucindor songerent à retourner sur les rives de l'Arar, pour leur apprendre quelle étoit leur felicité. Circène, Palinice, & Florice consentant à ce départ, ils remercierent Adamas de toutes les bontés qu'il leur avoit marquées, & dirent adieu au reste de la compagnie, en leur témoignant le regret qu'ils avoient de les quitter. Florice, Circène, & Palinice ne purent retenir leurs larmes, lorsqu'il fallut embrasser pour la derniere fois Alexis, Diane, Astrée, & Phylis sur tout qui les avoit délivrées de la peine où l'oracle les avoit
Thaumantes, Delphire, Dorisée, & le reste de leur troupe crurent aussi devoir profiter d'un si beau jour. Ils demanderent aussi la permission de se retirer dans leurs hameaux, d'où ils étoient peu éloignés. Le druide agréa qu'ils allassent revoir leurs troupeaux, mais à condition qu'ils reviendroient quelque fois.
Alexis fut charmée de leur départ ; elle s'imagina qu'elle pourroit jouir plus librement des caresses d'Astrée, & l'entretenir de sa passion avec moins de contrainte. Mais Silvandre fut très-affligé de leur départ, parce qu'il espéroit à la faveur d'une compagnie si nombreuse, pouvoir expliquer à Diane le trouble qui l'agitoit. Cependant Adamas qui avoit résolu de détromper Astrée ce jour-là même, fit appeller Leonide, pour lui communiquer son projet. Il la mena dans son cabinet, & choisissant parmi ses livres celui qu'il jugea le plus propre à son dessein, il le remit entre ses mains, & l'instruisit de tout ce qu'elle avoit à faire. Leonide revint ensuite dans la sale, & s'approcha d'Alexis, qui s'entretenoit avec Astrée
A peine ce nouveau berger fut hors de table, qu'il aborda la bergere ; & quoiqu'elle le reçût un peu froidement, il ne laissa pas de lui dire : «Belle Diane, qui fut jamais plus heureux que moi, puisque les dieux m'ont promis la possession de ce qui m'est le plus cher au monde ? Votre bonheur, répondit la bergere, n'a rien qui me surprenne ; mais j'avoue que je n'entens pas le reste. C'est, reprit Pâris, que les dieux ont assuré par leur oracle que vous seriez à moi.» Alors Diane jettant les yeux sur Silvandre, qui tenoit les siens attachés sur elle, puis les élevant au ciel : «C'étoit, dit-elle, avec un grand soupir, le moindre bien que vous deviez attendre ; je suis même étonnée que vous ayiez daigné le rechercher. La disproportion qui est entre vous & moi m'effraye, & m'empêche de me réjouir d'une alliance dont toute autre seroit ravie. Diane, ajouta Pâris, pouvez-vous vous estimer si peu, vous dont les charmes & les vertus meriteroient un empire ? Que n'ai-je des sceptres à vous donner, je vous jure, belle Diane, que je les remettrois dans vos mains, & que je serois aussi prodigue de tous les biens de la fortune, que je le fus de ma liberté,
J'ignore, ajouta Pâris, ce que le ciel ordonnera d'Astrée ; mais, belle Diane, il faut que vous soyiez à Pâris, comme Pâris vous proteste qu'il ne sera jamais qu'à Diane.» A ces mots, il lui prit la main, & la portant contre sa bouche, quoiqu'elle résistât un peu : «Helas, continua-t-il, quel malheur seroit le mien, si je ne vous possedois jamais ! Vous ai-je offensée par quelqu'une de mes actions ? Si j'ai commis quelque crime, déclarez-le moi, je vous aime assés pour vous venger contre moi-même.» Diane, qui malgré l'inclination qu'elle avoit pour Silvandre, ne pouvoit haïr Pâris : «Votre plus grande saute, répondit-elle, c'est de n'avoir pas
Pâris alloit répondre, lorsqu'on vint le chercher de la part d'Adamas, qui s'étoit enfermé dans son cabinet avec Bellinde ; & jugeant bien qu'il seroit question de leur mariage, il lui dit seulement : «Votre sort & le mien, belle Diane, sont maintenant entre les mains de ceux qui peuvent disposer de nous. Je croi que vous regarderiez comme un crime de leur desobéir, ainsi que je suis déterminé à observer inviolablement tout ce que l'on ordonnera de moi.» En disant ces mots, il se rendit auprès de Bellinde & d'Adamas.
Dès qu'il fut sorti de la chambre, Silvandre s'approcha de la bergere, mais si interdit, que son trouble éclatoit malgré lui. Il se jetta d'abord à ses genoux, parce qu'il n'y avoit point là de témoin qui lui fût suspect ; & portant ses yeux sur ceux de Diane qui étoient déja tout humides : «Tout est perdu, lui dit-il, ma belle maitresse : voilà Bellinde arrivée, & Pâris dans la joye que lui cause l'esperance de vous posseder bientôt. Voilà les desirs de Diane accomplis,
Helas, reprit froidement Silvandre, au moment que vous permîtes à Pâris de vous rechercher, mes soupçons se tournerent en certitude ! Vous jugiez bien que sa naissance détermineroit Bellinde. Mais, Diane, triomphez à loisir de mon repos. Vivez contente avec mon rival ; donnez à sa condition ce que devoit obtenir mon amour. Si j'en murmure, ce ne sera pas contre vous. Le ciel étoit injuste, s'il vous eût rendue plus fidele ; vous ne deviez point être la conquête d'un inconnu, d'un malheureux. C'est à Pâris seul de vous posseder, non parce qu'il vous aime plus que moi, mais parce qu'il est plus riche & plus heureux. Le dernier arrêt, repliqua Diane, n'est pas encore prononcé. Je lui ai déja protesté que j'avois fait vœu de me confiner chés les carnutes, & j'aimerois mieux prendre ce parti, que de l'épouser. Mais il m'a juré qu'il avoit appris par un oracle, que je dois être à lui ; & voilà ce qui m'inquiete davantage. Si c'est un arrêt du ciel, comment
Il se leve à ces mots ; mais la bergere le retenant : «Silvandre, lui dit-elle, où allez-vous ? songez que vous ne pouvez, sans me desobéir, rien entreprendre que de mon aveu. Mon desespoir seconde la volonté des dieux, répondit Silvandre ; ils veulent que je meure ; & puisque telle est leur volonté, ne devons-nous pas le vouloir aussi ? Croyez moi, Diane, ne vous opposez point à mon dessein ; c'est par mon trépas seulement que mes desirs doivent être accomplis. Et quand je prolongerois le cours de ma vie infortunée, que vous en reviendroit-il, sinon d'avoir toujours un témoin de votre foi violée ? Et moi, Diane, quel croyez-vous que je deviendrois ? Vous imaginez-vous que je puisse survivre un moment à votre perte ? Que vous aimez peu, si vous ne pensez que je serois alors capable de tout ce que peut inspirer le desespoir ! Non, non, Diane, il vaut beaucoup mieux que
Diane desesperée de la fureur que montroit Silvandre, fut long temps sans lui répondre que par ses larmes. Enfin, élevant la voix, & fixant les yeux sur lui : «Si je croyois dit-elle, que le coup qui me donneroit la mort, ne fût qu'une preuve de mon courage, & de mon affection, je vous jure que je me percerois le cœur ; mais je craindrois que l'on n'en prît occasion de m'imputer une faute plus grande que celle de vous avoir aimé. L'honneur m'est plus cher que la vie ; & si je pouvois perdre la vie, sans me deshonorer, je ne me verrois pas forcée à prendre un autre époux que Silvandre. J'en jure par les dieux qui nous écoutent ; & puissent-ils ne me pardonner jamais, si je n'executois ce dessein ! Quoiqu'il en soit, reprit Silvandre, vos discours ne servent qu'à m'assurer que je ne dois plus avoir de prétentions sur vous. Ah, Diane, il ne me reste d'autre parti que de quitter la vie !» En ce moment Bellinde entrant dans la sale, Diane se hâta de lui dire assés bas : «Mon serviteur, si j'ai quelque pouvoir sur vous, je vous commande au moins de vivre, jusqu'à ce que vous sçachiez que mon mariage soit conclu ;»
Alexis, Leonide, & Astrée se leverent aussi, & s'approcherent de Bellinde, qui les mena dans le jardin. Là, elle leur demanda la permission de dire quelque chose en particulier à Diane. Alexis, Astrée, & Leonide s'enfoncerent dans le bois, tandis que l'infortuné Silvandre erroit à l'aventure. Il vint par hazard au même lieu où il avoit autrefois entretenu les rochers de son amour, & s'étant appuyé contre un saule que la riviere minoit insensiblement : «Pauvre tronc, disoit-il en lui-même, que ta vie & la mienne tiennent maintenant à peu de chose ! La premiere colere du Lignon peut te dérober à la terre ; & moi je ne vis desormais que par l'ordre de Diane, & cet ordre ne subsistera qu'autant que le ciel ne m'ôtera pas l'espérance de la posseder.»
Puis jettant les yeux sur les petits flots qui battoient doucement le rivage, & se retiroient au même instant : «N'est-ce point que vous m'appellez, ajoutoit-il ? Ce doux murmure dont vous flattez mes ennuis, ne me dit-il pas que vous me seriez plus favorables que Diane ? Ah, Celadon, que vous futes heureux de trouver dans ces eaux un remede à vos tourmens ! car quoi qu'on nous dise, vous n'y êtes point tombé
A ces mots, laissant aller son imagination, il fut près d'une heure à repasser les divers accidens de sa vie ; mais il s'arrêta enfin à ceux de son amour ; & opposant tous ses plaisirs passés à sa douleur presente, il y trouvoit une disproportion infinie : «Cesse donc, reprenoit-il, cesse de te plaindre desormais ; & sans te consumer en regrets superflus, commence à croire que c'est peut-être aujourd'hui que Pâris t'enleve pour jamais Diane. Ah, le malheureux moment, que celui où je la verrai sous l'injuste domination de mon rival ! Puisses-tu, moment affreux, n'être jamais celui d'aucun plaisir ; & servir plus tôt à marquer le supplice des coupables ! Que dis-je ? sois regardé par moi comme le plus favorable de ma vie, puisque tu dois la terminer.»
C'est ainsi que Silvandre exprimoit une partie de ses regrets ; & tel fut son desespoir, qu'il jura de ne plus rentrer dans la
D'un autre côté Bellinde qui n'attendoit plus que le consentement de Diane, pour la donner à Pâris, lui tint ce discours : «Je pourrois, Diane, disposer de vous, sans consulter personne que moi-même ; mais je ne veux pas user de la puissance absolue que me donne la nature ; vous sçavez sans doute que Pâris vous aime ; & je ne doute point que vous ne l'aimiez aussi. Si Marcilli n'avoit point été assiegé, je serois venue bien plus tôt, pour lui donner une satisfaction qu'il m'a paru rechercher avec tant d'ardeur & de sincerité. Je veux donc que ce mariage soit conclu incessamment :
Diane pendant tout ce discours, tint les yeux baissés ; mais les levant alors : «Madame, répondit-elle, puisque vous avez résolu de me donner à Pâris, il est peu nécessaire que je vous rende compte de mes vrais sentimens à son égard ; cependant pour vous satisfaire, & pour vous détromper sur l'inclination que vous croyez que j'ai pour lui, je vous dirai que je ne le hais pas ; mais je vous avourai aussi que je ne l'aime pas assés pour desirer d'être unie à lui : non que je veuille contrevenir à votre volonté, je defere bien plus à votre jugement qu'au mien.»
Bellinde qui ignoroit le goût que Diane avoit pour Silvandre, & qui s'imaginoit que ce discours tendoit uniquement à cacher ses sentimens pour Pâris : «Ces petites feintes, interrompit-elle, sont maintenant hors de saison. Je n'ai pas oublié que j'en usai de même lorsqu'on me proposa Celion votre pere, je sçai que vous aimez
Ce que vous me demandez, reprit Bellinde, n'est pas juste, & si je vous l'accordois, je serois infiniment blâmable. Je pourrois vous commander ; mais consultez votre raison, & voyez si je puis condescendre à votre desir. Il est d'abord impossible que l'amitié que vous avez contractée avec Astrée & Phylis soit durable ; il faudra que vous vous sépariez enfin quelque jour ; ainsi plus de douceur pour vous. Les lieux même où vous vivrez après les avoir perdues, ne feroient que renouveller votre douleur. Mais quand cette amitié pourroit toujours durer,
Madame, dit la bergere, le mariage n'est pas toujours un moyen sûr de fermer la bouche aux médisans ; & si l'on avoit résolu de me blâmer, je ne croi pas que le mariage y fût un obstacle. Mais, ajouta Bellinde, il faut absolument que je me décharge du soin que je suis obligée à prendre de vous, afin d'employer sans partage au service de nos dieux le peu de vie qu'ils me laissent. Mais, madame, répondit la bergere, puisque vous y trouvez tant de plaisir, n'oserois-je prétendre à les servir aussi ? Vous le pourriez sans doute, dit Bellinde ; mais les dieux m'ont fait connoître leur volonté. Ils m'ordonnent ces justes dieux, ces dieux puissans, de vous remettre entre les mains de Pâris. Car, il faut que vous sçachiez, Diane, que je ne voulus point entendre d'abord
Ne t'informe pas davantage,
Bellinde, mais va de ce pas
Donner ta fille en mariage
A Pâris fils d'Adamas.
«Ah, s'écria Diane, la dure nécessité que les dieux m'imposent !» En même temps les larmes coulerent de ses yeux ; & Bellinde s'en étant apperçue : «Quels plaisirs, ajouta-t-elle, vous causera une si belle alliance ! Madame, reprit la bergere en se jettant à ses piés, je vous conjure par la memoire de mon pere, d'agréer que je finisse mes jours auprès de vous. S'il est vrai que vous aimez Diane, ne lui refusez pas cette satisfaction.»
Bellinde attribuant les larmes de Diane à la pudeur inséparable du sexe : «Diane, lui dit-elle un peu froidement, je connois mieux que vous ce qui vous convient, & vous ne sçauriez, sans me déplaire, vous opposer à cet établissement.» En même temps, elle lui commanda de se lever, puis elle continua de la sorte : «La naissance de Pâris, & son merite sont pour moi de sûrs
Diane se voyant en liberté de soupirer : «Au moins, dit-elle, si l'on me refuse de m'écouter, on ne me défendra pas de me plaindre. Foible consolation, ajoutoit-elle ! Mais la nature ne m'offre-t-elle point d'autres armes pour me venger des outrages de la fortune ? A quoi servent donc les poisons, le fer, les précipices, les flammes, les eaux, si tout cela n'est pas une ressource
Après avoir été jusque sur les bords du Lignon, elle apperçut enfin Astrée, qui appuyée contre un chêne, étoit plongée dans la plus profonde rêverie. Pour en apprendre le sujet, elle s'approcha doucement de la bergere. Elle surprit des soupirs & des sanglots : puis elle entendit qu'elle s'écrioit : «Perfide, as-tu bien pû m'outrager si cruellement. Devois-tu abuser ainsi de ma simplicité, pour me perdre de reputation ?» Alors, comme si la violence des sanglots l'eût empêchée de continuer, elle garda le silence. Puis le rompant tout-à-coup : «Malheureuse que je suis, reprenoit-elle, comment oserai-je paroître desormais ? Je me verrai donc obligée à rougir éternellement d'un crime dont je suis innocente ?»
A ces mots, fondant en larmes, elle reprit sa rêverie. Et Diane voulant l'en retirer : «Ma sœur, lui dit-elle, après l'avoir poussée doucement, qu'elle nouvelle affliction vous est survenue ?» Alors Astrée revenant à elle, & voyant si près la personne du monde qu'elle estimoit le plus, se leva pour l'embrasser, & versa un torrent de larmes
«Ah, ma sœur, lui dit enfin Astrée d'une voix entrecoupée de soupirs, ah, ma sœur, c'est fait de moi !» Diane s'imaginant qu'elle s'étoit rappellé la perte de Celadon : «Ma sœur, lui répondit-elle, ce n'est pas que je condamne vos larmes ; mais croyez-moi, vous l'avez bien assés pleuré. Ah, plût à dieu, interrompit Astrée, qu'au même temps qu'il se précipita, je me fusse noyée avec lui ! je ne me verrois pas desormais réduite à être la fable de l'univers.»
Diane ne pouvant rien comprendre à ce discours : «Ma sœur, reprit-elle, parlez-moi franchement, & dites-moi le vrai sujet de votre déplaisir. Je vous découvrirai avec la même liberté une chose qui m'afflige d'autant plus, que je desespere d'y remedier. Je veux bien, répondit Astrée en se remettant à la même place, vous instruire de ce qui m'est arrivé. Notre amitié & mon propre interêt l'exigent également ; car il est nécessaire que vous détrompiez ceux qui pourroient soupçonner ma vertu. Je ne crois pas, repartit Diane, qu'il se trouve jamais personne qui blâme vos actions ; mais si ce malheur arrivoit, je serois bien éloignée de le souffrir.
Sçachez donc, ma compagne, que tandis que Pâris vous entretenoit, Leonide s'est approchée d'Alexis & de moi, & qu'après nous avoir demandé quel étoit le sujet de notre entretien, elle m'a dit : Que me donnerez-vous Astrée, & je vous apprendrai les nouvelles du monde les plus agréables ? Belle nymphe, lui ai-je répondu, je n'ai rien dont je puisse disposer ; car tout ce que j'avois est aujourd'hui en puissance de ma maitresse ; mais je vous aurai une extrême obligation, si vous m'apprenez quelque chose qui ait rapport à sa satisfaction ou à la mienne. Ce que j'ai à vous dire, a-t-elle ajouté, c'est qu'Adamas vient de m'assurer, qu'il ne tiendroit maintenant qu'à vous de vous lier d'un nœud indissoluble. J'obtiendrai donc parmi les carnutes la place que j'y demande ? Apparemment ; car il vient de m'en porter la nouvelle.
C'est ainsi que nous nous entretenions, lorsque Leonide s'est approchée de mon oreille, & m'a dit enfin : Dites-moi la verité, Astrée, n'auriez-vous pas mieux aimé la compagnie de Celadon que celle
Jugez, Diane, quelle a été ma surprise, lorsque je l'ai entendue parler ainsi ; mais desirant d'en sçavoir davantage : Hé, d'où pouvez-vous avoir appris ces détails, lui ai-je demandé ? Je vous le dirai, m'a-t-elle répondu ; mais jurez-moi que vous me garderez sur cela un secret inviolable. Et lui ayant juré tout ce qu'elle souhaitoit, elle a poursuivi en ces termes.
Sçachez, Astrée, qu'Adamas est encore plus au dessus des autres par l'excellence de son esprit, que par la dignité de ses fonctions ; & que ce même Adamas n'a presque rien de caché pour moi. Or il y a quelques jours qu'étant tous deux renfermés à Marcilli, je lui fis par hazard quelque demande par rapport à vous. Il fit d'abord quelque difficulté de me répondre ; mais il me dit enfin : Astrée est née sous une constellation qui lui promet un bonheur infini ; mais ce bonheur sera si mêlé
Alors elle a ajouté qu'Adamas lui avoit mis un livre dans la main, & que l'ayant ouvert, & y ayant tracé quelques figures, elle y lut tout ce que je vous ai jamais raconté de ma vie, & de celle de Celadon. Après m'en avoir redit une partie, elle a continué de la sorte.
Vous concevez maintenant par les choses que je vous ai dites, que votre défiance est mal fondée ; avouez donc franchement que vous auriez mieux aimé finir vous jours auprès de lui que de vivre auprès d'Alexis qui est du même sexe que vous. Belle nymphe, lui ai-je répondu, puisque les actions de ma vie vous sont aussi connues qu'à moi, & que la science d'Adamas vous en a appris jusqu'aux moindres circonstances, j'avoue que j'ai aimé Celadon, mais d'un amour pur, & que j'ai infiniment regreté sa perte. Mais les dieux qui font tout pour notre bien, ayant permis ce malheur, je me suis enfin resignée à leur volonté. Et pour
Votre dessein, m'a dit la nymphe, est si juste & si legitime, qu'Adamas travaillera à le faire réussir ; mais comme cette retraite est une espece de mort, Astrée, dites-moi en confidence, si avant que de quitter pour jamais ces agréables demeures, où vous goutâtes autrefois des jours si délicieux avec votre berger, vous ne seriez pas ravie de le voir encore une fois, & de lui faire connoître que c'est pour l'amour de lui que vous quittez cette contrée, où depuis son absence tout vous a déplu.
Helas, belle nymphe, ai-je répondu : à quoi me serviroit de vous assurer de la joye que j'en aurois, le sort qui me la ravi consentira-t-il jamais à me le rendre ? Non, non, sage Leonide, ai-je ajouté, j'ai trop offensé son amour, pour n'être pas éternellement punie du supplice que je souffre, assurée que je suis de ne revoir jamais le moment où il se précipita dans le Lignon, la tête baissée, & les bras ouverts, comme s'il eût été ravi d'embrasser cet élement, qui devoit lui être plus favorable que moi. C'est ce moment infortuné qui m'a ravi pour jamais l'esperance d'en être aimée.
Ne vous informez point, a reparti la nymphe, si l'on peut vous procurer ce plaisir. C'est un soin qui me regarde seule. Dites-moi seulement si vous le desirez, je vous ferai revoir l'image de Celadon avec le secours de ce même livre où j'ai lui l'histoire de vos amours. En même temps elle m'a ouvert un livre qu'elle tenoit entre les mains. J'y ai vu un grand nombre de caractéres & de figures que je ne connois point ; à peine j'y ai jetté les yeux, que, soit l'effet d'une vertu secrete, ou bien de mon imagination, tout mon sang s'est ému ; & j'ai été saisie d'une telle frayeur, que je n'ai pu de long temps proferer un seul mot. Astrée, a continué Leonide, il faut ici du courage, & de la résolution. Car enfin, vous aimez Celadon, ou vous ne l'aimez pas. Si vous l'aimez, laissez faire l'amour ; c'est un dieu assés puissant pour rendre notre entreprise heureuse. Si vous ne l'aimez plus, ne souffrez pas que son nom vive encore dans votre memoire, & je ne penserai plus à vous le montrer.
Helas, belle nymphe, lui ai-je répondu, que vous me touchez bien dans la partie la plus sensible de mon ame ! Pourquoi doutez-vous que la memoire du berger me soit précieuse, si vous avez lu en effet les secrets de ma vie les plus cachez ? Sçachez,
Il faut d'abord, me dit-elle, que nous nous retirions seules dans le bois : Ah, dieux, me suis-je écriée, je reconnois déja la chose impossible, si vous me contraignez d'être seule dans le lieu où vous marquerez vos figures, & où vous ferez peut-être quelque noir enchantement ! Les images que vous presenterez à mes yeux, me feront mourir de frayeur, avant que je puisse revoir l'image du malheureux Celadon.
Ne craignez rien, m'a-t-elle dit : le soleil ne pâlira point d'horreur. Les fleurs au contraire paroîtront plus belles, & la terre toute insensible qu'elle est partagera votre joye. Mais enfin, il faut que vous soyiez seule ; car il seroit à craindre que Celadon ne rougît de se montrer à d'autres yeux dans l'habit où nous le verrons. Comment, sage nymphe, lui ai-je dit, si je demandois qu'Alexis y fût, croyez-vous que l'ombre de Celadon en fût indisposée ? Alors Leonide a feint d'y penser ; puis elle a repris tout-à-coup : Je croi que quand nous l'appellerons à la cérémonie,
A ces mots, je me suis levée d'auprès d'elle, comme vous l'avez vu ; & je me suis approchée d'Alexis qui s'amusoit à considerer quelques peintures de la sale. Je viens, lui ai-je dit, vous demander un avis, & implorer votre secours dans une affaire qui m'importe infiniment. Vous pouvez tout sur moi, m'a-t-elle répondu. Mais vous regarderez peut-être ma demande comme contraire à ce que je vous dois. Ne craignez rien, m'a repliqué Alexis, je prendrai toujours en bonne part tout ce qui viendra de vous. Eh bien, ai-je continué, sçachez que Leonide ayant peut-être lu dans mon ame qu'il me reste quelque tendresse pour Celadon, a résolu de me donner avant notre départ le plaisir de revoir encore une fois son image.
Or j'ai remarqué, ma chere sœur, que dans ce moment Alexis a rougi, & qu'elle est ensuite devenue plus pâle qu'un criminel à qui on a prononcé son arrêt. Et n'en pouvant déviner la cause, je lui ai demandé d'où pouvoit venir le changement que j'avois remarqué sur son visage. Elle a paru d'abord embarrassée ; mais elle
Pour moi, m'a dit Alexis, je ferai tout ce que vous souhaiterez ; mais je serois d'avis, qu'avant que de vous engager, vous vous préparassiez à tout évenement. Car enfin de quel œil verrez-vous ce berger ? Peut-être le haïrez-vous autant que vous croyez maintenant pouvoir l'aimer. Alors un second desespoir mille fois pire que le premier, vous le fera perdre pour toujours. Ma maitresse, je ne crains pas que ma haine le chasse, comme je n'espere pas que mon amour puisse le retenir ; mais puisque Leonide veut bien me procurer le plaisir de le revoir, ne vous y opposez pas, je vous en conjure. A ces mots, versant des larmes, je lui ai pris la main, innocente
A ces dernieres paroles, Astrée recommença à pleurer avec tant de violence, qu'elle fut obligée d'interrompre son recit ; & Diane prenant la parole : «Je vous jure, ma sœur, que c'est dans ce même temps que j'ai eu la plus vive affliction que j'aye jamais ressentie ; mais si vous desirez en sçavoir le sujet, achevez votre recit, afin que je mêle du moins mes larmes avec les votres.
Ma sœur, reprit Astrée, portant son mouchoir à ses yeux, excusez l'excès de mon déplaisir, & ne vous étonnez pas s'il me fait perdre la parole, car il m'ôtera sûrement la vie. Mais avant que ma douleur me réduise à cette extrêmité, je veux bien vous achever le recit d'une aventure si cruelle.»
Astrée alloit continuer, lorsqu'elles entendirent la voix de Phylis, qui ne sçachant où pourroient être ses compagnes, les cherchoit de tous côtés, & s'amusoit cependant
Helas, répondit Astrée avec un profond soupir : mon affliction n'est que trop véritable, ma sœur ; elle est même parvenue au plus haut point où elle pouvoit arriver. C'est en quoi, ajouta Diane, la mienne est comparable à la votre. Vous ne sçauriez, reprit Phylis, trouver un juge plus discret & plus équitable que moi, du moins si les loix de notre amitié vous engagent à me communiquer vos peines.
Pour ce qui me regarde, dit Astrée, je vous aurai bientôt raconté ce que vous desirez sçavoir. Lorsque vous êtes arrivée, j'en avois déja commencé le recit à
«Or sçachez, mes compagnes, que pendant que nous nous enfoncions dans le bois, Alexis paroissoit toujours plus effrayée ; ses pas étoient incertains ; & la pâleur sembloit peinte sur son visage. Moi qui la voyois s'affoiblir à chaque instant : Ma maitresse, lui ai-je dit, je me croyois la bergere du monde la moins courageuse ; mais je voi bien que vous l'êtes encore moins que moi. En verité, mon serviteur, a répondu Alexis, j'ignore où nous allons, & ce que l'on veut faire de nous ; & cette incertitude me fait craindre, que ce lieu ne soit plus tôt pour moi un lieu de tourment, qu'un lieu de satisfaction. Nous en serons bientôt éclaircies, ai-je ajouté ; nous voici déja sous des arbres si touffus, qu'à peine nous pouvons nous reconnoître. Le lieu, m'a dit Alexis, est assurément bien solitaire ; mais je ne comprens pas qu'au milieu de l'horreur qui y regne, Leonide puisse vous presenter un objet qui vous soit agréable. Pourvu qu'elle me fasse voir Celadon, ai je repliqué, je suis contente ; & cette horreur disparoîtra aux premiers regards de mon berger. Vous êtes donc
Alors j'ai remarqué que Leonide s'arrêtoit, & qu'elle nous a dit en se tournant vers nous, mais d'une voix plus forte, & d'un ton plus grave qu'à l'ordinaire : C'est ici, Astrée, que Celadon doit vous être rendu : soyez attentive à ce mystere, & n'allez pas le profaner en rompant le silence. En même temps elle a ouvert son livre, & mettant à terre le genou gauche, le visage tourné vers l'orient, elle a tiré un couteau de sa poche, puis ayant coupé une branche d'alisier, elle y a gravé quelques caractéres, & a prononcé certains mots où je n'entendois rien. Ensuite elle s'est levée, & venant à moi : Astrée, m'a-t-elle dit, souvenez-vous que vous avez promis d'observer tout ce que je vous commanderois ; gardez-vous d'y manquer, autrement vous irriteriez les esprits
A ces mots, elle s'est tournée vers l'orient, puis vers le midi, & du nord à l'occident, & à chaque tour elle prononçoit quelques paroles. Enfin elle s'est approchée de moi, & après avoir tracé un cercle sur la poussiere : Mettez-vous-là, m'a-t-elle dit, belle Astrée, & préparez-vous à la plus grande satisfaction que vous eûtes jamais. Puis se tournant vers Alexis, & l'ayant aussi fait mettre dans le cercle : Grand dieu, s'écria-t-elle, puissant Amour pour qui j'observe des ceremonies qui ne furent jamais connues que du seul Adamas ! Esprits bien heureux qui jouissez des plaisirs que produit une amitié inviolable : dieux, Amour, esprits, je vous appelle comme témoins, ou plus tôt comme auteurs de ce miracle, & je vous conjure de rendre à la bergere Astrée l'image, ou plus tôt la personne même de Celadon.
A ces mots, me regardant d'un œil plus doux, & s'approchant de moi d'un air plus tranquille : J'ai vu Celadon, m'a-t-elle dit, il n'attend pour se presenter à vous, que le commandement sans lequel vous lui défendites de paroître jamais en votre presence. Ne voulez-vous pas le lui ordonner ? Je le veux, sage nymphe, ai-je répondu, pourvu que je sçache de quelle
La nymphe me regardant alors, puis Alexis : Hé quoi, belle Astrée, ne voyez-vous pas Celadon ? Je ne vois rien encore, lui ai-je répondu en regardant autour de moi ; & je crains bien que pour me punir de l'offense que je lui ai faite, il ne m'envie le plaisir que j'aurois de lui en demander pardon. En ce moment, j'ai jetté les yeux sur Alexis, & la voyant dans une frayeur extraordinaire : Peut-être, lui ai-je dit, ma maitresse, vous le voyez. Helas, m'a-t-elle répondu, je le voi assurement, & je le touche. Mais à ce mot la voix lui a manqué ; & Leonide prenant la parole : Astrée, me dit-elle, il faut que vous ayez manqué à quelque chose, & m'ayant fait repeter trois fois les mêmes mots que j'avois déja prononcés : Que vous dirai-je, mes compagnes ? O dieux ! j'ai vu Alexis, ou plus tôt Celadon, prosterné à mes piés, & embrassant mes genoux. Mon bel astre, m'a-t-il dit, le voici ce berger que les eaux ont épargné, & qui adore toujours Astrée.
Ah, ma maitresse, lui ai-je dit en l'embrassant, que vous êtes cruelle de vous moquer ainsi de moi ! Belle Astrée, reprit Celadon, il n'est plus temps de me nommer votre maitresse, il est trop glorieux pour moi de porter le titre de votre serviteur. En preuve, a-t-il ajouté, que j'ai eu ce titre autrefois, voici le dernier témoignage de votre colere. A l'instant, il m'a montré le ruban qu'il m'arracha lorsqu'il se précipita dans le lignon. Alors il a ouvert la boete ; & lui ayant dit : où est mon portrait ; ne soyez pas ingrate, a-t-il continué en me le presentant, jusqu'au point de méconnoître vos propres traits. A ces mots, il s'est tu, & moi je n'ai pû de mon côté proferer une seule parole.
Je ne suis pas surprise de votre étonnement, interrompit Phylis, puisqu'à vous entendre seulement raconter cette aventure, j'ignore moi-même si c'est un songe, ou une verité. Helas, reprit Astrée, il n'est que trop vrai que le cruel m'a traitée ainsi ! Et plût aux dieux, que pour en faire un songe, ils eussent permis que je dormisse d'un sommeil éternel ? Pourquoi, repliqua Diane, vous affligez-vous de connoître ce que vous avez desiré avec tant de passion ? Je ne croyois pas, répondit Astrée, que Leonide me tromperoit de la sorte. Si Celadon a jusqu'ici triomphé de mon innocence
Quoiqu'il en soit, reprit Phylis, il nous en revient du moins ce bonheur, que nous sçavons que Celadon vit encore ; & cette heureuse nouvelle ne sera pas pour mon cher Lycidas un petit sujet de joye. Quoiqu'il en soit, repartit Astrée, il m'en est arrivé ce malheur, que je sçai que j'ai été trompée, & que le perfide m'a fait commettre une infinité de crimes, pour lesquels je merite bien que l'on m'accuse d'avoir manqué à ce que je dois à ma reputation. Je ne croi pas, ajouta Diane, que l'on puisse blâmer vos actions ; mais quand on le feroit, vous avez un beau moyen de fermer la bouche à la médisance, c'est d'épouser Celadon. Ah, ma sœur, dit Astrée, peut-être n'est-il plus ! Comment, interrompit Phylis, auriez-vous fait une seconde faute, après avoir si cherement payé la premiere ?»
Alors Astrée s'étant un peu remise de son trouble, elle continua de la sorte :
«Après avoir remarqué mon portrait, la bague, & le ruban que Celadon m'a presentés, j'ai fixé mes regards sur lui, & j'ai si parfaitement reconnu ses traits, que j'ai été surprise d'y avoir été si long temps
A ces mots, me démêlant de ses bras, j'ai voulu fuir ; mais lui me retenant par ma robbe : Belle Astrée, m'a-t-il dit, je n'attendois pas de votre rigueur un traitement plus favorable. Je sçavois bien que ma faute meritoit ce châtiment ; mais puisque je dois mourir, & que votre belle bouche en a prononcé l'arrêt : ordonnez-moi par pitié quel genre de mort je dois choisir, afin qu'en vous obéissant dans ce dernier moment, je puisse du moins appaiser votre colere.
Le ton dont il a prononcé ces mots m'a touché sensiblement, je l'avoue, & peu s'en est fallu que je n'aye écouté la pitié ;
Aussitôt que je les ai eu perdus de vue, j'ai commencé à disputer en moi-même si j'avois bien ou mal fait, & tout le temps que j'ai employé à venir ici, je pense que j'ai cent fois approuvé mon procedé, & que cent fois je m'en suis repentie. Mais ne pouvant revoquer ma parole, je me suis assise sous cet arbre, où lorsque Diane est arrivée, je commençois à me plaindre de ma fortune, & de Celadon.»
C'est ainsi qu'Astrée acheva le recit de son aventure. Et Phylis au desespoir qu'Astrée eût imposé à Celadon une peine plus cruelle que la premiere, lui dit : «Ma sœur, je ne suis plus suprise, si le ciel vous condamne toujours à de nouvelles douleurs. Pourquoi bannir encore une fois ce berger ? Si par là vous avez cru fermer la bouche à la médisance, ne voyez-vous pas que l'autorité d'Adamas suffisoit pour vous mettre à l'abri de tout soupçon ? Ah, ma
A ces mots, sans attendre la réponse d'Astrée, ni le recit que Diane lui avoit promis, elle reprit le chemin de la maison, où elle esperoit de retrouver Lycidas. Astrée & Diane la suivirent bientôt ; & Diane lui repeta en chemin tous les discours que Pâris lui avoit tenus. Elle lui parla du desespoir de Silvandre, & des ordres que Bellinde lui avoit donnés. Après donc qu'elle l'eut bien instruite de tout, elle poursuivit de la sorte : «Or, ma sœur, pour vous ouvrir maintenant l'interieur de mon ame, je vous avouerai que je ne puis me résoudre à cette alliance : non que j'aye de l'aversion pour Pâris, & que je ne sente pas l'honneur qu'il me fait ; mais j'aime infiniment mieux Silvandre. Voilà comme le ciel se joue de moi ; il m'inspire de l'inclination pour un berger qui ne peut être à
Votre malheur, dit Astrée, n'a rien de commun avec le mien ; car il ne vous est rien arrivé qui puisse nuire à votre reputation : au lieu que durant tout le temps de la feinte de Celadon, la plus innocente de mes actions peut être regardée comme un crime. D'ailleurs que vous épousiez Silvandre, ou Pâris, la fortune vous offre toujours quelque esperance de satisfaction. Mais que j'épouse Celadon, ou que je ne le voye jamais, je demeure toujours exposée à tous les traits de la médisance ; mais, continua-t-elle, j'y apporterai bientôt le remede que me suggere mon desespoir.»
