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L'Astrée de M. d'Urfé, pastorale allégorique avec la clé. Nouvelle édition, où, sans toucher ni au fonds ni aux épisodes, on s'est contenté de corriger le langage et d'abréger les conversations (1733)


Dernière des trois réécritures du roman d’Honoré d'Urfé, après les éditions de 1678 et 1712, cette nouvelle version de L’Astrée est attribuée à l’abbé Souchay, membre depuis 1726 de l’Académie des Inscriptions.

Il s’agit là d’une entreprise éditoriale de grande envergure, à plus d’un titre.

Elle se signale d’abord par son ampleur, puisqu’elle est publiée en cinq volumes in-12° (conservés à la BnF sous la cote Y2 7041-7045). Ce choix permet de conserver l’intégralité de la structure de l’œuvre originale : comme l’annonce le long sous-titre, seules les conversations ont été parfois abrégées. Le travail de refonte a porté quasi exclusivement sur la langue et le style du roman, modernisés et mis au goût du jour.

D’autre part, elle assortit l’œuvre d’un appareillage critique innovant : le dernier volume regroupe en effet les principales lectures à clé qui avaient été proposées du roman, et réédite un important échange épistolaire entre Madeleine de Scudéry et Pierre-Daniel Huet, daté de 1699.

Enfin, les deux libraires associés, Witte et Didot, ont fait graver pour l’occasion une nouvelle série de planches, prenant le relais de celles réalisées pour l’édition collective de 1632-1633. À l’instar de cette dernière, chacun des douze livres qui composent les cinq parties de l’œuvre est précédé d’une illustration originale. Les compositions des quatre premiers tomes ont été dessinées par Gravelot, l’un des principaux illustrateurs de livre en France au XVIIIe siècle. Gravelot a lui-même gravé la plupart des planches des deux premiers tomes et quelques-unes du troisième, les autres l’ayant été par Jean-Baptiste Guélard. Quant aux planches du cinquième tome, elles ont été dessinées et gravées par Jacques Rigaud. La comparaison des deux séries de 1633 et 1733 fait apparaître la profonde mutation de l’imaginaire pastoral, à un siècle de distance.

Bibliographie :

Cette numérisation a été réalisée avec le soutien du Consortium CAHIER.

 



Sommaire :



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L'ASTRÉE
DE M. D'URFÉ,
PASTORALE ALLEGORIQUE,
AVEC LA CLÉ.
NOUVELLE EDITION,


Où sans toucher ni au fonds ni aux épisodes, on s'est contenté de corriger le langage, & d'abreger les conversations


A PARIS,


Chez PIERRE WITTE, rue S. Jacques proche de S. Yves, à l'Ange Gardien.
Chez DIDOT Quay des Augustins, près du Pont S. Michel, à la Bible d'or.



M. DCC. XXXIII.



Avec Approbation & Privilege du Roy.



TOME PREMIER.



PREMIÈRE PARTIE.


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AVERTISSEMENT.



 Voici une nouvelle édition de l'Astrée, qui peut être ne déplaira pas au public. On n'a rien négligé pour lui rendre plus agréable la lecture de ce livre, soit en abrégeant quelques conversations trop longues, & par conséquent ennuyeuses, ou même en retouchant l'expression dans les endroits où l'on a jugé qu'elle en avoit besoin.

 On n'ignore pas que cet ouvrage a eu d'illustres censeurs ; les uns ayant blâmé l'érudition qui y est répandue ; les autres, certains incidens qui sont traités à la maniere grecque. Mais il a eu aussi d'illustres approbateurs. Tels sont M. Camus évêque de Belley, S. François de Sales, M. Huet évêque d'Avranches, comme on peut s'en convaincre par la lettre du même M. Huet, que l'on trouvera à la fin de la cinquiéme partie, avec les éclaircissemens nécessaires pour l'intelligence du roman, que tout le monde sçait être allegorique.

 On se contentera de dire ici, après M. Huet, que M. d'Urfé fut le premier qui tira nos romans de la barbarie, & qui les assujettit aux regles, dans son incomparable Astrée : ouvrage le plus ingenieux, & le plus poli qui ait jamais paru en ce genre, & qui a terni la gloire que la Grece, l'Italie, & l'Espagne s'étoient acquise en ce genre.

 L'illustre M. de Fontenelle qui trouve que les bergers de l'Astrée sont quelquefois des sophistes trop pointilleux, lui rend d'ailleurs justice au même endroit où il le critique ; mais principalement dans ces vers admirables qui sont presque dans la bouche de tout le monde.


Quand je lis d'Amadis les faits inimitables,
Tant de châteaux forcés, de géans pourfendus,
De chevaliers occis, d'enchanteurs confondus :
Je n'ai point de regret que ce soient là des fables.
Mais quand je lis l'Astrée, où dans un doux repos
L'Amour occupe seul de plus charmans héros ;
 Où l'Amour seul de leurs destins décide,
Où la sagesse même a l'air si peu rigide,
Qu'on trouve de l'Amour un zelé partisan
Jusque dans Adamas le souverain druide :
Dieux, que je suis faché que ce soit un roman ?


J'irois vous habiter, agréable contrée,
 Où je croirois que les esprits,
 Et de Celadon & d'Astrée
Iroient encore errans, des mêmes feux épris ;
Où le charme secret produit par leur présence
 Feroit sentir à tous les cœurs
 Le mépris des vaines grandeurs,
 Et les plaisirs de l'innocence.


O rives de Lignon ! O plaines de Forest !
 Lieux consacrés aux amours les plus tendres,
Montbrison, Marcilli, noms toujours pleins d'attraits,
Que n'êtes-vous peuplés d'Hylas, & de Silvandres ;
Mais pour nous consoler de ne les trouver pas
 Ces Silvandres, & ces Hylas,
Remplissons notre esprit de ces douces chiméres,
Faisons-nous des bergers propres à nous charmer ;
Et puisque dans ces champs nous voudrions aimer,
 Faisons-nous aussi des bergeres.


Souvent en s'attachant à des fantômes vains,
Notre raison séduite avec plaisir s'égare.
Elle-même jouit des objets qu'elle a feints,
Et cette illusion pour quelque temps répare
Le défaut des vrais biens que la nature avare
 N'a pas accordés aux humains.

 


On croit devoir encore avertir, qu'avant que de se mettre à la lecture de ce roman, il faut lire la lettre de M. Huet & les éclaircissemens, que l'on a renvoyés à la fin de la derniere partie ; ce volume n'étant déja que trop gros.

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L'ASTRÉE
DE
M. D'URFÉ.
PASTORALE ALLEGORIQUE.



PREMIÈRE PARTIE.




LIVRE PREMIER.



 De toutes les contrées que renferment les Gaules, il n'en est point de plus délicieuse que le Forest. L'air que l'on y respire est temperé ; & le climat y est si fertile, qu'il produit, au gré de ses habitans, toute sorte de fruits. Au milieu est une plaine enchantée, qu'arrose le fleuve de Loire, & que differens ruisseaux viennent baigner. Le plus agréable de tous est le Lignon, qui va serpentant depuis les hautes montagnes de Cervieres & de Chalmasel, jusqu'à Feurs, où la Loire le reçoit, & l'emporte dans l'Ocean.

 Sur les bords de ces admirables rivieres, on a vu de tout temps grand nombre de bergers, qui par leur douceur naturelle, & la bonté du climat, vivoient d'autant plus heureux, qu'ils connoissoient moins la fortune. En cet état, ils n'auroient point envié la felicité du premier âge, si l'amour leur avoit permis de conserver la felicité dont ils jouissoient. Mais séduits par une fausse douceur, ils se soumirent à lui, & bien tôt, pour prix de leur soumission, ils sentirent tout le poids de sa tyrannie. Celadon fut un de ceux qui souffrirent davantage sous son empire : vivement épris des charmes d'Astrée, rien ne put le distraire de la passion qu'il avoit conçue pour elle ; il s'y livra tout entier. Son bonheur fut tel, à la verité, qu'il n'eut point à se plaindre de l'ingratitude d'Astrée, puisqu'elle paya sa flamme d'une tendresse reciproque. Mais, comme il n'est point de felicité durable, après trois années entiéres d'une intelligence parfaite, ils éprouverent, par la trahison de Semyre, lorsqu'ils s'y attendoient le moins, tout ce qu'en amour on peut éprouver de plus cruel. Leurs parens animés par des haines inveterées, usoient de tous les artifices imaginables pour traverser leurs desseins amoureux ; & Celadon de son côté dissimuloit, autant qu'il lui étoit possible, toute sa passion. Ce procedé n'auroit pas manqué de réussir, si le perfide Semyre ne s'en étoit prévalu pour tromper la simplicité de la trop credule Astrée.

 Un jour que le tendre Celadon s'étoit levé avant l'aurore, il laissa paître à l'avanture ses troupeaux, & vint s'asseoir sur les bords du Lignon, où il attendoit sa bergere. Il ne l'attendit pas long-temps ; les cruels soupçons qui l'avoient agitée durant la nuit, ne lui avoient pas permis de goûter les douceurs du repos. A peine le soleil doroit la cime des montagnes d'Isoure & de Marcilly, que le berger apperçut de loin un troupeau, qu'il reconnut bien-tôt pour celui d'Astrée. Outre que Melampe son chien favori accourut pour le flater, il remarqua sa brebis la plus cherie, quoique, ce jour-là, elle n'eût point, comme à l'ordinaire, la tête ornée de rubans en forme de guirlande. Les soucis qui dévoroient Astrée lui faisoient tout négliger. Elle suivoit lentement. On pouvoit juger à son air & à sa démarche qu'elle avoit quelque violent déplaisir. Elle en étoit tellement occupée, que, soit hazard, soit dessein, elle passa près du berger, sans tourner les yeux de son côté, & s'assit assez loin sur la même rive. Celadon s'imaginant qu'elle ne l'avoit point apperçu, rassemble ses brebis qui paissoient l'herbe moins foulée, & le pousse avec sa houlette vers ce même lieu. Il trouva la bergere assise près d'un vieux arbre, & plongée dans une profonde réverie. S'il n'avoit été entierement aveugle, il eût aisément compris qu'une si grande tristesse ne pouvoit avoir d'autre cause que l'idée de son inconstance.

 Ignorant donc le malheur qui l'attendoit, après avoir choisi pour ses brebis le lieu le plus commode près de celles de la bergere, il vient la trouver, & lui témoigne sa joye de l'avoir heureusement rencontrée. Quel fut son étonnement, quand, au lieu de ces petits mots flateurs, dont les amans seuls connoissent le prix, il n'entendit que des réponses qui le glacerent. Si la bergere eût daigné le regarder alors, ou, si moins prévenue, elle avoit pû voir l'effet qu'avoient produit ces marques de son indifference, elle auroit condamné dans le moment ses injustes soupçons. Mais il ne falloit pas que Celadon fût plus heureux que le reste des mortels, qui ne goûterent jamais de bonheur sans mélange. Il garda long-temps un morne silence ; enfin revenu à lui-même, & jettant sur Astrée des yeux mal assurés, il surprit un de ses regards, mais un regard si triste, qu'il pensa l'accabler de douleur. Qui pourroit exprimer les differentes pensées dont son cœur fut agité ! Le Lignon qui grossi par les neiges, & fier des dépoüilles de ses bords, descendoit impetueusement dans la Loire, rouloit ses flots avec moins de violence. Point d'action de sa vie, point de pensée que Celadon ne se rappelle ; il entre en compte avec lui-même, il s'examine severement : mais, après un examen rigoureux, ne trouvant rien qu'il dût se reprocher, il rompt enfin le silence, & demande à sa bergere comment il a pû meriter son indignation.

 «Perfide, lui dit-elle, étoit-ce trop peu pour vous de me manquer de foi, sans chercher encore à me tromper si lâchement ! Osez-vous bien soutenir mes regards, après l'injure que vous m'avez faite ? Et ne rougissez-vous point d'une si noire dissimulation ? Va, perfide, va, traître, en imposer, si tu peux, à quelqu'autre bergere, & ne pense plus m'en imposer à moi qui ne suis que trop instruite de tes perfidies.» Quel devint alors ce berger fidele ? Pour le comprendre, il faut avoir essuyé les mêmes reproches, & les avoir aussi peu merités. Il tombe aux genoux d'Astrée ; & plus pâle que la mort : «Quel est votre dessein, lui dit-il ? Voulez-vous m'éprouver, ou me jetter dans le desespoir ? Il n'est point question d'épreuve, répondit-elle. Ton infidelité m'est connuë ; je n'en puis douter. Que ce jour malheureux n'a-t-il été retranché de ma vie, dit alors le berger ! Que plus tôt, reprend la bergere, tous les jours que je t'ai vû, n'ont-ils été retranchés de de ta vie & de la mienne ! Si ma tendresse passée, dont périsse le souvenir, me laisse encore quelque pouvoir sur toi, va loin d'ici, ô le plus ingrat des hommes, & garde-toi de paroître désormais en presence d'Astrée !» Envain Celadon veut repliquer, Astrée ferme l'oreille à ses discours. Envain il l'arrête par sa robe, en lui disant : «Je ne vous retiens point pour me défendre d'un crime que j'ignore, je vous retiens seulement pour vous rendre témoin de ma mort, puisqu'aussi-bien vous m'avez en horreur.» Discours superflus. Efforts inutiles. Astrée lui échape, & lui laisse, en fuyant, un ruban d'où pendoit un anneau que son pere lui avoit donné. Celadon demeura quelque temps comme immobile, ignorant presque ce qu'il avoit vû, & ce qu'il tenoit dans ses mains. Reconnoissant enfin le ruban : «Sois témoin, dit-il, en poussant un profond soupir, que plus tôt que de rompre les nœuds qui me lioient à ma bergere, j'ai mieux aimé perdre la vie. Quand je serai mort, le hazard t'offrira peut-être aux yeux de l'inhumaine ; & lorsqu'elle te verra dans mes bras, tu lui attesteras tout ensemble & la force de mon amour, & l'excès de son ingratitude. Et toi, continuë-t-il, symbole d'une parfaite union, prétieux anneau, ne m'abandonne point après mon trépas, afin que je conserve au moins ce gage d'une personne si chere, & qui tant de fois m'avoit juré une tendresse éternelle.» A ces mots, tournant les yeux vers Astrée, il se précipite dans le Lignon.

 En ce lieu étoit un abîme, & l'eau repoussée par des rochers, y formoit une espece de tourbillon qui envelopa tout-à-coup l'infortuné berger, & l'emporta bien loin sous les flots. Déja la bergere qui n'étoit pas encore loin, étoit accourue au bruit que Celadon fit en tombant, & frapée de voir en un peril si pressant ce qu'elle avoit aimé, & ne pouvoit encore haïr, elle chancele, elle perd l'usage de ses sens, & ne le recouvre que pour tomber, au premier mouvement, dans le même gouffre. Tout ce que purent faire les bergers qui se trouverent là heureusement, fut de la sauver, à l'aide de sa robe qui la soutint quelque temps sur l'eau, mais si hors d'elle-même, que, sans qu'elle le sentît, ils la porterent dans la cabane prochaine. C'étoit celle de Phylis qui pour lors étoit absente. Pendant que les compagnes de Phylis lui donnerent d'autres habits, elle ne put proferer une seule parole, dans le trouble où l'avoient jettée la perte de Celadon, & ses propres dangers.

 Au bruit d'une si funeste nouvelle, Phylis accourut, & rien ne pouvoit retarder sa course, que la rencontre de Lycidas, à qui elle raconta brusquement la triste avanture de sa compagne, sans lui parler de Celadon, dont elle ignoroit l'infortune. Lycidas étoit frere de Celadon, & l'amitié serroit encore les nœuds qui l'unissoient à lui ; de même Astrée & Phylis, quoique cousines germaines, étoient plus unies par les liens d'une affection reciproque, que par les liens du sang. Si Celadon eut de la sympathie pour Astrée, Lycidas n'en eut pas moins pour Phylis, ni Phylis pour Lycidas.

 Dans le temps qu'ils arriverent, Astrée commença d'ouvrir les yeux à la lumiere ; mais qu'ils étoient differens de ce qu'ils avoient été, quand l'amour y triomphoit de tous les cœurs. Ces beaux yeux n'agueres si vifs & si doux tout ensemble, abbatus maintenant, versent des larmes, dont tous les spectateurs sont attendris. La présence de Phylis, & plus encore celle de Lycidas augmenterent sa tristesse ; & bien qu'elle voulût en cacher le principal sujet, elle fut contrainte de dire à Lycidas que son frere s'étoit noyé, en voulant la secourir.

 A l'instant, Lycidas vole sur le rivage avec les autres bergers, & laisse Astrée & Phylis seules, qui, peu de temps après, se mirent à les suivre, mais si penetrées de douleur, que malgré tout ce qu'elles avoient à dire, elles ne purent proferer un seul mot. Cependant les bergers arrivent sur le rivage ; & jettant les yeux de tous côtés, ils n'apperçoivent aucun vestige de ce qu'ils cherchent. Seulement, ceux qui coururent plus bas, trouverent le chapeau du berger, qui par hazard s'étoit arrêté entre des arbres, que la violence des vagues avoit abbatus. Pour Celadon, il avoit été emporté bien loin à l'autre rive, où les arbres le cachoient tellement, qu'il n'étoit pas possible de le voir.

 Là, pendant qu'il étoit entre la vie & la mort, parurent trois nymphes d'une beauté admirable. Leurs cheveux où brilloit une guirlande de perles, flotoient au gré des vents. Elles avoient la gorge découverte ; les manches de leur robe étoient retroussées sur le coude, d'où sortoit une gaze deliée, que deux bracelets de perles sembloient attacher. Elles avoient sur leurs épaules un carquois rempli de fléches, & tenoient un arc d'yvoire à la main. Le bas de leur robe relevé sur la hanche, laissoit voir jusqu'à mi-jambe leurs brodequins dorés. On jugeoit à leurs discours que quelque dessein les amenoit en ce lieu. «Voici bien l'endroit de la riviere qui nous a été désigné, disoit l'une d'elles, voyez comme elle remonte avec impetuosité vers sa source : ces arbres ne sont-ce pas ceux-là mêmes qui nous ont été montrés dans le miroir enchanté ? Malgré tout cela, répondoit la premiere, il n'y a gueres d'apparence en tout le reste ; mais j'apperçois un lieu écarté, où nous trouverons, si je ne me trompe, ce que nous cherchons. Cependant, dit la troisiéme, ce lieu nous offre tout ce qui nous a été annoncé, & rien ne ressemble davantage à ce que nous avons vû dans le miroir.

 En discourant ainsi, elles s'approcherent du lieu où étoit Celadon ; & parce que ce même lieu leur parut être celui qu'on leur avoit désigné, elles s'y assirent, en attendant que le reste se verifiât. A peine furent-elles assises, que la premiere des nymphes apperçut Celadon, & le croyant endormi, elle le montra du doigt à ses compagnes ; ensuite elle se leva doucement, de peur de l'éveiller : mais quand elle l'eut examiné de près, elle ne douta point qu'il ne fût mort. Il avoit encore une partie du corps dans l'eau ; sa bouche étoit entr'ouverte, son visage livide, & ses yeux presque fermés. Les nymphes furent touchées de le voir en cet état ; & celle qui avoit parlé avant les autres, fut la premiere à le tirer sur le rivage. Au même temps l'eau qu'il avoit avalée sortit en abondance, & la nymphe, lui trouvant un reste de chaleur, espera de lui sauver la vie. Alors Galatée qui étoit la principale des nymphes, se tournant vers la derniere qui les regardoit tranquillement : «Et vous, Silvie, lui dit-elle, comment pouvez-vous demeurer ainsi dans l'inaction ? Que n'imitez-vous votre compagne, si ce n'est pour la soulager, du moins par pitié pour ce malheureux berger ? Je l'examinois attentivement, dit-elle, &, tout changé qu'il est, je pense le reconnoître. Alors se baissant, & le regardant de plus près : Non, madame, continua-t-elle, je ne me trompe point, c'est bien le berger que j'ai en vue ; par ses vertus autant que par sa naissance il merite votre secours.» Déja le berger commencoit à donner des signes de vie, & Galatée s'étant imaginé que c'étoit de lui que le druyde avoit parlé, elle persuada à ses compagnes de le porter dans son palais d'Isoure, où elle pourroit mieux le secourir. Elles le porterent donc, mais avec des peines extrêmes, jusqu'au lieu où elles avoient laissé leur char que gardoit le petit Meril. Leonide prit les rênes, & pour n'être point apperçues des gardes du palais, elles y entrerent par une porte secrete.

 Cependant Lycidas ne doutant plus que son frere n'eût péri, revenoit pour déplorer avec Astrée la perte qu'ils avoient faite. Astrée ne faisoit que d'arriver sur le rivage, où son accablement l'avoit forcée de s'asseoir. Elle étoit seule, car Phylis impatiente, étoit allée audevant de Lycidas, pour apprendre des nouvelles. Lycidas excedé de fatigues, s'assit près d'Astrée, & lui prenant la main : «Bergere, dit-il, quel malheur est le nôtre ! Je perds le plus aimable des freres, & vous le plus tendre, & le plus fidele des amans.» Astrée, soit distraction, soit ennui, ne répondant rien, Lycidas continua en ces termes «Se peut-il qu'au moins vous ne lui donniez pas quelques larmes ! Encore s'il ne vous avoit point aimée, ou que vous pussiez douter de son amour... Je regrete votre frere, lui répondit enfin la bergere en le regardant tristement, non qu'il m'aimât, mais parce que ses vertus le meritent. Pour l'amour dont vous me parlez, mes compagnes qui le partagerent, doivent aussi partager mes regrets. Ingrate, s'écrie Lycidas, quelle injustice est comparable à la vôtre ! & ne redoutez-vous point les vengeances celestes ? Vous avez pû croire inconstant un berger, qui, malgré vos rigueurs, malgré le couroux de son pere, malgré tant d'autres obstacles, vous a toujours constamment aimée ! O excès d'ingratitude ! Ses services n'ont-ils pû vous prouver un amour, dont personne ne doute que vous ? Aussi, Lycidas, personne n'y avoit un plus grand interêt que moi... Mais laissons ces discours, la gloire de votre frere en souffriroit trop : s'il m'a trompée, s'il m'a laissé le déplaisir d'avoir connu trop tard ses perfidies, il en emporte des marques au tombeau. Celadon, perfide, ma surprise est extrême, replique Lycidas ! Si vous l'ignorez, poursuit Astrée, vous êtes le seul en ces lieux qui n'en soyez pas instruit. Hier encore, hier, j'entendis les discours flateurs qu'il tenoit à son Amynte, car il l'appelloit de la sorte, & j'en rougis pour lui. Alors Lycidas s'écria : je ne demande plus ce qui a causé la mort de mon malheureux frere ; c'est votre jalousie, Astrée, oüi, c'est votre injuste jalousie ! Ainsi s'accomplit ce que tu craignois, cher Celadon, tu disois, dans ton amour extrême, qu'il t'en coûteroit la vie pour feindre de n'aimer pas ; mais aurois-tu pensé que ce malheur dût t'arriver par ta bergere !

 Puis s'adressant à elle : «Est-il possible, Astrée, que vos soupçons jaloux vous aient fait oublier ce que vous lui avez si souvent prescrit vous-même ! Combien de fois, les larmes aux yeux, ne vous a-t-il point conjurée, en ma présence, de révoquer une si dure loi ! Combien de fois ne vous a-t-il point dit dans ce rocher, où nous étions presque toujours ensemble, qu'il consentiroit plus tôt à mourir, qu'à feindre d'en aimer une autre que vous ! Chere Astrée, vous disoit-il, révoquez une loi que je ne pourrai jamais observer. Je vous le demande par vous-même ; & si vous voulez éprouver jusqu'où va votre empire sur moi, ordonnez-moi plus tôt de mourir. Vous lui répondites (je m'en souviendrai toute ma vie) votre mort entraîneroit la mienne, Celadon ; épargnez-moi des idées si affreuses ; mais j'exige de vous cette preuve d'amitié ; outre qu'elle ne peut avoir d'inconvenient pour nous, elle fera taire la médisance & l'envie. Rendez gloire à la verité ; n'essaya-t-il pas de vous fléchir par ses prieres & par ses larmes, & ne futes-vous pas toujours inexorable ? Mais quoique vous puissiez croire de sa fidelité, puisqu'il n'est plus, que me serviroit de vous en imposer ? Helas ! il n'y a que deux jours qu'il gravoit encore des vers sur l'écorce des peupliers qui bordent la Loire. Vous y reconnoîtrez sa main, si vous n'avez oublié son caractere, comme vous avez oublié ses services, & son amour.» Voici les vers :


Bien que mon amour soit extrême,
Je puis dissimuler que j'aime.
Mais pour feindre d'autres ardeurs...
S'il le faut, ou mourir. Je meurs.

 «Dernierement que je fus obligé de me rendre pour quelque temps sur les rives de la Loire, il m'écrivit en réponse une lettre, qui vous prouvera mieux encore son innocence. Après cela si vous en doutez toujours, il faut que, sur ce qui le regarde, vous ayez perdu toute espéce de jugement. Elle étoit conçue en ces termes.


CELADON A LYCIDAS.



 Ne t'informe plus de ce que je fais ; mais apprens que mon déplaisir est toujours le même. Aimer, & n'oser faire éclater son amour, n'aimer point & jurer que l'on aime, voilà quel est le supplice de Celadon. Ainsi la vraie & la feinte amitié paroissent dans toutes mes actions, n'en sois point surpris ; je suis contraint à l'un par la beauté d'Astrée, & à l'autre par ses ordres. Si cette vie te semble étrange, souvien-toi QUE LES MIRACLES SONT LES ACTIONS JOURNALIERES DES DIEUX ; Et que veux-tu que ma déesse produise en moi QUE DES MIRACLES.

 Les discours de Lycidas transportoient Astrée hors d'elle-même ; cependant la jalousie qui regnoit encore dans son ame, lui fit prendre la lettre, comme si elle avoit douté que Celadon l'eût écrite. Et bien qu'elle reconnût sa main, elle disputoit en elle-même, & refusoit d'en croire à ses yeux.

 Presqu'au même temps arrivérent les bergers, ne rapportant d'autres dépouilles de Celadon que son chapeau, dont la vue ne fit qu'accroître la douleur d'Astrée. La bergere se souvenant d'une ruse que l'amour leur avoit suggerée ; elle fit signe à Phylis de prendre le chapeau. Alors on n'entendit que plaintes sur la mort du berger, & chacun celébrant à l'envi ses loüanges, il n'y eut personne qui n'en racontât quelque action vertueuse. Astrée seule demeuroit dans le silence, bien qu'elle ressentît plus vivement que les autres la perte du berger. Elle n'ignoroit pas qu'en amour la souveraine prudence est de dissimuler sa tendresse, ou du moins de ne la montrer jamais inutilement. Mais ne pouvant plus supporter la violence qu'elle se faisoit à elle-même, elle s'approcha de Phylis, & la priant de de ne la point suivre, de peur d'être suivie des autres, elle prit le chapeau, & marcha à l'avanture dans le sentier où ses pas la guiderent. Il n'y avoit point là de berger qui ne connût l'amour de Celadon pour Astrée. L'inimitié de leurs parens avoit plus contribué à le faire connoître, que les actions de Celadon. Pour Astrée, elle s'étoit conduite avec tant de réserve, que Semyre, Lycidas, & Phylis étoient seuls instruits de ses vrais sentimens ; & l'idée avantageuse qu'elle avoit donnée d'elle foisoit attribuer à la bonté de son cœur, la tristesse, qui, malgré elle, éclatoit sur son visage.

 Cependant Astrée poursuivoit sa route, en proye à mille déplaisirs ; & tantôt doutant, tantôt assurée de l'amour de Celadon, elle ignoroit si elle devoit le plaindre, ou se plaindre de lui. Si elle se rapelloit ce que Lycidas venoit de lui dire, elle le jugeoit innocent ; si les discours qu'il avoit tenus à la bergere Amynte lui revenoient dans l'esprit, elle le condamnoit comme coupable. En cette agitation cruelle, elle erra long-tems dans un bois, où ses pas l'avoient guidée, &, soit hazard, soit pas l'avoient guidée, &, soit hazard, soit volonté du ciel qui vouloit mettre l'innocence de Celadon dans tout son jour, elle se trouva près des arbres où étoient gravez les vers dont Lycidas lui avoit parlé. Le desir de sçavoir s'il ne l'avoit point trompée, les lui auroit fait chercher avec empressement, s'ils avoient été cachés ; mais comme ils venoient d'être gravés ; ils s'offrirent d'eux-mêmes à ses yeux. Reconnoissant d'abord la main du berger, dieux, comme elle courut pour lire les vers ! & combien vivement elle en fut touchée ! Elle s'assit en ce lieu, & mettant sur ses genoux la lettre & le chapeau de Celadon, elle demeura quelque temps attachée sur ces prétieux restes de son berger. Puis s'appercevant que le chapeau grossissoit à l'endroit où il avoit accoutumé de mettre ses lettres, quand il vouloit les lui donner secretement, elle y porta curieusement la main, & en tira un papier que Celadon y avoit mis ce jour-là même. L'inimitié de leurs parens leur avoit fait imaginer cette ruse : ils feignoient de jetter par jeu le chapeau, & de la sorte ils pouvoient aisément recevoir & donner leurs lettres. Astrée tira celle-ci, elle l'ouvrit en tremblant ; mais ses sens étoient tellement égarés, qu'elle demeura long-temps sans la pouvoir lire : elle étoit conçue en ces termes.


CELADON A ASTRÉE.



 Mon Astre, si en me contraignant à dissimuler mon amour, vous voulez me faire mourir, vous le pouvez plus facilement d'une seule parole. Si c'est pour me punir de quelque crime, pourquoi m'ordonner un moindre supplice que la mort même ? SI C'EST POUR ÉPROUVER JUSQU'OÙ VA VOTRE EMPIRE SUR MOI, que NE CHOISISSEZ-VOUS UNE VOYE MOINS LONGUE, ET MOINS ENNUYEUSE ? Non, je ne puis penser que vous n'ayiez en vue, comme vous le dites, que de cacher notre dessein, puisque la mort que cette contrainte me donnera infailliblement, ne le fera que trop éclater. N'ai-je point assés souffert ? Et n'est-il pas temps que vous me permettiez de faire le personnage de Celadon, après en avoir si long-temps fait un autre si contraire à mes sentimens ?

 Quel fut son desespoir, quand cette lettre lui eut rappellé le dessein qu'ils avoient pris, & l'ordre qu'elle lui avoit donné de cacher leur amitié sous le masque de la dissimulation ! Mais tels sont les enchantemens de l'amour, en même temps qu'elle ressentoit un déplaisir extrême de la mort de Celadon, elle goûtoit une secrete joye, en pensant qu'il ne lui avoit point été infidele. Et dès qu'elle en fut convaincue, & que ses soupçons furent entierement dissipés, elle se rappella toute la vivacité de son amour, les preuves qu'il lui en avoit si constamment données, les plaisirs innocens dont ils avoient joui, & sur tout le desespoir où ses injustes soupçons l'avoient réduit. Alors se livrant à sa douleur, elle versa un torrent de larmes, elle prononça mille fois le nom du berger, & mille fois elle fut interrompue par ses sanglots & ses soûpirs.

 D'un autre côté, Lycidas que la dureté d'Astrée avoit indigné craignant qu'il ne lui échapât quelque mot qui déplût à Phylis, s'étoit levé d'auprès d'elle, le visage baigné de larmes, & dans un état si pitoyable, que la bergere le suivit sans penser à ce que l'on en pourroit dire. Les bergers dont il étoit aimé, & qui partageoient ses ennuis, suivoient aussi, déplorans son infortune ; mais ce qu'ils faisoient pour lui dans cette triste occasion, ne faisoit que l'affliger davantage. Car l'extrême douleur demande la solitude ; c'est là qu'elle peut s'exhaler en liberté, & jusques-là elle n'est susceptible d'aucune consolation.

 En marchant de la sorte, ils rencontrerent par hazard un jeune berger étendu sur l'herbe, & deux bergeres près de lui. Sa tête étoit appuyée sur les genoux de l'une d'elles, & l'autre jouoit de la guitarre, pendant qu'il soûpiroit ces vers, en levant au ciel ses yeux baignés de larmes :


La nymphe qui n'est plus ; la nymphe qu'en ce jour
Je redemande aux dieux par mes cris & mes larmes,
Passa comme une fleur ; & toutefois ses charmes
Avoient assujetti mille cœurs à l'amour.
C'en est fait ; pour jamais ma Cleon m'est ravie ;
Ses beaux yeux sont couverts d'une éternelle nuit ;
Et, dans l'affreux état où le ciel m'a réduit,
Je ne crains point la mort, je ne crains que la vie.

 Si Lycidas & Phylis avoient été moins accablés de leurs propres ennuis, ils auroient eu sans doute la curiosité de sçavoir ce qui causoit les ennuis du berger ; mais voyant qu'il avoit besoin de consolation lui-même, ils ne voulurent point ajoûter le mal d'autrui au leur propre, & ils poursuivirent leur route, laissant les autres bergers attentifs à l'écouter.

 A peine Lycidas étoit parti, qu'ils entendirent une autre voix qui sembloit s'approcher. Ils préterent l'oreille, mais les reproches de la bergere qui tenoit sur ses genoux la tête du berger, les empêcherent d'entendre. «Eh bien cruel ! disoit-elle, jusqu'à quand seras-tu inexorable ? jusqu'à quand serai-je dédaignée pour une bergere qui n'est plus ? Idolâtre des morts, fier ennemi des vivans, considere quelle est la force de mon amour : appren enfin, Tircis, à ne pas troubler par des larmes inutiles des cendres bienheureuses, & crain d'attirer sur toi l'horrible vengeance que meritent tes dédains. Plût à dieu, lui répondit froidement le berger, sans tourner les yeux vers elle, plût à dieu que ma mort vous fût agréable ! Si par là je pouvois termiminer nos peines, je la cherirois plus que ma vie ; mais s'il est vrai, comme vous me l'avez dit tant de fois, que mon trépas ne feroit que redoubler vos déplaisirs, rentrez en vous-même, belle Laonice, & considerez combien vous êtes injuste en voulant faire mourir une seconde fois ma chere Cleon. Puisque les destins l'avoient ainsi arrêté, pour me rendre le plus malheureux des hommes, ne suffit-il pas qu'elle ait une fois payé le tribut à la nature ? Et, si elle revit en moi par la force de mon amour, pourquoi voulez-vous, cruelle, qu'elle y meure par l'oubli ? Non, non, bergere, vos reproches sont superflus. Je ne suivrai point vos injustes conseils. Ce que vous nommez cruauté, je le nomme, moi, fidelité ; & ce qui vous semble devoir attirer les vengeances celestes, me semble, à moi, mériter les derniers éloges. Quand je ne serai plus que cendre, je veux encore m'occuper de Cléon ; j'en emporterai le souvenir dans le tombeau. Je vous l'ai dit, je l'ai mille fois promis aux dieux immortels, je l'ai mille fois juré à ma bergere qui jouit maintenant de leur felicité. Laisseroient-ils, ces justes dieux, mon crime impuni, si je pouvois à la fois devenir infidele & parjure ? Que plus tôt la foudre celeste tombe sur moi, que de trahir ni ma foi, ni mes sermens !» Laonice vouloit repliquer, lorsque le berger, qui alloit chantant, arriva près d'eux, & les interrompit par la chanson suivante.


 Souvent ces discretes bergeres,
Dont l'orgueil rebute nos feux,
Forment elles-mêmes des vœux,
Ou pour d'autres sont moins sevéres.
Quelle erreur de se consumer
Pour qui ne veut pas nous aimer !


 Les bergers tendres & fideles
N'ont d'autre partage en aimant
Que de soupirer seulement.
Pour moi j'évite les cruelles,
Sage par l'exemple d'autrui,
Et vis exemt de tout ennui.


 Si mon bonheur vous semble extrême,
Bergers, écoutez mes avis,
Et que par vous ils soient suivis.
N'aimez jamais que qui vous aime.
Et si vous cessez d'enflammer,
Cessez au même instant d'aimer.

 Hylas (c'est le nom du Berger) étoit si près de Tyrcis, quand il chanta les derniers vers, qu'il put voir couler les pleurs de Laonice. Et, comme il n'ignoroit pas, bien qu'il fût étranger, leurs déplaisirs, il s'adressa d'abord à Tyrcis, & lui parla en ces termes : «O berger desolé !» (c'est le surnom que lui avoient attiré ses plaintes éternelles,) «que mon sort me paroîtroit digne de compassion, si je vous ressemblois !» A ces mots, Tyrcis se levant pour lui répondre ;» & moi, dit-il, «Hylas, si je pensois comme vous, que je m'estimerois malheureux ! S'il falloit m'affliger autant que vous, pour toutes les maîtresses que j'ai perdues, ma vie ne pourroit suffire à tant de regrets. Si vous faisiez comme moi, repartit Tyrcis, vous n'en regreteriez qu'une. Et vous point du tout, reprit Hylas, si vous imitiez mon exemple. C'est en cela, dit le berger affligé, que vous me semblez malheureux ; car si rien ne sçauroit être le prix de l'amour que l'amour même, vous ne fûtes jamais aimé, puisque vous n'aimâtes jamais. Comment connoissez-vous, dit Hylas, que je n'aime point ? Je le connois à vos changemens éternels. Il faut que vous sçachiez, Hylas, que telles sont les blessures de l'amour, qu'elles ne guerissent jamais. Vous ne les connoissez point, ces blessures ; mais aussi vous ignorez les douceurs inexprimables dont elles sont suivies. Ah ! si vous pouviez les gouter, vous cesseriez bien-tôt d'être volage. En verité, ajoute Hylas en souriant, vous avez bien raison de vous compter au nombre de ceux à qui l'amour communique ses douceurs. Je ne vous les envie point ; jouissez-en seul, j'y consens. Depuis plus d'un mois que nous sommes ensemble, marquez-moi, si vous le pouvez, un jour, une heure, un moment où vous n'ayez point versé de larmes, tandis que vous n'avez pû me surprendre poussant un seul soupir. Y auroit-il quelqu'un assez insensé pour préferer votre condition à la mienne ? Et vous, continue-t-il en se tournant vers la bergere, n'aurez-vous jamais assez de courage pour briser vos fers ? Voulez-vous par votre obstination participer à la faute de ce berger dénaturé ? Ne voyez-vous pas qu'il se réjouit de vos larmes, & que vos supplications ne font que redoubler sa fierté. Helas, répondit la bergere ! qu'il est aisé de conseiller un malade, à qui jouit de la santé ! Si tu étois à ma place, tu concevrois l'inutilité de tes leçons. Je sens que la douleur peut bien m'ôter la vie, mais que ma raison ne prévaudra jamais à tant d'amour. Si cet aimable berger me fait trop sentir ses rigueurs, il peut y en ajouter de nouvelles, quand il le voudra ; je ne mets point de bornes à son empire sur moi : Laisse donc là des conseils superflus ; & cesse de me faire des reproches qui ne peuvent qu'irriter mon mal. Tyrcis a tellement gagné mon cœur, que je ne suis plus maîtresse de ma volonté. C'est-à-dire, replique Hylas, qu'en vous déclarant ma flamme, je ne réussis, qu'à vous faire naître des expressions pour Tyrcis ; mais puisque tel est votre caractere, & que j'ai plus de pouvoir sur moi, que vous n'en avez sur vous, tendez la main, & donnez-moi congé, ou le recevez de moi ; aussi bien je prens également mon parti : Je rougirois trop à servir une telle maîtresse. Nous perdrons peu tous deux : ... Si vous connoissiez pourtant ce que vous perdez en moi, vous me regreteriez plus que vous ne souhaitez d'être aimée de Tyrcis :... Mais vous me regreterez bien peu, si vos regrets n'égalent les miens.» Alors il chanta ces vers en se retirant :


Nous n'avons pû mériter son amour,
Efforçons-nous de mériter sa haine.
 Oublions l'inhumaine
 Et faisons dès ce jour,
Puisque Tyrcis a seul droit de lui plaire,
Ce que le temps nous forceroit de faire.

 Si Hylas étoit venu sur ces bords en tout autre temps, il y eût trouvé plus d'amis ; mais la perte de Celadon étoit trop recente, pour qu'une humeur si badine fût goutée des bergers. Ils le laisserent aller, sans lui demander, ni à Tyrcis, quel sujet les amenoit sur leurs rivages. Les uns regagnérent leurs cabanes, tandis que les autres cherchérent encore Celadon jusques sur les bords de la Loire ; mais toutes leur perquisitions furent inutiles ; ils toutes leurs perquisitions furent inutiles, ils ne purent en avoir d'autres nouvelles : seulement Sylvandre rencontra Polemas près du lieu où Galatée & les autres nymphes avoient enlevé Celadon. Polemas commandoit à toute la contrée sous l'autorité de la nymphe Amasis, & le berger qui l'avoit vû plusieurs fois à Marcilly, après lui avoir rendu les honneurs dus à son rang, lui raconta la funeste avanture de Celadon. Polemas qui avoit toujours aimé sa famille, en parut veritablement touché.

 D'un autre côté Lycidas qui se promenoit avec Phylis, après s'être tû quelque temps, se tourna enfin vers elle, & lui demanda ce qu'elle pensoit de sa compagne. Phylis qui n'étoit point encore instruite de sa jalousie, & qui pensoit que Lycidas se plaignoit de ce qu'elle s'en étoit allée seule, lui répondit que, dans l'affliction où elle étoit, il devoit bien lui être permis de chercher la solitude. «Oui sans doute, repliqua Lycidas ; mais en verité je ne croi pas qu'il y ait une bergere au monde plus ingrate, & plus indigne d'être aimée. Mon malheureux frere n'a jamais voulu, que di-je, il n'a jamais pû aimer qu'elle ; elle le sçait, la cruelle qu'elle est ; les obstacles qu'il a vaincus, les difficultés qu'il a surmontées, les rigueurs qu'il a suportées, la colere de mon pere qu'il a méprisée pour elle, tout l'assuroit de son amour. Cependant l'ingrate feint de nouveaux prétextes de haine & de jalousie, lui prescrit un éternel exil, & le contraint dans son desespoir à chercher la mort. Dieux ! que me dites-vous, répondit Phylis, Astrée auroit-elle pû commettre un si grand crime ? Il n'est que trop vrai qu'elle l'a pû, elle me l'a raconté en partie, & ses discours m'ont fait deviner le reste. Mais bien qu'elle triomphe de la mort de mon frere, & que sa perfidie lui déguise à elle-même l'énormité de son crime, je vous jure qu'il n'y eut jamais d'amant plus tendre, ni plus fidéle : non que je veuille qu'elle en soit informée, à moins que reconnoissant son erreur, elle n'en ressentît un extrême déplaisir. Car désormais je veux la haïr autant que mon frere l'a aimée.» C'est ainsi que Lycidas & Phylis alloient discourant, Lycidas accablé de la mort de Celadon, & penetré d'indignation contre Astrée ; Phylis étonnée de sa jalousie, & affligée tout à la fois de la perte de Celadon, & des ennuis de Lycidas. Elle ne songea qu'à les adoucir ; ils étoient trop vifs, pour qu'elle dût y apporter des remedes extrêmes. Car elle ne vouloit point perdre Lycidas. & elle sentoit bien que, si la haine pour Astrée subsistoit, il lui faudroit rompre avec elle, ou avec son berger ; en sorte qu'elle se trouvoit partagée entre l'amour & l'amitié, sans que l'un des deux l'emportât.

 Pour ce qui est d'Astrée, elle s'étoit livrée toute entiere à sa douleur, & après avoir versé des torrens de larmes, & s'être consumée en regrets ; l'esprit & le cœur uniquement occupés de sa perte, elle avoit cedé au sommeil qui étoit venu la surprendre.

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LIVRE SECOND.



 Pendant que les choses se passoient ainsi entre les bergers, Celadon reçut des nymphes dans le palais d'Isoure tous les secours qu'elles purent lui donner ; mais, malgré leurs soins attentifs, il ne put encore ouvrir les yeux, ni donner d'autre signe de vie que la respiration. Il passa le reste du jour, & une partie de la nuit, en cet état. Quel fut son étonnement, lorsqu'il ouvrit les yeux, de se trouver où il étoit ! Car il se souvenoit bien de ce qui lui étoit arrivé sur les bords du Lignon, & comme il s'y étoit jetté dans son desespoir, mais il ignoroit comment il étoit venu en ce lieu. Il demeura quelque temps occupé de cette pensée ; puis il se demandoit à lui-même s'il étoit vif ou mort. «Si je vis, disoit-il, comment se peut-il qu'Astrée ne me fasse point mourir ? Et si je suis mort, que viens-tu, Amour, chercher dans l'horreur du tombeau ? Ne te suffit-il pas d'avoir eu ma vie ? Veux-tu jusques dans mes cendres rallumer tes anciennes flammes ?» Et l'image d'Astrée se presentant sans cesse à lui, il continua de la sorte : «Et vous, trop cruel souvenir de ma felicité passée, pourquoi me representez-vous le déplaisir qu'autrefois ma perte lui eût causé ? Que ne me peignez-vous plus tôt la joye que sa haine lui en fait ressentir maintenant ?» Agité de ces differentes pensées, il s'endormit, & les nymphes l'ayant trouvé enseveli dans le sommeil, elles ouvrirent doucement les fenêtres & les rideaux, & s'assirent autour de lui. Galatée, après l'avoir consideré : «qu'il est different de ce qu'il étoit hier, dit-elle doucement à ses compagnes, & comme en peu de tems il a repris de vives couleurs ! Je ne plains point les fatigues du voyage, puisque nous lui avons sauvé la vie, & qu'aussi bien, continua-t-elle en s'adressant à Sylvie, vous m'avez assuré qu'il est des principaux de cette contrée. Sans doute, Madame, répondit la nymphe. Il est fils d'Alcipe & d'Amaryllis... Quoi, de cet Alcippe dont j'ai tant oui parler, & qui pour délivrer son ami, força à Ussum les prisons des Visigots ? De celui-là-même, dit Sylvie, je le vis il y a cinq ou six mois à une fête en ces hameaux sur les rives du Lignon ; & plus que tous les autres Alcippe fixa mes regards & mon attention. C'est un illustre vieillard que sa vieillesse même rend encore plus respectable. Pour Celadon, je me souviens, que de tous les jeunes bergers il n'y eut que lui & Sylvandre qui oserent m'approcher : ils avoient en leurs façons & en leurs discours quelque chose au dessus du berger. Par Sylvandre je sçus qui étoit Celadon, & par Celadon qui étoit Sylvandre.

 Pendant que Sylvie parloit, Amour, pour se jouer des ruses de Climante & de Polemas qui avoient engagé Galatée à se rendre le jour d'auparavant au lieu où elle avoit trouvé le berger, allumoit dans le cœur de la nymphe une nouvelle flamme. Tant que Sylvie parla, Galatée eut les yeux sur le berger, & ce que sa beauté commençoit à faire, les louanges de Sylvie l'acheverent. La tromperie de Climante avoit déja disposé la nymphe à prendre ces sentimens. Climante en feignant le devin, lui avoit prédit que celui qu'elle rencontreroit, où elle trouva Celadon, devoit être son époux, si elle ne vouloit être la plus malheureuse personne du monde. Il avoit auparavant concerté la ruse avec Polemas, & celui-ci devoit se rendre en ce même lieu, à l'heure marquée, esperant que Galatée ainsi deçue, se détermineroit à l'épouser, & renonceroit à Lindamor qu'elle aimoit ; mais la fortune & l'amour qui se jouent de la prudence humaine, firent trouver là Celadon, comme je l'ai dit. Galatée donc qui, suivant la prédiction, étoit interessée à l'aimer, se le representoit à dessein beaucoup plus aimable qu'il n'étoit peut-être ; & voyant qu'il ne s'éveilloit point, elle sortit le plus doucement qu'elle put, uniquement occupée de sa nouvelle passion.

 De son appartement on descendoit par un escalier dérobé dans une galerie, & cette galerie menoit dans un jardin, où l'art n'avoit rien oublié de ce qui peut embellir la nature. On trouvoit ensuite un grand bois, dont les arbres étoient plantés en symmétrie & par compartiment. Un des quarrés formoit un labyrinthe que les raïons du soleil ne pouvoient percer. Dans un autre quarré sur la même ligne étoit la fontaine de la verité d'Amour ; source admirable, & nommée de la sorte, parce qu'elle découvroit les tromperies des amans. L'amant qui s'y regardoit, s'il étoit aimé, s'y voyoit auprès de sa maitresse ; si elle en aimoit un autre, cet autre y étoit representé, & non pas lui. Vis-à-vis le dédale, dans un troisiéme quarré, étoit la caverne de Fortune, & au dernier l'antre de la vieille Mandrague, où la magie operoit chaque jour quelque prodige. Ce fut en ces lieux que la nymphe vint se promener en attendant le réveil du berger. Et se voyant seule avec Leonide à qui elle avoit donné sa confiance, car elle avoit renvoyé Sylvie sur quelque prétexte. «Que pensez-vous, lui dit-elle, de la science du druide ? Il faut que les dieux aiment à se communiquer à lui, puisque les choses qui doivent nous arriver, il les connoît mieux que nous ne connoissons celles qui nous arrivent. Je conviens, répondit la nymphe, que le temps & le lieu s'ajustent avec ce qu'il vous fit voir dans le miroir enchanté ; mais ses paroles étoient si ambigues, que je doute qu'il les entendît lui-même. Quel sens présente ce qu'il vous dit, que vous trouveriez en ce lieu une chose d'un prix inestimable, bien qu'elle eût été jusques-là dédaignée ? Avez-vous donc oublié, repartit Galatée, qu'il me dit en ces mêmes termes : Madame, vous serez un jour ou la plus infortunée, ou la plus heureuse personne du monde ; plusieurs chevaliers d'un merite distingué recherchent & rechercheront votre hymenée. Si dans votre choix vous vous reglez par leur merite ou par leur amour, & non par ce que je vais vous declarer de la part des dieux, rien n'égalera votre malheur. Pour l'éviter, souvenez-vous qu'un tel jour vous verrez à Marcilly un chevalier vétu de telle couleur qui vous entretiendra de sa flamme, fuyez-le ; si vous l'écoutiez, tous les maux tomberoient sur vous ; mais considerez bien le lieu qui vous est representé dans ce miroir, un tel jour, à telle heure vous y trouverez un homme qui doit faire votre felicité. Cessez de croire les dieux veritables, si vous ne goutez dans son amour tout ce que l'on peut gouter de plaisirs : prenez bien garde que si vous l'appercevez la premiere, vous serez aussi la premiere à l'aimer. «Pouvoit-il, Leonide, me parler plus clairement ? Je ne sens que trop, combien ses prédictions sont veritables, & déja, s'il faut que je l'avoue, je commence à aimer. Quoi, Madame, vous aimeriez un berger ! Avez-vous oublié qui vous êtes ? Leonide, tous les hommes ont une origine commune ; & si ce berger est vertueux, pourquoi ne seroit-il pas digne de moi ? Mais enfin, Madame, vous si grande nymphe, vous qui devez nous remplacer Amasis, & gouverner après elle ces belles contrés, vous abbaisserez-vous jusqu'à choisir un simple berger ? Enone se fit bien bergere pour Paris, & ne rougit point de pleurer sa mort. Mais ce Paris, Madame, étoit fils de roi ; d'ailleurs l'exemple des fautes peut-il les autoriser ? Si c'est une faute, reprit Galatée, pourquoi, les dieux me la conseillent-ils par la bouche de leur druide ? Mais qui vous a dit que Celadon étoit d'une naissance obscure ; vous n'avez donc pas entendu ce que Sylvie racontoit de son pere ? Est-ce ainsi, repartit Leonide, que vous recompensez la fidelité du malheureux Lindamor ? Un seul jour efface donc tous ses services ! Et les perils qu'il a courus pour vous, le combat de Polemas, son propre desespoir, tout est oublié ! Ah quelles douleurs vous lui préparez ! Pensez-vous qu'il puisse survivre à son malheur quand il le connoîtra ? Oui, Leonide, il y survivra, la raison & le temps consolent toujours de ces disgraces ; mais quoi qu'il en puisse arriver, dois-je par reconnoissance immoler à son amour toute ma felicité ? Dois-je m'exposer à tous les malheurs que les dieux m'annoncent, si je prefere Lindamor à Celadon ? Non, Leonide, épargnez-vous des conseils superflus, épargnez-moi des discours qui m'offensent, je me livre à l'oracle, & veux l'accomplir.

 Cependant Sylvie arrive, & rapporte à Galatée qu'elle a entendu Celadon se plaindre. Il s'étoit éveillé presqu'aussi-tôt que les nymhes furent sorties de sa chambre. Le soleil donnoit dans son lit, & ses yeux encore foibles étant éblouis de la lumiere ; il ne sçut que juger, à la vûe de la lumiere ; il ne sçut que juger, à la vûe de l'or & des peintures qui brilloient en ce lieu, sinon que l'Amour l'avoit ravi au ciel, pour récompenser sa fidelité.

 Ici il voyoit Saturne appuyé sur sa faux ; le front ridé, les yeux creux, le nés aquilin, & la bouche degoutante du sang d'un de ses fils qu'il dévoroit. Sous ses pieds s'élevoient des monceaux d'ossemens dont les uns blanchissoient de vieillesse, & les autres n'étoient pas encore décharnés.

 Autour de lui étoient des sceptres brisés, des couronnes rompues, des palais renversés, & dont à peine on démêloit les ruines.

 Un peu plus loin on voyoit les corybantes avec leurs cymbales dérober à Saturne le petit Jupiter, & le cacher dans une caverne. Là Jupiter paroissoit grand, le visage enflammé, mais majestueux ; le front serein, mais redoutable ; la couronne sur la tête, & dans une main le sceptre, qu'il appuyoit sur sa cuisse. On y voyoit encore la cicatrice de la playe que l'imprudence de Semelé l'avoit contraint de se faire pour sauver Bacchus. Il tenoit dans l'autre main le foudre terrible. On eût dit qu'il traversoit les airs. Près de lui étoit l'aigle, & sur son dos le petit Ganymede, qui d'une main le caressoit, & de l'autre tâchoit de prendre le foudre. Le dieu repoussoit nonchalamment avec le coude son foible bras. Aux pieds de Jupiter étoient deux grands tonneaux, d'où se répandent sans cesse le bien & le mal.

 Venus même dans sa conque marine regardoit la blessure qu'elle reçut au siege de Troye ; & Cupidon montroit à la déesse la lampe de la curieuse Psyché. Toutes ces peintures étoient si finies, que Celadon, qui se souvenoit seulement de s'être précipité dans l'eau, & qui doutoit s'il devoit se compter au nombre des vivans ; ne pouvoit les prendre pour de simples peintures. Son admiration s'accrut bien davantage, lorsqu'il vit entrer les nymphes dans sa chambre. Il les prit à leur beauté pour les trois graces, & le petit Meril qui les suivoit, il jugea à ses beaux cheveux & à son air enfantin que c'étoit l'Amour. Mais quelque frapé qu'il fût d'étonnement, il osa bien demander aux nymphes avec une assurance respectueuse en quel lieu il étoit. «Celadon, lui dit Galatée : vous êtes en un lieu où vous avez tout pouvoir. C'est nous qui vous avons amené ici, qui vous avons sauvé la vie, & qui voulons vous la conserver.» Alors Sylvie s'avança : «Hé quoi, Celadon, lui dit-elle, vous ne me reconnoissez pas ! Avez-vous oublié que la nymphe Sylvie & deux de ses compagnes assistérent dans votre hameau à la derniere fête de Venus, que vous y vainquîtes à la course, & que vous reçûtes de ma main pour prix de votre victoire un chapeau de fleurs qu'incontinent vous mîtes sur la tête de la bergere Astrée. Je me souviens encore de la surprise que vous excitâtes en ce moment ; & lorsque j'en demandai le motif, on me raconta d'une maniere confuse, qu'avant qu'Alcippe votre pere épousât Amarillis, il en étoit venu plusieurs fois aux mains avec Alcée pere d'Astrée son rival, & que le temps loin d'affoiblir leur haine, n'avoit fait que la fortifier. Voyez, Celadon, si vous m'êtes inconnu, & si je suis mal informée de ce qui vous regarde.» Bien que Celadon se souvint des circonstances que Sylvie lui rappelloit, il ne sçavoit que répondre, ne pouvant concevoir par quel enchantement lui simple berger, se trouvoit au milieu de ces nymphes. Enfin il répondit en ces termes «Il est vrai que le jour de Venus les prix furent distribués par trois nymphes, que j'eus le prix de la course ; Lycidas mon frere, celui du saut, qu'il offrit à Phylis ; & Sylvandre celui du chant, qu'il donna à la fille de la sage Bellinde. Ces faits, belle nymphe, ne m'ont point échapé : mais excusez un berger, contens de sçavoir que ces nymphes étoient les nymphes d'Amasis & de Galatée, nous n'eûmes pas la curiosité de demander leurs noms. N'en avez-vous rien sçû depuis, interrompit Galatée ? Mon pere en parloit souvent dans ses entretiens, reprit le berger, mais il ne m'en a jamais appris de particularités, malgré le desir que j'avois d'en être instruit. Celadon, dit Galatée, puisque le destin vous a conduit en ces lieux, il est juste de satisfaire votre curiosité.

 Sachez donc, gentil berger, que dans les premiers temps cette contrée que maintenant on appelle Forest, étoit couverte d'eau, & que les habitans demeuroient sur le haut des montagnes. Vous voyez encore autour du château de Marcilly & ailleurs, de gros anneaux de fer plantés dans le rocher, pour y attacher les batteaux ; car à quel autre usage les eût-on destinés ? Mais il y a plusieurs siecles, qu'un étranger qui conquit les Gaules, fit couper quelques montagnes par où les eaux s'écoulérent. Et bien-tôt le sein de nos plaines s'étant découvert, elles lui parurent si agréables & si fertiles, qu'il résolut de les peupler. Il y fit bâtir une ville qu'il nomma Forum, aujourd'hui Feurs, qui a donné le nom au païs de Forest. Suivant une ancienne tradition des Romains, la chaste Diane avoit aimé notre contrée, & venoit se baigner dans nos sources avec ses naiades. Celles-ci, lorsque les eaux s'écoulerent, ayant été contraintes de les suivre dans l'ocean, la déesse, pour remplacer les nymphes qu'elles avoit perdues, avoit associé à celles qui lui restoient les filles des principaux druides & chevaliers ; mais les unes ne pouvant s'accoutumer aux fatigues de la chasse, ni oublier l'affection de ceux qui les avoient recherchées, avoient quitté la déesse, de son aveu ; & d'autres à qui elle avoit refusé la permission de se retirer, avoient manqué à leur honneur ; enfin la déesse justement indignée, après avoir banni ces dernieres, & choisi une des vertueuses pour lui donner la souveraineté, & la transmettre aux nymphes de sa race, à l'exclusion des hommes, avoit abandonné des lieux que desormais elle avoit en horreur. Mais nos druides, à ce que j'ai oui dire à Pimandre mon pere, racontent que Galatée femme d'Hercule, & mere de Galatée, qui donna son nom aux Gaulois, suivoit Hercule partout où son courage & sa vertu le portoient ; que lorsqu'il alla combattre les geants qui occupoient les montagnes d'Auvergne, il fit rester sa chere Galatée en ces lieux, comme en étant les plus voisins ; & que Galatée pour y laisser des marques éternelles de son amour, en donna aux femmes la souveraineté. Quoiqu'il en soit, au milieu des révolutions que les Gaules ont successivement éprouvées, nous avons toujours retenu la même forme de gouvernement. Amasis ma mere qui descend en ligne droite de la nymphe élue par Diane ou Galatée, nous gouverne maintenant ; & quand les dieux auront disposé d'elle, mon frere Clidaman ne me disputera rien. Respectées de nos voisins, nous jouissons ici d'une paix profonde. Point de combats que des combats de galanterie entre nos jeunes chevaliers. Celadon, quand vous les aurez vus, & les nymphes qui composent la cour de ma mere, vous conviendrez peut-être qu'il seroit difficile de trouver ailleurs tant de beauté & tant de vertu rassemblées.»

 Alors Celadon se prosternant aux piés des nymphes : «Je ne puis assez m'étonner, leur dit-il, de me voir entre tant de grandes nymphes, & d'en recevoir tant de faveurs, moi qui ne suis qu'un berger. Celadon, reprit Galatée, nous aimons la vertu partout où nous la trouvons, nous l'honorons sous l'habit des bergers, comme sous la pourpre des rois. Vous ne serez pas moins consideré ici que le plus grand des druydes ou des chevaliers, & vous ne leur cederez point en faveur, puisque vous ne leur cedez point en merite. Si vous êtes presentement parmi nous, sçachez que ce n'est pas sans un grand mystere de nos dieux, qui l'ont ainsi ordonné, soit qu'ils ne veuillent plus que vous erriez dans nos forêts, ou qu'ils ayent dessein, en vous faisant plus grand que vous n'êtes, de rendre heureuse une personne qui vous aime. Vivez seulement tranquile, & rétablissez votre santé. Madame, lui répondit le berger, qui ne comprit pas alors le sens de ces paroles, si je dois desirer la santé, ce n'est que pour vous marquer par mes services la reconnoissance dont vos bontés m'ont penétré, & retourner ensuite dans nos bois ; autrement j'irriterois les dieux qui reçurent nos sermens. Et quels sont ces sermens, reprit la nymphe ? Madame, l'histoire en seroit trop longue, vous sçaurez seulement que plusieurs familles de ces contrées détestant les maux que traîne après soi l'ambition, s'assemblérent autrefois dans la plaine de Montverdun, & jurérent solemnellement de vivre dans les bois sous le simple habit de berger, & de fuir à jamais l'ambition qu'ils regardoient comme la source de tous les malheurs.

 Les dieux approuvérent ce vœu ; & si quelqu'un l'a violé depuis, il a expié son crime par des travaux & des peines incroiables, témoin Alcippe mon pere, qui ayant quitté la vie pastorale, fut obligé de la reprendre.

 Nous avons donc ratifié ce vœu avec tant de sermens, que pour le rompre, il faudroit n'avoir nulle crainte des dieux. J'avois bien entendu parler de ce que vous me dites, repartit la nymphe, mais j'ignorois pourquoi tant d'anciennes familles passoient ainsi leur vie dans les bois. Je suis ravie de l'apprendre, & je le serois bien plus de connoître les avantures d'Alcippe votre pere, elles meritent sans doute d'être sçues. Daignez m'en instruire, Celadon, si pourtant l'état où vous êtes, peut vous le permettre.» Alors Celadon qui sentoit ses forces presque revenues, obéit à la nymphe, & commença en ces termes.



HISTOIRE
D'ALCIPPE.



 Vous me commandez, Madame, de vous raconter l'histoire d'une vie que des traverses incroiables ont rendue celébre parmi nous, & d'où l'on peut bien apprendre que c'est se préparer des peines à soi-même que d'en préparer aux autres. Il est juste que je vous obéisse. Je ne vous dirai, Madame, que ce que mon pere lui-même nous a souvent raconté, pour nous mieux faire sentir le bonheur dont nous jouissions. Quoiqu'élevé dans la simplicité qui convient à des bergers, Alcippe mon pere ne pouvoit souffrir la vie pastorale. Ses inclinations ne tarderent pas à se montrer. Jeune enfant il assembloit les autres enfans, il leur donnoit des arcs, & des frondes, & leur en montroit l'usage. On employa les menaces, il les méprisa. Les plus sages de nos bergers regarderent ses actions comme un presage certain des troubles qu'il exciteroit un jour dans nos hameaux. Il avoit environ vingt ans, lorsqu'il devint amoureux d'Amaryllis ; & comme il se croyoit du merite, il n'imaginoit pas que ses vœux dussent être rebutés par quelque bergere que ce fût. Un jour donc qu'il rencontra Amaryllis qui venoit d'assister à un sacrifice en l'honneur de Pan, il lui déclara sa passion ; la bergere que le mot d'amour avoit surprise, lui répondit qu'elle estimoit sa vertu, mais qu'elle n'aimeroit jamais personne, moins encore des hommes, qui, comme lui, menoient une vie sauvage dans les bois. «Je comprens, repartit mon pere, que c'est ma destinée qui me lie à vous. Cette vie que vous méprisez, je l'ai en horreur dès le berceau ; & s'il ne faut pour mériter de vous plaire, qu'en embrasser une autre, dès à present je quitte la houlette, Alcippe, envain changeriez-vous de condition, reprit la bergere, je cheris ma liberté, je crains l'amour, ne m'en parlez point desormais, si vous ne voulez que j'évite votre présence. Quelle que vous puissiez être, poursuit mon pere, je vous servirai toute ma vie : pardonnez-moi, belle Amaryllis, il n'est pas en mon pouvoir de vous obéir. Il faut que je meure, ou que je triomphe de votre indifference. Des bergers qui survinrent, interrompirent cet entretien.»

 En ce même temps Alcée riche berger, recherchoit Amaryllis. Son pere qui craignoit l'humeur d'Alcippe, penchoit davantage en faveur d'Alcée. Toutefois voyant Amaryllis plus portée pour mon pere, dont les inclinations se rapportoient davantage aux siennes, il ne voulut pas la contraindre, il resolut seulement de l'envoyer chés Artemis sœur d'Alcée, dans l'esperance que l'éloignement lui feroit changer de volonté. Lorsqu'Amaryllis fut informée de cette resolution, comme on se porte avec plus d'ardeur vers les choses défendues, elle qui jusqu'alors n'avoit témoigné que de l'indifference à mon pere, lui écrivit que s'il vouloit se trouver au lieu où ils s'étoient rencontrés, elle avoit à lui dire des choses de la derniere importance. Ce fut là qu'Alcippe apprit de la bouche d'Amaryllis qu'il en étoit aimé, & qu'elle lui jura de l'aimer toujours, s'il renonçoit à la vie champêtre qu'elle méprisoit comme indigne d'une ame noble & genéreuse.

 Cependant Amaryllis partit, & mon pere ne pouvant supporter son absence, résolut d'abandonner des lieux où il ne voyoit plus ce qu'il aimoit ; il s'en presenta une occasion favorable. Amasis venoit de perdre la nymphe sa mere, & l'on faisoit à Marcilly de grands préparatifs pour le couronnement de la nouvelle souveraine. Une foule d'étrangers attirés par la curiosité, se rendoient de toutes parts dans la ville. Alcippe obtint la permission d'y aller, trop heureux si on la lui avoit refusée ! Il avoit de la beauté, de la jeunesse, la taille admirable, les cheveux blonds ; tel enfin qu'il faut être pour inspirer de l'amour. Il étoit venu à Marcilly sous la conduite de Cleante vieux berger, ami de son pere, & qui meritoit sa confiance. Cleante avoit un fils nommé Clindor, qui fut aussi témoin de la fête. Alcippe l'aimoit tendrement, & il en étoit tendrement aimé. Ils étoient tous deux de même âge, & ce qui lie encore davantage, ils avoient les mêmes inclinations. Ils s'amusérent pendant quelques jours à voir les tournois & les combats à la barriere ; mais enfin las de n'être que simples spectateurs, ils conjurerent Cleante de leur fournir les moyens de se distinguer entre les chevaliers. «Jeunes présomptueux, leur dit Cléante : vous n'avez point d'adresse aux armes, & vous ignorez les manieres des villes. Notre courage, répondit Alcippe, nous tiendra lieu d'adresse, & nous aurons bien-tôt appris les manieres que nous ignorons. Voudriez-vous, ajouta Cleante, renoncer à la vie champêtre ! Hè qu'ont affaire les bois avec les hommes, & que pourrions-nous apprendre parmi les bêtes ! Mais soutiendrez-vous les dédains de ces fiers courtisans, qui vous reprocheront sans cesse que vous êtes des bergers ? S'il y a de la honte à être berger, il ne faut plus l'être ; & si ce nom m'attire des mépris, peut-être que mes actions m'attireront de l'estime.» Cleante voyant qu'ils persistoient dans leur resolution, leur dit : «Mes enfans, ne craignez point d'être méprisés : vous passez, il est vrai, pour bergers, mais vous ne le cedez point en naissance à ces chevaliers ; les meilleurs d'entr'eux sont du même sang que vous.» Il leur acheta aussi-tôt des habits, des armes, & tout ce qui leur étoit nécessaire. Ils ne tarderent pas à se faire connoître, & dans toutes les fêtes on ne parla plus que du courage & de l'adresse d'Alcippe.

 Un jour qu'Alcippe assistoit dans le temple aux sacrifices qui se faisoient pour Amasis, une vieille vint se placer auprès de lui ; & l'ayant appellé plusieurs fois par son nom, sans tourner les yeux de son côté ; «Alcippe, lui dit-elle, il ne tient qu'à vous d'être le plus heureux homme du monde, trouvez-vous seulement à l'entrée de la nuit dans le carrefour de Pallas, & là vous sçaurez le reste.» Mon pere ne manqua pas au rendez-vous, il y trouva la vieille couverte d'un voile ; & l'ayant tirée à part : «que vous êtes heureux, lui dit-elle, vous êtes aimé de la plus belle personne de la cour ; ne me demandez point son nom, souffrez que je vous bande les yeux, & que je vous mene dans son palais. Je veux bien, dit Alcippe, ignorer son nom, mais je ne veux point avoir les yeux bandés. Jeune homme, repartit la vieille, ignores-tu que l'amour ne s'accommode point de tant de prudence ? Et te convient-il de prescrire des loix à qui veut faire ta felicité ?» Et voyant que ses raisons ne le persuadoient pas ; que maudite soit la mere, s'écria-t-elle, qui te fit si beau & si timide ! Et que tu ressembles bien à une femme par le cœur, comme tu lui ressembles par le visage ! A ces mots Alcippe se mit à rire ; & comme il ne se sentoit point d'ennemis, & qu'il étoit curieux de voir la fin de cette avanture, il se laissa bander les yeux, & suivit la vieille où elle voulut le conduire. Je serois trop long, madame, si je vous racontois tout ce qui lui arriva cette nuit. Après plusieurs détours, il se trouva en un lieu obscur où on lui débanda les yeux ; ainsi il ne vit point la dame, il ne put même en tirer une seule parole, mais il ne laissa pas de juger qu'elle étoit jeune & belle. La même vieille vint le reprendre avant le jour, & le reconduisit avec les mêmes ceremonies.

 Cependant ni les faveurs de la dame inconnue, ni les presens dont elle le combloit, ne pouvoient lui faire oublier Amaryllis, & devenu maître de lui-même par la mort de son pere, peut-être fût-il retourné à la vie pastorale, si la bergere l'avoit moins détestée. Alcippe mena quelque temps son intrigue dans le silence ; mais comme des secrets de cette nature pesent fort à un jeune cœur, il ne put résister à la curiosité que sa dépense éxtraordinaire avoit excitée dans l'esprit de Clindor. Il lui découvrit son avanture, & lui protesta que malgré tous les artifices dont il s'étoit servi, il n'avoit jamais pu sçavoir qui étoit la personne dont il étoit si favorisé. Clindor trop curieux, lui conseilla de couper, quand il retourneroit chés elle, un peu de la frange de son lit, Alcippe le fit ; & parcourant ensuite les meilleures maisons, il ne lui fut pas difficile de connoître enfin la dame qu'il avoit charmée ; toutefois il ne l'a jamais nommée, pas même à Clindor, ni à ses propres enfans. Mais lorsqu'il se retrouva avec elle, il la conjura de ne se plus cacher à lui, puisqu'aussi-bien il sçavoit à n'en pouvoir douter, qui elle étoit, & dans l'instant il la nomma. Peu s'en fallut qu'étonnée de ce qu'elle venoit d'entendre, elle ne parlât, mais elle aima mieux attendre que la vieille fut arrivée ; & pensant que c'étoit elle qui l'avoit trahie, elle la menaça des plus cruels traitemens. La vieille toute tremblante vint trouver Alcippe, qui lui raconta de quel artifice il s'étoit servi, & que c'étoit Clindor qui l'avoit imaginé. Quand la dame sçut que Clindor en étoit l'inventeur, elle tourna toute sa colere contre lui, pardonnant aisément à Alcippe qu'elle ne pouvoit hair, & que pourtant elle n'envoya plus chercher. Elle suscita une affaire à Clindor. Celui-ci fut contraint de se battre contre un cousin de Pimandre ; il le tua ; & avec l'aide d'Alcippe il se sauva en Auvergne. Mais Alaric gagné par Amasis, le fit conduire sous une bonne escorte dans les prisons d'Usson, avec ordre au capitaine de le remettre entre les mains de Pimandre qui avoit juré sa mort. Alcippe n'oublia rien pour obtenir son pardon. Et voyant que toutes ses tentatives étoient infructueuses, il resolut de s'exposer à tout pour sauver son ami. Usson étoit une place extrémement fortifiée, & vouloir en tirer Clindor, eût paru à tout autre un projet extravagant. Mais l'affection d'Alcippe ne trouva rien d'impossible. Il part lui douziéme, & cachant de courtes épées sous leurs habits villageois, ils arriverent un jour de marché devant les portes du chateau. Ils gagnerent la troisiéme forteresse, sans trouver presque de soldats, parce qu'ils étoient descendus la plupart dans la ville pour acheter ce qui leur étoit nécessaire. Alcippe saisit l'occasion, il se défait de la sentinelle ; & ses compagnons imitans un si bel exemple, ils passent le reste au fil de l'épée. A l'instant ils volent aux prisons, & trouvent Clindor avec tant d'autres, qu'ils crurent qu'en leur donnant des armes, ils auroient bon marché de la garnison entiere. Déja ils étoient aux portes de la ville ; l'allarme s'étoit répandue, & les avoit fait fermer. Toutefois ils les forcerent malgré la résistance du gouverneur, qui perdit la vie en cette occasion.

 Alaric étant informé que c'étoit mon pere qui avoit conduit l'entreprise, reclama la justice de la nymphe Amasis. Amasis qui ne vouloit point perdre son amitié, envoya des gens pour se saisir de mon pere ; mais ses amis l'avoient averti si à propos, qu'il eut le temps de mettre ordre à ses affaires, & de prendre la fuite. Une nation belliqueuse venoit d'entrer dans nos Gaules ; elle s'étoit déja saisie des bords du Rhone & de l'Arar ; & comme elle étoit en guerre continuelle avec les Visigots, mon pere indigné contre Alaric, passa dans l'armée de ses ennemis. Il y fut reçu avec sa troupe, & son merite lui procura des emplois considerables. Mais le prince sous lequel il avoit servi étant mort, son successeur, par complaisance pour Alaric, lui promit de renvoyer Alcippe. Je vous ennuyerois, madame, si je vous racontois tous ses voyages. Après avoir servi dans les armées d'une autre nation qui avoit aussi penétré dans les Gaules, il se rendit à la cour du grand roi Artus, & partout il signala sa valeur. Enfin pour se dérober plus surement à la fureur d'Alaric, il passa à Byzance où il fut fait general des galeres. Malgré les honneurs où il étoit monté, malgré la gloire dont il s'étoit couvert, Alcippe desiroit passionnément de revoir son hameau. La fortune lui en fournit une occasion qu'il n'attendoit pas ; Alaric en mourant, avoit laissé sa couronne à Thierry son fils. Celui-ci voulant signaler les premieres années de son regne, & faire gouter sa domination, fit publier dans tout son royaume une amnystie generale. Cependant Pimandre n'oubliant point ses offenses particulieres, Alcippe ne pouvoit revenir. Mais la fortune se servit pour son rappel, des mêmes Visigots qui avoient été cause de son exil. Le grand Artus avoit institué depuis quelques années les chevaliers de la Table ronde. Ils étoient obligés par leurs statuts à chercher les grandes avantures, punir les méchans, délivrer les bons de l'oppression, & sur tout à maintenir l'honneur des dames. Les Visigots d'Espagne, à leur imitation, firent des chevaliers errans, qui laissoient en divers lieux des preuves de leur force & de leur adresse. Un de ces Visigots étant venu à Marcilly, il défia plusieurs des chevaliers de Pimandre au combat ; & les ayant vaincus, il leur coupoit la tête, pour en faire, disoit-il, un sacrifice à la dame qu'il servoit. Un des oncles d'Amaryllis, qui, comme mon pere, avoit quitté la houlette, perdit la vie par les mains de ce barbare. Amaryllis qui avoit toujours conservé un commerce secret avec Alcippe, ne tarda pas à l'instruire du malheur qui lui étoit arrivé. Alcippe plein d'une noble indignation, & résolu de venger sa bergere, part de Byzance ; il arrive deguisé chés le pere de Clindor ; & malgré ses instantes prieres, il paroit armé devant Pimandre dont il n'est point reconnu. Le barbare est averti par un herault. Ils en viennent aux mains, il est vaincu ; & mon pere après avoir presenté son épée à Pimandre, repasse la mer, sans se faire connoître à d'autres qu'à sa bergere qu'il avoit vue dans la maison de Cleante. Cependant Cleante qui aimoit Alcippe comme son propre fils, le déouvrit à Pimandre ; celui-ci touché de sa vertu, oublia ses injures particulieres, le fit prier de revenir en sa patrie, & lui procura, auprès de la nymphe Amasis, les plus grandes charges de l'état. Mais admirez l'inconstance des hommes, Alcippe au comble des honneurs, commence à les mépriser. «Quel est ton dessein, Alcippe, se dit-il à lui-même,» comme il nous l'a repeté plus d'une fois ! «N'est-ce pas de rendre heureux les jours que la parque te réserve, & peuvent-ils être heureux que dans le repos ? Rien sans doute n'y est plus opposé que les dignités ; combien de gens les recherchent & les recherchent par les mêmes sentiers ! Ne peuvent-ils pas en suivant la même route, arriver au même but ? En ce cas il faudra leur ceder, ou lutter contr'eux tous. Si tu luttes contr'eux, que devient ce repos, l'unique objet de tes agitations ? Si tu leur cedes, quoi de plus miserable qu'un courtisan supplanté ! Retourne donc au lieu qui te vît naître, quitte la pourpre, & reprens la houlette, tu retrouveras en ton hameau le repos que tu as vainement cherché dans les differentes cours de l'Europe.» Frapé de ces réflexions, Alcippe reprit la vie pastorale, & fit renouveller nos anciens statuts. Il retrouvoit Amaryllis, qu'il aimoit toujours avec la même passion. Mais pendant qu'il étoit absent, Alcée avoit gagné l'esprit des parens d'Amaryllis. Alcippe ne pouvant souffrir que son rival lui fût préferé, en vint plusieurs fois aux mains avec lui ; & si les parens d'Amaryllis ne s'étoient déterminés en faveur d'Alcippe, la mort seule auroit terminé leurs querelles. Alcippe épousa donc Amaryllis. Alcée tâcha de se consoler en épousant Hyppolite dont il eut Astrée. Mais jamais il n'a pu aimer mon pere, & nos deux familles ont toujours été ennemies. Et voilà, belle nymphe, dit Celadon, en s'adressant à Silvie, ce que vous avez oui dire dans notre hameau, car je suis fils d'Alcippe & d'Amaryllis, & Astrée doit le jour à Alcée & à Hyppolite. Celadon ayant achevé son récit, les nymphes le quitterent, & Galatée rentra dans son appartement, fort satisfaite d'avoir appris que ce berger qu'elle aimoit, avoit une illustre origine.

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LIVRE TROISIÈME.



 Les nymphes, tant que le jour dura, firent compagnie à Celadon. Il eût gouté dans leur conversation tous les plaisirs imaginables, sans les ennuis qui l'accabloient. Il ne pouvoit oublier Astrée, il souhaitoit la nuit pour s'occuper d'elle en liberté. La nuit arrive ; les nymphes se retirent, & Celadon est enfin seul avec lui-même, comme il l'avoit desiré si impatiemment ; mais quelles idées s'offrirent à lui ! Si à l'injuste arrêt de sa bergere il opposoit son innocence, l'execution de cet arrêt lui revenoit dans l'esprit. Et comme d'une pensée on tombe dans une autre, il rencontra par hazard le ruban qu'il s'étoit mis au bras. Quel affreux souvenir lui rappella ce ruban ! Il se represente la colere, qui, dans cet instant, avoit éclaté sur le visage d'Astrée, & la cruauté avec laquelle elle avoit prononcé l'arrêt de son bannissement ; puis il repasse dans son esprit ce qu'Astrée avoit fait en sa consideration, la preference qu'elle lui avoit donnée sur les autres bergers, les difficultés qu'elle avoit surmontées, les obstacles qu'elle avoit vaincus ; & ce qui le desesperoit, est que de tant de faveurs, il ne lui restoit qu'un bracelet de cheveux, & un portrait. Mais tout à coup il se souvint des lettres qu'il en avoit reçues, & qu'il avoit accoutumé de porter sur lui. Quelles furent ses allarmes sur la destinée de ces lettres ! Il appelle le petit Meril qui couchoit dans une garde-robe voisine. Il lui demande ses habits, parce qu'il y a laissé quelque chose qu'il seroit au desespoir de perdre. «Il n'y a rien dans vos habits, répond Meril, j'y ai cherché, & je n'y ai rien trouvé. Ah ! reprend le berger, tu te trompes, j'y avois des choses que j'aimerois mieux conserver que la vie.» Alors il éclate en regrets, & se plaint en homme desesperé. Meril qui l'écoutoit, hesita s'il devoit raconter à Celadon ce qu'il sçavoit de ces lettres ; mais enfin touché de compassion, il lui dit que la nymphe Galatée l'aimoit trop pour retenir une chose qu'il témoignoit lui être si chere. Alors Celadon se tournant vers lui, «comment, dit-il ? la nymphe ce que je te demande ? Je croi, répondit-il, que c'est cela même. Du moins je n'ai trouvé dans vos habits qu'un sac plein de papiers ; & comme je vous l'apportois, la nymphe m'a vû, & me l'a ôté.»

 Cependant Galatée lisoit les lettres, qu'elle avoit en effet ôtées à Meril, suivant la curiosité ordinaire aux personnes qui aiment ; mais elle lui avoit défendu d'en rien dire, parce que son intention étoit de les remettre sans que Celadon sçût qu'elle les eût vues. Sylvie étant alors seule auprès de Galatée, il fallut qu'elle fût du secret. «Nous verrons, disoit Sylvie, si ce berger est aussi grossier qu'il veut le paroitre, & s'il n'est point amoureux, car je m'assure que ces papiers nous en apprendront quelque chose.» Galatée ayant dénoué le petit sac, en tira d'abord ce billet.


ASTRÉE A CELADON.



 Quel est votre dessein, Celadon ! Dans quel embarras vous jettez-vous ? Croiez-moi, abandonnez le dessein de me servir, quelle satisfaction pouvez-vous vous promettre en me servant ? Je veux que l'on n'ait des yeux, ni de l'amour que pour moi ; je suis soupçonneuse, jalouse, difficile à gagner, & facile à perdre ; le doute est pour moi une certitude, & mes desirs sont des loix inviolables. Encore un coup, croiez-moi, berger, abandonnez un dessein qui vous rendroit malheureux. Je me connois, rien ne peut changer mon naturel ; si vous ne me croyez pas maintenant, ne vous plaignez point à l'avenir.

 «Sans doute, dit Galatée, ce berger est amoureux, en voici déja une belle preuve. N'en doutez point, répondit Sylvie, il est trop honnête-homme. Et pourquoi, repliqua Galatée, pensez-vous qu'il faille aimer pour être tel ? C'est, Madame, comme je l'ai oui dire, parce que l'amant ne desire rien davantage que d'être aimé : pour être aimé, il faut qu'il se rende aimable, & ce qui rend aimable est cela même qui rend honnête-homme.» A ces mots, Galatée lui donnant une lettre pour la sécher au feu, elle en prit une autre conçue en ces termes :


ASTRÉE A CELADON.



 Vous refusez de croire que je vous aime, & vous voulez que je croye que vous m'aimez. Si je ne vous aime point, que vous servira de croire que je vous aime ? Mais voyez, Celadon, où vous en êtes. Je ne veux pas seulement que vous sçachiez que je croi que vous m'aimez, je veux encore que vous soyez assuré que je vous aime. SI je ne vous aimois point, m'exposerois-je, comme je fais, à l'indignation de mes parens. Reflechissez sur ce que je leur dois, & vous comprendrez quelle est mon amitié pour vous. Adieu, ne soyez plus incredule.

 En même temps Sylvie rapportant la lettre, Galatée lui dit : «Il aime, & de plus il est aimé.» Elle sentit alors combien il lui seroit difficile de forcer une place occupée par un ennemi si imperieux ; & la lettre que Sylvie avoit séchée ne contribua pas peu à fortifier cette idée.


ASTRÉE A CELADON.



 Lycidas a dit à ma Phylis qu'aujourd'hui vous étiez de mauvaise humeur. Qui en est la cause ? Est-ce vous ? Est-ce moi ? Si c'est moi, c'est sans raison : car ne veux-je pas toujours vous aimer, & être aimée de vous ? Ne m'avez-vous pas mille fois juré quil ne vous en falloit pas davantage pour être le plus heureux homme du monde ? Si c'est vous, vous m'outragez en disposant de ce qui n'est plus à vous, & qui m'appartient desormais. Apprenez-moi donc au plus tôt le sujet de votre mauvaise humeur ; je verrai si je dois vous permettre de vous affliger, & en attendant je vous le defens.

 «Que cette bergere est imperieuse, dit alors Galatée ! Ce berger n'est point en droit de s'en plaindre, répondit Sylvie, puisqu'il avoit été si bien averti dès le commencement. Et, sans mentir, si c'est celle que je pense, elle a quelque raison, étant l'une des plus belles, & des plus accomplies personnes que j'aye jamais vue. Son nom est Astrée ; ce qui me le fait croire, c'est celui de Phylis, parceque je sçai que ces deux bergeres sont fort amies.» Ces discours, en faisant comprendre à Galatée toute la difficulté de son dessein, ne faisoient qu'augmenter sa passion ; mais comme elle vouloit cacher à Sylvie le trouble où elle étoit, elle resserra les lettres ; & feignant d'être accablée de sommeil, elle se coucha.

 A peine étoit-il jour, que le petit Meril sortit de la chambre du berger qui s'étoit plaint toute la nuit, & qui venoit enfin de s'assoupir. Et parceque Galatée lui avoit commandé d'observer ce que feroit Celadon, & de lui en rendre compte, il alloit l'informer de ce qu'il avoit entendu. Galatée déja éveillée, parloit si haut avec Leonide, que Meril les entendant, ne craignit point de fraper, & de se faire ouvrir. «Madame, dit-il, je n'ai point fermé les yeux de toute la nuit ; Celadon n'a fait que se plaindre, à cause des papiers que vous me prîtes hier. Dans le desespoir où je l'ai vû, j'ai craint qu'il ne mourût ; c'est pourquoi je lui ai dit que vous aviez ses papiers. Comment, reprit la nymphe, il sçait donc que je les ai ! oui certes, madame, répond Meril, il le sçait, & je suis persuadé qu'il vous suppliera de les lui rendre. Si vous l'aviez entendu comme moi soupirer & se plaindre, il auroit excité votre compassion. Astrée, Astrée, disoit-il, ce bannissement devoit-il être la récompense de mes services ? Ah commandement cruel ! Pouvois-je prendre d'autre resolution que celle de mourir ? Et vous, juste ciel, pourquoi m'en avez-vous empêché ? Puis s'étant un peu arrêté, il reprit ainsi : Esperances trop flateuses, retirez-vous de moi ! Astrée changera, dites-vous. Mais ce que n'ont pû mes services, ce que n'a pû mon desespoir ; l'absence le pourra-t-elle ? Esperons plutôt la mort. Après plusieurs discours semblables, il s'est tû quelque tems, il a recommencé ensuite ses plaintes, & les a continuées jusqu'au jour.» Si Galatée avoit déja trouvé des éclaircissemens dans les lettres d'Astrée, elle en apprit trop pour son repos, par le rapport de Meril. Elle esperoit toutefois que les mépris d'Astrée lui faciliteroient la conquête qu'elle meditoit. Novice en amour, elle ignoroit que la tendresse ne meurt jamais un cœur genereux, que la racine n'en soit entierement arrachée. Elle écrit donc un billet, & le mettant entre ceux d'Astrée, «tien, dit-elle à Meril, rend ce sac à Celadon, & dis-lui que je voudrois pouvoir aussi bien lui rendre la satisfaction qui lui manque. S'il se porte bien, & qu'il veuille me venir voir, di-lui que je me trouve indisposée ce matin.» C'étoit un prétexte pour avoir le temps de visiter ses papiers, & de lire le billet qu'elle lui écrivoit.

 Meril s'étant retiré, Galatée appella Leonide qui étoit couchée près d'elle, & lui dit : «Leonide, vous n'avez pas oublié ce que je vous dis hier de ce berger, & combien il m'importe qu'il m'aime ; je suis maintenant, & vous l'avez entendu, plus instruite que je ne voudrois l'être. Mais malgré les difficultés que je découvre dans mon entreprise, cette heureuse bergere l'a fort offensé, & un cœur genereux souffre malaisément des mépris sans s'en ressentir. Madame, répondit Leonide, le ciel m'est témoin des vœux que je forme pour vous, mais oserai-je le dire, peu s'en faut que je ne me réjouisse des obstacles qui vous allarment ; car quel tort ne vous faites-vous point ? Et pensez-vous pouvoir dérober absolument la connoissance de ce qui se passe ici ? Où en seriez-vous si les choses éclatoient ? Vous si judicieuse en toutes vos actions, faut-il que votre jugement vous abandonne en cette occasion ? Vous ne faites point de mal, je le veux. Mais, madame, suffit-il à une personne de votre rang d'être exemte de crime, ne faut-il point qu'elle le soit aussi de soupçon ? Encore si c'étoit une personne digne de vous : mais Celadon, bien qu'un des premiers de la contrée, n'est toutefois qu'un berger. Une vaine prédiction dont peut-être vous ne prenez pas bien le sens, vous abbatra-t'elle le courage, jusqu'au point que vous vous déterminiez à égaler à vous ces rustiques, ces vils bergers.» Leonide alloit continuer, lorsque Galatée l'interrompit en ces termes : «Ne vous ai-je point défendu, Leonide, de me tenir de pareils discours ? Quand je vous demanderai votre avis, parlez : Ici je ne vous consulte point.» Leonide comprit aisément que la nymphe étoit irritée ; aussi n'y a-t-il rien de si piquant que d'opposer l'honneur à l'amour ; & l'amour triomphe presque toujours de l'honneur. «Jusqu'ici, poursuivit Galatée, je n'avois point imaginé que vous voulussiez me maitriser, maintenant je le conçois. Madame, répondit Leonide, je suis bien éloignée d'avoir ces sentimens ; je n'oublierai jamais le respect que je vous dois ; mais puisque vous vous offensez de ce que mon devoir m'a obligé de vous representer, je proteste que vous n'aurez jamais lieu de vous irriter contre moi pour un pareil sujet. Il est bien étrange, reprit Galatée, que vous veuilliez toujours avoir raison. Quelle apparence que l'on puisse sçavoir que Celadon est dans ce palais. Nous ne sommes ici que nous trois, avec Meril & ma nourrice sa mere. Meril ne sort point ; & quand il sortiroit, il a de la discretion ; pour ma nourrice, sa fidelité m'est connue, & c'est elle qui conduit cette entreprise. Je lui ai raconté ce que le druyde m'avoit prédit ; elle m'a conseillé de ne pas negliger ces avertissemens, & de feindre une indisposition, pour éloigner la foule qui assiege ce palais quand j'y suis. Et quel est votre dessein, dit Leonide ? De faire ensorte que ce berger m'aime, & de le retenir ici jusqu'à ce qu'il ait conçu pour moi les sentimens que je veux lui inspirer. Que s'il m'aime une fois, j'abandonne le reste à la Fortune. Mais, madame, esperez-vous de bannir si promptement Astrée de son cœur, Astrée dont rien n'égale la beauté & la vertu ? Leonide, elle le dédaigne, elle l'offense, elle le bannit, pensez-vous qu'il n'ait pas assez de courage pour l'abandonner ? Oh, madame, que vos esperances sont frivoles ! Rappellez-vous les dédains que vous avez fait essuyer à Lindamor, combien cruellement vous l'avez traité, & l'effet qu'ont produit vos dédains & vos cruautés. Mais je veux que Celadon qui n'est qu'un berger, ait moins de courage que Lindamor. Pensez-vous que trompé une fois, il veuille reprendre de nouvelles chaines ? Non, non, quoiqu'il n'ait vécu qu'avec des hommes rustiques & grossiers, il ne le peut être assez pour s'exposer à des maux dont il sent encore toute l'amertume. Il faut auparavant, & c'est ce que vous pouvez esperer de plus avantageux, que sa playe soit refermée. Et pourrez-vous, en attendant, empêcher que votre secret ne soit divulgué, soit par Meril, tout discret qu'il est, soit par vos gardes qui ont les yeux sur vous. Discours superflus, Leonide, si vous m'aimez, favorisez seulement mon dessein, je me charge des suites.»

 Pendant qu'elles discouroient ainsi, Meril executa les ordres de la Nymphe, & ayant salué de sa part le berger, il lui remit les papiers. A l'instant Celadon fait ouvrir les rideaux & les fenêtres, & s'asseiant sur son lit, il ouvre le sac, il le baise plusieurs fois, en tire toutes les Lettres ; & les ayant rangés suivant le temps où il les avoit reçues, il apperçoit un billet d'un caractere different : il étoit conçu en ces termes :

 CELADON, je veux que vous sçachiez que Galatée vous aime ; le Ciel n'a permis les dédains d'Astrée que parce qu'il est indigné qu'une bergere possede ce qu'une nymphe desire. Connoissez tout votre bonheur, & songez à en jouir.

 Celadon fut extremément surpris, mais voyant que Meril l'observoit, il cacha du mieux qu'il put son étonnement. Resserrant donc toutes ses lettres, & se remettant au lit, il demanda à Meril qui les lui avoit données : «je les ai prises, dit-il, sur la toilette de madame, & si je n'avois autant desiré de vous tirer d'inquietude, je n'aurois osé entrer dans son appartement, car elle est indisposée. Et qui est avec elle, demanda Celadon ? les deux nymphes que vous vîtes hier, Lonide niéce d'Adamas, & Sylvie dont la fierté ne répond pas mal à celle de Deante son pere.» Celadon jugea bien que le billet étoit de la main de Galatée, ou du moins qu'il avoit été écrit par ses ordres ; & dèslors il prévit ce que les sentimens de Galatée alloient lui attirer. Voyant donc que la moitié du jour étoit presque passée, & se trouvant assez bien, il ne songea plus qu'à se lever ; il se persuadoit qu'il en pourroit plus tôt prendre congé des nymphes. Il se leve donc, animé de cette esperance ; & comme il sortoit pour s'aller promener, il rencontra Leonide & Sylvie que Galatée lui envoyoit pour l'entretenir ; car elle n'osoit se montrer à lui, confuse du billet qu'elle lui avoit écrit. Ils descendirent dans les jardins ; Celadon qui vouloit cacher sa douleur, se montroit avec le visage le plus riant qu'il lui étoit possible, & feignant de la curiosité pour les lieux où il étoit : «Belles nymphes, leur dit-il, si la fontaine de la verité d'Amour n'étoit point éloignée d'ici, je serois charmé de la voir. Il ne faut, répondit Leonide, que descendre dans ce bois, mais grace à cette beauté, continua-t'elle en montrant Sylvie, c'est ce qui n'est plus permis. Je n'entens rien à ce discours, dit Sylvie, mais telle que je suis, quiconque s'est mis une fois dans mes chaînes ne les quitte plus.» Elle reprochoit tacitement à Leonide l'infidelité d'Agis & celle de Polemas qui l'ayant aimée quelque temps, l'avoient abandonnée ; ce qu'elle comprit fort bien. Celadon prit plaisir à ces petites disputes, & de peur qu'elles ne finissent si-tôt : «Belle nymphe, dit-il, en s'adressant à Sylvie, puisque c'est de vous que vient la difficulté de voir cette admirable fontaine, nous vous serions bien obligés, si vous daigniez vous apprendre comment la chose s'est passée. Celadon répondit la nymphe en souriant, vous avez bien assés d'affaires chés vous, sans aller chercher celles d'autrui. Si pourtant la curiosité peut encore trouver place avec votre amour, priez seulement Leonide, elle vous instruira de ce que vous desirez sçavoir, puisque sans en être priée, elle a déja si bien commencé. Ma Sœur, repartit Leonide, je vous aime trop pour ne me pas faire un plaisir de raconter les effets de votre beauté ; cependant j'abregerai le plus qu'il me sera possible, de peur d'ennuyer Celadon. Dites plus tôt, interrompit le berger, pour donner loisir à la nymphe de vous rendre la pareille. N'en doutez nullement, repliqua Sylvie, mais selon qu'elle me traitera, je verrai ce que j'aurai à faire.» C'est ainsi que le berger apprenoit de leur bouche même les détails qui les regardoient. Elles placérent Celadon au milieu d'elles, afin qu'il pût mieux entendre, & Leonide commença de la sorte.



HISTOIRE
DE SYLVIE.



 Ceux qui prétendent que pour être aimé, il ne faut qu'aimer, n'ont pas éprouvé ce que peut Sylvie. Elle inspire de l'amour, & n'en prend jamais, semblable à l'eau qui fuit incessamment de sa source.

 Clidaman fils d'Amasis mere de Galatée a toutes les vertus & toutes les qualités qui peuvent rendre aimable une personne de son âge ; il semble né tout à la fois pour les armes & pour l'amour. Il y a environ trois ans qu'avec la permission d'Amasis il tira au sort un serviteur à chacune des nymphes, il mit dans un vase tous leurs noms, & ceux des jeunes chevaliers dans un autre vase. Il prit la plus jeune d'entre nous, & le plus jeune d'entr'eux ; & donna en presence de toute l'assemblée le vase des nymphes à celui-ci, & à celle-là le vase des chevaliers. Après bien des fanfares, les premiers noms qui sortirent furent ceux de Sylvie & de Clidaman. Clidaman transporté de joye vient un genou en terre baiser la main de la nymphe ; Amasis l'avoit ainsi ordonné, disant que c'étoit le moindre hommage qu'elle pût recevoir au nom d'un si grand dieu que l'Amour. On tira ensuite les autres noms. Galatée eut Lindamor qui arrivoit du Camp de Merouée ; j'eus moi, Agis, le plus inconstant des hommes. Or de ceux qui échurent de la sorte aux nymphes, les uns servirent en apparence seulement, les autres ratifiérent avec joye ce que le hazard avoit decidé ; & ceux qui s'en defendirent le mieux, furent les chevaliers qui avoient déja quelqu'engagement. Ligdamon fut de ces derniers. Ligdamon échut à Sylvie, nymphe qu'il auroit trouvée aimable, s'il n'avoit point aimé ailleurs. Heureusement pour luy il étoit absent. Il n'auroit pas rendu à Silere l'hommage prescrit par Amasis ; ce qui luy eût attiré quelque disgrace. Il avoit à peine dix ans, lorsqu'il fut mis parmi nous ; son adresse & sa beauté le faisoient aimer de toutes les nymphes, mais de Sylvie entre autres, par la conformité des âges. Ils s'aimerent dés l'enfance comme s'ils avoient été du même sang ; mais à mesure qu'il croissoit en âge il sentoit son amitié se changer en amour ; & comme il n'osoit declarer sa passion à Sylvie, dont il connoissoit le caractére, il tomba dans une si profonde mélancolie qu'à peine pouvoit-on le reconnoître. Sylvie touchée de son état, fut des premieres à luy demander la cause d'un si grand changement ; mais elle n'en tira que des réponses interrompues. Cependant, un jour qu'elle le pressoit plus vivement, & qu'elle luy reprochoit son peu d'amitié, il luy eschapa un soupir qu'il ne put retenir. Alors Sylvie commença de soupçonner que l'amour pouvoit bien être la cause de son mal, & comme elle ne s'imaginoit point qu'elle fût l'objet de sa passion, elle le presse plus vivement que jamais, & luy promet, si c'est amour, tous les secours qu'il peut attendre de son amitié. Plus Ligdamon refuse de s'expliquer, & plus la nymphe s'opiniâtre à vouloir des éclaircissemens. Enfin ne pouvant se défendre davantage, il avoue que c'est amour, mais il ajoute qu'il a fait serment de ne point nommer la personne qui en est l'objet. L'aimer, disoit-il, est une assez grande temerité, mais que sa beauté rend excusable : l'oser nommer, ce seroit un crime que rien ne pourroit excuser. Mon amitié, répondit incontinent Sylvie, voilà votre excuse ; j'aurai encore, repliqua Ligdamon, les ordres que vous me donnez, & ce miroir qui vous fera voir ce que vous desirez. A ces mots il prend son miroir & le presente à Sylvie. Quelle fut la surprise de la nymphe ! car elle m'a juré qu'elle avoit cru que Ligdamon avoit en vue Galatée. Cependant Sylvie indignée contre elle-même & contre Ligdamon se leve, & le quitte brusquement. Orgueilleuse beauté qui ne juge rien digne de soi ! le fidele Ligdamon demeura seul, comme s'il avoit été immobile ; enfin revenu à lui, il se traîna comme il put dans sa maison, où le dépit de se voir si peu aimé de Sylvie le fit tomber dans une maladie si dangereuse, que l'on desespera de sa vie.

 C'est dans cet état qu'il écrivit en ces termes à Sylvie :


 Je serois mort plus tôt mille fois que de vous faire connoître ma temerité, sans les ordres précis que vous m'avez donnez. Si pourtant vous jugez que je devois mourir & me taire, dites que vos beaux yeux devoient avoir moins d'empire sur moi ; car si en vous voyant je ne pus me défendre de vous aimer, comment aurois-je pu taire mon amour, lorsque vous m'ordonniez de parler ! Que si mon aveu vous offense, je vous sacrifie avec joye une vie, qui aussi-bien me seroit importune, puisqu'elle ne vous seroit point agreable.

 J'arrivai dans la chambre de Sylvie, lorsqu'on lui rendit ce billet ; & j'y arrivai heureusement pour Ligdamon ; car voyez quel est le caractère de cette nymphe, sa colere étoit passée, & Ligdamon lui étoit devenu tellement indifferent, que tandis que tout le monde desesperoit de sa vie, elle seule n'étoit pas plus émue que si elle ne l'eût jamais vû. Moi, qui l'observois de près, je ne sçavois que juger ; j'attribuois son indifference à sa jeunesse ; mais voyant qu'elle refusoit ce billet, je conçus qu'il y avoit de la mesintelligence entr'eux. Je pris le billet qui avoit été laissé sur la table par celui qui avoit été chargé de le rendre. Sylvie, moins fine qu'elle ne vouloit l'être, courut à moi, & me pria de ne le point lire. «Je le veux, moi, lui répondis-je, parce que vous me le défendez. Ne le lisez point, ma sœur, dit-elle en rougissant, je vous en conjure par notre amitié ; quelle est-elle, lui répondis-je, si vous manquez de confiance en moi ! Leonide, il n'y a donc plus d'esperance en votre discretion ? Pas plus que de sincerité en votre amitié, Sylvie. Au moins promettez-moi, ajouta Sylvie, que vous ne lirez point le billet que je ne vous aye raconté tout ce qui s'est passé.» J'y consentis, elle me raconta ce que vous venez d'entendre. «Il vient continua-t-elle, de m'envoyer ce billet ; & ses plaintes, ou plus tôt ses dissimulations, doivent bien me toucher ? Puis-je mais de son mal ? Pourquoi avoit-il des yeux ? Pourquoi se trouvoit-il où j'étois ? Devois-je l'éviter ? Excuses frivoles, Sylvie, si vous eussiez été moins aimable, moins parfaite, seroit-il dans le triste état où il est réduit ? Ce n'est pas votre beauté que je condamne, c'est votre cruauté ; il ne falloit pas que vous fussiez moins belle, ni moins parfaite, mais il falloit que vous vous étudiassiez à avoir autant de douceur & d'humanité que vous avez d'attraits & de charmes. Mais toute votre douceur est dans vos yeux, tandis que votre cœur est plein de rigueur & de severité.»

 Or, gentil berger, ce qui m'engageoit à prendre si vivement la défense de Ligdamon, c'est que nous étions alliez, & que j'étois sincerement touchée de son malheureux état. J'ouvre enfin le billet, je le lis tout haut, sans que Sylvie marquât la moindre pitié pour Ligdamon. Dans le dépit où j'étois, je la menaçai d'en instruire Amasis, & d'en parler à toutes nos compagnes. Après quelques momens de silence, je lui demandai quelle étoit sa resolution. Ne publiez point, me repondit-elle, les folies de Ligdamon, à ce prix je fais ce que vous voudrez. «Et bien, repliquai-je, je veux que Ligdamon soit à l'avenir traité differemment, assurez-vous que je ne permettrai point qu'il meure ; conservez ses jours, & quand il sera rétabli, vous en userez avec lui comme il vous plaira.» Elle lui écrivit donc, mais avec une repugnance infinie ; sa réponse étoit conçuë en ces termes :


 Je ne veux point d'autre vengeance de votre temerité ; vous avez reconnu votre faute, je suis satisfaite. Songez à conserver vos jours ; votre mort n'auroit rien d'agreable pour moi. Adieu, & vivez.

 J'y ajoutai ces mots pour lui donner de l'esperance :


 C'est Leonide qui a determiné Sylvie à vous écrire. Amour le vouloit, la justice l'exigeoit, le devoir le commandoit. Mais son opiniâtreté a été difficile à vaincre. Puisque cette faveur est la premiere que j'aye obtenue pour vous, guerissez & esperez.

 Ce billet lui fut porté à propos ; il avoit encore assez de force pour le lire : & voyant l'ordre que Sylvie luy donnoit de vivre, lui qui jusques-là n'avoit voulu user d'aucun remede, se gouverne pour ne pas desobeïr à la nymphe, de façon qu'en peu de jours il se porta mieux ; soit que le mal fût sur son déclin, ou qu'en effet la satisfaction de l'esprit soit un grand remede pour les douleurs du corps, son mal alla toujours en diminuant, Silvie en fut si peu touchée, qu'elle ne changea point de sentiment pour Ligdamon ; & quand il fut gueri, la plus favorable réponse qu'il put avoir fut : «Je ne vous aime point, je ne vous hais point aussi. Il doit vous suffire que de tous les hommes qui me voyent, vous êtes celui qui me déplaît le moins.» Cependant Ligdamon continua de l'aimer sans esperance de retour, jusqu'à ce que Clidaman fut élu pour la servir. C'est alors que son courage l'abandonna, & sans qu'il sçut par moi que Clidaman n'étoit pas mieux traité que lui, je ne sçai ce qu'il seroit devenu. Encore que cette assurance le consolât un peu, la grandeur de son rival lui donnoit beaucoup de jalousie. Je me souviens qu'un jour lui ayant repeté qu'il n'avoit rien à craindre, il me répondit : «Il y a assez long-temps que j'adore Sylvie pour connoître qu'elle n'est sensible ni à la fidelité la plus constante, ni à l'amour le plus vif & le plus délicat. Helas ! si ce que j'ai apparis de votre oncle Adamas est bien vrai, comme je le pense, qu'il est une force, dont le plus sage ne peut éviter l'attrait ; quelle force triomphera jamais de Sylvie, si ce n'est la puissance & la grandeur. C'est donc la fortune, & non pas le merite de Clidaman que je crains ; c'est sa grandeur, & non pas son amour.» Mais Ligdamon se trompoit ; la grandeur de Clidaman n'émut pas Sylvie plus que l'amour de Ligdamon. Or en ce même temps la force de sa beauté éclata d'une maniere admirable, ainsi que vous l'allez entendre, gentil berger.