Elle se tut à ces mots ; & Diane reprenant la parole : «Ma compagne, lui dit-elle, vous trouvez votre mal plus grand que le mien, parce que vous le ressentez ; & moi je trouve le mien plus grand que le votre, parce que je le ressens aussi. Mais dans l'état où je suis, j'ai comme vous le déplaisir de ne pouvoir posseder ce que j'aime ; & je me vois encore forcée d'obéir à celle qui peut disposer de moi. Cependant, ma sœur, je suis presque déterminée à recourir au remede géneral, & qui n'est refusé à personne.»
Les bergeres, en parlant ainsi, arriverent
En verité, ma sœur, ajouta Phylis, on ne se repentit jamais plus hors de saison. Ne m'avez-vous pas témoigné de même que vous aviez quelque regret, lorsque vous le vîtes périr la premiere fois ; mais, Astrée, ces remords sont bien superflus ; & j'aurois beaucoup mieux aimé que vous eussiez relâché quelque chose de votre rigueur, au préjudice de cette extrême discretion que vous exigiez de lui, que de vous voir aujourd'hui dans la peine où vous êtes, pour guerir le mal que vous avez fait. Ah, Phylis, reprit Astrée, pensez-vous qu'en cet instant où l'honneur m'a dit que Celadon étoit indigne de vivre, j'aye soupçonné que j'aurois quelque regret de l'avoir fait mourir ? Cependant, repliqua Phylis, voyez où nous en sommes, peut-être voudriez-vous l'avoir reçu avec joye, lorsque Leonide vous l'a presenté. Je voudrois, repartit Astrée, qu'il
A ces mots, Astrée vouloit rentrer dans la maison ; mais Diane à qui elle étoit desormais odieuse, lui proposa d'aller jusqu'au labyrinte. Astrée y consentit ; & lorsqu'elle entrerent dans l'allée qui y conduisoit, elles apperçurent Leonide qui venoit à grands pas, & qui avoit l'air d'une personne vivement affligée. Astrée la voyant revenir seule, pensa mourir de douleur. «Ah, dieux, s'écria-t-elle, voici Leonide qui vient nous annoncer la mort de Celadon ! Vous ne devez pas en être étonnée, répondit Phylis, vous l'avez voulu ainsi.» Cependant Leonide qui étoit indignée contre la bergere, cherchoit à l'éviter ; mais Phylis lui coupant chemin l'atteignit, & la supplia de rester. Alors Astrée lui dit : «Sage nymphe, c'est avec raison que vous fuyez une infortunée, qui pourtant est mieux fondée à se plaindre de vous, que vous ne l'êtes à la haïr.
J'en conviens, répondit Leonide, car j'ai voulu vous procurer un bien que vous avez refusé, & que vous ne possederez jamais, les dieux étant trop équitables pour ne punir pas votre cruauté. Les dieux, reprit Astrée, lisent dans mon ame, &
Astrée, m'a-t-il répondu en me regardant avec une froideur incomparable, m'a commandé de mourir, & malgré sa rigueur je l'aime toujours. J'ai tiré un mauvais augure d'un air si composé, & je lui ai dit encore : Celadon, prenez la peine de la revoir, elle vous confirmera ce que je vous dis. Moi, s'est-il écrié en se reculant, cela n'est plus en ma puissance ; vous avez entendu l'arrêt qu'elle a prononcé, je dois l'executer. Mais, ai-je repris, pensez-vous que je vous abandonne dans ce transport ? L'horreur des tenebres, & la solitude de ce bois vous y contraindront. Laissez-moi obéir à la belle Astrée, je ne puis manquer en lui obéissant.
Cependant je me suis rappellé les mêmes paroles que vous lui avez dites, Astrée ; & pour le consoler : Celadon, lui ai-je dit, je ne veux point vous empêcher d'obéir, mais je ne veux pas que vous alliez au delà. Examinez bien l'ordre qu'elle a prononcé, il s'adresse à la belle Alexis, & non pas à Celadon. Ah, Leonide, a-t-il reparti d'abord, si elle a nommé Alexis pour Celadon, c'est sur moi qu'elle a lancé des regards furieux ; c'est à moi qu'elle a parlé.
En parlant ainsi, il s'éloignoit toujours, & moi voyant que la nuit approchoit, & sentant d'ailleurs que je ne pourrois en surmonter l'horreur : Mais enfin, lui ai-je dit, quelle est votre résolution ? D'obéir, m'a-t-il répondu. Vous n'entreprendrez donc rien contre vous même : car bien qu'elle vous ait ordonné de mourir, elle ne vous a pas commandé de vous ôter la vie.
A ces mots, il s'est mis à rêver, & comme il ne me répondoit point, j'ai ajouté : Puisqu'Astrée ne vous a point assigné de temps, je vous conseille d'attendre que la mort exige de vous son tribut. Il est vrai que ma bergere ne m'a point limité de temps, m'a-t-il répondu ; mais je dois la venger le même jour qu'elle a connu mon offense. Ne vous opposez donc plus à mes desirs, & s'il vous reste quelque bonté
Tel fut le recit de Leonide ; Astrée en fut si touchée, que ses sanglots lui ôterent l'usage de la parole ; & Phylis craignant que cette nouvelle ne desesperât Astrée elle-même, résolut d'y apporter quelque remede : «Belle nymphe, dit-elle en s'adressant à Leonide, puisque Lycidas n'est point ici, j'espere qu'il ne reviendra pas sans ramener Celadon. Helas, interrompit Astrée, que je crains que la fureur de Celadon ne prévienne le secours de Lycidas !»
A ces mots, Leonide se levant, & prenant Astrée par la main : «Il est vrai, lui dit-elle, que je ne puis excuser votre cruauté ; mais puisque vous ne pouvez y remedier, je suis d'avis que nous ne parlions de cet accident qu'à ceux qui pourront nous servir.» Diane, Astrée, & Phylis gouterent cet avis. Elles reprirent ensuite le chemin de la maison, & y arriverent au même temps qu'Adamas achevoit de conclure le mariage de Pâris.
Dès que Bellinde apperçut Diane, elle l'appella, & lui déclara ce qu'elle venoit d'arrêter avec Adamas. La bergere en fut si surprise, malgré ce qu'elle en avoit sçu par Bellinde, qu'elle pensa s'évanouir. Cependant elle dissimula sa douleur, & s'adressant à Bellinde : «Madame, lui dit-elle, il me semble que ceci est bien précipité.
Diane voulut sortir de la maison, peut-être à quelque mauvais dessein ; mais Phylis qui étoit aussi restée seule, parce qu'Adamas entretenoit Leonide & Astrée, vint trouver la bergere. Diane n'ayant rien à cacher à Phylis, lui raconta ce qui se passoit, mais d'un air si affligé, que Phylis ne put s'empêcher de condamner Bellinde.
Cependant Adamas ayant appris ce qui s'étoit passé dans la reconnoissance de Celadon : «O Astrée, s'écria-t-il, qu'avez-vous fait ! Vous allez causer la perte du plus fidele, & du plus aimable berger de nos bords. Mon pere, lui répondit Astrée, nous serons bientôt quittes l'un & l'autre ; si je suis cause de sa mort, il le sera de la mienne. Une chose m'afflige, c'est que ses procedés avec moi m'empêchent de mourir avec honneur ; car on me blâmera toujours de lui avoir permis des faveurs, ausquelles il n'eût jamais aspiré, s'il n'avoit également manqué d'amour, & de discretion.
Ma fille, reprit Adamas, souvenez-vous
Alors, il lui raconta la passion de Galatée pour Celadon ; les regrets du berger, lorsqu'elle lui eut fait enlever ses lettres ; l'embarras où il étoit, ne sçachant comment il refuseroit les offres de la nymphe ; sa maladie, ses rechutes, & son évasion sous l'habit & le nom de Lucinde. Il lui dit ensuite le genre de vie qu'il avoit commencé dans sa caverne ; l'artifice de Leonide pour l'en retirer ; l'occupation qu'il eut en dressant le temple à la déesse Astrée ; ses transports de joye, lorsqu'elle lui éleva un vain tombeau ; enfin comment il l'avoit fait consentir à paroître sous l'habit d'Alexis. «Or, continua le druide, vous sçavez mieux que moi ce qui est arrivé depuis. Mais afin que vous ne soyiez plus fâchée de lui avoir permis tant de privautés, je vous apprens qu'il les recevoit comme autant de supplices. Et si vous y faites reflexion, Astrée, vous conviendrez que vous avez presque toujours commencé. Pour moi, je suis bien assuré qu'il seroit plus tôt mort mille fois, que de rien entreprendre. Voilà, ma fille, qu'elle a été la vie du berger, dont vous avez tant desiré la possession, & dont vous avez fait si peu de cas, lorsque vous pouviez l'obtenir. Si le ciel permettoit que Lycidas le ramenât, promettez-moi de lui faire l'accueil qu'il merite.
Mon pere, dit Astrée, que ces discours avoient convaincue de l'innocence du berger, si Lycidas me ramene Celadon, je vous proteste que je vivrai avec lui, ainsi que vous l'ordonnerez.» A ces mots, Adamas l'ayant embrassée, il la ramena auprès de Leonide, de Diane, & de Phylis, & alla retrouver Bellinde. Il la conjura de remettre au lendemain les nôces de Pâris. Il esperoit d'apprendre des nouvelles d'Alexis, & de n'avoir plus aucun sujet d'affliction. Bellinde y consentit, & Diane fut incontinent avertie de ce retardement.
Tandis que les choses se passoient ainsi dans la maison d'Adamas, l'amour produisoit à Marcilli des effets bien contraires. Sigismond étoit ravi des charmes & des sentimens de Dorinde. Rosiléon sûr de la constance de Rosanire, ne respiroit que son départ, pour aller jouir des faveurs qu'elle ne pouvoit lui accorder qu'en présence d'Argyre. Damon étoit sur le point d'achever son mariage avec Madonte. Alcidon, pour terminer le sien avec Daphnide, attendoit seulement que la fontaine fût desenchantée. Ligdamon & Sylvie étoient aussi dans une intelligence parfaite ; & la felicité de Lindamor étoit extrême.
Lindamor, pour se conformer aux avis d'Adamas, alla trouver Sigismond dans son appartement. Il y rencontra Rosiléon qui
Il est vrai, répondit Sigismond, que mon frere & moi nous n'y serons pas entierement inutiles ; mais je n'avouerai pas que nous y puissions plus que vous à qui la nymphe est si redevable. Quoiqu'il en soit, ajouta Godomar, nous devons cet office à la valeur de Lindamor ; & je suis d'avis qu'à la premiere occasion nous sçachions la volonté d'Amasis, qui ne peut refuser cette récompense aux services de Lindamor.»
Lindamor les ayant conjurés de s'en souvenir, les accompagna chés la nymphe, où Rosanire, Galatée, Daphnide, Madonte, Sylvie, & les autres s'étoient déja rendues. Ensuite ils allérent tous au temple ; & après le dîner, Amasis donna aux princes le plaisir de la chasse.
D'un autre côté, Clotilde craignant que Gondebaut ne changeât de sentiment, alla sur le champ dans son cabinet, pour achever de le fléchir en faveur de Sigismond. Lorsqu'elle entra il avoit à la main la lettre du prince : «Seigneur, lui dit-elle, tenez-vous à la promesse que vous avez daigné me faire, & rappellez au plus tôt les princes. C'est à quoi je pensois, répondit le roi. Mais enfin, que deviendra Dorinde, si je consens à son retour ? Sigismond continuera ses extravagances, & j'aurai le regret d'en être témoin. Si elle demeure
Gondebaut sourit de la pensée de Clotilde, ne croyant pas qu'elle eût deviné la sienne ; & la jeune princesse saisissant l'occasion : «Qu'il me tarde de revoir Sigismond, dit-elle, afin de lui reprocher sa lâcheté. Ah, croyez-moi, Clotilde, répondit le roi, ce n'est pas sans raison que l'on peint l'Amour aveugle.» Alors il commença à se promener, & craignant de réveiller en lui sa passion pour Dorinde : «Mais enfin, dit-elle, ne voulez-vous point qu'Amasis jouisse de la paix que nos princes vous demandent pour elle ? Quand je ferai la paix avec Amasis, reprit Gondebaut, Dorinde ne la fera pas avec moi.»
Clotilde qui lisoit dans son cœur, feignit de ne rien comprendre à ce discours :
LIVRE SEPTIÈME.
Ligonias arriva le lendemain à Marcilli, avant qu'Amasis fût levée. Il alla aussitôt à l'appartement de Sigismond. Le prince n'osa d'abord lui demander quel avoit été le succés de sa commission ; mais après l'avoir consideré, il crut lire dans ses yeux que les nouvelles étoient favorables. «Hé bien, Ligonias, lui dit-il, après l'avoir embrassé, qu'à résolu Gondebaut ? Il vous redemande, Segneur ; il proteste qu'il oubliera l'offense qu'il croit avoir reçue de vous, & qu'il vivra avec Amasis,
GONDEBAUT A SIGISMOND.
Votre repentir excite ma pitié. Je me souviens que je suis votre pere, & j'oublie que j'ai été ennemi d'Amasis. Revenez donc promptement avec Godomar, & oubliez à ma consideration, la cause de notre mesintelligence. Adieu.
Alors Sigismond se repentit en quelque forte de lui avoir déplu ; mais lorsqu'il vint à faire reflexion sur le bien qui en avoit résulté, il crut entrevoir dans sa faute même une providence des dieux, & se réjouit d'avoir acheté à ce prix le repos d'Amasis, & de Galatée. Il étoit encore occupé de cette
Après quelques autres discours, il proposa à Ligonias d'aller trouver Rosiléon chés qui Godomar étoit déja, afin de leur faire part de ces nouvelles. «Seigneur, allons où il vous plaira, dit Ligonias ; mais aussi avertissons promptement la nymphe de ce qui doit lui causer tant de joye.»
Sigismond ayant fait appeller les chevaliers qui avoient accompagné Ligonias, il leur fit toutes sortes de caresses. Ils sortirent ensuite ; & dès qu'ils furent entrés chés Rosiléon, ce prince, & Godomar coururent embrasser Ligonias, & lui firent à peu près les mêmes demandes qu'avoit fait Sigismond. Cependant on les avertit que la nymphe étoit visible ; & Godomar demeurant avec Ligonias, Sigismond & Rosiléon allérent lui annoncer l'heureux retour du chevalier. Mais parce qu'il falloit le recevoir comme un homme envoyé par le roi, pour traiter une paix si solemnelle, elle se prépara à lui donner audience. Elle descendit dans une salle, accompagnée de Rosanire, de Galatée, de Madonte, de Dorinde, de Daphnide, & de Sylvie. Godomar conduisit Ligonias. Il étoient précedés
A ces mots, Ligonias ayant gardé le silence, Amasis lui répondit : «J'accepte avec joye la faveur que Gondebaut me fait ; & quand il me fera l'honneur de vivre bien avec moi, je n'oublierai rien pour lui prouver combien je cheris son amitié. Voici, continua-t-elle en mettant sa main sur celle de Ligonias, le premier symbole de cette foi, que je jure en presence des hommes & des dieux, de ne violer jamais.» Et Ligonias ayant juré la même chose. «Ceci, ajouta-t-elle, en prenant un des tronçons du javelot rompu, qu'elle avoit fait garder avec soin, & donnant l'autre au
Amasis fit ensuite publier la paix ; & le peuple ravi de cet évenement, fit des feux dans tous les carrefours, & se mit à danser en signe de réjouissance.
La nymphe en fit incontinent avertir Adamas. La prosperité d'Amasis le combloit de joye ; mais la disgrace de Celadon l'affligeoit infiniment. Il sentoit qu'il devoit se rendre auprès de la nymphe pour se réjouir avec elle d'un si grand évenement ; mais il étoit retenu par l'interêt qu'il prenoit au berger. Il fit donc supplier Amasis d'agréer qu'il achevât quelques affaires dont il auroit l'honneur de lui rendre compte. Amasis reçut ses excuses.
Cependant Sigismond résolut de partir ce même jour, après en avoir donné une partie à Dorinde. Il avertit Godomar de se tenir prêt, & le pria d'engager Rosiléon, Lindamor, Damon, Alcidon, & les autres chevaliers à venir passer quelques jours à la cour de Gondebaut. Godomar s'acquitta si bien de cette commission, qu'il gagna Rosiléon. Pour Lindamor, Damon, Alcidon, Ligonias, Ligdamon, & les autres, ils crurent
Aussitôt qu'ils eurent dîné, & qu'Amasis se fut retirée dans son cabinet, Sigismond s'adressant à Rosanire, & à Galatée qui tenoit Dorinde par la main : «Vous me voulez bien du mal sans doute, leur dit-il, de ce que j'enmene vos chevaliers. Si je n'étois assurée, répondit Rosanire, que Rosiléon reviendra bientôt, je consentirois difficilement à son départ, & je me plaindrois de vous.» Puis ayant tenu à peu près les mêmes discours à Galatée, il prit Dorinde en particulier, & lui dit : «Si je croyois, chere Dorinde, que mon départ pût vous donner quelques soupçons contraires à mes sentimens, je mourrois plus tôt que de vous quitter. Je sçai ce que je dois à mon pere ; mais je n'ignore pas ce que je dois à mon amour. J'espere que ce séjour vous sera d'autant plus agréable, que vous n'aurez rien à craindre du roi, & qu'à tout moment je vous renouvellerai par mes lettres les assurances de ma fidelité. Si vous croyez avoir plus de satisfaction ailleurs, ordonnez, & je vous conduis où il vous plaira.
Seigneur, lui répondit Dorinde, l'idée de votre absence me fait trembler. Vous
Helas, repliqua Dorinde en soupirant, si je crains, seigneur, c'est que la crainte & l'amour sont presque toujours inséparables. Je ne doute point que votre parole ne soit inviolable ; mais lorsque je fais reflexion à tous les assauts qu'on vous livrera, je tremble que vous ne puissiez y resister. Je l'avoue, seigneur, je vous aime ; mais au moment que je vous sçaurai infidele, je vengerai sur moi-même la faute que j'aurai commise en vous aimant
Ah, seigneur, continua Dorinde, si je tombe jamais du lieu où vous avez voulu que je portasse mon ambition, songez que ce coup me sera mortel. Dorinde, reprit Sigismond, bannissez des soupçons qui m'offensent, si je pouvois dès maintenant disposer de moi, vous verriez avec quelle joye, avec quelle impatience, je vous ferois monter avec moi sur le thrône. Ma tendresse pour vous est pure, & par consequent agréable aux dieux. Et je vous jure par toutes les divinités qu'elle ne finira qu'avec moi.»
A ces mots, il lui prit la main, & la baisa. Dorinde étoit si préoccupée, qu'à peine elle s'en apperçut. Enfin la retirant tout-à-coup : «Seigneur, lui dit elle, je n'ai pas besoin de sermens, votre parole me suffit. Je veux croire pour ma consolation que vous ne changerez point : permettez-moi seulement de regarder votre départ, comme le plus grand outrage que la fortune pouvoit me faire.» Alors elle ne put retenir ses larmes, & portant son mouchoir à ses yeux : «Pourvu, lui dit-elle, que
D'un autre côté Rosiléon prioit Rosanire d'agréer son voyage. Elle y consentit avec peine ; mais à condition qu'il ne dureroit que cinq ou six jours. «Car, lui dit-elle, si nous recevons des nouvelles de la reine Argyre, & qu'elle nous prescrive un temps pour notre retour, comment lui obéirai-je, si vous-êtes absent ? D'ailleurs si vous aimez, n'est-ce pas d'elle seule que vous devez attendre l'accomplissement de vos desirs, & des miens ?
Ma princesse, répondit Rosiléon, mon voyage à la cour de Gondebaut est peut-être plus nécessaire que vous ne pensez. Vous sçavez quelle est son pouvoir, & de quelle ressource peut être son alliance. Or, après l'amitié inviolable que nous avons contractée les princes ses fils, & moi, j'espere
Alors Rosanire bannissant ses allarmes, & jettant sur le prince un regard plein de tendresse : «Excusez, lui dit-elle, une frayeur qui vous prouve au reste combien je vous aime ; & ne changez pas par cette consideration le dessein que vous avez formé de partir avec Sigismond. Si je souffre en votre absence, ce sera plus tôt par l'impatience de vous revoir, que par la crainte de vous perdre. Il me semble, répondit Rosiléon, que mes services ont dû vous prouver ma fidelité ; & si vous en pouviez
A ces mots, lui ayant promis de revenir incessamment, il s'approcha de Sigismond, & le trouvant affligé, car il venoit de quitter Dorinde, il le pria de lui en dire le sujet. «Jettez les yeux sur Dorinde, lui répondit-il à l'oreille, & jugez s'il est possible de s'en separer qu'avec un extrême déplaisir. Je vous jure, continua-t-il, que la passion que j'ai pour elle peut me faire oublier & mon pere, & ma fortune. Depuis que j'ai connu ce qu'elle valoit, j'ai mille fois envié le bonheur de ceux, qui étant nés dans une condition privée, peuvent du moins sur eux-mêmes tout ce qu'ils veulent.»
Cependant Lindamor racontoit à Galatée ce que les princes lui avoient promis de faire auprès d'Amasis ; & la trouvant inquiete de ce qu'ils n'avoient point encore parlé : «Madame, lui dit-il, ils ont juré de me servir, & je ne puis croire qu'ils violent leurs sermens. Vous voyez pourtant, reprit Galatée, qu'ils sont prêts à partir ; & pour résoudre une affaire aussi importante, il faudroit plus de temps qu'il ne leur en
Presqu'en même temps Amasis sortit de son cabinet. Ses yeux étoient humides, car elle n'avoit cessé de penser au départ de ces princes à qui elle croyoit devoir & sa vie, & sa liberté. Sigismond s'approcha pour lui dire adieu. Dès qu'Amasis l'apperçut, elle rentra dans son cabinet ; & le prince l'y ayant suivie avec Rosiléon, & Godomar, il lui parla en ces termes : «Vous avez vu, madame, combien le roi mon pere me presse de retourner auprès de lui. La crainte que j'ai de l'irriter encore, fait que je vous supplie d'agréer que je lui donne cette satisfaction ; mais je vous proteste, madame, que s'il étoit nécessaire pour votre repos que Godomar & moi nous restassions encore à votre cour, je m'exposerois
Seigneur, lui répondit Amasis, votre départ m'est presque aussi sensible, que l'eût été la perte de mes états, dont je vous dois la conservation ; mais il est juste que vous obéissiez au roi ; cependant une chose m'afflige extrêmement, c'est que je vous ai de si grandes obligations, que je suis contrainte de paroître ingrate envers vous malgré moi. Madame, dit Rosiléon, c'est nous qui vous sommes infiniment redevables, puisque vous nous avez fourni le moyen d'acquerir de la gloire. Seigneur, repliqua la nymphe, votre reputation étoit déja au plus haut point ; & cette derniere occasion où vous avez fait éclater votre courage, est seulement une preuve de votre génerosité. Quand je fais reflexion qu'après tant de faveurs, il faut que je vous perde, & que je consente à votre départ, sans avoir pû vous témoigner ma reconnoissance, je voudrois presque ressentir encore les frayeurs que me causoit l'insolence de Polemas.
Madame, repartit Sigismond, les bontés que vous avez eues pour Godomar, & pour Dorinde, depuis qu'ils sont à votre cour, surpassent de beaucoup ce que nous avons fait pour vous. Vous êtiez moins obligée à les recevoir que je ne l'étois à vous garentir des maux qui pouvoient
Et pour ne vous pas laisser davantage en suspens, Rosiléon, mon frere, & moi, nous vous supplions d'accorder la nymphe Galatée à Lindamor. Vous connoissez son merite ; & si vos états peuvent être
Seigneur, répondit la nymphe en souriant, je consens volontiers à tout ce que vous me demandez. Dorinde me sera aussi chere que Galatée même ; & quand je ne serois pas obligée à récompenser Lindamor des services importans qu'il m'a rendus, je connois sa naissance, & son merite ; & je consulterai seulement Galatée, quoique je sois bien persuadée qu'elle ne me desaprouvera jamais en rien. Madame, dit Rosiléon, je ne vous suis pas moins redevable de cette faveur que Sigismond ; je hâterai mon retour pour assister à cet heureux hymenée. Je reviendrai avec vous, reprit Godomar, pour être témoin des plaisirs de Lindamor, & des votres, si je puis en obtenir la permission du roi. Ah, s'il lui plaisoit d'y consentir, s'écria la nymphe ! Madame, interrompit Sigismond, il ne tiendra pas à moi que mon
A ces mots, il se baissa pour lui dire adieu ; mais Amasis le pressant dans ses bras : «Seigneur, lui dit-elle d'une voix entrecoupée, je fais vœu de mourir plus tôt que de cesser de vous honorer, comme je le dois.» En même temps, elle quitta Sigismond, qu'elle avoit déja mouillé de ses larmes ; & s'adressant à Rosiléon : «Et vous, seigneur, continua-t-elle, si jamais vous avez eu quelque dessein de m'obliger, je vous conjure de faire ensorte que Gondebaut permette à Godomar de revenir.» Rosiléon promit de s'y employer, & ayant salué la nymphe, Godomar s'avança, & se baissant aussi pour lui dire adieu : «Madame, lui dit-il, je me retire penétré de toutes vos bontés ; & moi, reprit Amasis, de la plus vive reconnoissance.»
En même temps, elle sortit la premiere de son cabinet, mais de l'air du monde le plus affligé. Galatée trembloit que les princes n'eussent oublié ce qu'ils avoient promis à Lindamor. Lindamor étoit aussi dans une extrême impatience ; mais n'osant la témoigner, il desiroit déja d'être loin, pour
Godomar s'étoit déja publiquement démis de la souveraine dictature ; & rien ne pouvant le retenir davantage, il partit avec Sigismond, & Rosiléon. La nymphe fit atteller aussi quelques chars, & se mit à les suivre de loin. C'étoit un spectacle charmant que de voir ces princes si bien montés. Leur suite n'étoit pas moins belle ; car outre Periandre, Merindor, Lydias, Ligdamon, Lipandas, Silene, Alcidon, Damon, & beaucoup d'autres, Rosiléon amenoit les cent chevaliers que la reine Argyre lui avoit laissés pour la sureté de Marcilli. Les habitans qui regardoient les princes comme leurs liberateurs, se rangerent en haye dans les rues où ils devoient passer, & les combloient de benedictions. Et Clindor se rappellant combien Alcippe, & lui étoient semblables à ces chevaliers, avant que d'embrasser la vie pastorale, il ne put s'empêcher de donner quelques larmes à la perte d'un ami si fidele.
Lorsqu'ils furent un peu éloignés de la ville, Lindamor impatient d'apprendre la réponse d'Amasis, s'approcha de Godomar,
D'un autre côté, Amasis ne fut pas plus tôt rentrée dans le château, que laissant à Galatée le soin d'entretenir la compagnie, elle passa dans son cabinet pour chercher dans sa propre vertu quelque consolation. Et se rappellant l'instabilité des choses humaines, elle résolut d'accomplir le mariage de Galatée, dès que Lindamor seroit revenu, & de lui remettre la conduite de l'état, pour se retirer à Montbrison, ou au palais d'Isoure, & y passer en repos le reste de ses jours.
Pour Galatée, elle essaya inutilement de tous les jeux pour vaincre le déplaisir que lui causoit l'absence de Lindamor. Enfin, après avoir rêvé quelque temps, elle s'adressa à Rosanire, & lui dit : «Madame,
Dorinde qui jusques-là avoit gardé le silence, uniquement occupée de Sigismond, prit tout-à-coup la parole : «J'ai encore mes habits, dit-elle, & selon toutes les apparences, Madonte & Daphnide n'auront pas perdu les leurs. Si donc vous ordonnez que l'on en fasse aujourd'hui pour vous, demain nous pourrons aller chés Adamas. Daphnide & Madonte ayant
Galatée fut condamnée à demander cette permission. Elle entra aussitôt dans le cabinet d'Amasis, & lui proposa le dessein qu'elles avoient formé. Amasis l'approuva, & résolut d'aller à Montbrison pour y demeurer tant que la nymphe seroit absente. Déja Galatée sortoit, mais Amasis l'ayant rappellée : «Dites-moi la verité, lui dit-elle, si Lindamor quitte mon service pour s'attacher à Gondebaut, comme il l'a résolu, ne l'accuserez-vous pas d'une extrême ingratitude ? Madame, répondit Galatée, vos interêts lui sont trop chers ; d'ailleurs il suffit à Lindamor que Gondebaut ait été votre ennemi. Je suis bien persuadée qu'il ne le servira jamais, à moins que vous ne lui en fassiez un commandement exprès. Vous jugez de lui si avantageusement, ajouta Amasis, que vous devez avoir de la bonne volonté pour lui. Madame, repliqua Galatée en rougissant un peu, je n'ai point sujet de le haïr. Hé bien, dit
En même temps, Thamyre se presenta à la porte, & Galatée le conduisit à la nymphe. Amasis sçachant qu'il venoit recevoir ses ordres, le chargea d'assurer Adamas qu'elle étoit bien fâchée qu'il n'eût pû assister à la conclusion de la paix ; & que s'il survenoit quelque chose, elle lui en donneroit avis incontinent. Thamyre prit congé de la nymphe, pour se rendre auprès de sa chere Celidée, qui lui sembloit absente depuis plus d'un siecle, quoiqu'il n'eût été qu'un jour sans la voir.
Il n'étoit plus qu'à quelques pas de la maison du druide, lorsqu'il rencontra Celidée, mais avec un air si triste, qu'il en fut allarmé. Il voulut en sçavoir le sujet ; & la bergere qui l'aimoit comme sa vie, lui dit : «C'est l'interêt d'autrui qui cause la tristesse que vous voyez peinte sur mon visage. Entrez chés Adamas, & vous serez bien insensible, si vous n'êtes aussi affligé que moi. Tout y est dans un desordre extrême ; presque tous ceux que vous y avez laissez partirent hier peu de temps après
Voilà, dit Thamyre, un étrange changement ! Mais je suis d'avis que nous fassions de notre côté ce que nous pourrons pour le service du druide, après que je lui aurai rendu compte de ce qu'Amasis m'a chargé de lui dire. Nous ne pouvons répondit Celidée, qu'aller chercher des nouvelles d'Astrée & de Diane, car c'est le principal soin qui l'occupe. Hé bien, ajouta Thamyre, j'y consens. Vous pouvez m'attendre sous ces arbres, & je reviens incessamment.» Celidée l'ayant embrassé, s'affit à l'ombre, & Thamyre s'en alla dans la maison d'Adamas.
Il trouva la porte fermée ; & pendant qu'il disputoit en lui-même s'il fraperoit, il entendit Adamas qui disoit assés haut : «Mais, Bellinde, à quoi servent ces larmes ? ne voyez-vous pas qu'elles sont superflues, & qu'elles ne peuvent surmonter
Ils se mirent donc tous deux à chercher les bergeres ; mais difficilement les eussent-ils rencontrées ; car soupçonnant bien qu'on les suivroit, elles s'étoient si bien cachées, qu'il étoit comme impossible de les trouver. Elles avoient couché seules dans un lit ; & Astrée & Diane voyant Phylis & Leonide assoupies, Astrée fut la premiere qui rompit le silence en ces termes : «Helas, dit-elle en soupirant, notre douleur sera-t-elle éternelle ? Sommes-nous destinées à n'avoir jamais de satisfaction ? A peine je suis délivrée d'un malheur, que je retombe
Les dieux, reprit Astrée, devroient être satisfaits. Ils se sont assés vengés des fautes que nous avons commises, vous contre Silvandre, & moi contre Celadon ; cependant ils ne laissent pas de nous persecuter encore, & je croi que leur haine ne finira qu'avec notre vie. En ce cas, ajouta Diane, leur courroux finira bientôt ; car je mettrai bientôt fin à tant de miseres ; aussi bien serai-je obligée de recourir
Lorsque j'ai parlé ainsi, répondit Astrée, j'ai parlé selon ma passion ; & je vous puis jurer que je suis toujours dans les mêmes sentimens. Car à quoi me serviroit desormais la vie ? Ah, Diane, ajouta-t-elle, que ceux-là vivent dont les jours sont, comme on dit, filés d'or & de soye ; pour moi qui ne puis esperer aucune felicité, je serois insensée de m'attacher à la vie. Si je ne connoissois parfaitement le caractére de Celadon, & si je ne sçavois que lui ayant ordonné de mourir, il est comme impossible qu'il ne m'ait déja obéi, que me reste-t-il que de finir des jours si infortunés ? J'aurois peut-être, repliqua Diane, des raisons aussi fortes pour abandonner la vie ; car si la vie ne doit nous être chere, qu'autant qu'elle est accompagnée de quelque satisfaction, je n'en espere déja plus ; & si comme vous souhaiteriez de vivre pour
Diane qui n'entendoit rien à ces dernieres paroles : «Ma sœur, lui dit-elle, ne sçaurai-je point quel est ce moyen, afin de m'en servir aussi ? Je ne croi pas, répondit Astrée, qu'une autre que moi doive y penser ; je vous le dirai pourtant, parce que je ne veux rien vous cacher. C'est, continua-t-elle, que la fontaine de la verité d'Amour est, comme vous le sçavez enchantée depuis quelque temps, & de façon que l'enchantement ne peut finir que par la mort du plus fidele amant, & de la plus fidele amante. J'ai donc résolu de me
En verité, repliqua Diane, voilà un dessein bien glorieux ! Ah, ma sœur, que je m'estimerai heureuse de courir le même péril ! Ma sœur, dit Astrée, j'y consens ; & j'y consens d'autant plus volontiers, que je sçai qu'une seule amante y doit mourir. Si pourtant vous êtes bien déterminée, il faut que nous nous conduisions bien secretement. Gardons-nous d'en rien dire à Phylis même ; elle nous traverseroit par la tendresse qu'elle a pour nous. C'est pour cela, ajouta Diane, que nous devrions sortir d'ici, avant qu'Adamas ou ma mere soient levés, car dans la frayeur où je suis, je m'imagine que dès l'aurore on me viendra chercher, pour épouser Pâris. Mais, dit Astrée, on nous fera suivre, & si l'on nous trouve, on nous ramenera, & nous ne pourrons plus nous dérober à leur vigilance. Voici, repartit Diane, ce que nous avons à faire. Nous nous cacherons quelque part pendant le jour, & lorsque la nuit sera venue, nous nous remettrons en chemin, jusqu'à ce que nous soyions arrivées au lieu qui doit terminer nos malheurs. Mais si le sommeil nous surprend, dit Astrée... Il est facile
A peine elles furent assises sur le lit, qu'elles entendirent Phylis soupirer ; & parce que ses soupirs étoient mêlés de gemissemens, elles s'imaginerent qu'elle pouvoit s'être apperçue de leur dessein ; & ce qui les confirma dans cette idée, fut qu'elle cria tout-à-coup : «Sans moi ! Ah ma sœur ! Ah Diane ! non, non.» Astrée se leva à l'instant, disposée à lui reveler son secret ; mais elle vit qu'elle avoit les yeux fermés, & le visage baigné de larmes. Elle en fut si touchée, qu'elle ne pût s'empêcher de pleurer aussi. Et lorsqu'elle eut rapporté à Diane que c'étoit l'effet d'un songe, & que Phylis dormoit certainement, elles prirent la résolution de sortir en ce moment. Elles ouvrirent donc la porte, & se tenant par la main, elles coururent de toutes leurs forces, mais se tournant de temps en temps, comme si elles eussent apprehendé d'être suivies. «Ma sœur, dit alors Astrée, je serois d'avis que nous cherchassions quelque lieu commode pour nous cacher, & que nous fissions provision des fruits que ces arbres nous presentent ; nous en aurons sans doute besoin, si nous sommes obligées de rester ici tout le jour.» Cependant
Presqu'en même temps Phylis s'éveilla ; & parce qu'elle étoit encore troublée par quelque songe fâcheux, elle se leva doucement d'auprès de Leonide, pour en venir rendre compte à ses compagnes ; mais lorsqu'elle ne les trouva plus, elle commença à craindre le malheur dont ses songes l'avoient menacée. Elle ouvrit d'abord les fenêtres ;
En parlant ainsi, elle s'habilloit à la hâte, & déja elle étoit descendue dans la sale ; mais n'y trouvant personne, elle courut inutilement dans la galerie, puis dans la bassecour. Ne sçachant à quoi se resoudre, elle revient dans la chambre, éveille Leonide, & lui dit : «Pardonnez-moi, belle nymphe, si j'interromps votre sommeil : c'est fait de moi, si vous ne trouvez quelque remede à l'inquietude dont je suis agitée. Astrée & Diane ne sont plus ici, & je crains qu'elles ne soient allées se perdre en quelque lieu, puisqu'elles m'ont caché leur fuite.»
Alors Leonide étonnée (car elle connoissoit la situation où elles se trouvoient par rapport à leur amour) s'habilla promptement. Puis elles allerent toutes deux à la porte pour demander si quelqu'un étoit déja sorti. Le portier leur jura qu'il n'avoit
A peine elles furent arrivées en ce lieu, que Phylis ne pouvant retenir ses larmes : «Helas, madame, dit-elle à la nymphe, j'ai vu en songe tout ce que je vois à present ; il m'a semblé que l'ombre de Celadon, & celle de Silvandre s'étoient approchées du lit d'Astrée & de Diane, & que celle de Celadon plus offensée disoit à ma sœur d'un ton qui tenoit tout ensemble de l'amour & du courroux : Ingrate bergere, Celadon est mort par tes ordres injustes, & tu dois mourir pour satisfaire à ses justes prieres. Voici son ombre qui t'attend pour te conduire dans les champs Elysiens, & qui te persecutera sans cesse, jusqu'à ce que tu ayes terminé tes jours. Alors il m'a semblé que l'autre prenant la parole : Et toi, Diane, a-t-elle dit, qui triomphas de moi par tes charmes, s'il te reste quelque souvenir de ma fidelité, détermine-toi plus tôt à mourir à mon exemple, que de m'être infidele.
A ces mots, l'ombre a gardé le silence ; & j'ai cru entendre Astrée qui répondoit la premiere. Oui, Celadon, a-t-elle dit, je t'obéirai, & je suivrai ton ame en quelque lieu qu'elle prenne soin de me conduire. Et toi, Silvandre, a poursuivi Diane, ne pars pas sans moi, je ne veux plus te quitter, afin que n'ayant pû être unis durant ta vie, nous le soyions au moins après ta mort. En parlant ainsi, elles se sont habillées, à ce qu'il m'a semblé ; puis suivant ces deux ombres qui les guidoient, elles sont allées se jetter entre les bras de l'Amour, qui par compassion leur a donné la satisfaction qu'elles desiroient. Je me souviens très-bien que j'ai tenté de les retenir, ou de les suivre, que j'ai pleuré, que j'ai crié, tantôt contre Astrée, & tantôt contre Diane, leur reprochant qu'elles ne pouvoient rien entreprendre sans moi. Mais les ingrates ne m'ont point écouté. Elles sont parties sans vouloir seulement me dire adieu.
Les songes, répondit Leonide, ne sont que des illusions, & les accidens qui nous arriverent hier ont causé celui-ci. Les ombres de Celadon & de Silvandre, leur entretien avec les bergeres, leur résolution, tout cela est amené par le dessein que Celadon forma de mourir, par les plaintes qu'il fit contre Astrée, & par les raisons
A ces mots, elles sortent de la galerie, & sçachant qu'Adamas étoit levé, Phylis alla lui raconter la fuite de ses compagnes ; le druide se rappellant le dernier commandement d'Astrée, il pensa que pour en faire quelque satisfaction à Celadon, elle auroit pû recourir à des extrêmités fâcheuses, & que Diane l'avoit suivie par amitié, & pour oublier ce que Bellinde lui avoit ordonné. Ainsi craignant que ces bergeres n'attentassent sur leur vie, il pria tous les bergers & toutes les bergeres qui étoient dans sa maison de courir après elles. Hylas, Stelle, Calydon, Phylis, Adraste, Doris, Leonide même, & les autres partirent au même instant. Celidée seule resta, parce qu'elle vouloit attendre le retour de Thamyre, pour l'obliger à les chercher aussi.
Ils prirent tous differens chemins ; les uns se jetterent dans le bois, les autres dans la plaine, & Phylis conduite par un meilleur genie suivit les bords du Lignon. Elle n'eut pas marché une demie heure, qu'elle apperçut Lycidas couché sur le gazon, & si près de l'eau, que les petits flots qui venoient se rompre contre le rivage lui mouilloient la main. Elle hâta le pas, & le surprenant : «Bon jour, lui dit-elle, mon cher Lycidas. Hé bien, où est Celadon ?» En même temps elle s'assit auprès de lui, & le berger étonné de la voir dans un lieu si desert : «Ma maitresse, lui répondit-il en soupirant, il faut qu'il ne soit plus dans la plaine, du moins je ne l'y ai pas trouvé. Il se sera encore précipité dans le Lignon ; car il n'y a recoin si caché dans ces bocages, où depuis hier je ne l'aye cherché. S'il est mort, reprit Phylis, je crains bien qu'Astrée ne tardera pas à le suivre ; elle s'est derobée de moi, & je ne puis deviner où elle est allée. Le desespoir où elle est d'avoir si maltraité Celadon me fait trembler. Il ne sçauroit être aussi grand que son crime, repartit Lycidas. Il est grand sans doute, repliqua Phylis, ce crime qu'elle a commis contre Celadon, contre vous, & contre moi ; mais elle ne manque pas de raisons pour se justifier. Au nom des dieux, interrompit Lycidas, si
Quel fut l'étonnement d'Astrée & de Diane ! Elles se croyoient là en sureté, & elles avoient entendu tous les discours de Phylis & de Lycidas. Les bergeres se leverent au premier bruit qu'elles entendirent, & se retirerent dans l'endroit qui leur parut le plus obscur. Phylis entre aussitôt ; & s'arrêtant dès le premier pas : «Lycidas, dit-elle, est-il vrai que Celadon demeura ici près de six lunes ? Il y demeura, répondit le berger, tant que dura son absence ; car il n'en sortoit jamais que pour venir quelquefois mêler ses larmes avec les eaux du Lignon. En verité, reprit-elle, je ne croi
Ma chere Phylis, dit alors le berger, est-il vrai qu'Astrée ait formé quelque dessein, sans vous le communiquer ? Je vous assure, répondit Phylis, que j'en suis extrêmement inquiéte, & que si je la voyois je lui ferois des reproches plus amers peut-être qu'elle ne le pense ; & je lui montrerois qu'elle a bien manqué aux loix de l'amitié. Helas, repliqua le berger, comment les auroit-elle observées, elle qui a si cruellement violé les loix de l'amour ? Cependant, ajouta Phylis, il faut que je poursuive mon voyage, & que je n'épargne ni peine ni soins pour trouver cette ingrate. Hé bien, dit Lycidas, puisque vous le voulez, je souhaite que vous soyiez plus heureuse que je ne l'ai été.» A ces mots, ils se séparerent. Phylis continua son chemin, & Lycidas demeura sur le rivage, où le sommeil vint le surprendre, car il n'avoit point dormi le jour précedent.
Mais quelque que fût l'inquietude de Lycidas, elle ne pouvoit se comparer à celle de Silvandre. Il s'étoit enfoncé dans le bois, & surpris par la nuit, il résolut d'y rester. Il s'appuya contre un arbre, & là il se rappella tout ce qui lui étoit jamais arrivé de plus
Silvandre ne doutant point que le mariage ne fût en effet accompli, se retira, sans recommander même que l'on eût soin de ses troupeaux ; il n'avoit ni la volonté, ni l'esperance de les revoir jamais. Il rentra dans le bois, où il fut tout-à-coup saisi d'un grand tremblement. Il s'appuya contre un arbre, au pié duquel il tomba enfin. Il y fut près d'une heure comme évanoui ; & ne pouvant esperer aucun soulagement à sa douleur, il se laissa emporter au desespoir, lui qui l'avoit tant de fois blâmé dans autrui. Alors pensant au bonheur de Pâris, & à sa propre infortune : «Dieux, s'écria-t-il, parce que je ne suis ni assés riche, ni assés connu, je perds en un moment le fruit de mes services ! Qui vit jamais un siecle
Alors il s'arrêtoit un peu ; puis reprenant tout-à-coup : «Que je suis coupable moi-même, disoit-il, de blâmer le choix qu'elles ont fait ! Non, non, Bellinde, vous deviez Diane au merite de Pâris ; mais Diane se devoit à mon amour. Elle seule est blâmable, quelque que soit la naissance de Pâris, quelques vertus qu'il ait, elle m'a témoigné plus de bonté qu'à lui, & c'est elle seule qui m'a permis d'aspirer à la gloire de la posseder. Cependant, ajoutoit-il, elle le prefere à moi ; & peut-être l'infidele rit de mes malheurs, & de ses sermens. Ah cruelle, continuoit-il, je te voi mourir dans la douceur de ses embrassemens, tandis que je meurs dans le desespoir où m'a réduit ton infidelité !»
A ces mots, les sanglots étoufferent sa voix : «Mais enfin, reprit-il tout-à-coup, à quoi te sert de murmurer contr'elle, & contre le destin ? l'arrêt qui la soumet à Pâris est irrevocable.» Il se rappella alors ses dernieres paroles, & se souvenant qu'elles lui défendoient de mourir, jusqu'à ce qu'il fût certain de la conclusion de son mariage : «Du moins, dit-il alors, il n'y aura
D'un autre côté, Alexis ne fut pas plus tôt échapée des mains de Leonide, qu'elle se disposa à obéir à Astrée ; & comme si les dieux se fussent plû à rendre sa fortune pareille à la fortune de Silvandre, dès qu'elle
L'aurore le suprit dans cet assoupissement ; mais s'éveillant enfin : «Ce repos,
Cependant Silvandre qui ne songeoit qu'à mourir, se consoloit à chaque pas de ce qu'il avançoit vers le lieu qu'il avoit choisi pour terminer ses jours. Il sortit du bois sans tourner la tête, & monta sur la cime du plus haut rocher près de Montverdun. Alexis qui le suivoit toujours, ne pouvoit comprendre qu'il se donnât tant de peine pour aller dans un lieu, où jamais berger n'avoit eu la curiosité de monter. Là Silvandre s'étant arrêté : «Grands dieux, dit-il, qui dès l'instant de ma naissance me condamnâtes à tant de tourmens, me voici prêt d'obéir à la fatalité qui s'est attachée à toutes les actions de ma vie ; heureux dans ce dernier moment de pouvoir me rendre ce témoignage, que je ne me
Silvandre obligé d'obéir à Celadon qu'il croyoit toujours Alexis, s'éloigna du précipice, & tous deux ils s'assirent sur un autre rocher. Là Celadon lui parla en ces termes : «J'ai à vous dire des choses qui vous surprendront sans doute. Tous les bergers & toutes les bergeres ont été trompées à mon habillement. Je ne suis point Alexis, & pour ne vous point laisser en suspens, je suis Celadon.» A ce mot, Silvandre demeura immobile, & Alexis continuant : «Afin, lui dit-elle, que vous puissiez rendre à ceux qui doivent me survivre un témoignage certain de ma discretion & de mon amour, je vous conjure d'entendre le recit de ma fortune, & de m'accorder une grace que j'ai à vous demander, & pour laquelle seule je vous ai suivi, car j'ignorois votre dessein.»
Dans l'étonnement où étoit Silvandre, il ne répondit pas un mot ; mais le regardant fixement, il fit connoître par son silence qu'il l'écoutoit avec plaisir. Alexis lui raconta tout ce qui lui étoit arrivé depuis qu'il s'étoit précipité dans le Lignon, & comment Leonide l'avoit fait connoître à sa bergere. «Or, ajouta-t-il, l'ingrate m'a commandé de mourir. Ce que je desire
A ces mots, Alexis se tût, & Silvandre qui avoit eu le temps de se convaincre qu'en effet c'étoit Celadon qui lui parloit, se jetta à son col, & l'embrassant : «Ah, dieux, Celadon, lui dit-il, est-il possible que je vous revoye ?»Alors il ne put retenir ses larmes, & continuant : « Vivez, lui dit-il, vivez pour Astrée, & laissez-moi achever le dessein que vous avez commencé... Je mourrai... je suis assés fidele... Attendez de mon trépas l'avantage que vous vouliez que je reçusse du votre.
Mais vous, Silvandre, repliqua Alexis, vivez pour Diane. Helas, interrompit le berger, pourquoi vivrois-je pour elle, si elle ne peut vivre que pour Pâris. Pour Pâris, dit Alexis étonnée ? Pour lui-même, repartit Silvandre ; mais en attendant que vous puissiez apprendre de quelqu'autre
LIVRE HUITIÈME.
Apeine Astrée eut entendu que la grotte qui la receloit avoit servi de retraite à Celadon, qu'il lui sembla que ce rocher même lui parloit de son amour. Tous les objets qui s'offroient à elle sembloient aussi lui tenir ce même langage. Le trouble où elle parut fit croire à Diane que c'étoit l'apprehension d'être surprise par Phylis, ou l'horreur même du lieu qui le causoit. Mais lorsque Lycidas & Phylis se furent retirés, Diane lui en ayant demandé la cause : «C'est, répondit Astrée, que ce lieu me rappelle
A ces mots, elle examina plus curieusement la grotte, & remarquant à sa droite quelque chose de gravé contre le rocher, elle s'approcha, elle vit son chiffre presque par tout, & ces vers qui étoient dans le fonds :
Juge, Astrée, à quel point le destin m'a réduit.
Je sçai bien que la mort où je me voi conduit
Doit servir de remede aux tourmens que j'endure.
Et pourtant obstiné, je resiste au trépas :
Non que je puisse craindre une chose si dure :
Mais je crains qu'étant mort je ne t'aimasse pas.
Elle jugea par là qu'il avoit eu quelque dessein d'attenter à sa propre vie, mais qu'il en avoit été détourné par un genie propice. Ces differens objets lui causoient une douleur
«J'ai cru durant quelque temps, belle Astrée, que mes larmes pourroient laver votre infidelité ; j'en perds maintenant l'esperance, & je reconnois que la mort seule peut soulager mes déplaisirs. Aussi est-elle l'unique objet de mes vœux. Voilà le fruit de votre ingratitude, Astrée, puisqu'après tant de services, il faut que je recoure au trépas, pour me soustraire desormais à vos perfidies. Si vous n'attendez de ma disgrace...»
Le sens n'étant point achevé, Diane jugea que Celadon avoit résolu de continuer ces plaintes ; mais que Lycidas l'étant venu chercher de la part d'Astrée, il n'avoit pas eu le temps d'en écrire davantage. Astrée prenant le papier, & le mettant dans son sein : «Ces reproches que je ne meritois pas, dit-elle, serviront à me convaincre du crime que j'ai commis depuis. Et, pour faire éclater mon injustice après mon trépas, puisse ce papier me survivre, & résister aux injures des temps !» Elle sentit alors une grande foiblesse ; & Diane craignant qu'elle ne s'évanouît, courut chercher de l'eau. Elle apperçut en revenant Lycidas couché au pié d'un saule ; elle en fut d'abord étonnée,
Diane, qui de temps en temps le regardoit aussi, tirant Astrée par sa robe : «Ma compagne, lui dit-elle, je pense que vous êtes ravie en considerant ce berger. Il me fait une extrême compassion, répondit Astrée, & je suis au desespoir qu'il ait autant lieu de se plaindre de moi à cause de Celadon. Cependant, continua-t-elle, j'essayerai de vaincre sa pitié, & j'espere qu'il m'accordera le pardon que je lui demanderai.» Elle rentra incontinent au fonds de la grotte, & prenant une plume qu'elle avoit remarquée dans une fente, avec une petite bouteille, où il y avoit encore de l'encre, elle rompit le papier qu'elle
Déja le jour commençoit à tomber, & voulant remettre ce papier entre les mains du berger, elle sortit doucement avec Diane ; puis elle s'approcha de Lycidas, & mit le papier sur lui. Enfin, après avoir tourné leurs regards de tous côtés, elles continuerent leur voyage.
Phylis étoit rentrée chés Adamas, bien affligée de n'avoir appris aucune nouvelle de ses compagnes. Leonide y étoit aussi arrivée, & peu de temps après tous les bergers, & toutes les bergeres. Lorsqu'ils eurent rendu compte de leur recherche, Adamas & Bellinde commencerent à croire que leur fuite ne pourroit avoir qu'une issue funeste. Quelqu'allarmé que fût le druide par rapport aux deux bergeres, il ne pouvoit oublier Celadon. Il demanda si personne n'avoit rien appris de lui, & Phylis répondit qu'elle le croyoit mort, Lycidas lui ayant juré qu'il avoit inutilement cherché dans toute la plaine. Le druide affligé de cette réponse : «Mais, dit-il, ne pouvons-nous sauver au moins Lycidas ? Mon pere, ajouta Phylis, je l'ai laissé assés loin d'ici sur les bords du Lignon, & pour trouver ce berger, il ne faut que remonter la riviere ; je croi qu'il se sera endormi dans cet endroit. Mais pour le ramener, il faudroit quelqu'un
Pâris fut à peine arrivé que Lycidas s'éveilla ; & reconnoissant le fils d'Adamas, il se leva si promptement, qu'il laissa tomber sans y prendre garde le billet d'Astrée. Pâris le releva, & dit à Lycidas : «Voici sans doute quelque nouveau témoignage de votre amour. J'ignore ce que c'est, répondit le berger ; mais si Phylis ne vous l'a donné, ce n'est assurement pas ce que vous pensez. Cependant, ajouta Pâris, vous avez laissé tomber ce papier ; & le lui presentant : Jugez, continua-t-il, de quelle main il est.» Lycidas y portant les yeux, puis les retirant tout-à-coup : «Helas, s'écria-t-il, que la main qui a tracé ces caractéres est cruelle ! Ce billet vient d'Astrée, mais je ne puis comprendre comment il est tombé entre mes mains. Il y a peut-être long temps que vous l'avez, dit Pâris ? Nullement, répondit le berger ; je ne l'ai jamais vu qu'en ce moment, & sans doute il est écrit depuis peu, car l'encre est encore toute fraiche. Alors il lut ces mots :»
ASTRÉE A LYCIDAS.
J'approuve votre colere, Lycidas, d'autant mieux que vous n'avez entendu aucune des raisons qui peuvent me justifier. J'excuse votre ressentiment,
En lisant ces derniers mots, Lycidas ne put retenir ses larmes : «Helas, dit-il, qu'elle a bien raison d'avouer qu'elle est coupable ! Tous nos malheurs ont leur source dans une jalousie qu'elle conçut il y a quelque temps, sur les apparences du monde les plus foibles. Je suis étonné, dit Pâris, qu'elle ne parle point de Diane, puisqu'on les croit ensemble. J'en ignore la cause, répondit Lycidas ; mais je ne doute point qu'elles ne soient ensemble, autrement elle auroit parlé de Diane aussi bien que de Phylis, à qui elle envoye, comme vous l'avez vu, un témoignage de son souvenir. Quoiqu'il en soit, reprit Pâris, je croi que nous devons promptement vertir Adamas de ce que nous sçavons.
Il étoit nuit lorsqu'ils arriverent ; & Bellinde qui desesperoit d'avoir aucune nouvelle de Diane, étoit dans une affliction mortelle. Lorsqu'on l'avertit que Pâris & Lycidas étoient de retour, elle courut à eux comme à sa derniere ressource ; mais n'ayant rien appris qui lui donnât la moindre esperance, elle retomba dans le premier état. Adamas de son côté, après avoir lû la lettre d'Astrée, fit connoître à Bellinde que dans cette incertitude, elle ne devoit desesperer de rien : que Diane ne pouvoit être assés peu sensée pour s'exposer à la mort ; qu'il se pourroit bien qu'Astrée lui en eût inspiré le desir ; mais qu'elles n'avoient point assés de courage pour en venir à l'execution. Adamas lui dit encore plusieurs raisons que Bellinde n'osa condamner entierement. Et le druide l'ayant accompagnée dans sa chambre, se retira. Il fit venir tous les bergers, & toutes les bergers, & les pria de continuer le lendemain leurs perquisitions. Ils le promirent tous, & allerent se reposer.
Astrée & Diane avoient déja fait quelque
Le Lignon, en moins de deux heures, s'enfla prodigieusement. Il porta ses eaux en des lieux qu'il n'avoit jamais mouillés, & il enferma dans son lit toutes les fleurs nées auparavant sur ses rivages. Il entra jusque dans la grotte ; & tout ce qu'Astrée & Diane purent faire fut d'en sortir. La pluye avoit heureusement cessé, & l'air s'étant éclairci, elles se remirent en chemin à la faveur de la lune qui commençoit à reparoitre. Elles ne cesserent de marcher que lorsqu'elles furent arrivées à un stade de la fontaine qu'elles avoient choisie pour derniere ressource à leurs maux.
Là elles trouverent un autel élevé sur un petit perron, dont les degrés étoient teints de sang en plusieurs endroits, & noircis par la fumée des victimes qu'on y avoit immolées.
Et Diane levant les yeux au ciel : «Grand dieu, dit-elle, ce qu'Astrée desire de ta pitié, je le desire, moi, de ta haine. Tu n'as cessé jusqu'ici de m'accabler de tes rigueurs, acheve aujourd'hui. Je ne te dis rien de ma fidelité, elle t'est connue. Epargne, Amour, épargne la beauté d'Astrée ; ne souffre pas que tes lions soient insensibles. Verse dans leur ame farouche la crainte & le respect ; & fais qu'au lieu d'approcher de ses membres delicats, ils
Alors le jour parut plus beau que ne l'avoient annoncé les orages de la nuit ; cependant Alexis, & Silvandre ne s'éveillerent pas. Mais Bellinde apperçut à peine l'aurore, qu'elle se leva brusquement, & courut à la chambre de Leonide pour la prier d'engager Phylis à chercher encore ses compagnes. Elle trouva la nymphe habillée, & Phylis aussi. Leonide ne pouvoit se défaire de l'inclination qu'elle avoit conçue depuis quelques lunes pour Alexis ; & Phylis supportoit avec impatience la fuite de ses deux amies.
Bellinde fut étonnée de leur diligence ; & comme elle vouloit expliquer à Leonide le sujet qui l'amenoit, elle se vit prévenue par Phylis, qui lui dit : «Vous voyez, madame, quelle inquietude me donnent Astrée & Diane ; mais si je les trouve... Helas, interrompit Bellinde, je crains bien que vous n'en soyiez déja assés vengée. Madame, reprit Leonide, ce jour éclaircira nos doutes ; nous employerons tant de personnes, qu'on trouvera du moins quelques vestiges de leur desespoir, si elles s'y sont livrées. Fassent les dieux, ajouta Bellinde, que ma crainte soit fausse, & que vous puissiez me donner de meilleures nouvelles que je n'en attens.» A ces mots, elle sortit, & Leonide, & Phylis avec elle. Celles-ci ayant trouvé Lycidas, & tous les bergers sur le degré, elles allerent chercher les bergeres ; & tous ensemble ils se mirent en marche pour apprendre des nouvelles d'Alexis, d'Astrée, & de Diane.
D'un autre côté Galatée impatiente d'entretenir Astrée, & de lui dire ce qu'elle sçavoit de Celadon, dont elle ne croyoit pas que la bergere sçût tant de nouvelles, éveilla de bonne heure Rosanire, & se fit apporter les habits de bergere qu'elle avoit commandés la veille : Dorinde, Daphnide, Madonte, & Sylvie prirent aussi des habits semblables.
En même temps, elles entrerent dans une sale qui menoit à l'appartement d'Adamas, & le druide reprenant la parole : «Pour juger de l'excès de notre douleur, il vous suffira de voir la sage Bellinde ; elle a perdu sa fille. La bergere se deroba hier avec Astrée ; & cela, comme je le croi, parce qu'Alexis s'étoit déja perdue le jour précedent. Comment, s'écria Galatée, Alexis n'est donc plus ici ? Nous ignorons où elle est maintenant, repliqua le druide ; mais peut-être ne serez-vous pas fâchée d'apprendre sa fortune, car vous y avez quelque interêt.» Galatée ne pouvant comprendre ce qu'il vouloit dire : «Je ne puis y en avoir qu'un très-grand, ajouta-t-elle, puisqu'elle vous appartient.»
A ces mots, elles entrerent dans la chambre d'Adamas. On fit venir Bellinde, & celle-ci ayant sçu les noms de ces nouvelles bergeres, leur rendit ce qu'elle devoit à leur naissance. Et Rosanire après l'avoir saluée, lui dit : «Nous pensions n'avoir ici
Alors les nouvelles bergeres s'étant assises, Galatée pria le druide de lui raconter tout ce qui étoit arrivé. Adamas descendit dans les moindres détails ; & Galatée ayant appris qu'Alexis étoit cette même Lucinde qui s'étoit sauvée du palais d'Isoure : «Je ne suis plus surprise, dit-elle, si vous avez toujours empêché que je ne la visse ; vous sçaviez bien que je la reconnoitrois. Du moins je le craignois, reprit Adamas ; car il étoit alors si obstiné à ne point paroitre devant Astrée, qu'il seroit déja mort cent fois, si je ne l'avois conservé par ce déguisement.»
Cet entretien les mena insensiblement jusqu'à l'heure du dîné ; après quoi Rosanire voulant voir la galerie, Adamas y mena toute la compagnie. Et presqu'aussitôt on vint l'avertir que trois hommes demandoient à lui parler. Le premier qui parut fut Halladin, qu'Adamas & les autres reconnurent incontinent. Dès qu'il eut salué
Après les premiers complimens, Adamas les pria tous de s'asseoir. Olicarsis leva par hazard les yeux pour voir les tableaux dont la galerie étoit ornée ; & reconnoissant quelqu'un des portraits : «Je pense, dit-il, que voici Eudoxe que Genseric enmena en Afrique, après avoir triomphé de Rome, & de la Sicile. C'est elle-même, répondit Adamas ; & les principales aventures de cette princesse nous ont été racontées jusqu'au temps où elle passa en Afrique, par des témoins irreprochables. Mais depuis qu'Ursace & Olimbre partirent
SUITE DE L'HISTOIRE
D'EUDOXE, D'URSACE ET D'OLIMBRE.
«Genseric chargé des dépouilles de Rome, & glorieux de tant de conquêtes ne fut pas plus tôt arrivé à Carthage, que les peuples, pour honorer sa valeur, commencerent à chanter publiquement ses triomphes. Et lui même flaté de ces succès, il médita un second armement, pour donner de la terreur, non plus à l'Italie seulement, mais à l'univers entier. Cependant il résolut de goûter quelque temps le repos qu'il croyoit avoir merité ; & le premier dessein qu'il se proposa, fut de triompher de la pudicité d'Eudoxe, comme il avoit déja triomphé de son empire. Le souvenir des obligations qu'il avoit à cette princesse, loin de le toucher, lui fit
Moi qui ne desirois rien avec tant de passion que de voir cette princesse, dont les ancêtres ne m'étoient pas inconnus, j'acceptai avec joye la commission. Je fus
Elle n'ignoroit pas la défense étroite de Genseric ; mais, soit crainte, ou desir de la mort, au même temps que je mis le pié dans sa chambre, elle s'avança vers moi, & me prévenant : Hé bien, dit-elle, qu'ordonne Genseric de ma vie ? veut-il que je la perde par quelque supplice honteux,
A ces mots, Eudoxe recommença à se promener, & je compris aisément par les pleurs qu'elle versa, que son esprit avoit plus besoin de remedes que son corps Que ne peut la compassion ! je proteste qu'en ce moment je fus si touché de sa disgrace, que j'eusse tout entrepris pour la servir. Je lui en donnai tous les témoignages
Genseric qui attendoit ma réponse avec impatience, apprit par ma bouche ce qu'il auroit dû ignorer pour son repos. Sans lui dire tout ce dont elle m'avoit chargé, je lui racontai si fidelement l'état où je l'avois trouvée, & je lui parlai tant des charmes que j'avois remarqués en elle, que j'aiguisai innocemment des armes contre nous. J'esperois de le rendre sensible à la pitié ; mais je ne fis qu'allumer davantage sa passion. Genseric instruit que la solitude étoit contraire au mal d'Eudoxe, m'ordonna de la visiter souvent. J'obéis, & par là j'eus occasion de gagner sa confiance. Un jour que je lui avois demandé pourquoi en parlant des trois victimes que Genseric pouvoit immoler, elle avoit ajouté, peut-être quatre, elle me fit asseoir près de son lit ; & tandis que la jeune Eudoxe, & sa sœur Placidie s'amusoient à jouer dans un cabinet, elle me raconta tout ce que vous avez pû sçavoir de l'amour d'Ursace ; ses regrets lorsqu'elle épousa Valentinien ; la passion de ce
Je n'oubliai rien pour la consoler ; & je lui offris sur tout les services qu'elle pouvoit attendre d'un homme de ma condition. Je lui representai que j'avois quelque credit auprès du roi ; qu'à la verité je n'osois demander sa liberté, mais
Genseric me témoigna qu'il me sçavoit gré du secours que j'avois donné à cette princesse. Et comme il ne desiroit rien tant que de la posseder, il s'imagina qu'il lui suffiroit de parler, puisque dans l'état où étoit Euxode, il n'y avoit pas d'apparence qu'elle dût s'opposer à ses desirs. Il se dispose donc à l'aller voir, & ne prend avec lui que Thrasimond pour entretenir les jeunes princesses. Cette aventure me fait tant d'horreur, que je ne vous en rapporterai point les circonstances ; sçachez seulement que la violence succeda bientôt aux paroles flateuses, & qu'il jura de la vaincre à quelque prix que ce fût. Eudoxe redoutant sa barbarie, se montra moins sevére ; & lui demanda quelques jours pour se déterminer. Genseric lui accorda ce qu'elle demandoit, & se retira enmenant avec lui Thrasimond, que les charmes de la jeune Eudoxe avoient déja embrasé. Et certe si jamais
A peine Genseric eut quitté Eudoxe, que j'arrivai auprès d'elle ; & la voyant éplorée, je lui demandai le sujet de sa douleur. Dès qu'elle se fut expliquée, je pénétrai le dessein du roi, & je compris que l'empressement qu'il m'avoit témoigné de la voir guerie, étoit uniquement l'effet de sa passion. Et lorsque la princesse m'eut dit qu'elle n'avoit demandé quelques jours, que pour m'avertir de son malheur, & me prier d'y chercher quelque remede : Madame, lui répondis-je, j'aurai l'honneur de vous en parler ; je vous promets d'employer toute la nuit à y penser. Cependant dissimulez, & soyez persuadée que s'il ne falloit que mon sang pour vous délivrer de vos craintes, je le donnerois avec joye.
En même temps je me retirai ; & je passai toute la nuit à chercher des remedes pour sauver cette sage princesse ; mais de tous les moyens qui s'offrirent à moi, je n'en trouvai pas un, dont l'execution ne me parût impossible. Prendre la suite ? je n'y voyois aucune apparence. Divertir le roi de ce dessein furieux ? je connoissois trop son naturel. Lui ôter la vie ? outre l'énormité du crime, & le péril inévitable où je m'exposerois, il me sembloit que ce
A ces mots, Eudoxe se tût, montrant bien sur son visage qu'elle ne manqueroit pas de courage pour executer cette résolution. Je lui avouai que ce remede étoit le plus assuré de tous ; mais j'ajoutai qu'elle ne devoit y recourir qu'à la derniere extrêmité : que je parlerois à Genseric, pour le détourner d'un dessein si horrible, & que si j'avois le malheur de ne pas réussir, loin de m'opposer à l'expedient qu'elle avoit imaginé, je le lui faciliterois par mon exemple. Je reconnus bientôt que ce discours l'avoit flatée ; car m'embrassant en ce moment : Allez, me dit-elle, cher Olicarsis, le plus génereux de tous les hommes, & digne de vivre ailleurs que
A peine je fus sorti, qu'un jeune homme, dont je connoissois les traits & l'esprit, demanda à parler à Eudoxe de la part de Thrasimond. Il mit d'abord un genou à terre, & supplia qu'il lui fût permis de dire un mot à la jeune princesse. Eudoxe y consentit, & se retira dans son cabinet. Aussitôt le jeune homme à qui Thrasimond eût confié sa vie : Madame, dit-il, en lui presentant une lettre, voici un gage des promesses que vous fit hier mon maître. A ces mots, la jeune princesse sourit ; & n'osant prendre la lettre : Thrasimond, répondit-elle, m'excusera si je ne la reçois qu'à condition de l'ouvrir en présence de ma mere. Si vous jugez qu'il ne le veuille pas, vous pouvez la lui reporter, & lui dire que je suis très-sensible à l'honneur de son souvenir. Madame, repliqua le jeune homme, Thrasimond vous est trop dévoué pour n'approuver pas tout ce que vous jugerez à propos. En même temps il lui presenta la lettre une seconde fois ; & la jeune Eudoxe l'ayant reçue, elle alla avec Placidie dans le cabinet de sa mere, qui l'ouvrit. Elle étoit conçue de la sorte.»
THRASIMOND A LA JEUNE
EUDOXE.
Je vous aime éperdument, belle Eudoxe, & si ma passion n'est la plus legitime qui fut jamais, puissent vos rigueurs me rendre le plus malheureux de tous les hommes ! Je sçai que mon amour est une preuve de ma temerité ; mais c'est aussi une preuve de mon discernement & de votre merite. Rapportez-vous-en au temps, & punissez-moi si je suis menteur, ou si vous reconnoissez que je vous aime, daignez m'aimer aussi ; & soyez persuadée qu'étant esclave comme vous, je ne serai pas insensible à votre fortune.
«Eudoxe espera que si la passion de Thrasimond étoit veritable, elle pourroit lui faire entreprendre de grandes choses. C'est pour cela qu'elle vint elle-même avec les jeunes princesses faire la réponse, & dire au messager qu'elle regardoit comme un grand honneur ce témoignage de l'affection du prince, & que la premiere fois qu'il daigneroit les visiter, elles seroient ravies de lui faire la réponse à lui-même. Le jeune homme répondit qu'il étoit allé à la chasse, & qu'il ne reviendroit que le soir ; mais qu'il ne manqueroit pas d'obéir à leurs ordres dès qu'il seroit de retour ; après quoi il se retira.
Cependant je m'étois rendu auprès de Genseric, & l'ayant fait insensiblement
Aussitôt que je fus rentré chés moi, je me renfermai dans mon cabinet, où depuis quarante ans j'ai rassemblé tout ce que j'ai pû trouver de merveilleux dans la nature. Je trouvai bientôt dequoi préparer un poison infiniment subtil ; en même temps j'écrivis ce billet à Eudoxe.»
OLICARSIS A EUDOXE.
Il est temps, madame, de prendre le remede que j'ai préparé à vos malheurs. L'injustice de Genseric a condamné mes raisons ; & comme il m'envelope dans votre infortune, j'ai pris le dessein de mourir avec vous. Il doit cette nuit assouvir sa brutale fureur, si vous ne le prévenez par une mort génereuse.
«J'appellai ensuite un esclave qui me suivoit d'ordinaire chés la princesse, je lui donnai avec une phiole qui contenoit le poison, le billet, où je feignois avoir écrit la maniere dont elle devoit se servir du remede que je lui envoyois ; & je le chargeai de se hâter le plus qu'il lui seroit possible. Vous rémarquerez, que, pour éviter le bruit, je m'étois logé dans le lieu de la ville
Cependant Thrasimond étoit revenu de la chasse, & sçachant déja tout ce qui s'étoit passé, il avoit volé au palais où la princesse étoit renfermée. Il lui raconta tout ce que vous avez entendu ; & Eudoxe voyant son dessein découvert, crut qu'elle devoit se prévaloir de l'amour de Thrasimond. Seigneur, lui dit-elle, puisque vous sçavez jusqu'où Genseric a porté sa fureur à mon égard, vous ne pouvez blâmer la résolution que j'avois prise de prévenir un nouvel attentat par ma mort.
A ces mots, elle se jette aux piés de Thrasimond, & lui embrasse les genoux. Le prince fut attendri, & jugea qu'il ne pouvoit lui rien arriver de plus heureux que d'épouser celle qu'une mere si vertueuse avoit pris soin d'élever. Il fut encore
Aussitôt il la quitta pour se rendre auprès du roi ; mais il ne le trouva point dans son palais. Ce barbare qui craignoit que la mort de la princesse ne fût un obstacle à ses desirs, résolut de la prévenir, & la nuit étant un peu avancée, il prit dix ou douze eunuques, & par une porte secrete entra dans le palais où étoit Eudoxe, dès qu'il sçut que Thrasimond en étoit sorti. La princesse ayant fermé sa porte, il fut contraint de fraper. Eudoxe le reconnut à sa voix, & soupçonnant le dessein qui l'amenoit, elle se barricada le mieux qu'elle put, dans l'esperance qu'au bruit que l'on feroit, Thrasimond viendroit à son secours. Mais enfin lorsqu'elle ne pouvoit plus résister, elle conçut une résolution bien génereuse. Aidée des jeunes princesses, elle porte au milieu de la chambre tout ce qu'elle y trouve de plus combustible, & prenant deux flambeaux allumés, elle y
Eudoxe prononça si distinctement ces paroles, qu'elles furent entendues de Genseric. Il jugea du dessein de la princesse, & craignant le malheur qui pouvoit arriver, il ordonna à ses eunuques de redoubler leurs efforts. Les eunuques enfoncerent enfin la porte ; mais le feu qui étoit déja vivement allumé, trouvant un passage, sortit avec tant de violence, que trois de ceux qui étoient le plus près de la porte furent étouffés. Genseric effrayé, ne songe qu'à fuir ; mais Thrasimond qui, après avoir inutilement cherché le roi, étoit revenu sur ses pas, ne vit pas plus tôt le palais en feu, qu'il jugea que c'étoit un effet du courage de la princesse, ou de la vengeance de Genseric. Dans son desespoir il voulut plusieurs fois se précipiter dans les flammes ; cependant il crut devoir auparavant s'informer de la verité ; mais on ne lui dit rien, sinon qu'Eudoxe avoit recouru à cette extrêmité, pour mettre fin à ses malheurs.