 C'étoit le jour même où nous celebrons le sixiéme de la lune de Juillet, & où la nymphe Amasis offre un sacrifice solemnel, à cause de la fête, & pour celebrer encore le jour de la naissance de Galatée. Déja le sacrifice étoit avancé, lorsqu'on vit paroître dans le temple un grand nombre de personnes vétues de dueil. Au milieu étoit un chevalier d'un air si majestueux qu'on le prenoit aisément pour le maître. La tristesse qui étoit peinte sur son visage faisoit comprendre qu'il avoit quelque déplaisir mortel. Une longue mante empêchoit de connoître la beauté de sa taille ; mais la beauté de son visage qui étoit découvert, & celle de ses cheveux, attiroit tous les regards. Il vint d'un pas grave juqu'au trône d'Amasis, & après avoir baisé sa robe, il se retira, attendant que le sacrifice fût achevé. Il se trouva par hazard vis-à-vis de Sylvie. Etrange effet d'amour ! il eut à peine jetté les yeux sur elle, que sans l'avoir jamais vue, il la reconnut. Pour en être plus assuré, il le demanda à l'un des siens qui nous connoissoit toutes. La réponse fut suivie d'un profond soupir, & tant que la ceremonie dura, l'étranger eut les yeux attachez sur la nymphe. Amasis, après le sacrifice, étant retournée dans son palais, & ayant admis cet étranger à son audience, il lui parla ainsi :

 «Madame, vous voyez le plus malheureux & le plus affligé des hommes. J'ai perdu un frere qui vous étoit uniquement dévoué. Je venois vous demander vengeance de sa mort, j'esperois qu'en consideration de ses services, vous daigneriez m'accorder une si juste demande. Mais en entrant dans le temple j'ai perdu toute esperance, jugeant bien que si le desir de vengeance mouroit en moi qui suis frere de l'offensé, je ne devrois pas m'attendre que vous eussiez d'autres sentimens que moi. Cependant parce que je vois le meurtrier de mon frere, me preparer le même sort, souffrez, Madame, que je vous raconte le plus succinctement que je le pourrai, la fortune de celui que je regrette. Quoi que je n'aye point l'honneur d'être connu de vous, grande nymphe, je me flate qu'au nom de mon frere vous me reconnoîtrez pour un de vos serviteurs le plus zelé. Il s'appelloit Aristandre, & tous deux nous devons le jour à ce grand Cleomir qui pour le bien de votre service parcourut tant de fois les provinces qu'arrosent le Tybre, le Danube, & le Rhin. Dès qu'il me vit capable de porter les armes, il m'envoya à l'armée du grand Merovée ; il le choisit par préference au roi des Visigots ou des Bourguignons, sans doute parce qu'il ne vouloit pas que je servisse un prince que le voisinage pourroit rendre votre ennemi. Le fils de Merovée Childeric prince belliqueux & de grande esperance, me voyant presque de son âge, me témoigna plus de bonté qu'à nul autre. J'arrivai auprès de lui dans le temps que le sage Ætius concluoit un traité avec Merovée contre ce fleau de Dieu Attila, qui ayant rassemblé dans les deserts de l'Asie jusqu'à cinq cens mille combattans, descendit comme un torrent, ravageant tous les pays par où il passoit. Pendant que j'étois entre les armes des puissances ennemies, mon frere étoit entre celles de l'amour : armes d'autant plus cruelles qu'elles visent au cœur. Son desastre fut tel, si toutefois je puis maintenant m'exprimer ainsi, qu'étant élevé avec Clidaman, il vit la belle Sylvie ; mais en la voyant il vit sa mort, car depuis il n'a fait que traîner une vie languissante. Dès que je sçus la maladie de mon frere, je pris congé de Clilderic, je fis toute la diligence possible, & je me rendis en peu de jours auprès de lui. A peine fus-je arrivé qu'on lui annonça que Guyemans étoit venu, car c'est ainsi que l'on m'appelle. Son amitié lui donna assez de force pour se lever sur son lit, & me serrer entre ses bras. Deux jours après mon malheureux frere fut réduit à la derniere extrémité. Il respiroit à peine, & toutefois il prononçoit encore le nom de Sylvie. Je la maudissois, moi, cette Sylvie que je ne connoissois point, & que je regardois avec raison comme la meurtriere de mon frere. Aristandre entendant mes imprécations : si vous ne voulez, me dit-il, être mon plus cruel ennemi, changez de langage. Pouvez-vous haïr ce que j'adore ? Puisque nous devons tous mourir, unissez-vous à moi pour rendre graces au Ciel, qui me destinoit une mort si glorieuse. C'est l'excès de mon amour, c'est la vertu de Sylvie qui me font descendre au tombeau. Il vouloit en dire davantage, mais les forces lui manquerent. Et moi, le visage baigné de pleurs, comment aimerois-je, lui répondis-je, celle qui vous ravit aux vôtres ? les Dieux auroient dû lui donner un autre cœur ou un autre visage. Mais est-il possible qu'une seule beauté cause votre mort : car je n'imaginois pas que l'amour pût être involontaire. Mon frere, repliqua-t-il, il n'est pas en mon pouvoir de vous répondre ; & me serrant la main qu'il baisa, en même temps il me conjura au nom des dieux de porter à Sylvie ce baiser, & d'executer ce que je trouverois être de ses dernieres volontés. Quand vous verrez cette nymphe, ajouta-t-il, vous sçaurez ce que vous m'avez demandé. A ces mots, avec le souffle s'envola son ame, & son corps me demeura froid entre les bras. La douleur que je ressentis de cette perte, ne peut ni s'imaginer ni s'exprimer. Sans m'arrêter davantage à pleurer mon malheur, je vous dirai, Madame, que dès que je l'ai pû, je me suis mis en chemin pour vous rendre mes hommages, & vous demander justice de la mort d'Aristandre, aussi-bien que pour executer ses dernieres volontez, en presentant à sa meurtriere ce qu'il a laissé par écrit. Mais aussi-tôt que je me suis presenté devant vous, & que j'ai voulu ouvrir la bouche pour accuser Sylvie, j'ai reconnu si veritable ce que mon frere m'avoit dit, que non-seulement j'excuse sa mort, mais que j'en desire une semblable.» Après qu'il eut achevé, il fit une grande reverence à Amasis, & s'adressant à Sylvie, il lui dit un genou en terre : «Belle meurtriere, si vous refusez des larmes à mon frere, qui est mort de l'excès de son amour pour vous, recevez du moins ce baiser qu'il vous envoye.» A ces mots il lui baisa la main, & poursuivit de la sorte : «Entre les papiers qui contiennent la derniere volonté d'Aristandre, nous avons trouvé celui-ci qui s'adresse à vous ; mais avant que de l'ouvrir, je suis chargé de vous supplier en son nom, de ne le point lire, si vous ne voulez lui accorder la grace qu'il vous demande, afin qu'à sa mort il ne ressente point, comme il a fait pendant sa vie, les traits de votre cruauté.» A l'instant il lui presenta une lettre que Sylvie eût refusée sans l'ordre exprès d'Amasis. Guyemans reprenant la parole : «Jusqu'ici, dit-il, j'ai satisfait à la derniere volonté d'Aristandre, il me reste à poursuivre sa mort sur sa meurtriere. Mais si mon frere me l'avoit ordonné, l'amour veut aujourd'hui que pour toute vengeance je sacrifie ma liberté sur le même autel qu'Aristandre a sacrifié la sienne. Vous me l'avez ravie, ma liberté, lorsque je ne respirois que vengeance contre vous.» Sylvie un peu confuse, demeura quelque temps à répondre ; de sorte qu'Amasis prit le papier des mains de Sylvie, & ayant dit à Guyemans que Sylvie répondroit, elle se tira à part avec quelques-unes de nous, & rompant le cachet, elle lut ces paroles :


ARISTANDRE A SYLVIE.



 Si vous n'avez pû agréer ni mes services, ni mon amour, puisse du moins l'amour que je vous ai porté, vous rendre sensible à ma mort, ou ma mort vous prouver la fidelité de mon amour. Le dernier témoignage que je puisse vous en donner, est le don de ce qui m'est le plus cher après vous ; c'est mon frere. Car lui ordonner de vous voir, n'est-ce pas vous le donner ? Ne permettez pas qu'il soit heritier de ma fortune ; qu'il éprouve plus tôt celle que j'aurois pû mériter auprès de toute autre que de vous. Celui qui vous écrit est un serviteur, qui, pour avoir eu plus d'amour qu'un cœur n'en peut contenir, plus tôt que de le diminuer, aima mieux mourir.

 Alors Amasis appellant Sylvie, elle lui demanda comment elle avoit pû reduire Aristandre en de si cruelles extremités. La nymphe répondit en rougissant, «qu'elle ignoroit les sujets de plainte qu'elle pouvoit lui avoir donnés.» Je veux, dit Amasis, que vous receviez son frere à sa place, & l'appellant devant tous, êtes vous dans la resolution, continua-t-elle, de vous conformer aux intentions d'Aristandre ? Il répondit qu'il le vouloit, pourvu que la nymphe n'usât pas envers lui de la même cruauté.

 Aristandre prie la nymphe, dit alors Amasis, en s'adressant à Guyemans, de vous recevoir à sa place, & de vous faire une meilleure fortune qu'à lui. Je lui commande le premier, quant au second, ce n'est ni la priere, ni le commandement d'autrui qui le peut faire, c'est le merite ou la fortune même.» Guyemans après avoir baisé la robe à Amasis, vint baiser la main de Sylvie en signe de servitude ; mais elle étoit si piquée de ses reproches & de sa declaration, qu'elle ne lui eût point permis cette action, sans l'ordre d'Amasis.

 On commençoit à se retirer, lorsque Clidaman qui revenoit de la chasse fut averti que sa maitresse avoit un nouveau serviteur. Il s'en plaignit si hautement qu'il fut entendu d'Amasis & de Guyemans. A peine Amasis lui eut expliqué ce qui s'étoit passé, que Clidaman reprenant la parole, lui representa que la nymphe avoit revoqué elle même son ordonnance, & que le destin lui ayant donné Sylvie, nul ne pourroit la lui ravir qu'avec la vie. Il profera ces paroles avec feu, parcequ'il aimoit veritablement la nymphe. Et Guyemans qu'animoit sa nouvelle passion, & qui avoit si bonne opinion de lui même qu'il ne vouloit ceder à personne, répondit en s'adressant à Amasis : «On ne veut pas que je sois serviteur de la belle Sylvie, si ceux qui s'y opposent connoissoient un peu l'amour, ils sçauroient que rien ne peut détourner le cours d'une affection, ni vos ordres, ni ceux de tous les dieux ensemble ; je declare donc ouvertement que si ce qui m'a été permis m'est désormais défendu, on doit s'attendre à ma desobeïssance :» Puis se tournant vers Clidaman : «Je sçai le respect que je vous dois, mais aussi je ressens le pouvoir qu'amour a sur moi.» Clidaman vouloit répondre, quand Amasis lui dit : «Mon fils, en tout ceci nos ordonnances ne sont nullement interessées ; si l'on vous a commandé de servir Sylvie, on ne l'a pas défendu aux autres. Un amant sans rival n'a point d'émulation.» Tels furent les ordres d'Amasis ; ainsi Silvie eut bien des serviteurs. Guyemans n'oublioit rien pour prouver son amour ; Clidaman n'oublioit rien pour le surpasser. Pour Ligdamon, il la servoit avec tant de respect & de discretion, qu'il n'osoit presque l'aborder ; & ses façons, à mon gré, étoient bien aussi aimables que celles de Guyemans & de Clidaman. Mais tout discret qu'il étoit, peu s'en fallut un jour que la patience ne lui échappât. Amasis s'étant trouvé entre les mains une éguille faite en façon d'épée, dont Sylvie avoit accoutumé de se servir pour ajuster ses cheveux, elle la donna à Clidaman pour la porter à sa maitresse. Clidaman pour inquietter son rival, garda tout le jour cette éguille. Il ne se défioit point de Ligdamon, & cependant le poison preparé pour Guyemans toucha tellement Ligdamon, qu'il ne put le dissimuler. Toutefois pour ne point éclater, il se retira chez lui & fit ces vers :


MADRIGAL



Sur l'épée de Silvie entre les mains de Clidaman.
 Si mon esperance est trompée ;
Si l'amour contre moi s'est servi d'une épée ;
 Il a voulu me traiter finement,
 Plus tôt en soldat qu'en amant.

 Et au bas de ces vers, il ajouta ces mots :


 Il faut l'avouer, belle Leonide ; Sylvie ressemble bien au soleil, qui jette indifferemment ses rayons sur les choses les plus viles, aussi-bien que sur les plus nobles.

 Il m'apporta lui-même ce papier. Je ne pus rien y comprendre, ni rien tirer de lui, sinon que Sylvie lui avoit donné un coup d'épée. Il me laissa dans ces idées, & se retira desesperé. Voyez comme amour est artificieux, & comment les moindres armes lui suffisent pour faire de larges blessures. Sensible à l'état où je l'avois vû, j'allai trouver Sylvie, je lui demandai ce qui s'étoit passé de nouveau : elle me jura qu'elle l'ignoroit elle même. Enfin après avoir lû & relû les vers, tout à coup elle porta la main à ses cheveux, & n'y trouvant plus son éguille, elle me dit en souriant, qu'elle l'avoit perdue, & que quelqu'un l'ayant sans doute trouvée, Ligdamon l'auroit par hazard reconnue. Aussi-tôt Clidaman arriva tenant à la main cette meurtriere épée. Je suppliai Sylvie de la lui reprendre. «Je veux, dit-elle, éprouver sa discretion, j'userai ensuite du pouvoir que je dois avoir sur lui. Voilà, continua-t-elle en se tournant du côté de Clidaman, une épée qui m'appartient. Et celui qui la porte, répondit-il. Je veux l'avoir, dit Sylvie. Plût aux dieux, voulussiez-vous de même tout ce qui est à vous, repartit Clidaman.» Sylvie insiste, Clidaman se défend. Sylvie enfin étendant la main lui arracha cette épée ; & j'écrivis ce billet à Ligdamon.


LEONIDE A LIGDAMON.



 On vient de ravir à votre rival le bien qu'on lui avoit fait sans le vouloir. Jugez en quel terme sont ses affaires, puisqu'il doit à l'ignorance les faveurs qu'il reçoit, & qu'on les lui ôte de propos deliberé.

 Ainsi Ligdamon fut gueri, non de la même main, mais du même fer qui l'avoit blessé. Cependant la passion de Guyemans crût à tel point qu'elle égala celle d'Aristandre ; mais celle de Clidaman ne le cedoit en rien à l'amour de tous les deux.

 Après bien des tentatives pour s'assurer qui d'eux étoit le plus agreable à Sylvie, ils avoient connu qu'ils en étoient également bien & également mal-traités. Ils resolurent donc un jour de s'adresser à Sylvie, & de sonder ses vrais sentimens, mais ils en reçurent des réponses si froides, qu'ils ne sçurent que juger. Alors par le conseil d'un druyde ils se rendirent à la fontaine de la verité d'Amour. La proprieté de cette eau vous est connue. Vous sçavez qu'elle découvre les plus secrettes pensées des amans ; celui qui y regarde, y voit sa maîtresse ; s'il en est aimé, il se voit auprès d'elle ; si elle en aime un autre, c'est cet autre qu'il y voit. Clidaman fut le premier qui s'y presenta. Il mit un genou en terre, il baise le bord de la fontaine, & après avoir supplié le génie du lieu de lui être plus favorable qu'à Damon, il se penche un peu sur les eaux. Incontinent Sylvie s'offre à ses regards si touchante & si belle, que transporté hors de lui-même, il s'incline pour lui baiser la main. Mais quelle fut sa douleur, lorsqu'il n'apperçut personne auprès d'elle ! Il se retira dans un trouble qu'il est plus facile de concevoir que d'exprimer, & fit signe à Guyemans de tenter la fortune. Celui-ci après toutes les ceremonies requises, après avoir fait sa priere, jetta les yeux sur la fontaine : il eut le même sort que Clidaman ; Sylvie seule se presenta. Tous deux également consternés, ils vont de nouveau consulter le druyde qui étoit un grand magicien. Il leur répondit que Sylvie n'avoit point encore senti les traits de l'amour. Peu satisfaits de cette réponse, ils se presentent ensemble sur les bords de la fontaine ; mais ils eurent beau se pancher de tous les côtés, la nymphe parut toujours seule. Le druyde en souriant vint les retirerr, & leur dit : «Que n'étant point aimés, l'eau ne pouvoit leur representer leur figure, car sachez, ajoutoit-il, qu'elle represente les esprits, comme les autres eaux represente les corps. Or l'esprit lorsqu'il aime, se transforme en l'objet aimé, & c'est pour cela que lorsque vous vous presentez, l'eau reçoit la figure de votre esprit, & non pas celle de votre corps ; & votre esprit étant transformé en la nymphe Sylvie, c'est Sylvie que l'eau represente, & non pas vous. Si la nymphe vous aimoit, elle seroit transformée en vous, comme vous l'êtes en elle ; alors vous la verriez, & vous vous verriez aussi.» Clidaman qui avoit écouté attentivement le druyde, considerant que son malheur n'étoit que trop assuré tira son épée, en frappa plusieurs fois le marbre de la fontaine ; & si son épée ne s'étoit cassée, il auroit continué jusqu'à ce qu'il eût rompu le marbre : semblable en sa colere au chien qui mord la pierre qui lui a été jettée. Le druyde lui representa que ses efforts étoient inutiles, & que l'enchantement ne pouvoit finir que par extremité d'amour ; que toutefois il sçauroit le rendre inutile, si Clidaman le souhaitoit.

 Clidaman nourrissoit par rareté en de grandes cages de fer, deux lions & deux licornes, qu'il faisoit souvent combattre contre diverses sortes d'animaux. Le druyde les lui demanda pour garder la fontaine, & les enchanta de telle sorte, que, bien qu'ils fussent mis en liberté, ils ne pouvoient abandonner l'entrée de la grotte, que lorsqu'ils alloient chercher à vivre. En ce temps-là il n'y en demeuroit que deux, & depuis ils n'ont fait de mal qu'à ceux qui ont voulu éprouver la fontaine ; mais ils se jettent sur ceux-là avec tant de furie, que qui que ce soit n'ose se hazarder ; car les lions sont si grands & si affreux, & si animés à la défense, qu'ils intimideroient le plus brave. D'un autre côté les licornes ont la corne si forte & si aigue, qu'elles perceroient un rocher, & telle est leur agilité, qu'il est impossible de les éviter. La garde ainsi disposée, Clidaman & Guyemans qui vouloient essayer si les armes leur seroient plus favorables, se rendirent secretement auprès de Childeric.

 Ainsi, gentil berger, cette fontaine admirable, qui dévoiloit les plus secrettes pensées, nous est devenue inutile. Mais si tous eussent ressemblé à Ligdamon, nous ne l'aurions pas perdue. Lorsque je sçus que Clidaman & Guyemans alloient consulter la fontaine, je lui conseillai de les accompagner, dans l'esperance qu'il seroit plus favorisé qu'eux. «Belle Leonide, me répondit-il, je conseillerai toujours à ceux dont le sort est incertain de chercher à s'éclaircir, mais il y auroit de la folie à vouloir des éclaircissemens, quand on est assuré de son malheur. Pour moi je n'ai pas le bonheur de pouvoir douter si je suis aimé de Sylvie, je ne suis que trop certain du contraire ; & quand je voudrai en sçavoir davantage, je n'interrogerai jamais que ses yeux & ses actions.» Son amour n'a fait que s'accroître depuis, & dieu sçait comme la cruelle l'a toujours traité. Elle ne l'a pas vû encore un seul moment, sans lui marquer ou dédain ou cruauté. En verité je ne conçois pas qu'un homme genereux ait pû souffrir des offenses qui tiennent bien plus tôt de l'outrage que de la rigueur.

 Un jour qu'il la rencontra se promenant seule avec moi, je le priai parce qu'il a la voix très-agréable, de nous chanter quelques paroles ; voici celle qu'il nous chanta, je m'en souviens encore :


 Quel est ce mal qui me possede,
 Et me devore nuit & jour,
Sans que je puisse y trouver de remede ?
 Hélas ! c'est l'amour.
 Mais si l'esperance est éteinte,
 Pourquoi, desir, t'estorces-tu
 De faire une plus grande atteinte ?
 C'est que tu nais de la vertu.

 A peine eut-il achevé que Sylvie lui dit : «Ligdamon, puisque je ne suis point la cause de votre mal, pourquoi vous en prenez-vous à moi ? C'est votre desir que vous devez accuser. Mon desir me tourmente, répondit le passionné Ligdamon, mais je dois m'en prendre à ce qui le fait naître, aux charmes de Sylvie. Si les desirs sont bien reglez, repartit Sylvie, ils ne causent point de tourmens, & s'ils ne le sont pas, comment auroient-ils la vertu pour principe ? Non, Sylvie, la raison ne condamne pas toujours les extremes desirs ; car n'est-il pas raisonnable de desirer ce qui est excellent, à proportion de son excellence ? On peut donc aimer à l'excès ce qui est excessivement beau ; & s'il y avoit quelque chose à dire, c'est que les extremes desirs qui ont de pareils objets sont peut-être au dessus de la raison. Cela suffit, repliqua la cruelle, je ne veux point être plus raisonnable que la raison même, c'est pourquoi je n'accepterai jamais ce qui est au dessus d'elle.»

 A ces mots, sans lui donner le temps de répondre, elle nous quitte brusquement, & va rejoindre nos compagnes qui nous avoient suivies.

 Un jour qu'Amasis revenoit de Montbrison, où la beauté des jardins & le charme de la solitude l'avoient retenuë plus qu'elle ne pensoit, elle fut surprise par la nuit ; & parce que nous respirions un air extremement frais, je demandai à Ligdamon, exprès pour le faire parler devant sa maitresse, s'il ne sentoit point la fraîcheur. «Il y a long-temps, me répondit-il, que ni le froid ni le chaud extréme ne peuvent se faire sentir à moi. Je brûle au dedans de trop de feux, & la cruauté de Sylvie me glace tellement, que je suis insensible à tout le reste. O que Ligdamon est heureux, dit Sylvie en penchant dédaigneusement la tête de son côté, de ne sentir ni le froid ni le chaud !»

 Plus je vous raconte de traits qui prouvent la cruauté de Sylvie, & la patience de Ligdamon, plus il m'en revient dans la memoire. Quand Clidaman s'en fut allé, comme je vous l'ai dit, Amasis envoya après lui la plupart des jeunes chevaliers de cette contrée, sous la conduite de Lindamor. Ligdamon voulut avant son départ dire adieu à Sylvie, mais elle feignit de se trouver mal pour ne le point voir.

 Vous pouvez juger avec quelle satisfaction il partit ; il eut besoin de se rappeller que les rigueurs de ce que l'on aime doivent le plus souvent tenir lieu de faveurs. Aussi se disoit-il le plus heureux amant du monde, puisque les rigueurs dont Sylvie l'accabloit ne lui permettoient pas de douter, qu'il ne fût present à sa memoire, & qu'elle ne le reconnût pour son serviteur. Il ajoutoit que ne traitant pas de la sorte ceux qui ne lui étoient point particulierement affectionnés, il falloit croire que c'étoit là la recompense qu'elle accordoit à ceux qui étoient à elle, & que telle qu'elle étoit il falloit la cherir.

 Leonide auroit continué, sans qu'elle apperçut de loin Galatée, qui impatiente de revoir le berger, avoit pris ses plus beaux ajustemens, & venoit suivie du petit Meril. Elle étoit belle, & bien digne d'être aimée de qui n'auroit point eu d'autre passion.

 En ce même temps, Celadon, dont l'estomach n'étoit pas encore bien rétabli, se trouva fort mal : de sorte qu'à l'abord de la nymphe ils furent contraints de se retirer ; & le berger se mit au lit, où il demeura plusieurs jours dans le même état.

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LIVRE QUATRIÈME.



 GALATÉE qui étoit veritablement éprise, demeura presque toujours auprès de Celadon, tant que dura sa maladie ; & si quelque raison la contraignoit de le quitter, elle lui laissoit ordinairement Leonide, qu'elle avoit chargée de faire entendre au berger quels étoient ses sentimens pour lui. La nymphe croyoit par ce moyen faire naître en lui les esperances que sa condition ne lui permettoit pas de concevoir. Et certes Leonide ne la trompoit nullement. Bien qu'elle souhaitât que Lindamor fût satisfait, comme elle attendoit sa fortune de Galatée, elle songeoit uniquement à lui plaire. Mais Amour qui se joue ordinairement de la prudence des amans, & qui se plaît à produire des effets contraires à leurs intentions, fit que Leonide eut plus de besoin que personne que l'on parlât pour elle. En voyant le berger, à qui il ne manquoit rien de ce qui rend aimable, elle sentit que la beauté a de trop secretes intelligences avec notre ame pour ne pas faire son effet. Le berger s'en apperçut bien tôt, mais l'amour qu'il avoit pour Astrée, quoi qu'il en eût été si indignement outragé, ne lui permettoit pas de souffrir cette inclination naissante. Il songea donc à prendre congé de Galatée, dès que sa santé seroit un peu rétablie. Mais aussi-tôt qu'il s'en fut expliqué : «Comment, Celadon, lui dit-elle, recevez-vous de moi de si mauvais traitemens que vous veuilliez partir avant que d'être parfaitement guéri ?» Et comme il lui répondit qu'il craignoit de l'incommoder, & qu'il avoit des affaires dans son hameau, où il vouloit retourner auprès de ses parens & de ses amis. «Non, Celadon, dit-elle, en l'interrompant, ne craignez point de m'incommoder ; pour vos parens, sans moi, dont il semble que la compagnie vous est à charge, vous n'auriez point d'inquiétude à leur sujet, car déja vous ne seriez plus. Quant à vos affaires, il me semble que la plus grande que vous ayez, c'est de satisfaire aux obligations que vous m'avez, & que vous seriez le plus ingrat des hommes, si vous me refusiez quelques momens de cette vie, que vous tenez toute entiere de moi. Il faut d'ailleurs que vous renonciez à votre vie passée : il faut que vous laissiez vos hameaux à ceux qui ont moins de mérite que vous, & qu'à l'avenir vous leviez les yeux jusqu'à moi, qui puis & qui veux faire tout pour vous, si vos actions ne m'en ôtent la volonté.» Quoi que le berger feignît de ne pas entendre ce discours, il le comprit aisément, & dès lors il évita, autant qu'il lui fut possible, de se trouver seul avec la nymphe. Mais le déplaisir que cette vie lui causoit étoit tel, qu'il perdoit presque patience. Leonide, un jour, l'entendant soupirer, & lui en demandant la raison, puisqu'il étoit en lieu où l'on ne desiroit que sa satisfaction ; «Belle nymphe, lui répondit-il, je suis de tous les hommes le plus malheureux ; du moins ceux qui souffrent ont-ils la permission de se plaindre, & souvent la consolation d'être plaints ; & moi je n'ose le faire, parce que mon malheur vient précisément de ce qui paroîtroit de voir me rendre heureux ; ainsi au lieu de me plaindre, on me regarde comme un homme de peu de jugement. Si vous & Galatée vous saviez quelles amertumes je devore en ce palais, où tout autre que moi trouveroit sa felicité, je suis persuadé que vous auriez pitié de moi. Et que faut-il pour vous soulager, dit Leonide ? La permission de m'en aller, répondit le berger. Voulez-vous, repliqua la nymphe, que j'en parle à Galatée ? Je vous en supplie, répondit-il, par tout ce que vous avez de plus cher. Ce sera donc par vous, dit la nymphe, en rougissant.» Et sans tourner la tête de son côté, elle sortit pour se rendre auprès de Galatée, qu'elle trouva seule dans le jardin, & qui déja commençoit à soupçonner Leonide d'aimer aussi le berger ; mais comme elle avoit besoin d'elle, elle lui donnoit toujours les mêmes marques de son affection. Dès qu'elle l'apperçut elle s'avança pour apprendre des nouvelles du berger, & ayant sçû qu'il étoit au même état où elle l'avoit laissé, elle continua à se promener. Après avoir fait quelques pas sans rien dire, elle se tourna vers la nymphe, & lui dit : «Dites-moi, Leonide, fut-il jamais rien d'aussi insensible que Celadon, lui que ni mes actions ni vos discours ne peuvent exciter à la reconnoissance qu'il me doit ? Je l'accuserois plus tôt, répondit Leonide, de manquer de courage & de jugement que de reconnoissance : car, je suis bien trompée, ou il n'a pas assez d'esprit pour comprendre où tendent vos actions ; & s'il conçoit mes discours il n'a pas assez de confiance pour aspirer si haut. Eh, madame ! qu'attendez-vous d'un villageois, que des projets dignes de sa condition ? Les chênes produisent des glands, & chaque chose produit selon son espece. Je sens, dit Galatée, que la difference de nos conditions doit lui imprimer du respect, mais je ne puis croire qu'il soit assez simple pour ne pas comprendre à quoi tendent mes bontés, à moins qu'Astrée ne l'occupe toujours. Il est vrai, madame, qu'il aime cette Astrée, repliqua Leonide ; mais s'il avoit quelque jugement, la préféreroit-il à Galatée ? Cependant, toutes les fois que je lui parle de vous, il ne me répond que par des soupirs. Il a toujours dans la bouche le nom d'Astrée, dont il est au desespoir d'être separé. Ce matin encore l'entendant pousser des soupirs, lorsque je lui en ai demandé la cause, il m'a fait des réponses qui attendriroient les rochers. Et même il vous supplie de le laisser partir. Oui, Leonide, il vous a touchée, confessez la verité, répondit Galatée enflammée de colere, & ne pouvant dissimuler sa jalousie ? Il m'a touchée de pitié, madame, & puisqu'il a tant d'envie de partir, il me semble que vous ne devez point le retenir par force ; car l'amour n'entre point dans un cœur à coups de fouet. Ce n'est pas ce que j'entens, repliqua Galatée ; mais n'en parlons plus ; peut-être, quand il sera guéri, ressentira-t-il aussi tôt les effets du dépit qu'il a fait naître en moi, que ceux de l'amour qu'il a produits en vous. Cependant il ne partira d'ici qu'à ma volonté.» Leonide voulut répondre, mais la nymphe l'interrompit ; «c'est assez, lui dit-elle, il suffit, telle est ma resolution.» Ainsi Leonide fut obligée de s'en aller ; & comme elle ressentoit vivement l'outrage qu'elle venoit de recevoir, elle resolut de se retirer près d'Adamas son oncle. Galatée en même temps appella Sylvie qui se promenoit seule dans une allée ; & contre son dessein, en se plaignant de Leonide, elle ne peut retenir le secret qu'elle avoit caché jusques-là à Sylvie. Sylvie, en qui le jugement devançoit les années, s'efforça d'excuser Leonide. Elle jugeoit bien que si sa compagne prenoit un parti extréme, les choses ne manqueroient pas d'éclater ; ce qui feroit tort à Galatée. «Vous sçavez bien, lui dit-elle, madame, que vous ne m'avez rien découvert de cette affaire ; cependant je vous en dirai des circonstances par lesquelles vous jugerez que je n'étois pas si peu instruite que je l'ai paru ; mais je ne suis point d'un caractere à me mêler des choses où je ne suis point appellée. Il y a déja quelque temps que je soupçonne que dans les assiduités de Leonide auprès de Celadon, il pouvoit bien y avoir autant d'amour que de pitié ; & dès lors, pour m'en assurer, j'épiai ses actions de plus près. Hier, pendant que le berger dormoit, je me glissai dans la ruelle de son lit ; Leonide ne tarda pas à y arriver, & en poussant la porte elle l'éveilla. Après plusieurs discours jettés comme au hazard, elle tomba sur l'amour de Celadon pour Astrée, & d'Astrée pour Celadon. Mais, ajouta-t-elle, croyez-moi, berger, l'amour d'Astrée n'est rien en comparaison de celui que Galatée a conçû pour vous. Pour moi, dit le berger ? Oui pour vous ; après tout ce que je vous en ai dit, pouvez-vous montrer de l'étonnement ? Je ne merite pas un tel bonheur. Et quel seroit son dessein ? Un simple berger, & qui veut vivre & mourir dans sa condition... Votre naissance, reprit Leonide, ne peut être qu'illustre, vous avez trop de perfections, il ne m'en faut point d'autre garant. O Leonide, répondit le berger, pourquoi insultez-vous à un malheureux ? Pensez-vous que j'ignore qui est Galatée, & qui je suis ? Je connois ma bassesse & sa grandeur, & je sçai ce qu'exige mon devoir. Puisque vous le sçavez, repliqua Leonide, rendez donc à Galatée autant d'amour qu'elle en a pour vous, voilà votre devoir.

 Je vous proteste, madame, que jusques-là j'avois crû que Leonide parloit pour elle-même, & je vous avouerai que ce discours m'étonna d'abord, mais depuis remarquant avec combien de discretion toutes vos actions étoient conduites, je vous louai beaucoup de l'empire que vous aviez sur vous-même. Si vous sçaviez, Sylvie, répondit Galatée, les raisons que j'ai de rechercher l'amitié de Celadon, vous approuveriez mon dessein. Vous souvient-il de ce druyde qui nous a prédit notre fortune, & qui vous a prédit à vous-même, & à Leonide aussi tant de choses veritables ? Je m'en souviens parfaitement, répondit Sylvie. Sçachez que de même il m'a assuré que si j'épousois un autre que Celadon, je serois de toutes les femmes la plus malheureuse. Croyez-vous, que la verité de ses prédictions étant si attestée, je doive mépriser celle-ci qui me touche si fort. C'est pour cela que m'en étant expliquée à Leonide, je trouvois si mauvais qu'elle m'eût trahie ; mais puisque vous m'assurez qu'elle n'est point coupable, je vous promets de lui continuer mes bontés.»

 Pendant qu'elles discouroient ainsi, Leonide alla trouver Celadon, & lui raconta son entretien avec Galatée, l'assurant qu'il se devoit regarder comme étant dans une veritable prison. Celadon fut si touché de le qu'il venoit d'entendre, que le soir même une fiévre violente le saisit, & que Galatée l'ayant trouvé en cet état, craignit pour sa vie, mais plus encore le lendemain, que son mal augmentant, il s'évanouit deux ou trois fois entre leurs bras. Quoique les nymphes ne le quittassent pas un instant, & qu'elles ne prissent de repos que quand le sommeil les accabloit, le berger manquoit de bien des secours, qui ne se trouvoient point dans le palais, & les nymphes n'osant en faire venir d'ailleurs, de peur que leur secret n'éclatât, le berger fut en grand peril de la vie. Un soir même il fut tenu pour mort ; mais enfin il revint à lui ; & presqu'aussi-tôt il eut une violente hemorragie qui l'affoiblit de sorte qu'il voulut reposer. Les nymphes le laisserent seul avec Meril ; & Sylvie effrayée de cet accident, dit à Galatée : «Madame, que deviendrez-vous, si vous ne remediez à tout ceci, & quel seroit votre déplaisir, si, faute de secours, ce berger venoit à mourir. Helas, répondit la nymphe, j'ai déja fait les mêmes reflexions, mais quel remede apporter ! Nous sommes dépourvues ici de tout ce qui lui seroit necessaire ; & quand il s'agiroit de ma vie, je ne voudrois pas les tirer d'ailleurs, dans l'apprehension où je suis que mon secret ne fût découvert.» Leonide, que sa passion faisoit parler avec plus de fermeté que Sylvie, lui dit : «Madame, votre apprehension seroit legitime, si la vie du berger n'étoit point en danger ; mais en l'état où il est, il faut être moins timide, ou prévoir les inconveniens. Si ce berger meurt, esperez-vous de cacher sa mort ? Et le Ciel même ne la découvriroit-il pas pour vous punir ? Mais quand on sçauroit que ce berger est ici, ne pouvez-vous pas couvrir votre dessein du pretexte de la compassion, qui est si naturelle à notre sexe ? Si dans cette occasion vous voulez vous reposer sur moi, je conduirai tout avec tant de discretion que rien n'éclatera. Mon oncle Adamas prince des druydes de cette contrée, connoît tous les secrets de la nature, & la vertu de tous les simples ; il est discret, prudent, plein de respect & d'attachement pour vous, si vous l'employez dans cette affaire le succès n'en peut être qu'heureux.» Galatée ne répondoit rien, & Sylvie qui prévoyoit que par le moyen du sage Adamas elle pouvoit détourner Galatée d'un dessein dont l'execution la deshonoreroit, fit valoir avec feu l'expedient que proposoit Leonide. Galatée ne pouvant choisir mieux, y donna les mains. «Il reste, reprit Leonide, que vous daigniez m'instruire de ce que je dois dire ou taire à Adamas.» Galatée demeurant interdite, Sylvie répondit, que pour gagner la confiance du druyde, il falloit lui dire tout ce qu'il pourroit apprendre quand il seroit arrivé. «Dans l'état où je suis, répondit Galatée, je ne puis que dire, ni que resoudre : Je me rapporte de tout à votre discretion.»

 Ainsi partit Leonide, resolue de ne point s'arrêter, quoi que la nuit fût obscure, qu'elle ne fut arrivée chez Adamas, qui demeuroit sur le penchant de la montagne de Marcilly, non loin des vestales & des druydes de Lagnieu. Mais son voyage fut plus long qu'elle ne l'avoit esperé. Elle ne trouva point Adamas, il étoit à Feurs, où il devoit rester encore deux ou trois jours. Leonide en prit le chemin, toute fatiguée qu'elle étoit, sans se reposer qu'une demi-heure au plus ; le desir de la guérison du berger ne lui laissoit aucune relâche. A peine eut-elle fait une lieue, qu'elle apperçut de loin une nymphe seule ; c'étoit Sylvie. Quelle fut sa frayeur lorsqu'elle l'eut reconnue ! Elle s'imagina que Sylvie venoit lui annoncer la mort de Celadon ; mais elle apprit au contraire que depuis son départ, il avoit bien reposé, qu'à son réveil il s'étoit trouvé sans fiévre, & qu'incontinent Galatée l'avoit fait partir pour lui dire de ne point amener Adamas, ni lui découvrir leur secret.

 Il seroit difficile d'exprimer quelle fut la joye de Leonide, lorsqu'elle apprit la guerison du berger qu'elle aimoit, elle en remercia les dieux, & dit à sa compagne : «Ma sœur, puisque Galatée vous a communiqué ses desseins sur Celadon, comme je le reconnois à votre discours, je vous dirai sincerement que j'en rougis pour elle & pour nous. Elle est tellement passionnée que les mépris du berger ne peuvent la distraire de son amour : elle est encore si frappée des prédictions du druyde, qu'elle croit que tout son bonheur dépend d'être aimée du berger ; & ce qu'il y a de piquant, c'est qu'à la maniere des amans, elle s'imagine qu'on ne peut le voir que des mêmes yeux qu'elle ; & voilà mon crime : car elle a conçu pour moi tant de jalousie, qu'elle ne me laisse auprès de lui qu'à regret. Or, ma sœur, si tout ceci éclatoit, comme il éclatera sans doute, que ne dira-t-on point de nous ? Je n'ai rien oublié pour la détourner d'une passion aussi insensée ; mais tous mes efforts sont demeurés inutiles. Pour moi je suis resolue à la laisser aimer, puisqu'elle le veut, pourvû toutefois que ce ne soit pas à nos dépens. Il me sembleroit donc à propos d'y chercher quelque remede, & je n'en voi que dans l'entremise d'Adamas, dont la prudence est connue. Ma sœur, répondit Sylvie, je loue infiniment votre dessein, & pour le favoriser, je m'en retourne près de Galatée, & je lui dirai que je n'ai trouvé ni vous ni Adamas. Il sera donc à propos, ajouta Leonide, que nous allions nous reposer sous quelque arbre, afin de laisser croire que vous m'avez cherchée long-temps ; aussi-bien suis-je si excedée de fatigues, que si je veux continuer mon voyage, il faut que je prenne quelque repos. Allons, ma sœur, repliqua Sylvie, j'y consens.» A ces mots elles se prennent par la main ; & cherchant où elles pouroient passer une partie du jour, elles apperçoivant sur l'autre rive du Lignon un lieu qui leur parut très-commode. Elles passent donc la riviere sur le pont de la Bouteresse, & descendant le long du Lignon, elles viennent se mettre dans un bosquet qui joignoit le grand chemin, & que son épaisseur rendoit très-agréable. Là, après avoir choisi l'endroit le plus couvert, elles s'endormirent l'une après l'autre.

 Pendant qu'elles reposoient, Astrée, Diane, & Phylis vinrent par hazard conduire leurs troupeaux en ce même lieu. Sans voir les nymphes, elles s'assirent auprès d'elles ; & parce que les amitiés qui naissent dans la mauvaise fortune sont bien plus étroites que celles qui naissent dans la prosperité, Diane qui, depuis le desastre de Celadon, s'étoit liée d'amitié avec Astrée & Phylis, avoit pour elles tant d'affection, & elle en étoit si aimée à son tour, qu'elles ne se quittoient presque point. Astrée avoit grand besoin de consolation. Peu de temps après qu'elle eut perdu Celadon, elle perdit aussi ses parens. Hippolite mourut de la frayeur que lui avoit causé la chute d'Astrée dans le Lignon, & Alcé de la douleur qu'il ressentit de la perte de son épouse. Ces deux morts ne furent pas un foible soulagement pour la bergere, elle put du moins, en pleurant ses parens, pleurer aussi Celadon. Diane fille de la sage Bellinde, pour ne pas manquer au devoir du voisinage, rendit plusieurs visites à Astrée ; elle trouva son humeur si agreable, & Astrée la sienne, & Phylis celle de toutes deux, qu'elles se jurerent, comme je l'ai dit, une inviolable amitié, & que depuis elles ne se separerent jamais.

 Ce jour étoit le premier qu'Astrée fût sortie de sa cabane ; de sorte que ses deux fideles compagnes se trouverent avec elle. Mais elle ne fut pas plus tôt assise, qu'elle apperçut de loin Semire qui venoit la trouver. Semire avoit long-temps aimé Astrée, & parce qu'il avoit reconnu qu'elle aimoit Celadon, il avoit cherché à les brouiller, dans l'esperance que s'il y réussissoit, il s'attireroit des regards plus favorables. Il venoit donc trouver Astrée pour commencer son dessein ; mais il fut bien trompé. Astrée qui avoit deviné sa ruse, mit sa main sur ses yeux pour ne le point voir, & pria Phylis de lui dire en son nom, qu'il ne se presentât jamais devant elle. A ce terrible arrêt Semire demeura interdit ; enfin reconnoissant sa faute, il dit à Phylis «J'avoue que le ciel est juste en me punissant de la sorte. Encore ne peut-il égaler mon châtiment à mon offense. C'est moi qui ai rompu les plus beaux nœuds qui furent jamais. Mais pour que les dieux ne me punissent point plus rigoureusement, dites à cette aimable bergere, que je lui demande pardon, que je le demande aussi aux cendres de Celadon ; assurez-la que c'est la force de mon amour qui m'a fait commettre un si grand crime, & que j'irai l'expier loin d'elle dans les larmes & le desespoir.» A ces mots il s'en alla, mais si desolé, que son repentir excita la pitié de Phylis. Lorsqu'elle eut redit à ses compagnes ce que Semire avoit répondu : «Helas ! ma sœur, dit Astrée, j'ai plus de raisons de fuir ce méchant, que je n'en ai de pleurer, jugez par là si je le dois : seul il est cause de tous mes ennuis ; si je vous racontois sa méchanceté & mon imprudence, vous conviendriez qu'il a usé du plus lâche & du plus indigne stratagéme.» Diane qui reconnut que c'étoit à cause d'elle qu'Astrée ne s'expliquoit pas plus clairement, leur dit qu'elle ne prétendoit point les gêner : «Et vous, belle bergere, ajouta-t-elle en se tournant vers la triste Astrée, vous me donnerez lieu de croire que vous ne m'aimez pas, si vous êtres moins libre avec moi qu'avec Phylis. Quoi qu'il n'y ait pas si long-temps que j'aye le bonheur d'être connue de vous, vous ne devez pourtant pas plus douter de mon affection que de la sienne. Je suis persuadée, répondit Phylis, qu'Astrée qui ne sçait point être amie à demi, parlera toujours librement devant vous. Vous dites vrai, Phylis, reprit Astrée, & si je n'en dis pas davantage, c'est que je crains de renouveller ma douleur. Il me semble, repartit Diane, que c'est la soulager que d'en faire part à une amie ; & si j'osois vous en prier, j'aurois une grande satisfaction à sçavoir quelle a été votre fortune, comme je ne ferai jamais difficulté de vous raconter la mienne, quand vous en aurez la curiosité. Puisque vous le voulez ainsi, Diane, répondit Astrée, & que vous daignez partager mes ennuis, je veux qu'à votre tour vous me fassiez part de votre bonheur. Permettez-moi, seulement d'abréger ; une historie aussi triste que la mienne ne pourroit que vous déplaire, si elle étoit longue.» Elles s'assirent toutes trois en rond, & Astrée continua en ces termes :



HISTOIRE
D'ASTRÉE ET DE PHYLIS.



 Ceux qui croyent que les amitiés & les haines passent des peres aux enfans, conviendroient qu'ils sont dans l'erreur, s'ils sçavoient quelle a été la fortune de Celadon & de moi. Vous avez sans doute entendu parler de la vieille inimitié qui étoit entre ses parens & les miens ; inimitié qu'ils ont conservée jusqu'au trépas, & qui a causé tant de troubles parmi nos bergers, que personne sur ces bords cruels ne peut les ignorer. Il sembla toutes fois que, pour montrer sa puissance, Amour voulut choisir deux personnes entre de si mortels ennemis, & les unir si étroitement qu'il n'y eût que la mort qui pût rompre leurs liens. A peine Celadon étoit dans sa quinziéme année, & moi dans ma douziéme, qu'en une assemblée qui se faisoit au temple de Vénus situé sur le sommet de la montagne, à une lieue du château de Montbrison, ce jeune berger me vit, &, comme il me l'a raconté depuis, sur ce qu'il avoit oui dire, il en avoit conçu depuis long-temps le desir. Mais, je l'avouerai ingénuement, je ne le souhaitois pas avec moins d'ardeur. Car pourquoi, lors qu'on parloit de lui, sentois-je mon cœur tressaillir, si pourtant ce nétoit point un presage des troubles qui me sont arrivés à son occasion. Soudain qu'il me vit, il m'aima, & dès lors il prit la resolution de me servir. Et moi dès que je sçus que c'étoit le fils d'Alcippe, je sentis un trouble que je ne connoissois point, & dès ce moment toutes ses actions commencerent à me plaire. Je le trouvai plus aimable que les autres bergers. Comme il n'osoit encore s'approcher de moi, ni me parler, ses regards m'en dirent tant, que je reconnus enfin qu'il vouloit m'en dire davantage. Un jour que l'on dansoit au pied de la montagne sous de vieils ormes qui forment un ombrage délicieux, il usa de tant d'artifice, que sans que j'y prisse garde, & feignant que c'étoit par hazard, il se trouva sous ma main. Je ne fis pas semblant de le connoître, & je traitois avec lui comme avec les autres bergers, lui au contraire, en me prenant la main baissa la tête, de sorte que feignant de baiser sa main, je sentis sa bouche sur la mienne. Cette action me fit rougir, & je tournai la tête de l'autre côté, comme si j'avois été bien attentive au branle que nous dansions. Cela fut cause qu'il demeura quelque temps sans me parler, ne sçachant, comme je crois, comment il devoit s'y prendre. Enfin ne voulant pas perdre une occasion qu'il recherchoit depuis si long-temps, il se mit devant moi, & parlant a Corilas en apparence bas, mais haut en effet. «Plût-à-dieu, dit-il à Corilas (car je l'entendis aisément) que la querelle des parens de cette bergere & des miens eût à se démêler entre nous deux !» Et dans le moment il reprit sa place. «Souhait dangereux, lui repondit Corilas, vous n'en ferez jamais qui le soit autant. Quelque peril qu'il puisse y avoir, je ne me retracte point, repartit Celadon. Et vous, belle bergere, ajouta-t-il en s'adressant à moi, que vous semble de ma resolution ? Je ne sçai, lui répondis-je, de quoi vous parlez. Il m'a dit, reprit Corilas, que pour tirer un grand bien d'un grand mal, il voudroit que la haine de vos parens fut changée en amour entre les enfans. Comment, repliquai-je, feignant de le méconnoître, vous êtes fils d'Alcippe ? Il étoit plus convenable de vous placer auprès de toute autre bergere qui l'auroit mieux agréé que moi. J'ai bien oui dire, continua Celadon, que les dieux punissent les erreurs des peres sur les enfans, mais cela même siéroit-il à des hommes. Non que votre beauté ne vous donne les privileges dont jouissent les dieux ; mais aussi vous devez, comme eux, pardonner quand on vous en supplie.» Il en auroit dit davantage, si la danse avoit duré plus long-temps.

 Quelque temps après on proposa les prix avec les exercices accoutumés, la lutte, la course, & le saut. Celadon étoit trop jeune pour être admis à d'autre qu'à celui de la course. Il en remporta le prix, c'étoit une guirlande de fleurs. Il en fut couronné avec beaucoup d'acclamations de toute l'assemblée. Celadon, sans beaucop de reflexions, ôta la guirlande de dessus sa tête, & vint la mettre sur la mienne, en me disant tout bas : «Ceci confirme ce que je vous ai dit.» Je fus tellement surprise que je ne pus lui répondre, & sans Artemis votre mere, je la lui eusse rendue, Phylis, non qu'elle ne me fût agréable, venant de sa main, mais parce que je craignois qu'Alcé & Hippolite ne le trouvassent mauvais.

 Tout ce jour, & le lendemain, le jeune berger ne perdit pas une occasion de me prouver son amour. Le troisiéme jour de la fête, comme vous le sçavez, on a accoutumé de representer le jugement de Pâris. Sur la fin du repas, le grand druyde jette entre les filles une pomme d'or, sur laquelle sont écrits ces mots : A la plus belle. On tire ensuite au sort le nom de la bergere qui doit faire le personnage de Pâris, & celle qui est éluë par le sort entre dans le temple de la beauté, dédié à Vénus, suivie des trois plus belles bergeres que le grand druyde a choisies auparavant. Les portes du temple étant bien fermées, elle examine les trois bergeres qui paroissent nuës, excepté qu'une simple gase les couvre depuis la ceinture jusqu'au genou, & elle juge souverainement de leur beauté. Mais parce qu'autrefois de jeunes bergers se sont mêlés parmi les bergeres, il fut ordonné par un édit public, que quiconque à l'avenir commettroit une pareille insolence, il seroit lapidé à la porte du temple par les bergeres. Une punition si terrible n'effraya point le jeune Celadon ; ce jour-là même il se déguisa en bergere, & se mêlant avec nous, il fut pris aisément pour une fille. Comme si la fortune avoit voulu le favoriser, je fus choisie avec Stelle & Malthée pour representer les trois déesses ; & lors qu'on tira le nom de celle qui devoit representer Pâris, j'entendis nommer Orithie : c'étoit le nom qu'avoit pris Celadon. On ne peut exprimer la joye qu'il eut de voir son dessein si bien réussir. Nous fumes conduites dans le temple, où le juge étant assis dans un siege qu'on lui avoit preparé, & les portes formées, nous commençames, suivant les statuts à nous deshabiller. Il falloit que chacune des bergeres allât à son tour offrir ses dons comme avoient fait les trois déesses à Pâris. Stelle se presenta la premiere, & après qu'il l'eut entendue il la fit retirer pour faire place à Malthée. Pour moi, je reculois toujours, parce qu'il me fâchoit de me montrer nue. Celadon qui trouvoit le temps trop long au gré de son impatience, n'entretint Malthée qu'un instant. Il me fallut enfin paroître devant lui ; j'en rougis encore de honte. J'avois les cheveux épars ; ils descendoient jusqu'à terre, & je n'avois pour tout ornement que la guirlande que Celadon m'avoit donnée. Dès qu'il se vit seul avec moi, je remarquai qu'il changea deux ou trois fois de couleur ; je n'en eusse jamais soupçonné la cause. Il me regardoit sans me rien dire, j'en usois de même de mon côté ; ce que la honte produisoit en moi, l'amour l'operoit en lui : car il m'a juré depuis qu'il ne m'avoit jamais vue si belle. Enfin voyant que je gardois un profond silence, il me dit : «Hé quoi, Astrée, pensez-vous n'avoir pas besoin, comme les autres, de vous rendre votre juge favorable ? Je sçai, Orithie, lui répondis-je, que j'en ai plus besoin que mes compagnes, & que je dois leur ceder en toutes choses ; si la coutume ne m'avoit obligée à cette démarche, vous ne me verriez point aujourd'hui disputer le prix. Si vous l'obtenez, me dit-il, que ferez-vous pour moi ? Je vous en serai d'autant plus obligée, lui dis-je, que je croi le mériter moins. Jurez-moi, ajouta-t-il, que vous me donnerez-ce que je vous demanderai, & je prononce en votre faveur. Je lui promis tout.» Il me demanda de mes cheveux pour lui faire un bracelet, & je lui en donnai. «Astrée, me dit-il, en les recevant, je prens ces cheveux comme un gage du serment que vous me faites, afin que si vous y contrevenez je puisse les offrir à la déesse Vénus, & lui demander vengeance. Cela est inutile, lui répondis-je, je suis bien resolue de n'y manquer jamais.» Alors la fausse Orithie me dit avec un visage riant : «Astrée, je bénis les dieux du succès de mon entreprise, sçachez que ce que vous m'avez promis, c'est de m'aimer plus que personne du monde. Je suis Celadon, jugez de l'excès de mon amour par le péril où je m'expose pour vous.»