Cependant, Ursace & Olimbre à qui le conseil des six cens avoit refusé le poison, s'étoient embarqués au port des Massiliens,
Tel étoit le pirate qui attaqua le vaisseau où étoient ces deux chevaliers. Comme ils étoient d'une bravoure singuliere, ils se saisirent de leurs armes, & secourus de quelques marchands, & des matelots, ils commencerent un rude combat. Plusieurs des corsaires furent tués. Alors Cloralante anime les siens, & saute le premier dans le vaisseau, où les deux chevaliers disputoient si génereusement leur vie. Enfin, ils sont blessés, & tombent tous deux, affoiblis par la perte de leur sang. Le pirate fut flaté de cette victoire, il ordonna
On amena les chevaliers devant lui ; & s'adressant à Olimbre, il lui demanda qui il étoit, & d'où il venoit. Je suis chevalier & patrice romain, répondit-il ; mon nom est Olimbre ; & si tu veux sçavoir quelle destinée m'a rendu ton captif, apprens que pour sauver la vie à un ami, je n'ai point suivi Genseric, lorsque glorieux des dépouilles romaines, il est retourné en Afrique. Plusieurs motifs me firent depuis rechercher la mort ; j'aillai dans cette vue demander le poison au conseil des six cens, Il me le refusa, & me contraignit de consulter un oracle, dont la réponse me fit, entreprendre le voyage d'Afrique. Ainsi j'entrai dans le vaisseau, où tes armes ont triomphé des miennes, & m'ont soumis à tout ce qui te plaira d'ordonner. Pour cet esclave, je ne puis t'apprendre sa fortune ; je l'ai acheté depuis peu. Seulement je juge par le combat qu'il a rendu auprès de moi, que son courage & son zele meriteroient un sort plus heureux. Voilà quelle
Ce corsaire prit dès lors la résolution de se venger dans la personne d'Olimbre, de tout ce qu'il avoit souffert de Genseric ; & s'imaginant qu'il feroit un extrême déplaisir à ce roi barbare, il songea à inventer contre Olimbre de nouveaux supplices. Il lui fit d'abord annoncer son dessein. Olimbre reçut cette nouvelle sans s'émouvoir. Pour Ursace, il s'abandonna à la plus vive douleur. Il sçavoit que sans lui Olimbre n'eût point été exposé à tant d'infortunes. Ainsi se trouvant coupable & des maux qu'il souffroit, & de ceux dont il étoit menacé, il maudissoit le jour qui avoit éclairé sa naissance. Olimbre n'oubloit rien pour le consoler ; il lui representoit que le moment où il mourroit seroit le plus glorieux de sa vie, & qu'il pourroit lui témoigner par ce moyen toute l'étendue de son amitié.
Quelque temps après, leurs blessures
A peine ils furent arrivés au port, qu'Olimbre s'étant fait connoître, on courut promptement en avertir le roi. Olimbre sçut bientôt le bruit qui s'étoit répandu dans la ville. Ursace & lui demeurerent
En même temps Thrasimond arrive : Cher Olimbre, lui dit-il, vous voici dans un temps où toute la cour est dans le desordre. J'en ai sçu la principale cause, répondit Olimbre ; & dans ce moment il poussa un profond soupir. Alors Thrasimond se faisant quelque violence pour retenir sa joye, le malheur n'est grand qu'en apparence, ajoûta-t-il. A ces mots il le prit par la main, & le remena dans l'esquif, où étoit Ursace, disputant entre la vie & la mort. Et lorsqu'il crut n'être entendu que d'Olimbre, il lui parla en ces termes : Cher ami, lui dit-il, j'ai à vous faire part de ma temerité, & de la honte du roi. Il lui raconta alors la passion qu'il avoit conçue pour la jeune Eudoxe, & l'accueil qu'il en avoit reçu ; puis la violence dont Genseric avoit voulu user contre Eudoxe, & tout ce qui s'étoit passé à la derniere tentative de ce prince ; & comment Eudoxe avoit mis le feu à sa chambre.
Mais sçachez, continua-t-il, que voyant ce feu allumé, elle a été tellement saisie d'horreur, non pour elle-même, mais pour les jeunes princesses, qu'elle s'est retirée avec elles dans leur chambre. Et se rappellant l'affection que je lui ai vouée, elle a esperé que si elle échapoit à ce péril, Genseric se lasseroit dans ses poursuites, ou que je trouverois le moyen de l'en garantir.
Dans cette esperance, rencontrant par hazard une corde, elle l'attache à une fenêtre qui donne sur le jardin, fait descendre les princesses, & descend elle-même. Eudoxe vit donc encore, interrompit Olimbre ? Oui, répondit Thrasimond. Dès qu'elle s'est vue dans le jardin, elle a couru chés un des jardiniers, & s'étant fait ouvrir la porte : Mon ami, lui a-t-elle dit, tout le palais est en feu. Cet homme que l'obscurité empêchoit de reconnoître Eudoxe est sorti dans le jardin, & a vu des tourbillons de flammes sortir de la fenêtre par laquelle les princesses s'étoient sauvées. Et s'en retournant tout ému : Bons dieux, s'est-il écrié, que seront devenues ces belles prisonnieres ? Elles sont, a répondu Eudoxe, dans un lieu où leur vie dépend desormais de toi, & si tu veux en prendre le soin que tu dois, je jure que je te rendrai l'homme le plus heureux de ta condition.
A ces mots, elle lui a demandé de la lumiere, & elle a ajouté : Ce que j'exige de toi, c'est que tu nous caches, de peur que quelqu'un ne nous surprenne ici, & qu'ensuite tu coures promptement vers Thrasimond, pour lui apprendre où tu nous auras enfermées, & sur tout que nul autre ne sçache ce secret. Alors il les a cachées dans une petite cave, & m'est venu rapporter ce qu'Eudoxe lui avoit commandé. Il n'a pas eu plus de peine à m'aborder, que moi à me démêler de tout le monde ; car, Olimbre, la ville s'est trouvée dans une telle confusion, qu'il étoit mal-aisé de se reconnoitre dans ce desordre affreux. Je l'ai suivi, & sans donner aux princesses des témoignages de ma joye, je les ai enmenées chés un de mes domestiques ; & j'ai défendu au jardinier, sous peine de la vie, de parler jamais de ce qui étoit arrivé. Après les avoir laissées en sureté, je suis revenu au palais du roi. Mais, si je ne me trompe, l'horreur de cet accident a fait qu'il n'a voulu se montrer à personne. Ainsi j'ai été le premier à sçavoir votre retour, dont je viens me réjouir. Les transports d'Olimbre ne pouvoient se comparer qu'à ceux d'Ursace. Il avoit entendu le recit du prince, parce qu'étant au fonds de l'esquif, on n'avoit point pris garde à lui. Thrasimond les enmena,
Le lendemain, Genseric apprit en même temps le retour de sa flote, & celui d'Olimbre ; mais le souvenir de ce qui lui étoit arrivé l'empêcha d'y être aussi sensible qu'il l'eût été dans un autre temps. Il fit pourtant bien des caresses à Olimbre ; & voulant cacher à la posterité le veritable sujet de la mort d'Eudoxe, il songea de bonne heure à pallier le crime qu'il avoit commis. Olimbre feignit de croire tout ce que le roi voulut, il donna à la perte des princesses mille soupirs feints, & remarqua dans Genseric quelque sorte de repentir. Ce prince, pour laisser quelque marque de l'estime qu'il avoit eue pour Eudoxe, fit chercher son corps parmi les restes de l'embrasement. On trouva les corps des trois eunuques qui étoient presque consumés, & l'on crut aisement que c'étoient ceux des princesses. Et Genseric voulant leur faire dresser un mausolée, ordonna qu'on les enfermât dans un cercueil d'argent, & qu'on les gardât soigneusement.
Cependant Thrasimond craignant qu'Eudoxe ne fût pas en sureté dans la ville, l'avoit fait conduire dans une superbe
Alors il lui parla des derniers devoirs qu'il feignoit avoir rendus à Ursace, puis il lui raconta de quelle maniere il avoit été pris par Clorolante, après que le conseil
A ces mots, elle lui commanda de se lever ; mais Ursace élevant sa voix : Madame, répondit-il, un autre vous rendroit grace ; mais pour moi je n'imagine point de felicité comparable à ma servitude. J'avois bien dit, reprit Olimbre, qu'il refuseroit la liberté que vous vouliez lui accorder. En prononçant ces mots, il jetta les yeux sur la princesse, & vit qu'elle avoit changé de couleur. En effet, à la voix d'Ursace tout son sang s'étoit ému ; & s'étant un peu éloignée pour considerer ses
Eudoxe approuva le conseil d'Olimbre, & remerciant les dieux de la conservation d'Ursace, & de son retour, elle vint retrouver Thrasimond. Ce prince, après avoir reçu quelque témoignage de l'amitié de la jeune Eudoxe, fit signe à
Olimbre demeura quelque temps à la cour, sans avoir d'autre satisfaction que de voir quelque fois Placidie, sous prétexte d'accompagner le prince à la chasse. Car le roi plongé dans la plus profonde tristesse, ne voyoit personne avec plaisir. Il est, comme je l'ai dit, d'un naturel assés barbare ; cependant il ne laisse pas d'aimer l'honneur ; & reconnoissant que cette derniere action lui étoit infiniment honteuse, il s'en affligeoit à l'excès. Olimbre voyant qu'il n'avançoit en rien les affaires d'Eudoxe, résolut de retourner vers Marcien. Il esperoit que son autorité pourroit quelque chose pour la liberté de cette princesse ; mais Thrasimond avoit d'autres vues, & lorsqu'Olimbre lui eut communiqué son dessein : Je suis bien d'avis, lui dit-il, que vous feigniez de prendre congé du roi, afin de vous assurer s'il vous aime toujours ; mais je ne veux pas que
Olimbre promit d'obéir. Il alla donc trouver Genseric, & lui dit que n'étant point utile à son service, il le supplioit de lui permettre de s'en retourner. Le roi qui aimoit Olimbre, & qui ne doutoit point qu'il ne fût extrêmement offensé de la mort de Placidie, qui lui avoit été promise, ne voulut point le laisser partir sans quelque satisfaction. Il lui demanda seulement quelques jours, après quoi il pourroit faire ce qui lui conviendroit davantage. Le roi communiqua au prince Thrasimond le dessein d'Olimbre, & lui demanda comment il pourroit se l'acquerir entierement. Thrasimond de son côté en avertit Olimbre, & lui dit que s'il sçavoit se prévaloir de cette occasion, il disposeroit Genseric à ce qu'il voudroit.
Olimbre ravi de cette assurance, le supplia de faire ensorte que Genseric allât où étoit Eudoxe. Thrasimond en fit la proposition au roi ; Genseric la goûta ; & Olimbre en ayant averti Eudoxe, elle l'approuva enfin, s'assurant sur l'amour d'Ursace, sur les promesses de Thrasimond, & sur la fidelité d'Olimbre. Le jour venu, le roi, Thrasimond, Olimbre, & plusieurs seigneurs vinrent descendre à la maison
A ces mots, le roi ayant juré de ne lui rien refuser, il demanda la liberté d'Eudoxe, & d'Olicarsis. A l'instant Thrasimond fit venir les princesses, & Genseric leur accorda la liberté. Thrasimond voulut se servir du temps, il demanda la jeune Eudoxe pour femme, & le roi consentit à cette alliance. Dans cette commune joye, je ne fus point oublié ; ou vint incontinent me chercher, on me mena au roi, je reconnus Eudoxe, & je reçus mon pardon.
La nouvelle de cet évenement fut bientôt répandue ; & les peuples étant venus audevant du roi, & de Thrasimond, les princesses furent conduites au château.
LIVRE NEUVIÈME.
Apeine le grand Olicarsis eut fini, que Phylis entra toute éperdue. Adamas & Bellinde sur tout craignirent qu'elle ne leur apportât des nouvelles fâcheuses d'Astrée, de Diane, & d'Alexis. Et le druide jugeant que s'il étoit arrivé quelque malheur, il n'étoit pas à propos que Bellinde en fût si promptement informée, alla an devant d'elle. Aussitôt Phylis lui dit avec un étonnement sans égal : «Mon pere, j'ai à vous dire la chose du monde de la plus admirable. On a trouvé Astrée & Diane ; elles
Ce discours qui découvrit au druide la résolution des deux bergeres, lui causa une surprise extrême ; mais ce qui l'inquieta davantage, fut qu'il s'imagina que peut-être elles étoient déja mortes. Cependant il s'approcha de Bellinde, & lui raconta ce que Phylis avoit vu, mais sans lui expliquer ses craintes. Bellinde oubliant dans l'excès de sa joye ce qu'elle devoit à Rosanire & à Galatée, se préparoit à sortir de la galerie ; mais Adamas lui dit : «Sage Bellinde, ne vous hâtez pas, nous aurons ces fugitives sans que vous preniez la peine de les chercher. Pardonnez, répondit Bellinde, au ressentiment d'une mere ; je ne puis vivre si je ne vois Diane, & puisque Phylis a dit où je pouvois la trouver, permettez que j'aille la chercher, & que je la ramene.
Du moins, dit Galatée en s'adressant au druide, vous nous permettrez de vous accompagner ; nous serons charmées d'être témoins d'une si belle aventure. Comment,
Ils se mirent donc tous en chemin ; & le druide ayant demandé à Phylis par quel hazard on avoit trouvé les bergeres : «Mon pere, lui répondit-elle, sçachez que ce matin nous étant séparés, comme nous fîmes hier, Lycidas a choisi le côté de la fontaine ; je lui ai dit aussi quel côté je prenois ; & nous avons pris notre rendez-vous sur le midi au même lieu où nous nous rencontrâmes hier sur les bords du Lignon. Je m'y suis rendue avant lui, n'esperant plus rien de mes recherches ; & après l'y avoir attendu quelque temps, je l'ai vu revenir ; mais aussi affligé que ce matin lorsqu'il est parti. Ma Phylis, m'a-t-il dit froidement, si vous desirez voir Astrée & Diane, elles ne sont pas loin d'ici : je les ai vues toutes deux ensevelies dans un profond sommeil. Vous avez vu Astrée, interrompis-je ? Ah, Lycidas, conduisez-moi où elle est. Je l'ai vue, m'a-t-il répondu, & bientôt vous pourrez aussi la voir ; mais si vous m'aimez,
Cependant nous nous approchions toujours, & dès qu'il a pû remarquer le lieu où étoient mes compagnes, du moins celui où je les ai laissées : Voyez-vous, m'a-t-il dit, ce vieux autel, elles sont couchées là sur les degrés qui l'élevent. Moi je me feignois de ne rien voir, afin qu'il ne me quittât pas. Enfin, lorsque j'ai apperçu Astrée & Diane : je voi, lui ai-je dit, quelque chose assés confusément. Helas, m'a-t-il répondu, voulez-vous que je voye encore une fois la cause de tous mes déplaisirs ? En même temps, il a levé les yeux, & voyant que nous en étions plus près qu'il n'avoit cru, il m'a dit : Vous ne pouvez les méconnoître du lieu où nous sommes. Puis, reprenant tout-à-coup : Je voi auprès d'elles quelque chose qui n'y étoit point, lorsque je les ai rencontrées. Helas, me suis-je écriée, ne seroit-ce point Alexis. Cette esperance nous a hâtés ; mais lorsque nous n'en étions plus qu'à quarante pas ou environ, Lycidas s'est arrêté, & m'a dit : Au nom de dieu, n'allez pas plus loin ; je voi auprès d'elles deux animaux, dont les regards
J'avoue la verité, mon pere, j'ai senti dès ce moment une secrete frayeur se glisser dans mes veines, & j'ai été ravie qu'en cet instant Hylas & Adraste fussent à côté de nous ; car sous prétexte de leur faire part de ce prodige, je me suis éloignée. Mais ayant repris courage je suis revenue avec eux, & j'ai consideré à loisir la contenance de mes compagnes. Je les ai vues dans l'état que Lycidas m'avoit dépeint, c'est-à-dire couchées au bas de l'autel. J'ai remarqué encore qu'elles se tenoient embrassées, & que les deux licornes s'appuyoient sur leurs genoux. Personne n'a osé s'approcher ; & voyant que je n'avançois rien en demeurant là, j'ai cru qu'il valloit mieux que je vinsse vous en donner avis. Je l'ai fait, & j'ai rencontré Celidée, Thamyre, Stelle, Doris, & beaucoup d'autres, à qui j'ai enseigné le lieu où ils pourroient voir ce prodige.
Je rens graces aux dieux, dit Adamas, s'il n'y a rien de plus funeste dans cette aventure. Astrée qui craignoit tant que l'on fît de sa vertu des jugemens peu favorables à cause du déguisement de Celadon, en aura de la sorte une preuve irréprochable, ces animaux ne s'approchant
C'est ainsi qu'ils s'entretenoient, pendant qu'Alexis & Silvandre étoient en chemin, pour executer l'entreprise qu'ils avoient concertée le jour précedent. Ils s'étoient éveillés un peu plus tard qu'ils n'auroient desiré ; mais ils étoient déterminés à mépriser toute consideration. Ils partirent, & sans penser qu'à ce dernier moment qui devoit les affranchir des injures du sort ; ils précipiterent tellement leurs pas, qu'ils arriverent bientôt auprès du même autel où Astrée & Diane étoient endormies.
Alexis les apperçut la premiere ; surprise elle s'arrête tout-à-coup ; & Silvandre lui en ayant demandé la cause : «Helas, cher ami, répondit-elle, ne seriez-vous pas l'homme du monde le plus surpris, si comme Astrée vient de se presenter encore à moi, Diane s'offroit aussi à vos regards. C'est, répondit Silvandre, un bien qui m'est refusé pour toujours. Cependant, repartit Alexis, si vous jettez les yeux vers cet autel qui s'éleve dans la plaine, & qui n'est pas loin, vous verrez auprès d'Astrée une bergere à qui vous ne voulez point de mal.»
Alors Silvandre ayant porté sa vue vers ce côté là, & ayant bien remarqué Diane, changea plusieurs fois de couleur ; & dans
«Mais, belle Astrée, reprit Alexis, tu m'es chere encore ; & ne puis-je lire dans tes yeux le sujet qui t'a fait entreprendre ce voyage ? Belle Diane, ajouta Silvandre, en portant doucement la bouche sur sa main, reçoi ces larmes comme le dernier témoignage que tu doives obtenir de l'amour de ton berger. Reçoi, belle bouche, ce funeste & déplorable adieu ; & si tu es encore sensible à ma passion, conserve à jamais le souvenir de Silvandre.» A ces mots, il ose lui donner un baiser ; & bien qu'il pressât un peu les lévres de la bergere, elle ne s'éveilla point. Alexis de son côté deroba la même faveur à sa chere Astrée. Puis, regardant Silvandre : «Mais, berger,
Allons, répondit Silvandre, où nous appelle notre destinée ; allons, Alexis, allons mourir. Mais encore une fois, continua-t-il, en baisant la main de Diane, adieu la plus aimable des bergeres que le Lignon ait jamais vues sur ses bords. Adieu, Diane, adieu l'objet de mon amour, & la cause de mon tourment.» A ces mots se levant, il entendit qu'Alexis disoit : «Et toi la plus belle & la plus inhumaine qui fut jamais, chere Astrée, s'il arrive que la fureur des lions & des licornes laisse de moi quelques restes qui puissent t'apprendre ma fin, souviens-toi que mon amour a choisi ce genre de mort, & que ta rigueur en a été la cause. Je ne demande pas au ciel qu'il me venge de ta cruauté ; mais je conjure les dieux de te faire si bien connoitre mon innocence & ma fidelité, que tu ne puisses jamais douter que j'aye été le plus discret des amans, comme toi la plus cruelle des bergeres.» En prononçant ces derniers mots, il se leva aussi ; & prenant Silvandre par la main, il se mit à suivre au travers
Pendant que Lycidas étoit allé avertir Phylis, Alexis & Silvandre s'avancerent si près de la fontaine enchantée, que les deux licornes, qui les apperçurent les premieres, vinrent à eux. Alexis qui ne songeoit qu'à mourir, les attendit de pié ferme ; & Silvandre qui avoit la même pensée, ouvrit les bras pour recevoir dans son sein le coup mortel qui devoit le percer. Mais les licornes qui étoient venues de front & fort serrées, s'ouvrirent en s'approchant d'eux, & passerent sans leur faire aucun mal. Trompés dans leur esperance, & desirant de voir à quoi cela se termineroit, ils tournerent la tête, & se mirent à les suivre des yeux. Ils les virent s'approcher au petit pas de Diane & d'Astrée, & s'appuyer la tête sur leur sein, après avoir mangé de l'herbe qui étoit grande en cet endroit. Ils craignirent d'abord pour les bergeres, & s'avancerent dans la vue de les secourir ; mais voyant ces animaux couchés, ils s'arrêterent, bien surpris de trouver tant de douceur, où ils avoient cru rencontrer tant de ferocité.
Ils n'étoient pas revenus de leur étonnement, lorsqu'ils apperçurent Lycidas & Phylis. Ils se cacherent derriere une haye, pour remarquer leurs actions, & leur étonnement. Ils virent enfin que Phylis quitta
Helas, interrompit Silvandre, que ce sommeil & cet éloignement me persuadent bien plus tôt son infidelité ! car enfin ne dois-je pas croire que l'ingrate n'a fui que pour exciter l'amour de Pâris, & que le sommeil où elle est plongée la dédommage du repos que les caresses de mon rival lui ont derobé pendant cette nuit ? Ah, dieux, continua-t-il, que je voi de sujets de jalousie, & que cette passion me cause d'affreux transports ! Quoi, Celadon, je vivrois pour être témoin du bonheur de Pâris, & de l'infidelité de Diane ? Vous pensez donc que je ne regarderai pas comme des crimes les faveurs qu'elle accordera publiquement à mon rival ? Ah que vous aimez peu si vous le croyez ! Non, non, berger, il vaut mieux que je les laisse jouir tranquillement de leurs plaisirs. Vous avez bien moins de raison de prendre un parti extrême, vous qu'Astrée a peut-être pleuré déja mille fois, & à qui elle s'est repentie sans doute d'avoir caché en ce moment sa passion. Si donc mes prieres ont quelque pouvoir sur vous, laissez-moi seul mettre fin à cette aventure. C'est un fidele amant qui doit mourir : ne me disputez pas cet avantage, & pardonnez-moi, si par la connoissance que j'ai de mon amour & de mon caractére, je dis qu'il est impossible de trouver
A ces mots, il embrasse Celadon, & le conjure encore de lui accorder la grace qu'il demande. Mais lui feignant d'en être mécontent : «C'est moi qui vous ai prévenu, dit-il, & maintenant que je vous ai communiqué mon dessein, vous voulez me ravir une gloire que les dieux ne réservent qu'à moi. Cher Celadon, interrompit Silvandre, si j'ai voulu vous dérober cet avantage, c'étoit pour vous en procurer un plus grand, qui est la possession d'Astrée. J'oserois jurer que la bergere ne respire aujourd'hui que le bonheur de votre presence. Croyez-moi, Celadon, voyez encore une fois son visage, & s'il vous ordonne de mourir, j'avouerai que je vous ai conseillé à tort de vivre. Non, répondit Alexis, elle n'aura pas le plaisir de me condamner une seconde fois ; je sçai trop combien je dois lui obéir, pour lui donner la peine de me réiterer ses ordres. Mais vous, Silvandre, vivez pour Diane, puisqu'au moins vous avez un témoignage de sa volonté, en ce qu'elle ne vous l'a jamais défendu. Aussi bien quelques raisons que vous m'alleguiez, je veux mourir sous la griffe de ces lions, qui ne peuvent être aussi cruels qu'Astrée.»
A ces mots, Alexis laissa couler quelques larmes, en pensant que sa fin étoit bien contraire
Alexis donc craignant qu'Adamas ne les troublât dans leur dessein : «Ah, c'est trop, dit-elle, en se levant avec précipitation, c'est trop, cher Silvandre, disputer sur un point dont nous pouvons être sitôt éclaircis. Nous verrons à qui les dieux ajdugeront le prix de la fidelité ; & puisqu'ils peuvent seuls terminer notre differend, pourquoi demeurer si long temps sans les consulter ?» A l'instant elle vole vers la fontaine, & Silvandre la suivant : «Vous avez raison, lui répondit-il ; & s'il arrive que nous mourions tous deux, nous remporterons au moins cet avantage, que nous
En parlant de la sorte, ils étoient si près des lions, qu'ils en furent entendus ; leur aspect étoit épouvantable ; mais les bergers au lieu d'être sensible aux mouvemens de la peur, commencerent à sourire, & montrerent que leur courage égaloit la ferocité de ces animaux. Alexis qui ne vouloit que mourir, & non pas combattre, presenta le sein à découvert, & tandis que les lions se battoient les flancs pour s'animer, elle mit un genou à terre, & regardant le ciel : «Grands dieux, dit-elle, qui m'avez inspiré ce remede, recevez le sacrifice que je vous fais de ma vie, en expiation de tous les outrages de ma bergere ! Quelques grands que soient les crimes qu'elle a commis contre l'Amour, pardonnez-lui en ma faveur ; & que la cause qui lui a fait desirer ma mort, vous engage à prolonger sa vie & son repos !»
A peine Alexis eut fini sa priere, que Silvandre se jettant aussi à genoux : «Et vous, s'écria-t-il, impitoyables destins, qui dès ma naissance me condamnâtes à souffrir les derniers malheurs, voyez enfin vos arrêts executés ; & comme vos menaces ont eu leur accomplissement, accordez moi
Cependant Adamas & les autres étoient près d'Astrée & de sa compagne ; mais comme si le ciel eût voulu qu'ils ne fussent arrivés-là, que pour mieux ressentir le mal dont ils devoient être témoins, les deux bergeres s'éveillerent presqu'aussitôt, & saisies de frayeur à la vue des licornes, elles ne jetterent les yeux ni du côté où étoit Lycidas avec Thamyre, Celidée, Doris, Adraste, & les autres, ni du côté par où Galatée & Rosanire venoient avec Adamas & Bellinde. Tout ce qu'elles purent faire fut de repousser ces animaux, & de se lever pour s'offrir à eux ; mais les ayant vu s'élancer tout-à-coup vers la fontaine, elles penserent que c'étoit-là seulement qu'elles devoient mourir. Elles se mettent donc à les suivre. Lorsqu'elles furent arrivées au lieu où Alexis & Silvandre attendoient la mort, elles virent ces deux bergers à genoux, & les lions s'avancer les yeux étincelans pour les déchirer. Cette rencontre les surprit extrêmement ; mais n'ayant pas le loisir de déliberer sur ce qu'elles avoient à faire, elles suivirent le premier mouvement de leur passion ; & se mettant entre les lions & les bergers : «C'est à nous de mourir, dirent-elles, & non
Alexis & Silvandre ravis de ce spectacle, & craignant pour ces bergeres, les retinrent le plus promptement qu'ils purent, mais avec tant de force qu'elles tomberent, & se jettant à corps perdu sur les lions, ils commencerent à combattre pour l'interêt de leurs bergeres, plus que pour leur propre salut. Comme ils étoient sans armes, ils furent bientôt terrassés ; alors les licornes se jettent sur les lions, & donnent le spectacle d'un combat nouveau.
Adamas & Bellinde qui avoient vu partir Astrée & Diane se hâterent pour les suivre ; mais ils ne purent arriver à temps. Le combat étoit déja presqu'achevé ; & tout-à-coup ils virent le ciel s'obscurcir tellement, qu'il sembloit que la terre dût périr. Les champs qui étoient parfumés de fleurs, n'exhalerent plus qu'une odeur de souffre. Plus de jour que celui que formoient les éclairs. On entendoit un bruit de tonnerres si effroyable, que l'on eût dit que la nature alloit rentrer dans le chaos. Dans ce desordre les plus hardis furent consternés. Adamas même, qui par son état avoit appris à se resigner à la volonté des dieux, se troubla, lorsqu'il sentit que la terre manquoit sous ses piés. Plus d'une fois il essaya de parler ; mais l'éclat des foudres qui sembloient
Rosanire & Galatée souhaiterent mille fois de n'être point venues ; mais malgré la frayeur dont elles étoient saisies, elles ne cessoient d'invoquer Rosiléon & Lindamor comme les seules divinités qui pouvoient faire leurs destinées. Bellinde qui croyoit Diane morte, & qui ne s'imaginoit pas qu'elle pût lui survivre, ignoroit qui elle devoit plaindre davantage, ou sa fille ou elle-même ; mais se rappellant son extrême vieillesse, elle ne fut plus sensible qu'à la perte de Diane. Elle se prosterna le visage contre terre, & la tête appuyée sur ses bras qu'elle tenoit croisés : «Ah, Diane, dit-elle, que ton imprudence nous coûte cher ! & que ta faute doit avoir offensé les dieux, puisqu'ils en prennent une si grande vengeance ! Dieux immortels, continua-t-elle,
Tandis qu'elle fondoit en larmes, Adamas qui avoit déja mis un genou en terre, pour essayer de fléchir les dieux, vit à la faveur d'un éclair l'état où étoit Bellinde. Il crut qu'elle avoit été frapée de la foudre. Saisi de douleur, il s'approche d'elle, & comme s'il eût voulu se faire entendre malgré le bruit du tonnerre : «Sage Bellinde, s'écria-t-il, helas, quel malheureux accident nous sépare ! Et pourquoi faut-il que votre mort ne soit pas suivie de la mienne ?» Bellinde entendit bien la voix du druide, mais elle ne put distinguer ses paroles. Et Galatée qui avoit oui confusément les mots de Bellinde & de mort, s'imagina que tout étoit perdu. Rosanire qui la tenoit embrassée eut la même opinion ; & cette opinion passa jusqu'à Hylas, qui eût bien souhaité d'être à Camargue, même à condition d'oublier Stelle, & toutes les bergeres qu'il avoit jamais aimées.
Mais lorsqu'ils étoient le plus convaincus qu'ils alloient périr, les tonnerres & les
A ces mots, Bellinde recommença ses regrets ; & Rosanire, Galatée, Sylvie, & les autres s'étant approchées, elles essayerent toutes de lui donner quelque consolation ; mais elle étoit trop affligée pour en recevoir. Cependant on remarqua que les nuages s'étoient comme rassemblés sur la fontaine d'où procedoit l'enchantement. L'obscurité
Après avoir consideré quelque temps ces prodiges, on s'apperçut que les nuages se dissipoient avec cette fumée ; ce qui ranima l'esperance d'Adamas. Alors Bellinde s'imaginant qu'elle auroit assés de jour, pour trouver ou sa fille, ou les lions qui l'avoient dévorée, s'avança le plus qu'elle put de la fontaine ; mais Adamas l'ayant tirée, pour lui faire remarquer ce qu'il venoit d'appercevoir, ils virent que ce qui restoit de nuages & de ténebres n'étoit plus élevé que de sept ou huit coudées, & ils se flaterent qu'il seroit bientôt dissipé. Ils prirent donc la résolution d'attendre encore un peu, & tout à coup ils apperçurent au milieu des ténébres un amour brillant de clarté, qui s'élevant doucement, parut enfin sur le haut
Sortez de cet étonnement,
Et ne murmurez nullement
Contre l'ordre de mes miracles ;
Mais faites ces corps emporter,
Et demain venez consulter
La verité de mes oracles.
Aussitôt le dieu se perdit sous la fontaine, sans laisser aucunes marques de sa presence, sinon qu'en cet instant tous les nuages disparurent, & qu'il ne resta qu'autant d'obscurité qu'il en falloit, pour empêcher que l'on ne se mirât dans les eaux de la fontaine. Bellinde transportée de joye, ne perd pas un moment ; elle s'élance à travers les licornes & les lions, & va droit au lieu où Astrée & sa fille, étendues sur le gazon, sembloient avoir rendu le dernier soupir. Adamas ayant ordonné d'aller chercher un char, pour obéir à l'Amour, suivit Bellinde, & fut bien surpris, lorsqu'il vit ces quatre animaux immobiles. En effet le sage enchanteur qui les avoit établis pour garder la fontaine, les avoit changés en quatre figures de
Ils en furent tous incontinent avertis, & s'étant approchés pour voir un changement si merveilleux, ils furent saisis d'un étonnement extrême ; mais leur surprise augmenta bien, lorsqu'au lieu des deux corps que l'on croyoit rencontrer, on en trouva quatre, parmi lesquels on reconnut ceux d'Alexis & de Silvandre. Cependant Bellinde embrassoit le corps de Diane, & le trouvant sans mouvement, elle faisoit les lamentations du monde les plus touchantes. Phylis de son côté, courut se jetter sur le corps d'Astrée, Lycidas s'approcha de son frere, & Adamas se mit à secourir Silvandre. On croyoit qu'ils seroient tous couverts de blessures ; mais on n'apperçut pas sur eux une seule goute de sang : ce qui fit juger qu'ils avoient été étouffés sous le poids des animaux.
Galatée se souvint alors des flammes que Celadon avoit autrefois allumées dans son cœur ; & sensible à l'état où elle le voyoit, elle laissa couler quelques larmes. Rosanire, & les autres, à son exemple, témoignerent un extrême déplaisir de la situation où se trouvoient les bergers ; & certe il eût fallu manquer d'humanité, pour n'être pas touché de tant de malheurs, & sur tout des larmes de Bellinde : «Ma chere Diane, disoit-elle, est-il possible que tu ne sois plus ?
Cependant Lycidas, dont l'affliction n'étoit pas moindre, vomissoit contre le ciel toutes les injures imaginables. Cent fois il l'appella cruel, injuste, barbare ; & lançant toujours quelque trait contre la rigueur d'Astrée, il sembloit condamner le secours que Phylis donnoit à la bergere ; mais Phylis continuoit toujours à chercher les moyens de la secourir, ou d'arracher au moins de sa bouche le dernier adieu, sans lequel elle ne pensoit pas qu'elle dût jamais abandonner la vie. Et voyant que ses larmes étoient superflues : «Ah, Lycidas, s'écria-t-elle, que tu es cruellement vengé !» A ces mots elle fut saisie d'une si vive douleur, que se laissant tomber, elle demeura comme évanouie sur le corps de sa compagne. Quel fut l'embarras de Lycidas ! Balançant alors entre l'amour, & l'amitié, il ignoroit s'il devoit abandonner son frere pour aller au secours de Phylis ; &, s'il avoit eu des armes pour s'ôter la vie, il eût sans doute suivi son premier mouvement, qui lui conseilloit ce parti extrême.
Il se desesperoit encore de ne pouvoir mourir, lorsqu'il entendit qu'Adamas ayant apperçu de loin le char qu'il avoit envoyé chercher, commanda que l'on se préparât
SUITE DE L'HISTOIRE
DE TYRCIS ET DE LAONICE.