 Imaginez-vous, sage Diane, quelle je devins alors ! La pudeur & la honte m'excitoient à la vengeance, l'amour m'en interdisoit tout desir. Je n'eus donc pas la force de consentir à son supplice, je songeai qu'il ne m'avoit offensée que parce qu'il m'aimoit trop. Confuse seulement de paroître plus long-temps nue à ses yeux, je ne lui répondis que par un triste silence, & j'allai retouver mes compagnes. Dès que nous fûmes en état de paroître, la dissimulée Orithie s'avança sur la porte du temple, & nous ayant fait approcher toutes trois : «C'est Astrée, dit-elle, qui a remporté le prix de la beauté ; que personne n'appelle de mon jugement, je l'ai vue, & toute fille que je suis, j'ai ressenti la force de ses charmes.» En même temps il me presenta la pomme. Je la reçus toute troublée ; mais bien plus encore, lorsqu'il me dit tout bas : «Recevez cette pomme comme le prix de mon affection. Il suffit, lui dis-je, temeraire, que je la reçoive pour te sauver la vie.» Il n'osa me répondre, de peur d'être reconnu ; & parce que la coutume vouloit que celle qui avoit eu la pomme baisât le juge pour le remercier, je fus encore obligée de le baiser. Mais je vous assure que quand je ne l'aurois pas connu jusqu'alors, j'aurois bien senti que c'étoit un berger. La foule & les applaudissemens nous separérent. Incontinent le druyde m'ayant couronnée me fit porter dans une chaise dorée, avec de si grands honneurs, que l'on étoit surpris du peu de joye qui paroissoit sur mon visage. J'étois tellement interdite, & si fort combattue d'amour & de dépit, qu'à peine savois-je ce que je faisois. Pour Celadon, dès que la ceremonie fut achevée, il se glissa parmi les autres bergers, reprit ses habits, & vint nous retrouver avec un visage si assuré, que personne n'eût pû rien soupçonner. Lorsque je le revis, je n'osai presque lever les yeux sur lui, de honte & de colere ; mais il trouva le moyen de m'aborder, & me dit assés haut : Le juge qui vous a donné le prix de la beauté a montré son discernement, je l'avoue ; mais bien que vous meritassiez un jugement aussi favorable, vous ne laissez pas de lui avoir obligation. Berger, lui répondis-je assés bas, je croi qu'il m'est plus redevable que moi à lui, puisque s'il m'a donné une pomme qui m'étoit due en quelque sorte, je lui ai sauvé la vie qu'il meritoit de perdre par sa temerité. Aussi, repartit incontinent Celadon, m'a-t-il assuré, qu'il vouloit employer à votre service ces jours qu'il tient de vous. Celadon, repliquai-je, laissons ce discours. Souvenez-vous seulement que si je n'avois craint de donner occasion à des jugemens desagreables sur mon compte, je vous aurois fait punir comme vous le meritez. Et bien, reprit Celadon, puisqu'en effet vous vouliez que je mourusse, prescrivez-moi un genre de mort, & vous me verrez vous satisfaire avec autant de courage qu'il m'a fallu d'amour pour vous offenser.» Il seroit trop long de vous repeter tous nos discours. Après plusieurs reparties qui m'empêchoient de douter de son amour, si pourtant les changemens de visage en peuvent donner quelque connoissance, je lui dis, feignant d'être en colere : «Souvien-toi, berger, de l'inimitié de nos peres, & sois persuadé que ma haine pour toi égalera celle qu'ils se portent, si tu retombes jamais dans les mêmes fautes ; car, pour celle-ci, ton âge & mon honneur m'engagent à te la pardonner.» Je lui dis ces derniers mots pour lui donner un peu de courage ; car, pour dire le vrai, sa passion ne pouvoit me déplaire ; & dans l'instant je me tournai pour parler à Stelle, qui n'étoit pas loin de moi. Celadon, étonné de ma réponse, se retira de l'assemblée ; il changea tellement en peu de jours, qu'on ne le reconnoissoit plus, & son chagrin ne lui faisoit aimer que les lieux les plus sauvages de nos bois. J'en ressentis de la peine, je l'avoue, & je resolus de chercher quelque moyen de lui donner un peu plus de satisfaction. Je fus contrainte, pour le rencontrer, de conduire mes troupeaux du côté où je sçus qu'il se retiroit le plus souvent. Après y avoir été plusieurs fois vainement, un jour enfin je crus entendre sa voix, & m'approchant doucement je le vis couché sur l'herbe, & levant au ciel des yeux tout baignés de larmes. J'en fus si touchée que je resolus de ne le plus laisser en cet état. Peu s'en fallut que je ne me montrasse à lui, je gagnai pourtant sur moi de ne lui point faire remarquer que je le recherchois. J'allai donc m'asseoir sous des arbres, & faisant semblant de ne pas prendre garde à lui, je me mis à chanter. Aussi-tôt il tourna les yeux du côté où j'étois, & demeura comme extasié en m'écoutant. Un moment après pour lui donner la hardiesse d'approcher, je fis semblant de dormir, & toutefois j'entrouvrois les yeux pour voir ce qu'il deviendroit. Il ne manqua pas de faire ce que j'avois pensé, il s'approcha doucement, & se vint mettre à mes genoux. Après avoir demeuré quelque temps en cet état, lorsque je faisois plus semblant de dormir pour lui donner plus de hardiesse, il soupira, & se baissant doucement, il me donna un baiser. Je crus alors qu'il avoit assez bien repris courage, j'ouvris les yeux, comme s'il m'eût éveillée en me touchant : «Berger, lui dis-je, d'un ton irrité, qui vous a rendu si hardi que de venir interrompre de la sorte mon sommeil ? Hélas ! dit Celadon, si je vous ai offensée, trop aimable bergere, c'est à votre beauté que vous devez vous en prendre. Et si vous appellez offense d'être aimée & adorée, cherchez dès à present le châtiment que je mérite ; car je vous jure que je vous offenserai de la sorte toute ma vie, sans que ni votre cruauté, ni la haine de nos peres, ni tout l'univers ensemble puisse m'en détourner.

 Mais, belle Diane, j'abrége des discours qui conviennent peu dans une maison affligée. Vaincue enfin je lui representai les difficultés que la haine de nos parens apporteroit à son dessein ; mais il me répondit qu'il n'en changeroit jamais. Je fus donc obligée de consentir à ce qu'il fût mon serviteur. Nous étions encore si jeunes, que nous ne sçavions point cacher nos sentimens. Bien-tôt Alcippe pere de Celadon les penetra, & supportant avec impatience le goût que nous avions l'un pour l'autre, il resolut avec Cleante son ancien ami, de faire voyager Celadon. Il esperoit qu'une longue absence le gueriroit de la passion qu'il avoit pour moi ; mais qu'il se trompoit ! les difficultés ne firent que l'irriter ; il les nommoit les pierres de touche de sa fidelité. Il me dit adieu en particulier. Si vous eussiez vu, belle Diane, comment il me supplioit de l'aimer toujours, & avec quels transports il m'assuroit que son amour ne finiroit qu'avec sa vie, vous eussiez aisément jugé qu'en effet cet amour devoit être éternel. «Astrée, me dit-il, je vous laisse mon frere Lycidas ; il est instruit de mes sentimens, jurez-moi que vous recevrez comme venant de moi tout ce qu'il fera pour vous, & que vous daignerez quelquefois lui parler de Celadon.» Je lui promis tout ce qu'il voulut, & Lycidas executa si bien ce que son frere lui avoit demandé, qu'à ses assiduités & à ses empressemens on jugea qu'il avoit succedé à la passion de son frere. Cela fut cause qu'Alcippe qui croyoit d'ailleurs qu'une absence de trois années m'auroit effacé du souvenir de Celadon, le fit revenir dans nos hameaux. O dieux ! avec quelle joye me vint-il retrouver ! Il me fit demander par Lycidas une entrevue secrete, & m'écrivit une lettre qui me fit comprendre que les beautés d'Italie n'avoient point changé son cœur. Je croi l'avoir ici cette lettre ; helas ! j'ai plus cherement conservé ce qui venoit de lui, que lui-même. Alors Astrée ayant tiré de sa poche un petit sac où elle mettoit toutes les lettres de Celadon, & ayant trouvé celle qu'elle cherchoit, elle y lut ces paroles :


CELADON A ASTRÉE.



 Belle Astrée, vous m'aimiez avant mon exil, fasse le ciel que je vous retrouve la même à mon retour. Je partis avec tant de douleur, & je suis revenu avec tant de joye, que n'étant mort ni en allant ni en revenant, il faut bien que l'on ne meure ni de plaisir ni de tristesse. Permettez donc que je vous voye, afin que je puisse raconter ma fortune à celle qui peut à son gré me rendre heureux ou malheureux.

 Je ne puis, belle Diane, me rappeller sans la plus vive douleur les entretiens que nous eûmes alors.

 Pendant l'absence de Celadon, Artemis ma tante vint visiter ses parens, & amena avec elle l'aimable Phylis. Notre façon de vivre lui semblant plus agréable que celle des bergers d'Allier, elle resolut de demeurer avec nous. L'humeur de Phylis me plût extremément, & lorsque Celadon fut de retour, il la gouta si bien que je puis bien dire qu'il est cause de l'étroite amitié qui est entre nous. Celadon avoit alors près de dix-huit ans, & moi près de quinze ; ce fut en ce même temps que nous commençames de nous conduire avec plus de reserve ; de sorte que pour cacher notre intelligence, je lui recommandai, ou plus tôt je le contraignis de rendre des devoirs à toutes les bergeres qui auroient quelque apparence de beauté, de peur que les devoirs qu'il me rendoit ne fissent soupçonner quelque chose de notre intelligence. Je dis que je le contraignis, car je ne croi pas qu'il eût jamais consenti à ce que je voulois, sans son frere Lycidas, qui lui dit qu'il devoit me donner cette satisfaction ; que s'il n'y sçavoit point d'autre remede, il falloit qu'il eût recours à son imagination, & qu'en parlant aux autres bergeres, il se figurât que c'étoit à moi qu'il parloit : helas ! il avoit bien raison de faire des difficultés, il avoit un secret pressentiment qu'il lui en couteroit la vie. Excusez, sage Diane, si mes pleurs interrompent mon discours, plût-à-dieu coulassent-elles pour un autre sujet ! & s'étant essuyé les yeux elle poursuivit de la sorte.

 Et parce que Phylis étoit presque toujours avec moi, ce fut à elle qu'il s'adressa d'abord, mais avec tant de contrainte que je ne pouvois quelquefois m'empêcher d'en rire. Phylis le traita assez rudement, ce qui lui donna lieu de faire cette chanson qu'il chantoit souvent.


Je souffre en vous aimant
Le plus cruel tourment ;
Ma passion égale
Votre beauté fatale.
Bergere mes amours,
Souffrirai-je toujours ?
Vos beaux yeux m'ont flate
D'un retour merité ;
Et pourtant, inhumaine,
Vous riez de ma peine.
Bergere mes amours,
Souffrirai-je toujours ?

 «Ma sœur, dit Phylis, je me souviens fort bien de ce que vous dites, lorsqu'il me parloit, ses discours étoient si interrompus que je n'y pouvois rien comprendre, & quand il vouloit me nommer, il m'appelloit Astrée. Mais voyez quelle est la destinée des penchans. Je reconnoissois que la nature avoit plus favorisé Celadon que Lycidas, & cependant, sans que j'en puisse dire la raison, j'avois plus de goût pour Lycidas. Helas ! ma sœur, répondit Astrée, vous me rappellez un discours qu'il me tint en ce temps-là de vous, & de cette belle bergere, dit-elle, en se tournant vers Diane : belle bergere, me disoit-il, la sage Bellinde, & votre tante Artemis sont bien-heureuses d'avoir de telles filles, & nous leur sommes bien obligés de ce qu'elles les ont amenées sur les bords du Lignon. Elles seules, ou je ne m'y connois pas, meritent l'amitié d'Astrée. Je vous conseille de vous attacher à elle, vous goûterez dans leur commerce toute la satisfaction imaginable. Plût-à-dieu que l'une d'elles voulût regarder d'un œil favorable mon frere Lycidas.» Comme je ne vous connoissois pas encore, belle Diane, je lui répondis que j'aimerois mieux qu'il s'attachât à Phylis, ce que j'avois souhaité arriva, ils se virent souvent à mon occasion, & cette familiarité fut bien-tôt suivie d'une veritable passion. Un jour qu'il trouva le moment de lui faire sa declaration : «Belle bergere, lui dit-il, vous vous connoissez assés pour croire que l'on ne peut vous aimer mediocrement ; il est impossible que mes actions ne vous ayent donné quelque connoissance de mon amour : & puisque l'on ne peut vous aimer qu'infiniment, vous devez avouer que c'est ainsi que je vous aime.» Comme nous étions près d'eux, Celadon & moi, nous entendimes la declaration de Lycidas, & la réponse de Phylis. Elle n'ignoroit pas qu'elle étoit aimée, & je m'étois apperçue qu'elle approuvoit la flamme du berger ; cependant sa réponse fut si vive que Lycidas se retira comme desesperé. Celadon qui aimoit veritablement son frere, ne sçachant à qui se prendre de la severité de Phylis, s'en prenoit à moi ; j'en ris d'abord, & lui dis enfin : «Ne vous affligez point, Celadon, de la réponse de Phylis ; la plupart de nos bergers aiment mieux faire croire qu'ils sont favorisés, que de l'être en effet ; comme si la diminution de notre honneur augmentoit leur gloire. Voilà pourquoi nous sommes obligées d'user avec eux de dissimulation. Je connois l'humeur de Phylis, & je me charge des interêts de Lycidas auprès d'elle ; qu'il persevere seulement, & qu'il ne perde point patience.» Mes premieres tentatives ne produisant rien, Lycidas resolut plusieurs fois de ne l'aimer plus, & en ce temps il aimoit à chanter les vers que vous allez entendre :


 Quand je vis ces beaux yeux, nos superbes vainqueurs,
Soudain je m'y soumis comme aux rois de nos cœurs ;
Pensant que la rigueur en dût être bannie ;
Mais depuis éprouvant toute leur cruauté,
Je crus qu'éterniser en nous leur tyrannie,
Ce n'étoit pas amour, mais plus tôt lâcheté.

 Je croi que Lycidas n'eût pas si tôt triomphé de la cruauté de Phylis, si par hazard en nous promenant sur les bords du Lignon, nous n'avions apperçu ce berger dans une île écartée, & où il n'y avoit point d'apparence de feinte. Nous l'entendimes se plaindre, & pousser de profonds soupirs, en traçant, à ce qu'il sembloit, des chiffres sur le sable avec sa houlette. Alors, saisissant l'occasion : «Méchante que vous êtes, dis-je à Phylis, se peut-il que vous soyez insensible à tant d'amour ? & laisserez-vous mourir ce berger, pouvant lui sauver la vie ? Ma sœur, me répondit-elle, les bergers de cette contrée sont si dissimulés, que leur bouche & leur cœur sont rarement d'intelligence. Examinons sans prévention les actions de Lycidas, & nous démêlerons sans peine l'artifice. Pour ce que nous venons d'entendre, je suis persuadée que s'il ne nous avoit point vues, il n'en eût pas été question ; car ne valoit-il pas autant nous le dire qu'à ces bois, & à ces rives sauvages ? Mais oubliez-vous, ma sœur, que vous le lui avez défendu. Imaginez-vous, repartit Phylis, des ordres si absolus qu'ils puissent arrêter une passion violente ? Oui, s'il m'avoit desobéi, j'aurois cru qu'il m'aimoit davantage. Mais enfin il vous a obei. Il m'a obéi, je le veux, mais en m'obéissant il m'abandonne.» Elle en auroit dit plus, si je ne l'avois interrompue en lui disant que ces discours étoient à leur place avec Lycidas, mais non pas avec moi, qui sçavois bien que les bergeres, quand on leur parle d'amour, sont obligées de paroître plus irritées qu'elles ne le sont ; que je la louerois si elle tenoit ce langage à Lycidas, mais que le tenir à moi, c'étoit une défiance qui m'offensoit, & que puis qu'elle ne pouvoir éviter d'être aimée, il valoit mieux qu'elle le fut de Lycidas, dont elle connoissoit l'affection, que de tout autre. Elle me répondit qu'elle étoit très éloignée de cette dissimulation que je lui reprochois, & que puis que je souhaitois qu'elle reçût Lycidas, elle m'obeiroit lors qu'elle reconnoîtroit qu'il l'aimoit, ainsi que je le pretendois. Cela fut cause que Celadon la trouvant quelque temps après avec moi, lui donna une lettre que son frere lui écrivoit par mon conseil.


LYCIDAS A PHYLIS.



 S'il a été un temps où je ne vous aye point aimée, que jamais je ne sois aimé de personne ; & si mon amour n'a pas toujours été le même, je consens à être toujours aussi malheureux que je le suis. Il est vrai que depuis quelque temps j'ai plus caché d'amour que je n'en ai montré. Si j'ai failli en cela, accusez-en mon respect ; & si vous n'en croyez pas mes sermens, choisissez les preuves que vous voulez exiger, & vous connoîtrez que je vous suis plus acquis que je ne puis vous l'exprimer.

 Nous obtinmes enfin, sage Diane, que Lycidas fût reçu, & dès lors nous vécumes dans une intelligence parfaite. N'avez vous point remarqué le rocher qui est sur le grand chemin ? comme il est escarpé, on y monte difficilement ; mais en recompense on peut y rester sans être vû. C'est en ce lieu que nous nous assemblions. Si quelqu'un nous rencontroit en chemin, nous feignions de passer outre ; une marque dont nous étions convenus, & mise dès le matin au pied du rocher, nous apprenoit si nous devions y monter. Et parce que nous ne pouvions pas nous rendre tous les jours au rocher, nous avions choisi un vieux saule, dans le creux duquel nous mettions nos lettres, car nous nous écrivions tous les jours. Enfin, sage Diane, nous avions tellement réussi à nous cacher Celadon & moi, & Lycidas & Phylis, que l'on crut que Celadon m'avoit quittée pour s'attacher à Phylis, & que j'avois quitté Celadon pour Lycidas. Celadon même crut que j'aimois Lycidas ; & je crus, moi, qu'il aimoit Phylis ; Phylis, de son côté, pensa que Lycidas m'aimoit, & Lycidas ne douta point que Phylis n'aimât Celadon. Nous nous trouvâmes tellement prévenus de ces opinions, que nous comprimes bientôt qu'un rien fait naître la jalousie dans des cœurs passionnés. «Il est vrai, interrompit Phylis, que nous étions alors bien novices en amour. Car à quoi nous servoit de dissimuler ainsi ? N'aviez-vous pas autant à craindre que l'on vous soupçonnât d'aimer Lycidas que Celadon ? Ma sœur, répondit Astrée, nous ne craignons gueres que l'on pense de nous ce qui n'est pas ; au contraire le moindre soupçon de ce qui est vrai ne nous laisse aucun repos.» Cette jalousie, continua-t-elle, en se tournant vers Diane, crût à tel point, que je ne sçai ce qui seroit arrivé, si quelque heureux génie ne nous eût inspiré de nous éclaircir. Déja depuis huit jours nous avions abandonné le rocher, & les lettres que Celadon & moi nous mettions dans le saule étoient d'un stile si different, qu'il sembloit que nous n'étions plus les mêmes l'un & l'autre. Un jour nous nous rencontrâmes tous quatre en un même lieu, & Celadon, dont la passion étoit la plus forte, commença ainsi : «Belle Astrée, si je pouvois attendre du temps quelque remede au mal qui me presse, je l'attendrois ce remede ; mais puis que mon mal s'accroît tous les jours je suis contraint d'y chercher un autre soulagement ; c'est en me plaignant à vous même du tort que l'on me fait.» Lycidas l'interrompit en disant que sa peine n'étoit pas moins violente ; cependant me tournant vers Phylis, je lui dis : «Vous verrez, ma sœur, que ces bergers veulent se plaindre de nous.» A quoi elle me repondit que nous avions bien plus de raison de nous plaindre d'eux. «Et moi, repliquai-je, c'est de vous sur tout que je me plains, sous le pretexte de l'amitié que vous feignez d'avoir pour moi, vous avez distrait Celadon de celle qu'il me portoit. Celadon s'adressant à moi me dit : «Ah ! belle bergere, mais aussi volage que belle, avez vous pû oublier ainsi les services de Celadon, & vos sermens ? je me plains moins de Lycidas, quoi qu'il ait violé tout à la fois les devoirs du sang & de l'amitié, que je ne me plains de vous à vous même. Est-il possible, Astrée, que toute ma fidelité, tout mon amour n'ait pû fixer votre inconstance, ou que votre foi si souvent jurée, & les dieux si souvent pris à témoin nayent pû vous empêcher de faire un autre choix à mes yeux.» En même temps Lycidas prenant la main de Phylis, «Puis-je vivre, lui dit-il en soupirant, & sçavoir qu'un autre berger m'est preferé, à moi qui avois merité le bonheur de vous plaire, s'il se peut meriter par le plus fidele & le plus tendre amour.» Contrainte de répondre à Celadon, je ne pus entendre ce qu'il ajouta : «Berger, lui dis-je, ces mots d'amour & de fidelité ne sont qu'en votre bouche, & j'ai plus lieu de me plaindre de vous, que de vous écouter ; mais parce que rien qui vienne de vous ne me touche desormais, je ne daigne pas me plaindre ; vous m'imiteriez, si vous n'étiez aussi dissimulé que vous l'êtes : Mais, continuez, Celadon, aimez Phylis, ses vertus le méritent ; si je rougis, c'est d'avoir pû aimer ce qui en étoit si indigne» Celadon fut si étonné de cette réponse, qu'il demeura quelque temps comme interdit ; c'est pourquoi je pus entendre ce que Phylis répondoit à Lycidas. «Lycidas, lui dit-elle, vous me nommez volage, & vous n'ignorez pas que vous méritez plus que moi ce nom odieux. Vous vous faites plus de tort qu'à moi ; ce qui m'offense est que vous m'imputiez votre faute, & que vous cherchiez des pretextes à votre infidelité. Mais qui trompe son frere, peut bien tromper celle qui ne lui est rien. Et vous, Astrée, continua-t-elle, en se tournant vers moi, croyez que vous ferez bien tôt place à quelqu'autre objet, malgré toutes vos perfections. Elles sont bien minces, repliquai-je, & bien inferieures aux vôtres, puisqu'elles n'ont pû retenir Celadon. Ce n'est pas, s'écria Celadon, en se jettant à mes genoux, que je veuille diminuer le mérite de Phylis ; mais j'atteste les dieux, que jamais elle n'alluma dans mon ame la moindre étincelle d'amour, & que mon desespoir seroit moindre si je vous voyois changer, qu'il ne l'est quand je vous entens m'accuser d'inconstance.»

 Pour finir des détails inutiles, & qui pourroient vous ennuyer, sage Diane, nous reconnumes, avant que de nous separer, combien notre erreur avoit été grossiere, & le tort que nous avions eu de nous soupçonner mutuellement. Depuis nous fûmes beaucoup plus retenus qu'auparavant. Pour moi au sortir de cette peine, je rentrai dans une autre presqu'aussi grande. Alcippe qui observoit son fils reconnut que son amour n'étoit pas éteint. Pour s'en assurer mieux, il veilla de plus prés, & remarquant avec quel empressement il se rendoit tous les jours dès le matin au vieil saule, où nous mettions nos lettres, il y alla le premier, & après bien des recherches il trouva enfin une lettre que j'y avois mise le soir, elle étoit conçue en ces termes.


ASTRÉE A CELADON.



 Hier nous nous assemblames au temple, pour rendre les honneurs divins à Pan & à Syrinx ; mais, berger, pour que je trouve une fête belle, il faut que vous y soyez. Car rien ne me peut plaire où vous n'estes pas, je suis extremément observée, & si je ne vous avois promis de vous écrire tous les jours, vous n'auriez point eu aujourd'hui de mes nouvelles.

 Quand Alcippe eut lu cette lettre, où il n'y avoit ni suscription, ni signature, il la remit au même lieu, & se cacha pour voir le berger qui la viendroit prendre. Son fils ne tarda pas de venir, & ne se trouvant point de papier, il m'a dit qu'il avoit écrit ces mots sur le dos de ma lettre.


CELADON A ASTRÉE.



 Quand vous me dites que vous m'aimez, quelle plus grande obligation puis-je avoir aux dieux ; mais n'est ce pas une veritable offence que d'ajouter, comme vous faites, que cette fois vous ne m'écrivez que pour acquiter votre promesse. Souvenez-vous, je vous en conjure, que je ne suis point à vous, parce que je vous l'ai promis, mais parce qu'en effet je suis à vous. De même je ne veux point que vous m'écriviez, parce que telles sont nos conditions, mais seulement parce que vous avez quelque retour pour moi.

 Alcippe attendit long-tems en ce même lieu pour voir qui viendroit chercher la lettre, persuadé qu'avant la fin du jour quelqu'un viendroit la prendre. Il étoit déja tard quand j'y allai. Dès qu'Alcippe m'apperçut, il se leva, & fit semblant de s'être endormi ; moi, de peur de lui donner le moindre soupçon, je feignis de prendre une autre route. Aussitôt que je fus partie, Alcippe prit la lettre, & dans le moment il se determina à faire voyager encore son fils ; l'inimitié qu'il portoit à mon pere étoit trop forte pour qu'il pût jamais consentir à me voir unie avec son fils. Il avoit même intention de le marier à Malthée fille de Forelle. Ce que nous nous dîmes Celadon & moi, lorsqu'il partit, n'a été que trop divulgué par une des nymphes de Bellinde ; car je ne sçai comment ce jour-là Lycidas qui étoit au pied du rocher s'endormit, & la nymphe nous ayant entendu en passant, elle écrivit tout notre entretien sur ses tablettes. «Et quoi ? interrompit Diane, sont-ce les vers que j'ai entendu chanter à une des nymphes de ma mere sur le départ d'un berger ? c'est-cela même, répondit Astrée ; & parce que j'ai toujours caché qu'il y eût quelque chose qui me touchât, je n'ai osé les demander. Demain, repliqua Diane, je puis vous en donner une copie. Astrée lui en rendit graces & poursuivit ainsi.»

 Pendant l'absence de Celadon, Olympe fille du berger Lupeandre arriva avec sa mere en notre hameau ; & comme elle avoit été nourrie jeune avec Amaryllis, elle vint la visiter. Olympe avoit moins de beauté que d'affeterie ; elle étoit d'ailleurs si presomptueuse qu'elle s'imaginoit que tous les bergers qui la regardoient étoient amoureux d'elle ; telle est la manie de toutes les femmes qui s'aiment. A peine fut-elle arrivée dans la maison d'Alcipe, qu'elle prit pour amour les civilités de Lycidas. Le berger s'en apperçut, & nous consulta sur la maniere dont il devoit se conduire. Nous fumes d'avis, qu'il laissât Olympe dans son erreur, afin de mieux cacher son amour pour Phylis. Peu de temps après, Artemis eut par malheur quelque affaire sur les rives d'Allier, elle y mena Phylis malgré tous les artifices dont nous usames pour la retenir. Cependant la mere d'Olympe s'en retourna, & laissa sa fille entre les mains d'Amaryllis, esperant que Lycidas l'épouseroit. Comme le parti étoit avantageux pour elle, elle n'oublia rien par les conseils de sa mere, pour le rendre de plus en plus amoureux. Et je puis vous assurer, belle Diane, que jamais conseils ne furent mieux suivis. Un jour qu'elle trouva Lycidas dans le fond d'un bois, où il étoit allé chercher une brebis égarée, après quelques discours indifferens, elle l'embrassa, & lui dit : «Gentil berger, je ne sçai ce qui peut vous déplaire si fort en moi, que je ne puisse trouver en vous le moindre retour. Jusqu'à quand, berger, ordonnez-vous que j'aime sans être aimée, & que je fasse des avances inutitiles ? Cependant il me semble que je vaux bien les autres bergeres dont vous faites tant de cas, & que si elles ont quelque avantage sur moi, c'est celui que vous leur donnez en me les préférant.» Ces mots prononcés avec feu, émûrent Lycidas. Belle Diane, si j'étois moins infortunée, je tirois encore à present de l'avanture du berger. Phylis doit s'en prendre à elle-même, puisqu'elle lui avoit conseillé de feindre de l'amour pour Olympe ; la feinte devint serieuse. Olympe s'imaginant qu'elle se feroit aimer à proportion des faveurs qu'elle accorderoit à Lycidas, elle ne lui laissa rien à desirer. Il vint incontinent me raconter sa bonne fortune, mais d'un ton à me faire croire qu'il se repentoit de sa faute. Il n'en étoit rien. La bergere fit tant d'extravagances, qu'il y parut. Sur ces entrefaites, Phylis revint de son voyage. Ma joye en la revoyant fut égale à l'ennui que m'avoit causé son absence. Elle ne manqua pas de me demander des nouvelles de Lycidas & d'Olympe. Je lui répondis que Lycidas viendroit bientôt lui en apprendre lui-même. Je tranchai si court, dans l'apprehension qu'il ne m'échapât quelque chose qui pût offenser Lycidas. Lycidas, de son côté, ne sçavoit comment aborder sa bergere. Il resolut enfin de souffrir tout, plus tôt que d'être banni de sa presence ; & sçachant que j'étois chez elle, il vint la trouver. Dès que Phylis l'apperçut, elle courut à lui les bras ouverts, pour l'embrasser ; mais Lycidas faisant quelque pas en arriere, lui dit «Belle Phylis, si vous ne me pardonnez la faute que j'ai faite, je n'aurai point la hardiesse de m'approcher de vous.» La bergere s'imaginant qu'il s'excusoit de n'être point venu au devant d'elle, suivant sa coutume, répondit : «Quand Lycidas m'auroit offensée davantage, je lui pardonnerois également.» En même temps elle s'avança & l'embrassa tendrement. Lorsqu'ils m'eurent rejoint, Lycidas me pria de declarer à sa maitresse la faute qu'il avoit faite, pour sçavoir à quoi elle le condamneroit. Non, ajouta-t-il, que le regret de l'avoir offensée, ne m'accompagne au cercueil, mais je desire sçavoir ce qu'elle ordonnera de moi. Ce mot fit rougir Phylis, elle se douta bien qu'elle avoit pardonné au delà de son intention. Lycidas me dit en même temps qu'il n'avoit pas assés de courage pour entendre ce que j'allois dire à Phylis, & s'adressant à elle : «Pardonnez-moi, lui dit-il, si je vous quitte de la sorte ; & si ma vie vous a déplu, & que ma mort puisse vous satisfaire, ne soyez point avare de mon sang.» Phylis eut beau le rappeller, il sortit à l'instant, & nous laissa seules. Vous imaginez aisément que Phylis ne tarda pas à me demander d'où venoit une crainte si marquée. Je lui avouai sans détour la verité, & nous imputai à toutes deux la faute de Lycidas. Je lui representai que nous aurions dû prévoir qu'à son âge il ne pourroit tenir contre toutes les avances de cette insensée, & que son repentir rendoit son crime pardonnable. Je n'obtins pas d'abord sa grace ; mais peu de jours après, Lycidas étant venu par mon conseil se jetter à ses genoux, sans lui dire autre chose, sinon qu'il attendoit l'arrêt de sa volonté : «Va, lui répondit-elle, importun, j'accorde à ton opiniâtreté le pardon de ta faute.» A ce mot, il lui baisa la main, & m'ayant appellée pour me rendre témoin de sa victoire, je les remis si bien ensemble qu'elle aida au berger à cacher le malheur d'Olympe. «Sans mentir, Phylis, interrompit Diane, c'en est trop, & j'avoue qu'en pareil cas je serois bien éloignée d'en user de la même maniere ; & ne pas ressentir de pareilles offenses, c'est moins, à mon gré, avoir beaucoup d'amour, qu'en manquer en effet. Ah, Diane, repartit Phylis, si vous sçaviez aimer, comme vous sçavez inspirer de l'amour, que vous jugeriez differemment ! Mais le ciel vous a faite pour être aimée, & non pas pour aimer. Si cela est, repliqua Diane, que je m'estime heureuse ! Mais enfin s'il y a quelque chose de touchant en amour, n'est-ce pas l'amour même. Et si rien n'est plus offensant que de remarquer peu d'amour en ce que l'on aime, ne pas ressentir de pareilles offenses, c'est montrer que l'on est sans passion. Il en est de l'amitié comme d'une musique à plusieurs voix ; si elles sont bien d'accord, elles rendent une délicieuse harmonie ; mais s'il survient quelque discordance, elle déplaît, & fait oublier le plaisir que l'on avoit gouté. C'est-à-dire, injuste Diane, reprit Phylis, que la premiere offense effaceroit chez vous le souvenir des plus longs services. Oui sans doute, Phylis, & celui qui m'aimera, s'il veut que je l'aime, doit prendre garde de m'offenser. Quoi qu'il en soit, Diane, si j'ai failli, c'est par ignorance, & non par défaut d'amour. Ce que j'ai fait, je croyois être obligée à le faire ; mais si Lycidas y retourne jamais, qu'il n'espere plus de pardon. Et vous, Astrée, reprenez, je vous conjure, le fil de votre narration.»

 Alors Astrée poursuivit ainsi :

 «Lycidas accepta les offres de la bergere. Et, pour tenir la chose secrete, il fit venir de Moin une sage-femme, à qui on banda les yeux. A ce recit, Diane fut étonnée, & mettant le doigt sur ses lévres,» elle dit : «L'avanture a été moins secrete que vous ne l'avez pensé ; je me souviens d'en avoir oui parler. De grace, apprenés-nous, dit Phylis, de quelle maniere la chose vous a été racontée. Je ne sçai, ajouta Diane, si je m'en souviendrai bien. Ce fut le pauvre Philandre qui m'en fit l'histoire ; il la tenoit de Lucine même, la sage-femme, qui lui avoit assuré que si l'on n'avoit point manqué de confiance en elle, jamais elle n'auroit revelé le secret. Un jour qu'elle se promenoit dans le parc qui est entre Mont-brison & Moin, avec plusieurs de ses compagnes, un jeune homme qu'elle ne connoissoit point l'aborda, lui fit des complimens de la part de quelques-unes de ses parentes de Feurs, & pour la tirer à l'écart, il lui en dit des particularités. Lorsqu'il la vit seule, il lui fit entendre qu'une meilleure occasion l'amenoit. Je vous conjure, lui dit-il, par toute la pitié dont vous êtes capable, de vouloir secourir une femme qui est en danger sans vous. Celle-ci fut un peu surprise du changement de discours, & le jeune homme la pria de cacher son étonnement, parce qu'il eût mieux aimé, disoit-il, perdre la vie, que si on venoit à soupçonner cette affaire. Lucine promit le secret. On la retint pour le second mois suivant, & on l'engagea par argent à ne point s'éloigner, que ce terme ne fût expiré. Quinze jours après le jeune homme revint le visage tout changé, & s'approchant d'elle, il lui dit : Ma mere, il faut partir, nous nous sommes trompés, les chevaux nous attendent, & la necessité nous presse. On ne lui permit pas seulement de rentrer en sa maison pour mettre ordre à ses affaires, par l'apprehension que l'on avoit qu'elle ne parlât. Lorsqu'elle fut dans un vallon éloigné du grand chemin vers la Garde, elle trouva deux chevaux que tenoit en main un homme de belle taille, & vétu de noir. Dès qu'il apperçut Lucine, il s'avança vers elle, & après bien des honnêtetés, il la fit mettre en trousse derriere celui qui étoit allé la chercher. Puis montant l'autre cheval, ils s'en allerent à travers champ ; & lorsqu'ils furent éloignés de la ville, ce jeune homme, à la faveur de la nuit, banda les yeux à Lucine, malgré sa resistance. Elle marcha une partie de la nuit sans sçavoir où elle étoit, ni où elle alloit, sinon qu'après avoir passé deux ou trois fois une riviere, comme elle le croit, on la descendit de cheval, & on la fit marcher quelque temps par un bois où elle entrevit de la lumiere à travers son bandeau. Lorsqu'on le lui eut ôté, elle se trouva sous une tente de tapisserie, inaccessible au vent. Elle vit d'un côté une jeune femme dans un lit de camp, laquelle étoit masquée, & se plaignoit fort. Au pied du lit elle apperçut une femme en apparence âgée, qui avoit aussi le visage couvert, & qui ayant les mains jointes répondoit des larmes : de l'autre côté étoit une jeune fille masquée, qui tenoit un flambeau : au chevet du lit étoit panché celui qu'elle avoit trouvé dans le vallon ; il paroissoit infiniment touché de ce que souffroit cette femme qui étoit appuyée sur lui. A peine Lucine eut-elle le loisir de remarquer toutes ces choses, que la jeune femme eut besoin de son ministere. En moins d'une demie heure, elle mit une fille au monde ; incontinent on empaqueta la mere & l'enfant dans une litiere, & on renvoya Lucine avec une somme honnête, mais les yeux bandés comme elle les avoit eus en venant. Elle jure qu'elle auroit été fidele au secret, si on lui avoit marqué moins de défiance. Et voilà tout ce que j'en ai sçu par Philandre.»

 Astrée & Phylis qui avoient écouté Diane attentivement, se regarderent entr'elles, fort étonnées. Phylis ne put s'empêcher de sourire, & Diane lui en demandant la raison, «c'est, dit-elle, que vous nous avez appris une histoire que nous ignorions ; pour moi, je n'y comprens rien. Sans doute, ce n'est point Olympe, que regarde cette histoire, elle ne se fût point exposée de la sorte ; ce n'est pas même une bergere, puisqu'il y avoit tant d'appareil. En verité, répondit Diane, je prenois cet honnête homme pour Lycidas, la vieille pour la mere de Celadon, & la femme de chambre pour vous. J'ose bien vous assurer, reprit Astrée, que ce n'est point Olympe ; car Phylis n'usa d'autre artifice que de la faire venir chez elle, sa mere Artemis étant pour lors absente.» Et parce qu'Olympe étoit dans la maison d'Amaryllis, il fallut observer des bienseances. Elle feignit d'être malade, & elle fit entendre en même temps que le changement d'air pourroit lui apporter du soulagement. Elle insinua ensuite que Phylis voudroit bien la recevoir chez elle. Amaryllis à qui elle auroit causé de l'embarras, profita de cette ouverture ; elle consentit à tout. Phylis vint la prendre ; & lorsque le terme approcha, Lycidas alla chercher la sage-femme. Il lui banda les yeux, afin qu'elle ne reconnût point le chemin ; mais lorsqu'elle fut arrivée, il lui ôta le bandeau, ne craignant pas qu'elle pût reconnoître Olympe, qu'elle n'avoit jamais vue. Olympe étant bien rétablie s'en retourna chez elle ; elle y usa d'un plaisant artifice pour faire nourrir sa fille. Elle avoit aposté une femme, qui feignant d'être la mere de cet enfant, le donna à un berger qui avoit accoutumé de servir sa mere, disant qu'elle l'avoit eu de lui. Le berger qui étoit très-innocent du fait, le refusa ; mais cette femme l'ayant poursuivi jusque dans la chambre de Lupeandre, elle y laissa l'enfant. Olympe & Lupeandre entrerent dans une furieuse colere contre le berger ; mais la conclusion fut qu'Olympe se tournant vers sa mere : «Encore ne faut-il pas, lui dit-elle, laisser périr cette innocente victime. Ce sera une action agreable aux dieux que de la faire élever.» La mere y ayant donné les mains, Olympe eut le plaisir d'avoir sa fille auprès d'elle.

 Cependant Celadon recevoit dans la maison de Forelle les meilleurs traitemens, & Malthée avoit ordre de lui faire toutes les honnêtetés qui convenoient à son sexe. Mais Celadon qui ne pouvoit suporter notre separation, répondoit mal à ses honnêtetés : en sorte que Forelle indigné des mépris qu'il marquoit à sa fille, avertit Alcippe de ne plus penser à cette alliance. Alcippe émû, comme je croi, de pitié pour son fils, resolut d'user encore une fois d'artifice, & de ne le plus tourmenter ensuite. Or pendant l'absence de Celadon, Corebe riche & vertueux berger vint me rechercher à l'instigation de mon oncle Phocion, & plusieurs parloient déja de notre mariage, comme s'il eût été conclu. Alcippe profitant de ces bruits imagina la ruse que vous allez entendre. Sur la frontiere de Forest, en un hameau nommé Argental, est un berger que l'on appelle Squilindre ; c'est un homme sans foi, & qui imite si parfaitement toute sorte de caracteres, que ceux-là mêmes dont il contrefait la main, s'y méprennent. Alcippe lui montre la lettre qu'il avoit trouvée au pied du chesne, ainsi que je vous l'ai dit, & l'engage à y répondre en mon nom : il le fit en ces termes :


ASTRÉE A CELADON.



 Celadon, ne trouvez point étrange que je vous prie de m'oublier ; Alcé me donne à Corebe. Bien que le parti soit avantageux, j'obeis à regret. Mais puisqu'il faut que j'obeisse, je vous conseille de vous armer de courage, & de faire par raison ce que je fais par devoir.

 Un jeune berger inconnu lui rendit cette lettre. Que devint Celadon ! & qui pourroit exprimer son déplaisir quand il la lut ! «Est-il possible, Astrée, s'écria-t-il, que vous ayez si promptement changé, après m'avoir tant de fois juré que vous m'aimeriez toujours ! Je reconnois ici l'inconstance naturelle à votre sexe. Puis-je bien survivre à la perte de votre cœur ?» En proferant ces mots, il tombe évanoui. Lorsqu'il fut revenu à lui-même, il se persuada encore plus que la lettre étoit véritable, parce qu'elle ne faisoit qu'appuyer le bruit qui s'étoit répandu de mon mariage avec Corebe. De tout le jour, il ne vit personne, & la nuit étant venue, il se déroba à ses compagnons ; & resolu de mourir loin de la societé des hommes, puisqu'ils causoient ses ennuis, il se retira dans un bois épais.

 Après avoir couru toutes les montagnes de Forest, du côté de Cervieres, il trouva enfin un lieu propre à son dessein. Ce lieu s'appelle Clapau ; c'est là qu'est une des sources du Lignon, car l'autre vient des montagnes de Chalmasel.

 Aux bords de cette fontaine, il bâtit une cabane. Il y vêcut plus de six mois dans les larmes & dans la douleur. Ce fut là qu'il fit cette chanson :


 O crime digne d'horreur !
Un berger inconnu me ravit votre cœur ;
 Et vous préferez sa richesse
 A toute ma tendresse.


 Que deviennent vos sermens ?
Et ces tristes adieux, & ces beaux sentimens ?
 Amour, Amour, venge l'injure,
 Que me fait la parjure.

 Alcippe fit long-temps chercher Celadon ; & peut-être Lycidas, qu'il avoit envoyé dans tous les hameaux d'alentour, ne l'eût point trouvé, sans ce que vous allez entendre.

 Un jour que j'étois sur les bords du Lignon, & que les yeux fixés sur son cours, je pleurois mon berger, tandis que Phylis & Lycidas un peu plus loin s'entretenoient ensemble, Phylis apperçut de petites boules que le courant emportoit. Elle nous les fit remarquer ; & parce qu'elle eut envie de voir ce que c'étoit, Lycidas s'avança le plus qu'il put dans la riviere, & avec une branche d'arbre, il attira une de ces boules. Mais voyant qu'elle étoit de cire, & piqué de s'être mouillé pour si peu de chose, il la jetta sur des cailloux ; & la cire s'étant rompue, nous vimes un papier, où nous lumes ces mots :


 Va-t-en, papier plus heureux que celui qui t'envoye, va t-en voir les bords bien aimés où ma bergere demeure, & si tu baises jamais le sable où ses pas sont imprimés, arrête-là ta course, & ne quitte point un sejour fortuné d'où je suis banni. Si tu tombes entre ses mains, & qu'elle te demande ce que je fais, di-lui, ô fidele papier, que nuit & jour je pleure son infidelité. Si touchée de repentir, elle te mouille de quelques larmes, di-lui que ce repentir vient trop tard, & qu'elle est toujours aimée d'un berger dont les ennuis ne peuvent finir que par la mort.

 Nous reconnumes à l'instant la main de Celadon ; c'est pourquoi Lycidas courut pour attirer les autres boules, mais le courant les avoit déja emportées ; toutefois nous jugeames bien par celle-ci que Celadon étoit vers la source du Lignon. Le lendemain Lycidas partit de bonne heure pour s'y rendre, & trois jours après il trouva le berger dans sa solitude, si different de ce qu'il étoit auparavant, qu'à peine il le reconnut.

 Lorsqu'il lui dit que je lui commandois de revenir, il crut que son frere le trompoit ; & sans la lettre qu'il lui rendit de ma part, il n'auroit pû le persuader. La joye qu'il en ressentit l'ayant rétabli en peu de jours, il vint nous retrouver. Mais avant son retour son pere Alcippe & sa mere Amaryllis moururent tous deux ; de sorte que nous commencions à esperer une meilleure fortune, lorsque par malheur je fus recherchée de Corebe, & que mes parens goutant cette alliance ne me laisserent aucune repos. Toutefois notre malheur eut une autre source, quoi que Corebe en fut cause en partie. Il avoit amené plusieurs bergers avec lui. Semire étoit du nombre ; Semire, qui avec des qualités estimables, étoit le plus artificieux & le plus perfide des hommes. A peine m'eut-il vue, que méprisant l'amitié de Corebe, il resolut de me servir ; & parce que Celadon & moi, pour cacher notre intelligence, nous étions convenus, ainsi que je vous l'ai dit, qu'il feindroit, lui, d'aimer toutes les bergeres, & moi, que j'écouterois indifferemment tous les bergers, il s'imagina que l'accueil que je lui faisois venoit de quelque penchant pour lui. Si, par malheur, Semire n'avoit point trouvé de mes lettres, il n'eût pas si tôt connu le gout que Celadon & moi nous avions l'un pour l'autre. Il est vrai que son amour avoit éclaté par sa retraite, mais pour moi, je m'étois conduite avec tant de reserve depuis son retour, qu'il y en avoit peu qui crussent que je l'aimois.

 Les lettres qu'Alcippe avoit trouvées nous avoient couté trop cher, pour que nous ne prissions pas d'autre mesures. Celadon avoit imaginé de cacher nos lettres sous la coeffe de son chapeau ; & pour nous les communiquer sans que l'on pût rien soupçonner, ou il me jettoit son chapeau, ou il le laissoit tomber, ou il le mettoit à terre, comme pour sauter, ou pour courir mieux, & de la sorte je mettois mes lettres, ou je prenois les siennes. Je ne sçai comment un jour que j'en avois une dans le dessein de la mettre, elle me tomba des mains en courant après un loup qui avoit passé près de nos troupeaux. Semire qui venoit après moi la ramassa, & y lut ces mots :


ASTRÉE A CELADON.



 Mon cher Celadon, j'ai reçu votre lettre. Elle m'a fait autant de plaisir que je sçai que les miennes vous en font, excepté vos remercimens. Continuez seulement de m'aimer, & je vous quitte des complimens.

 Quand Semire eut vu cette lettre, il resolut de ne me plus parler d'amour, qu'il ne m'eût brouillée avec Celadon. Voici de quelle maniere il s'y prit. Il me supplia d'abord de lui pardonner, s'il avoit osé penser à moi ; que ma beauté l'y avoit contraint, mais qu'il reconnoissoit son peu de mérite, & combien Celadon l'emportoit sur lui. Puis il s'insinua dans l'esprit de Celadon ; & pour m'abuser mieux, il ne me rencontra jamais sans me dire du bien de mon amant. Ces louanges me deçurent si bien, que je pris dès lors un vrai plaisir à l'entretenir. Nous passames de la sorte deux ou trois mois fort heureusement, pour éprouver, je croi dans la suite, ce qu'il y a de plus cruel. A ces mots Astrée fondit en larmes, & ses compagnes n'oserent ouvrir la bouche, de peur d'augmenter sa douleur ; car plus on veut secher les larmes, plus on en va augmentant la source. Elles la prierent ensuite de poursuivre sa narration ; ce qu'elle fit en ces termes :

 Hélas ! sage Diane, comment puis-je sans mourir, me rappeller l'excès de mon infortune ! Un jour que Semire me trouva seule, & qu'il crut pouvoir me persuader ce qu'il voudroit, après differens propos sur les trahisons des bergers : «Je m'étonne, dit-il, que presque toutes les bergeres y soient trompées, quoi que d'ailleurs elles soient très-avisées. C'est, lui répondis-je, que l'amour les aveugle. Il faut bien que cela soit ainsi, repliqua-t-il ; autrement vous connoîtriez que l'on vous trompe.» Puis, comme s'il s'étoit repenti de ce qu'il venoit de dire, Semire, Semire, quel est ton dessein, s'écria-t-il ? Ne vous-tu pas qu'elle chérit son erreur, pourquoi la tourmenter inutilement ? Et s'adressant à moi : «Je sens, belle Astrée, continua-t-il, que mes discours vous ont déplu ; mais ne vous en prenez qu'à mon zele pour vous.» J'eus beau le presser d'en dire davantage, je n'en pus rien tirer alors. C'est ainsi que le traître me jouoit. Lorsqu'il sentit qu'il avoit assés piqué ma curiosité, il me persuada si bien que Celadon aimoit Aminte petite-fille de Cleante, que la jalousie, qui entre aisément dans un cœur bien épris, me fit oublier que j'avois commandé à Celadon, de feindre d'aimer les autres bergeres. Je répondis à Semire, pour cacher mon déplaisir, que je n'avois jamais voulu ni cru que Celadon me distinguât des autres, & que sa recherche m'étoit très-indifferente. «J'en loue les dieux, s'écria l'artificieux Semire ; & puisqu'il est ainsi vous prendrez plaisir à entendre les discours passionnés qu'il tient à son Aminte.» Je vous avouerai, sage Diane, que je me troublai en ce moment ; & parce qu'il m'offrit de me faire entendre leurs entretiens, je crus que je devois y consentir, afin de reconnoître la perfidie de Celadon, bien plus fidele, hélas ! que je n'étois avisée. Peu de temps après, Semire accourut à moi, & me dit qu'il les avoit laissés près de là, ajoutant, pour me piquer davantage que Celadon avoit la tête appuyée sur le sein de sa nouvelle maitresse. Je suivis Semire, mais si troublée, que je ne me souviens ni du chemin que je fis, ni comment il me fit approcher d'eux, sans qu'ils m'apperçussent. J'ai pensé depuis que s'embarrassant peu d'être entendus, ils ne prenoient pas garde si on les ecoutoit. J'entendis que Celadon lui répondit : «Croyez-moi, bergere, il n'y a point de beauté qui soit plus aimée que celle que j'aime. Mais, Celadon, repartit Aminte, comment concilier tant d'amour avec un âge aussi tendre que le vôtre ? Bergere, dit Celadon, ne jugez point de moi par les autres bergers ; honorez-moi seulement de votre amitié, & vous verrez si je ne sçaurai pas la conserver aussi chere en mon ame, & aussi long-temps que ma vie. Celadon, Celadon, ajouta Aminte, que vous seriez puni, si vos feintes devenoient veritables, & si le ciel pour me venger vous faisoit aimer cette Aminte dont vous vous mocquez.» Jusqu'ici il n'y avoit rien qui pût m'offenser. Mais, ô dieux, comment répondit-il ? «Je prie Amour, dit-il, si je ne parle serieusement, de faire tomber sur moi le châtiment dont vous me menacez.» Aminte qui ne pouvoit penetrer le fond de son cœur, ne lui répondit qu'avec un souris ; mais ce qui me toucha bien vivement, fut que Celadon ayant quelque temps gardé le silence, jetta un profond soupir, qui fut suivi d'un soupir d'Aminte, & lorsque le berger se releva pour lui parler, elle se mit la main sur les yeux, & rougit. Ce qui fut cause que Celadon reprit sa premiere place. Alors Aminte lui dit : «Eh quoi ! Celadon, vous vous ennuyez déja ? Je crains plus tôt, dit-il, d'ennuyer celle à qui je veux plaire. Et qui peut-elle être, puisque nous sommes seuls, repartit Aminte ?» Ah qu'elle se trompoit grossierement ! «Vous êtes aussi la seule que je crains d'importuner, répondit Celadon.»

 Belle Diane, je n'y pus tenir davantage, je regagnai vîte mon troupeau ; & mon malheur m'ayant fait rencontrer mon berger, dans le temps que le dépit & la jalousie m'avoient ôté tout jugement, sans l'interroger, sans vouloir l'entendre, je lui parlai avec tant de colere & tant de mépris, que desesperé il se précipita dans cet abîme, & me donna le coup de la mort. A ces mots la pâleur s'empara de son visage, & si Phylis ne l'avoit tirée par le bras, elle se seroit évanouie.

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LIVRE CINQUIÈME.



 Le bruit que firent les bergeres, lors qu'Astrée pensa s'évanouir, fut si grand, qu'il éveilla Leonide ; & les entendant parler auprès d'elle, elle voulut sçavoir qui elles étoient. Mais Astrée étant un peu remise les trois bergeres s'étoient déja levées pour s'en aller, & tout ce que put faire Leonide, fut d'eveiller Sylvie, & de les lui montrer. Sylvie reconnut d'abord Astrée, bien que la perte de Celadon l'eût extremément changée. «Et les deux autres, dit Leonide, qui sont-elles ? Celle qui est à sa gauche répondit Sylvie, c'est Phylis sa chere compagne, & l'autre c'est Diane fille de Celion, & de la l'age Bellinde. Je suis bien fâchée, ajoûta-t-elle, que nous ayons si long-temps dormi, nous aurions bien appris de leurs nouvelles ; car, selon toutes les apparences, elles n'étoient venues dans ce lieu solitaire, que pour s'entretenir plus librement. En verité, dit Leonide, je n'ai rien vu de si beau qu'Astrée. Et bien, repliqua Sylvie, Galatée peut-elle esperer de l'emporter sur elle ?» Leonide fut bien aussi touchée de cette reflexion pour elle même, que pour Galatée. Cependant, Amour qui répaît toujours d'esperance ceux qui le servent, promit à la nymphe que l'affection qu'elle lui témoigneroit, & l'absence d'Astrée pourroient changer le cœur de Celadon. Après quelques discours semblables, les nymphes se separerent ; Leonide prit le chemin de Feurs, & Sylvie celui d'Isoure, pendant que les trois bergeres ayant rassemblé leurs troupeaux, se retirerent chacune dans leur cabane.

 A peine furent elles arrivées sous l'ormeau où étoit sur le soir le rendez-vous des bergers, qu'elles apperçurent Lycidas qui parloit à Sylvandre. Aussitôt que Lycidas reconnut Astrée, il devint pâle, & pour ne rien donner à connoître à Sylvandre, il le quitta sous quelque prétexte. Il vouloit éviter la rencontre des bergeres, mais Phylis & Diane après avoir dit à Astrée, combien il étoit irrité contr'elle, allerent à lui. «Pourquoi fuyez-vous ainsi vos amies, lui dit Phylis ? la compagnie que vous cherissez tant, ne vous permet pas de retenir ce nom, répondit Lycidas. Celle de qui vous vous plaignez, repliqua la bergere, est plus fâchée de vous avoir offensé, que vous ne l'êtes vous-même.» En même temps Astrée arriva & s'adressant à Lycidas. «Je suis bien éloignée, lui dit-elle, de vous accuser d'injustice ; vous ne sçauriez me hair autant que je le merite. Toutesfois si la memoire de Celadon vous est aussi chere qu'elle me le sera jusqu'au dernier soupir, vous vous souviendrez qu'il n'aima rien tant que moi ; & qu'il vous sieroit mal de hair ce qu'il aime encore plus que toutes choses au monde.» Lycidas alloit répondre avec vivacité, mais Diane lui mettant la main sur la bouche lui dit : «Lycidas, Lycidas, vous ne sçauriez éviter les plus justes reproches, si cette satisfaction ne vous appaise point : Non non, sage bergere, reprit Astrée, ne contraignez point Lycidas, souffrez qu'il exhale sa douleur en plaintes contre moi ; je les merite, mais enfin sa perte n'est pas plus grande que la mienne.» Le ton dont Astrée profera ces paroles attendrit Lycidas, les larmes coulerent de ses yeux ; il ne put les retenir, & se tirant des mains des bergeres, il s'en alla d'un autre côté. Phylis le suivit, & sçut si bien lui representer le déplaisir d'Astrée, & la perfidie de Semire, qu'enfin elle le reconcilia avec sa compagne.

 Cependant Leonide poursuivoit son chemin ; mais elle eut beau se hâter, elle ne put passer Ponsins, parce qu'elle avoit dormi trop long-tems. Elle s'arrêta donc en ce lieu, resolue d'y passer la nuit & de partir le lendemain, dès que le jour le lui permettroit. Elle s'éveilla de très bonne heure, & il ne lui fut pas possible de se rendormir. Pendant qu'elle se livroit successivement à differentes pensées, elle entendit quelqu'un parler auprès d'elle. La nymphe s'étoit retirée chez un Pasteur qui se faisoit un devoir & un plaisir tout-ensemble d'exercer les loix de l'hospitalité. Or quand la nymphe arriva, deux étrangers s'y étoient aussi retirés, & parce qu'il étoit déja tard, ils s'étoient couchez dans la chambre qui leur avoit été destinée, & que de simples ais separoient de celle qui fut donnée à Leonide. La nymphe préta une oreille attentive au discours de ces étrangers, & par hazard, l'un d'eux élevant un peu sa voix elle entendit qu'il repondoit à l'autre en ces termes. «Que vous dirai-je davantage, si non qu'Amour vous rend ainsi impatient ? Eh bien faut-il vous desesperer, parce qu'elle n'est pas arrivée, la lassitude est peut-être la cause de son retardement.» Cette voix ne parut pas inconnue à Leonide, mais elle ne put jamais se la remettre. «Songez, Climante, repartit l'autre étranger, que ce n'est pas là précisément ce qui m'inquiette ; je crains seulement que vous ne lui ayez pas bien fait entendre ce que nous avons déliberé, ou qu'elle n'ait pas ajouté foi à vos discours.» Leonide reconnut aisément ce dernier, & defirant d'en sçavoir davantage, elle s'approcha de si près, qu'elle ne perdit pas un mot de leur entretien. Alors elle entendit que Climante répondoit : «Je vous ai déja dit plusieurs fois que cela étoit impossible, & pour vous en convaincre, je veux bien encore vous détailler toute l'affaire.»



HISTOIRE DE LA TROMPERIE
de Climante.



 Après que nous nous fumes separés, & que vous m'eûtes fait connoître Galatée & les nymphes d'Amasis, je crus qu'une des choses qui pouvoit le plus servir à notre dessein, étoit de sçavoir comment Lindamor seroit vétu le jour de son départ ; car vous n'ignorez pas que Clidaman & Guyemans s'étant rendus près de Merovée, Amasis commanda à Lindamor de suivre Clidaman avec tous les jeunes Chevaliers de cette contrée, pour le faire paroître avec éclat. Et par malheur, il sembloit que Lindamor voulût cacher sa livrée. J'épiai si bien l'occasion, qu'un soir qu'il étoit dans la rue, j'entendis l'ordre qu'il donna à un de ses gens de lui apporter le hoqueton qu'il avoit fait faire pour le jour de la montre, parce qu'il le vouloit essaier. Et comme il avoit defendu sa porte, il lui donna une bague pour signal. Je suivis cet homme pour reconnoître le logis du tailleur, & le lendemain, sçachant le nom du maître, j'entrai effrontément dans sa maison, & je lui dis que je venois de la part de Lindamor, qu'Amasis le pressoit de partir, & que craignant que ses habits ne fussent pas prêts, il m'avoit chargé de les voir moi-même pour lui en rendre compte. Il m'eût donné, ajoutai-je, la bague que vous sçavez, mais il m'a dit qu'il me suffisoit de vous dire qu'hier au soir il avoit envoyé prendre le hoqueton. Ainsi je trompai le maître, & lorsque je feignis de le hâter, il me répondit qu'il avoit assez de temps ; puisque ce jour là même il avoit vu une lettre d'Amasis qui commandoit aux habitans de la ville de se tenir prêts dans cinq semaines, parce qu'au jour qu'elle leur marquoit, elle vouloit faire son assemblée dans leur ville, a cause de la montre generale que Lindamor & ses troupes faisoient pour se rendre auprès de Clidaman ; & que le lendemain elle prétendoit que vous fussiez reconnu son lieutenant general en son absence. Je sçus par ce moyen le jour du départ de Lindamor, & j'appris en même tems que vous demeuriez en cette contrée : circonstances qui me parurent favorables pour l'execution de notre dessein. Je me retirai donc dans le bois de Savignieu ; & sur les bords du ruisseau qui passe au travers, je fis une cabane de feuillages, mais si cachée que l'on pouvoit passer auprès, sans l'appercevoir. Personne heureusement ne me connoissoit en cette contrée ; pour mieux faire croire que j'y demeurois depuis long-tems, j'avois couvert ma cabane de feuilles dessechées. Je pris ensuite le miroir que j'avois fait faire, je le plaçai sur un autel que j'entourai de houx & d'épines, y mélant aussi de la verveine, & de la fougere. Sur un des côtés je mis du guy, que je disois être du guy de chesne, & de l'autre la serpe d'or, avec laquelle je feignois l'avoir cueilli le sixiéme de la premiere lune. Au dessus de tout cela, j'attachai le miroir dans le lieu le plus obscur, & vis-à-vis j'ajustai le papier sur lequel j'avois dessiné le lieu que je voulois montrer à Galatée. Je cachai si adroitement le papier avec des branches entrelacées, qu'il n'étoit pas possible de le voir en entrant ; & de peur que l'on n'apperçut mon artifice par l'autre côté, je décrivis à l'entour un grand cercle, où je rangeai les encensoirs, que je défendois de passer. Au devant du miroir étoit peinte une hecate sur un ais armé de fer. L'ais étoit suspendu avec des cordes si déliées, qu'il étoit impossible de les appercevoir dans une si grande obscurité. Dès qu'on les tiroit, l'ais tomboit, & le fer donnoit si à propos sur un caillou, qu'il ne manquoit point de faire feu. J'avois mis au même lieu du souffre & du salpêtre, qui comme vous le sçavez, s'enflamment avec une vitesse surprenante ; ce que j'avois inventé pour faire croire qu'il y avoit de l'enchantement.

 Quand les choses furent ainsi disposées, je commençai à me laisser voir, mais rarement. Dès que je soupçonnois que l'on m'avoit apperçu, je rentrois brusquement dans ma cabane, où je faisois semblant de vivre de racines ; quoi qu'en effet profitant de la nuit, j'allasse acheter sous d'autres habits ce qui m'étoit nécessaire. Je ne fus pas long-temps sans être remarqué ; mon genre de vie fit tant de bruit, qu'Amasis, qui venoit souvent à Mont-brison, en fut informée. Un jour qu'elle y étoit, Silere, Sylvie, Leonide, avec d'autres nymphes vinrent se promener sur le bord du ruisseau, où je feignois de cueillir des herbes. Aussi-tôt que jeus reconnu qu'elles m'avoient apperçû, je me retirai à grands pas dans ma cabane. Les nymphes guidées par leur curiosité me suivirent. Déja je m'étois mis à genoux ; mais quand je les entendis, je vins sur la porte. La premiere nymphe qui se presenta à moi fut Leonide ; comme elle étoit prête d'entrer, je la repoussai un peu, en lui disant : Leonide, «la divinité que je sers vous défend de profaner ses autels.» A ces mots saisie tout à la fois de crainte & d'horreur, elle s'éloigna ; mais s'étant rassurée, elle me dit : «quelque soit la divinité que vous servez, mes vœux ne peuvent l'offenser, je ne viens que pour lui rendre mes hommages. Le ciel, répondis-je, exige, il est vrai, que nous lui rendions nos hommages ; mais nous devons les lui rendre en la maniere qu'il ordonne lui même. Si donc le zele de la divinité que je sets, vous amène en ce lieu, il faut que vous observiez ce qu'elle commande. Et que commande-t-elle, ajoûta Sylvie ? Sylvie, lui dis-je, si vous avez la même intention que votre compagne ; écoutez-moi : Avant que la lune commence à décroître, venez dès l'aurore, avec un chapeau de verveine, & une ceinture de fougere, vous laver la jambe droite jusqu'au genouil, & le bras jusqu'au coude, dans ce ruisseau qui arrose la sainte caverne : je vous expliquerai ensuite ce que vous aurez à faire pour participer aux saints mysteres de ce lieu. Voulez-vous, ajoutai-je, en lui prenant la main, voulez-vous, en preuve des graces dont la divinité que je sers, me favorise, que je vous dise une partie de ce qui vous est arrivé, & de ce qui vous arrivera. Non pas moi, dit-elle, je n'ai point cette curiosité, mais, vous ma compagne, continua-t-elle, en s'adressant à Leonide, je vous ai vu tant de passion de sçavoir l'avenir, que ne profitez-vous de l'occasion qui vous est offerte ? Je vous en supplie, répondit Leonide, en me presentant la main : je la pris, & me souvenant de ce que vous m'aviez dit de ces nymphes en particulier, je lui dis : cette ligne bien nette & bien marquée vous promet une longue vie ; mais cette petite croix, qui est à l'angle superieur de la même ligne, vous annonce des déplaisirs causés par l'amour, & ces petits points qui sont épars me font juger que vous ne hairez point ceux qui vous aimeront. Regardez maintenant cette autre ligne qui commence à la racine de la ligne de vie, & qui passant par le milieu de la main, s'éleve vers le mont de la lune, ces coupures imperceptibles m'apprennent que vous vous fâchez aisément contre ceux-là même, sur qui l'amour vous donne autorité ; & cette petite étoile, qui tourne vers le pouce, dénote que vous êtes facile à appaiser. Mais voyez-vous cette ligne que l'on nomme mensale, & qui s'unit ici à la ligne de vie, elle signifie que vous ne verrez jamais, ou que bien tard, vos desirs accomplis. J'allois continuer, lorsque Leonide m'interrompit, en me disant qu'elle demandoit des choses moins vagues, & qu'elle vouloit sçavoir l'issue d'un dessein qu'elle avoit. Les dieux seuls connoissent l'avenir, lui répondis-je, leurs serviteurs n'en sçavent que ce qu'il leur plaît de leur en apprendre, soit pour le bien public, soit pour satisfaire aux ardentes supplications de quelques particuliers ; soit enfin pour montrer que rien ne leur est caché : Mais c'est à leur prudent interprete de n'en reveler qu'autant qu'il connoît être necessaire, parce que les secrets des dieux ne veulent point être divulgués sans necessité. Contentez-vous donc de ce que je vous ai dit moins clairement que vous ne le desiriez. Seulement afin que vous connoissiez que la déesse n'est point avare de ses faveurs à mon égard, voici des choses qui vous sont arrivées, vous jugerez par là de la certitude & de l'étendue de mes connoissances.

 En premier lieu, vous sçavez, belles nymphes que je ne vous ai jamais vues, cependant je vous ai toutes nommées par vos noms. Or il faut que vous soyez persuadées que tout ce que je vous dirai, je l'ai appris du même maître.» Et certes en cela je ne mentois pas ; car c'étoit vous, Polemas, qui m'aviez instruit. «Mais, continuai-je, comme ceci pourroit être long, passons sous ces arbres voisins.» Lorsque nous y fumes, je poursuivis ainsi : «En verité, interrompit Polemas, voilà un début aussi artificieux que l'on en puisse imaginer.» Vous jugerez, dit Climante, si la suite y répondit.

 Je continuai donc en ces termes : «Belle nymphe ; il y a environ trois ans que dans un cercle nombreux, Agis vous fut donné pour serviteur. Vous étiez encore trop jeunes l'un & l'autre, pour être susceptibles de sentimens vifs ; mais depuis votre beauté excita en lui, comme ses empressemens exciterent en vous, ces feux dont la nature met les premieres étincelles dans nos ames, au moment de notre naissance. Vous cessâtes enfin de vous être indifferents. L'amour, avec toutes les passions qui l'accompagnent entra dans le cœur d'Agis ; & vous trouvâtes en vous cette bonne volonté, qui fait préferer les services d'un berger à ceux de tout autre.

 La premiere fois qu'il vous declara sa passion, il vous donna la main, & après avoir demeuré quelque temps sans parler, il vous dit : Il est inutile, belle nymphe, que je dispute en moi-même, si je dois, ou si je ne dois pas vous declarer mes sentimens ; il me siéroit de les dissimuler s'ils pouvoient changer. Mais l'amour qui me fait rompre le silence ; m'accompagnera jusqu'au tombeau.» Ici je m'arrêtai, & je lui dîs : «Voulez-vous, Leonide, que je vous rende mot pour mot la réponse que vous fites. Vous risquiez bien, dit alors Polemas, de vous faire découvrir. Point du tout, répondit Climante. Quand je ne me serois pas servi des mêmes termes, il me suffisoit d'en rendre le sens ; d'ailleurs l'opinion que c'étoit un dieu qui m'inspiroit, auroit aidé à la tromper. Je vous avouerai pourtant que je ne me serois pas hazardé, si vous aviez eu moins de familiarité avec elle ; mais me souvenant, comme vous me l'aviez dit, que vous l'aviez long-temps service, que vous en aviez toujours été bien traité, jusqu'au moment où vous vous attachâtes à Galatée, & que c'étoit pour cela qu'elle tenoit contre vous le parti de Lindamor ; je parlois plus hardiment de tout ce qui s'étoit passé en ce temps-là. Pour revenir à notre propos, Leonide me répondit : dites-moi ce qu'il vous plaira, j'y consens, nous en croirons aussi ce que nous voudrons. Elle étoit piquée sans doute que je revelasse des choses dont elle vouloit faire un mystere à ses compagnes. Quoiqu'il en soit ; vous lui répondites, continuai-je, comme feignant de ne pas comprendre le sens de sa declaration, qu'il faisoit bien de ne point taire ce qu'il devoit conserver toute sa vie, puisqu'étant impossible que la chose ne se découvrît, on l'accuseroit de duplicité. Puisqu'il est ainsi, reprit Agis, je suis forcé, belle nymphe, de vous dire, que ni mon peu de merite, ni le peu de bonne volonté que j'ai remarqué en vous, n'ont pû m'empêcher de m'élever jusqu'à vous. Songez pourtant que je ne sçaurois vous faire un plus grand sacrifice ; car je vous donne mon cœur avec toutes les affections & toutes les puissances de mon ame. Je croirai ce que vous me dites, Agis, repliquâtes-vous, quand le temps & vos services m'en auront convaincue. Telle fut sa premiere declaration. Et pour vous persuader que je tiens ces choses d'une divinité qui ne peut mentir, & qui penétre le fond des cœurs ; j'ajouterai ici un fait qui ne peut être connu de personne que d'Agis & de vous. Divin prophete ! s'écria-t-elle toute troublée, finissons ces discours. J'essayai de la rassurer en lui disant, que j'étois bien éloigné de reveler des choses qui pussent l'offenser, que je n'ignorois pas qu'en la partie où je la touchois, les moindres blessures étoient sensibles, & que puisqu'elle ne vouloit pas en sçavoir davantage, j'allois me taire ; parce qu'aussi-bien la divinité me rappelloit.» Je me levai incontinent, je saluai les nymphes, & après quelques ceremonies apparentes, je dis tout haut : «O souveraine deité qui présidez en ce lieu, soyez temoin que je me purifie dans cette eau de tout ce que la societé des hommes pourroit m'avoir laissé de prophane, depuis que je suis sorti de votre saint temple.» En même temps je frapai trois fois dans l'eau, trois fois j'en pris dans la bouche, & levant les mains au ciel, j'entrai dans ma cabane. Comme je me doutois bien qu'elles seroient assez curieuses pour observer ce que je ferois, j'allai devant l'autel, & là m'inclinant jusqu'à terre, je fis tomber l'ais ferré qui étoit devant le miroir ; & la composition dont je vous ai parlé prenant tout à coup, les nymphes s'en retournerent, persuadées de ma sainteté, & penetrées de respect pour la divinité que je servois. «Ce début pouvoit-il être mieux entendu ? non certes, répondit Polemas ; je juge même qu'il étoit impossible de ne s'y pas méprendre, à moins que d'avoir été averti.»

 Leonide étoit si ravie hors d'elle-même, qu'elle ignoroit presque si c'étoit songe ou réalité ; elle voyoit bien que tout ce qu'il racontoit étoit veritable ; mais elle ne pouvoit y ajouter foi. Pendant qu'elle disputoit ainsi en elle-même, elle entendit Climante poursuivre en ces termes : Il est à présumer que les nymphes publierent ce qu'elles avoient vu de merveilleux ; car en peu de temps je me vis assiegé par une foule de gens, dont les uns venoient pour s'instruire ; les autres attirés par la curiosité ; mais la plupart pour s'assurer de la verité de ce qu'on leur avoit dit : de sorte qu'étant si observé j'eus besoin de beaucoup d'artifice. Tantôt, pour échaper, je disois que ce jour-là étoit un jour consacré au silence ; tantôt que la divinité offensée refusoit de répondre, & qu'il falloit auparavant que je l'appaisasse par des jeûnes. Quelquefois j'exigeois de longues ceremonies ; & quand elles étoient faites, j'y trouvois quelque chose à dire, afin de les faire recommencer. Pour ceux dont je sçavois quelqu'avanture, je les faisois moins attendre ; & c'est ce qui engageoit les autres à se soumettre à tout ce que j'exigeois d'eux. En ce même temps Amasis vint me voir avec Galatée. Après que j'éus répondu aux demandes d'Amasis sur le voyage de Clidaman, & que je l'eus assurée qu'il reviendroit couvert d'honneur & de gloire, elle se retira fort contente, & me pria de recommander son fils à la divinté que je servois. Galatée plus curieuse que sa mere me tira à part. «Mon pere, dit-elle, daignez m'instruire de ce que vous sçavez de ma fortune.» Alors je lui demandai la main, je mesurai le tour de son visage, & regardant enfin ses deux mains, je lui dis : «Galatée, votre bonheur & votre malheur sont en votre puissance ; l'amour vous prépare ou tout le bien, ou tout le mal imaginable, prenez donc une ferme resolution, & demeurez inebranlable. Helas, dit Galatée, que m'anoncez-vous ? Je veux, lui répondis-je, vous découvrir tout ce que la divinité m'a revelé ; mais souvenez-vous, qu'il faut ici un secret inviolable.» Après qu'elle me l'eut promis, je continuai de la sorte : «Ma fille, car les fonctions ausquelles les dieux m'ont appellé me permettent de vous nommer ainsi ; vous êtes, & vous serez recherchée par des chevaliers illustres ; mais si c'est leur mérite, ou leur amour qui détermine votre choix, & non ce que vous allez entendre, vous attirerez sur vous la colere des dieux, car moi qui suis leur interprete je vous declare leur volonté. Ecoutez donc, & souvenez-vous, que le ciel aime mieux l'obéissance que tout autre sacrifice.

 Le jour que les bacchantes pleines du dieu qui les agitent vont heurlant dans les rues, vous serez dans la grande ville de Marcilly, où plusieurs Chevaliers vous verront. Mais prenez bien garde à celui qui sera vêtu de toile d'or verte, & dont la suite portera la même couleur ; si vous l'aimez, tous les malheurs tomberont en foule sur vous. Mon pere, me répondit-elle un peut étonnée, j'apperçois une ressource, qui est de ne rien aimer. Ressource dangereuse, repliquai-je, parce que vous pouvez offenser les dieux en ne faisant pas ce qu'ils veulent, comme en faisant ce qu'ils ne veulent pas. Quelle conduite dois-je donc tenir, ajouta-t-elle ? Je vous ai déja dit, répondis-je, ce que vous devez éviter ; écoutez maintenant ce qu'il faut que vous fassiez.

 Si d'un côté vous êtes exposée aux plus grands malheurs, de l'autre la destinée du monde la plus heureuse vous attend ; en cela les dieux ont voulu recompenser celui auquel ils vous ont soumise. Et qui est-il, repartit incontinent Galatée ? Belle nymphe, lui dis-je, ce que je vous declare ici ne vient pas de moi, il vient d'Hecate que je sers ; la déesse ne m'a rien découvert de plus. Si vous voulez en sçavoir davantage, observez ce que je vous dirai ; car bien que les dieux dispensent librement leurs faveurs, ils agréent les sacrifices des hommes.» La nymphe interdite, me dit qu'elle observeroit ce que je lui prescrirois. «Voici le temps, lui dis-je, car la lune est en son plein ; si vous la laissez décroître, vous ne le pourrez plus.» J'exigeai ensuite d'elle les mêmes ceremonies que j'avois exigées de Leonide & de Sylvie, c'est-à-dire, qu'avant le jour elle se lavât dans le ruisseau voisin la jambe & le bras, & qu'elle se presentât avec un chapeau de verveine, & une ceinture de fougere devant la caverne, où je tiendrois toutes choses prêtes pour le sacrifice. J'ajoutai que ceux qui y assisteroient devoient être dans le même état. «Eh bien, me dit-elle, j'y viendrai avec deux de mes nymphes, & j'y viendrai secretement ; mais prenez garde à ne vous point trop expliquer devant elles.» Je fus charmé de cet avertissement, qui me faisoit juger qu'elle étoit resolue à suivre mon conseil. Elle s'en alla donc & m'assura qu'elle reviendroit le troisiéme jour d'après. Au reste, je ne marquai le commencement de la ceremonie avant le declin de la lune, que pour me ménager un pretexte par rapport aux autres qui pourroient survenir ; de même j'avois voulu que ce fût avant le soleil levé, afin d'avoir moins de témoins. Pour ce qui est des bacchanales, j'avois compté que c'étoit ce jour-là meme que Lindamor devoit prendre congé d'Amasis à Marcilly, & qu'il seroit aussi habillé de vert.

 Tout étant ainsi disposé, je fis chercher tout ce qui étoit necessaire pour le sacrifice. Le matin du troisiéme jour je trouvai Galatée dans l'état que je lui avois ordonné, avec Silvie & Leonide. Combien je vous desirai alors ! & quel plaisir n'auriez-vous point eu à voir le bras nud de la nymphe, sa jambe plus blanche que l'ivoire ; & son pied qui faisoit honte à ceux de Thetis ! Il faut que j'avoue la verité, curieux d'en voir davantage, je leur dis que pour écarter les visions des divinités infernales, il falloit qu'elles se parfumassent tout le corps d'encens mâle & de souffre.

 Sur le penchant du vallon qu'arrose ce ruisseau, s'éleve un bocage épais, dont les branches entrelacées formoient un berceau, que les rayons du soleil ne pouvoient penetrer, c'est le lieu que je leur indiquai. Là, après avoir pris les parfums necessaires, elles quitterent toutes trois leurs vêtemens. Je me glissai alors près d'elles, sans en être apperçu. Je n'ai jamais rien vu de si beau, mais Leonide me parut les surpasser de beaucoup par la blancheur & par la proportion de son corps. Je vous avoue qu'en ce moment je condamnai votre gout, puisque vous l'aviez quittée pour Galatée, qui est assés belle à la verité, mais dont le visage est trompeur. «Climante, croyez-moi, dit Polemas, il faut que l'obscurité du lieu vous ait trompé, peut-on comparer Leonide à Galatée.» Leonide entendant avec quel mepris Polemas parloit d'elle, en fut tellement offensée, qu'elle ne lui pardonna jamais : au contraire, bien que l'artifice de Climante lui déplût, elle aimoit en quelque sorte Climante ; car rien ne ravit plus une femme que les louanges que l'on donne à sa beauté, sur tout quand elles ne peuvent être suspectes de flaterie. Pendant qu'elle étoit agitée de ces differentes pensées, elle entendit que Climante poursuivoit ainsi : «Les nymphes revenant du bocage dont je vous ai parlé, me trouverent à la porte de ma caverne, faisant une fosse pour le sacrifice. Après l'avoir creusée d'une coudée, & de quatre pieds en rond, j'allumai autour trois feux, d'encens, d'ache, & de pavot, & avec un encensoir je parfumai trois fois le lieu, & trois fois ma cabane, puis je leur entourai le corps de verveine, je leur mis du sel dans la bouche, & je leur fis à chacune une couronne de pavot.»

 Je pris ensuite trois genisses noires que je choisis dans un troupeau, & neuf brebis noires qui n'avoient point porté. Je conduisis doucement ces animaux sur la fosse, & de la main gauche les poussant sur le bord, je pris de l'autre main le poil qui est entre les cornes, & je le jettai dans la fosse, y répandant ensemble du lait, & de la farine, du vin & du miel. Après avoir appellé quatre fois Hecate, je mis le couteau sacré dans le cœur des animaux, & je reçus le sang dans une tasse.

 Alors pensant qu'il ne restoit plus rien à faire, voici la déesse, il est temps m'écriai-je, comme si j'avois été transporté hors de moi-même ; & prenant Galatée par la main nous entrâmes dans la caverne. J'affectois un air farouche, j'avois les yeux étincelans, la bouche entre-ou-verte, & tout le corps dans un tremblement qui imitoit l'enthousiasme. Etant près de l'autel, je proferai ces paroles : «O sainte deité qui présidez en ce lieu, accordez-moi de répondre aux demandes de cette nymphe.» Le lieu n'étoit éclairé que par deux petits flambeaux qui étoient sur l'autel, mais le jour jettoit quelque clarté sur le papier peint, ensore qu'il pouvoit se representer dans le miroir. Après avoir dit ces mots, je me laissai tomber par terre, & me relevant ensuite ; je m'adressai à Galatée, & lui dit : «Nymphe cherie du ciel, tes vœux & tes sacrifices ont été reçus, la deité que nous avons reclamée veut te montrer où tu dois trouver ta felicité : Approche de cet autel, & repete après moi : O grande Hecate, qui présidez sur les marais du Styx, qu'ainsi le Cerbere ne vous abboye jamais, quand vous y descendrez, qu'ainsi vos autels fument toujours de sacrifices agréables, je promets de vous en offrir tous les ans un pareil, si je vois par vous ce que je vous demande !» Incontinent je fis tomber l'ais qui étoit suspendu, & qui donnant sur le caillou, fit le feu accoutumé. Galatée saisie de frayeur prenoit la fuite, mais je la retins, en lui disant : Nymphe, ne craignez point, c'est Hecate qui vous montre ce que vous demandez ; peu après la fumée s'étant dissipée, le soleil qui commençoit à se lever, donna si à propos sur le papier peint, que ce papier parut dans le miroir. Après qu'elles l'eurent regardé quelque temps, je dis à Galatée : «Souvien-toi, Galatée, qu'au lieu même qui t'est representé dans ce miroir tu trouveras un diamant qu'une belle a dédaigné le croyant faux, il est toutefois d'un prix inestimable, pren-le & le conserve avec soin. Cette riviere, c'est le Lignon ; ces saules, c'est le côté de Montverdun, au dessus de cette colline où il semble qu'ait été autrefois le lit de la riviere : remarque bien le lieu, & t'en souvien.» Puis tirant la nymphe à part, «Je vous ai déja dit, ajoutai-je, que votre destinée seroit ou la plus heureuse ou la plus malheureuse du monde : remarquez bien le lieu que je vous ai montré ; car le jour que la lune sera au même état qu'elle est aujourd'hui, environ cette même heure, vous trouverez celui que vous devez aimer. S'il vous voit le premier, il vous aimera, mais difficilement pouriez-vous l'aimer. Si au contraire vous le voyez la premiere, il aura de la peine à vous aimer ; & vous, vous l'aimerez incontinent. Il faut que par votre prudence vous surmontiez ces contrarietés, & sans doute vous y parviendrez avec le temps. Si vous ne le rencontrez pas le premier jour, retournez - y jusqu'à trois fois : car Hecate ne veut pas reveler précisément le jour, les dieux veulent nous faire acheter leurs faveurs, & nous les faire meriter par notre obeissance.» «Alors prenant une baguette, & m'approchant du miroir, voici lui disois-je ? voici la montagne d'Isoure ; ici c'est Montverdun, & là c'est le Lignon. Souvent la chasse vous a conduite en ces differents lieux ; il vous sera facile de les reconnoître. Or Hecate declare encore par ma bouche, que si tu n'es fidele à tes promesses elle ajoutera aux malheurs dont les destins te menaçoient, de nouveaux malheurs.» Puis changeant de voix, «je m'estime heureux, lui dis-je, d'avoir pu avant mon départ vous donner des avis si salutaires ; car bien que je ne sois point de cette contrée, votre vertu & votre pieté envers les dieux m'obligent à vous aimer, & à supplier Hecate pour votre prosperité. Hecate m'a commandé de partir demain ; ministre que je suis de ses autels je ne puis lui desobeir. Adieu.» En prononçant ces mots, je les conduisis hors de la cabane, je leur ôtai les herbes que je leur avois données, & je me retirai.

 Maintenant, il faut que vous sçachiez ce qui m'avoit déterminé à differer la cérémonie jusqu'à la pleine lune. J'en usai de la sorte, parce je compris que la nymphe n'auroit la permission de venir, qu'après le départ de Lindamor. D'ailleurs il falloit bien que vous qui deviez gouverner toute la province, eussiez quelque temps pour demeurer auprès d'Amasis, & faire reconnoître votre nouvelle autorité. N'auriez-vous point donné lieu à la calomnie, qui se fait un si grand plaisir d'attaquer ceux qui sont à la tête des affaires, si vous aviez débuté par une partie de chasse ? Je lui marquai les trois lunes suivantes, afin de vous donner le loisir de vous trouver au lieu marqué. Je lui dis que si elle vous voyoit la premiere, elle concevroit aisément de la tendresse pour vous ; & cela, parce que je sçavois fort bien que vous la verriez le premier. Je lui annonçai mon départ pour le lendemain, afin que si la curiosité la ramenoit, elle ne fût point surprise de ne me pas trouver. Ajoutez que mon affaire étant finie, j'eusse voulu être loin. Je craignois d'être reconnu par quelque druyde qui n'eût pas manqué de me faire châtier. «Trouvez-vous que j'aye manqué à quelque chose ? Non certes, répondit Polemas. Mais quelle raison l'aura fait tarder si long-temps ? Quant à moy, repliqua Climante, je n'y comprens rien, à moins qu'elle n'ait mal compté les jours de la lune. Mais puisque rien ne vous presse, je suis d'avis que deux jours avant & après, vous vous trouviez tous les matins au lieu designé ; car en verité nous y fumes trop tard le premier jour. Et que puis-je à cela, répondit Polemas ? Le malheur de ce berger qui se noya en fut cause, car vous sçavez qu'il y avoit tant de personnes sur les bords du Lignon, que je n'eusse pu y demeurer, sans m'exposer à de violens soupçons. Cependant nous tardâmes peu, & je ne croi pas qu'elle soit venue ce jour-la ; les mêmes raisons nous auront retardés tous deux. N'en croyez rien, repliqua Climante, elle avoit trop d'envie d'observer ce que je lui avois prescrit. Mais il me semble qu'il est temps que vous partiez» En même temps ouvrant les fenêtres, il apperçut l'aurore. «Hâtez-vous, lui dit-il, avant que vous soyez arrivé, l'heure sera passée ; & en toutes choses il vaut mieux avoir quelques heures de plus qu'un moment de moins. Voulez-vous, dit Polemas, que nous y retournions ? Pensez-vous qu'elle y vienne, quand le temps est expiré il y a plus de quinze jours ? Peut-être, répondit Climante, aura-t-elle mal compté, ne laissons pas de nous y rendre.»

 Leonide, qui craignoit d'être vue ou de Climante, ou de Polemas, n'osa se lever avant qu'ils fussent partis, & pour reconnoître le visage de Climante, elle le considera si bien, qu'elle crut qu'il ne pourroit se cacher à elle. A peine furent-ils partis, qu'elle s'habilla promptement, & prenant congé de son hoste, elle poursuivit sa route. Elle admiroit la ruse de ces deux hommes artificieux ; mais le mepris que Polemas avoit fait de sa beauté la piqua si vivement, qu'elle resolut d'empêcher de toutes ses forces que cet indigne artifice ne réussit à Lindamor. Et jugeant qu'elle en viendroit à bout par le ministere de son oncle Adamas, elle se hâtoit de se rendre à Feurs, où elle esperoit le trouver ; mais elle y arriva trop tard. Le sacrifice étant achevé, il étoit reparti dès le matin. Déja le soleil étoit au milieu de sa course, lorsqu'Adamas se trouva dans la plaine de Montverdun. Il remarqua heureusement quelques arbres qui offroient aux voyageurs un ombrage agreable, il y tourna ses pas dans le dessein de s'y reposer. A peine y fut-il arrivé, qu'il apperçut de loin un berger que le même dessein y attiroit. Lorsqu'il fut arrivé, Adamas, pour ne le point distraire de ses pensées, car il paroissoit rêver profondement, Adamas ne voulut point le saluer, ni se montrer à lui. Il écouta ce qu'il disoit en marchant, & peu de temps après qu'il se fut assis de l'autre côté du buisson, il l'entendit reprendre ainsi la parole. «Hé pourquoi aimerois-je la volage, elle n'est pas assés belle pour en meriter le nom ; son merite est trop mediocre pour captiver un honnête homme, & son caractere est si inconstant, qu'elle est susceptible de toutes les impressions que peuvent faire de nouveaux objets. Si je l'ai aimée, c'est que je pensois qu'elle avoit quelque retour pour moi ; mais si cela n'étoit pas, je l'excuse, car je sçai bien qu'elle même elle croyoit m'aimer.» Pendant qu'il parloit ainsi, arrive une bergere, qui sembloit l'avoir suivi de loin, & comme si elle n'eût rien entendu, elle s'assit auprès de lui. «Corilas, dit-elle, quel nouveau souci vous occupe. Je cherche, repondit dédaigneusement le berger, comment vous vous déferez d'un nouvel amant ? Ingrat, dit la bergere, pouriez-vous croire que j'aime quelqu'autre que vous ? & vous, dit le berger, pouriez vous croire que je pense que vous m'aimez ? Que croyez-vous donc de moi, repliqua-t-elle ? Tout ce que vous pouvez croire d'une personne que vous haissez, répondit Corilas. O dieux, s'écria la bergere, quel homme ai - je trouvé en vous ? Je puis bien m'écrier à meilleur titre, dit le berger, quelle bergere ai-je trouvé ; car y a-t-il rien qui soit moins capable d'aimer que vous, vous qui vous plaisez à tromper ceux qui vous croyent. Je serois aussi peu raisonnable que vous, dit la bergere, si je m'arrêtois à vous répondre.» Après qu'ils eurent tous deux gardé le silence quelque temps, Stelle haussa sa voix, & lui chanta ces paroles ; lui de son côté pour ne demeurer sans réponse, lui repliquoit de la sorte.


STELLE. Est-il possible, mon berger,
Que vous me soyez infidele !


CORILAS. Pourquoi, quand on vous voit changer,
Et suivre une amitié nouvelle
A votre exemple, chaque jour
Faut-il changer d'amour ?


STELLE. Eh quoi ! tu m'aimois en effet ?
Ingrat ! qui te rend si volage ?


CORILAS. Stelle, je vous rens trait pour trait.
C'est en cela que je suis sage.
Pleurez, soupirez, plaignez vous ;
Plus d'amour entre nous.

 La bergere voulant l'interrompre. «Et quoi, lui dit-elle, Corilas, il n'y a donc plus d'esperance de vous ramener ? Non plus, répondit-il, que de vous voir fidelle. Ne croyez point que vos discours puissent me faire changer de resolution ; mon parti est pris. C'est en vain que vous essayez vos armes contre moi, je ne les crains plus. Je vous conseille de les éprouver contre d'autres. Vous en trouverez peut-être à qui le ciel, en punition de quelque crime, ordonnera de vous aimer ; & ils auront pour vous un puissant attrait, l'attrait de la nouveauté.» La bergere se sentit vivement offensée de ces dernieres paroles ; mais elle voulut cacher son ressentiment sous un badinage affecté. «Corilas, dit-elle, en s'en allant, je ris de votre colere ; je vous reverrai bien-tôt changer de langage, cependant qu'il vous suffise que je vous pardonne votre faute, & ne la rejetter pas sur moi. Je sçai, repliqua le berger que vous êtes dans l'heureuse habitude d'insulter à ceux qui vous aiment ; mais si je persiste dans mes sentimens, vous pourrez bien rire de moi, sans rire d'une personne qui vous aime.» C'est ainsi que se separerent Stelle & Corilas. Adamas, qui connut par leurs noms de quelle famille ils étoient, curieux d'en sçavoir davantage, appella Corilas. Corilas fut frapé de crainte & de respect à la vue du druyde. Adamas pour le rassurer le fit asseoir auprès de lui, & lui parla en ces termes : «Mon enfant, je puis bien vous donner ce nom, car j'ai toujours fort aimé votre famille, ne regrettez point d'avoir parlé si franchement à Stelle devant moi : j'ai admiré votre prudence ; mais je desirerois d'en sçavoir davantage, afin de vous conduire en cette affaire.» Corilas se souvenoit d'avoir vu le druyde à divers sacrifices, mais comme il ne lui avoit jamais parlé, il n'osoit lui faire le détail de ce qui s'étoit passé entre Stelle & lui, quoiqu'il desirât faire connoître la justice de sa cause, & la perfidie de sa bergere. Adamas pour l'enhardir, lui fit entendre qu'il en sçavoit déja une partie, & que plusieurs parloient de leurs amours à son desavantage, ce qui l'affligeoit, pour l'amitié qu'il avoit toujours portée aux siens. «Je crains, répondit Corilas, de vous ennuyer par ces détails. Ne craignez rien, repliqua le druyde, j'aurai une vraye satisfaction d'apprendre que vous n'avez point tort : aussi-bien ai-je resolu de passer ici une partie de la chaleur.»



HISTOIRE
DE STELLE ET DE CORILAS.



 Puisque vous me l'ordonnez, dit le berger, je reprendrai d'un peu plus haut le recit de nos amours. Stelle étoit demeurée veuve d'un époux qu'elle avoit pris extremement âgé. Sa tendresse pour lui, & son humeur insensible ne lui fit pas beaucoup ressentir cette perte. Ravie de se voir delivrée à la fois, & de l'importunité d'un mari fâcheux, & de l'autorité paternelle, deux fardeaux bien pesans, elle se jetta tout d'un coup dans le grand monde. Quoique sa beauté, ainsi que vous l'avez vû, ne soit pas de celles qui triomphent de tout ; ses affeteries ne déplaisoient point à la plus part. Elle avoit près de dix-huit ans : âge où l'on peut faire bien des fautes, quand on est independant. C'est ce qui détermina Salian son frere, berger vertueux, & mon intime ami, à l'éloigner de son hameau, & à la mettre en telle societé, qu'elle pût passer sans reproche sa premiere jeunesse. Il pria donc Cleante d'agréer qu'elle vît sa petite fille Aminte, parce qu'elles étoient à peu près du même âge. Cleante y consentit ; & bien-tôt les deux bergeres s'aimerent si tendrement qu'elles ne se quittoient plus. La plus part étoient surpris qu'étant d'humeurs si differentes, elles eussent pû se lier si étroitement ; mais la douceur d'Aminte, & la souplesse de Stelle produisirent cette intelligence. Ainsi jamais Aminte ne resistoit à Stelle, & jamais Stelle ne désaprouvoit ce qui étoit du goût d'Aminte. Mais enfin Lysis fils du berger Genetien vint dans notre plaine ; il vit Stelle au temple de Vénus, lorsqu'Astrée remporta le prix de la beauté ; il en devint si éperdument amoureux, que je croi qu'il l'est encore au tombeau. Stelle de son côté sentit du penchant pour Lysis. Lysis après bien des assiduités, parla de mariage, & sa proposition parut acceptée avec joye. Salian qui a voit été contraint de faire un voyage ne sçut rien de cet accord ; d'ailleurs elle ne le consultoit plus guere. Mais Aminte la voyant si resolue à ce mariage, lui representa plusieurs fois qu'en matiere de si grande importance il ne falloit rien précipiter. «Ne vous mettez point en peine, lui dit-elle, je sortirai aisement de cette affaire.» Lysis tenant son mariage pour assuré, prend un jour, assemble ses proches, & fait la dépense accoûtumée en de semblables occasions. Mais l'humeur de la plus part des femmes qui ne veulent point engager leur liberté, empêcha Stelle de persister en son premier dessein ; elle fit des demandes si peu raisonnables, qu'elle se persuada que les parens de Lysis n'y consentiroient jamais. Mais l'amour que Lysis avoit pour elle étant plus forte que toutes ses difficultés ; elle se vit contrainte de rompre ouvertement, sans autre pretexte que sa mauvaise volonté. Il est aisé de juger que Lysis fut piqué d'un si grand outrage ; cependant il ne put oublier l'ingrate.

 Ce qui causa le changement de Stelle fut une nouvelle passion que lui avoit inspirée un berger nommé Semire, qui depuis quelque temps recherchoit son alliance. Lysis s'en apperçut le dernier, parce qu'elle se cachoit de lui avec un soin extrême. Semire est de tous les bergers le plus artificieux, il a pourtant des qualités aimables qui gagnerent Stelle, & lui firent dédaigner Lysis. Semire ne jouit pas long-temps de la victoire qu'il avoit remportée. Un jour que Lupeandre faisoit une assemblée, à l'occasion du mariage de sa fille Olympe, Lysis & Stelle y furent appellés. Je m'y trouvai aussi comme parent d'Olympe. Soit vengeance d'amour, soit caprice de la bergere, à peine elle revit Lysis, qu'il lui prit fantaisie de le rappeller ; elle mit en usage toutes ses affeteries ; mais le berger eut assés de courage pour cacher du moins qu'il aimoit encore. Enfin sur le soir que chacun étoit attentif à danser, ou bien à entretenir sa bergere, elle le poursuivit de sorte qu'il ne put échaper, & qu'il fut contraint de soutenir les efforts de son ennemie. Semire qui la suivoit des yeux, remarquant les avances qu'elle faisoit au berger, en conçut de la jalousie : il n'ignoroit pas qu'un feu mal éteint se rallume aisément. Il s'approche, & feignant de parler à quelqu'autre, il entendit qu'elle demandoit à Lysis, pourquoi il la fuyoit ainsi. «Oh pour le coup, répondit Lysis, c'est me poursuivre à outrance, & montrer trop d'effronterie. Mais encore, répondit Stelle, que je sçache d'où procedent ces injures, peut-être quand on aura daigné m'entendre paroîtrai-je moins coupable. Bergere, laissez-moi, repliqua Lysis, il vous suffit de sçavoir que ces injures partent de la haine que j'ai pour vous ; & ma haine pour vous, de votre legereté. J'entens, dit Stelle, d'où vient votre colere. En verité il vous sied bien de vous piquer ainsi ; ne lui a-t-on pas fait un grand outrage, en refusant de l'épouser au moment qu'il s'est presenté ? Mais aussi quelle apparence de refuser un homme qui m'a aimée presque trois mois.» Lysis qui ne pouvoit la haïr, mais qui sentoit qu'il ne devoit plus l'aimer, ne sçut d'abord comment arrêter ce torrent ; toutesfois il lui dit : «Stelle, c'est assez ; nous avons éprouvé plus d'une fois que vos actions ne répondent guere à vos discours ; mais regardez comme un oracle ce que je vais vous dire : autant je vous aimai autrefois, autant je vous hais maintenant ; & tous les jours de ma vie je publierai que vous êtes la plus ingrate & la plus trompeuse bergere qui fut jamais.» A ces mots il la quitte brusquement, & retourne près des autres bergeres. Semire, qui ne perdit rien de tous ces discours, en fut tellement indigné, que dès lors il resolut de renoncer à une femme aussi volage. Ce qui le fortifia dans cette resolution fut que Lysis l'ayant laissée seule, je l'abordai, car il faut que j'avoue qu'elle regnoit encore sur mon cœur ; & comme on va toujours flattant ses desseins, je me figurois que je pourrois obtenir de ma bonne fortune ce que Lysis n'avoit pû gagner par son merite. Tant que sa recherche dura, je dissimulai ma passion ; car outre la proximité qui étoit entre nous, nous étions encore unis de la plus étroite amitié. Mais lorsque je vis qu'il y renonçoit, je m'imaginai que la place étoit vacante ; car je ne m'étois pas apperçu de la recherche de Semire, & je crus qu'il étoit plus à propos de me declarer à elle, que d'attendre qu'elle eût de nouveaux desseins. Je m'adressai donc à Stelle, & la voyant plongée dans une profonde réverie, elle qui avoit acoutumé d'être badine & folâtre, je lui dis que sans doute elle avoit de grands sujets de réver ainsi : «C'est ce fâcheux Lysis, me répondit-elle, qui ne peut oublier le passé, & qui me reproche éternellement mes refus. Et cela vous ennuye-t-il, lui dis-je ? Il ne peut-être autrement, repartit-elle ; car on ne dépouille pas une passion comme un habit ; il prit si mal mes délais, qu'il crut que je ne voulois point de lui. Il est vrai, repliquai-je, que Lysis devoit essayer de vous meriter par ses longs services ; mais son humeur bouillante, & peut-être son peu d'amour ne le lui permirent pas. Si j'eusse eu le même bonheur, avec quelle affection je l'aurois reçu ! avec quelle patience je l'aurois attendu !» Vous serez surpris, mon pere, d'un si prompt changement, toutefois je vous jure qu'elle écouta ma declaration, & qu'elle agréa l'offre que je lui fis de mes services. Vous pouvez croire que Semire qui étoit aux écoutes, ne fut guere plus satisfait de moi, qu'il l'avoit été de Lysis. Aussi depuis ce temps il s'éloigna de Stelle, mais avec tant de discretion que l'on imputa le changement du berger aux refus de la bergere ; car elle ne parut pas le regreter ; elle étoit trop occupée de ses desseins sur moi. Lysis s'apperçut bien-tôt de son nouvel engagement ; mais l'amour qui triomphe toujours de l'amitié m'empêchoit de lui rien dire, craignant de déplaire à Stelle, & sans sa permission je ne lui en eusse jamais rien dit, quoiqu'il s'offensât de l'air mysterieux que j'affectois avec lui. Stelle voulut que cette affaire passât par ses mains. Elle desiroit, comme je l'ai remarqué depuis, le rengager dans ses fers. Mais moi qui ne m'appercevois point de ses ruses, une nuit que Lysis & moi nous étions couchez ensemble, je lui tins ce langage. «Il faut que je vous avoue, Lysis, qu'amour triomphe enfin de moi, & que vous seul pouvez retarder ma mort. Moi, répondit Lysis. Vous devez être persuadé, que malgré vos defiances je ne manquerai jamais à l'amitié que je vous ai vouée. Ne pensez pas que votre passion me soit inconnuë ; mais votre silence qui m'offensoit m'a fait taire. Puisque vous l'avez connu, repliquai-je, & que vous ne m'en avez rien dit, je suis le plus offensé ; car j'avoue bien que j'ai failli par mon silence ; mais il faut considerer qu'un amant n'est pas à soi, & que ses fautes doivent être rejettées sur la violence de son mal. Mais vous qui êtes sans passion, par là même vous êtes sans excuse. Lysis me répondit en souriant : N'êtes-vous pas admirable, Corilas ? Vous êtes coupable & vous m'accusez ! Je ne veux pourtant pas vous contredire : Que puis-je pour vous ? Ce que vous n'avez pu pour vous-même, repliquai-je. Si je ne parviens à être aimé de Stelle, c'est fait de moi. Dieux ! s'écria Lysis, quel est votre malheur ? Fuyez, Corilas, des rivages si dangereux, des rivages pleins d'ecueils, & qui ne sont remarqués que par les naufrages de ceux qui ont pris la même route. J'en parle en homme instruit, vous le sçavez. Je ne doute point qu'ailleurs votre merite ne vous acquere une meilleure fortune qu'à moi ; mais que peut-on attendre de cette perfide ? Que vos discours me charment, lui répondis-je ! Je vous croyois encore quelque pendant pour elle ; & c'est ce qui m'a fait user de tant de retenue : Mais puisqu'il n'en est rien, il faut qu'en cette occasion vous me rendiez les dernieres preuves de votre amitié. Je sçai que la haine qui succede à l'amour se mesure à l'excès de l'amour même ; toutefois Stelle m'ayant declaré que c'est par vous seul que je puis voir mes vœux accomplis, je vous conjure par notre amitié de m'aider.» Lysis attendoit de moi toute autre demande ; outre le déplaisir qu'il auroit de parler à Stelle, il se voyoit encore à jamais privé de ce qu'il aimoit le plus. Il répondit pourtant : «Je ferai ce que vous exigez de moi ; mais souvenez-vous de ce que j'ai toujours oui dire, qu'aux messages d'amour, il faut employer des personnes qui ne soient point haies.» Voilà donc Lysis d'amant qu'il étoit, devenu messager d'amour, uniquement parce qu'il m'aimoit, & dans la vue de me servir, quoique dans la suite il changea peut-être de dessein ; mais en cela il faut accuser la puissance de l'amour, & admirer l'amitié qu'il me portoit, & qui le fit consentir à se priver pour toujours de ce qu'il aimoit, pour me le faire posseder. Quelques jours après, recherchant l'occasion de parler à Stelle, il la trouva seule en sa cabane. Il s'arma tellement contre ses attraits, par le souvenir de l'injure qu'il en avoit reçûe, qu'amour ne pouvoit guere esperer de le vaincre. Ce n'est pas que la bergere ne s'étudiât autant à le surmonter, qu'il s'étudioit à lui resister. Dès qu'elle l'apperçut, elle alla au devant de lui, & lui tint ce perfide langage. «Quel nouveau bonheur me ramene l'aimable Lysis ? Votre retour me rend toute la joye qu'en me laissant vous emportâtes avec vous. Bergere plus artificieuse que fidelle, répondit le berger, je suis plus satisfait de votre aveu, que je n'ai été offensé de votre infidelité. Mais laissons ces discours, & daignez répondre à ce que je vais vous demander. Voulez-vous tromper quiconque vous aimera ? Pour moi, je n'en doute point, si vous dites avec serment que vous ne tromperez personne, tous ceux à qui vous le direz doivent attendre le même sort que moi.» La bergere, qui n'attendoit pas ces reproches, ne laissa pas de lui répondre : «Si vous n'êtes venu que pour m'insulter, je vous remercie de votre visite ; mais aussi vous avez bien lieu de vous plaindre de moi. Me plaindre, repartit le berger ! je ne me plains de vous, ni ne vous insulte. Bien loin de me plaindre, je me loue de votre humeur ; car si vous eussiez plus long-temps feint de l'amitié pour moi, j'aurois plus long-temps demeuré dans mon erreur ; & plût à dieu que la perte de votre amitié ne m'eût pas causé plus de regret que de dommage ? Vous n'auriez pas lieu de me reprocher mes plaintes, ni les pretendues insultes que je vous fais. Mais rien n'est plus vrai que vous êtes la plus trompeuse & la plus ingrate bergere du Forest. Il me semble, répondit Stelle, que ces discours siéroient mieux à d'autres qu'à vous.» Alors Lysis changeant un peu de maniere : «Jusqu'ici, dit-il, j'ai prêté ma bouche au dépit de Lysis, je parle maintenant pour un berger peu avisé qui vous aime, & qui vous aime éperdument ; c'est Corilas. Il s'est tellement laissé surprendre à vos dehors imposans, que quoique je lui aye pu dire de votre humeur, il m'a été impossible de le ramener. Je lui ai dit ce que j'avois reconnu en vous, le peu de fond qu'il y a à faire sur vous, votre duplicité, votre peu d'amitié. Je lui ai juré que vous le tromperiez, & vous ne voudrez pas que je sois parjure ; mais l'infortuné berger est si aveugle, qu'il espere obtenir par son merite ce qui m'a été constamment refusé. Et afin que vous m'en croyiez, voici une lettre, qu'il vous écrit.» Stelle ne voulant pas lire ma lettre, Lysis l'ouvrit, & la lut tout haut.


CORILAS A STELLE.



 Il est impossible de vous voir sans vous aimer, & plus encore de vous aimer mediocrement. Si vous daignez y refléchir, autant que m'a temerité meriteroit d'être punie, autant me pardonnerez-vous par compassion. Si vous daignez recevoir ma lettre, rien n'égale mon bonheur ; si vous la rebutez, je n'ai d'autre ressource que la mort.