Cependant Tyrcis depuis le moment qu'il avoit quitté la maison d'Adamas, ou pour mieux dire, tous les bergers & toutes les bergeres du Lignon, avoit eu un sort bien étrange. Tyrcis, qui, comme nous l'avons dit, s'étoit séparé de Silvanire, ne se vit pas plus tôt seul, que levant les yeux au ciel : «Maintenant, dit-il, grands dieux, je puis dire que je suis en liberté, & donner sans contrainte à ma Cléon les preuves qu'elle doit attendre de mon amour : mes larmes & mes soupirs n'auront desormais plus de témoins qui les condamnent.» Il marchoit toujours, en parlant de la sorte ; mais étant arrivé au pont de la Bouteresse, il s'arrêta, & se mit à considerer
A peine eut-il achevé, qu'il revint sur ses pas ; mais lorsqu'il fut encore une fois sur le pont de la Bouteresse : «Pourquoi, dit-il, irois-je revoir les cendres de Cléon, si j'ai
Là se voyant plus près du ciel, il crut être plus près de Cléon, & ne s'imaginant pas qu'aucun mortel pût le troubler dans cette solitude, qui lui paroissoit déja si agréable, il résolut d'y passer le peu de jours qui lui restoient à vivre. Les premiers jours il n'eut d'autre emploi que de parler aux rochers de sa chere Cléon, & de graver son nom sur l'écorce des arbres. Quelque fois chargé des
Il passoit ainsi les jours entiers, après quoi il regagnoit sa demeure, d'où il ne sortoit point, que le soleil n'eût seché les premieres larmes de l'aurore. Il avoit trouvé une caverne peu éloignée de celle de Laonice ; & ces antres n'étant point l'ouvrage de la nature, il est vraisemblable que c'étoit les druides eux mêmes qui les avoient bâtis autrefois pour sacrifier dans une plus grande liberté, & s'entretenir des principaux points qui regardoient leur religion presque naissante. Les deux premiers jours écoulés, Tyrcis recommença son exercice ordinaire, & quitta sa retraite aussitôt que le soleil parut sur l'horison ; mais au lieu de retourner sur les bords du petit ruisseau, il passa presque tout le jour à contempler la beauté du lieu qu'il avoit choisi pour sa derniere demeure. D'un côté il voyoit tout le Forest, & les sebusiens les plus reculés ; & de l'autre, sa vue s'étendoit jusqu'à la superbe cité
D'un autre côté, Laonice, à qui le secours que les dieux lui avoient promis sembloit un peu trop lent, s'éveilla de bonne heure pour aller selon sa coutume entretenir les zephirs de ses mortelles douleurs. Elle ne marcha pas long temps sans remarquer des coupures sur l'écorce des arbres ; elle s'approche ; & comme elle n'étoit pas moins occupée de Tyrcis, que Tyrcis l'étoit de Cléon, elle comprit bientôt qu'ils étoient là tous deux. Elle ne pouvoit s'imaginer quel mauvais genie lui avoit encore rendu ce mauvais office ; mais ce qui la surprit davantage, fut de l'appercevoir lui-même couché sous un chêne à quelques pas d'elle.
La joye que Laonice eut de revoir Tyrcis fut troublée par la crainte qu'elle avoit de paroître devant lui. En cet instant tous les refus, & toutes les rigueurs du berger lui revinrent dans l'esprit : elle se rappella surtout
A ces mots elle fuit ; & Tyrcis commençant à gemir, elle s'éloigne pour n'être pas apperçue. Mais, s'étant cachée à quelque pas derriere un arbre, elle avance doucement la tête, & remarque qu'il dort encore. «Peut-être, dit-elle, il ne dormoit pas quand j'ai parlé ; & que s'il a gemi, c'est de compassion. Mais, reprit elle, pourquoi se seroit-il
Laonice sentit en ce moment la même violence que si on lui eût arraché le cœur, & sans refléchir à ce qu'elle faisoit, elle suivit le berger d'arbre en arbre, & l'accompagna des yeux, jusqu'à ce qu'il eût trouvé ce qu'il cherchoit. Il entra incontinent dans son antre ; & dès que Laonice ne le vit plus, elle s'approcha le plus qu'elle put, & prêtant l'oreille, pour tâcher d'apprendre les desseins de Tyrcis, elle entendit qu'il disoit : «Chere demeure, qui dois me défendre des injures du ciel, comme cette solitude me défendra pour jamais des importunités de Laonice, pardonne si m'étant égaré, j'ai été une nuit entiere loin de toi !»
Quelle devint Laonice en ce moment ! Cependant comme elle alloit se retirer desesperée,
Pour Tyrcis, après qu'il eut encore soupiré quelque temps, il sortit de sa grotte ; mais n'osant s'éloigner par la crainte de se perdre comme il avoit fait le jour précedent, il s'assit sous un arbre ; là il tira de sa poche toutes les lettres qu'il avoit reçues de Cléon, & les relisant l'une après l'autre, il se representa si vivement toutes les circonstances de sa passion, que dans cet instant, il s'imagina qu'elle respiroit encore. Mais cette agréable illusion ne pouvant durer qu'autant de temps qu'il en employoit à cette lecture, il n'eut pas plus tôt fini, que sa douleur recommença. Ainsi les ayant toutes baisées, & remises dans un petit sac, il se leva, & ne cessa de se promener jusqu'à la nuit autour de sa grotte.
Laonice employa differemment la journée ; elle n'osa quitter sa retraite, de peur que Tyrcis l'apperçût, & ne s'éloignât pour jamais de ces lieux. Cependant elle ne cessa-de penser aux moyens qui pourroient arrêter le cours d'une haine si irreconciliable. Entre les differentes pensées qui lui vinrent dans l'esprit, l'oracle tint toujours la premiere place. Et ne pouvant en percer l'obscurité : «Mais, dit-elle, si les dieux ont promis à ma passion un remede favorable, ne dois-je pas l'esperer de leur bonté ? Et si je l'espere, pourquoi ne puis-je avoir quelque connoissance des moyens par lesquels je dois l'obtenir ? Une ombre, m'ont-ils dit, doit servir à mon affliction... Mais quelle pourroit-elle être ? Ce ne sera pas celle de Tyrcis ; car si Tyrcis n'étoit plus qu'une ombre, mon mal, au lieu de guerir, deviendroit extrême. Ce ne sera pas celle de Cléon ; car les morts ont quelque memoire des choses de cette vie, ou ils n'en ont point. S'ils en ont, l'ombre de Cléon doit être ravie de la fidelité de Tyrcis ; ainsi j'attendrois vainement qu'elle me secourût. S'ils n'en ont point, quel secours pourrois-je esperer d'un lieu où regne l'oubli ? Non, non, Laonice, continuoit-elle, tes malheurs doivent être éternels. Si les dieux avoient voulu les terminer, ils t'en eussent inspiré quelque moyen plus facile. Mais,
Alors, elle ouvrit les tablettes, où elle avoit écrit l'oracle qui la regardoit ; & l'ayant relu plusieurs fois : «Les dieux, reprit-elle, assurent que si Laonice est ferme dans son affection, le ciel promet pour elle un remede à sa passion... Ce remede dépend-il de l'affection de Laonice, ou de Laonice même, ou de l'ombre ? ou Laonice & l'ombre ne sont-elles point une même chose ?» A ces mots, s'étant arrêtée, & ayant rêvé profondement : «Hazardons, dit-elle, le pis qui puisse t'arriver, est de te perdre. Et les dieux te l'auroient-ils inspiré ce dessein, s'ils n'avoient voulu le faire réussir ?»
Elle passa tout le reste du jour dans cette idée ; & dès que la nuit fut un peu avancée, elle sortit de sa grotte, pour se rendre à celle de Tyrcis. Durant le chemin elle fut combattue de mille irrésolutions ; & la crainte d'échouer lui fit trouver impossible les choses même les plus aisées. Quelque fois elle s'imaginoit que se concilier Tyrcis par une tromperie, c'étoit le moyen de le
C'est pourquoi en allant, elle regarda curieusement s'il ne se seroit point égaré, comme il avoit déja fait une fois. Mais malgré le clair de la lune ne l'ayant point vu, elle arriva vers le milieu de la nuit, au même lieu où elle avoit suivi Tyrcis un peu auparavant. Et s'étant approchée de la grotte, elle prêta l'oreille pour sçavoir s'il étoit endormi. Dès qu'elle en fut assurée, elle se recommanda à l'Amour, & au dieu du sommeil & des songes ; elle adoucit ensuite sa voix, & prononça trois fois le nom de Tyrcis.
A ce nom, le berger s'éveilla à moitié, & jettant un profond soupir, il se tourna du côté de Laonice. La bergere commençant à bien esperer : «Sçache, Tyrcis, continua-t-elle du même ton de voix, que je viens de la part des dieux, t'ordonner de finir cette haine que tu as si injustement conçue
Laonice se retira incontinent ; & Tyrcis qui, au nom de Cléon avoit commencé d'ouvrir les yeux, n'eut que le temps de la voir disparoitre, car en cet instant le berger ne put souffrir la clarté, & se tourna de l'autre côté. Il avoit entendu confusément le discours de Laonice ; cependant il ne laissa pas d'en retenir le sens. Mais, conme il n'étoit pas bien éveillé, il se rendormit aussitôt, sans avoir fait autre chose que de prononcer deux fois en soupirant le nom de Cléon. Laonice l'entendit distinctement, car elle revint prêter l'oreille à l'ouverture de la grotte. Enfin elle se retira tout-à-fait, & reposa comme elle put jusqu'au jour.
Tyrcis d'un autre côté se leva fort matin ; & comme il n'avoit rien de si present à l'esprit que l'amour qu'il conservoit pour les
A ces mots, il sortit de sa grotte, non pour aller chercher Laonice ; mais pour voir comment il pourroit obéir à Cléon. Et comme il étoit impossible qu'alors il ne songeât à la bergere, il se rappelle toutes les marques d'amour qu'elle lui avoit données. Il en étoit d'autant plus frappé, qu'elle les lui avoit continuées malgré sa haine & ses mépris. Sa beauté sembloit ensuite lui inspirer de la compassion ; & toutes les fois qu'il pensoit aux rigueurs dont il avoit usé à son égard, il se laissoit toucher d'une espece de repentir. Seulement il ne pouvoit lui pardonner la vengeance qu'elle avoit tirée de Silvandre & de Phylis. Il lui sembloit que cette malice tramée avec tant d'art ne pouvoit partir que d'un cœur noir & perfide. Puis comme s'il eût rougi de la condamner sans l'entendre : «Cependant, disoit-il en lui-même, la vengeance a sa douceur ; & comment une bergere s'en seroit-elle défendue, si les heros mêmes ont eu plus de peine à résister aux mouvemens de cette passion, qu'à conquerir des empires ? Il n'étoit pas raisonnable que
C'est ainsi que Tyrcis condamnoit tantôt Laonice, & tantôt l'excusoit, en s'imputant à lui-même la cause de son artifice ; mais lorsqu'il revenoit à Cléon, il s'en occupoit pour long temps. Il passa presque tout le jour dans ces combats, & ne s'éloigna de sa grotte que pour aller boire au petit ruisseau, où il venoit ordinairement se desalterer. Mais Laonice ayant vu le jour disparoître, sans avoir eu des nouvelles de Tyrcis, commença à craindre que sa tromperie ne fût découverte. Elle l'avoit toujours attendu dans un endroit du bois où les arbres forment un ombrage plus délicieux que dans tous les autres. Dans son impatience, au moindre bruit, à la moindre agitation des feuilles, elle tournoit la tête, & s'imaginoit toujours que c'étoit Tyrcis. Enfin après avoir passé le jour dans
Dès qu'elle fut à l'ouverture de la grotte, elle prêta l'oreille, comme elle avoit déja fait, & lorsqu'elle fut assurée que Tyrcis dormoit, elle entra avec le moins de bruit qu'elle pût. Elle commença par le nommer, & le berger lui fit connoitre qu'il n'étoit pas entierement plongé dans le sommeil. Elle se hâta donc de lui dire : «Berger, ta desobéissance a offensé les dieux & Cléon ; la rigueur de Laonice sera la punition de ton crime. Si tu ne veux qu'elle soit inexorable, répare dès aujourd'hui la faute que tu commis hier, & souviens-toi encore une fois que c'est Cléon qui te l'ordonne,
En même temps elle sortit, & restant à l'entrée, elle entendit Tyrcis soupirer, & parler ensuite en ces termes : «Helas, chere Cléon, pourquoi fuir si promptement ce Tyrcis qui fut autrefois la moitié de ta vie ? ou pourquoi m'imposer maintenant une loi qu'autrefois tu aurois eu horreur de me prescrire ? Les dieux sont-ils donc sujets au changement comme les autres hommes ?» Alors il se tut, & Laonice étoit sur le point de s'en retourner, lorsque tout à coup reprenant la parole : «Hé bien, dit-il, je la suivrai cette loi que tu me prescris ; & puisque les dieux t'ont inspiré quelque pitié pour Laonice, il n'est pas juste que je sois moins sensible que toi.» A ces mots il recommença de soupirer, & la bergere transportée de joye ne voulut pas en entendre davantage. Seulement elle ne s'éloigna que de quelques pas, pour lui donner l'occasion d'obéir promptement aux ordres de Cléon.
Cependant Tyrcis gueri de son aversion pour Laonice, se persuada bientôt qu'il trouveroit auprès d'elle plus de douceur que dans la solitude qu'il avoit choisie. Il se leva aussitôt que le jour parut, & ne pouvant s'imaginer en quel lieu il trouveroit la bergere : «Qu'est-il besoin, dit-il, de m'en
A cette voix, Tyrcis admire la providence des dieux, & se glissant d'arbre en arbre, il arrive près d'elle, lorsqu'elle achevoit de chanter. Il se jette incontinent à ses genoux ; mais la bergere feignant d'être effrayée voulut se lever pour fuir ; & Tyrcis l'arrêtant par sa robe : «Belle Laonice, dit-il, la même Cléon qui m'empêcha autrefois d'estimer votre beauté, m'ordonne maintenant de vous aimer : heureux si vous daignez recevoir mes hommages !» Alors Laonice faisant semblant d'être étonnée : «Cruel, lui répondit-elle, pourquoi viens-tu me persecuter dans ces lieux, où j'ai trouvé un remede contre tes rigueurs passées ? Si tu es ce Tyrcis dont la cruauté m'a fait tant de fois mourir, qui t'engage à venir me promettre un bien dont tu m'as tant de fois ravi l'esperance ? Et si tu n'en es que l'ombre, dis-moi qui t'a fait abandonner Cléon, dont tu as si long temps idolâtré les cendres ? Je suis veritablement,
A ces mots il s'avance pour lui prendre la main, & la bergere s'éloignant : «Tyrcis, lui dit-elle, attens, je doute encore si ce que je vois n'est point une illusion : laisse-moi me rassurer... Voir Tyrcis à mes genoux... Tyrcis parler d'amour à Laonice... O ciel qui le pourroit croire ! Il est aussi vrai que je vous aime, repartit le berger, qu'il est vrai que je vis. Mais, repliqua la bergere, quelle preuve en dois-je demander ? Le repentir de ma haine passée, & les sermens que je fais de n'être jamais qu'à vous, ajouta Tyrcis.» A l'instant il lui prit la main, & la baisa. «Je connois maintenant, dit Laonice en souriant, que vous avez un corps. Ah, continua le berger, si vous daignez venir à Montverdun, vous y recevrez la derniere preuve que je puis vous donner de mon amour.»
Laonice qui ne souhaitoit rien tant, fit encore quelques difficultés, après quoi elle consentit enfin au desir de Tyrcis. Et s'étant demandé en chemin quel hazard les avoit conduits dans cette forêt, Laonice lui montra l'oracle qui lui avoit été rendu, & Tyrcis
LIVRE DIXIÈME.
Cependant les bergers du Lignon étoient dans un trouble extrême ; Lycidas sur tout paroissoit digne de compassion. Adamas lui-même trouva si justes les regrets du berger, que durant tout le chemin il ne lui dit rien. Mais lorsqu'ils furent tous arrivés, & qu'Astrée & Diane, Celadon & Silvandre eurent été mis dans les chambres que le druide leur avoit destinées, Bellinde & Phylis qui étoient toujours l'une auprès de Diane, & l'autre auprès d'Astrée, remarquerent qu'elles ouvroient insensiblement
Et pour mieux s'assurer de la mort d'Alexis, Adamas examina si le cœur ne lui palpitoit plus ; il crut que la chaleur naturelle n'étoit pas encore éteinte ; il ne se trompoit pas. L'enchantement avoit rendu cet évanouissement plus long que les autres ne le sont communément. Il courut à l'instant dans son cabinet, pour y chercher des remedes, & il en trouva de si efficaces, qu'il délivra les deux bergers de l'espece de léthargie dans laquelle ils étoient tombés. Alors Lycidas s'accusant des blaphêmes qu'il avoit proferés, se jette à genoux, & levant les yeux au ciel : «Grands dieux, s'écria-t-il ! vous qui par une secrete providence gouvernez toutes choses, je vous rends graces de la faveur que vous me faites en me rendant Celadon ; je confesse l'énormité de mon crime, & je vous en demande pardon.»
Pour Celadon, dès qu'il eut ouvert les yeux, il se souvint du combat où il s'étoit exposé ; & croyant se voir étendu sur la poussiere, & couvert de blessures, il fut bien surpris lorsqu'il se vit dans un lit, & Lycidas & le druide auprès de lui, au lieu des lions & des licornes. Il se rappella incontinent l'accident qui lui étoit arrivé chés Galatée, après qu'on l'eut tiré de l'eau ; mais ne pouvant comprendre comment il avoit été délivré de la fureur des lions, il tourna ses yeux languissans sur Adamas, & lui prit la main, comme s'il eût douté que les objets qui s'offroient à ses regards fussent veritables. Adamas devina ses soupçons, & se penchant sur lui : «Celadon, lui dit-il, les dieux se sont opposés au dessein que vous aviez formé contre vous-même, vous vivez, mon fils, malgré tout ce que vous avez fait pour mourir ; & j'espere tout pour votre satisfaction, & pour la mienne. Mon pere, lui répondit Celadon, avec une voix foible, si je dois employer les jours qui me restent à pleurer Astrée, que j'ai vue dans le même péril que moi, pensez-vous que chaque moment de ma vie ne me soit pas plus insupportable que mille trépas ?»
En même temps Lycidas l'embrassant, & lui faisant des caresses extraordinaires : «Mon cher frere, lui dit-il, Astrée se porte
A ces mots il entr'ouvre le rideau, & lui montre ce berger qu'Hylas & Thamyre tâchoient de consoler. Comme ils ignoroient le sujet qui lui avoit fait rechercher la mort, & qu'ils s'imaginoient que c'étoit le seul déplaisir de vivre inconnu, ils lui representoient qu'il ne devoit point s'affliger, puisque la vertu trouve par tout un azile, & que son merite lui avoit gagné les cœurs de tant de bergers, qu'il ne pouvoit jamais manquer du nécessaire ; mais comme ils ne touchoient point la cause de son mal, ils jugerent par ses réponses que la cause de sa douleur leur étoit inconnue. Ils le laisserent donc malgré eux dans cet état, car le druide les enmena à la priere de Celadon, qui, pour
Dès qu'ils furent sortis, Celadon alla trouver Silvandre, qui lui dit : «Ah, berger, que je suis irrité contre vous ! pourquoi m'avoir empêché de me précipiter ? Voyez à quoi je suis réduit ; je ne puis plus éviter la presence de Pâris, & de Diane, dont l'un excite ma jalousie, & l'autre me tue par son changement. Je ne sçaurois m'en repentir, lui dit Celadon en l'embrassant ; il est beau pour moi d'avoir contribué à la conservation d'un berger tel que vous, mais je suis bien fâché, moi, que vous ayez voulu être compagnon de ma fortune ; sans vous je serois mort dans cette aventure ; & les dieux ne m'ont conservé la vie, que pour me punir de vous avoir laissé exposer la votre dans une occasion, où nul autre amant que moi ne devoit perir.
Sans vouloir pénétrer les secrets du ciel, ajouta Silvandre, dites-moi si vous ne sçavez rien de Diane. Je n'ai pas eu le temps de m'en informer, répondit Celadon ; j'ai sçu seulement qu'Astrée vivoit encore ; mais Lycidas pourra nous en instruire.» Il l'appelle à l'instant, & Lycidas s'étant assis auprès d'eux, il leur raconta ce que Phylis avoit dit au druide. Silvandre en montra d'abord quelque joye ; mais reprenant tout à coup avec un profond soupir :
Silvandre pensant que Lycidas se moquoit : «Berger, lui dit-il de l'air du monde le plus affligé, qu'avez-vous contre moi pour me traiter si cruellement ? Je vous jure, repliqua Lycidas, que je dis la verité, & s'il vous est aussi facile d'empêcher que Pâris n'épouse Diane, qu'il est certain qu'ils ne sont point encore mariés, vos malheurs cesseront bientôt.» Alors Silvandre témoignant une extrême satisfaction : «Oui, dit-il, quelque vaine que soit
A peine Silvandre eut achevé, que se tournant vers Celadon : «Mais, berger, lui dit-il, que faisons-nous ici ?» Incontinent Silvandre prend ses habits ; mais Celadon ne peut trouver les siens. Adamas qui avoit emporté les habits de la feinte Alexis, avoit oublié de mettre à la place ceux que Celadon avoit portés auparavant. Silvandre & Lycidas resterent donc auprès de lui, & Lycidas leur raconta tout ce qu'il avoit remarqué de l'enchantement.
Cependant Adamas étoit près d'Astrée ; & la bergere lui demandant pourquoi elle n'étoit pas dans un tombeau, & par quel malheur elle étoit séparée d'Alexis, il lui répondit : «Je ne puis vous le dire, parce
Quand je vous ai parlé de son innocence, repliqua le druide, je n'ai rien dit que ce que j'étois obligé de vous reveler par la connoissance que j'avois de sa discretion. Mais plus sa conduite a été pure, plus vous avez été criminelle, & c'est ce qui me fait craindre que les dieux ne veuillent pas que vous possediez jamais un berger que deux fois vous avez injustement banni de votre presence. Je vois bien, mon pere, dit froidement Astrée, qu'Alexis n'est plus, & que les dieux me punissent avec justice ; mais s'ils me laissent vivre, & si après m'avoir punie de l'injuste colere que je conçus contre Celadon, ils ne me récompensent de l'amour que j'ai conservé pour lui au milieu de nos plus grandes infortunes, leur injustice est extrême.» A ces mots elle ne put retenir ses
Mon pere, lui répondit Astrée, bien que l'état où je l'ai vue m'empêche de douter de sa mort, j'attendrai que vous veniez me la confirmer, afin que vous approuviez ensuite le dessein que j'ai pris de la suivre. Mais, continua-t-elle, ne me flatez point ; car en pensant me consoler, vous augmenteriez mon desespoir.»
Adamas le lui promit ; & voyant que Bellinde parloit à Diane, il ne voulut pas les interrompre. Il se rendit tout de suite auprès de Celadon, où trouvant Silvandre levé, & moins triste qu'auparavant, il en témoigna une joye extrême ; puis s'approchant de Celadon : «Hé pourquoi, lui dit-il, n'êtes-vous pas levé aussi ? avez-vous moins de courage que Silvandre ?» Lycidas prenant la parole : «Mon pere, répondit-il ; c'est que je n'ai pû trouver ses habits.» Alors Adamas se souvint qu'il les avoit enfermés, & sur le champ il alla les chercher ; puis les apportant : «Tenez, lui dit-il, mon fils, ainsi puissent les dieux
Adamas comprit que ce souvenir l'affligeoit ; & se retirant un peu, pour lui donner le temps de s'habiller : «Celadon, reprit-il, ne déliberez point sur le choix, prenez seulement l'habit que je vous ai apporté, & me laissez le soin du reste.» Alors Celadon s'habilla, & dès qu'il parut, Adamas & Lycidas l'embrasserent tendrement. Aussitôt Adamas le prit par la main, & l'enmenant hors de la chambre : «Mon fils, lui dit-il, sçachez qu'Astrée n'a plus d'autre mal que les inquietudes que vous lui causez. Venez vous-même l'instruire de ce qui vous regarde.» Celadon changea de couleur, & retirant doucement le bras : «Mais, mon pere, dit-il, elle m'a commandé de mourir... Si vous l'aimez, reprit le druide, vous ne devez pas refuser de la voir ; j'ai préparé son esprit en votre absence.»
A ces mots il pria Silvandre & Lycidas de les attendre ; & menant dans la chambre d'Astrée Celadon, qui trembloit à chaque pas qu'il faisoit, il s'approcha du lit, & entr'ouvrant les rideaux, il lui prit la main, & se mit à soupirer, feignant de ne pouvoir dire une seule parole. Astrée tourna doucement les yeux sur lui, & s'imaginant qu'il venoit lui annoncer quelque funeste nouvelle : «Ah, mon pere, lui dit-elle, que votre silence m'annonce bien clairement mon desastre ! Alexis n'est plus !» Alors Adamas la regardant d'un œil affligé en apparence : «Ma fille, lui répondit-il, je ne vous dirai point une si funeste nouvelle ; mais quand j'y serois forcé, peut-être n'auriez-vous pas besoin de consolation ; car enfin vous l'avez desiré, vous l'avez même commandé.»
Alors un frisson saisit Astrée ; & la bergere serrant la main d'Adamas : «Ah, mon pere, lui dit-elle, expliquez-vous ; & quelqu'accident qu'il lui soit arrivé, daignez me le raconter ; je n'attens plus d'autre consolation.» En prononçant ces mots elle parut si pénétrée, qu'il sembloit qu'elle alloit expirer. «A quoi sert, lui dit Adamas, de vouloir apprendre ce que vous sçavez mieux que moi ? Vous avez vu Alexis combattant avec les lions... Mais, mon pere, ajouta-t-elle, est-il possible
Elle voulut en cet instant retirer sa main pour la porter à ses cheveux ; mais le druide se saisissant encore de l'autre : «Ma chere fille, lui dit-il, écoutez un seul mot, après quoi je vous permets d'exercer sur vous-même toutes les violences que votre desespoir vous inspirera.» A ces mots Astrée se remit un peu ; & Adamas continuant : «Puisque vous voulez, lui dit-il, que je ne vous cache rien, je vous dirai qu'en effet Alexis n'est plus ; mais afin de vous convaincre qu'au dernier moment elle n'a rien eu de plus cher que le souvenir d'Astrée, je veux vous remettre un gage qu'elle a laissé, & qui ne peut appartenir qu'à vous, puisqu'aussi bien il vous a toujours appartenu durant sa vie.» Astrée crut alors qu'Adamas vouloit lui rendre le nœud, la bague, & le portrait que Celadon avoit eus d'elle ; & tendant les mains au druide : «Hâtez-vous, mon pere, lui dit-elle, hâtez-vous de me rendre ce qu'Alexis a plus soigneusement conservé que je ne le meritois.»
Adamas ouvrit alors le rideau, & prenant le berger par la main : «Tenez, lui dit-il, belle Astrée, voici Celadon qu'Alexis vous ordonne de recevoir, & dont la vie doit vous être d'autant plus chere, qu'il ne la conservera que pour votre gloire & pour votre satisfaction.» Quel fut l'étonnement d'Astrée ! Elle demeura quelque tems immobile ; mais Celadon au contraire s'étant jetté à genoux, & lui ayant pris une main : «Charmante bergere, lui dit-il, si mon amour merite quelque grace, pardonnez-moi les crimes que je puis avoir commis contre vous. Si les maux que j'ai soufferts ne vous ont point encore satisfaite, suppléez-y par votre pitié, & permettez-moi du moins de vous rendre ces devoirs que vous avez agréés autrefois.»
Le berger profera ces mots avec tant d'amour, qu'Astrée l'embrassa sans écouter d'autre consideration que celle de sa tendresse ; & quoiqu'elle fût encore interdite, elle lui dit d'une voix entrecoupée : «Mon cher Celadon, je te donne mon cœur même ; & s'il me reste quelque pouvoir sur toi, je te prie, je t'ordonne de m'aimer & de vivre.» Celadon ravi en admiration, fut quelque temps sans pouvoir lui répondre : «Mais enfin, Astrée, repliqua-t-il, je vivrai, puisque vous daignez l'ordonner ainsi. Lorsque j'ai cru que ma vie vous
Phylis qui avoit été témoin de cette reconciliation, perdit enfin patience, & vint interrompre ce ravissement. D'un autre côté Adamas craignant que ce passage d'une tristesse extrême à une joye excessive, ne fît quelque mal à la bergere : «Ma fille, lui dit-il en s'approchant, si la vie de Celadon vous est chere, il faut que vous me permettiez de l'enmener. Je crains que n'ayant pû mourir de douleur, lorsqu'il éprouvoit votre cruauté, il ne meure de joye au milieu des faveurs dont vous le comblez maintenant. Mon pere, dit Astrée, vous seul m'avez donné Celadon, vous pouvez aussi me l'ôter quand il vous plaira : je ne
Astrée & Celadon ayant témoigné au druide que c'étoit là l'unique objet de leurs desirs : «Mes enfans, leur dit-il en les tenant tous deux embrassés, ainsi puissent les dieux vous combler de leurs faveurs, comme je sçai que vous les meritez ! Si je differe jusqu'à demain la cérémonie, c'est pour la rendre plus solemnelle, & pour donner à Phocion le plaisir d'en être témoin.» A ces mots il prend Celadon par la main, & l'enmene, après avoir conseillé à la bergere de prendre quelque repos, puisque c'étoit le seul remede qui pût la rétablir. Quelque courte que dût être cette séparation, les deux amans ne laisserent pas de s'en affliger, & de la regarder comme ces legeres douleurs que le ciel a coutume de mêler aux plus doux plaisirs de la vie.
Dès que le druide fut sorti, Bellinde se remit sur le lit de sa fille, & se penchant sur elle : «Hé bien, Diane, lui dit-elle, votre compagne verra bientôt ses desirs accomplis : elle va jouir de mille delices avec Celadon ;
Bellinde ne se défiant point de l'artifice de Diane, crut qu'en effet elle alloit expirer. C'est pour cela qu'elle lui dit, le visage baigné de larmes : «Ma chere Diane, puisque ce discours t'importune, je le laisse pour jamais. Promets-moi seulement de vivre, & je te jure que je n'oublierai rien pour obtenir des dieux que tu ne sois point mariée, & qu'ils revoquent l'arrêt qu'ils ont prononcé en faveur de Pâris.» Diane qui en demandoit moins, fut pourtant ravie que Bellinde eût rélâché de sa premiere rigueur. Et feignant de reprendre un peu de force : «Madame, ajouta-t-elle, que les dieux me punissent, si je ne vous ai desobéi
Cependant le principal dessein de Diane étoit de ce prévaloir du temps, & de tromper Bellinde, ensorte qu'elle pût s'attacher au sort de Silvandre. Jamais elle n'osa en demander des nouvelles en presence de sa mere ; mais persuadée que Phylis pourroit lui en donner, si Bellinde sortoit, elle feignit de vouloir dormir, & ferma peu à peu les yeux. Alors Bellinde se retira doucement, & pria Phylis d'observer Diane, tandis qu'elle iroit trouver Adamas. Phylis le promit, & crut en effet que sa compagne étoit assoupie, tant elle le sçavoit feindre. Mais dès que Bellinde fut sortie, la bergere affligée quitta son lit, & s'étant jettée dans celui d'Astrée : «Ma sœur, lui dit-elle, me voici bien combattue. Je ressens une joye extrême de vous voir dans le repos qu'Adamas vous a procuré en vous rendant Celadon, & je meurs de regret que les dieux me refusent Silvandre. L'interêt que je prens à votre satisfaction adoucit ma douleur ; mais il ne peut, je l'avoue, la guerir entierement... Helas, j'ignore même ce qu'est devenu Silvandre.
Ma compagne, répondit Phylis, il a eu le même sort que vous ; on l'a apporté
D'un autre côté Pâris avoit mené Rosanire & Galatée dans la sale, où parmi les ennuis que les accidens qui étoient arrivés à Diane lui faisoient souffrir, il eût desiré pouvoir témoigner autant d'amour, qu'il étoit contraint de montrer de civilité. Mais Adamas l'avoit tellement élevé à faire ce qu'exigeoit la bienséance, qu'il cacha son déplaisir. Les nouvelles bergeres ne demeurerent pas long temps dans la sale ; elles voulurent voir le jardin, où les beautés de l'art & de la nature se faisoient également admirer. Après s'y être promenées, elles s'assirent enfin sous un pavillon qui répondoit à la porte par où elles étoient entrées. Bientôt elles virent arriver Adamas, tenant d'une main Silvandre, & de l'autre un berger, qu'elles ne reconnurent pas d'abord ; mais à mesure qu'Adamas approchoit, elles
La nymphe se leva incontinent pour aller au devant du druide ; & le druide précipitant ses pas, dès qu'il fut prés de Galatée, lui presenta Celadon, & lui dit : «Voilà ce que votre pitié a sauvé du naufrage : je viens vous l'offrir comme une chose qui vous appartient.» A ces mots le berger mit un genou en terre, & baisa la main de la nymphe. Galatée à qui la naissance & le merite de Celadon étoient connus, le releva aussitôt, & après l'avoir embrassé : «Je reçoi, dit-elle, ce qu'Adamas me presente ; & je veux le cherir d'autant plus, que lui ayant sauvé la vie, je puis dire qu'il est en quelque sorte mon ouvrage. Madame, répondit le berger, j'avoue que je vous dois la vie, & cette pensée m'est si douce, qu'il me seroit plus facile de mourir, que d'en perdre la memoire. Aussi ne ferai-je jamais difficulté d'employer cette même vie par tout où elle pourra être utile à votre service.
Je doute moins de votre courage, que de votre affection, repartit Galatée ; car enfin vous avez toujours été insensible à mon amour.» A ces mots Celadon changea
Alors ses yeux parurent humides ; & Galatée qui ne lui avoit parlé ainsi que pour éprouver sa fidelité, le serrant tout à coup
Presqu'au même temps, Bellinde entra dans le jardin, & Phylis ensuite, à qui Galatée demanda des nouvelles d'Astrée & de Diane. Et la bergere lui ayant répondu qu'elles reposoient : «Ainsi, dit-elle à Celadon, puissent être desormais tous les jours de votre vie !» Et sur le champ elle se mêla parmi les autres. Mais Phylis qui n'étoit venue que pour donner à Silvandre une satisfaction qu'il n'attendoit pas, faisoit tout ce qui dépendoit d'elle pour l'aborder sans que personne s'en apperçût. Cependant elle craignit de réveiller la jalousie de Lycidas,
Ils s'éloignerent peu à peu, & Phylis l'ayant remarqué, se deroba par une allée, & alla les trouver sous un berceau fort couvert. Phylis trouva Silvandre un peu étonné ; car il n'avoit pas oublié l'arrêt qu'elle lui avoit porté autrefois de la part de Diane. La bergere s'appercevant de sa crainte : «Silvandre, lui dit-elle, j'ai tellement accoutumé de vous rendre de mauvais offices, que ma vue seule vous allarme ; mais rassurez-vous, je porte aujourd'hui de bonnes nouvelles.» A ces mots, elle lui remet la lettre de Diane, & lui dit : «Tenez, Silvandre, ceci reparera le mal que je vous fis en vous ôtant le bracelet de ma compagne.» Le berger prit le billet, le baisa, & l'ayant ouvert d'une main tremblante, il lut :
DIANE A SILVANDRE.
Si vous êtes inquiet de Diane, cher Silvandre, sçachez qu'elle vit seulement, parce que vous vivez encore. Si votre curiosité va jusqu'à desirer sçavoir qu'elle est ma santé, ne consultez d'autre myre que vous-même ; & par l'état où vous êtes jugez de l'état où je suis. On m'a dit que l'Amour
Silvandre baisa mille fois ce billet, & admirant la fidelité de la bergere, il lut encore plusieurs fois la fin du billet, comme s'il eût refusé d'en croire à ses propres yeux. Enfin se tournant vers Phylis : «Belle bergere, lui dit-il, j'avoue que le bien que vous me faites aujourd'hui, repare le mal que vous me fîtes autrefois. Mais pour combler vos faveurs, chere Phylis, dites lui que je vivrai aussi long temps que ses promesses seront inviolables, ou qu'il me restera quelqu'esperance de la posseder.» Phylis promit au berger de redire fidelement à Diane ce dont il la chargeoit ; puis ayant dit adieu à Lycidas, elle rejoignit promptement ses compagnes, & rendit à Diane le discours de Silvandre.
Cependant Adamas, Galatée, Rosanire, Celidée, & les autres s'étoient jettées dans une allée à main gauche, & cette allée les conduisit insensiblement dans un petit bois que le druide avoit fait enfermer dans son jardin. A peine ils y furent entrés, qu'ils entendirent des cris épouvantables. Adamas
Ils reconnurent bientôt que c'étoit le même homme qui étoit venu avec Olicarsis & Halladin. Ils porterent tout à coup les yeux sur ce vieillard, qui les regarda sans dire une seule parole, & tirant un mouchoir pour s'essuyer le visage. Adamas ne sçavoit que juger de cet accident. Il s'adresse à Olicarsis, tandis que les autres s'approchent de l'homme qui étoit par terre, pour voir si on pouvoit encore le secourir. Mais Olicarsis élevant tout à coup la voix : «Belles bergeres, leur dit-il, ne vous étonnez pas de voir cet homme dans l'état où il est ; c'est un accident qui lui est ordinaire.» Et Galatée montrant quelque curiosité d'en être instruite : «Je sçai, continua-t-il, que ce recit vous ennuyera ; mais je ne laisserai pas de vous obéir, aussi bien nous en aurons
HISTOIRE
D'OLICARSIS ET D'HAZAHYDE.
«Ce matin quand cette bergere est venue nous interrompre (il vouloit parler de Phylis) j'allois vous raconter une partie des évenemens qui sont arrivés dans l'empire d'Orient, & dans celui d'Occident, depuis qu'Ursace, Eudoxe, Olimbre, & Placidie eurent été récompensés des peines qu'Amour leur avoit fait souffrir. Et parce qu'il est nécessaire que je vous en fasse le recit, pour vous faire admirer la fatalité qui m'a conduit ici, je reprendrai mon discours où je l'ai laissé.