 «Hé bien, Stelle, de quelle mort moura-t-il, dit Lysis, après qu'il eut fini ? pour moi je commence à le plaindre, & vous, vous pensez déja comment vous l'entretiendrez dans ses sentimens, & comment ensuite vous lui ferez trouvez vos refus plus amers. Il me semble, répondit Stelle, que si Corilas a les sentimens qu'exprime sa lettre, il devoit choisir tout autre que vous pour la rendre. Car vos discours sont bien plus capables d'inspirer de la haine que de l'amour. Stelle, repliqua le berger, il ne montra jamais plus de prudence qu'en cette occasion : il connoît vos attraits, vos affeteries, & qui pouvoit-il plus surement employer que moi, qui vous hait plus que la mort ? L'artifice dont je me sers n'est pas mauvais ; car en vous representant si naïvement ce que vous êtes, vous sentirez mieux l'honneur qu'il vous fait en vous aimant. Mais laissons ces discours, & dites-moi serieusement s'il est dans vos bonnes graces, combien il y demeurera, puis qu'en verité je n'oserois retourner à lui, sans lui porter quelque bonne réponse ; je vous en conjure par son amitié presente, & par la nôtre qui n'est plus.» Le berger ajouta tant d'autres discours pareils, que Stelle crut enfin qu'il parloit sincerement ; d'ailleurs celles qui s'aiment volontiers croyent encore plus volontiers qu'elles sont aimées. Cependant Lysis eut pour toute réponse que l'amitié de son cousin, au défaut de la sienne, ne lui étoit point desagreable. Il la sollicita depuis si vivement qu'il en eut toutes les assurances qu'il souhaitoit, même une promesse écrite de sa main. Il me rendit un compte fidele de tout ce qu'il avoit fait, à la promesse près. Il connoissoit l'humeur de Stelle, & pensant que malgré sa promesse elle me tromperoit, il ne voulut point m'en parler, de peur que je ne m'attachasse davantage à elle. Aminte ne sçut rien de tout ceci, parce que Stelle se cachoit d'elle avec un soin extrême. Lors que j'eus reçu cette assurance, je remerciai d'abord la bergere, & je songeai à donner des ordres pour les nôces. J'en parlois ouvertement, bien que Lysis ne cessât de me dire que je serois trompé. Mais l'apparence du bien que nous desirons est si flateuse, que nous n'écoutons rien de ce qui peut affoiblir notre esperance. Pendant que ce mariage se divulguoit, Semire qui, comme je vous l'ai dit, s'étoit retiré à cause de Lysis & de moi, piqué des discours qu'elle avoit tenus de lui, resolut à quelque prix que ce fût de rentrer en ses bonnes graces, dans le dessein de la quitter ensuite, de façon qu'elle ne pût pas dire que la rupture venoit d'elle. Il n'eut pas besoin de beaucoup d'artifices, il connoissoit l'humeur volage de Stelle. Aux premiers soins de Semire, elle se determine à me quitter pour lui, comme elle l'avoit quitté pour moi. Le jour des nôces, où j'avois assemblée mes proches & mes amis arriva. Je reçus leurs complimens ; mais Stelle qui avoit dans le cœur une nouvelle passion rompit tout à coup sous des pretextes encore plus frivoles que les premiers. J'en fus tellement indigné que je partis sans lui dire adieu, & je conçus un si grand mépris pour elle, que jamais depuis elle n'a pû se raccommoder avec moi.

 Jugez maintenant, mon pere, si j'ai lieu de m'en plaindre, & si ceux qui racontent l'histoire à mon desavantage sont bien informés. «A la verité, répondit Adamas, voila une indigne bergere, je suis surpris qu'ayant trompé tant de personnes, quelqu'un ait encore pû se fier à elle. Je ne vous ai pas tout dit, reprit Corilas ; car après que tous, excepté Lysis, se furent retirés, elle fit en sorte que Semire l'arrêta jusque sur le soir. Elle cherchoit sans doute à r'avoir sa promesse, parce qu'elle voyoit bien qu'il étoit indigné contr'elle. Est-il possible, Lysis, lui dit-elle effrontément, que vous ayez tellement oublié l'amour que vous m'avez jurée, que vous ne desiriez plus de me plaire ? Moi, répondit Lysis, que plus tôt le ciel me fasse mourir.» A ce mot, il lui échape, & sort de la maison. Elle le suivit, & l'ayant atteint, elle lui serra les mains de façon que l'on eût jugé qu'elle l'aimoit tendrement. Semire, tout instruit qu'il étoit de ses artifices, se plût à ses caresses, bien qu'il n'y ajoutât point foi. «Mon dieu, Stelle, lui dit-il, vous abusez bien des dons que le ciel vous a prodigués ! Si ce corps enfermoit un esprit qui ressemblât en quelque sorte à sa beauté, qui pourroit vous resister ?» Stelle reconnoissant l'effet de ses caresses, y ajouta tout l'artifice de ses yeux, & toute la douceur de ses discours ; en sorte que le berger fut comme hors de lui-même. «Gentil berger. lui dit-elle, s'il est vrai que vous soyiez ce Lysis qui autrefois m'a tant aimée, je vous conjure par le souvenir d'un temps si heureux pour moi, de vouloir m'écouter en particulier. Vous comprendrez que si vous avez eu lieu de vous plaindre, cette seconde faute, ou du moins que vous estimez telle, je ne l'ai commise, que pour remedier à la premiere.» Lysis ne put tenir davantage ; cependant, pour cacher sa défaite : «Voyez-vous, Stelle, répondit-il, combien vous vous trompez. Je suis si éloigné de faire rien qui vous plaise, qu'il n'y a rien qui vous déplaise que je ne me propose de faire. Puisqu'il n'y a point d'autre moyen, repliqua la bergere, revenez donc dans la maison pour me déplaire. Avec cette intention, dit le berger, j'y consens.» Ils rentrerent donc, & lorsqu'ils furent assis, elle reprit la parole en ces termes : «Berger, je ne puis plus dissimuler avec vous. Cette Stelle, que vous avec crue si volage, est plus constante que vous ne pensez.» Mais interrompant soudain ce propos : «Qu'avez-vous fait, dit-elle, de la promesse que je vous ai donnée autrefois en faveur de Corilas. Si vous la lui avez donnée, cela seul peut nous inquieter.» Qui n'eût cru à la place de Lysis qu'il étoit aimé ? Aussi le berger s'imaginant qu'elle vouloit faire pour lui ce qu'elle m'avoit refusé, n'hésita pas à lui rendre cette promesse, qu'il avoit toujours tenue fort secrette. Dès qu'elle l'eut, elle la déchira, & la jettant au feu, elle lui en fit un sacrifice, puis se tournant vers le berger, elle lui dit en souriant : «Il ne tiendra plus qu'à vous, gentil berger, de poursuivre votre voyage, car il est déja tard. Dieux, s'écria Lysis, se peut-il que je sois déçu par la même personne pour la troisiéme fois ? Quelle raison avez-vous, lui dit-elle, de penser que vous soyez trompé ? Ah perfide, repliqua-t-il ! ne m'avez-vous pas dit que vous me feriez connoître que vous n'aviez fait cette faute, que pour reparer la premiere, & que vous me découvririez vos intentions ? Lysis, dit-elle, vous en venez toujours aux injures ; si je ne vous ai jamais aimé, ne suis-je pas constante à ne vous aimer point encore ? Et ne vous ai-je pas découvert mon cœur, puisqu'ayant eu de vous ce que je voulois, je vous laisse aller en paix ? Croyez que toutes les paroles que j'ai perdues avec vous n'aboutissoient qu'à ravoir ce papier. Maintenant que je l'ai, je prie les dieux qu'ils vous conduisent.» Quel étonnement fut celui du berger ! Il se retira chez lui sans pouvoir prononcer un seul mot.

 Lysis a bien été vengé depuis ; car Semire qui étoit encore piqué du mépris qu'elle lui avoit marqué, & considerant d'ailleurs son extréme legereté, il resolut de la prévenir. Il la trompa, comme elle nous avoit trompés Lysis & moi. Il rompit le mariage au milieu de l'assemblée.

 Après que Corilas eut fini son recit, Adamas lui dit en souriant : «Mon enfant, ce que je puis vous conseiller de mieux, c'est d'éviter la perfide ; & lorsque vous trouverez un parti convenable, de le prendre, sans vous arrêter à ces caprices du premier âge ; car il n'est rien qui attire tant d'estime, que de se marier non par amour, mais par raison : cette action étant une des plus importantes que vous puissiez jamais faire, & dont dépend tout le bonheur de votre vie.» A ces mots ils se separerent, car il commençoit à se faire tard, le druyde continua sa route, & Corilas se retira dans sa cabane.

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LIVRE SIXIÈME.



 Leonide ne trouvant point Adamas à Feurs, elle reprit la route qu'elle avoit tenue, sans s'arrêter qu'autant de temps qu'il lui en fallut pour dîner ; le desir qu'elle avoit de connoître les bergeres qu'elle avoit vues le jour d'auparavant, lui fit prendre la resolution de passer la nuit avec elles. Elle revint donc au même lieu où elle les avoit rencontrées : puis tournant les yeux de tous côtés, elle apperçut au loin des bergeres, mais ne pouvant les reconnoître dans un si grand éloignement, elle s'approcha d'elles par un long circuit, & connut enfin que c'étoit les mêmes qu'elle cherchoit. Elle ne pouvoit arriver plus heureusement, pour satisfaire sa curiosité. Ces trois bergeres, en sortant de leur hameau, avoient resolu de passer ensemble le reste de la journée, & de parler en liberté de ce qui les interessoit davantage. Leonide prétant l'oreille, entendit qu'Astrée disoit à Diane : «C'est maintenant, sage bergere, que vous acquiterez votre promesse, puisque sur votre parole, Phylis & moi nous vous avons raconté de bonne grace ce que vous vouliez sçavoir de nous.

 Belle Astrée, répondit Diane, je ne me sens pas moins obligée à contenter votre curiosité, par l'amitié qui est entre nous, & qui ne permet pas que je vous cache rien, que par la parole que je vous en ai donnée. Si j'ai tant differé, croyez, bergeres, que c'est l'occasion seule qui m'a manqué ; car bien que je ne puisse sans rougir, vous raconter mes avantures, je vous sacrifie aisément cette honte, puisque je ne m'y expose que pour vous plaire. Pourquoi rougiriez-vous, dit Phylis ? Est-ce un crime que d'aimer ? Non, repliqua Diane, mais souvent l'amour est pris pour un crime, & c'est notre malheur. Vous nous offenseriez, répondit Astrée, si vous aviez de nous cette opinion. L'amitié que je vous porte à toutes deux, repartit Diane, ne me permet pas de juger ainsi de vous. Mais ce qui m'inquiete, n'est pas le jugement de mes amies, parce que je vivrai toujours avec elles, sans leur rien dissimuler de ce qui me regarde ; c'est le jugement du reste des hommes, auprès de qui on peut être aisément noirci par les faux rapports ; & c'est pour cela que je vous conjure par notre amitié, de garder un secret inviolable sur ce que vous allez entendre.» Les deux bergeres lui jurerent le secret, & elle reprit son discours en ces termes.



HISTOIRE DE DIANE.



 Le recit que vous attendez de moi, belles & discretes bergeres, me coûtera moins de paroles, que les avantures qui en sont le sujet ne m'ont coûté de larmes ; & puisque vous voulez que je renouvelle un si triste souvenir, permettez-moi d'abreger, pour ne pas diminuer en quelque sorte ma felicité presente par la memoire de mes malheurs passez. Bien que vous n'ayez jamais vû ni Celion, ni Belinde, sans doute vous aurez oui dire qu'ils m'ont donné la naissance, & peut-être aurez-vous sçu une partie des traverses qu'ils ont essuyées, & qui furent le presage de celles que je de vois éprouver. Après que leur mariage eut amorti les feux de l'amour, ils se livrerent aux affaires. On leur suscita differens procès, dont ils furent contraints de terminer plusieurs à l'amiable. Phormion un de leurs voisins, entr'autres, les persecuta si vivement, que leurs amis leur conseillerent, pour assoupir toutes ces querelles, de faire une promesse d'alliance future entr'eux. Ils n'avoient point encore d'enfans, ni l'un ni l'autre, parce qu'ils ne venoient que de se marier. Ils jurerent donc par Thautates, sur l'autel de Belenus, que s'ils n'avoient qu'un fils & une fille, ils les marieroient ensemble ; & cette alliance fut promise avec tant de sermens, que pour y manquer il eût fallu avoir perdu toute crainte des dieux. Quelque temps après mon pere eut un fils, qui disparut, lorsque les Gots ravageoient cette province. Je naquis ensuite, mais si malheureusement pour moi, que mon pere n'a jamais eu la consolation de me voir. Phormion voyant mon pere mort, & mon frere perdu, car ces barbares l'avoient enlevé, & peut-être tué ; ce qui causa un déplaisir si violent à mon oncle Diamis, qu'il s'en alla, Phormion, dis-je, resolut s'il avoit un fils, de demander l'execution du traité. Sa femme accoucha bien-tôt, mais d'une fille ; & parce qu'il craignoit, comme elle étoit âgée, de n'avoir plus d'enfans, il publia qu'elle avoit mis au monde un fils. Pour soûtenir son imposture, il lui donna le nom de Filidas ; & quand elle fut en âge, il lui fit apprendre les exercices qui conviennent aux bergers. Le dessein de Phormion étoit de se rendre maître de mon bien, par ce feint mariage, & quand nous serions plus âgées Filidas & moi, de me donner à un de ses neveux, qu'il aimoit tendrement. Il ne fut point trompé dans son premier dessein. Bellinde craignoit trop les dieux, pour manquer à remplir l'obligation que mon pere avoit contractée. Elle me remit entre les mains de Phormion. Mais à peine fus-je sortie des siennes, que ne pouvant plus demeurer en cette contrée sans moi, elle se retira vers le lac Leman, pour être maîtresse des vestales, suivant la prédiction de la vieille Cleontine. Aussi-tôt que je fus dans la maison de Phormion, il fit venir ce neveu auquel il me destinoit. Il se nommoit Amidor. C'est-là que commencerent mes malheurs. Phormion lui fit entendre que mon mariage avec Filidas n'étoit pas si assuré qu'il ne pût bien se rompre, si nous n'avions point de goût l'un pour l'autre. Il lui recommanda en même temps de ne rien oublier pour me gagner ; ensorte que de moi-même je me donnasse à lui, si j'étois libre. Amidor s'y prit de façon que je ne puis vous exprimer tout ce qu'il faisoit pour moi. Sur ces entrefaites Daphné, tres-sage bergere, revint des rives de Furam, où elle avoit demeuré plusieures années. Nous étions voisines ; & dans une conversation que par hazard nous eûmes ensemble, nous nous plûmes tellement l'une à l'autre, que je commençai de m'ennuyer moins qu'auparavant ; car je l'avouerai, l'humeur jalouse de Filidas me l'avoit rendue insuportable ; elle ne pouvoit souffrir que j'eusse avec personne le moindre entretien. Les choses étoient en cet état lorsque tout à coup Phormion tomba malade, & mourut le jour même, sans pouvoir donner ordre à ses affaires, ni aux miennes. Filidas se voyant indépendante, & maîtresse de mon sort, elle resolut de conserver cette autorité, elle persista dans son déguisement, par la consideration de la servitude à la laquelle notre sexe est assujeti ; & par la crainte des discours ausquels elle donneroit lieu, si elle venoit à se declarer fille.

 Elle retint donc le nom que son pere lui avoit donné, & craignant plus que jamais d'être découverte, elle m'observoit tellement que je n'étois presque jamais sans elle. C'est ici, aimables bergeres, que j'ai besoin de votre indulgence, que vous devez vous persuader qu'après les ennuis que l'amour m'a causés, je suis maintenant insensible à tous ses traits. Helas ! c'est du berger Filandre dont je veux parler, Filandre, qui le premier m'apprit à aimer, & qui a emporté avec lui dans le tombeau tout ce que je pouvois avoir de tendresse. «Comment se peut-il, interrompit Astrée, que je n'en aye point entendu parler ? car vous sçavez que la medisance n'épargne personne. Vous vous êtes donc conduits avec bien de la prudence ? Si l'on n'a point parlé de nos amours, répondit Diane, c'est moins à notre prudence qu'à notre bonne intention que j'en suis redevable.»

 Le jour que nous celebrions la fête de Diane & d'Apollon, je vis le berger pour la premiere fois. Il vint à nos jeux avec une sœur qui lui ressembloit parfaitement, & tous deux ils attirerent les yeux de l'assemblée. Comme ils étoient alliés à ma chere Daphné, aussi-tôt que je vis la sœur de Filandre, je courus à elle, je l'embrassai si tendrement, que dès lors elle se crut obligée à m'aimer. Son nom est Callirée ; on l'avoit mariée sur les rives de Furam, à un berger appellé Gerestan, qu'elle vit pour la premiere fois, le jour qu'elle l'épousa, & c'est pour cela qu'elle avoit peu d'affection pour lui. Les caresses que je fis à la sœur engagerent le frere à demeurer près de moi, tant que le sacrifice dura. Ce jour-là même, dirai-je bonheur ou malheur pour lui, je m'étois ajustée le mieux que j'avois pû, croyant qu'à cause de mon nom cette fête me regardoit bien autrement que mes compagnes. Filandre qui venant d'un long voyage, n'avoit d'autres connoissances que celles que sa sœur lui donnoit, ne nous laissa guere de tout le jour : de sorte que me sentant obligée à l'entretenir, je n'oubliai rien pour lui plaire. Mes soins ne furent pas inutiles ; car dès lors cet infortuné berger sentit naître en son cœur une affection pour moi, laquelle n'a fini qu'à sa mort ; encore suis-je assurée que si parmi les ombres on a quelque souvenir des vivans, il conserve l'amour qu'il me jura tant de fois. Daphné s'en apperçut le jour même, du moins elle m'en parla le soir ; mais je rejettai si loin cette idée, qu'elle me dit. «Je conçois, Diane, que ce jour me coûtera bien des prieres, & à Filandre bien des peines.» Elle se faisoit ordinairement un plaisir de me faire la guerre sur des choses de pareille nature ; cet avis pourtant fut cause que le lendemain je crus reconnoître une partie de ce qu'elle m'avoit dit. Nous avions accoûtumé de nous assembler après midi sous des arbres, & d'y danser au son des chalumeaux & des musettes, ou bien de nous asseoir en rond, & de nous entretenir de matieres agréables. Il arriva que Filandre vint s'asseoir entre Daphné & moi ; en attendant le parti que toute la troupe prendroit, je lui faisois les questions ausquelles je pensois qu'il me pourroit répondre. Amidor s'en apperçut, & de dépit en s'en allant, il chanta ces vers, ayant auparavant tourné les yeux sur moi, pour faire connoître que c'étoit à moi qu'ils s'adressoient.


A la fin celui l'aura
Qui dernier la servira.
D'une bergere si volage
Qui peut croire d'être aimé
Ne doit pas être estimé
Fort avisé, ni fort sage.
Car enfin celui l'aura
Qui dernier la servira.

 Cette chanson me piqua jusqu'au vif ; cependant j'aurois caché mon déplaisir, si chacun dans l'instant ne m'eût regardée ; & sans Daphné je ne sçai quelle je fus devenue ; mais sans attendre la fin de cette chanson, elle l'interrompit.

 Quand nous eûmes fini, chacun chanta des vers selon son rang ; & Filandre en dit à son tour que j'ai oubliés. Je crus qu'ils s'adressoient à moi : je ne sçai si ce que Daphné m'avoit dit aida à me le faire croire, ou plutôt si ses yeux, qui s'énonçoient plus clairement que sa bouche, ne me le persuaderent pas. Il m'en convainquit bien mieux dans la suite par sa discretion, car elle accompagne toujours le veritable amour. Ce jeune berger reconnut l'humeur d'Amidor ; & parce que l'amour rend toujours curieux, il s'informa qui étoit Filidas ; & pour leur fermer les yeux à l'un & à l'autre, il lia avec eux une étroite amitié, sans leur donner la moindre connoissance de celle qu'il me portoit. Non seulement il réussit à tromper Amidor ; peut s'en fallut qu'il ne me trompât moi-même, parce qu'il nous laissoit pour aller à lui, & ne venoit jamais où nous étions qu'avec lui : la rusée Daphné s'en apperçut d'abord. Amidor, disoit-elle, n'est pas assez aimable pour attirer sur ses pas un berger tel que Filandre ; il a donc quelqu'autre sujet en vue. Les discours de Daphné me persuaderent, & j'avouerai que dès lors sa discretion me plût tellement, que si j'avois pu consentir à être aimée, c'eût été de lui ; mais l'heure où je devois ceder à l'amour n'étoit pas encore venue. Quand il vint nous dire adieu, il fit mille protestations d'amitié à Amidor, & à Filidas. Cependant Daphné me disoit à l'oreille : «Figurez-vous que ces protestations vous regardent, & vous êtes injuste si vous n'y répondez.» Et lorsqu'Amidor lui exprimoit sa reconnoissance, «oh qu'il est sot ! disoit-elle, de penser que ces offrandes sont destinées pour son autel.» Mais il dissimula si habilement, & gagna tellement l'esprit d'Amidor, que celui-ci repetant ce que Filandre l'avoit prié de dire à Filidas ; il y mêla les louanges les plus flateuses. C'est ce qui fit desirer à cette fille de le voir, & quelques jours après ils l'envoyerent prier de les venir voir : & cela à mon insçû, parce que je ne parlois jamais de lui qu'avec une espece de nonchalance qu'ils prenoient pour mépris. Dieu sçait s'il se fit prier plus d'une fois, lui qui ne desiroit rien tant que ce qui lui étoit proposé. Le jour qu'il devoit arriver, nous nous promenions Daphné & moi sous les arbres voisins. Et ne sçachant presque de quoi nous entretenir, pendant que nos troupeaux paissoient, nous marchions à l'avanture, lorsque nous entendîmes de loin une voix qui nous sembla étrangere. La curiosité nous emporta, nous nous avançâmes vers le lieu où la voix nous conduisoit. Daphné qui marchoit devant moi, ayant reconnu Filandre, elle me fit signe d'aller doucement, & quand je fus près d'elle, elle me nomma Filandre, qui fatigué sans doute de la longueur du chemin, s'étoit appuyé contre un arbre. Quand nous arrivâmes, il recommença par hazard en ces termes :


Je bravois Amidor & ses charmes
 Lorsqu'il quitta ses armes
 Et qu'aux vôtres il eut recours.
Il me tint pourtant ce discours
 Avant que de me faire outrage.


Un dieu sur un serpent remporte l'avantage ;
 Et fier d'un triomphe si vain
 Il me regarde avec dédain ;
 Pour Daphné je le rendis tendre,
 Et par un triste changement
Je lui ravis ses feux, juge, juge Filandre,
 Quel doit être ton châtiment.
Le feu dont fut brûlé ce dieu présomptueux,


 Ne par toit que des yeux
 D'une nymphe qu'encore il aime.
 Mais je veux que le tien
 Plus ardent que le sien
 Parte de Diane même.

 Quand je m'entendis nommer, aimables bergeres, je tressaillis, comme si par mégarde j'eusse marché sur un serpent, & sans vouloir attendre davantage, je me retirai le plus doucement que je pus, pour n'être pas vue, quoique Daphné pour m'y faire retourner, me laissât aller assez loin seule. Lorsqu'elle vit que je poursuivois ma route, elle s'éloigna peu à peu de lui, pour n'être point entendue, & courut à perte d'haleine pour me rejoindre, en me faisant mille reproches interrompus. Et quand elle put parler : «En verité, me dit-elle, si les dieux ne vous punissent pas, je les croirai aussi injustes que vous. Quoi ! vous ne daignez seulement pas écouter ses plaintes, quand vous les attirez. Moi, répondis-je, comment cela se pourroit-il, puisque je ne pense pas même à lui. Si vous y pensiez quelquefois, reprit-elle, vous vous sentiriez pour lui quelque pitié.» Je rougis à ce mot, & ma rougeur fit comprendre à Daphné que ces paroles m'offensoient. C'est pour cela qu'elle me dit en souriant : «Diane, ne croyez pas que je parle serieusement. Je suis persuadée que le berger ne songe point à vous, & que s'il vous a nommée dans sa chanson c'est pour se désennuyer qu'il va chantant les vers d'autrui, ou bien qu'il a quelqu'autre bergere en vue, qui porte le même nom que vous.»

 Après mille autres discours, ennuyées de la promenade, nous revinmes par un autre sentier au lieu où étoit Filandre. De ma part la chose arriva sans dessein, je n'oserois dire le même de Daphné, & nous trouvant si près de lui, je fus obligée de l'examiner. Nous l'avions vû d'abord assis & appuyé contre un arbre ; alors nous le trouvâmes étendu par terre. Il avoit sous ses yeux une lettre qu'il mouilloit de ses larmes. Nous crûmes qu'il veilloit, il dormoit pourtant, comme nous n'en pûmes douter, après que Daphné moins timide que moi, nous eût apporté la lettre. Je la pris, & la lus ; elle étoit conçue en ces termes.


FILANDRE A DIANE.



 Qu'un berger, en vous voyant, court une dangereuse fortune ! S'il vous aime il est perdu sans ressource ; s'il ne vous aime point, il est sans jugement. De ces deux erreurs j'ai choisi celle qui étoit plus suivant mon goût, & dont aussi bien je ne pouvois me defendre. Ne vous irritez donc pas, belle Diane, si vous ayant vue je vous aime, puisqu'on ne peut vous voir sans vous aimer ; si vous jugez cet aveu digne de châtiment souvenez-vous que j'aime mieux mourir en vous aimant, que de vivre sans vous aimer. Que dis-je ! il n'est plus en mon pouvoir de faire autrement. Il faut, tant que je vivrai, que je vous sois aussi veritablement acquis, que vous ne pouvez être ce que vous êtes, sans être la plus belle de toutes les bergeres.

 Si en voyant la lettre, je sentis naître la pitié dans mon cœur, quelle devins-je après l'avoir lue ! Daphné la remit si doucement, qu'elle n'éveilla point le berger, & revenant à moi : «Sans mentir, me dit-elle, je plains bien Filandre ; car il n'est que trop vrai qu'il vous aime, & vous-même vous n'en sçauriez douter. Je vous conjure par notre amitié, lui répondis-je, de ne lui jamais apprendre que j'aye quelque connoissance de ses intentions, & si vous l'aimez, vous lui conseillerez de ne m'en jamais parler. Vous sçavez combien je vous estime, vous & Callirée, je serois au desespoir, s'il falloit le bannir de notre compagnie, & vous n'ignorez pas que j'y serois contrainte, s'il osoit me declarer sa passion. Comment voulez-vous donc qu'il vive, dit elle ? Comme il vivoit, avant que de m'avoir vue, répondis-je. Mais alors, repliquat-elle, il n'avoit point senti le feu qui le devore maintenant. Qu'il l'éteigne, Daphné. Diane, le feu qui peut s'éteindre est petit. Quelque grand qu'il soit, ajoutai-je, il ne brule que ceux qui en approchent. Bien que celui qui s'est brulé evite le feu, répartit-elle, il ne laisse pas en fuyant d'en emporter la douleur.

 Avec de semblables discours, nous revinmes vers nos troupeaux ; & le soir lorsque nous les eûmes ramenés dans nos cabanes, nous trouvâmes Filandre, à qui Filidas & Amidor marquoient tant d'amitié, que Daphné ne pouvoit comprendre ce qu'elle voyoit. Il passa quelques jours avec nous, se conduisant à mon égard avec tant de reserve, que, sans ce que nous avions vû Daphné & moi, nous n'eussions rien soupçonné de son dessein. Il fut enfin obligé de partir, & ne sçachant à quoi se resoudre, il alla trouver sa sœur qu'il aimoit tendrement, & en qui il avoit une entiere confiance. La bergere, comme je vous l'ai dit, qui avoit été mariée par autorité, ne trouvoit d'autre plaisir ni d'autre consolation que dans l'amitié de son frere. Après les premiers embrassement, elle l'interrogea sur son voyage, lui demanda des nouvelles de Daphné & de moi, & l'entendant parler de moi si avantageusement, elle lui dit à l'oreille : «Je crains bien, mon frere, que vous l'aimiez plus que moi : je l'aime, répondit-il, comme elle le merite. J'ai donc bien deviné, repliqua-t-elle, car je ne sçai point de bergere qui merite autant d'être aimée, & j'avouerai que si j'étois d'un autre sexe, à quelque prix que ce fût, le voulut-elle, ou non, je serois son serviteur. Je croi, ma sœur, lui répondit-il, que vous parlez serieusement. Je vous le jure, ajouta-t-elle, sur ce que j'ai de plus cher. Si cela étoit, repartit le berger, vous ne seriez pas sans affaires, car si j'en ai bien jugé, elle n'est pas aisée à flechir, outre que Filidas en est jalouse à la fureur, & qu'Amidor l'observe de façon, qu'elle a toujours à ses côtes l'un ou l'autre. O mon frere, s'écria-t-elle, tu es pris ! autrement tu n'aurois pas remarqué ces circonstances.» En même temps elle le pressa de lui avouer ce qui en étoit. Il le fit en termes si forts, qu'elle ne put douter de son affection pour moi. Et lorsqu'elle lui demanda comment j'avois reçu sa declaration, «O dieux, lui dit-il, si vous connoissiez son caractere, vous conviendriez que personne n'entreprit jamais rien d'aussi difficile. Tout ce que j'ai pu faire jusqu'ici, a été de tromper Amidor & Filidas, en leur persuadant que je suis uniquement à eux ; & j'y ai si bien réussi qu'ils m'envoyerent prier de les aller voir.» Il lui raconta alors tout ce qui s'étoit passé entr'eux. «Mais, ajouta-t il, quoique j'y fusse allé dans le dessein d'expliquer à Diane mes sentimens pour elle, le respect m'a lié la langue ; & je desespere de le pouvoir jamais, à moins qu'une longue habitude avec elle ne m'en inspire la hardiesse ; & cette longue habitude je ne puis l'avoir sans qu'Amidor & Filidas s'en apperçoivent :» Concevez, ma sœur, toute l'horreur de ma situation. Callirée qui avoit pour son frere l'affection la plus tendre, ressentit si vivement sa peine, qu'elle lui dit. «Voulez-vous, mon frere, qu'en cette occasion je vous rende une preuve de ma bonne volonté ? Bien que je n'en aye jamais douté, lui répondit-il, j'y consens volontiers ; puisque vous le voulez, reprit-elle, écoutez à quoi je m'expose pour vous.

 Vous sçavez que nous nous ressemblons si parfaitement, que ceux mêmes avec qui nous vivons ne nous distinguent que par notre habit. Et, puisque vous ne pouvez arriver à votre but, qu'en demeurant auprès de Diane, ne pourrez-vous pas y demeurer sans soupçon, lorsque l'on vous prendra pour une fille ? Filidas ne se défiera point de vous sous mes habits, & moi revenant vers Cerestan avec les vôtres, je lui ferai entendre que Daphné & Diane vous auront retenu. Je n'aurai besoin que d'un pretexte specieux pour obtenir de mon mari la permission de les aller voir, ce qui ne sera peut-être pas si facile.

 En verité, répondit Filandre, il n'y eut jamais une meilleure sœur que vous. Si j'accepte vos offres, ma chere sœur, prenez-vous en à mon amour qui m'y contraint, & croyez qu'il n'y a point d'autre moyen de conserver ce frere que vous aimez.» Et comme il l'embrassoit avec des démonstrations de joye qui ne peuvent s'exprimer : «Mon frere, lui dit-elle, laissons ces discours à ceux qui s'aiment moins ; déliberons seulement sur ce que nous avons à faire. Pour obtenir le congé dont nous avons besoin, dit Filandre, nous n'avons qu'à feindre, que si l'on m'a fait tant d'accueil chez Filidas, c'est parce qu'Amidor veut rechercher la niéce de votre mari ; & comme il souhaiteroit déja d'en être délivré, je suis persuadé qu'il consentira à votre départ, si nous lui faisons entendre que vous & Daphné vous pourrez conclure ce mariage.» Callirée applaudit à cet expedient. Filandre à la premiere occasion qui se presenta parla à Gerestan, il lui representa l'alliance si facile & si avantageuse, que Gerestan s'y porta de lui-même. Cependant Filandre qui vouloit laisser croître ses cheveux, afin que le déguisement dont il étoit convenu avec sa sœur réussit plus sûrement, prétexta un second voyage, pour mettre ordre à quelques affaires. Dès que Filidas eut appris son arrivée, elle alla le visiter, accompagnée du seul Amidor, & l'amena dans notre hameau, où il demeura huit jours, aussi timide que la premiere fois.

 Pendant son sejour avec nous, il arriva une chose qui prouve bien qu'on ne peut long-temps surmonter la nature. Quelqu'attention qu'eût Filidas à paroître ce qu'elle n'étoit point, le mérite de Filandre & ses assiduités firent sur son esprit l'impression qu'il desiroit faire sur le mien. C'est ainsi qu'Amour, qui rit de la prudence humaine, le fit triompher d'un objet auquel il ne songeoit pas.

 Filidas véritablement éprise ne pouvoit plus vivre sans Filandre ; elle faisoit pour lui des avances dont il étoit lui-même étonné, & sans le desir qu'il avoit de demeurer près de moi, il n'eût pas manqué de la rebuter. Enfin quand il jugea ses cheveux assés longs, il retourna chez Gerestan ; il lui dit qu'il avoit mis l'affaire en bon train, mais que Daphné avant que de parler, avoit jugé à propos qu'Amidor vît sa niéce en quelque lieu, afin de sçavoir si elle lui seroit agreable, & que le meilleur expedient étoit que Callirée l'y conduisît.

 Gerestan agréa la proposition, il donna sur cela des ordres positifs à sa femme. Celle-ci, pour irriter ses desirs, prétexta tantôt le déplaisir qu'elle auroit de s'éloigner de lui, & tantôt la lenteur de pareilles affaires. Mais Gerestan qui vouloit être obéi, la fit partir trois jours après, avec son frere & sa niéce. Le premier jour elle alla coucher chez Filandre, où le matin ils changerent d'habits. Leur taille se rapportoit si parfaitement, que ceux mêmes qui les accompagnoient ne s'apperçurent de rien. J'avouerai que j'y fus trompée aussi comme les autres. Comment ne l'aurois-je pas été, puisque Filidas le fut bien, lui qui voyoit par les yeux de l'Amour qui sont si pénétrans ? Dès qu'ils furent arrivés, elle nous laissa la feinte Callirée, je veux dire Filandre, & elle emmena la vraye dans une autre chambre pour se reposer. Filandre l'avoit instruite le long du chemin de tout ce qu'elle avoit à répondre, & même il l'avoit avertie des avances qu'elle lui faisoit ; avances qui ne ressembloient pas mal à celles des personnes qui aiment. Quoi que Callirée eût resolu de sacrifier ses importunités à la satisfaction de son frere ; cependant elle qui jugeoit du sexe de Filidas par son habit, en avoit tant d'horreur, qu'elle se faisoit violence pour lui parler.

 Pour nous, lorsque nous fûmes retirées, Daphné & moi, nous fimes à Filandre les caresses usitées parmi les femmes qui sont amies, & le berger les recevoit & les rendoit avec de si vifs transports, qu'il m'a juré depuis qu'il étoit alors veritablement hors de lui-même. Peut-être que si j'avois eu plus d'experience, ses actions me l'auroient fait reconnoître ; Daphné pourtant ne soupçonna rien. Quelque temps après le souper, nous nous retirâmes à l'écart, pendant que Callirée & Filidas se promenoient dans la chambre. J'ignore quel fut leur entretien. Pour ce qui est du nôtre, c'étoit des assurances d'amitié que me donnoit Filandre, mais d'une amitié si vive, qu'il étoit aisé de juger que s'il n'avoit point encore fait parler ses feux, c'étoit en lui moins volonté que hardiesse. Je m'efforçois, de mon côté, à lui témoigner toute la sensibilité imaginable.

 Dès lors Amidor qui auparavant me vouloit du bien, commença de se réfroidir, & d'aimer la feinte Callirée, parce que Filandre n'oublioit rien pour lui plaire. Amidor avoit l'esprit trop volage pour recevoir ces faveurs, sans devenir amoureux ; & à la verité je n'en fus point surprise, la beauté & la gentillesse du berger qui ne dementoient en rien les perfections d'une fille, ne lui en donnoient que trop de sujet.

 Admirez ici les caprices de l'Amour : Filidas qui est fille, il l'attendrit en faveur d'une autre fille : Amidor est garçon, il lui fait aimer un autre garçon. Dieu sçait si Filandre contrefaisoit bien Callirée, si Callirée contrefaisoit bien Filandre, & s'ils manquoient de prudence l'un & l'autre dans leurs nouvelles amours.

 La froideur dont Callirée en usoit avec moi ne permettoit pas à Filidas le moindre soupçon. Je vous avoue que lui voyant tant de goût pour elle, Daphné & moi nous pensâmes que Filandre avoit changé de sentimens. Huit jours s'écoulerent de la sorte, sans que personne s'ennuyât, parce que chacun avoit son dessein particulier. Mais Callirée qui craignoit que son mari ne trouvât le temps moins court, sollicitoit son frere de s'expliquer. Il n'en eut pas l'assurance ; & pour tromper Gerestan, il la pria de se rendre auprès de lui dans l'habit où elle étoit, & de lui dire qu'elle avoit laissé Callirée chez Filidas, afin de traiter avec plus de loisir le mariage d'Amidor & de sa niéce. Callirée, qui connoissoit l'humeur fâcheuse de son mari, fit d'abord quelque difficulté ; mais comme elle ne pouvoit rien refuser à son frere, elle consentit enfin à ce qu'il vouloit. Pour colorer cette démarche, ils parlerent en effet à Daphné du mariage d'Amidor. Daphné rejetta loin cette proposition ; mais sçachant que sans ce prétexte ils n'auroient point eu de Gerestan la permission de venir, elle qui les avoit extrémement goûtés, me communiqua leur dessein. Nous fumes d'avis qu'il falloit feindre que cette alliance étoit aisée, & sur cela elle écrivit à Gerestan, pour lui conseiller de laisser encore sa femme quelque temps avec nous, l'assurant qu'il n'y avoit point d'autre moyen de réussir.

 Callirée alla donc trouver son mari. Celui-ci trompé par l'habillement, la prit pour son frere, & reçut bien les excuses qu'elle lui fit sur le sejour de sa femme. Jugez, belles bergeres, si je ne pouvois pas bien y être trompée, puisque son mari s'y méprenoit lui-même. Ce fut alors que son affection pour moi augmenta de sorte qu'il ne lui fut plus possible de se contraindre. Il essaya donc de me persuader qu'il m'aimoit avec autant ou plus de passion, que s'il avoit été d'un autre sexe que moi, & il s'exprimoit avec tant de naïveté, que Daphné disoit que jusques là elle ne s'en étoit point apperçue, mais que certainement elle n'en étoit pas moins éprise ; ce qu'il ne falloit pas trouver étrange, puisque Filidas qui étoit homme aimoit de sorte Filandre, que ce n'étoit rien moins qu'amour. D'un autre côté la feinte Callirée juroit que ce qui avoit déterminé son frere à s'en aller, c'étoit les empressemens qu'il avoit pour elle. Je me laissai persuader, n'imaginant pas qu'il y eût en cela rien qui pût m'interesser. Alors Filandre n'hésita plus à me parler de son amour ; & parce qu'il me juroit qu'il ressentoit, quoi que femme, les mêmes passions que ressentent les hommes, souvent je le souffrois à mes genoux, & Daphné l'invitoit souvent à s'y mettre.

 Quinze jours s'écoulerent ainsi avec tant de satisfaction pour Filandre qu'il m'a protesté depuis que malgré l'impatience de ses desirs, il n'avoit jamais passé de jours plus heureux. Toutes ces privautés si innocentes, de ma part, redoublerent son amour. Il aimoit à s'en occuper, & parce que le jour il ne vouloit point nous quitter, quelquefois il descendoit dans le jardin pendant la nuit, & là il en passoit une partie sous des arbres. Daphné qui couchoit dans la même chambre s'en apperçut, & comme d'ordinaire on soupçonne plus tôt le mal que le bien, elle pensa qu'Amidor & lui se donnoient là des rendez-vous. Pour s'en assurer, un soir que la feinte Callirée sortit suivant sa coutume, elle le suivit de si près, qu'elle le vit entrer dans un jardin qui étoit sous les fenêtres de ma chambre, puis s'asseoir sous des arbres, où elle l'entendit dire à haute voix :


Ainsi ma Diane surpasse
En beauté les autres beautés
Comme de nuit la lune efface
Par sa clarté toutes clartés.

 Daphné, pour ne rien perdre de ce qu'il diroit, prit un long détour, & s'approcha tellement de lui, que s'étant assise elle l'entendit soupirer, & dire ensuite d'une voix abatue : «Pourquoi le sort veut-il qu'elle ne soit pas sensible à son tour. Ah ! Callirée, que votre ruse coute à mon repos, & que ma temerité est punie.» En vain Daphné prêtoit une oreille attentive à ses discours, prevenue que Filandre étoit Callirée, elle n'y pouvoit rien comprendre. Cet enigme piquant sa curiosité, elle redoubla son attention, & un moment après elle surprit encore ces paroles, qui furent prononcées un peu plus haut. «Mais insensé Filandre, quel châtiment poura expier ta faute ? Tu aimes la bergere, & ne vois-tu pas que sa vertu te le défend, autant que sa beauté te le commande ? Combien de fois t'en ai-je averti ? Si tu as refusé de me croire, n'accuse de ton mal, que ton imprudence.» A ces mots il se tut ; mais aux discours succederent tant de soupirs, qu'il étoit aisé de comprendre quelle étoit la violence de sa passion. Il se leva ensuite, mais si promptement, qu'il apperçut Daphné ; celle-ci prit la fuite, esperant de se cacher, mais il la poursuivit, & l'ayant enfin atteinte : «Quelle est votre curiosité, Daphné, lui dit-il, d'un ton couroucé ? Pourquoi venir m'épier en ce lieu, & la nuit encore ? C'est répondit Daphné en souriant, pour apprendre de vous par finesse ce qu'autrement j'eusse ignoré.» Elle croyoit pourtant encore parler à Callirée. «Hé bien, reprit Filandre, qui se crut découvert, qu'avez-vous tant appris ? Tout ce que je voulois sçavoir, dit Daphné. Vous êtes donc bien satisfaite de votre curiosité ? Aussi satisfaite, répondit-elle, que vous le serez peu de votre ruse, car & votre sejour près de Diane, & toute la passion que vous lui marquez n'aboutiront enfin qu'à des ennuis. O dieux, s'écria Filandre ! se peut-il que je sois découvert ? Ah ! discrette bergere, puisque vous sçavez ce qui m'arrête en ces lieux, vous avez entre vos mains & ma vie & ma mort. Mais si vous vous rappellez ce que je vous suis, & ce que j'ai eu le bonheur de faire pour vous dans l'occasion ; vous aimerez mieux contribuer à ma felicité, qu'à mon desespoir.»

 Filandre n'étoit point encore découvert, & Daphné attribuoit ces inquietudes à la crainte qu'il avoit que Gerestan ne fût informé de ce qui se passoit. Pour l'en assurer, elle lui dit : «Bien loin que vous ayiez à craindre mon indiscretion, si vous m'aviez mise de part dans votre confidence, je vous eusse aidé de mon conseil, & de tout mon pouvoir ; mais racontez-moi toutes les circonstances de cette intrigue ; afin que votre franchise m'engage autant à vous servir, que votre défiance peut m'avoir offensée. J'y consens, Daphné, mais à condition que vous n'en direz rien à Diane, sans mon aveu. Il faut bien prendre son temps avec elle, répondit la bergere, son humeur est peut-être plus difficile que vous ne l'imaginez. C'est mon malheur, dit Filandre, & j'ai reconnu d'abord que j'entreprenois une chose presqu'impossible. Car dès que ma sœur & moi nous eûmes resolu de changer d'habits, je previs bien que tout ce que je pouvois esperer de mieux, étoit de passer, à la faveur de mon déguisement, quelques jours auprès d'elle dans une liberté plus grande, que si elle me croyoit Filandre. Comment, Filandre, interrompit Daphné étonnée ! N'êtes-vous pas Callirée ?» Le berger qui pensoit qu'elle l'eût reconnu, se repentit d'avoir parlé si legerement ; mais la faute étoit faite, il ne pouvoit retirer sa parole ; il crut donc devoir poursuivre et ces termes : «Voyez, Daphné, si vous êtes bien fondée à me reprocher ma défiance, puisque je vous revele aujourd'hui le secret le plus important de ma vie ? si d'autres que vous venoient à le sçavoir, il n'y auroit plus d'esperance pour moi ; mais je me livre à vous, & je consens à ne pouvoit vivre que par vous. Sçachez donc, bergere, que vous voyez ici Filandre sous les habits de sa sœur, & que mon amour & sa compassion pour moi, ont produit ce deguisement.» Il lui raconta ensuite les avances qu'il avoit faites pour se concilier Amidor & Filidas, l'idée qui étoit venue à Callirée de changer d'habits ; la resolution qu'elle avoit prise d'aller en cet état trouver son mari ; enfin tout ce qui s'étoit passé jusqu'à ce moment. Il raconta toute cette histoire d'une maniere si passionnée, que Daphné qui fut d'abord surprise de leur resolution, jugea bien qu'ils pourroient se porter à des choses encore plus étonnantes. Bien que s'ils l'eussent appellée à leur conseil, elle n'eût point approuvé le deguisement ; elle resolut pourtant d'aider Filandre en tout ce qui dependroit d'elle, elle lui en fit même les protestations les plus fortes, & lui conseilla de s'insinuer peu à peu dans mon amitié. «Car, disoit-elle, l'amour est pour les femmes un de ces outrages dont le mot offense plus que la chose ; supprimés le mot, & la chose n'offensera point ; pour moi j'admire l'habileté de ces bergers qui sçavent se faire aimer avant que de parler d'amour. L'amour encore une fois n'a rien d'effrayant que le nom ; si donc vous voulez réussir auprès de Diane, épargnez-lui ce mot revoltant, & conduisez-vous avec tant de prudence qu'elle vous aime déja quand elle apprendra votre passion pour elle. Lorsqu'une fois elle sera embarquée, elle aura beau entrevoir l'orage, elle ne pourra plus se retirer dans le port. J'approuve que vous ayez feint d'être amoureuse d'elle, bien que du même sexe en apparence ; car il est certain que tout amour qui est souffert en produit un reciproque ; mais il ne faut pas en demeurer là.

 Nous faisons aisément bien des choses qui nous paroîtroient fort difficiles, si l'habitude ne nous les rendoit aisées ; une personne dont l'oreille est faite à la musique peut y plier sa voix, & l'ajuster à des sons harmonieux, sans rien sçavoir de l'art. Telle est la bergere, si ses oreilles sont rebatues des discours d'un amant, elle y plie les puissances de son ame, & bien qu'elle ne sçache point aimer, elle se porte insensiblement à l'amour : elle est charmée d'être avec cet amant, elle ressent son absence, elle compatit à ses maux ; elle aime en effet sans le croire. Mais sur tout, Filandre, n'allez pas faire usage ailleurs des instructions que je vous donne. Si je ne vous aimois pas, si je n'avois pitié de vous, je me garderois bien de vous découvrir ainsi nos secrets.

 Ces discours les conduisirent fort avant dans la nuit ; & voyant que le jour approchoit, ils songerent à se retirer, non sans plaisanter de l'amour d'Amidor, qui prenoit Filandre pour Callirée. Ils se remirent au lit, & ils y resterent bien tard pour se dédommager d'avoir passé de la sorte une partie de la nuit. Le jeune Amidor les surprit au lit, & si je n'étois entrée presqu'en même temps dans leur chambre, peut être son indiscretion lui eût-elle fait reconnoître la tromperie, quoique la feinte Callirée jouât à merveille son personnage, en lui parlant avec toute la modestie imaginable, & lui montrant un visage severe. Mais Daphné me pria d'emmener Amidor, afin qu'ils eussent le loisir de s'habiller. Filandre féignant de m'en remercier, me baisa si tendrement la main, que si j'avois pû soupçonner quelque chose de son déguisement, j'aurois infailliblement compris qu'il y avoit de l'amour.

 Incontinent après le diner nous allâmes jouir du frais sous de grands peupliers. Daphné jugea que l'occasion étoit favorable, & qu'il falloit qu'en presence d'Amidor, qui étoit avec nous, Filandre contrefît mon amant, afin de lui ôter tout soupçon, si par hazard il nous surprenoit en de pareils entretiens. Daphné donc faisant signe à Filandre, «Et qui peut, dit-elle, Callirée, vous rendre ainsi muette en presence de Diane ? C'est, répondit-il, que, par le desir que j'ai de plaire à ma maitresse, je faisois en moi-même bien des souhaits, & sur tout un que je n'aurois jamais cru devoir faire. Et quel est-il, reprit Amidor ? C'est Amidor, que je voudrois être homme, pour servir Diane. Mais comment, ajouta Daphné, êtes vous amoureuse d'elle. Plus, répondit Filandre, que tout l'univers ensemble ne le peut être. J'aime donc mieux, dit Amidor, que vous soyez fille, & pour mon interêt, & pour celui de Filidas. Mais pensez-vous, dit Daphné, qu'elle vous en aimât davantage ? A consulter la nature, je devrois m'en flatter, mais peut-être qu'elle n'éprise ses loix, comme elle surpasse ses forces par sa beauté. Croyez-moi telle qu'il vous plaira, lui dis-je ; j'y consens : cependant je vous jure qu'il n'y a point d'homme au monde que j'aime plus que vous. Aussi, me repliqua-t-il, personne au monde ne vous est plus acquis que moi : mais mon bonheur cessera quand vous aurez reconnu mon peu de merite, ou qu'un amant plus digne de vous se declarera. Vous me croyez donc bien volage, Callirée ?» En même temps je l'embrassai aussi tendrement que s'il eût été ma sœur. Daphné ne pouvoit s'empêcher de rire de mon erreur. Mais Amidor jaloux, comme je croi, nous interrompant : «Je pense, dit-il, que Callirée parle serieusement. Puisse le ciel me confondre, répondit Filandre, si jamais passion égala celle que je ressens pour Diane. Et si vous étiez homme, dit Daphné, comment vous y prendriez-vous pour la declarer ? Il me semble, répondit-il, que mon amour me rendroit éloquente. Voyons, dit Amidor, voyons la belle, comment vous vous en tireriez ? Volontiers, repartit Filandre, si Diane me le permet ; mais auparavant j'ai trois choses à lui demander. La premiere, qu'elle me répondra ; la seconde, qu'elle croira veritable ce que je lui dirai sous le nom d'amant, & la derniere, qu'elle ne consentira jamais qu'un autre la serve en cette qualité.» Moi qui veritableblement aimois Filandre sous les habits de sa sœur, je lui répondis, que la seconde & la derniere demande lui étoient accordées ; mais pour la premiere, que j'étois trop peu accoutumée au langage d'amour, & que j'étois persuadée qu'elle y prendroit peu de plaisir, qu'au reste je ferois de mon mieux, pour ne lui pas déplaire. A l'instant il se mit à mes genoux, & me prenant la main, il commença de la sorte :

 «Si je n'avois éprouvé qu'il est impossible de vous voir & de ne vous aimer pas, je n'aurois jamais cru qu'un mortel pût aspirer jusqu'à vous ; mais persuadé que le ciel est trop juste pour nous commander des choses impossibles, je n'ai pas hesité à penser qu'il vouloit que vous fussiez aimée, puisqu'il permettoit que l'on vous vît. S'il est de l'équité de rendre à chacun ce qui lui appartient, agréez, trop aimable bergere, que je vous donne mon cœur.» A ce mot il se tût pour entendre ce que je lui répondrois. «Berger, lui dis-je, si je meritois les louanges dont vous me comblez, je croirois peut-être ce que vous me dites de votre amour ; mais persuadée que vos louanges ne sont que flateries, comment pourrois-je croire que le reste n'est pas dissimulation ? C'est toujours, me dit-il, sous de pareils pretextes que vous refusez, ce qu'en effet vous ne voulez pas ; cependant je vous jure par Thautates que ce que je vous offre, je vous le donne sans réserve. C'est, lui répondis-je, une maxime tenue pour certaine parmi les bergers de cette contrée, que les dieux rient des sermens des amans. Si vos bergers, dit-il, pensent de la sorte, je m'en rapporte à vous : pour moi qui suis étranger, je ne suis point complice de leur impieté ; & vous devez en croire à mes sermens. Oui, Diane, je le jure encore, rien n'égale votre beauté, comme rien n'égale mon amour. En verité, rerepliquai-je, Callirée, l'air dont vous me parlez me fait prendre la resolution de n'ajouter jamais foi aux discours des hommes, puisqu'étant fille, vous sçavez si bien dissimuler. Et pourquoi, dit-il, en souriant, m'interrompez-vous si-tôt ? Etes-vous surprise, qu'étant Callirée, je vous parle avec tant de passion ? Souvenez-vous que l'impuissance de mon sexe n'en diminuera rien : elle la rendra plus tôt & plus violente & plus durable, puisque rien ne rallentit davantage les desire que la jouissance, & que la jouissance nous est interdite. Que dis-je, si Tiresias put changer de sexe, ne puis-je pas esperer des dieux la même faveur ? Croyez moi, Diane, les dieux ne font jamais rien en vain. Or la passion que je sens pour vous deviendroit inutile, si je demeurois toujours ce que je suis.»

 Daphné craignant, que dans ses transports, il n'échapât quelque chose à Filandre, qui le fît reconnoître par Amidor, l'interrompit en ces termes : «Vous dites vrai, Callirée ; votre amour ne sera point inutile, tant qu'il aura pour objet cette aimable bergere ; le reste du monde étant fait pour elle, vous aurez bien employé vos jours, quand vous les aurez passés à son service. Mais changeons de discours, dit Amidor, voici Filidas qui ne prendroit point de plaisir à les entendre.» Presqu'en même temps Filidas arriva. Amidor qui aimoit éperdument la feinte Callirée, saisit l'occasion, & s'éloignant avec Filandre, il commença de lui parler ainsi : «Se peut-il, aimable bergere, que ce que vous venez de dire à Diane soit sincere ? ou bien vouliez-vous seulement montrer de l'esprit ? Croyez, Amidor, lui répondit-elle, que je hais le mensonge, & que jamais les sentimens de mon cœur ne s'accorderent mieux avec mes discours. Puisqu'il est ainsi, belle Callirée, dit-il en poussant un profond soupir, & que vous ressentez les mêmes coups dont vous blessez, difficilement croirai-je que vous ne connoissiez mieux que les autres bergeres l'amour, puisque vous l'inspirez. Je n'employerai donc point d'autres expressions pour vous declarer ce que je souffre pour vous, ni d'autres raisons pour excuser ma temerité, que celles dont vous avez usé en parlant à Diane. Seulement, pour vous faire comprendre l'excès de mon amour, j'ajouterai que la beauté de Diane, dont vous ressentez les effets, étant inferieure à votre beauté, ma blessure doit être bien plus profonde que la vôtre. Berger, lui répondit-il, si ce que j'ai dit en votre presence à Diane, vous a enhardi à me parler de la sorte, je porte la peine de ma temerité. Mais avez-vous pû oublier que du sexe dont je suis, mes discours ne pouvoient offenser Diane : au lieu que vous m'offensez, en me tenant un pareil langage, à moi qui suis mariée, & dont l'époux ne souffriroit pas un pareil outrage, s'il en étoit instruit ? Belle bergere, dit Amidor, je n'ai jamais cru que vous aimer fût une offense pour vous, mais puisque vous en jugez ainsi, j'avoue que je mérite châtiment, & je me soumets à celui que vous ordonnerez. Joignez-y seulement celui que je mériterai, car je sens qu'il m'est impossible de vivre sans vous aimer, & ne pensez pas que je craigne Gerestan ; qui brave la mort peut-il craindre quelque chose ? Pour ce qui vous regarde, j'avoue que je suis coupable de vous avoir comparée à Diane : je sçai combien vous l'emportez sur elle, & je n'en ai usé de la sorte, que pour faire mieux comprendre l'excès de mon tourment.»

 Filandre qui m'aimoit veritablement, & qui pensoit qu'Amidor avoit pour moi les mêmes sentimens, n'eût point souffert des discours si injurieux s'il n'avoit eu dessein de sçavoir ce qui en étoit. Et pour s'éclaircir, «Est-il possible, Amidor, lui dit-il, que votre bouche profere des paroles que votre cœur démens sans doute ? Je vois toute votre dissimulation, & dès long-temps votre cœur est à Diane. Qu'à mon aspect, repliqua-t-il, je voye fuir toutes les bergeres, si j'en aime une autre que vous ! Je ne nie pas qu'elle ne m'ait été chere autrefois ; mais son inegalité me l'a rendue tout-à-fait indifferente. Comment, dit Filandre, osez-vous parler ainsi, puisque je sçai qu'elle vous a aimé & qu'elle vous aime encore ! J'avoue, repondit Amidor, qu'elle m'a aimé, & je ne jurerois pas, continuat-il en souriant, qu'elle ne m'aimât encore. Mais je jurerois bien, moi, que je ne l'aime plus.»

 Amidor suivoit en cela son humeur naturelle, car il avoit la vanité de vouloir passer pour homme à bonne fortune : & c'est dans cette vue qu'il se montroit familier avec les bergeres qu'il frequentoit, en sorte qu'il pouvoit presque en souriant, ou en niant froidement, faire croire d'elles ce qu'il vouloit. Filandre connut son artifice ; il sentit surtout l'offense qui m'étoit faite ; mais son habit ne lui permit pas d'éclater. Il se contenta de lui répondre vivement : «N'êtes-vous pas, lui dit-il, le plus indigne des bergers ? Osez-vous bien parler ainsi de Diane, à qui vous avez tant d'obligation, & à qui vous marquez tant d'amitié ? Et que devons-nous attendre de votre langue empoisonnée, puisqu'elle ne respecte pas une personne qui vous aime, qui vous est alliée, & dont le mérite est si superieur au nôtre ? Non, je ne connois rien d'aussi dangereux que vous ; & quiconque voudra vivre tranquille, doit vous fuir comme une peste publique.» A ces mots il le quitta, & vint nous retrouver. Son visage étoit encore enflammé de colere ; ce qui fit comprendre à Daphné qu'Amidor l'avoit offensé. Le soir elle lui demanda ce qui s'étoit passé entr'eux ; & parce qu'elle m'aimoit, & qu'elle croyoit avancer auprès de moi les affaires de Filandre, elle m'en fit un recit si odieux pour Amidor, & si avantageux pour Filandre, que je crus devoir l'aimer du moins par reconnoissance. Mais Daphné qui n'ignoroit pas que si je l'aimois alors, c'étoit parce que je le croyois Callirée, lui conseilloit de s'ouvrir à moi ; elle lui representoit que d'abord je le rebuterois, mais qu'avec son aide il ne tarderoit pas à me flechir. Malgré ses remontrances, le déguisement eût été inutile, si Daphné ne m'avoit elle même dévoilé le secret, car Filandre ne put jamais prendre sur lui, jusqu'au point de se declarer.

 Un jour que Daphné me trouva seule, après quelques propos jettés au hazard, «Que deviendra enfin Callirée, me dit-elle ; car elle vous aime si éperduement, qu'il n'est pas possible qu'elle vive ? Si Filidas nous manque un soir, & que vous puissiez sortir, il faut que vous la voyez en l'état où je l'ai plusieurs fois trouvée. Toutes les nuits elle descend dans le jardin, & le temps que nous donnons à notre repos, elle l'employe à s'occuper de vous. Je voudrois, lui répondis-je, pouvoir la soulager ; mais que veut-elle de moi ? manquai-je de retour, ou d'honnêteté pour elle. Si vous l'aviez entendue, me repliqua-t-elle, elle exciteroit votre pitié : au nom des dieux, venez un jour l'écouter. Je le promis, & j'ajoutai que ce seroit bien-tôt, parce que Filidas m'avoit dit qu'elle vouloit aller rendre visite à Gerestan.»

 Quelques jours après Filidas partit en effet, & prit avec lui Amidor. Ils devoient être huit jours dans leur voyage. Cette absence vint à propos ; car je doute que nous eussions pû cacher le trouble où nous fûmes. Le jour même du départ, Filandre, suivant sa coutume, descendit au jardin, à moitié deshabillé, lorsqu'il nous crut tous plongés dans le sommeil. Daphné, qui s'étoit couchée la premiere, ne l'apperçut pas plus tôt sortir, qu'elle vint me le dire ; & prenant vîte une robe, je la suivis. Quand nous fûmes à portée de l'entendre, sans être vues, nous nous assimes sur un gazon, & nous ouimes qu'il disoit : «A quoi aboutiront tous ces délais ? Ne faut-il pas que tu meures sans secours, ou que tu découvre ton mal à qui peut le guerir ? Vaines frayeurs, que me dites-vous, ajoutoit-il, avec de grands soupirs ! qu'elle me bannira de sa presence ! qu'elle me condamnera à un éternel desespoir ? Eh bien, si nous mourons, nous aurons la satisfaction de terminer une vie miserable, & d'expier notre offense. Quant au bannissement, si il ne nous vient d'elle, pouvons nous l'éviter du côté de Gerestan ! Si pourtant nous obtenons de lui un plus long sejour, & que Diane en sa colere ne nous donne pas la mort, helas ! pourrai-je me défendre de la violence de mon amour ? A quoi donc puis-je me resoudre ? M'expliquer ? Ah, je crains trop de lui deplaire ! Garder le silence ? Eh pourquoi le garderois-je, puisqu'aussi bien ma mort lui fera connoître ce que je voudrois lui cacher ! Quoi ! je pourrois l'offenser ? Non, mourons plus tôt. Mais puis-je l'offenser en l'adorant ? je parlerai donc, & lui découvrant mon sein, je lui dirai : frapez ; voici le cœur de l'infortuné Filandre, qui sous les habits de Callirée a merité votre indignation. Frapez, vengez-vous, & si la vengeance vous plaît, le supplice lui sera agréable.»

 Belles bergeres, quand j'eus entendu Filandre, je ne sçais quelle je devins. Je voulus fuir, mais Daphné, qui étoit de concert avec lui, me retint. Au premier bruit que nous fîmes, le berger tourna la tête, & pensant que Daphné fût seule, il vint à elle, mais quand il m'eut aperçue : O dieux ! dit-il, quel supplice effacera ma faute ! Ah, Daphné je n'eusse jamais attendu de vous une trahison pareille !» Aussi-tôt il courut dans le jardin comme un homme insensé. Daphné l'appella plusieurs fois par le nom de Callirée, mais craignant d'être entendue, ou que Filandre par desespoir n'attentât sur sa vie, elle me laissa seule & se mit à le suivre. Pour moi, après avoir un peu remis mes esprits, je retournai comme je pus dans ma chambre, & m'étant remise au lit, toute tremblante, je ne pus fermer la paupiere.

 Cependant Daphné chercha tant Filandre, qu'elle le trouva enfin, mais dans un état digne de compassion. Elle le blâma de n'avoir pas sçu profiter d'une occasion si favorable, & tâcha ensuite de le rassurer en lui disant, que j'étois moins touchée que lui, de ce qui s'étoit passé. Toutefois il n'osa point paroître le lendemain. Moi d'un autre, coté, qui étois piquée au vif contre l'un & l'autre, je gardai le lit, pour dérober à ceux qui nous environnoient, & sur tout à la niéce de Gerestan, la connoissance de mon déplaisir. Il ne fut pas aisé à Daphné de m'appaiser ; cependant elle me tourna de tant de côtés, que je lui promis d'oublier le chagrin qu'elle m'avoit causé ; quant à Filandre je jurai que je ne le verrois jamais, & je croi que ne pouvant supporter ma colere, il auroit pris le parti de s'en aller, s'il n'avoit craint d'exposer Callirée à l'humeur fâcheuse de son mari. Cette consideration le retint ; mais il garda le lit cinq ou six jours, sans que je voulusse le voir, quoique Daphné pût me dire en sa faveur ; & je ne l'aurois vu de long-temps, si l'on ne m'avoit averti que Filidas & Callirée revenoient. La crainte qu'un pareil secret ne fût divulgué par toute la contrée me fit resoudre à le voir : à condition qu'il se conduiroit avec moi comme auparavant. Il le promit, & me tint parole ; à peine osoit-il lever les yeux sur moi, & quand il le faisoit, c'étoit avec l'air du monde le plus soumis.

 Filandre avoit averti sa sœur de ce qui lui étoit arrivé, & celle-ci, disant que sa sœur étoit malade, elle engagea Filidas à précipiter son retour. J'abrege toutes nos petites querelles, pour ne vous point ennuyer. Callirée qui, comme je viens de le dire, avoit été informée de tout par son frere, trouva le secret de me faire agréer que Filandre demeurât jusqu'à ce que les cheveux de Callirée étant revenus, elle pût paroître devant Gerestan. Il arriva, comme elles l'avoient prevû, que je m'accoutumai à voir le berger, qui enfin ne m'étoit point desagréable. La grandeur de sa passion me flatta de sorte, que moi-même j'excusois sa tromperie : Si bien qu'avant son départ, il obtint de moi cette declaration qu'il avoit tant desirée, sçavoir que j'oubliois sa faute, & que tant qu'il resteroit dans les termes du devoir, je cherirois ses sentimens pour moi. La joye qu'il témoigna dans cette occasion, m'assura bien autant de son amour, que son deplaisir passé. Cependant Filidas de qui la passion croissoit de jour en jour, ne put se contenir davantage ; il resolut d'eprouver tout à fait le dissimulé Filandre. Un jour donc qu'elles se promenoient ensemble, après avoir gardé long-temps le silence, elle le rompit en ces termes : «Eh bien, Filandre, sera-t-il dit, que vous serez toujours insensible à toute ma tendresse ? Je ne sçai, répondit Callirée, quelle preuve je pourrois vous donner de ma sensibilité. Et pouvez-vous douter de moi, sans m'avoir mise à l'épreuve ? Ignorez-vous, dit Filidas, que le doute accompagne toujours l'extrême desir ? Jurez-moi que vous m'aimerez, & je vous declarerai des choses qui peut-être vous surprendront.» Ces mots étonnerent Callirée ; mais curieuse de sçavoir ce qu'il alloit lui dire : «Je vous jure, lui répondit-elle, ce que vous souhaitez.» Alors Filidas, comme transportée hors d'elle-même, lui donna un baiser si passionné que Callirée en rougit, & la repoussa avec colere. «Je sçai, continua Filidas, que cette action vous surprendra ; mais si vous avez la patience de m'écouter, j'espere que vous aurez bien plus tôt compassion de moi que vous n'en aurez une idée desavantageuse.» Et reprenant les choses de loin, elle lui raconta le procès qui avoit été entre nos peres, Phormion & Celion, l'accord qui le termina, l'artifice enfin de Celion qui la fit élever en homme, bien qu'elle fut fille. «Maintenant, continua-t-elle, ce que je veux de vous, pour acquiter votre promesse, c'est qu'en consideration de mon amour extrême, vous daigniez m'accepter pour époux, & je donnerai Diane à mon cousin Amidor, que mon pere élevoit chés lui dans cette vue.»

 Je ne puis vous exprimer quelle fut la surprise de Callirée, mais lorsqu'elle en fut revenue, elle lui dit qu'assurément elle lui avoit raconté de grandes choses, & que ces paroles ne suffisoient pas pour la convaincre. Aussi-tôt Filidas découvrant son sein, l'honnêteté lui dit-elle, m'interdit les autres preuves. Callirée, qui vouloit nous consulter, fit semblant d'en être ravie ; seulement elle ajouta qu'elle avoit des parens, sans l'avis desquels elle ne pouvoit se determiner, & que si Filidas avoit leur consentement, il auroit lieu de se louer de sa bonne volonté. Après cet entretien, ils rentrérent dans la maison, & de tout le jour Callirée n'osa nous aborder, pour éviter les soupçons de Filidas ; mais le soir elle raconta tout à son frere, & tous deux ils allérent trouver Daphné pour lui en faire part. Le matin, Daphné me pria d'aller voir la feinte Callirée, & la veritable demeura auprès de Filidas. Dieu sçait quelle je devins, quand j'appris tout ce discours ! Mais ce qu'il y eut d'admirable, est que Daphné se plaignoit que je lui eusse si long-temps caché un pareil secret ; & mes sermens purent à peine la convaincre. Enfin, pour éviter que Bellinde ne disposât de moi suivant son goût, ou que Filidas ne me fît quelque surprise pour Amidor, car dès lors gagnée par Daphné & par Callirée, je promis d'épouser Filandre, nous convinmes qu'il ne falloit rien faire sans y avoir murement pensé. C'est pourquoi Filandre reprenant ses habits se retira avec sa sœur vers Gerestan, sous prétexte, comme il l'avoit fait croire à Filidas, de parler à ses parens. Depuis ce tems, Filandre eut la permission de m'écrire, & il le faisoit si finement que Filidas ni Amidor ne s'apperçurent de rien.

 Jusqu'ici, belles bergeres, les soins de Filandre ne m'avoient gueres coûté d'amertume ; mais dans quel abîme de maux la suite ne m'a-t-elle point précipitée. Il arriva pour mon malheur, qu'un étranger me trouva endormie sur le bord de la fontaine des Sicomores, où la fraicheur des arbres, & le murmure de l'onde m'avoient invitée au sommeil. L'étranger que la beauté du lieu attiroit, & qui venoit y passer l'ardeur du midi, n'eut pas plus tôt jetté les yeux pour moi, qu'il me trouva à son gré. Dieux quel homme, ou plus tôt quel monstre je vis ! Il avoit le visage extremément noir, de petits cheveux crespés, le nés applati, la bouche grosse, les lévres renversées, il ne paroissoit rien de blanc dans tout son visage, que quand il rouloit les yeux dans sa tête. Voilà quel amant le ciel me dessina. Il s'approche de moi pour m'embrasser ; mais le bruit qu'il fit (car il étoit à cheval & armé) m'éveilla si à propos, que j'ouvris les yeux, lorsqu'il étoit près de satisfaire sa passion ; je fis un grand cri, puis lui portant les mains au visage, je le poussai de toute ma force, & comme il ne s'attendoit pas à cette défense, & qu'il étoit à moitié panché, il chancela & craignant, comme je le croi, de tomber sur moi, il aima mieux tomber de l'autre côté. Ainsi j'eus le loisir de m'enfuir ; déja j'étois bien éloignée quand il se releva, car il étoit armé pesamment, & la peur m'avoit donné des aîles. Il saute donc sur son cheval, & me poursuit à toute bride. J'étois presque hors d'haleine, lorsque Filidas, qui s'entretenoit près de là avec Filandre, que le sommeil avoit surpris, entendit ma voix ; & voyant que ce monstre me poursuivoit l'épée nue, elle s'opposa genereusement à sa fureur, & par cette derniere action elle me prouva qu'elle m'avoit autant aimée, que son sexe le lui permettoit. Elle saisit d'abord la bride du cheval ; & le barbare indigné d'une si noble hardiesse, lui assene un si grand coup d'épée, qu'il lui emporte le bras. Filidas tombe morte entre les pieds du cheval, & le cri qu'elle fit avant que de tomber, frapant les oreilles de Filandre, il accourut. Quel spectacle pour lui ! Filidas sans vie, & nageant dans son sang ! Mais que devint-il, quand il apperçut le cruel barbare courant sur moi, l'épée à la main, & sa chere Diane saisie de frayeur, & fatiguée de la course qu'elle avoit faite, ne pouvant plus marcher : Telle qu'une lyonne dont on vient d'enlever les petits, se jette sur ceux qui les emportent, tel & plus leger encore Filandre s'élance sur ce barbare. «Cesse, lui cria-t-il, d'outrager une bergere qui merite nos hommages.» Cris inutiles, il ne s'arrêtoit point. Filandre met une pierre dans sa fronde, la lance si adroitement qu'elle va fraper la tête de l'affreux chevalier, & le renverse par terre. C'étoit fait de lui sans doute, sans son casque qui le préserva. Mais il se releve incontinent, & porte à Filandre un coup mortel qu'il ne put éviter, parce qu'il n'avoit que sa houlette pour toute défense. Filandre au lieu de reculer, s'avance sur lui, & s'enfonçant lui-même le fer meurtrier, il plante si avant le bout ferré de sa houlette entre les yeux du barbare, qu'il ne put le retirer : alors il le saisit à la gorge, & acheve de le tuer. Mais helas ! que cette victoire fut cherement achetée ! pendant que mon ravisseur tomboit mort d'un côté, les forces manquant à Filandre, il tomba de l'autre à la renverse, de façon pourtant que l'épée qu'il avoit dans le corps donnant de la pointe sur une pierre, elle sortit de la blessure. Quand j'apperçus Filandre en cet état, la frayeur de la mort ne put m'empêcher de courir à lui, & toute eplorée je me couchai par terre, & l'appellai par son nom. Il avoit déja perdu beaucoup de sang ; mais admirez ce que peut l'amitié, j'eus bien le courage de mettre mon mouchoir sur un côté de sa blessure, & mon voile que je rompis, sur l'autre côté. Ce leger secours ne lui fut pas inutile ; car après que je lui eus appuyé la tête sur mon sein, il ouvrit les yeux & reprit la parole. Alors me voyant baignée de larmes, il me dit d'une voix moutante : «Le ciel m'envoye une fin plus heureuse que je n'eusse osé la desirer : je sentois que mon peu de merite seroit toujours un obstacle à mon entiere felicité, & je craignois que mon désespoir ne me portât à quelqu'extrémité. Les dieux qui nous aiment ont jugé que n'ayant vécu depuis si long-temps que pour vous, il falloit aussi que je mourusse pour vous. Quelle est donc ma satisfaction, puisque non seulement je meurs pour vous, mais encore pour vous conserver ce que vous avez de plus precieux ! Maintenant, chere Diane, il ne manque qu'une chose à mon bonheur, & je vous conjure par tout l'amour que vous avez reconnu dans Filandre, de me l'accorder. Cher ami, lui répondis-je, les dieux n'ont point mis en nous une si vertueuse affection, pour ne nous en laisser que le regret. J'espere qu'ils vous donneront assés de vie pour que je puisse vous convaincre que mon amitié ne le cede point à la vôtre. Demandez-moi donc ce qu'il vous plaira ; il n'est rien que je puisse, ou que je veuille vous refuser.» Alors il me prit la main, & l'approchant de sa bouche, «Dieux ! dit-il, je ne vous demande qu'autant de vie qu'il m'en faut pour voir Diane accomplir sa promesse.» Puis m'adressant la parole : «Ma belle maîtresse, continua-t-il, puisque je meurs pour vous, que j'emporte avec moi le titre de votre époux ; & mon ame s'envolera contente au sejour des bienheureux.»

 Je vous jure, aimables bergeres, que je fus si penetrée de ce discours que je ne sçai pas même comment j'eus la force de lui répondre. «Filandre, lui dis-je, je vous accorde ce que vous me demandez, & j'atteste tous les dieux, que Diane se donne à vous pour épouse, & qu'elle vous reçoit de tout son cœur pour époux.» A ces mots je l'embrassai : «Et moi, dit-il, je me donne à vous, content d'emporter au tombeau un titre si glorieux.» Helas ! ces mots furent les derniers qu'il profera ; car me tirant à lui pour m'embrasser, il expira, laissant ainsi son esprit sur mes lévres. Je tombai sur lui sans poux, sans mouvement, & tellement évanouie, que l'on m'emporta dans ma cabane en ce triste état. O dieux ! que j'ai vivement ressenti cette perte, & que j'ai bien reconnu la verité de ce qu'il m'avoit tant de fois prédit, que je l'aimerois après sa mort, plus que je n'avois fait durant sa vie. Depuis que je l'ai perdu, il me semble qu'à toute heure je l'ai devant les yeux, & qu'il me dit sans cesse, que je dois l'aimer, si je ne veux être l'ingratitude même. Aussi t'aimai-je, ô chere ame, mais de l'amour le plus vif & le plus tendre ! Et si aux lieux que tu habites maintenant, on a quelque connoissance de ce qui se passe ici bas, reçoi ces larmes que je t'offre en témoignage que Diane aimera son cher Filandre jusqu'au dernier soupir.

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LIVRE SEPTIÈME.



 Astrée voulant interrompre de si tristes regrets, demanda à Diane quel étoit le malheureux auteur d'un si grand desastre. «Helas ! répondit la bergere, que pourrois-je vous en dire ? C'étoit un monstre qui ne nâquit que pour me causer une éternelle douleur. Mais enfin, poursuivit Astrée, n'a-t-on jamais sçu quel homme c'étoit ? On nous dit quelque temps après, repliqua Diane, qu'il venoit d'un pays barbare, situé au delà d'un détroit, que l'on appelle, je ne sçais si je le nommerai bien, les colomnes d'Hercule. Le sujet qui l'amena pour mon malheur, est que la dame qu'il aimoit en ces funestes contrées, lui avoit commandé de parcourir toute l'Europe, pour sçavoir si dans cette partie du monde il y avoit quelque femme qui l'égalât en beauté. Et s'il rencontroit quelqu'amant qui voulût soutenir celle de sa maîtresse, il étoit obligé de combatre contre lui, & d'envoyer à cette indigne femme la tête de l'amant avec le portrait & le nom de la personne aimée. Helas, lorsqu'il me poursuivoit pour m'ôter la vie, que n'ai-je été moins prompte à fuir ! peut-être par ma mort, j'aurois sauvé le jour à mon cher Filandre.» A ces mots, les larmes coulerent de ses yeux, & bien-tôt elle en fut baignée. Phylis, pour éloigner des idées si fâcheuses, se leva la premiere, & dit aux bergeres : «Nous avons demeuré bien long-temps assises, ne seroit-il pas à propos maintenant que nous nous promenassions.

 Aussi-tôt les autres se leverent, & parce que le soleil avoit déja fait la moitié de sa course, elles regagnerent leurs hameaux. Leonide écoutoit attentivement tous leurs discours, & ce qu'elle venoit d'apprendre, excitoit encore sa curiosité ; mais elle fut vivement touchée, quand elle les vit partir, sans qu'elles eussent rien dit de Celadon. Esperant toutefois que si elle demeuroit tout ce jour avec elles, ainsi qu'elle l'avoit resolu, elle en pouroit découvrir quelque chose, elle se mit à les suivre de loin, car elle ne vouloit pas qu'elles pensassent qu'elle les eût entendues. Phylis tournant la tête par hazard, apperçut Leonide, & la montra à ses compagnes, qui s'arrêterent ; mais voyant que la nymphe venoit à elles, elles rebrousserent chemin, pour lui rendre les honneurs dus à sa condition. Leonide, après avoir répondu à leur honnêteté, s'adressant à Diane, lui dit : «Sage bergere, je vous demande pour aujourd'hui l'hospitalité, pourvu qu'Astrée & Phylis soient des nôtres ; car j'ai quitté ce matin mon oncle Adamas, dans la vue de passer ce jour avec vous, & de reconnoître si ce que l'on m'a dit de votre vertu, Diane ; de votre beauté, Astrée ; de votre merite, Phylis, répond à ce que la renommée en a publié.» Diane répondit en ces termes, au nom de ses compagnes : «Grande nymphe, il seroit peut-être plus heureux pour nous que vous ne nous connussiez que par la renommée ; mais puisque vous daignez nous faire cette honneur, nous le recevrons avec respect.» En même temps elles la mirent au milieu d'elles, & la conduisirent au hameau de Diane, où elle fut si bien reçue, & avec tant de civilité, qu'elle ne pouvoit comprendre, comment des personnes élevées dans les bois pouvoient être si polies. Après le diner Leonide leur fit plusieurs demandes ; elle s'informa sur tout d'un berger nommé Celadon, fils d'Alcippe. Diane répondit qu'il s'étoit noyé dans le Lignon. «Et son frere Lycidas, ajouta la nymphe, est-il marié ? Il ressent encore trop la perte de son frere, dit Diane, pour y penser. Et comment, continua Leonide, est arrivé ce malheur ? Il voulut secourir cette bergere qui étoit tombée dans l'eau avant lui, répondit Diane, en montrant Astrée.»

 La nymphe qui observoit Astrée, voyant qu'elle changeoit de visage, & que pour cacher sa rougeur, elle mettoit la main sur ses yeux, connut bien qu'elle aimoit le berger ; & pour en sçavoir davantage, elle continua ainsi : «N'a-t-on point retrouvé son corps ? Non, dit Diane ; seulement on reconnut son chapeau qui s'étoit arrêté à quelques arbres.» Phylis, pour ménager Astrée, à qui ce discours auroit infailliblement tiré des larmes ; «mais, grande nymphe, dit-elle, quelle bonne fortune pour nous vous a conduite en ces lieux ? Je vous l'ai declaré, répondit Leonide, le seul plaisir de vous voir & de vous connoître. Si donc vous l'agréez, reprit Phylis, nous irons à nos exercices ordinaires, & par là vous connoîtrez mieux notre façon de vivre.» Leonide y consentit, & prenant Diane d'une main, & de l'autre Astrée, elles vinrent, en discourant, dans un bois qui s'étend sur les bords du Lignon. Elles furent à peine assises, qu'elles entendirent chanter près d'elles. Diane reconnut la voix, & s'adressant à Leonide, elle lui dit : «Grande nymphe, prendriez-vous plaisir aux discours d'un jeune berger qui n'a rien du village que l'habit & le nom, & qui a toujours été nourri dans les grandes villes ? c'est le berger Silvandre, qui n'est parmi nous que depuis deux ou trois ans. Quelle est sa famille, dit Leonide ? Il ne le sçait pas lui-même, répondit Diane. Il a seulement une legere connoissance qu'elle est du Forest ; & c'est pour cela qu'il y est venu dans la resolution d'y passer sa vie. S'il changeoit de dessein, notre Lignon perdroit beaucoup ; car en verité c'est un des bergers le plus accompli : ce que vous m'en dites, répondit la nymphe, me donne une veritable envie de le voir & de l'entretenir.»

 Cependant Silvandre appercevant les bergeres, vint à elles, & parce qu'il ne connoissoit point Leonide, il feignit de passer outre. Mais Diane le retint en lui disant qu'elle ne comprenoit pas comment ayant appris la civilité dans les villes, il pouvoit ainsi interrompre une compagnie par son arrivée, & ne rien dire ensuite.

 «Puisque je vous ai interrompues, dit le berger en souriant, j'ai failli ; mais le moyen de reparer mon erreur, c'est d'empêcher qu'elle ne dure. Ce n'est pas, répondit Diane, ce qui vous obligeoit à partir si promptement, c'est plutôt que vous n'avez rien trouvé qui merite de vous arrêter. Si pourtant vous tournez les yeux vers cette belle nymphe, je m'assure que vous changerez de sentiment. Ce qui attire une chose, repartit Silvandre, doit avoir quelque rapport avec elle ; mais n'y en ayant point entre tant de merite & mes imperfections, doit-il vous sembler étrange que je ne me sois point senti attiré ?

 Cette difference dont vous parlez, interrompit Leonide, c'est votre modestie seule qui vous la fait trouver. Pour le corps, je ne vois pas que vous ayez à vous plaindre de la nature & pour l'ame, si elle est raisonable, peut-elle être differente des nôtres.» Silvandre comprit qu'il falloit à la nymphe des discours plus forts, que ceux qu'il avoit accoutumé de tenir aux bergeres. «Belle nymphe, lui dit-il, ce qui fait le prix des choses c'est leur usage ; l'homme, autrement, seroit la moindre des creatures, puisqu'il n'y a point d'animal qui ne le surpasse en quelque chose. Le taureau a plus de force, le cerf plus de vitesse, ainsi des autres. Mais quand on considere que les dieux ont fait tous les animaux pour l'homme, & l'homme pour eux, il faut avouer qu'ils l'ont jugé plus excellent. Pour connoître donc le prix des hommes en particulier, il faut examiner à quel usage s'en servent les dieux ; & puisqu'ils ont fait de vous une nymphe, & de moi un berger, il est impossible que nous soyons égaux en merite.» Leonide admira l'esprit du berger, & pour lui donner lieu de continuer, elle lui dit : «Quand ces raisons seroient bonnes pour moi, du moins les bergeres devroient-elles vous arrêter, puisque vous avez avec elles cette conformité. Sage nymphe, répondit Silvandre, la moindre partie cede toujours à la plus grande. Cependant, interrompit Diane, je veux croire que j'ai assez de merite & de beauté pour un berger.» Elle parloit ainsi, parce qu'elles avoient accoutumé de le nommer l'insensible. «Vous croirez ce qu'il vous plaira, dit Silvandre ; mais pour gagner l'affection d'un berger, il vous manque une partie essentielle. Quelle est-elle, repartit Diane ? La volonté, repliqua-t-il. En effet, interrompit Phylis, vous êtes aussi peu disposée à l'amour que Silvandre.» A ces mots, le berger se tournant vers Astrée, lui dit : «Voyez comme vos compagnes m'attaquent toutes à la fois. C'est répondit Diane, que Phylis me voyant aux mains avec un ennemi si terrible, elle a cru devoir me secourir. Dites plutôt, repartit Silvandre, qu'en essayant de me donner un coup sur la fin du combat, elle a voulu vous derober l'honneur de la victoire, mais elle n'y réussira pas si facilement qu'elle le pense.» Phylis qui étoit naturellement enjouée, & qui vouloit divertir Leonide, lui répondit : «J'admire votre simplicité, Silvandre ; Quoi ! vous pensez que je desire de vous vaincre, moi qui mettrois cette victoire au rang des moindres que j'aye remportées. Ah ! bergere, interrompit Diane, ne parlez point ainsi de Silvandre. S'il merite vos mepris, quel berger meritera votre estime ?» Ces mots toucherent le berger, & dès lors il se sentit pour Diane un penchant qu'il ne put vaincre. «Mais à quoi bon tant de discours, dit Phylis ? Si vous avez tant de merite, dites quelle bergere a pour vous une estime particuliere ; celle, répondit le berger, pour qui vous voyez que j'ai les mêmes sentimens. Vous voulez dire, ajouta Phylis, que vous n'en recherchez aucune, mais c'est en vous manque de courage ; Dites plus tôt, repliqua Silvandre, manque de volonté. Et vous, ajouta-il, vous qui affectez pour moi tant de mepris, dites-nous quel berger vous aime si tendrement. Tous ceux qui ont de l'esprit & du courage, répondit Phylis. Mais enfin, dit Silvandre, nommez-en quelqu'un. Je voudrois bien, dit-elle, prenant un visage severe, qu'il y en eût d'assés teméraires pour l'entreprendre. Et pourquoi, s'écria Silvandre, pretendez-vous que c'étoit faute de volonté en vous, plutôt qu'en moi ? Il seroit admirable, dit la bergere, que ce qui vous sied me fut permis. Aurois-je bonne grace à courir, à luter, à sauter ? Mais c'est trop disputer ; je prens Diane pour juge, toute partiale qu'elle est. Quand on ne peut par ses discours établir ce que l'on a avancé, ne faut-il pas en venir à la preuve ? sans doute, répondit Diane.

 Eh bien, reprit Phylis, condamnez donc ce berger à faire preuve de son merite, & pour cela qu'il s'attache à une bergere, & qu'il la force de convenir, qu'en effet il est digne de retour.» Leonide & les bergeres agréerent la proposition, & Silvandre fut condamné d'une voix unanime à ce que Phylis avoit proposé. «Non pas, ajouta Diane en souriant, qu'il soit contraint d'aimer, car en amour la contrainte ne peut rien, mais j'ordone qu'il serve, & qu'il honore.

 Quoique vous m'ayez condamné sans m'entendre, dit le berger, je n'appelle point de votre jugement. Je demande seulement que celle qu'il me faudra servir merite mes services, & sçache les reconnoître. Silvandre, Silvandre, dit Phylis, vous cherchez à échaper, mais je vous en ôterai bien les moyens ; c'est Diane que vous servirez.

 J'y consens, répondit Silvandre, pourvu que ce ne soit point profaner sa beauté, que de la servir ainsi par gageure.» Diane vouloit répondre, mais, à la priere de Leonide & d'Astrée, elle y consentit, à condition pourtant, que cet essai ne dureroit que trois lunes.

 Les choses étant ainsi arrêtées, Silvandre se jetta aux genoux de sa nouvelle maîtresse, & lui baisa la main comme pour faire le serment de fidelité. Puis se relevant. «Maintenant, dit-il, ma belle maîtresse, ne me permettrez-vous pas de vous exposer un tort qui m'a été fait ?» Et Diane lui ayant répondu qu'il le pouvoit, il reprit ainsi : «Pour avoir répondu au mepris que l'on me marquoit, par des discours un peu trop avantageux, j'ai été justement condamné à faire preuve de mon merite, pourquoi Phylis qui est plus vaine que moi, ne sera-t-elle pas condamnée à une preuve semblable ?» Astrée, sans attendre la réponse de Diane, s'écria, que la demande étoit si juste, qu'elle s'assuroit qu'elle lui seroit accordée. Et Diane ayant pris l'avis de Leonide, condamna la bergere, ainsi que Silvandre l'avoit requis. «Je n'attendois pas, dit Phylis, une sentence plus favorable, ayant de tels adversaires ; mais enfin, que dois-je faire ? acquerir, dit Silvandre, les bonnes graces de quelque berger. Cela n'est pas raisonnable, répondit Diane, car jamais la raison n'est contraire au devoir. Mais j'ordonne qu'elle serve une bergere, qu'elle soit obligée de s'en faire aimer ainsi que vous, & que celui de vous deux qui paroîtra moins aimable, soit contraint de ceder à l'autre. Je veux-donc, dit Phylis, servir Astrée. Non, ma sœur, répondit Astrée, il me semble qu'il est plus convenable que vous vous adressiez tous deux à Diane ; elle pourra prononcer un jugement plus équitable, si tous deux vous la servez.» Cette proposition parut si judicieuse, qu'elle passa tout d'une voix, & l'on fit jurer à Diane, que les trois mois expirés, elle prononceroit, sans avoir égard à autre chose, qu'à la verité. Rien n'étoit plus agréable que de voir ces nouveaux amans. Phylis & Diane jouoient à merveille leur personnage ; & bien-tôt Silvandre le joua plus naturellement.

 Pendant qu'ils discouroient ainsi, & que Leonide jugeoit en elle-même ce genre de vie le plus heureux de tous ; ils apperçurent deux bergeres & trois bergers, qui à leurs habits paroissoient étrangers, & lorsqu'ils furent près d'eux, Leonide s'informa qui ils étoient. Phylis répondit qu'elle n'en sçavoit rien autre chose, sinon qu'ils étoient étrangers. Alors Silvandre ajouta, qu'elle perdoit beaucoup de ne les pas connoître davantage, que parmi eux étoit un berger nommé Hylas, d'une humeur extrémement agréable ; «car il aime, disoit-il, tout ce qu'il voit ; mais aussi il ne l'aime pas long-temps, & il fait valoir son caractere par des raisons si extravagantes, qu'il est impossible de l'entendre sans rire. Je serois ravie de l'entendre, dit Leonide, & dès qu'il sera ici, il faut que nous le fassions parler.

 La chose ne sera pas difficile, répondit Silvandre, car il veut toujours discourir. Mais si l'inconstance est le caractere d'Hylas, avec lui est un berger d'un caractere bien different, puisqu'il regrete sans cesse une bergere qu'il aimoit. Celui-ci paroît avoir du jugement, mais il est si triste, qu'il n'a jamais que des plaintes à faire entendre. Et qui les arrête en cette contrée, repliqua Leonide ? Je n'ai point encore eu la curiosité de m'en informer, dit Silvandre, mais belle nymphe, si vous le souhaitez, je vais le leur demander, car voici qu'ils approchent de nous.» En effet, ils entendirent qu'Hylas chantoit ces vers :


 L'inconstance est mon caractere.
J'aime à changer, je n'en fais point mystere ;
 Le beau triomphe que ce sera
 Pour celle qui me fixera.


 Enchaîner une ame volage,
C'est des beautés le glorieux partage.
 Le beau triomphe que ce sera
 Pour celle qui me fixera.

 Leonide en souriant, dit à Silvandre : «au moins ce berger n'est pas du nombre de ceux qui cachent leurs imperfections, il paroît qu'il ne veut point en imposer. C'est, répondit Silvandre, que ce qu'il va chantant, il ne le regarde pas comme une imperfection.» Déja les bergers étoient arrivés, & la nymphe occupée de leur rendre le salut, ne put répondre à Silvandre. Celui-ci qui n'avoit point oublié que la nymphe desiroit sçavoir qui étoient ces bergers : après les premiers complimens, s'adressa à l'un d'eux, & lui dit : «Tircis (c'étoit le nom du berger) dites-nous, je vous en conjure, quel motif vous a conduit en ces lieux, & qui vous y retient ?» Alors Tircis levant les yeux & les mains au ciel : «Grand dieu, dit-il, dont la providence gouverne cet univers, sois-tu loué à jamais de tes bontés pour moi.»

 Il répondit ensuite à Silvandre, mais comme frapé d'étonnement ; «Sçachez, gentil berger, que c'est vous qui m'amenez dans cette contrée ; sçachez que c'est vous-même, vous que j'ai si long-temps cherché. Moi, repartit Silvandre ! Comment cela se peut-il, puisque je n'ai pas même le bonheur d'être connu de vous. Je satisferai volontiers à votre demande, quand vous aurez repris vos places sous ces arbres ; car mon recit sera long.» Alors Silvandre se tournant vers Diane, «Ma maîtresse, dit-il, voulez-vous vous asseoir ? Vous deviez, répondit Diane, vous être adressé à Leonide. Je sçai, repliqua le berger, que la civilité l'ordonnoit ainsi ; mais j'ai obéi à l'amour.» Leonide prenant Astrée & Diane par la main, s'assit au milieu, approuvant ce qu'avoit fait Silvandre ; & les autres bergeres s'assirent autour d'elles. Alors Tircis se tournant vers la bergere qui étoit venue avec lui ; «Voici, dit-il, Laonice, le jour heureux que nous avons tant desiré, voici le terme que l'oracle a marqué à nos peines.» La bergere, sans lui répondre, s'adressa à Silvandre, & commença de la sorte :



HISTOIRE
DE TIRCIS ET DE LAONICE.



 Il n'est point de plus fortes amitiés que celle de l'enfance, parce que la coutume devient insensiblement une seconde nature, dont il est mal-aisé de se dépouiller. Ceux-là le sçavent qui veulent la surmonter. C'est par là, gentil berger, que je prétens excuser mon affection pour Tircis ; je la suçai, pour ainsi dire, avec le lait, & il semble que tout ait conspiré dès ma naissance à la fortifier. L'union de nos parens, l'égalité de notre âge, la gentillesse de Tircis. Mais pour mon malheur, Cleon nâquit presqu'en même temps dans notre hameau, avec plus de grace que moi peut-être, du moins avec plus de bonheur. Dès qu'elle commença d'ouvrir les yeux, Tircis commença de l'aimer ; il se faisoit un plaisir de la considerer dans le berceau même. Il avoit alors environ dix ans, & moi six. Admirez ici comme le ciel dispose de nous sans nous ; dès que je vis le berger, je l'aimai ; & dès qu'il vit Cleon, il l'aima. Bien que nous fussions extremément jeunes, on ne laissoit pas de remarquer entre nous cette difference. Vous pouvez croire qu'alors je n'observois pas ses actions, mais quand je fus un peu plus âgée, je lui trouvai si peu de goût pour moi, que je pris une resolution que le depit suggere toujours, mais que le veritable amant ne peut suivre, c'étoit d'en plaisanter. J'eus assez de force pour dissimuler mon ressentiment, j'essayai même de me retirer tout à fait du berger ; mais ce qui me retint, c'est que je ne voyois pas qu'il eût d'autre attachement ; car ce qu'il faisoit pour Cleon ne pouvoit me donner de jalousie : elle étoit dans un âge trop tendre ; & quand elle put ressentir les traits de l'amour, elle cessa de le voir. Mais le perfide amour lui exagera le merite & les services de Tircis, & la rendit enfin sensible. La blessure étoit encore legere ; mais enfin il fallut avouer sa défaite. Ainsi Tircis est aimé de Cleon, & commence à jouir de toutes les douceurs d'un tendre engagement. La joye de Tircis fut si vive, qu'elle éclata malgré lui ; pour Cleon, outre qu'elle renferma toujours sa tendresse dans les bornes du devoir, elle pria Tircis de feindre pour moi de l'amour, afin que ceux qui l'éclairoient, s'arrêtant à ce qui paroissoit, ne songeassent point à penetrer ce qu'elle vouloit cacher. Elle me donna la preference sur les autres bergeres, parce qu'elle s'étoit apperçue que j'aimois Tircis, & que mon penchant pour lui étant assés connu, on croiroit volontiers ce qu'elle desiroit, étant bien difficile d'être aimée sans aimer. Tircis qui vouloit se conformer à la volonté de Cleon, se mit aussi-tôt en devoir d'executer ses ordres. Dieux ! quand je me rappelle ce qu'il me disoit de gracieux, je cheris encore ses discours tout mensongers qu'ils étoient, & je remercie Amour des heureux momens dont il me fit jouir alors : Et plût à dieu, puisque je ne pouvois être plus heureuse, eussai-je toujours été trompée de la sorte. Tircis n'eut pas de peine à me persuader qu'il m'aimoit ; outre que l'on croit aisement ce que l'on desire, les soins que j'avois pris de lui plaire ; le commerce que nous avions eu ensemble ; quelques agrémens que je m'imaginois avoir ; tout cela me rendoit la chose vrai-semblable. La fiere Cleon rioit souvent avec lui de mon erreur : Helas, que pour la punir, Amour ne permit-il que Tircis m'aimât sans feinte ! Mais bien loin de m'aimer, cette feinte même lui étoit insupportable, & si l'amour ne m'avoit fermé les yeux, je l'aurois aussi bien remarqué que la plus part de ceux qui nous voyoient, & à qui je ne pouvois ajouter foi. Cependant le bruit de nos amours se repandit, on cessa de parler de Cleon, & moi seule infortunée je fus en butte à tous les discours. Mais craignant que je ne vinsse à découvrir l'artifice, elle voulut l'enveloper sous un autre. Elle conseille à Tircis de me faire entendre que nos liaisons donnoient lieu à des jugemens desavantageux, qu'il étoit de notre prudence de faire cesser ces bruits, & que pour les assoupir il falloit qu'il feignît d'aimer Cleon. «Vous lui direz, ajoutoit-elle, que vous me choisirez plus tôt qu'une autre bergere, parce que vous serez près d'elle, & que vous pourrez lui parler.» Moi qui étois la franchise même, j'approuvai ce dessein, & depuis ce jour, quand nous nous trouvions tous trois ensemble, c'étoit avec ma permission & de mon aveu qu'il entretenoit sa chere Cleon. Quel plaisir pour ces deux amans ! témoin des empressement de Tircis pour Cleon, insensée que j'étois, je les prenois pour une feinte, & Cleon qui m'observoit, connoissant mon erreur, avoit une peine extrême à renfermer sa joye. Elle avoit quelquefois besoin de recourir à de mauvais pretextes, & moi j'en accusois sa tendresse, & la satisfaction qui lui revenoit de l'erreur dans laquelle je la croyois. Telle étoit ma simplicité, que je partageois d'avance avec elle le déplaisir qu'elle auroit lorsqu'elle sçauroit la verité. Mais depuis je connus bien que moi-même je devois être l'objet de sa compassion. Cependant qui n'y eût été trompée lorsqu'amour est entré dans une ame, il ne lui permet plus la moindre défiance. Le berger jouoit d'ailleurs si bien son personnage, qu'à la place de Cleon, j'eusse peut-être douté que sa feinte ne fût veritable. Si quelquefois en ma presence il marquoit à Cleon trop de tendresse, aussi-tôt se tournant vers moi il me demandoit à l'oreille s'il ne representoit pas bien. Mais vous n'avez encore rien entendu ; écoutez jusqu'où il porta l'artifice. Il avoit des entretiens plus frequents avec Cleon, qu'avec moi, il lui baisoit la main ; Il se tenoit à ses genoux, & ne se cachoit point de moi ; mais en public il ne me quittoit point, & sa dissimulation fut telle que l'on crut toujours que nous nous aimions. Et quand je lui disois que l'on ne pouvoit se persuader qu'il aimât Cleon ; «Et comment, me répondoit-il, se persuaderoit-on ce qui n'est pas ? mais il arrivera du moins que nous tromperons le grand nombre. Sur tout, ajoutoit-il, il faut tromper Cleon, parlez-lui pour moi, soyez comme notre confidente ; & par là nous vivrons en assurance.» Je pensai que si Cleon avoit pu croire quelquefois que j'aimois Tircis, le personnage que j'allois faire lui en ôteroit l'opinion. Cleon de son côté fatiguée de la contrainte dans laquelle elle vivoit avec le berger, reçut avec joye la proposition que je lui fis, & dès ce moment elle traita avec lui comme avec son amant, & moi je n'eus d'autre emploi que de porter leurs billets. O Amour, ce sont là de tes coups ! Tel rend de pareils offices à autrui, qui croit se les rendre à soi-même.

 Cependant les Francs, les Romains, les Gots & les Bourguignons se faisant une cruelle guerre, nous fûmes contraints de nous retirer sur les bords du grand fleuve de Seine, dans une ville qui porte le nom du berger qui jugea les trois déesses. On y accouroit en foule de toutes les contrées, & bien-tôt un mal terrible, ce mal contagieux dont les grands mêmes ne peuvent se défendre, affligea les habitans. La mere de Cleon en fut attaquée, Cleon ne voulut jamais consentir à s'éloigner d'elle, quelqu'instance qu'elle lui fît pour l'y déterminer. Ses amis eurent beau lui representer que c'étoit offenser les dieux que de les tenter de la sorte. «Si vous m'aimez, leur disoit-elle, ne me tenez jamais ces discours. Ne dois-je pas la vie à qui me l'a donnée ? Et les dieux peuvent-ils être offensés de me voir servir celle qui m'apprit à les adorer ?» Elle s'enferma donc avec elle, resolue de ne la quitter qu'après qu'elle lui auroit fermé les yeux, si les dieux refusoient de la rendre à ses prieres. Tircis passoit les jours entiers à leur porte, essayant inutilement d'entrer, Cleon ne voulut jamais y consentir. Il leur faisoit apporter tout ce qui leur étoit necessaire, & rien ne leur manqua. Mais quelques préservatifs que Tircis pût envoyer, l'heureuse Cleon fut frapée à son tour. Aussi-tôt que le berger en fut instruit, il crut qu'il n'étoit plus temps de feindre, ni de redouter la médisance. Il met ordre à ses affaires, & se renferme avec des personnes si cheries. Quels offices il rendit à la mere en consideration de la fille ! il est aisé de l'imaginer ; mais quand il ne lui resta plus que sa maitresse, dont le mal empiroit tous les jours, quelle fut l'horreur de son état ! Il la tenoit dans ses bras, il lui appliquoit des remedes. Cleon qui l'avoit toujours aimé, & à qui il donnoit en cette occasion une si grande preuve de son amour, ne sentoit rien plus vivement que le danger où il s'exposoit pour elle. Tircis au contraire étoit si content, que la fortune encore qu'ennemie, lui eût offert ce moyen de prouver à Cleon tout son amour, qu'il ne pouvoit assés se louer d'elle. Enfin, malgré les soins du berger, Cleon fut réduite en peu de jours dans un état si déplorable, qu'à peine elle put proférer ces paroles. «J'aurois souhaité, fidele Tircis, que les dieux eussent prolongé mes jours, non que j'aime la vie, j'ai trop éprouvé les miseres qui en sont inseparables ; mais seulement pour avoir le temps de vous convaincre de ma reconnoissance. Il est vrai que je vous ai tant d'obigation, que je ne pourrois jamais les reconnoître ; ainsi je n'accuserai point le ciel d'injustice, quand il m'ôte la vie. Recevez donc tout ce que je puis, c'est le serment de n'oublier jamais ce que je vous dois. Ma belle maitresse, répondit Tircis, ce que j'ai fait jusqu'ici ne m'a point encore satisfait ; & quand vous me parlez d'obligations, je vois bien que vous ne connoissez pas la grandeur de mon amour. Croyez, belle Cleon, que je ressens comme je dois la faveur que vous m'avez faite d'agréer mes prétendus services, le ciel qui ne m'a fait naître que pour vous me reprocheroit mon ingratitude, si je ne vivois pour vous, & si j'employois ailleurs un seul moment de ma vie ?» Il vouloit continuer, lorsque la bergere l'interrompit en ces termes : «Laisse-moi parler, cher Tircis, laisse-moi employer le peu de vie qui me reste à t'assurer que j'ai pour toi le plus tendre & le plus veritable amour. En te disant un éternel adieu, je te demande trois choses, d'aimer toujours Cleon, de me faire inhumer auprès de ma mere, & d'ordonner, quand tu payeras le tribut à la nature, que ton corps soit mis auprès du mien, afin que si nous n'avons pû être unis pendant la vie, nous le soyons du moins après la mort.

 Tircis lui repondit : «Les dieux seroient injustes, s'ils éteignoient si promptement une flamme si belle. J'espere qu'ils vous rendront la vie, ou du moins qu'ils disposeront de moi, avant que de vous la ravir. Mais s'ils rejettent mes vœux, du moins qu'ils me donnent assés de vie pour executer vos ordres, & qu'ils me permettent ensuite de vous suivre. S'ils ne trenchent mes jours, assurez-vous que vous ne serez pas long-temps sans moi. Cher Tircis, lui répondit-elle, je t'ordonne de vivre autant qu'il plaira aux dieux immortels. Pendant qu'aux champs Elysées je raconterai notre amour mutuel, tu le rediras aux vivans, & tous honorerons notre memoire.» A ces mots elle expira dans le sein du berger. Quelle fut sa douleur, on peut le comprendre par celle qu'il ressent encore. «O mort, s'écria-t-il, qui m'as ravi la meilleure partie de moi-même, ou prens le reste, ou rens moi ce que tu m'as ôté.

 Il se tut alors, pour laisser couler les larmes qu'un si triste souvenir lui arrachoit. Silvandre lui representa que le mal étant sans remede il devoit se soumetre, & que les plaintes n'étoient qu'un témoignage de foiblesse. «S'il y avoit quelque remede, dit Tircis, je n'aurois garde de me plaindre ; mais c'est précisement parce qu'il n'y en a point, que la plainte doit m'être permise.

 Laonice les interrompit, & continua de la sorte : Enfin cette heureuse bergere étant morte, & Tircis lui ayant fermé les yeux, il ordonna qu'elle fut inhumée auprès de sa mere ; mais ses ordres furent mal executés. Pour lui il étoit si affligé, que sans la défense de Cleon, il ne lui eût pas survécu. Quelques jours après, s'informant de ceux qui le venoient voir, en quel lieu ce corps si cheri avoit été mis, il apprit qu'il n'étoit point auprès de celui de sa mere ; il en fut vivement touché, & promit une grande somme pour l'y faire porter. Quatre hommes s'en chargerent ; ils se rendent au lieu où étoit le corps de Cleon, ils ôtent la terre qui le couvroit, ils le portent quelques pas, mais la puanteur horrible qui en exhabloit les contraignit de le laisser, resolus de mourir plus tôt, que d'aller plus loin. Tircis en étant averti leur offrit une plus grande somme, mais ils la refuserent. «He quoi, dit-il, as-tu donc esperé que l'attrait du gain auroit plus de pouvoir sur eux, que son amour sur toi-même ?» Il dit, & comme un forcené il court à l'endroit où étoit le corps, il le prend dans ses bras, & malgré l'infection il le porte dans le tombeau de la mere. Après une action si heroïque, il sortit secrétement de la ville, & demeura quarante jours dans une affreuse solitude.