L'affection que j'avois témoignée à la sage Eudoxe durant sa captivité, me gagna tellement Ursace & Olimbre, que nous n'avons plus fait pour ainsi dire qu'une même ame. Aussi en partant, ils demanderent au roi la permission de m'enmener avec eux ; & leur dessein étoit de me donner à Marcien. Ils s'imaginoient que ce sage empereur auroit quelque bonté pour moi, dès qu'il m'auroit connu ;
Vous sçavez qu'à peine Marcien eut gouverné l'empire pendant sept ans, que son merite lui attira l'envie d'Ardabure, & d'Aspar, qui s'imaginerent que pour être les maîtres, ils n'avoient qu'à le chasser du thrône. Ils le firent donc empoisonner, car que ne peut la soif de regner ! Ursace & Olimbre indignés de cet attentat dont ils soupçonnoient en quelque façon les auteurs, s'opposerent génereusement à leurs desseins, & firent si bien qu'on élut Leon. Il est vrai que leur parti étant considerable, ils ne consentirent à cette élection, que sous condition que l'on remettroit dans quelques temps à Aspar les rénes de l'empire. Leon, pour s'accommoder au temps, s'y soumit ; mais il leur fit bientôt connoître qu'en cela
Cependant il demanda à Ursace & à Olimbre leur amitié, leur jurant que dans toutes les occasions il les préfereroit à quiconque. Voilà donc Leon pour quelque temps paisible en Orient ; mais nous ne le fûmes pas en Afrique ; car Majoranus qui avoit succedé à Maxime dans l'empire d'Occident, fit des efforts dignes de son courage pour enlever à Genseric la Sicile dont ce prince s'étoit emparé ; & dans le dessein de venir, disoit-on, nous brûler dans nos maisons, il fut miserablement assassiné par les mêmes soldats qui l'avoient élu. Severin qui lui succeda suivit les mêmes projets ; mais ayant sçu les immenses préparatifs de Genseric, il changea bientôt ce dessein, & tourna ses armes contre les Alains qu'il défit près de Bergame ; mais il ne vêcut pas long temps après cette victoire.
Cependant Genseric avoit équippé une flote nombreuse ; & pour ne la pas laisser inutile, il résolut de voir Rome une seconde fois, attiré comme je croi par le souvenir de ses premieres dépouilles. L'Empereur Leon en étant averti, envoya Anthemius pour défendre l'Italie de l'invasion des vandales. Mais Genseric sçachant qu'il étoit traversé par les prétentions
Genseric donc s'embarqua flaté des plus magnifiques esperances ; mais, combien sont fragiles les esperances des humains ! un seul jour vit périr tout cet appareil de guerre. Leon craignant qu'Anthemius ne pût résister à une puissance si redoutable, lui envoya du secours sous la conduite de Basiliscus, qui s'étant joint à lui, défit Genseric, & le contraignit de se renfermer honteusement dans Carthage. Basiliscus emporta bientôt la Sicile, & regagna tout ce que les conquêtes de Genseric avoient enlevé à la puissance romaine. Mais, non content de ces triomphes, il résolut, tandis qu'Anthemius retournoit à Rome, de subjuguer l'Afrique, & de ne laisser à Genseric qu'autant de terre qu'il lui en falloit pour son tombeau.
Quelle fut la confusion de Genseric ? il voyoit sa flotte dissipée, Basiliscus triomphant, la Sicile perdue, les vandales ruinés,
Ainsi je donnai en quelque sorte la paix à l'Afrique, & le repos à Genseric. A peine il eut rempli les conditions du traité, que Basiliscus devenu sans doute suspect, fut rappellé à Rome. L'empereur Leon avoit toujours retenu auprès de sa personne Ursace & Olimbre, dont il connoissoit le courage & le zele. D'ailleurs comme il craignoit les intrigues d'Ardabure & d'Aspar, il vouloit avoir sur qui appuyer ses esperances, & de qui se servir au besoin. Mais ceux-là ayant formé un
Alors Ursace s'adressant à Olimbre, il lui representa qu'il valoit mieux périr sous un nouvel effort, que de se laisser ravir la gloire d'avoir pacifié l'Orient. Olimbre qui ne respire que les grandes actions, ayant goûté ce parti, ils chargerent avec tant de furie les factieux, qu'après un long combat, ils les firent prisonniers, & les livrerent à Leon, qui pour étouffer avec eux la crainte d'une nouvelle rebellion, les fit mourir publiquement.
Cependant Anthemius éprouva jusqu'où peuvent aller la perfidie & l'ingratitude. Rithimer goth de nation, à qui Anthemius avoit donné sa fille, s'éleva contre lui, & résolut de lui enlever l'empire. Leon averti de cette ingratitude, dépêcha Olimbre pour le secourir. Mais comme les arrêts du destin sont inévitables, quelqu'accident retarda son voyage ; il ne put arriver qu'à Ravenne, lorsque Rithimer à la faveur d'une paix qu'il n'avoit conclue que pour mieux tromper Anthemius, se souleva de nouveau, entra dans Rome, pilla les maisons, saccagea les temples, & fit mourir indignement son bienfaiteur. Olimbre s'imaginant qu'il auroit empêché ces violences, s'il étoit arrivé à Rome, pensa mourir de regret. Mais les
Olimbre fut incontinent déclaré empereur. Genseric & Thrasimond en furent transportés de joye. J'en fus ravi aussi, & je pensai mille fois à la prediction de cet astrologue qui lui avoit annoncé qu'il mourroit empereur d'Occident. Genseric m'ordonna de me tenir prêt pour aller feliciter Olimbre. Il fit armer un vaisseau exprès, & le chargea des plus riches presens pour le nouvel empereur. Deux jours après on leva l'anchre, & nos matelots chantant des hymnes à l'honneur de Neptune, nous perdîmes peu à peu la vue de Carthage, qui sembloit s'éloigner de nous. Quelques marchands qui trafiquoient en Italie, se joignirent à nous. Nous eûmes pendant quelques jours le vent très favorable ; mais dans un instant l'air se chargea de nuages, & nous déroba la lumiere ; la foudre tomba, & mit le feu à quelques uns de nos vaisseaux, que nous vîmes brûler au milieu des flots, sans pouvoir les secourir, ni personne de l'équipage. Dans ce desordre les pilotes s'abandonnent à la merci des vagues, & les matelots n'esperant plus de salut que dans leurs prieres, laissent briser mâts & cordages. Pour moi, j'avoue que je vis tranquillement la mort ;
Cependant j'esperai toujours dans la bonté du ciel ; & le lendemain, lorsque je sentis quelque défaillance, je résolus de prendre des essences, que j'avois sauvées ; mais j'avois jetté dans la mer la clé du petit coffre, avec ce que je pouvois avoir de plus incommode. Ne pouvant donc l'ouvrir, je levai les yeux au ciel pour lui demander quelque assistance. J'apperçus en même temps un vaisseau qui venoit à pleines voiles. Je me mis à crier de toutes mes forces ; mais en vain. Je levai donc ma chemise en l'air, & j'en fis comme une espece de pavillon. Je vis bientôt détacher du vaisseau un petit brigantin, qui vint à moi à force de rames, & qui ne portoit que quatre ou cinq hommes seulement. Je leur donnai à peine le temps d'aborder, je m'élançai dans le brigantin, sans me souvenir du petit coffre, qui étoit alors toute ma fortune.
Dans les transports de ma joye, je ne laissai pas de me rappeller combien importantes étoient les choses que j'y avois enfermées. Je suppliai ceux à qui je devois la vie, d'y ajouter la grace de retourner au rocher. Ils y consentirent. Lorsque nous fûmes arrivés au vaisseau qui m'avoit envoyé secourir, on me traita avec toute
Il me répondit qu'il s'appelloit Palémon, & qu'il étoit segusien. Alors me rappellant ce que j'avois entendu raconter des aventures d'Ursace, & me souvenant qu'un homme du même pays, & du même nom, ainsi que je le croyois, l'avoit autrefois empêché de se donner la mort : je lui demandai si ce n'étoit point lui. Il me dit que non ; & que ce segusien s'appelloit Celadon. Quoiqu'il en soit, lui dis-je, votre assistance m'apprend que les dieux aiment votre patrie, puisqu'ils y font naître des hommes si charitables ; & ne doutez pas que votre action ne soit un jour recompensée : du moins, ajoutai-je, soyez persuadé qu'Olicarsis ne sera jamais ingrat.
Au nom d'Olicarsis, celui qui étoit de l'autre côté, & qui commençoit à dormir, s'éveilla comme en sursaut, & se tournant vers moi, il me demanda si je n'avois pas
Dès-lors ils me proposerent de guerir Celidée, & me firent voir les petits bâtons teints de son sang ; mais comme j'esperois de panser moi-même ses blessures, je les priai d'attendre que nous fussions ici. Après avoir passé Valence, nous laissâmes à gauche un superbe château bâti par Turnus ; & la nuit nous surprit à trois lieues
Et s'étant approché, il s'informa d'où il étoit parti ce même jour : de Rossillon, lui répondit-il. Et qu'avez-vous fait avant votre départ ? J'ai été au temple. Personne ne vous a-t-il parlé ? Alors Halladin y ayant un peu pensé : Non, ajouta-t-il, si ce n'est un jeune soldat, qui m'a dit qu'il s'étoit trouvé à la prise de Calais, & qui demandoit la charité. Lui avez-vous donné quelque chose, poursuivit le voleur ? Je lui ai donné, reprit Halladin, une petite piece d'argent, qui étoit la seule que j'eusse sur moi. Ce bienfait, reprit incontinent le chef des voleurs, causera ma mort, ou conservera ta vie.
A ces mots, il retourne à ses compagnons, & les persuade si bien, qu'il obtient la vie de cet écuyer. Ils lui boucherent les yeux, & le détachant de l'arbre, ils le mirent sur son cheval, le visage tourné vers la croupe, les bras liés derriere le dos, & les jambes attachées sous le ventre du cheval. En le renvoyant de la sorte, ils firent de grands éclats de rire ; & pendant que trois d'entr'eux cherchoient dans mes habits la clé de mon petit coffre, les autres vinrent à moi pour m'égorger. A l'instant, nous entendons de grands cris, comme d'une personne épouvantée. La frayeur les saisit, ils fuyent, s'imaginant que c'étoit quelqu'un qu'Halladin amenoit à notre secours.
Lorsqu'ils se furent éloignés, je tournai les yeux vers l'endroit d'où partoit la voix. Je vis à travers les arbres un homme seul à qui la frayeur rendoit les yeux farouches. Tantôt il tenoit les mains jointes ensemble, & tantôt il les portoit à ses cheveux, comme pour les arracher ; mais toujours poussant des cris qui témoignoient bien la violence de sa fureur. Après avoir couru quelques pas, il tomba sans force, & sans sentiment. Je crus d'abord qu'il étoit mort ; mais bientôt après l'entendant souffler, je reconnus qu'il dormoit. Pendant deux heures qu'il demeura dans cet état, j'eus toujours devant les yeux l'horreur d'une mort presqu'inévitable, & la funeste aventure de Palémon.
Cependant Halladin étoit retourné au bourg d'où nous étions partis le matin, parce que son cheval l'y avoit conduit. Il étoit nud, & attaché comme je l'ai dit. Le peuple, au lieu de le secourir se mit à rire. Mais un sacrificateur qui alloit au temple arrêta le cheval, & jetta sur Halladin un long manteau qu'il portoit. Il le détacha ensuite ; & dès qu'Halladin put parler, il lui raconta l'accident qui nous étoit arrivé. Alors le sacrificateur touché de compassion, fit armer la justice. Au même temps l'homme qui étoit tombé
En effet il vint me délier assés promptement ; je repris mes habits, & je lui racontai notre desastre. Il en parut touché, & m'ayant conseillé de retourner au lieu d'où nous étions partis le matin pour faire informer contre les assassins, & pour donner à Palémon une sepulture honorable, il s'offrit de m'y accompagner. A peine nous eûmes regagné le grand chemin, que nous vîmes plus de deux cens personnes qu'amenoit Halladin. Ravi de me retrouver en vie, il me fit mille caresses. Nous retournâmes où étoit le corps de Palémon, & nous lui rendîmes les derniers devoirs. Halladin reprit ses habits, & plusieurs de ceux qui étoient venus, nous ayant accompagné jusque hors du bois, nous arrivâmes de jour à Vienne.
Là, Halladin m'ayant representé combien d'obstacles pouvoient m'empêcher de donner à Celidée la guerison qu'il étoit venu chercher si loin, je pris le lendemain les petits bâtons, & je les traitai comme les blessures mêmes. L'effet doit en avoir été prompt. Nous partîmes ensuite ; & l'homme qui m'avoit secouru entendant
Je m'appelle Azahyde. Je suis né parmi les allobroges, d'un pere qui a toujours été en consideration dans la ville que le lac Leman baigne de ses eaux. J'étois à peine capable de raison, lorsqu'on me mit les armes à la main, à l'occasion des troubles où cette province se trouva envelopée, parce qu'on vouloit ôter au roi des bourguignons tout ce qu'il avoit en deça du Rhin. Quelques années après il y eut une trêve, & mon pere me fit épouser une femme belle & vertueuse qui mourut en couche la même année, après m'avoir laissé une fille pour gage de son amour. Peu de temps après Ætius eut le gouvernement de la gaule. Alors Abariel (tel est le nom de mon pere) ne put me retenir ; j'étois accoutumé au sang &
Ma fille étant nubile, Abariel me proposa de la donner à Silvandre ; & c'est à cette occasion que je tramai ma vengeance. Je commandai à ma fille de dire à Abariel
Vous jugez bien, mon pere, que quand je n'aurois jamais commis d'autre crime, je meriterois les vengeances celestes. Mais ce n'est pas tout. A peine Silvandre fut noyé que je feignis d'accourir le premier au bruit, & que je commandai sur peine de la vie à ma fille de dire que la corde s'étoit rompue d'elle-même. Elle n'y manqua pas. D'abord Abariel recourut aux cris & aux larmes ; puis considerant que ce malheur étoit sans remede, il s'évanouit. Nous l'emportâmes dans son lit ; & lorsqu'il fut revenu à lui-même, il tint quelque temps les yeux arrêtés sur moi ; puis avec un grand soupir : Traître & barbare Azahyde, me dit-il, confesse la verité : tes artifices ne sont-ils point cause de ce malheur ?
Alors ayant composé mon visage, je lui répondis que j'aurois plus tôt consenti à mon trépas. Hé bien, reprit-il, les dieux
Après lui avoir parlé ainsi, il l'embrassa, & pria mon oncle de l'enmener. Il le fit. Et se tournant vers moi : Je te laisse, ajouta-t-il, ce bien dont tu as été si avide : souviens-toi que tu ne seras jamais moins riche,
Il ne prononça qu'apeine ces dernieres paroles ; après quoi il nous laissa son corps pâle & sans vie. Je fus si touché que j'enviai son état ; mais cachant autant qu'il fut en moi sous les larmes qu'il m'étoit permis de répandre, l'horreur de mon crime, je réussis à faire louer ma tendresse. Je fis dresser à mon pere un monument honorable ; & lorsque je lui eus rendu les derniers devoirs, je cherchai un moyen pour éteindre le souvenir de ma faute. Et pensant que je ne serois jamais tranquille, tant qu'il y auroit au monde quelqu'un qui pût la découvrir, peu s'en fallut que je ne me portasse au dessein le plus barbare. Et puisque j'ai confiance en vous, je vous dirai que j'allois préparer un poison pour ma fille, lorsque j'appris qu'elle s'étoit confinée parmi les vestales, sous la conduite d'une certaine Bellinde.
Ainsi me voyant tout à coup sans pere & sans fille, mais toujours dans la crainte d'être quelque jour soupçonné de ma perfidie envers Silvandre, je voulus commencer à jouir des heritages qu'Abariel m'avoit laissés ; mais j'éprouvai combien ce
A ces mots, il s'éloigne un peu, & faisant signe aux furies qui l'accompagnoient, elles se saisirent de moi à l'instant. Et tandis que l'une me faisoit devorer le sein par des serpens, l'autre me brûloit de son flambeau, & la troisiéme me déchiroit, insensible à mes cris. Je mis tout en usage pour toucher mon pere ; je me jettai cent fois à ses genoux ; mais lorsque je pensois les embrasser, je n'embrassois qu'une vapeur. A ce tourment qui dura plus d'une heure, succeda un long assoupissement. Et m'imaginant à mon réveil que je trouverois sur mon corps les marques de tant de supplices, je n'y en remarquai qu'une seule : d'où je jugeai que c'étoit l'effet d'une vengeance toute divine. Je crus pouvoir l'arrêter par des sacrifices, mais je me trompai ; & presque tous les huit jours une fois je souffris ce même tourment. Enfin ne pouvant plus ni vivre ni mourir, je fus inspiré d'aller consulter un oracle, qui me rendit cette réponse :»
Va, mais cherche un lieu que Neptune
S'est vu contraint d'abandonner.
C'est là qu'un étranger parlant de ta fortune
Mais retien bien ces mots : ton malheur, Azahyde,
Jamais ne se terminera,
Ou celui qui te rend coupable d'homicide
Te voyant, te pardonnera.
«Cet oracle où je ne pus rien comprendre, sinon que je ne guerirois que quand celui que j'avois tué m'auroit vû, & m'auroit pardonné mon crime, me desespera tellement, que ma fureur en redoubla. Cependant un vacie m'ayant representé que je devois esperer dans la bonté des dieux, me remit un peu l'esprit. Il ajouta que si je devois trouver quelque remede à mon mal, c'étoit dans le Forest. Je me mis donc en chemin, & je fus à peine entré dans le bois, où je vous trouvai hier, que je vis le même Abariel avec les mêmes furies. Aussitôt je m'enfonçai dans le bois pour me dérober à un spectacle si horrible, mais il m'atteignit à l'instant. Et comme si ma fuite l'eût offensé, je proteste que je n'ai jamais rien souffert de semblable. C'est pour cela que vous me vîtes dans ce transport qui excita votre pitié, & qui m'arracha ces cris qui vous effrayerent, & que je benirai desormais, puisqu'ils vous ont conservé la vie.
Voilà, poursuivit Olicarsis, tout ce
Adamas qui l'avoit écouté avec une extrême attention, prenant la parole : «Les dieux toujours bons & justes n'envoyent point aux hommes plus de maux qu'ils n'en peuvent supporter. Azahyde en est un bel exemple. Cependant c'est la volonté qui est punie en lui ; car sçachez que ce même Silvandre qu'il croit mort, respire encore. Il fut averti par la fille même d'Azahyde ; il attacha à la corde ses habits pleins de sable, & se sauva lorsqu'il les eut entendu tomber. C'est ce qui me fait esperer sa guerison. Silvandre qui est sur ces bords depuis plusieurs lunes, ne lui refusera pas le pardon d'où elle dépend. Ainsi nous verrons l'entier accomplissement de l'oracle, puisque c'est ici le lieu que Neptune a quitté, depuis que César fit rompre les montagnes, par où s'écoulerent les eaux dont ce pays étoit couvert ; & que vous êtes l'étranger qui par le recit de sa fortune a étonné les nymphes ; car la pluspart de celles
Olicarsis supplia Adamas de hâter le plus qu'il pourroit un bien qui le combleroit de joye ; & Celadon étant prié de chercher Silvandre, il le rencontra dans une allée avec Lycidas, Doris, Adraste, & quelques autres. Il n'avoit osé venir où étoient Rosanire & Galatée, de peur d'interrompre leur entretien. Aussitôt Celadon lui raconta une partie de ce qu'il avoit entendu, & l'ayant conduit près d'Adamas, il y fut à peine qu'Azahyde revint de son assoupissement. Il voulut alors s'éloigner ; mais Olicarsis & Adamas le retinrent, & lui firent entendre que son mal finiroit dans peu. A quoi Azahyde ne pouvant ajouter foi, ils lui presenterent Silvandre, qu'il reconnut incontinent, quoiqu'il eût changé de condition & d'habit. Et s'étant prosterné devant lui, il pleura long temps en se rappellant son attentat contre lui. Silvandre l'ayant enfin relevé, l'embrassa avec respect, & en lui remettant cette offense, il lui rétablit si bien l'esprit, que depuis étant parti pour aller porter cette nouvelle à sa fille qui s'étoit confinée parmi les vestales, il ne fut plus agité des frayeurs qui lui avoient ôté le jugement.
LIVRE ONZIÈME.
Le recit d'Olicarsis, & l'aventure de la fontaine enchantée, occupa la journée entiere. Et la nuit approchoit, lorsqu'Amasis qui étoit déja arrivée au palais d'Isoure, envoya un char à Galatée, afin qu'elle vint l'y trouver, avec Rosanire, Dorinde, & leur suite. Adamas qui esperoit de les garder encore, n'osa par respect se plaindre d'Amasis, & les accompagna jusqu'à l'extrêmité de la grande allée, les suppliant de revenir le lendemain.
Aussitôt qu'elles furent arrivées, elles raconterent
Merindor étoit venu avec la nymphe qu'il avoit trouvée à Montbrison. Comme il se disoit envoyé par Sigismond, Dorinde le reçut mieux qu'elle n'eût fait, car elle n'avoit pas encore oublié sa perfidie ; & s'imaginant bien qu'il n'oseroit l'entretenir que des affaires du prince, après que l'on eut soupé, elle lui donna tant d'occasions de lui parler, qu'il put aisément executer les ordres dont il étoit chargé.
D'un autre côté, Adamas revint trouver dans le jardin la compagnie qu'il y avoit laissée. Il vit Doris plongée dans la douleur, car elle avoit sçu la mort de Palémon, & Adraste également affligé, parce qu'il s'en regardoit comme la principale cause. Le druide n'oublia rien pour les consoler. Cependant les larmes de Doris reveilloient l'amour qu'Adraste avoit toujours eu pour elle ; & les pleurs d'Adraste étoient si agréables à Doris, qu'elles soulagoient en quelque sorte sa douleur.
Dès qu'Adamas crut avoir gagné quelque chose sur eux, il les quitta, & se rendit auprès de Bellinde qui étoit déja retournée dans la chambre d'Astrée, & de Diane.
Les derniers qui se retirerent furent Adraste, & Doris. Adraste s'étant approché d'elle, & montrant assés dans ses yeux le déplaisir qu'il ressentoit : «Ma sœur, lui dit-il, si mon affliction n'est la plus grande & la plus sincere que j'aye jamais ressentie, puissent les dieux me punir ! Je sçai que je suis coupable de la mort de Palémon, & que sans moi il jouiroit encore des plaisirs qu'il goûtoit avec vous. Hé bien, pour satisfaire son ombre, je vais m'éloigner de vous.» Doris lui répondit les larmes aux yeux : «Adraste est en partie cause de sa mort, il est vrai ; cependant il y auroit de l'injustice à la lui imputer ; car Palémon s'engagea volontairement à ce voyage, & je ne pus
Au milieu de ces fâcheuses idées, Amour lui representoit quelquefois la passion d'Adraste, pour la rendre sensible à sa fidelité ; & Doris se repentoit presqu'alors de lui avoir commandé de ne l'aimer que comme sœur ; mais tout à coup elle condamnoit ce repentir, & repoussoit tous les traits dont l'Amour vouloit la blesser une seconde fois. Adraste de son côté, parmi les regrets qu'il donnoit à la perte de son ami concevoit une secrette esperance de jouir quelque jour du bien qui lui avoit coûté tant de travaux. C'est ainsi qu'ils passoient tous deux la nuit, pendant que Dorinde mécontente des discours de Merindor, méditoit de se venger ; & qu'Astrée & Diane dormoient d'un sommeil profond, parce qu'il y avoit quelques nuits qu'elles n'avoient fermé les yeux.
Adamas, Bellinde, Celadon, Silvandre, & les autres bergers se leverent presqu'avec l'aurore. Ils eurent à peine mis ordre à leurs affaires, qu'Amasis arriva avec Rosanire, Galatée, Madonte, Daphnide, Sylvie, & l'affligée Dorinde qui portoit sur son visage les marques d'un extrême déplaisir. Peu de
Ainsi marchoit cette troupe nombreuse pour aller apprendre les oracles de l'Amour ; & certe c'étoit un spectacle admirable. Astrée qui n'avoit plus d'ennuis, avoit pris plaisir à se parer de toutes les graces dont la nature & la joye peuvent embellir un visage. Ses yeux étoient brillants. Elle avoit arrangé ses beaux cheveux sous une guirlande. Enfin elle parut si belle aux yeux de Galatée, que la nymphe commença d'excuser les mépris que Celadon lui avoit marqués.
Celadon brilloit également ; le souvenir des divers accidens de sa vie lui laissoit au visage une rougeur qui relevoit son teint. Jamais Galatée ne le vit si charmant, & dans la surprise où elle étoit : «Que serois-je devenue, disoit-elle, si je l'avois rencontré avec cet éclat la premiere fois !» Elle ne levoit les yeux de dessus lui, que pour les porter sur Astrée ; & elle ne cessoit de regarder Astrée, que pour admirer Celadon.
Ils marcherent ainsi quelque temps sans rien dire, la presence de la nymphe les empêchant de parler de leurs interêts. Mais la nymphe s'adressant à la bergere : «Hé bien, lui dit-elle, vous voilà dans un ravissement bien doux, puisque Celadon en est l'objet ? Madame, répondit Astrée, où vous êtes on ne peut admirer que vous. Belle bergere, reprit Galatée, laissons tout artifice, & traitez-moi avec la même franchise que vous traitez Phylis, ou Diane, & comptez sur mon extrême discretion. Madame, repliqua la bergere, votre naissance & votre merite me défendent un si libre accès. Chere Astrée, ajouta la nymphe, je veux que vous me traitiez en bergere, autrement vous me ferez un déplaisir mortel. Hier j'étois venue pour vous voir ; les accidens qui survinrent me priverent de ce plaisir. Aujourd'hui que rien ne s'oppose à mes desirs,
Astrée se voyant obligée à obéir, rougit d'abord, puis répondit ainsi : «Je voi bien, madame, que rien ne m'étant arrivé de plus remarquable que l'amour de Celadon, c'est de quoi vous voulez que j'aye l'honneur de vous entretenir. Mais, belle nymphe, je pourrois en apprendre de vous-même les principales circonstances.» Galatée qui ne vouloit que lui raconter ce qu'elle avoit fait pour son berger, comprit par sa réponse qu'elle en étoit bien informée, & ne se défiant point d'Adamas, elle crut que c'étoit par Celadon. Et se tournant vers lui : «Vous êtes un indiscret, lui dit-elle en souriant ; mais, berger, avouez la verité, lorsque vous avez parlé du séjour que vous fîtes à Isoure, vous êtes-vous loué de mon assistance, ou bien avez-vous accusé mon amour ?»
Alors Celadon voulut répondre, mais Astrée prenant la parole, de peur qu'il n'avouât qu'il n'en avoit point parlé : «Madame, repliqua-t-elle, lorsque Celadon m'a raconté le bon office que vous lui rendites, il ne m'a parlé de vous que comme d'une princesse à qui il doit la vie, & s'il a quelquefois condamné vos bontés pour lui, c'est parce qu'il s'en croyoit indigne.»
Cependant Pâris entretenoit Diane ; & parce qu'il ignoroit que c'étoit à cause de lui qu'elle avoit résolu de mourir : «Belle Diane, lui dit-il, votre résistance jusqu'ici a pû ébranler toute autre constance que la mienne ; mais qu'Astrée vous engage par son exemple à me rendre vos bontés.» En même temps il soupira ; & Diane ne répondant rien : «Considerez, ma belle maitresse, ajouta-t-il, quelle est la rigueur que vous exercez contre moi. Vous m'avez permis de vous servir ; vous m'avez ordonné de vous rechercher, & maintenant qu'Adamas & Bellinde ; & les dieux même favorisent mes desirs, votre cruauté seule s'y oppose. Helas, que n'ai-je point souffert depuis le moment où la fuite d'Astrée me fit craindre pour vous une fin tragique ! Cependant vous demeurez insensible.» Il alloit verser des larmes, la seule honte les retint ; & Diane ne voulant point le desesperer, «lui répondit avec douceur : «Ce
Diane se fit violence pour lui donner cette réponse, dont Pâris fut content, parce qu'il la croyoit sincere. Mais Diane ne prenoit ce terme, que pour chercher quelque moyen de se délivrer de la tyrannie de Bellinde. Pâris la remercia donc, & lui baisant la main : «Ma belle maitresse, lui dit-il, je vous donne non seulement ces trois jours, mais tous les jours de ma vie ; & je vous proteste qu'aucun ne sera plus agréable pour moi, que ceux où je pourrai vous prouver mon obéissance & mon amour.»
Tel fut l'entretien de Pâris, & de Diane ; cependant Adamas n'oublioit rien pour découvrir d'où procedoit l'ennui qu'il voyoit peint sur le visage de Silvandre. Il lui parla cent fois de Diane ; mais il trouva le berger si discret, qu'il ne put en tirer aucun éclaircissement. Il changea donc de discours, & s'imaginant qu'en général il pourroit lui
A ces mots Silvandre se tut, & Adamas voulut reprendre la parole ; mais en ce moment il entendit un grand cri, & tout à coup il vit Amasis qui vint se jetter entre ses bras. Et ayant demandé à la nymphe la cause de sa frayeur : «Ne voyez-vous pas, lui dit-elle, ces lions qui sont prêts à vous dévorer ? Fuyons.» Aussitôt elle voulut fuir ; mais Adamas l'arrêtant : «Madame, ils ne sont pas en état de vous nuire... Le marbre peut-il... Le marbre, reprit Amasis ? & ne voyez-vous pas qu'ils s'approchent ?» Adamas ne put s'empêcher de sourire ; & se tournant vers la nymphe : «Madame, ajouta-t-il, je prens sur moi de vous en garantir, & je pense que Galatée sera ma caution.»
Alors, Amasis jettant les yeux sur la nymphe, & voyant qu'elle ne s'effrayoit point, commença de se rassurer elle-même. Adamas lui ayant raconté le changement de ces lions, s'avança vers la fontaine dont ils étoient peu éloignés. Un nuage la couvroit. Là s'étant mis à genoux, & tous les assistans l'ayant imité, il adressa cette priere à l'Amour : «Fils de Venus, adorable divinité, dont l'empire est souverainement indépendant, daigne démêler nos desordres, & cet enchantement, comme tu débrouillas autrefois le chaos ! Ce n'est pas la curiosité qui nous amene, ce sont tes ordres
Cette priere achevée, Adamas revint où étoit l'assemblée. Incontinent il se leva un zephir, qui port a jusqu'à leurs oreilles le bruit que faisoient les bouillons dont la fontaine fut agitée. Ce même vent devenu plus furieux, emportoit avec soi des tourbillons de flamme qui passoient aussi rapidement que des éclairs. On entendit des tonnerres effroyables ; puis le nuage qui couvroit la fontaine s'étant tout à coup entr'ouvert, on vit sortir peu à peu du milieu de l'eau qui s'élevoit à petites ondes, un grand bassin de jaspe soutenu sur une base de porphire, d'où partoit le soubassement d'une colomne orné de diverses figures. L'Amour se fit voir au dessus dans la même forme où il avoit déja paru. A l'aspect du dieu, ils baisserent tous les yeux par respect ; mais cedant enfin à leur curiosité, il leur permit de porter leurs regards sur les differens objets qui leur étoient offerts. Ils virent donc qu'Amour avoit sous la main gauche une grande table d'azur, où étoient écrits ces vers en caractéres d'or :
Puisqu'enfin Alexis, cette fidele amante,
Que les dieux demandoient, est morte en ta faveur :
Celadon, reçoi le bonheur
Que le ciel te presente.
Et ce cœur si long temps contre toi mutiné
N'a plus de résistance
Pour opposer à ta constance.
A peine Adamas eut achevé de lire les vers que l'on entendit un battement de mains géneral. C'étoit un effet de la joye publique causée par le bonheur d'Astrée, & de Celadon. Dans cet instant le berger perdit la memoire de tous les maux qu'il avoit soufferts. Il leva les yeux au ciel pour remercier le dieu ; mais il ne put prononcer une seule parole, & son visage changea plusieurs fois de couleur. Astrée n'en ressentit pas moins de joye. Phylis en fut ravie, & Diane même trouva dans les délices qui étoient promises à ses compagnes, quelque soulagement à ses ennuis. Mais cette joye ne dura pas long temps. Amour tourna tout à coup la table ; & au lieu de l'or & de l'azur dont l'autre côté étoit enrichi, ils virent écrits sur de l'argent en caractéres noirs, ces mots :
Mais quoi pour obéir aux arrêts du destin,
Silvandre doit mourir, & laisser pour butin
Diane à Pâris qui l'adore :
Adamas, je commande encore
Que ce berger meure demain
Immolé par ta main.
Aussitôt le ciel recommença ses tonnerres, & le nuage s'étant refermé, on vit disparoître la table, & les oracles qu'Amour y avoit écrits. On garda long temps le silence. Tous plaignoient le sort du berger. Comme il vivoit dans un climat où l'on sçavoit estimer la vertu, il ne s'y étoit fait ni envieux, ni ennemi. Mais dans cette commune affliction, Diane fut touchée d'une façon bien differente. Son amour lui representa la mort de Silvandre avec des couleurs si affreuses, qu'elle résolut de la prévenir, ou de suivre au moins le berger. Cependant elle se fit une violence extrême pour cacher sa douleur, & Silvandre lui-même y fut trompé. Après avoir vu l'arrêt prononcé contre lui, il jetta doucement les yeux sur la bergere, & poussa quelques soupirs. Diane les reçut sans changer de couleur, elle lui montra plus d'étonnement que d'amour. Le berger y fut aussi sensible qu'à l'arrêt qui le condamnoit à mourir ; mais il reconnut bientôt que ce n'étoit pas en elle un défaut d'amitié, d'autant mieux que les plus grandes douleurs sont les plus muettes.
Dans cette extrêmité, Adamas ne sçavoit à quoi se résoudre. Tantôt il regardoit Silvandre, & tantôt la fontaine, attendant que l'Amour revoquât une si dure loi. Hylas perdit cette fois une partie de sa belle humeur. Il regretoit Silvandre, quoiqu'il
A ces mots il se leve, & s'approchant d'Adamas : «Mon pere, lui dit-il, qu'attendons-nous desormais en ce lieu, où la volonté de l'Amour nous a été si clairement expliquée ? Ne voyez-vous pas, continua-t-il en montrant la fontaine, que ce
Ma sœur, répondit Diane, votre bonheur ne sera plus troublé ; les dieux achevent de faire éclater leur courroux. Puisqu'ils s'en prennent à Silvandre, il ne nous auroient pas épargnées. Ce berger, interrompit Astrée, me fait une extrême compassion. Lorsque j'examine par quels accidens sa vie a été traversée, que je trouve
Quoi, ma sœur, repliqua Diane un peu émue, vous me conseilleriez d'épouser Pâris, & de trahir Silvandre ? Je vous conseillerois,
Astrée & Phylis jugerent par ce discours qu'après la mort de Silvandre il leur seroit difficile de conserver leur compagne. Cependant Amasis s'étant approchée de Galatée, & de Celadon, se faisoit raconter les principales circonstances de la vie de Silvandre.
Bellinde de son côté ne douta plus que Diane n'aimât ce berger ; & admirant la discretion avec laquelle elle s'étoit conduite, elle plaignoit le sort de Silvandre, & condamnoit en même temps la tendresse de Diane. Puis se rappellant qu'elle seule étoit cause que Silvandre étoit venu demeurer dans le Forest, elle se regardoit comme coupable de son amour & de sa mort. Cependant comme elle eût mieux aimé mourir que de desobéir aux dieux, elle se contenta de le plaindre.
Adamas que l'oracle avoit interessé à la perte de Silvandre, en lui ordonnant de l'immoler de sa main, ne pouvoit s'imaginer quel sujet attiroit à ce berger un traitement si rigoureux ; & desirant en être éclairci, il se servit de l'occasion qui les avoit fait recontrer ensemble ; & prenant le berger par la main : «Silvandre, lui dit-il, qu'avez-vous fait contre les dieux, qui leur fasse desirer votre mort ? leurs oracles ne nous commandent autre chose, soit que vous les ayez consultés en particulier, ou en public. Mon pere, répondit-il, ce seroit en moi une vanité punissable de dire que je ne les ai jamais offensés ; mais je crois que le plus grand de tous mes crimes est d'avoir osé aspirer à la possession de Diane. Jusqu'ici j'ai caché ma passion ; j'en fais aujourd'hui l'aveu, & je vous supplie
A ces mots il s'arrêta, & s'étant rencontré alors près de cet autel sur les degrés duquel Astrée & Diane s'étoient endormies le jour qu'elles allerent à la fontaine pour y mourir, il s'y assit ; & là faisant réflexion au malheureux état de Silvandre, & à l'oracle qui lui ordonnoit d'immoler ce berger qu'il avoit toujours aimé, & que son infortune lui rendoit plus cher : «Depuis quand, s'écria-t-il, les dieux sont-ils devenus barbares,
Lorsqu'ils furent arrivés, Celadon supplia Galatée de lui permettre d'aller à la rencontre de Silvandre qu'il croyoit encore avec Adamas. La nymphe le lui ayant permis, il sortit, & Lycidas l'ayant vu partir, se mit aussitôt à le suivre. Ils le rencontrerent
Quelque favorable que soit la cause qui vous fera mourir, répondit Celadon, je ne laisserai pas de ressentir cette séparation, comme le seul déplaisir qui pouvoit troubler mon repos.» Silvandre voulut repartir, mais le druide les interrompit, & s'étant mis au milieu d'eux, il les ramena dans sa maison.
D'un autre côté Diane succomboit sous le poids de sa douleur ; & pour éviter tout autre entretien que celui de ses compagnes, elle résolut de se coucher, sous prétexte qu'elle ressentoit quelques restes de l'incommodité qu'elle avoit eue le jour précedent. Il ne fallut pas beaucoup d'artifice pour faire connoître à Bellinde qu'elle
Amasis ne tarda pas aussi à se souvenir de Dorinde, qu'elle sçavoit n'avoir point été à la Fontaine d'Amour. Elle la fit chercher par tout où elle s'imagina qu'elle pouvoit être ; mais elle n'en apprit d'autres nouvelles, sinon qu'elle étoit montée dans un char avec Merindor, & qu'au lieu de suivre le chemin que les autres avoient tenu, ils avoient pris celui de Bonlieu. Elle crut d'abord qu'elle seroit allée se promener ; mais enfin se rappellant que depuis le retour de Merindor elle avoit paru affligée, elle commença à soupçonner quelque chose. Elle tournoit son esprit de tous les côtés, lorsqu'elle entendit tout à coup un bruit de chevaux. Incontinent elle se leve, & reconnoissant son char, elle court au devant de Dorinde ; mais lorsqu'elle n'y vit que Merindor, son étonnement fut extrême ; & ce qui l'inquieta davantage, fut qu'il lui parut plus pâle que la mort, & qu'à peine il pouvoit se soutenir. Aussitôt elle lui demanda où étoit Dorinde : «Madame, lui dit-il d'une voix entrecoupée, & d'un ton qui deceloit assés le desordre de son ame, ceci vous l'apprendra.» En
DORINDE A AMASIS.
Enfin la perfidie de Sigismond m'a éclairci le doute où j'étois qu'il pût y avoir des hommes fideles. Mon amour l'a d'abord condamné ; mais ayant depuis consideré le repos dont j'allois jouir, j'ai cru que je devois plus m'en louer, que m'en plaindre. Il est vrai qu'après avoir reçu tant de faveurs de vous, je devois chercher les moyens de les reconnoître. Mais ne le pouvant que par mes vœux, en quel lieu en ferois-je de plus avantageux, que dans celui que j'ai choisi ? C'est ici que détachée du monde, mon esprit se fera un commerce avec les dieux ; & peut être auront-ils assés de pitié pour m'accorder en votre faveur l'accomplissement de mes desirs. Ne me reprochez point que je vous aye quittée sans vous dire adieu ; par bonté vous vous seriez opposée à ma résolution. Les dieux ont enfin permis que mon cœur me fût rendu, avec la moitié d'une bague. Si ces paroles ont besoin de quelque éclaircissement, j'ai chargé Merindor de vous les expliquer, & de vous dire, madame, qu'en quelque lieu que je sois, & à quelqu'état que je sois appellée, je ne cesserai jamais d'avoir pour vous le dévouement le plus respectueux.
Pendant qu'Amasis lisoit cette lettre, Merindor vit qu'elle changea de visage, & que ses yeux devenoient insensiblement humides.
En même temps Amasis le prit par la main, & après avoir fait dire au druide qu'elle alloit conferer de quelque chose avec Merindor : «Allons, dit-elle, dans le jardin ; aussi bien n'y a-t-il pas d'apparence que Rosanire & Galatée puissent sitôt quitter ces bergers.» La nymphe le mena dans le cabinet le plus couvert, & là s'étant assise, & ayant commandé au chevalier de s'asseoir aussi, il commença en ces termes.
SUITE DE L'HISTOIRE
DE DORINDE.
«J'ai à vous raconter, madame, la perfidie la plus noire. Sçachez qu'aussitôt que nous fûmes partis de votre cour, Ligonias dépêcha secretement un courier à Gondebaut pour l'avertir de l'arrivée de
Cependant Rosiléon s'avança, presenté par Sigismond, qui lui offrit ses états & sa personne. Il embrassa ensuite Lindamor ; & Godomar lui ayant dit que c'étoit lui qui avoit vaincu Polemas : Je suis ravi, dit-il, que sa valeur vous ait fait connoître l'injustice que ce rebelle nous déguisoit sous un prétexte specieux. En parlant ainsi, il recevoit les honneurs que lui rendoient Damon, Alcidon, & les autres. Après quoi ils remonterent à cheval, & ils prirent le chemin de la ville, où ils entrerent accompagnés de quatre mille cavaliers qui étoient venus au devant d'eux.
Clotilde les attendoit à la porte, &
Dès que l'on fut revenu au palais, Sigismond & Godomar conduisirent Rosiléon dans son appartement ; & chacun se retira. Mais Gondebaut que Dorinde inquietoit éternellement, crut qu'il ne pouvoit mieux employer le temps qu'à tâcher d'apprendre en quel état Sigismond étoit avec elle ; & parce qu'il jugea bien que Sigismond viendroit en rendre compte à Clotilde, il fit si bien qu'il arriva, sans être entendu, à la porte de la princesse. Sigismond vint comme il l'avoit pensé, & sans prévoir le malheur que leur préparoit la jalousie du roi, ils s'assirent innocemment dans un lieu d'où il put les entendre.
J'ai sçu depuis, car le roi qui avoit résolu de se servir de moi ne me cacha rien,
Lors donc qu'il fut bien informé de ce qu'il vouloit sçavoir, il se retira, & Sigismond aussi. Le roi passa toute la nuit à chercher les moyens de brouiller le prince & Dorinde. Il garda même le lit tout le matin, sous pretexte d'une indisposition, & pour ne point donner d'inquietude aux princes, il envoya chercher Sigismond,
Cependant le roi fit venir Clotilde, & l'ayant fait asseoir, il lui parla en ces termes : Je ne vous rappellerai point, Clotilde, les obligations que vous m'avez : Si vous en êtes reconnoissante, servez-moi dans une occasion où je veux vous employer ; & ne doutez point après cela que je ne fasse pour vous tout ce qui dépendra de ma puissance. Clotilde ayant répondu qu'elle se feroit toujours un devoir de lui obéir, Gondebaut reprit ainsi : Ce que je veux de vous, ma chere fille, n'est pas que vous me rendiez les discours que Sigismond vous a tenus depuis son retour, car je les sçai aussi bien que vous, mais que vous m'aidiez à ruiner cette intelligence qui me déplait. En prononçant ces mots il tenoit les yeux attachés sur Clotilde, & remarquant qu'elle changeoit de couleur : Je connois que ce discours vous étonne ; mais entendez jusqu'au bout : N'est-il pas vrai que hier au soir, après que je fus retiré, Sigismond vous entretint de tout ce qui s'étoit passé à la cour d'Amasis entre Dorinde & lui ? qu'il vous montra une moitié de bague qu'il a rapportée ? A ces mots Clotilde perdit contenance,
Vous connoissez l'esprit ambitieux de Dorinde. Vous ne doutez pas qu'elle n'aime plus le rang de Sigismond que sa personne. Or il faut que vous sçachiez que les femmes de caractére, lorsqu'elles sont arrivées à quelque haut point de grandeur, se plaisent à exercer sur les esprits une autorité tyrannique. Elles accusent la terre d'ingratitude, quand elle ne fait pas naître des fleurs dans tous les endroits où elles portent leurs pas. Tout ce qu'elles s'imaginent pouvoir nuire à leur fortune, elles cherchent les moyens de le détruire. Si je venois à mourir, Clotilde, vous seriez en butte à Dorinde, supposé qu'elle vint à bout de ses desseins. Elle s'oublieroit elle-même sur le trhône, comment n'oublieroit-elle pas ce qui est dû à votre naissance ? Il faut, Clotilde, prévenir ce malheur.
Jugez, madame, combien l'esprit d'une fille est susceptible de toutes les impressions. Ce discours jetta de la défiance dans l'ame de Clotilde ; & oubliant ce qu'elle devoit à Sigismond : Seigneur, lui répondit-elle, independamment de mon interêt, qui me touche peu au prix de vous plaire, commandez. Il faut, dit le roi, avoir cette moitié de bague qui est entre les mains de Sigismond. Ah, seigneur, interrompit Clotilde, je crains bien que cela ne soit impossible. Si vous voyiez avec quel soin il la conserve : il la baise, il la porte à ses yeux, il l'appuye contre son cœur, il lui parle, comme il parleroit à Dorinde elle-même... Comment la lui arracher ? Ce n'est pas mon dessein, repliqua le roi, il faut ici de l'artifice. Et puisque vous avez vû cette bague, & que vous sçavez de quelle matiere elle-est, il faut, Clotilde, que vous en preniez une semblable, & qu'au hazard l'ayant rompue en deux, vous en gardiez seulement une moitié, & voici ce qui arrivera. Sigismond vous ira voir, & sans doute étant auprès de vous, il fera avec sa moitié de bague ce qu'il fit hier. Cependant vous aurez la votre à la main, & vous prendrez la sienne. Et quand il vous la redemandera, vous lui donnerez celle que vous aurez supposée. Il ne s'en appercevra point, n'ayant
La chasse, finie, le reste de la journée & une partie de la nuit se passerent à danser ; après quoi Sigismond se rendit à l'appartement de Clotilde. En l'absence de Dorinde, il n'avoit pas de plus grand plaisir que d'entretenir la princesse. Parmi beaucoup de discours, ils vinrent à parler de la bague. Aussitôt Sigismond la tira, & la montra à Clotilde. Clotilde la prit, comme si elle eût voulu l'examiner ; puis la laissant tomber sur son siege, & la presentant à Sigismond, les deux mains fermées : Je gage, dit-elle, que vous ne devineriez pas où elle est. Sigismond qui ne soupçonnoit point la trahison, je gage, répondit-il en souriant, qu'elle est là. A ce mot il frappa sur la main droite de Clotilde, & l'ayant ouverte lui-même, il n'y trouva que l'image de ce qu'il cherchoit. Mais il la prit innocemment, & regardant Clotilde : Ah, ma sœur, continua-t-il avec un petit souris, ne sçavez-vous pas combien l'amour est éclairé, tout aveugle qu'il est !
En même temps il porta cette moitié
Le lendemain, elle se leva de bonne heure, parce qu'elle prévit bien que le roi l'envoyeroit chercher, pour sçavoir ce qui se seroit passé. En effet elle fut à peine habillée, qu'on vint l'avertir. Dès qu'elle parut : Hé bien, lui dit le roi, avons-nous la bague ? La voici, répondit-elle. Le roi la prit à l'instant, & paroissant très-satisfait de la princesse : Ne croyez pas, dit le roi, que j'aye été dans l'inaction. On m'a promis de m'amener ce matin un certain Squilindre, qui a autrefois habité dans le Forest, & qui s'est refugié ici pour quelque sujet que l'on n'a pas encore découvert. Or on m'a dit qu'il étoit très-habile à contrefaire tous les caractéres imaginables. Je veux qu'il écrive à Dorinde une lettre au nom de Sigismond, sans quoi notre affaire n'iroit pas bien. Une seule chose m'inquiete, c'est de sçavoir sur qui nous jetterons
Alors Clotilde se mit à rêver un peu, puis tout à coup : Il y en a plusieurs, dit-elle, qui l'ont aimée ; mais j'en sçai deux qui sont maintenant ici, vous pourrez choisir celui que vous jugerez le plus propre à votre dessein. Elle nomma Periandre, & malheureusement pour moi Merindor. Le roi entendant mon nom, témoigna une extrême joye. Il ne restoit plus qu'à me consulter ; mais, grands dieux, que les rois ont sur nous une autorité bien absolue ! Gondebaut m'envoye chercher, il me raconte ce que vous avez entendu ; & m'ayant promis des merveilles, supposé que je disposasse Dorinde à m'épouser, il m'engagea si insensiblement, que je résolus d'executer ce qu'il vouloit.
A peine je lui eus engagé ma parole, que je vis entrer un jeune homme, qu'on me dit depuis être neveu de cet Ardilan que tua Godomar. Il amenoit avec lui ce Squilindre dont je vous ai parlé, madame, & que peut-être vous connoissez. Oui, répondit la nymphe, il est né à Argental. Mais pour abreger, continua Merindor, le roi lui fit beaucoup de caresses, & lui
SIGISMOND A DORINDE.
Gondebaut me donne malgré moi pour époux à la fille du roi des teutons. Mon desespoir est si violent qu'il m'empêche de vous dire tout ce que je souffre ; & cette moitié de bague que je vous renvoye vous apprendra que ce malheur est sans remede. Je voudrois pouvoir vous donner quelque consolation ; mais dans l'état où je suis je n'en trouve point pour moi-même. Enfin, Dorinde, je suis marié, & je voudrois pouvoir dire aussi bien que je suis mort. N'accusez de mon changement qu'une fatale necessité ; & si vous avez encore quelqu'inclination à m'obliger, cherchez entre les bras de Merindor le repos que votre mauvaise fortune vous a refusé auprès de Sigismond.
«Après que Squilindre eut écrit cette lettre de son caractére ordinaire, il imita si bien celui de Sigismond, que ce prince lui-même y eût été trompé. Squilindre fut ensuite congedié, & recompensé au double de ce qu'il pouvoit prétendre. Le roi se tournant ensuite vers moi : Merindor, dit-il, votre bonheur est entre vos mains ; si vous menez bien cette affaire
Tels furent, madame, les ordres qu'Amour me fit accepter, en me rendant aveugle comme lui ; car s'il ne m'avoit aveuglé en effet, j'aurois prévu le malheur qui m'est arrivé depuis. Mais pour finir,
A peine elle eut achevé, que je fis semblant d'avoir trouvé la lettre ; & la lui donnant : Tenez, lui dis-je, madame, fasse le ciel qu'elle vous cause le plaisir que vous vous en êtes promis. Ces dernieres paroles augmentant ses frayeurs, elle ouvrit la lettre d'une main tremblante, & y lut enfin ce que je vous ai dit. Lorsqu'elle fut arrivée à l'endroit où Sigismond lui conseilloit de chercher du repos entre mes bras, la colere la surprit : & j'entendis qu'elle disoit assés bas : Oui, perfide, si auparavant je t'avois arraché le cœur.
A ce mot elle se mit à soupirer, & perdant enfin contenance, elle pleura amerement. Puis elle me dit : Mais ne sçaurai-je point, Merindor, d'où vient un changement si prompt ? Puisqu'il ne vous l'explique point, répondis-je, je vais vous le dire pour soulager votre douleur en vous indiquant les raisons, qui peuvent excuser son infidelité. Je lui dis alors tout ce que j'avois inventé pour colorer ce mensonge : Que les ambassadeurs teutons étoient arrivés à Lyon, au même temps que Sigismond, pour hâter cette alliance ; que le roi avoit si bien tourné l'esprit du
Ses larmes cesserent aussitôt que je cessai de lui parler ; & je vous avoue, madame, que je fus surpris de la voir ainsi consolée ; mais je le fus bien plus quand elle me dit : Puisqu'enfin il falloit que je sçusse la perfidie de cet ingrat, je ne suis pas fâchée que vous m'en ayez apporté la nouvelle. Souvenez-vous, Merindor, que je vous satisferai bientôt, & que je finirai mes jours auprès de vous. Ensuite elle me quitta pour vous rejoindre. Pour moi je demeurai l'homme du monde le plus content, & m'imaginant que le lendemain elle accompliroit sa promesse, je hâtai le jour par mes vœux impatiens. Elle l'a accomplie en effet cette promesse, mais d'une façon bien contraire à celle que je m'étois proposée. Lorsque nous avons été ici, elle a feint de se trouver mal, pour avoir un prétexte de vous demander votre
Nous sommes arrivés au temple. Dorinde a fait arrêter le char, & m'a prié de l'attendre, parce qu'elle avoit à parler à une des druides. Je l'ai attendue près de deux heures, & lorsque je commençois à perdre patience, j'ai entendu que l'on m'appelloit. Aussitôt j'ai tourné les yeux de tous côtés, mais je n'ai vu personne. Jai encore entendu une voix qui m'a commandé d'entrer dans une petite sale dont la porte s'est ouverte à l'instant. Ne sçachant à quoi aboutiroit ce mystére, je suis
Amasis fut touchée de ce recit ; elle versa des pleurs, & me dit : «Merindor, vous avez bien fait de m'avertir de bonne heure ; il y a du temps pour remedier à ce malheur. Je suis persuadé, madame, répondit Merindor, que Dorinde vous écrira ; mais il sera bien difficile de lui persuader que Sigismond ne l'a point trompée. Et voilà, madame, ce qui me desespere. Dès que Sigismond sera informé de ma trahison, il usera de toute sa puissance pour me perdre ; & je ne puis le condamner. Je connois toute la grandeur de ma faute. En cela,
A ces mots, ils entrerent dans la chambre d'Adamas. La nymphe le trouva dans une affliction extrême. Et après avoir passé une partie de la journée avec lui, elle fit venir Rosanire & Galatée, parce qu'elle vouloit partir de bonne heure, afin de travailler à tirer Dorinde du lieu où elle s'étoit renfermée.
LIVRE DOUZIÈME.
Amasis ne communiqua ni à Rosanire, ni à Galatée la résolution de Dorinde ; elle crut qu'elle auroit le temps de la ramener avant qu'elles fussent averties de sa retraite. Elle leur dit seulement que Dorinde avoit eu la curiosité d'aller à Bonlieu visiter le temple des carnutes, & qu'elle attendroit qu'elle même vint la prendre. Comme elles ignoroient la supercherie du roi, elles ne soupçonnerent rien ; mais lorsque la nymphe leur eut refusé la permission de l'accompagner, elles devinerent en partie
Amasis fut ravie de cette nouvelle ; & le petit Meril le comprit bien par les caresses qu'elle lui fit. Pour Merindor qui se sentoit coupable, il s'imagina que son crime étoit découvert, & que Godomar venoit le punir. La nymphe remarquant qu'il changeoit de visage, lui en demanda la raison. «Je sçavois bien, répondit-il, madame, que Rosiléon, Lindamor, & les autres chevaliers me suivroient bientôt ; mais je ne puis comprendre quel motif a ramené le prince Godomar, puisqu'il n'a plus ici d'ennemis à vaincre, s'il ne me regarde comme tel, parce que je suis coupable envers son
La nymphe étant arrivée à Isoure, fit part à Rosanire & à Galatée de la nouvelle de Meril. Elles en furent pénétrées de joye. Et Rosanire par la liberté que lui donnoit sa naissance, demanda s'ils viendroient jusqu'à Isoure. Dans le moment elle entendit un bruit de chevaux, & courant à la fenêtre, elle apperçut Rosiléon à qui Damon aidoit à descendre. A peine Amasis & les dames eurent le temps d'aller au devant d'eux, ils entrerent incontinent. Rosiléon leur demanda pourquoi elles étoient devenues bergeres. Et tandis que Rosanire lui juroit qu'elle n'avoit été inconstante que dans ce changement, Godomar jetta les yeux de tous côtés pour voir s'il n'appercevroit point Dorinde. Amasis comprit son inquietude, & lui dit que sa curiosité ne pouvoit être satisfaite que dans un entretien secret. Ils s'éloignerent donc, & bientôt après étant montés dans un char, lorsqu'ils eurent pris le chemin de Bonlieu, Amasis commença par engager le prince à pardonner à Merindor ; & lorsqu'il l'eut juré, elle lui raconta ce qu'elle avoit appris de la
Amasis ne put s'empécher de sourire en la voyant avec un visage si composé ; mais comme elle étoit pressée de s'en retourner, elle la tira à l'écart, & lui dit : «Belle Dorinde, je ne viens point combattre votre dessein, mais vous avertir seulement de la trahison la plus noire. Vous pouvez ajouter foi à mes paroles... Vous avez été trahie... Je le sçai, madame, interrompit Dorinde ; je ne puis en douter, après les témoignages que m'en a rendus Merindor. C'est, reprit Amasis, Gondebaut, & non pas Sigismond, qui est l'auteur de cette perfidie.» Alors elle lui raconta ce que Merindor lui avoit avoué ; mais par de petits souris Dorinde montroit assés qu'elle n'en croyoit rien. «Venez jusqu'à mon char, continua la nymphe, & je vous en donnerai une preuve irreprochable.» Dorinde s'imaginant que c'étoit un artifice d'Amasis pour l'enlever, protesta qu'elle ne sortiroit point du temple ; mais la nymphe ayant juré qu'elle l'y reconduiroit, elle se laissa peu à peu fléchir.
A peine elle fut sortie, que Godomar se jetta de son char ; & la serrant entre ses bras :
Mais se remettant un peu : «Seigneur, lui répondit-elle, j'ai cru que sa foi violée me dispensoit de mes sermens. Chere Dorinde, reprit Godomar, je vous jure que son amour ne fut jamais si grand ; & je vous en apporte une preuve que peut-être vous n'attendiez pas.» A ces mots, il lui remet un papier, où elle trouva ces mots écrits avec du sang.
SIGISMOND A DORINDE.
On dit que le sang est le symbole de la cruauté ; mais je veux que celui-ci vous soit à jamais un garant de ma fidelité. Recevez-le, chere Dorinde, dans cette vue, & souvenez vous que je n'en serai pas avare, s'il faut que j'acquiere votre beauté par mes armes, comme j'ai déja triomphé de votre cœur par mes services.
Dorinde fut veritablement touchée, & Godomar s'en appercevant lui jura tant de choses en faveur de Sigismond, qu'elle crut enfin que le roi pouvoit l'avoir trompée. Elle consentit donc qu'Amasis parlât à Cleontine du dessein qu'elle avoit de l'enmener.
D'un autre côté Adamas desesperant de fléchir la colere des dieux, & de leur faire revoquer l'arrêt qu'ils avoient prononcé contre Silvandre, se disposa à leur obéir, & fit vœu que ce seroit le dernier sacrifice qu'il leur offriroit. Il fit donc ordonner aux eubages & aux vacies de se tenir prêts ; & lui-même il envoya dresser près de la fontaine le bucher où devoit être consumé le corps de Silvandre.
A peine l'aurore eut annoncé le jour qui devoit éclairer ce spectacle funeste, que Silvandre alla trouver Adamas pour lui témoigner qu'il étoit prêt d'aller où son destin l'appelloit. Adamas ne put retenir ses larmes, ni s'empêcher d'admirer sa fermeté. Pour Diane, à peine elle vit ce jour si fatal à sa tendresse, qu'elle sentit les plus cruels déplaisirs se réveiller dans son cœur. Mais ne pouvant soupirer en liberté, elle se déroba d'auprès d'Astrée, & vint doucement ouvrir une fenêtre. Là elle faisoit entendre ses plaintes, lorsqu'elle apperçut les vacies & les eubages qui devoient assister au sacrifice. Cet objet l'attendrit tellement, que sans penser à Leonide & à Phylis qui dormoient encore : «Ah, dieux, s'écria-t-elle,
Astrée & Leonide s'éveillerent presqu'en même temps ; & voyant Diane & Phylis
Cependant les eubages étoient déja entrés chés Adamas ; & ceux que la curiosité avoit attirés attendoient autour de la maison, lorsqu'Amasis, Rosiléon, Godomar, Rosanire, Galatée, & Dorinde se rendirent auprès du druide. Le bruit qu'ils firent vint jusqu'aux oreilles de Diane, elle sentit alors redoubler la violence de sa douleur. Ses compagnes s'en apperçurent ; mais ne pouvant la soulager, elles se contenterent de mêler leurs soupirs à ceux de la bergere. Elles furent donc quelque temps dans le silence ; mais Diane le rompant tout à coup : «Mes cheres sœurs, leur dit-elle, seules confidentes de mes peines & de mes plaisirs, dites-moi, ne semble-t-il pas que le soleil se hâte plus qu'à l'ordinaire ?» Puis elle rentra dans une profonde rêverie. «Mais quoi, reprit-elle tout à coup, s'il partoit sans me dire adieu, seroit-ce une marque d'amour, ou d'ingratitude ? Chere
Astrée qui ne cherchoit qu'à lui plaire, passe dans la sale où tout le monde étoit assemblé, & s'adressant au druide : «Mon pere, lui dit-elle, Diane veut mourir, ou voir Silvandre, & lui dire le dernier adieu.» Adamas jugeant que l'on ne pouvoit lui refuser cette consolation, avertit le berger. Il n'avoit plus à vaincre que cette difficulté, il se disposa à la surmonter. Astrée le conduisit auprès de la bergere, & pour leur laisser plus de liberté, elle prit Phylis par la main, & l'enmena dans un cabinet qui tenoit à la chambre.
A la vue du berger, Diane fit un grand cri. Elle se leva ensuite un peu, & croisant les bras, elle parut si affligée à Silvandre, qu'il sentit manquer en même temps son courage & ses forces. Cette grande fermeté qu'il avoit d'abord témoignée, l'abandonne, ses genoux se dérobent sous lui, il tombe évanoui aux piés de sa maitresse. Diane souffroit infiniment de ne pouvoir le secourir ; mais persuadée qu'elle ne devoit plus s'arrêter aux petites bienséances, elle
Cher Silvandre, lui répondit la bergere, puisque les dieux sont les maitres absolus, je veux bien ne pas m'affliger, si vous m'accordez une consolation dont l'esperance est le seul bien qui me reste.» Et le berger l'ayant assurée qu'il ne lui refuseroit rien : «Ce que j'exige de vous, continua-t-elle, c'est que vous me permettiez d'user du pouvoir que vous m'avez autrefois donné sur vous, & de mourir au même instant que j'apprendrai que vous avez rendu le dernier soupir.» Diane profera ces mots avec beaucoup de fermeté. Et Silvandre qui avoit toujours les yeux sur elle fut si charmé de cette derniere preuve qu'elle lui donnoit de son amour, qu'il fut quelque temps sans pouvoir lui répondre. Enfin laissant aller sa tête sur la main de la bergere : «Ma belle maitresse, dit-il en baisant cette main, auriez-vous assés de courage pour me suivre ? Et n'auriez-vous
Je vai donc, ajouta froidement Silvandre, mourir avec cette esperance, que notre separation ne sera pas éternelle. Je vais, belle Diane, offrir à l'Amour une dépouille qui vous appartient : heureux si mon exemple ne vous donne point quelque horreur de me suivre ! Adieu, belle Diane, employez par pitié ces derniers momens à vous rappeller mes services, & confessez que les dieux sont cruels de rompre une si belle union.»
Alors Silvandre porta sa bouche jusque sur le visage de la bergere. Elle fut si touchée de ces dernieres paroles, que pouvant
En descendant, il essuya ses yeux, & composa son visage le mieux qu'il put ; & dès qu'il fut entré dans la sale, connoissant que tout étoit prêt, & que personne n'osoit l'avertir, il pria le druide de ne plus differer. Adamas contraint d'y consentir, marqua l'ordre qu'il falloit observer dans la ceremonie, & la marche commença.
Diane n'entendant plus aucun bruit, soupçonna ce qui étoit arrivé ; elle reprit ses forces en ce moment, & furieuse elle court aux fenêtres : «Où vas tu, s'écria-t-elle, cher Silvandre ? Où vas-tu, mon berger ? Est-ce donc aujourd'hui que je dois te perdre pour jamais ? Cruelles destinées qui me le ravissez par la plus injuste loi... Cher Silvandre, je suis donc la seule pour qui tu voles au trepas ?.. &
Phylis jugeant que Diane avoit raison, chargea sa compagne de ce soin ; puis se tournant vers Diane : «Ne vous imaginez pas, ma sœur, ajouta-t-elle, que nous puissions toutes deux vous quitter. Il faut necessairement que je demeure auprès de vous. Vous m'obligez, repliqua Diane assés froidement, de veiller ainsi à ma conservation ; mais Astrée ne m'obligera pas moins, si elle prend la peine de me redire les circonstances qui auront accompagné le trépas de Silvandre. Je vous conjure donc, ma chere sœur, continua-t-elle en se tournant vers Astrée, de m'accorder la seule satisfaction qui me reste
Diane demeura toujours à la fenêtre, les yeux attachés sur Silvandre, & pensant sans cesse aux moyens de le suivre. Phylis regardoit aussi l'ordre de la céremonie ; & nul objet particulier ne fixant ses regards, parce qu'elle ne démêloit point Lycidas, elle remarqua que les eubages & les vacies marchoient devant, portant dans leurs mains les vases, & les autres utensiles dont on avoit accoutumé de se servir dans les sacrifices. Après eux venoit Adamas, tenant Silvandre par la main, & à quelques pas de lui Amasis entre Godomar & Rosiléon. Elle vit ensuite Bellinde, Rosanire, Galatée, Madonte, & les autres, à qui les chevaliers aidoient à marcher. Et le reste suivant avec assés de confusion, elle ne put reconnoitre Lycidas : ce qui lui fit croire que peut-être il n'avoit pas voulu assister à un si triste spectacle.
A la vue de ces objets, elles versoient des torrens de larmes ; mais lorsqu'elles les eurent perdus de vue, Diane éprouva jusqu'où peut aller une extrême affliction. Mais trouvant dans cette extrêmité un sujet de consolation : «C'est trop, dit-elle tout à
Phylis crut que Diane l'avoit en vue, & lui répondit : «Il est certain, ma chere sœur, que je partage votre douleur ; mais, helas,
Cependant Silvandre arrive au lieu du sacrifice. Dès que le bucher parut, tout le monde fut saisi d'horreur ; Silvandre seul le regarda sans effroi ; & dès qu'Adamas y fut monté, & que les eubages eurent posé les vases & le couteau, il monta de même ; il se mit à genoux, & regardant le nuage qui couvroit la fontaine : «Puissante divinité, dit-il avec une constance admirable, Amour, puisque je devois mourir pour expier l'offense que j'ai commise en adorant Diane, reçoi cette preuve de mon obéissance, & quelque châtiment que mon crime ait merité, puisse par mon trépas ta colere s'appaiser !» A ces mots, il se leve, & après avoir quitté son habit, il fait signe au druide qu'il est prêt de mourir. Sa fermeté étonne toute l'assemblée, & les moins sensibles donnent des larmes au malheur du berger ; mais sur tout Astrée & Celadon. Si l'un plaignoit le sort de Silvandre, l'autre ne plaignoit pas moins l'infortune de Diane. Adamas de son côté douta s'il auroit assés de vie pour achever le sacrifice. Cependant il
Le bucher qu'il avoit fait dresser étoit haut d'environ deux coudées, il en avoit six de longueur, & autant de largeur. Au dessus il avoit fait élever une espece d'échaffaut, mais d'une demie coudée plus que le bucher même, afin que Silvandre ayant reçu le dernier coup, le feu consumât en même temps, & le théatre & la victime. Tout étant préparé, le druide prit deux flambeaux qu'il alluma au feu qu'un vacie avoit apporté dans un vase d'argent, & les ayant remis aux deux eubages, il leur commanda de faire jusqu'à neuf fois le tour du bucher. Ensuite, mais d'une main tremblante, il prit le couteau ; & s'adressant au berger, il lui demanda s'il auroit assés de fermeté pour mourir, sans avoir les yeux bandés. Silvandre protesta qu'il regardoit ce moment comme le plus doux de sa vie, & découvrit lui-même son sein. Mais Adamas s'offensant en quelque sorte de son impatience : «Silvandre, lui dit-il, votre empressement est bien une preuve de votre courage, mais il pourroit l'être aussi de votre desespoir. Les dieux n'aiment pas les actions précipitées, attendez donc avec plus de patience le coup que vous ne recevrez que trop tôt pour mon malheur. Nous avons coutume dans nos sacrifices d'arroser le bucher de quelques gouttes
Silvandre ne répondit rien ; mais après avoir montré qu'il étoit prêt d'obéir, Adamas lui prit un bras, & Silvandre retroussa lui-même sa manche. Incontinent un eubage tendit un vase pour recevoir le sang, & le druide leva la main pour frapper. A peine il eut consideré l'endroit où il devoit donner le coup, qu'il fut saisi d'un étonnement extrême. Il resta d'abord immobile, & les yeux fixés sur le bras de Silvandre, puis tout à coup se sentant affoiblir, il laissa tomber le couteau, & se jettant au cou du berger : «Ah, Silvandre, s'écria-t-il ! Ah, Pâris ! Ah, mon fils !» A ces mots, ses forces l'abandonnent, & Silvandre ne pouvant le soutenir, ils tombent d'une chute commune.
A la vue de cet accident ceux qui étoient éloignés jettent un grand cri. Ils s'imaginent que Silvandre a reçu le dernier coup. Cependant ayant vu tomber Adamas le premier, ils douterent si le sacrificateur n'étoit point lui-même devenu la victime. A l'instant les deux flambeaux s'éteignirent comme par un miracle, & Pâris qui s'étoit entendu nommer, monta promptement sur le bucher. Aussitôt le druide reprit ses esprits, & s'étant dressé sur ses genoux :
«Puisqu'il faut que je déclare à la vue de tout le Forest, ce qui n'a été jusqu'ici connu que des dieux, & de moi ; je proteste, dit-il en montrant Silvandre, que voici Pâris, & que celui qui en a porté le nom, continua-t-il en montrant Pâris, n'est point mon fils, quoique la pitié m'ait conseillé de l'adopter. Je me sens inspiré de dire les raisons de ce changement, afin que tous les mortels apprennent à ne desesperer jamais des faveurs du ciel. On sçaura donc qu'au temps où Ætius gouvernoit la Gaule, cette contrée qui avoit été si long temps paisible, éprouva enfin qu'elle avoit ses ennemis ; & j'éprouvai bientôt moi-même combien barbare est l'insolence d'un ennemi qui ne cherche qu'à détruire, & à ravager ce qui se presente à son insatiable fureur. Après avoir pillé ma maison, ils me ravirent
Peu de jours après me promenant sur les bords du Lignon, je me mis à rêver sur la disgrace de mon fils. Cependant j'entendis un jeune enfant qui pleuroit près de moi. Touché d'une secrete joye, je le cherche, & je le trouve. Il étoit assis sur le rivage ; sa douleur ne diminuoit en rien sa beauté ; & j'avoue que m'imaginant qu'il avoit eu un sort semblable à celui de Pâris, je conçus pour lui de la tendresse, & que je pris la résolution de l'enmener. Je m'approchai de lui. Je fis ce que je pus pour apprendre quels étoient ses parens ; mais comme il avoit plusieurs lunes moins que Pâris, il ne put m'en rien dire. Je le
A ces mots, le druide embrassa encore une fois Silvandre les yeux baignés de larmes ; puis il montra à ceux qui se trouverent à portée le rameau de guy qu'il avoit imprimé sur le bras, & qu'Astrée avoua qu'elle avoit déja vu, lorsque Phylis lui déroba un bracelet pendant qu'il étoit évanoui. Adamas reprenant ensuite la parole : «Mais, dit-il, quoique Pâris ne puisse plus être appellé mon fils, je proteste que je l'aimerai toujours comme tel, & qu'en lui faisant épouser Leonide, je lui laisserai assés de bien pour l'empêcher d'envier la fortune du veritable Pâris. Au reste il n'est point né dans une condition obscure, & peut-être en l'avouant pour
A ces mots Adamas garde le silence, & laisse tous les spectateurs dans un étonnement extrême. Astrée sur tout ignoroit comment expliquer ce qu'elle voyoit. Tantôt elle croyoit que c'étoit une illusion, & tantôt elle se reprochoit de n'en pas croire à ses propres yeux. Mais ce qui acheva de la ravir, ce fut lorsqu'elle apperçut Bellinde, qui fendant la presse se fit aider, & monta sur le théatre. Là se jettant au coude celui que l'on avoit toujours cru être
Il étoit encore occupé de ces réflexions, lorsqu'il entendit Adamas reprendre ainsi la parole : «Cependant, dit-il, si les dieux ont arrêté que ma joye ne soit pas durable, & que je doive en effet perdre Pâris après l'avoir retrouvé, me voici prêt
Alors tous les spectateurs changerent de visage, & craignirent quelque nouvel accident pour le nouveau Pâris. Mais leur incertitude finit bientôt. A peine le druide eut achevé sa priere, que le nuage qui couvroit la fontaine s'ouvrit ; & peu à peu on vit sortir de l'eau une colomne de marbre blanc, sur laquelle Amour parut tel qu'il est lorsqu'il se joue avec les Graces. Il avoit à la main deux couronnes de myrte, qu'il jetta si à propos, que l'une tomba sur la tête de Celadon, & l'autre sur celle de Silvandre. Puis il disparut tout à coup, & le nuage se referma ; mais on remarqua qu'Amour s'élevoit peu à peu, & qu'en se perdant dans les nues il enlevoit avec lui plusieurs petits Amours, qui jettant aussi des couronnes sur les assistans, joignoient leurs voix au son de quelques instrumens, & chantoient ces paroles :
C'est assés les dieux sont contens.
Il est temps
Qu'aux douleurs le plaisir succede,
Et qu'après de si longs travaux
Le ciel par un puissant remede
Arrête desormais le cours de tous vos maux.
Qu'on ne parle plus de malheurs.
Que les pleurs
Cessent de ternir vos visages,
Puisqu'il est fatal qu'à son tour
Lignon marie en ces rivages
Les douceurs de la paix aux charmes de l'amour.
Ce concert achevé, le nuage se dissipa entierement, & tous les petits Amours disparurent. Astrée n'en fut pas témoin. Dès qu'elle sçut que Silvandre étoit Pâris, & que Pâris étoit Ergaste, elle courut en porter la nouvelle à ses compagnes. Leonide fut presque la seule qui la vit se dérober. Elle avoit toujours quelque jalousie contr'elle par rapport à Celadon. Mais se souvenant qu'Adamas avoit dessein de la donner à Ergaste, qu'elle avoit aimé comme parent sous le nom de Pâris, elle résolut d'obéir à qui elle devoit tout. Et commençant même à ressentir quelque flamme, elle fit bien connoître que la distance est petite de l'amitié à l'amour.
Cependant Phylis regardoit de temps en temps par la fenêtre, & voyant enfin Astrée revenir, elle alla près de Diane plus pâle que la mort. Elle lui dit en soupirant qu'elle avoit apperçu Astrée : «Ah, dieux, s'écria Diane, Silvandre n'est plus... Mais quoique fassent les dieux, ils ne m'empêcheront pas de le suivre.» En même temps cherchant le couteau qu'elle avoit caché, & ne le trouvant pas : «Les dieux, ajouta-t-elle, auroient-ils condamné mon dessein ?» Et dans le moment retrouvant ce couteau : «Non, non, dit-elle, ils sont trop équitables pour ne laisser pas quelque ressource aux malheureux.» Phylis qui remarquoit toutes ses actions soupçonna son dessein, & l'observa de plus près.
Cependant Astrée arriva, & dès qu'elle fut à la porte : «Courage, ma sœur, s'écria-t-elle, Silvandre est mort.» Alors Diane ne doutant plus de son malheur : «Ah, ma sœur, lui répondit-elle, j'en ai plus pour mourir que pour vous dire adieu.» Aussitôt elle se saisit du couteau, & leve le bras pour le plonger dans son sein ; mais Phylis qui avoit toujours les yeux sur elle l'arrêta incontinent, & se mettant à l'embrasser : «Ma compagne, lui dit-elle, que faites-vous ?» Et Astrée se repentant de lui avoir donné cette fausse allarme : «Mais,
A ces mots elle fit un dernier effort ; mais Astrée & Phylis se joignant ensemble lui arracherent le couteau. Puis d'un air de tendresse & de joye Astrée continua de la sorte : «Ma sœur, je vous jure que Pâris est maintenant Ergaste, & que celui que nous avons pleuré comme Silvandre qui devoit être immolé, est aujourd'hui ce même Pâris que les dieux ont destiné à Diane pour époux. Promettez-moi de m'écouter tranquillement, & vous sçaurez toutes les circonstances d'un évenement si merveilleux.» Diane l'ayant promis, la bergere lui raconta ce qu'elle avoit entendu. Et lorsque Diane étoit dans un étonnement inexprimable : «Ma sœur, dit Phylis, ce n'est pas tout, il faut que vous vous habilliez promptement ; aussi bien je croi que vous verrez bientôt Bellinde.» Diane transportée de joye fut long temps sans sçavoir ce qu'elle faisoit, & si Astrée
L'impatience où étoit Diane de voir Pâris & Ergaste, fit qu'elle se hâta, & qu'elle arriva bientôt avec ses compagnes au lieu de l'assemblée. Dès qu'on les apperçut, chacun tourna les yeux de leur côté ; & la plus-part se préparerent à bien examiner Diane. Lors donc qu'elles furent près, on leur ouvrit un passage, & on les accompagna des yeux jusqu'à l'endroit où Adamas & Bellinde les attendoient. Ils étoient descendus auprès d'Amasis, qui vouloit que cette intrigue se dénouât en leur presence.
Adamas tenoit Ergaste par la main, & Bellinde tenoit Pâris. Lorsque Diane fut
Ergaste ne fut pas moins interdit. Bellinde vint interrompre leurs caresses, & faisant approcher la bergere, elle lui dit : «Et moi, Diane, pour obéir en même temps aux oracles, & vous plaire, je vous donne Pâris, non comme Silvandre dont les dieux ont toujours desiré la perte, mais comme le fils d'Adamas qui a déja surpassé nos esperances.» A ce mot Silvandre, ou plus tôt Pâris, s'avança, & se jettant aux piés de Diane : «Ma belle maitresse, lui dit-il, secondez la faveur de Bellinde, &
Oui, cher Pâris, répondit-elle, je vous l'accorde.» Alors elle le pressa entre ses bras, & vint embrasser les genoux de Bellinde, qui lui pardonna sa desobéissance passée. La joye éclata dans tous les yeux ; mais Astrée, Diane, & Phylis en ressentirent plus vivement les transports. Elles en devinrent plus belles, & quoique l'affliction que Diane avoit éprouvée, eût alteré sa couleur naturelle, la honte d'être obligée à avouer publiquement sa passion, lui donna une rougeur charmante.
Celadon d'un autre côté voyoit avec une joye extrême que le bonheur de Pâris & d'Ergaste ne laissoit plus d'obstacle à ses desirs. Et le vrai Pâris considerant quelquefois le bucher, & Diane ensuite, étoit si ravi, qu'il ne croyoit pouvoir assés se louer de sa bonne fortune. Bellinde ignoroit de quoi elle devoit plus se réjouir, ou d'avoir retrouvé un fils qu'elle croyoit avoir perdu pour toujours, ou de pouvoir contenter à la fois le ciel & Diane. Adamas jouissant desormais des faveurs que les dieux lui avoient promises, après qu'il auroit rendu Celadon à sa chere Astrée, se trouvoit trop recompensé des soins qu'il avoit employez à les conserver. Ainsi étoient-ils tous occupés de leur bonheur, lorsqu'Adamas se
«Vous sçavez, mon pere, par le recit que vous avez autrefois entendu, que pour commencer à être heureux, il faut que je me voye dans la fontaine de la verité d'Amour. Maintenant qu'il n'y a plus d'obstacle, ne jugez-vous pas à propos que je recoure à ce remede ? Genereux Alcidon, répondit Adamas, la chose ne dépend que de vous ; mais puisque vous daignez me consulter, je croi que l'enchantement est rompu, & je juge que comme cette amante qui devoit mourir étoit ALEXIS, ce fidele amant n'a dû être que SILVANDRE.
Alors Adamas s'approcha de Celadon, & le fit consentir à se regarder le premier dans la fontaine. Astrée fit d'abord quelque difficulté, s'imaginant que c'étoit en quelque sorte douter de son amour. Mais Adamas lui ayant representé qu'il é toit glorieux pour elle que la posterité sçût que cet enchantement avoit seulement fini, parce que les dieux aimoient le repos de son berger, elle obéit enfin. Ainsi Adamas prit Celadon par la main, & l'ayant mené jusqu'au bord de la fontaine, ils se mirent tous deux à genoux, & le druide ayant fait encore une priere à l'Amour, Celadon se baissa. A peine eut-il jetté les yeux dans l'eau qu'il vit Astrée aussi belle que son imagination pouvoit la lui representer. Ce spectacle le flatta d'autant plus qu'il se vit seul
Aussitôt après Astrée y vint conduite par Amasis ; & s'étant baissée, l'image de Celadon lui apparut au même instant, accompagné de toutes les graces qu'il avoit reçues de la nature. Elle s'y vit aussi ; & dans l'excès de son plaisir elle ne pouvoit abandonner la fontaine. Il fallut enfin qu'elle cedât à Diane & à Phylis, qui dans ce mystere où l'Amour présidoit, ne furent point séparées de leur compagne, puisqu'elles avoient toujours été unies par les liens de l'amitié. Elles perdirent en se mirant le souvenir de tous les travaux qu'elles avoient soufferts ; car elles virent chacune leur image auprès de Celadon, de Pâris, & de Lycidas. Rosiléon s'approcha ensuite de cette eau merveilleuse à la priere d'Amasis, & bien qu'il ne doutât point de l'amour de Rosanire, il ne laissa pas de s'y regarder pour être témoin de ce prodige. Il se vit donc auprès de sa maitresse ; & ne pouvant s'imaginer que Rosanire ne se fût pas approchée de lui, il tourna la tête, mais il ne la vit point. Il baissa les yeux encore une fois, & resta là jusqu'à ce que Rosanire vint l'en tirer, pour y voir la même chose.
Dorinde s'avança incontinent après toute tremblante, pour éclaircir ses soupçons. Mais lorsqu'elle eut appris tout ce qu'elle
A peine ils eurent laissé la fontaine libre, que tous jetterent les yeux sur Lindamor, que son respect pour Amasis empêchoit de consulter cette eau mysterieuse. La nymphe s'en apperçut, elle fit signe à Lindamor d'y aller. Il obéit ; mais la joye qu'il ressentit en ce moment fut troublée par la crainte qu'Amasis ne lui refusât le bien qui lui étoit promis. La nymphe voulut sçavoir ce qui lui étoit arrivé. Il répondit naïvement qu'il avoit reconnu que Galatée avoit quelques bontés pour lui. «Brave Lindamor, lui dit Amasis, vous les meritez mieux que personne, & je veux desormais que vous les possediez absolument.»
Alors faisant approcher Galatée, & la presentant à Lindamor : «Je vous la remets, ajouta-t-elle, & si cette récompense est au dessous de vos services, souvenez-vous du moins que je vous donne ce que je
Quoique l'on fût persuadé qu'Ergaste n'avoit pû s'attacher, depuis qu'il lui avoit été défendu de regarder Diane autrement que comme sa sœur, on témoigna pourtant qu'il devoit aussi se regarder dans la fontaine. Et comme elle n'operoit ces nouveaux prodiges que par la volonté des dieux à qui l'avenir même est present, il s'y vit avec Leonide, & Leonide avec lui. Delphire, Taumantés, Dorisée, Filinte saisirent l'occasion, & virent leurs differends terminés, mais de façon que Delphire, malgré les prétentions de son rival, demeura à Taumantés.
Ligdamon, Sylvie, & grand nombre de bergers & de bergeres allerent apprendre leur destin dans cette eau. Doris entr'autres fut inspirée de s'y regarder. L'unique motif qui l'y détermina, fut sans doute l'esperance d'y voir au moins l'ombre de Palémon ; mais Amour qui est ennemi de la mort, se vengea d'elle, & ne voulut jamais y recevoir celui dont elle avoit triomphé. Il presenta donc à Doris Adraste au lieu de Palémon ; & quoique la bergere l'aimât un peu, elle fut tellement surprise, qu'elle pensa se repentir de sa curiosité, cependant, pour ne pas desobéir au dieu, elle le reçut,
Hylas seul ne s'approchoit point de la fontaine. Et la nymphe Amasis lui en ayant demandé la raison : «Je sçai, madame, répondit-il, que toutes verités ne sont pas bonnes à dire ; & puisque la fontaine porte le nom de verité d'Amour, je ne veux pas l'obliger à me dire les miennes. Aimer, reprit Amasis, est quelque chose de si louable, que je ne conçoi pas que vous deviez craindre. Madame, reprit l'inconstant, je ne me suis jamais trop informé si je faisois bien ou mal en aiment comme j'ai fait : j'ai suivi mon caractére, & je ne croi pas qu'on puisse le condamner, puisqu'il imite si bien la nature, qui périroit plus tôt que de demeures dans le même état. Mais ce qui m'a le plus déterminé au changement, c'est les refléxions que j'ai faites sur la vie de ces amans, qui comme Celadon & Silvandre ont voulu se faire une reputation de fidelité ; je les ai toujours vus si malheureux, que j'ai cru qu'Amour punissoit leur constance comme un crime que je devois éviter. Cependant, ajouta la nymphe, il les met aujourd'hui au plus haut point de félicité qu'ils pouvoient jamais prétendre.»
L'inconstant fut un peu embarrassé de cette réponse : «Mais, ajouta-t-il enfin, ce
Ces mystéres achevés, Amasis voulant rendre ce jour célebre à jamais, commanda que tous la suivissent à Marcilli pour y faire des réjouissances pendant huit jours entiers. On obéit. Après avoir marché une demie heure, on vit descendre sur la gauche du côté de Montverdun un berger & une bergere, qui furent bientôt reconnus pour Tyrcis & Laonice. Ils se tenoient par la main. Le berger chantoit. Hylas en fut si ravi, qu'il courut
FIN.
LETTRE DE M. HUET
à Mademoiselle de Scudery,
Touchant Honoré d'Urfé, & Diane
de Châteaumorand.
Il est vrai, mademoiselle, que je suis sçavant sur l'Astrée, & sur son auteur ; & je suis assuré que vous aurez de la peine à trouver personne qui le soit plus que moi. J'étois presque enfant, quand je lus ce Roman la premiere fois, & j'en fus si pénétré, que j'évitois depuis de le rencontrer, & de l'ouvrir, craignant de me trouver forcé de le relire, par le plaisir que j'y prévoyois, comme par une espéce d'enchantement. Je fus confirmé depuis dans l'estime que j'avois conçue pour cet ouvrage, lorsque je reconnus qu'un de mes regens, homme d'un fort bel esprit, l'avoit lu comme moi, & peut-être plus que moi ; & en faisoit assez de cas pour en prendre tout ce qu'il croyoit pouvoir servir à l'embellissement d'un poëme épique qu'il méditoit alors, & qui a paru depuis avec beaucoup d'applaudissement. Lorsque je me trouvai engagé à écrire ce petit traité de l'origine des romans, que vous avez lu, & dont vous m'avez
La maison d'Urfé se dit sortie de Suaube M. d'Urfé dit quelque part dans son roman, que sa maison, & celle de Laignieu sortent d'une même tige. Le dernier marquis d'Urfé, pere de celui qui reste aujourd'hui, prétendoit que cette maison sortie de Suaube descendoit de Guarin prince de la maison de Saxe, comte d'Altorf, & duc de Suaube, qui vivoit dans le huitiéme siécle.
De ce premier Ulfé qui vêcut au commencement du neuviéme siécle, la même généalogie fait descendre une longue suite d'Ulfes pendant 300 ans, jusqu'à un Henri surnommé le lion orgueilleux, qui étant chassé d'Allemagne & d'Italie par l'empereur Frederic barberousse, se refugia en France auprès de Guy comte de Forest, & y bâtit le château d'Urfé. Ce fut Ulphe IV. qui vers l'an 1106. au siege d'Antioche, changea les armes de Saxe en celles d'Urfé, qui sont de vair au chef de gueules.
La terre de la Bastie, qui est la principale demeure de Messieurs d'Urfé, paroît avoir été dans leur maison dès le huitiéme siécle.
Vers le même temps une fille d'Urfé entra dans la maison de Châteaumorand : ce qui fait voir que l'alliance de Messire Honoré, & d'Astrée, ne fut pas la premiere qui joignit ces deux maisons.
Arnolfe III. du nom, fut le premier de sa maison qui posseda la charge de bailli de Forest. Elle y a toujours été conservée depuis. Arnolfe son petit-fils, épousa l'an 1380. Antoinette de Mursaud, qui institua son mari heritier de tous ses biens, à condition que le second des enfans de la maison d'Urfé porteroit le nom de Paillard, conjointement avec celui d'Urfé. C'étoit le nom de la maison de sa mere, dont elle étoit restée seule héritiere ; & elle imposa cette loi au second, parce qu'Arnolfe son mari étoit le second, & Guichard l'aîné des deux fils d'Arnolfe IV.
Le nom de Paillard, selon ma conjecture, est originairement un nom propre diminutif de Paul. De Paul on a fait Paulard, & Pauliard, & par corruption Paillard ; comme de Pierre on a fait Pirard ; de Guillaume on a fait Guillard ; de Raoul, Rouillard ; de Robert, Robillar ; d'Estienne, Tevenard ; de Nicolas, Colard... Et pour preuve de ma conjecture, vous remarquerez que lorsque ce nom est joint à celui d'Urfé, il le précéde toujours, comme parmi nous les noms précedent toujours les surnoms.
Pierre & Antoine furent petits-fils de cet Arnolfe. Antoine le second, suivant la loi qui lui fut imposée, fut nommé Paillard d'Urfé. Pierre son frere aîné fut grand maître des arbalêtriers. Il avoit assisté au sacre
De ce Pierre & d'Isabelle de Chauvigny de Blot sortit un autre Pierre, que l'histoire de la généalogie marque avoir été chevalier de S. Michel, de la Toison, & du S. Sepulcre, sous les regnes de Charles VII. de Louis XI. & de Charles VIII. Il passa du service de François duc de Bretagne, dont il étoit ambassadeur, à celui de Louis XI. & fut fait grand écuyer de France. Il se trouva à la bataille de Ravenne ; & c'est de lui que parle si souvent Philippe de Comines.
Jean son frere fut pere de ce brave François d'Urfé, seigneur d'Orose, qui, avec le chevalier Bayard, soutint avec tant de bravoure la gloire du nom françois dans ce fameux combat de Monervine, de treize françois contre treize espagnols, ou d'onze contr'onze, selon d'autres historiens.
Claude fils du grand écuyer, fut gouverneur des enfans de France sous Henri II. & ambassadeur à Rome.
Jacques son fils épousa Renée de Savoye, fille de Claude de Savoye, comte de Tende & de Sommerive... & c'est de ce mariage que sortit messire Honoré auteur de l'Astrée. De six fils il fut le cinquiéme, & frere de six sœurs. Jacques son frere le troisiéme des six, épousa Marie de Neufville, & fut
Il eut six fils de Marguerite d'Alegre, femme pleine de vertu, & de sagesse, le parfait modele de la femme forte. C'est d'elle que j'ai appris la plûpart des choses que je vous rapporte ici...
L'aîné de ses enfans étoit Louis d'Urfé, nourri enfant d'honneur auprès du roi, sous le nom premierement de marquis d'Urfé, & ensuite de comte de Sommerive. Il fut depuis évêque de Limoges. La plûpart de ses freres se sont engagés comme lui dans l'Eglise...
Je vous ai rapporté sommairement cette genéalogie, pour en venir à messire Honoré. La baronie de Châteaumorand qui n'est pas fort éloignée du Forest, étoit venue par succession avec plusieurs autres biens à une fille unique heritiere de sa maison. Elle a été connue sous le nom de Diane de Châteaumorand ; quoique M. d'Urfé m'ait assuré que ce nom n'étoit pas celui de sa maison, sans pouvoir me le dire, ni s'en souvenir.
Mais comme la seigneurie de Châteaumorand appartenoit dès ce temps-là à la maison de Levi, dont quelques-uns même prenoient le titre de barons de Châteaumorand,
Diane étoit la véritable Astrée.
Jacques d'Urfé voyant dans son voisinage une fille de cette qualité, belle, jeune, & riche, la destina pour femme à Anne son fils aîné...
Pendant que ce mariage se pratiquoit, Honoré voyant souvant Diane en devint éperdument amoureux. Il plaisoit fort à Diane ; & si on lui eût donné le choix, elle n'eût pas balancé à le préferer à son aîné. Mais l'interêt des maisons ne s'y rencontrant pas, le pere d'Honoré, homme avisé, pour le dépaïser l'envoya à Malte, dont il l'avoit fait recevoir chevalier, mais sans lui faire faire de vœux, & fit cependant ce mariage avec son fils aîné.
Ce mariage ne se trouva mariage que de nom ; & ils se séparerent volontairement, après avoir vêcu dix ans ensemble sous cette vaine apparence de mariage.
M. d'Urfé son neveu disoit qu'ils furent ensemble vingt-deux ans, qu'ils se séparerent sous une promesse reciproque qu'ils se firent de s'engager dans l'état ecclesiastique après leur séparation, & que le mari tint aussitôt parole, se fit prêtre & chanoine de Lion, prit le doyenné de S. Jean de Montbrison, & le prieuré de Montverdun ; mais que Diane se voyant libre, se donna à Honoré...
Honoré de son côté, en changeant de lieu, n'avoit point changé de sentiment pour Diane. En perseverant dans son amour pendant toutes ses courses, il profita du divorce de son frere ; & vit enfin sa constance couronnée par un mariage si ardemment desiré avec celle qu'il avoit tant aimée...
M. Patru nous represente Honoré encore fort passionné pour Diane lorsqu'il l'épousa ; & c'est l'opinion commune. Mais M. d'Urfé en parloit autrement, & disoit qu'il n'épousa Diane que par interêt, & pour ne pas laisser sortir de sa maison les grands biens qu'elle y avoit apportés. Il est vrai que Diane n'étoit plus alors dans la premiere fleur de sa beauté, ayant plus de trente ans, ou même plus de quarante, si elle fut vingt-deux ans avec l'aîné. Il est vrai aussi qu'ils ne vêcurent pas dans une parfaite intelligence. On en rapporte des causes fort differentes.
M. Patru disoit qu'Honoré d'Urfé s'abandonnant à son humeur galante, avoit toujours quelques nouvelles amourettes en tête. Diane ne trouvant plus en lui cette adoration qui l'avoit autrefois si agréablement flatée, ne pouvoit moderer ni sa jalousie, ni ses reproches ; dont il se trouva à la fin si fatigué, qu'il se retira en Piémont dans une cassine sur le bord du Pô près de Turin,
Mais M. d'Urfé alleguoit d'autres raisons de cette séparation ; entr'autres la malpropreté de Diane, toujours environnée de grands chiens, qui entretenoient & dans sa chambre, & dans son lit une saleté insupportable à son mari. D'ailleurs il avoit esperé qu'elle lui donneroit des enfans, qui pussent conserver dans sa maison les biens qu'il avoit eus d'elle ; & au lieu d'enfans, elle accouchoit tous les ans de môles, qui le dégoûterent d'elle, & l'en éloignerent enfin... On ne peut concilier les sentimens qu'il montre dans son roman, avec l'éloignement dans lequel il vivoit séparé d'Astrée, qu'en disant qu'il étoit toujours amoureux de l'idée qu'il conservoit de l'Astrée du temps passé, si differente de l'Astrée d'alors.
Il se retira en Piémont, non seulement pour la distinction & le rang que lui donnoit dans cette cour l'honneur qu'il avoit d'être sorti d'une fille de la maison, mais encore par la faveur qu'il trouvoit auprès du duc de Savoye, bien differente du traitement qu'il trouvoit dans la cour de France de Henri le grand. Ce prince n'avoit jamais regardé de bon œil ceux qui avoient eu quelque part aux bonnes graces de la reine Marguerite ; & Honoré d'Urfé étoit de ce nombre.
La France étoit alors dechirée par les
La prison d'Honoré ne dura pas long temps ; il revint bientôt auprès de Diane, à qui il avoit conservé toute la fidelité de son cœur.
M. Patru dit qu'il ressembloit assés aux portraits que l'on voit de lui à la tête de l'Astrée, qu'il étoit de moyenne taille, propre & éguilleté à la maniere de ce temps-là.
Le premier tome de l'Astrée parut en 1610. & fut dédié à Henri IV. Ce present lui fut fort agréable, quoique l'auteur ne le lui fût guere. Le second vint dix ans après, & le troisiéme quatre ou cinq ans après le second. Ces ouvrages furent reçus du public avec un applaudissement infini, & principalement de ceux qui se distinguoient par la politesse, & par la beauté de l'esprit.
La quatriéme partie étoit achevée, lorsque l'auteur mourut en l'année 1625. dans la guerre de Savoye. Il tomba malade à Nice,
Je voi même assés d'apparence qu'il avoit fait ses études à Marseille ; & je le juge ainsi de ce que Sylvandre, sous le personnage duquel il s'est representé, aussi bien que sous celui de Celadon, rapporte si souvent des traits de l'érudition qu'il avoit prise dans les écoles des massiliens.
Cette érudition répandue dans son roman ne plait pas à ceux dont la barbarie de ce siecle a corrompu l'esprit & le goût. On n'en jugea pas ainsi dans le siécle sçavant & éclairé où il parut. Je voi au contraire que les auteurs contemporains ont vanté l'étendue de son sçavoir...
Pour moi j'ai toujours jugé que l'érudition dont M. d'Urfé a embelli son Astrée, faisoit une très-considerable partie du merite de l'ouvrage, par l'adroite varieté de l'utile, & de l'agréable, qui le met si fort au dessus des romans vulgaires, uniquement renfermés dans les bornes de la galanterie...
Son altesse de Savoye étoit dépositaire de la quatriéme partie de l'Astrée, & la confia à quelques personnes qui ne lui furent pas fideles, & qui des lambeaux qu'ils en tirerent
J'ai appris de M. de Charleval, que Jean Papon célebre jurisconsulte, homme d'un grand sçavoir, aida M. d'Urfé dans la composition de son ouvrage. Il étoit lieutenant géneral au bailliage de Montbrison sa patrie, après avoir été conseiller au Parlement de Paris... Ce fut par le secours de ses memoires qu'Honoré representa si doctement toute l'histoire du temps de ses bergers, qui est la fin du cinquiéme siécle, & le commencement du sixiéme ; quoique l'on remarque d'ailleurs dans ses épîtres morales une grande connoissance des antiquités greques & romaines...
Mais il faut dire ici quelque chose de Diane de Châteaumorand. M. d'Urfé neveu d'Honoré, qui l'avoit connue, disoit qu'elle
Quoique Marie de Neufville, femme de Jacques d'Urfé, n'eût jamais été en bonne intelligence avec elle, elle ne laissa pas d'envoyer Charles Emmanuel son fils lui faire un compliment, & la prier de ne point prendre d'autre logis que le sien. Elle s'en excusa sur ce que les vitres y étoient mal entretenues. Il repartit que depuis qu'elle en avoit enlevé les vitres de cristal qui y étoient, on avoit eu soin d'y en faire mettre de verre. Voilà, lui repliqua-t-elle un peu émue, des discours que vous avez appris de votre mere ; il en faudroit d'autres pour m'attirer chés vous.
Anne & Honoré d'Urfé, qui l'épouserent successivement, ne furent pas les seuls de leur famille qui l'aimerent. Deux autres de leurs freres se laisserent prendre à ses charmes ; & cela lui attira une cruelle médisance de la part de M. de S. Geran. Elle
A Paris le 15. Decembre 1699.
[Retour au Sommaire]REFLEXIONS NECESSAIRES
pour l'intelligence de l'Astrée.
Ces refléxions sont tirées des œuvres diverses de M. Patru.
I. Toutes les histoires de l'Astrée ont un fondement véritable ; mais l'auteur les a toutes romancées, si je puis user de ce mot ; je veux dire que pour les rendre plus agréables, il les a toutes mêlées de fictions, qui quelquefois sont des fictions toutes pures ; mais le plus souvent ce ne sont que voiles d'un ouvrage exquis, dont il couvre de petites verités, qui autrement seroient indignes d'un roman. L'histoire de Celidée en est un exemple. Voyez la clé.
II. L'auteur lie souvent à la principale passion d'un berger, ou d'une bergere les avantures
III. L'auteur divise quelquefois une même histoire ; en sorte que sous deux differens noms, ce n'est pourtant qu'une seule & même personne. Ainsi Diane & Astrée ; Celadon & Silvandre ne sont point des personnes differentes.
IV. Dans la langue de l'Astrée se marier, n'est souvent autre chose que s'aimer ; &
V. Suivant ce qui se pratique ordinairement dans ces sortes d'ouvrages, l'auteur change les lieux, & l'ordre des temps. Ainsi dans l'histoire d'Alexis, les carnutes, ou le païs chartrain, c'est l'isle de Malte. Ainsi il renferme en six mois ou environ toute l'histoire des amours de Celadon & d'Astrée, à compter du jour que ce berger se précipite, quoique ces amours ayent duré quinze à seize ans, depuis que l'auteur s'en alla à Malte, qui est sa chute dans le Lignon.
[Retour au Sommaire]CLÉ DE L'ASTRÉE.
Adamas. C'est le lieutenant géneral de Montbrison, de la famille des Papon, homme de grande vertu, reveré de toute la noblesse, & l'arbitre de tous les differends. M. d'Urfé en a fait le grand druide, pour lui donner l'autorité de l'âge, & de la religion. Pour ce qui regarde la reconnoissance de Silvandre sur le point d'être immolé, & qui
Alcidon. Le duc de Bellegarde qu'Henri III. fit grand écuyer de France à l'âge de seize ou dix-sept ans, & qui par cette raison fut long temps appellé monsieur le grand.
Alcippe. Jacques d'Urfé, qui avoit épousé Renée de Savoye, marquise de Baugé, fille de Claude de Savoye, comte de Tende, & de Sommerive, gouverneur, & grand sénechal de Provence. La mort de Jacques arrivée en 1577. l'empêcha de recevoir le bâton de maréchal de France, dont il avoit obtenu le brevet.
Alcyre. Le comte de Sommerive frere de mere du duc du Maine.
Alexis. Sous ce nom l'auteur peint l'amitié qu'Astrée lui portoit comme à son beaufrere ; & c'est pour cela même que dans la quatriéme partie livre 5. Phylis paroît étonnée de la grande affection d'Astrée pour Alexis ; & des caresses que celle-la fait à celle-ci, comme si c'étoit un berger. C'est qu'apparemment parmi les libertés innocentes qu'un beaufrere peut avoir avec une belle-sœur, on remarquoit quelque ombre de passion.
Lorsqu'Alexis se découvre pour Celadon, l'auteur donne le nom d'amour à ce qu'Astrée ne prenoit que pour une simple affection. De là ce grand combat, car Astrée ne vouloit point épouser Celadon (M. d'Urfé) après les familiarités qu'elle avoit eues avec lui, comme avec son beaufrere.
Amintor. Dans l'histoire de Clarinte est le duc du Maine.
Astrée. Mademoiselle de Châteaumorand, unique heritiere de sa maison, riche, belle, spirituelle. L'auteur l'aimoit ; mais pendant un voyage qu'il fit à Malte, son frere aîné l'épousa. M. Patru dit que les deux maisons d'Urfé, & de Châteaumorand étoient ennemies, & que toute la noblesse du païs s'interessant à leur reconciliation, ils ménagerent ce mariage, qui en fut comme le sceau. Cela semble même confirmé par le roman, où Alcippe pere de Celadon est representé comme ennemi irreconciliable d'Alcé pere d'Astrée. Cependant M. d'Urfé n'en convenoit pas : il assuroit que les seules vues d'interêt produisirent ce mariage, & qu'il n'y avoit jamais eu aucune brouillerie considérable entre les deux familles.
L'auteur trouva donc à son retour de Malte sa maitresse mariée avec son frere. Il continua de l'aimer ; & lorsqu'il eut connoissance
Celadon.C'est l'auteur lui-même qui se represente sous ce nom, & sous celui de Silvandre, comme mademoiselle de Châteaumorand sous les noms d'Astrée, & de Diane.
Après que l'aîné d'Urfé eut déclaré son impuissance, Celadon obtint de Rome une dispense de ses vœux, & épousa Astrée, c'est-à-dire, Mademoiselle de Châteaumorand.
L'amitié qui est entre Celadon & Silvandre, aussi bien qu'entre Astrée & Diane ; ce sont les amours de nos amans avant le mariage en figure.
Le desespoir de Celadon, lorsqu'il se précipite dans le Lignon, c'est son voyage de Malte ; & les vœux de chevalier sont representés sous le nom d'Alexis, qui est une druide.
Calidon. C'est M. le Prince. A son retour d'Italie, après la mort d'Henri. IV. il étoit en froideur avec madame la Princesse qui est representée sous le nom de Celidée, soit qu'on eût rendu de mauvais offices à cette princesse auprès de son époux, ou
Les Carnutes, dans l'histoire d'Alexis, l'Isle de Malte, où l'Auteur étoit allé faire ses vœux de chevalier.
Celidée. Madame la princesse.
Clarinte. La princesse de Conti. L'auteur a un peu changé l'histoire. C'étoit Alcidon qui aimoit Clarinte, & qui dans la vûe de tromper Daphnide, lui persuada qu'il importoit à leur fortune qu'il feignît d'aimer Clarinte, & pour ôter au grand Eurice le soupçon de leur intelligence, qui pouvoit nuire au dessein que Daphnide avoit de devenir reine, & pour s'appuyer lui-même d'une grande alliance, supposé qu'il pût épouser Clarinte.
Daphnide. La duchesse de Beaufort, mere du duc de Vendôme.
Delie. Diane d'Estrées, sœur de la duchesse
Diane. Mademoiselle de Châteaumorand pendant son mariage avec l'aîné d'Urfé.
Dorinde. Mademoiselle Pajot parente de madame de Beaumarchais, & femme d'un trésorier de France, lequel demeuroit à Soissons.
Par le traité du duc du Maine, chef de la ligue, après la mort de son frere tué aux états de Blois, Heuri IV. lui donna Soissons pour ville de retraite ou de sureté. Là ce prince tenoit sa cour, & dans cette petite cour son fils & son beaufils occupoient sans doute les premiers rangs. Ils devinrent amoureux de la belle, qui avoit plus de goût pour le comte, que pour le duc. Mais le duc par la fourbe du miroir, laquelle est historique, trompa son frere, qui le lui rendit bien par celle des deux portes.
Enric ou Euric. Dans l'histoire de Daphnide, est Henri le grand.
Florice. Madame de Beaumarchais, dont les amours avec le duc du Maine, qui fut tué à Montauban, & que du vivant de son pere on appella le duc d'Aiguillon, ne furent que trop publiques. Le duc est representé dans cette histoire sous le nom d'Hylas.
Fontaine de la verité d'Amour. C'est le mariage,
Galatée. La reine Marguerite sœur d'Henri III. M. d'Urfé pendant les guerres de la ligue fut pris par les gens de la reine, & conduit au Château d'Usson en Auvergne, où elle fut si long-temps comme en prison. Jeune & beau comme il étoit, on prétend que le prisonnier ne lui déplut pas.
Hylas. Ce caractére qui en général est purement feint, est un des chefs d'œuvres de l'Auteur. Pour former ce caractére, il a pris diverses amourettes des maréchaux de Bassompierre, & de Crequg, du brave Givry, & du comte de Carming, & de ces autres fameux paladins, & les a toutes données à un seul, pour en faire un inconstant, mais d'une humeur si agréable, qu'il fait toute la joye des bergers du Lignon.
Dans les histoires de Florice, & de Dorinde, Hylas est le duc du Maine.
Les Licornes, sont le symbole de la pureté, qui dans les mariages est le plus ferme lien de la concorde, & de l'union. Les lions & les regards si terribles des licornes, ce sont les incommodités, & les desagrémens presqu'inséparables du mariage, & dont un amour fidéle triomphe sans peine.
Le Maure si hideux qui tue Philandre (l'aîné d'Urfé) c'est la voix terrible de sa conscience que le contraignit de quitter la
Periandre, dans l'histoire de Dorinde est le Comte de Sommerive, frere de mere du duc du Maine.
Philandre, c'est l'aîné d'Urfé. Dans cette histoire, on ne voit que des garçons & des filles déguisées, pour marquer d'une maniere qui ne blesse point la pudeur, l'impuissance du frere de l'auteur. Philandre sous les habits de sa sœur Callirée parle souvent de son impuissance, quoique dans un autre sens ; mais à dessein de faire sentir la verité historique. Sur le point d'expirer, il veut emporter avec lui le titre glorieux de l'époux de Diane ; & Diane y consent, pour insinuer qu'il n'en avoit jamais eu que le nom.
Les douleurs mortelles que ressent Diane à la mort de ce berger, sont les douleurs que lui causerent l'infortune de son mariage, la retraite de son époux, les discours des hommes, & les odieuses formalités qui s'observent dans les dissolutions.
Silvandre, c'est l'auteur. Silvandre est appellé un berger inconnu, & qui n'a pour tout bien que sa houlette, & son troupeau l'auteur étant en effet cadet de maison, & même chevalier de Malte, n'avoit rien.
Torismond, est Henri III