 J'ignorois, moi, tout ce qui se passoit ; car une de mes tantes ayant été attaquée du même mal presqu'en même temps, nous n'avions de commerce avec personne, & j'étois revenu le même jour que lui. Lorsque j'eus appris la mort de Cleon, j'allai chés lui pour en sçavoir le détail ; & lorsque je fus à la porte de sa chambre, je crus l'entendre soupirer. Je regardai par la serrure, & je le vis sur son lit les mains jointes, les yeux tournés ver le ciel & le visage tout baigné de larmes. Jugés quelle fut ma surprise, gentil berger, car je ne croyois pas qu'il aimât Cleon, & je venois en partie pour me consoler avec lui de la perte que j'avois faite. Enfin après l'avoir consideré quelque temps, j'entendis qu'il profera ces paroles : «Pourquoi cacherois-je mes pleurs ? il n'est plus temps de feindre, & quand je le voudrois, ma douleur ne me trahiroit-elle pas ? Tout l'espoir de ma vie est maintenant au tombeau. Elle vivoit en moi, je vivois en elle ; mais helas une mort cruelle me l'a ravie ! elle n'est plus ; que dis-je, elle est encore, & toujours elle vivra dans mon cœur.»

 Dieux ! quelle devins-je, quand je l'entendis parler ainsi ! telle fut ma surprise, que sans y penser j'entr'ouvris sa porte. Et lorsqu'il m'apperçut, il me tendit la main, & les yeux baignés de larmes, il me parla en ces termes : «Laonice, c'est fait de Cleon, & nous lui avons survêcu pour la pleurer. Je conçois que l'état où vous me voyez doit vous surprendre. L'amitié feinte ne connoît point de pareils regrets. Mais helas ! quittez votre erreur. Je serois coupable envers l'amour, si je ne vous desabusois enfin. Sçachez donc, Laonice, que j'ai aimé Cleon, & que je n'aimois qu'elle lorsque je feignois de vous aimer. Mais si jamais vous avez eu quelque affection pour moi, plaignez ma cruelle destinée, & pardonnez à Tircis un crime qu'il n'a commis que pour ne pas manquer à ce qu'il devoit à Cleon.» A ces mots, transportée de fureur je le quittai. A peine pus-je retrouver ma cabane, où je demeurai long-temps cachée ; mais après avoir mille fois combatu mon amour, il me fallut ceder, & j'appris par ma propre experience que le dépit est une foible ressource en ces occasions. Me voilà donc plus éprise que jamais de Tircis ; moi-même je cherche à me justifier son procedé, je lui pardonne de m'avoir offensée, & bien-tôt je me flate de remplacer Cleon dans son cœur. Lorsque j'allois ainsi me decevant moi-même, une de mes sœurs vint m'avertir que Tircis avoit disparu, & que personne au monde ne sçavoit où il s'étoit retiré. Dès-lors je pris la resolution de le suivre, & je partis secrétement durant la nuit. Quelles furent mes frayeurs, lorsque je me vis dans l'obscurité ! mais l'amour qui conduisoit mes pas, me donna du courage, & je pour suivis ma route, sans en tenir aucune assurée ; car j'ignorois où Tircis étoit allé, j'ignorois où j'allois moi-même. Je rencontrai enfin cette bergere, dit-elle, en montrant Madonte, avec le berger Tersandre. Assis à l'ombre d'un rocher, ils attendoient que la chaleur du midi fut tombée. Je leur demandai des nouvelles de Tircis, & je sçus par eux qu'il étoit en ces deserts, & qu'il regrettoit toujours Cleon. Alors je leur racontai ce que vous venez d'entendre, & je les conjurai de me dire les nouvelles les plus certaines qu'ils pourroient du berger. Madonte me répondit avec tant de douceur, & d'un air si touché, que je la jugeai atteinte du même mal que moi ; je ne me trompois pas, car elle m'apprit dans la suite la longue histoire de ses malheurs, & cette histoire me fit comprendre que l'Amour n'exerce pas moins sa tyrannie dans les cours que dans nos bois.

 Madonte m'invita à demeurer ; elle me representa que nous devions marcher de compagnie, puisqu'aussi-bien le but de notre voyage étoit le même. J'acceptai volontiers sa proposition, & depuis nous ne nous sommes point quittées. Mais que fait ce discours à mon sujet ? je ne veux vous entretenir que de Tircis & de moi. Il me suffit de vous dire, gentil berger, qu'après avoir demeuré plus de trois mois dans cette contrée, nous sçumes enfin qu'il étoit venu ici. A peine y fûmes-nous arrivés, que je le rencontrai. Il me fit d'abord un acceuil assés gracieux ; mais quand il sçut le sujet de mon voyage, il me declara qu'il avoit trop aimé Cleon, & qu'il cherissoit trop sa memoire, pour pouvoir m'aimer. Amour, si vous n'êtes injuste, je vous demande, & non pas à cet ingrat, le salaire de tant de travaux !

 Ainsi finit Laonice, & s'essuyant les yeux, elle les tourna vers Silvandre, comme pour lui demander justice. Alors Tircis parla en ces termes :

 «Sage berger, vous venez d'entendre l'histoire de mes malheurs ; elle n'est que trop fidele, & mon dessein n'est pas de vous ennuyer par des redites importunes. J'ajouterai seulement à ce que vous a dit Laonice, que fatigués de ses plaintes, nous allâmes consulter l'oracle, pour sçavoir ce qu'il ordonneroit de nous ; & que l'oracle nous fit entendre cette réponse, par la bouche d'Arontine :


 Dans ces aimables lieux où le Lignon serpente,
Amans, vous trouverez un curieux berger.
Il ira s'informant du mal qui vous tourmente ;
Croyez-le ; car le ciel l'élit pour vous juger.

 Quoiqu'il y ait déja bien long-temps que nous sommes ici, vous êtes le premier qui nous ait interrogés sur l'état de notre fortune. Ordonnez donc, sage berger, ce que nous avons à faire. Et pour que rien ne se fît que par la volonté du dieu, la vieille qui nous rendit l'oracle, ajouta que quand nous vous aurions rencontré, il falloit tirer au sort qui plaideroit notre cause. On le fit, & le sort amena pour Laonice le nom d'Hylas, & celui de Phylis pour Tircis

 «Autrefois, dit Hylas en souriant, que je soupirois pour Laonice, je n'aurois pas volontiers entrepris de persuader à Tircis de l'aimer ; mais à present que je soupire pour Madonte, je veux bien me conformer à la volonté du dieu. Berger, répondit Leonide, reconnoissez ici sa providence : c'est à l'inconstant Hylas qu'il remet le soin d'engager un berger au changement ; & c'est à une bergere connue par sa constance qu'il remet celui de persuader la fidelité. Et pour juge il choisit un berger exempt de partialité ; car Silvandre n'est constant, ni inconstant, puisqu'il n'a jamais rien aimé.» Alors Silvandre prenant la parole ; «Puisque vous voulez, dit-il, ô Tircis, & vous Laonice, que je sois juge de vos differens ; jurez tous deux entre mes mains que vous vous soumettrez à ma décision. Autrement nous prendrions des soins inutiles, & vous ne feriez qu'irriter les dieux.» Après qu'ils eurent fait le serment, Hylas commença de la sorte :


Harangue de Hylas pour Laonice.



 Si j'avois à parler pour Laonice devant un juge dénaturé, je craindrois de nuire à sa cause par mon peu de capacité ; mais puisque j'ai le bonheur de parler devant vous, gentil berger, non-seulement j'espere un jugement favorable, mais je suis encore persuadé qu'à la place de Tircis vous rougiriez que l'on pût vous faire les mêmes reproches. Je ne m'arrêterai donc point à chercher des moyens pour établir ma cause : elle parle d'elle-même. Le sexe de Tircis, la volonté des dieux, les loix de la nature, tout condamne le berger. Les dieux ne commandent-ils pas la reconnoissance, & la nature ne prescrit-elle pas d'aimer une bergere aimable, & d'oublier plus tôt que de cherir une bergere qui n'est plus. Mais ce berger ingrat malgré tous les bienfaits qu'il a reçus de Laonice, malgré la tendresse qu'elle lui a marquée dès le berceau, ne lui rend que des mépris. Cependant elle est telle, qu'elle est bien plus propre à faire ressentir les outrages dont elle se plaint, qu'à les ressentir elle-même ? Si tu es homme, ignore-tu que tu dois aimer les vivans ? & si tu connois les dieux, ne sçais-tu pas qu'ils punissent ceux qui violent leurs loix ? Si tu avoues que Laonice t'aima dès le berceau, seroit-il possible qu'une amitié si longue n'eût jamais d'autre recompense que tes dédains ? Mais encore que l'amour de Laonice étant volontaire, elle puisse peu toucher une ame ingrate, je ne puis croire, ô juste Silvandre, que vous ne condamniez un trompeur à faire satisfaction à la personne qu'il a trompée ; & qu'ainsi Tircis qui en a imposé si long-temps à cette bergere, ne soit obligé à reparer l'injure qu'il lui a faite, en l'aimant avec autant de franchise qu'il l'aimoit autrefois avec dissimulation. Mais, dis-moi, Tircis, quel peut être ton dessein, en donnant toute ton affection à des cendres inanimées ? Esperes-tu de leur rendre la vie par tes soupirs, & par tes larmes ? Helas ! quand une fois on a passé la barque de l'inexorable vieillard, on a beau le rappeller, il ne reçoit jamais personne qui vienne de l'autre bord. C'est être impie, Tircis, que de troubler le repos de ceux qu'appellent les dieux. L'amour est pour les vivans, le cerceuil pour les morts. Et ne te pique point d'une constance insensée ; Cleon n'y a point d'interêt. Rentre en toi-même, berger, reconnois ton erreur. Jette-toi aux genoux de Laonice, avoue lui ta faute, & previen ainsi la juste sentence de ton juge.

 Le discours d'Hylas fut extremément goûtê ; le seul Tircis montroit par ses larmes combien peu il en étoit satisfait, lorsque Silvandre commandant à Phylis de parler, elle commença ainsi en levant les yeux au ciel.


Discours de Phylis pour Tircis.



 O belle Cleon, toi qui du ciel entends l'injure que l'on propose de te faire, daigne m'inspirer ; empêche que je n'affoiblisse les raisons qu'a Tircis de n'aimer jamais que toi. Et vous, sage berger, qui sçavez mieux ce que je devrois dire pour sa défense, que je ne puis le concevoir, supplée au défaut de mon génie. Et d'abord, Hylas, je t'accorde, si tu le veux, que nous devons aimer les personnes qui nous aiment, mais peux-tu en conclure que Tircis doive trahir la foi qu'il a jurée à Cleon, pour aimer Laonice ?

 Tu demandes des choses impossibles, & qui se contredisent elles-mêmes. Impossibles, car nul n'est obligé à ce qu'il ne peut. Et comment veux-tu que mon berger prenne d'autres engagemens, s'il n'a plus de volonté. Ne ris point, Hylas : quiconque aime, il donne son ame toute entiere à la personne aimée. Mais, dit Hylas, Cleon à qui il l'avoit donnée, n'étant plus, il a dû la reprendre. Hylas, Hylas, tu parles bien en homme qui ne connoît pas l'amour ; les dons faits sans son autorité sont irrevocables. Et qu'est-elle devenue, reprit Hylas, cette volonté depuis la mort de Cleon ? Si Cleon est encore en quelque lieu, comme nos druydes nous l'enseignent, la volonté de Tircis est entre ses mains, & quand Cleon voudroit la rendre, elle ne retourneroit pas vers Tircis, elle iroit dans le cercueil reposer auprès de ses os bien aimés : Pourquoi donc accuses-tu d'ingratitude le fidele Tircis ; puisqu'il n'est pas en son pouvoir d'aimer un autre objet ? & c'est ainsi que tu exiges une chose impossible, & qui se contredit elle même ; car si nous devons aimer qui nous aime, pourquoi veux-tu qu'il cesse d'aimer Cleon, dont il fut toujours aimé ?

 Quant à la recompense que tu demandes pour les services de Laonice, qu'elle se rappelle toute la satisfaction qu'elle goûta alors, & combien de jours heureux elle a passés, tant qu'a duré son erreur. Tu dis, Hylas, que Tircis l'a trompée, dis plus-tôt qu'Amour l'a punie, puisqu'elle n'avoit pas intention de servir Cleon. Si Laonice doit se plaindre de quelque chose, c'est d'avoir été moins rusée que sa rivale. Voilà, Silvandre, comment j'ai crû devoir répondre aux fausses raisons du berger.

 Il ne me reste plus que de faire avouer à Laonice qu'elle poursuit une chose injuste ; & je le ferai aisément si elle daigne me répondre. Dites-moi, belle bergere, aimez-vous Tircis ? «Qui me connoîtra, pourra-t-il en douter, répondit Laonice ? Et s'il étoit contraint, repliqua Phylis, de s'éloigner de vous pour long-temps, & que pendant son absence quelqu'autre vous recherchât, l'écouteriez-vous ? Non sans doute, parce que j'espererois toujours qu'il reviendroit. Et si vous sçaviez, ajouta Phylis, qu'il ne dût jamais revenir, cesseriez-vous de l'aimer ? Non certe, répondit-elle.» Ne trouvez donc pas étrange, continua Phylis, que ce berger qui sçait que Cleon est aux champs Elysées, qu'elle voit ses actions, & qu'elle se réjouit de sa fidelité, ne veuille point changer d'amour, ni permettre que la distance des lieux qui les separe rompe une union que toutes les traverses de la vie n'ont pu affoiblir. Ne croyez pas ce qu'a dit Hylas, que nul ne repasse l'Acheron, plus d'un mortel chéri des dieux en a reçu cette faveur. Et qui la mérite mieux que Cleon, elle que les destins regarderent en naissant d'un œil si favorable, que jamais elle n'a aimé sans être aimée ! O Laonice ! si vos foibles yeux pouvoient contempler la divinité, vous verriez Cleon qui presente en ces lieux, m'inspire ce que je dis pour sa défense. Il me semble que je la vois au milieu de nous, revétue de l'immortalité, & que je l'entens reprocher à Hylas les blasphêmes qu'il a vomis contre elle.

 Et que pourrois-tu répondre, Hylas, si l'heureuse Cleon te disoit : «Tu veux, infidele, persuader à Tircis de l'être comme toi. S'il m'aima autrefois, penses-tu que mon corps fût l'objet de son amour ? S'il est ainsi, pourquoi le condamner parce qu'il aime mes cendres ? Si c'est mon esprit qu'il aimoit, pourquoi cesseroit-il de l'aimer maintenant qu'il est plus parfait que jamais ? Quand j'étois encore au rang des vivans, j'étois susceptible de jalousie, je pouvois être imperieuse, il me falloit servir, ses rivaux pouvoient me voir aussi-bien que lui. Maintenant affranchie de toute imperfection, je ne puis lui causer le moindre déplaisir. Et tu veux, Hylas, quand je ne vis plus sur la terre que dans le souvenir de mon berger, m'ôter cette seconde vie ? Sage Silvandre, vous aurez entendu ces mêmes paroles qui ont frapé mes oreilles. Je me tais donc, & j'ajoute seulement, que vous ne devez point écouter la pitié qui vous interesseroit pour Laonice.»

 Laonice vouloit repliquer, quand Silvandre lui dit qu'il n'étoit plus temps de se défendre, mais seulement d'écouter l'arrêt que les dieux alloient prononcer par sa bouche. Après avoir pesé quelque temps les raisons d'Hylas & de Phylis, il parla ainsi :


JUGEMENT DE SILVANDRE.



 Des causes plaidées devant nous, le point essentiel est de sçavoir, si l'amour peut finir par la mort de l'objet aimé : sur quoi nous disons qu'un amour qui peut finir n'est pas un veritable amour, car il doit suivre le sujet qui l'a fait naître. Ainsi ceux qui se sont attachés au corps seul, doivent enfermer leur amour dans le tombeau avec ce même corps ; mais ceux qui ont aimé l'esprit avec le corps, doivent suivre cet esprit dans les champs Elysées : Tout bien examiné, nous ordonnons que Tircis aime toujours sa Cleon, & que des deux amours dont nous sommes capables, l'un suive le corps au tombeau, & l'autre l'esprit aux champs Elysées. Qu'ainsi il soit desormais défendu à Laonice de troubler davantage le repos de Cleon ; car telle est la volonté du dieu dont je suis l'interprete.

 A ces mots, après avoir salué Leonide, il se retira avec Phylis, pour ne point entendre les plaintes d'Hylas, & les regrets de la bergere. Pour Leonide, parce qu'il étoit tard, elle se retira dans le hameau de Diane, dans le dessein d'y passer la nuit. Les autres bergers & bergeres se retirerent dans leurs cabanes, Laonice seule, indignée contre Silvandre & Phylis, jura de ne point quitter cette contrée qu'elle ne se fût vengée. La fortune sembla la conduire au gré de ses desirs. S'étant enfoncée dans le bois, elle se remit devant les yeux les mepris du berger, & considerant combien il étoit indigne de sa tendresse, elle jura mille fois de le hair, aussi-bien que Silvandre & Phylis, à cause de lui. Pendant qu'elle étoit occupée de ces pensées, Lycidas qui avoit cru remarquer quelque froideur dans Phylis, apperçut Silvandre qui l'entretenoit. Il est vrai que la bergere, depuis son commerce avec Diane n'avoit plus les mêmes empressemens pour Lycidas ; & comme il sçavoit fort bien qu'une passion ne peut se former qu'aux dépens d'une autre passion, il crut que les froideurs de Phylis venoient d'une nouvelle inclination. Il ne pouvoit encore reconnoître qui en étoit l'objet ; mais ne doutant point que ses soupçons ne fussent bien fondés, il se retiroit dans les lieux les plus solitaires, pour s'y plaindre en liberté. Par malheur, comme il s'en retournoit, il apperçut de loin Silvandre & Phylis, & le merite de la bergere lui persuada aisement que Silvandre en étoit épris, & que Phylis suivant les inclinations de son sexe agréoit sa passion.

 Une chose redoubla ses soupçons, c'est que passant près du berger, il entendit ou crut entendre des paroles d'amour. Ce qui pouvoit bien être, après la sentence que Silvandre venoit de prononcer. Lycidas les ayant laissé passer, il sortit du lieu où il étoit, & prenant une route opposée, la fortune voulut qu'il allât s'asseoir près de Laonice sans la voir. Là, après avoir rêvé quelque temps, «ô Amour, s'écria-t-il, est-il possible, que tu laisses impunie une injustice si criante ? Se peut-il que sous ton empire les services & les outrages ayent le même salaire ?» Puis retombant dans un morne silence, il levoit les yeux & les mains au ciel, & reprenoit ainsi :

 «Amour, tu me fais bien connoître aujourd'hui, qu'il n'y a point de constance dans les femmes, & que Phylis toute parfaite qu'elle est d'ailleurs, est pourtant sujéte à ces mêmes loix, Phylis, de l'affection de qui je me tenois autrefois si assuré. Mais ne suis-je pas ce même Lycidas, dont l'amour vous étoit si agréable ? Pourquoi donc lui preferez-vous Silvandre, un inconnu, que nulle contrée n'avoue pour sien ?»

 Laonice entendant nommer Phylis & Silvandre, écouta si attentivement, qu'elle apprit ce qu'elle pouvoit desirer des plus secrétes pensées de Phylis. Elle resolut donc pour lui déplaire ou à Silvandre, de nourrir les soupçons de Lycidas ; elle se persuadoit que si Phylis aimoit Lycidas, elle rendroit Silvandre jaloux ; & si c'étoit Silvandre, elle vouloit divulguer leur amour. A peine le berger se fut retiré, qu'elle suivit ses pas, & l'ayant atteint, elle le trouva s'entretenant avec Corilas qu'il avoit rencontré. Elle leur demanda des nouvelles du berger desolé, à quoi ils repondirent qu'ils ne le connoissoient pas ; «c'est, leur dit-elle, un berger qui pleure continuellement la mort d'une bergere, & que l'on m'a dit avoir passé une partie du jour avec la belle Phylis & son serviteur. Et qui est-il, répondit incontinent Lycidas ? Je ne sçai, continua la bergere, si je pourrai vous dire son nom : je croi qu'il s'appelle Silvandre, ou Silvandre, il est d'une taille mediocre, le visage un peu long, & d'humeur agréable, quand il lui plaît. Et qui vous a dit, repliqua Lycidas, qu'il sert Phylis ? leurs actions, répondit-elle. Mais dites-moi si vous ne sçavez rien de celui que je cherche, car il est tard, & j'ignore où je pourrai le trouver.» La surprise de Lycidas fut telle qu'il ne put lui répondre ; mais Corilas lui dit de suivre le sentier où ils étoient, qu'en sortant du bois elle verroit une prairie où l'on s'assembloit tous les soirs, & qu'elle ne manqueroit pas d'y trouver le berger desolé. Il ajouta, que de peur qu'elle ne s'égarât, il l'accompagneroit si elle le jugeoit à propos. Laonice feignant de ne sçavoir pas le chemin, accepta avec politesse l'offre de Corilas, & saluant Lycidas, elle prit le chemin qui lui avoit été montré. Pour Lycidas, il demeura long-temps immobile au même lieu : enfin revenant à lui-même, il repetoit ce que lui avoit dit la bergere, & ne pouvoit la soupçonner d'imposture. Il seroit trop long de redire ses plaintes, & les outrages dont il chargea la fidele Phylis. Il passa toute la nuit dans le plus épais du bois, & lorsque le soleil commença de paroître, la fatigue le contraignit de se coucher sous des arbres, où le sommeil le surprit.

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LIVRE HUITIÈME.



 Dés que le jour parut, Diane, Astrée, & Phylis s'assemblerent pour se rendre au lever de Leonide. La nymphe avoit tellement goûté les bergeres, que pour ne pas perdre un moment de temps qu'elle pouvoit passer auprès d'elles, elle s'étoit habillée aussi-tôt qu'elle avoit vû le jour. Les bergeres furent étonnées de sa diligence ; toutes ensembles elles se prirent par la main, & sortirent du hameau, pour commencer le même exercice que le jour d'auparavant. Le premier objet qui s'offrit à leurs yeux fut Silvandre. On ne feint point impunément d'aimer ; il ressentoit déja un amour veritable pour Diane, & ce nouveau souci lui avoit fait devancer l'aurore. Il attendoit que la bergere sortît du hameau, & aussi-tôt qu'il l'avoit apperçue, il étoit venu à elle, chantant des vers amoureux.

 Phylis, dont l'humeur étoit enjouée, & qui vouloit bien se soumettre à l'essai à quoi elle avoit été condamnée, dit à Diane : «Ma maitresse, écoutez à l'avenir les discours de Silvandre, hier, il ne vous aimoit point, maintenant il meurt d'amour pour vous. Du moins devoit-il commencer plus tôt à vous servir, ou differer à un autre temps les paroles qu'il vient de vous faire entendre. O ma maitresse, s'écria Silvandre, fermez l'oreille aux discours de mon ennemie.» Puis étant arrivé près des bergeres : «Cruelle Phylis, dit-il, pourquoi voulez-vous procurer votre satisfaction aux dépens de la mienne ? N'êtes-vous pas admirable, répondit Phylis, & ne joignez-vous point à vos autres perfections celle de la plus part des bergers qui par vanité se disent favorisés de leurs maitresses, lorsqu'en effet ils en sont rebutés ? Avez-vous pû prononcer ce mot, vous Silvandre, en presence de Diane même ? Et que dites-vous ailleurs, puisque vous avez la temerité de parler ainsi devant elle ?» Elle eût continué, si le berger après avoir salué la nymphe & les bergeres, ne l'eût interrompue en ces termes : «Vous pretendez que Diane s'offence du mot de satisfaction ? Et si je ressens un plaisir infini en la servant, pourquoi ne le dirai-je pas ? N'ajouterez-vous pas, répondit Phylis, qu'elle vous aime, & qu'elle ne peut vivre sans vous ? Plût aux dieux, repliqua le berger, que je pusse le dire ! Mais vous, continua-t-il, n'avez-vous point de plaisir à servir Diane ? Si j'en ai, dit-elle, du moins je ne m'en vante pas. C'est être ingrat, reprit le berger, que de taire les bienfaits, & peut-on aimer ceux pour qui l'on a de l'ingratitude ? Par là, interrompit Leonide, je jugerois que Phylis n'aime point Diane. Il y a peu de personnes qui n'en portassent le même jugement, répondit Silvandre, & je croi qu'elle-même le pense ainsi. Si vous aviez de bonnes raisons, vous pourriez me le persuader, repliqua Phylis. S'il ne faut que des raisons, dit Silvandre, je n'en ai plus besoin ; car qu'ai-je à faire de vous convaincre ? Il suffit qu'il n'y ait qu'à vous prouver que vous n'aimez point Diane.» Phylis demeurant interdite, Astrée lui dit : «Il semble, ma sœur, que vous approuviez ce que dit le berger. Je ne l'approuve pas, répondit-elle, mais je suis embarassée à le refuter. Si cela est, ajouta Diane, vous ne m'aimez point ; car puisque Silvandre a trouvé les raisons que vous demandiez, & que vous ne pouvez les combatre, vous êtes forcée d'avouer qu'il dit la verité.» Le berger, à l'instant, s'approcha de Diane, & lui dit : «Belle & équitable maîtresse, Phylis osera-t-elle bien encore me condamner sur le mot de satisfaction, après la réponse flateuse que vous venez de me faire ? En disant, répondit Astrée, que Phylis ne l'aime point, Diane ne dit pas que vous l'aimiez, ou qu'elle vous aime. Ah ! si je l'entendois prononcer ces mots, s'ecria Silvandre ; ce ne seroit pas une simple satisfaction pour moi, ce seroit ravissement, transport de joye. Mais ne puis-je pas dire, que ma belle maitresse avoue que je l'aime, puisqu'elle entend mes discours, sans les contredire. Si l'amour consistoit en paroles, repliqua Phylis, comme les paroles ne vous manquent jamais au besoin, vous auriez aussi plus d'amour que le reste des hommes.»

 Leonide prenoit un plaisir extrême à ces débats, & sans les inquietudes que lui causoit le mal de Celadon, elle eût demeuré plusieurs jours avec les bergeres. Elle les pria donc de l'accompagner jusqu'à la riviere, afin qu'elle jouît plus long-temps de leur entretien. Les bergeres y consentirent autant par goût pour la nymphe, que par politesse.

 Ainsi Leonide prenant d'une main Diane, & de l'autre Astrée, elle se mit en chemin. Silvandre s'étant trouvé plus éloigné de Diane, que Phylis, celle-ci avoit pris la place qu'il desiroit, & le railloit en lui disant, que sa maitresse pouvoit aisément juger qui étoit plus attentif à la servir. «Si vous l'aimiez, répondit-il, vous me laisseriez la place que vous occupez. Je prouverois le contraire, dit Phylis, si je consentois que quelqu'un en approchât plus que moi ; car si l'amant desire de se transformer en l'objet aimé, plus il en peut approcher, & plus il approche aussi de la perfection de ses desirs. L'amant, répondit Silvandre, qui cherche plus sa propre satisfaction que celle de sa maitresse, ne merite pas un si beau nom, & vous ne devez pas dire, que vous aimiez Diane, puisque vous ne consultez que le plaisir d'être auprès d'elle, au lieu que si j'avois le bonheur d'occuper votre place, je l'aiderois à marcher. Si ma maitresse, repartit Phylis, me traitoit comme vous, je ne sçai si je l'aimerois. Ah ! Phylis, dit le berger, une des loix d'amour, est que qui peut s'imaginer de pouvoir quelquefois n'aimer pas, n'aime déja plus.»

 «Ma maitresse, j'implore votre justice, ôtez de ce lieu trop honorable une bergere qui ne vous aime point, & placez-y un berger qui ne veut vivre que pour vous aimer. Ma maitresse, interrompit Phylis, je vois bien qu'il est trop envieux de mon bonheur, pour m'en laisser jouir tranquillement. Je consens donc, si vous l'agréez, que vous lui accordiez la place qu'il souhaite avec tant d'ardeur, mais sous une condition ; c'est qu'il vous declarera ce que je lui proposerai.» Silvandre, sans attendre la réponse de Diane, dit à Phylis : «Retirez-vous seulement, bergere, pensez-vous que je puisse refuser la condition que vous m'imposez ? & quelque chose que Diane veuille sçavoir de moi, n'est-elle pas en droit de m'interroger ?»

 A l'instant il prit la place de Phylis ; & celle-ci lui dit : «Envieux berger, quoique le lieu où vous êtes ne puisse s'acheter, peut-être avez-vous promis plus que vous ne pensez ; car vous voilà obligé à nous dire qui vous êtes, & quel motif vous a conduit dans cette contrée, où vous êtes depuis si long-temps, sans que nous ayons pû rien sçavoir de votre fortune.»

 Leonide prenant la parole : «En verité, dit-elle, Phylis, j'approuve tout à fait votre proposition. Silvandre sera d'un plus grand secours que vous pour Diane, & moi j'aurai le plaisir de le connoître plus particulierement.

 Je voudrois bien, répondit le berger en soupirant, pouvoir satisfaire votre curiosité ; car la fortune en me faisant naître ne m'a permis de sçavoir autre chose de moi, si-non que je vis. Et afin que vous ne croyez pas que je veuille éluder ma promesse, je vous jure par Thautates, & par les beaux yeux de Diane, dit-il, en se tournant vers Phylis, que je vous dirai avec la derniere franchise tout ce que j'en sçais.»



HISTOIRE DE SILVANDRE.



 Stilicon, pour recompenser les services que Gondioch, premier roi de Bourgogne avoit rendus aux Romains, lui avoit donné les provinces des Autunois, des Sequanois, & des Allobroges, & que dès lors ils nommerent Bourgogne. Cette nouvelle puissance parut dangereuse à Ætius qui gouvernoit les Gaules, si l'empereur Valentinien qui avoit alors sur les bras les Gots, les Huns, les Vandales, & les Francs, n'eût commandé à Ætius de laisser les Bourguignons en paix, il les eût renvoyés au delà du Rhin. Mais lorsque les ordres de Valentinien arriverent, les Bourguignons avoient déja reçû plusieurs échecs ; & tels que les provinces voisines se ressentoient du degât que faisoit l'ennemi, emmenant indistinctement tout ce qu'il rencontroit.

 Moi, qui avois alors environ cinq ans, je fus emmené, comme beaucoup d'autres en la derniere ville des Allobroges par quelques Bourguignons qui usoient de represailles. Je tombai heureusement entre les mains d'un Helvetien, qui avoit un pere également âgé & vertueux, & qui charmé des petites réponses que je lui avois faites, prit la resolution de me faire étudier. Malgré l'opposition de son fils, il persista dans son premier dessein, il n'épargna rien pour me faire instruire, & dans cette vue il m'envoya à l'école des Massiliens.

 Mais, bien que rien ne me parût plus agréable que les lettres, c'étoit pour moi un suplice continuel de penser que j'ignorois & mon nom, & les auteurs de ma naissance. Un ami persuadé que je devois consulter quelqu'oracle, pour me tirer d'une incertitude si affligeante ; me dit que le ciel, qui jusqu'alors m'avoit protegé d'une façon si particuliere, me continueroit ses faveurs. Je me laisse persuader ; nous partons ensemble, & nous eûmes cette réponse :


 Tu nâquis dans la terre, où fut jadis Neptune.
Jamais tu ne sçauras à qui tu dois le jour,
Que Silvandre ne meure, & qu'il n'ait à son tour
Eprouvé les rigueurs de l'injuste fortune.

 Jugez, belle Diane, quelle fut notre satisfaction ; pour moi, je resolus de ne plus m'informer de ma naissance, puisque je ne pouvois en rien sçavoir sans mourir. Je m'en remis donc à la conduite du ciel, & je ne songeai plus qu'à mes études. J'y fis tant de progrès, que le vieillard Abariel (c'étoit le nom du pere de celui qui m'avoit élevé) souhaita de me revoir, avant que de mourir. Lors que je fus arrivé près de lui, un jour que j'étois seul dans sa chambre, il me parla en ces termes :

 «Mon fils, car je ne vous ai point donné d'autre nom, depuis que le sort de la guerre vous remit entre mes mains, je ne vous crois point assés ingrat pour douter de mon affection. Si pourtant le soin que j'ai pris de votre enfance, ne vous en avoit pas convaincu, écoutez ce que je veux faire pour vous : vous sçavez qu'Azaïde mon fils, celui qui vous amena dans ma maison, a une fille que j'aime autant que moi-même. J'ai resolu de vous la donner en mariage, & de passer tranquillement avec vous le reste des jours que le ciel me destine. Et ne croyez pas que ce soit une simple proposition ; il y a long-temps que je roule ce dessein dans ma tête. En premier lieu j'ai voulu reconnoître si votre humeur compatiroit avec la mienne, je l'ai étudiée pendant que vous étiez enfant, on ignore à cet âge tout artifice, & les inclinations se montrent à découvert. Je vous trouvai tel que j'eusse voulu qu'Azaïde eût été, & je pensai dès lors à établir sur vous le repos de ma vieillesse. C'est pour cela que je vous envoyai étudier : persuadé que rien ne rend une ame plus capable d'écouter la voix de la raison, que les connoissances. Et pendant que vous avez été éloigné de moi, j'ai tellement disposé ma petite-fille à vous épouser, qu'elle le desire presqu'autant que moi.

 Il est vrai qu'elle souhaiteroit sçavoir qui vous êtes ; & pour la satisfaire, j'ai plusieurs fois demandé à Azaïde en quel lieu il vous prit ; mais il m'a toujours dit qu'il ne sçavoit de vous autre chose, sinon que vous lui fûtes donné au delà du Rhône, en échange de quelques armes, par celui qui vous avoit enlevé à plus de deux journées de ce même fleuve ; mais que peut-être vous vous souviendriez de quelque chose, car vous aviez alors cinq ou six ans. Je lui demandai encore si à vos habits on ne pouvoit juger de quels parens vous étiez issu, & il me répondit que vous étiez trop jeune pour en rien conclure. Ainsi, mon fils, si votre memoire ne vous sert en cette occasion, personne au monde ne peut nous donner le moindre éclaircissement.»

 A ces mots le sage veillard se tût, & me conjura encore de lui dire ce que je pouvois sçavoir. Après lui avoir marqué ma reconnoissance de l'opinion avantageuse qu'il avoit conçue de moi, des soins qu'il avoit pris de mon éducation, & du mariage qu'il me proposoit, je lui répondis que je n'avois nul souvenir ni de mes parens, ni de ma naissance. N'importe, reprit le veillard, nous passerons outre, si vous y consentez. J'ai voulu sçavoir votre sentiment, avant que de communiquer mon dessein à Azaïde.

 Après que je l'eus assuré que je me ferois un plaisir & un devoir de me conformer à ses vues, il me fit retirer ; & dès l'heure même il envoya chercher son fils, il lui declara son dessein, qu'il sçavoit déja par sa fille. Azaïde lui allegua toutes les raisons qu'il put pour l'en détourner ; mais Abariel voyant qu'il ne pouvoit obtenir son consentement, lui dit : «Azaïde, si vous ne voulez pas donner votre fille à qui je veux, je donnerai mon bien à qui vous ne voudrez pas ; accordez-la donc à Silvandre, ou bien je lui choisirai une femme que je ferai mon heritiere.» Azaïde comprit que son pere parloit serieusement, & craignant de perdre sa succession, il lui demanda quelques jours pour deliberer. Abariel qui étoit naturellement bon, les lui accorda. Il n'étoit pas besoin que je fusse averti de ce qui se passoit, je le connus assés aux discours d'Azaïde, qui commença de me traiter avec indignité.

 Dans l'intervalle qu'il avoit demandé pour se decider, il commanda à sa fille, dont le naturel étoit meilleur que le sien, & il lui commanda, sous peine de mort, de faire entendre au bon vieillard qu'elle étoit au desespoir que son pere ne voulût point se conformer à sa volonté ; que pour elle, elle étoit prête à m'épouser secretement ; & que quand l'affaire seroit consommée, Azaïde ne pourroit plus refuser son consentement. Le dessein d'Azaïde étoit de me faire mourir.

 La jeune fille intimidée d'un côté par les menaces d'un pere cruel, & de l'autre retenue par l'amitié qu'elle me portoit dès l'enfance, se trouva dans un étrange embaras. Toutefois la crainte prévalut, & la fit resoudre à jouer le personnage qui lui avoit été commandé. Elle vint donc faire sa harangue au vieillard ; elle en fut reçue avec toutes les marques de tendresse imaginables, & celui-ci resolut d'en user comme elle le lui avoit inspiré. Il me donna des ordres si absolus, que je n'osai le contredire, malgré les inconveniens que je prévoyois.

 Il fut decidé que je monterois par la fenêtre dans la chambre de la fille, & que là je l'épouserois en secret. La ville où Abariel faisoit sa residence est située sur les bords du lac Leman, & ses ondes baignent une partie des maisons. Celle d'Azaïde étant de ce nombre, il resolut de me faire tirer avec une corde, & de me precipiter ensuite dans le lac. Il esperoit que m'y noyant, on n'auroit jamais de mes nouvelles, parce que le Rhône qui passe au travers m'emporteroit bien loin, ou que me brisant contre les rochers, on ne pourroit me reconnoître. Il auroit sans doute reussi dans ce malheureux dessein ; car j'étois bien déterminé à obéir, si la fille émue de compassion & d'horreur, ne me l'eût découvert. Elle me dit ensuite ; «Silvandre, en vous sauvant la vie, je me donne la mort, car je suis bien assurée qu'Azaïde ne me pardonnera jamais ; mais j'aime mieux mourir innocente, que de conserver mes jours par un si horrible attentat.»

 Après que je l'eus remerciée, comme elle le meritoit, je lui dis de ne point craindre la fureur d'Azaïde, d'executer seulement ses ordres., & que je sçaurois bien pourvoir à son salut & au mien ; je lui recommandai sur tout le secret.

 Je pris le soir même tout l'argent que je pouvois avoir ; je donnai ordre à tout, sans qu'Abariel s'en apperçût ; & l'heure de me rendre au lieu destiné étant venue, jo pris congé du bon vieillard, qui vint me conduire jusque sur le rivage, & je montai dans la petite barque que lui-même avoit preparée ; puis allant doucement sous la fenêtre, j'y attachai mes habits remplis de sable, & soudain me tirant un peu à côté pour voir ce qui arriveroit, je les entendis tomber dans le lac. En même temps je fis quelque bruit avec la rame, pour mieux persuader que c'étoit moi qui y étois tombé. Mais on jetta tant de pierres qu'à peine je pus me sauver. Un moment après je vis mettre une lumiere à la fenêtre, & pour n'être pas découvert, je me couchai dans la barque, où l'obscurité de la nuit empêcha que l'on ne me reconnût.

 Bien-tôt j'entendis un grand tumulte sur le rivage, où j'avois laissé Abariel, & j'ai toujours cru que c'étoit les cris du tendre vieillard, qui me regrètoit. Cependant malgré la passion que j'avois de le servir dans sa vieillesse, & de lui marquer, par mes empressemens à lui plaire, la reconnoissance dont ses bontés m'avoient penétré, je sçavois trop de quoi Azaïde étoit capable, pour rebrousser chemin.

 Lors donc que je fus arrivé aux chaînes qui ferment le port, je fus contraint d'abandonner la barque, & de gagner à la nage la rive opposée. J'y avois caché d'autres habits, avec ce que j'avois de plus pretieux ; & prenant le chemin d'Agaune, j'arrivai vers la pointe du jour à Evians.

 J'étois si excedé de fatigues, que je fus obligé de m'y arrêter tout ce jour là. Comme j'y étois inconnu, je voulus, à l'exemple de plusieurs, prendre conseil de la sage Bellinde, superieure des Vestales du lieu, & mere de ma belle maitresse, comme je l'appris ensuite. Je lui expliquai mes desastres ; elle consulta l'oracle, & le lendemain elle me dit de la part du dieu, que je ne devois point me laisser abatre par l'adversité, & que si je voulois en sortir, il falloit que je me visse dans la fontaine de la verité d'Amour, parce que j'y reconnoîtrois infailliblement & mon pays & l'auteur de ma naissance. Et lui ayant demandé où étoit cette merveilleuse fontaine, elle me répondit que je la trouverois dans cette contrée.

 A l'instant je formai la resolution d'y venir, & prenant mon chemin par la ville de Plancus, j'arrivai ici il y a quelques mois. Le premier que je rencontrai fut Celadon, qui revenoit alors d'un long voyage, & qui m'enseigna où étoit cette admirable fontaine. Mais lorsque j'étois sur le point de m'y transporter, je tombai malade, & six mois après, lorsque je me sentis assés de forces pour marcher, j'appris des bergers d'alentour, qu'à cause de Clidaman, un magicien avoit confié la garde de la fontaine à deux lions, & à deux licornes, qu'il y avoit enchantés, & que le charme ne pouvoit être rompu que par la mort du plus fidele amant, & de la plus fidele amante.

 Cette nouvelle pensa me desesperer ; mais considerant que c'étoit en cette contrée, que suivant la promesse des dieux, je devois reconnoître mes parens ; je resolus d'y demeurer. J'esperai d'ailleurs que peut-être ces amans si fideles pourroient se montrer. Bien affermi dans ma resolution, je m'habillai en berger, afin de vivre plus librement avec les habitans de ces bords ; & pour n'être point inutile, j'achetai des troupeaux, & la cabane qui me sert d'asile.

 Voilà, belle Leonide, ce que vous avez desiré sçavoir, & c'est ainsi que je paye la place que Phylis m'a vendue. Qu'elle n'ait donc plus la hardiesse de la prendre, ô ma belle maitresse, puisqu'elle l'estime si peu. «Le recit de vos avantures m'a causé un vrai plaisir, répondit Leonide ; & je pense que vous devez concevoir pour l'avenir de grandes esperances, puisque les dieux vous protegent, & qu'ils vous annoncent par leur oracle une meilleure fortune, j'en souhaite avec ardeur l'accomplissement.

 Je suis bien éloignée de faire les mêmes vœux, reprit Phylis, s'il étoit connu, peut-être que le merite de son pere lui obtiendroit la main de Diane, car le merite personnel & l'amour influent moins sur les mariages que la naissance & le bien. J'espere au contraire, dit Silvandre, connoître par votre moyen ce ce que je desire si ardemment. Par moi, repartit Phylis étonnée ! Par vous, continua le berger, puisqu'il faut le sang d'un amant & d'une amante fideles pour faire mourir les lions, ne suis-je pas en droit de croire que je suis cet amant, & que vous êtes cette amante ? Je disputerois volontiers de fidelité, dit Phylis, mais je ne me pique point de courage ; & puis de quelle utilité serois-je à Diane, si je mourois ?» Pendant qu'ils discouroient de la sorte, & qu'ils approchoient du lieu où la nymphe devoit les quitter, ils apperçurent de loin un homme qui hâtoit ses pas, & que Leonide reconnut bien-tôt ; c'étoit Pâris, fils d'Adamas. Il étoit envoyé par le druyde pour annoncer à la nymphe son retour ; & pour sçavoir quel motif l'amenoit seule, car les nymphes n'avoient pas accoutumé de marcher de la sorte.

 Les bergeres à qui Leonide avoit nommé Pâris, le saluerent quand il fut près d'elles avec beaucoup de civilité. Il en fut charmé, mais sur tout la beauté & la gentillesse de Diane lui causerent une surprise qu'il n'auroit pû cacher sans les caresses de Leonide. Après qu'il lui eut expliqué le sujet de son voyage, «Ma sœur lui dit-il (car Adamas vouloit qu'ils se non-massent de la sorte) ma sœur où avez vous trouvé une si aimable compagnie ? Mon frere, répondit-elle, il y a deux jours que nous sommes ensemble, & je vous jure que nous ne nous sommes point ennuyées. Celle-ci en lui montrant Astrée, est cette bergere dont vous avez tant oui vanter la beauté ; celle-là est Diane, fille de Bellinde & de Celion, l'autre est Phylis, & ce berger c'est l'inconnu Silvandre, dont pourtant il n'y a personne en cette contrée qui n'estime le merite. En verité, dit Pâris, si mon pere vous avoit sçue en si bonne compagnie, il auroit eu moins d'inquietude.» En prononçant ces mots il fixa les yeux sur Diane. Et la bergere l'ayant remarqué, elle répondit : «Gentil Pâris, une belle nymphe avec tant de vertus peut-elle être mal accompagnée ? Cependant, repliqua Pâris, j'ai merois mieux être avec elle quand vous y serez, que quand elle sera seule. Et vous ma sœur dit-il en se tournant vers la nymphe, bien que je sois venu pour vous chercher, vous ne laisserez pas de vous en aller sans moi, aussi bien êtes-vous près de la maison d'Adamas. Je rougis d'être inconnu à tant de beautés, & pour commencer à reparer ma faute, je veux demeurer avec elles jusqu'à la nuit. Je voudrois bien, dit-elle, qu'il me fût permis de vous imiter, mais je suis contrainte d'achever mon voyage. Seulement je suis bien determinée à ranger tellement mes affaires, que je puisse vivre avec ces bergeres dont j'envie le bonheur.» A ces mots, Leonide les embrassa, & leur promit encore de les réjoindre bien-tôt. Elle se retiroit en effet si contente d'elles, qu'elle resolut de quitter les vanités de la cour pour une vie aussi delicieuse. Mais ce qui l'y determinoit d'avantage, est qu'elle vouloit tirer Celadon des mains de Galatée, & qu'elle pensoit qu'il reviendroit incontinent en ce hameau, où elle esperoit de le voir, sous prétexte de vivre avec les bergeres.

 Tel fut le voyage de Leonide qui vit naître deux grandes passions dont Diane étoit l'objet. Déja Silvandre étoit épris de ses charmes, & Pâris en devint tellement amoureux, que pour vivre auprès d'elle, il embrassa la vie pastorale. Les bergers & les bergeres approchoient de la grande prairie, où la plus part des troupeaux paissoient d'ordinaire, lorsqu'ils apperçurent de loin Tircis, Hylas, & Lycidas, qui venoient à eux. Aux gestes d'Hylas on jugeoit qu'il avoit une vive dispute avec Tircis. Pour Lycidas, il avoit le chapeau enfoncé, les mains derriere le dos, & montroit à son allure qu'il étoit occupé de quelque déplaisir. Lorsqu'Hylas reconnut Phylis, il laissa Tircis pour venir à elle, & sans saluer les autres bergeres, il la prit sous les bras, & lui dit, avec son enjoument ordinaire, la volonté qu'il avoit de la servir. Phylis qui étoit bien aise de se réjouir, lui dit : «J'ignore, Hylas, d'où vous peut venir cette idée ; car je n'ai rien qui puisse vous l'inspirer. Si vous croyez ce que vous dites, répondit Hylas, vous m'en serez d'autant plus obligée, & si vous ne le croyez pas, vous m'estimerez d'avoir sçu reconnoître ce qui merite d'être servi. Ne doutez point, repartit Phylis, que je ne vous estime, & que votre amitié ne me soit chere.»

 Pendant qu'ils parloient ainsi, Lycidas survint ; Lycidas dont la jalousie avoit tellement augmenté, qu'elle surpassoit déja son amour. Et pour son malheur, il put entendre la réponse d'Hylas. «Je ne sçai, dit-il, trop aimable bergere, si vous continuerez avec moi, comme vous avez commencé ; si cela est, vous serez peu veritable ; je sçai bien du moins que Silvandre m'aidera à vous démentir, & s'il le refusoit, tous ceux qui vous virent hier ensemble seront pour moi.»

 Silvandre croyant qu'il lui seroit honteux de désavouer Hylas : «Berger, dit-il, ne cherchez point d'autre témoin que moi, & ne croyez pas que les bergers du Lignon se dépouillent ainsi de leur affection. Ils sont rustiques & lents ; mais plus ils s'enflamment difficilement, plus aussi leur flamme est-elle durable. Si donc vous m'avez vû serviteur de Phylis, je declare que je le suis encore ; car l'inconstance est un vice ignoré parmi nous. Si vous êtes d'un caractere opposé, pourquoi portez-vous de nous un pareil jugement ?» Hylas entendant cette réponse, crut que Tircis le lui avoit dépeint, ou qu'il le connoissoit d'ailleurs. «Berger, lui dit-il, m'avez-vous vu autrefois, ou qui vous a appris ce que vous dites de moi. Je ne vous vis jamais, dit Silvandre, mais votre air & vos discours me persuadent ce que je dis. Car d'ordinaire on ne soupçonne point en autrui les défauts dont on est exempt. Vous n'êtes donc pas exempt de l'inconstance que vous soupçonnez en moi, reprit Hylas ? Nommerez-vous soupçon, repartit Silvandre, ce qui est une certitude entiere ? Ne vous ai-je pas oui dire, que vous aviez aimé Laonice ; puis la quittant pour cette seconde qui étoit hier avec elle, vous les avez abandonnées toutes deux pour Phylis, que vous sacrifierez encore à la premiere de qui les regards tomberont sur vous ? Hylas, il ne faut plus dissimuler, dit Tircis, vous êtes demasqué. Puis s'adressant à Silvandre : sçachez, continua-t-il, gentil berger, qu'Hylas en effet est le plus leger & le plus inconstant des bergers. De sorte, ajouta Phylis, qu'il oblige celles qu'il n'aime point. Et vous aussi, ma maitresse, vous vous declarez contre moi, répondit Hylas ? vous ajoutez foi à leurs impostures ? Ne sentez-vous pas que Tircis veut reconnoître en quelque sorte les obligations qu'il a à Silvandre, en vous donnant une opinion desavantageuse de moi ? Et qu'importe au berger la reconnoissance de Tircis, dit Phylis ? Ignorez-vous, répondit l'inconstant, qu'il est plus difficile de prendre une place occupée, qu'une place abandonnée ? Il veut dire, ajouta Silvandre, que tant que vous l'aimerez, il me sera moins aisé de de gagner vos bonnes graces. Mais, Hylas, que vous êtes ingenieux à vous tromper vous-même ! Quand Phylis daignera jetter quelques régards sur vous je ne douterai point de son amour ; elle a trop de discernement pour ne pas faire un meilleur choix. Berger présomptueux, répondit Hylas, vous croyez peut-être avoir quelqu'avantage sur moi ? Mais considerez, ma belle maitresse, quel homme il peut être, lui qui n'eut jamais l'assurance de servir qu'une seule bergere, & qui le fait encore si nonchalamment. Que pouvez-vous attendre d'un pareil berger, & que ne devez-vous pas vous promettre d'Hylas, qui a servi des beautés de toute condition, & de tout âge. Permettez-moi seulement de l'interroger :» Et se tournant vers lui, il continua. «Qui peut, Silvandre, engager davantage une beauté à nous aimer ? c'est, dit Silvandre, de n'aimer qu'elle. Et qui peut lui plaire davantage, poursuivit Hylas ? c'est qu'on ait pour elle un amour extrême. Quelle ignorance, dit le berger inconstant ! une pareille conduite attire bien plus tôt des mépris, qu'elle ne fait naître de l'amour. En effet, que doit penser une bergere, sinon que l'on s'attache à elle, faute de quelqu'autre ; au lieu que si l'on aime indistinctement celles qui le meritent, la bergere tient compte alors de tout ce que l'on fait pour elle, & si on lui marque plus d'empressement qu'aux autres, il n'est pas possible que l'on n'en soit aimé.

 C'est ainsi, Tircis, que vous engagerez une bergere à vous aimer. Mais pour lui plaire, loin d'avoir, comme vous le dites, un amour extrême pour elle, il faut au contraire l'éviter avec soin, rien n'étant plus incommode en amour qu'une passion excessive. Vous êtes toujours sur ses pas, elle ne voit que vous, elle n'entend que vous, vous l'importunez, vous la fatiguez. Si un un jour elle ne vous fait pas le même accueil, tout est perdu, les plaintes & les reproches ne finissent point. Si quelque fois elle veut être seule, vous la contraignez de vous entretenir. De bonne foi est-ce là une voye bien sure pour se faire aimer ? La médiocrité seule est donc louable en amour comme en tout le reste. Mais ce que j'ai dit ne suffit pas ; car pour plaire, ce n'est pas assés que vous ne déplaisiez point ; il faut encore des attraits qui rendent aimable, il faut de l'enjoument, du badinage, & sur tout avoir toujours quelque chose à dire. Jugez maintenant, ma belle maitresse, si je suis novice en l'art d'aimer, & si vous devez cherir mon affection.» Phylis vouloit répondre, mais Silvandre lui demandant la permission de parler, l'interrompit, & s'adressant à Hylas : «Que desirez-vous davantage quand vous aimez, lui dit-il ? D'être aimé, répondit Hylas. Mais repliqua Silvandre, quand vous êtes aimé, que desirez-vous plus de celle qui vous aime ? Qu'elle me préfere à tout autre, dit Hylas, & qu'elle soit ravie de me plaire. Comment voulez-vous, reprit Silvandre, qu'elle vous donne la préférence, si vous êtes un infidele ? Mais, dit le berger, elle ignorera mes infidelités. Si elle les ignore, repartit Silvandre, elle vous croira fidele, & cet artifice vous sera utile ; mais jugez si l'artifice peut autant que la vérité. Vous parlez de dépit & de mépris : quoi de plus capable d'exciter ces sentimens dans un cœur genereux que de penser : ce même berger que je vois maintenant à mes genoux, en fit autant hier pour vingt bergeres qui ne me valent pas. Cette même bouche qui me jure aujourd'hui un amour éternel, fit hier pour elles les mêmes sermens ; & qu'ai-je à faire, moi, de ses sermens & de ses caresses ? Quand il me parle, il croit parler à une autre, & les dicours qu'il me tient, il vient de les apprendre, ou bien de les étudier, pour les repeter ailleurs.

 Je viens au second article, que pour se faire aimer il ne faut être que médiocrement amoureux, & avoir du badinage & de l'enjoument. Vous dites, berger, qu'en toutes choses la médiocrité seule est louable. Y avez-vous bien réfléchi ? Pensez-vous qu'il en soit ainsi de la fidelité ? Qui n'est qu'un peu fidele, ne l'est absolument pas, & qui l'est en effet, l'est à l'excès, car il ne peut y avoir de plus ou de moins dans cette vertu. Il en est de même de l'amour ; quiconque peut le mesurer, ou en imaginer un plus grand, il est constant qu'il n'aime pas. Concevez donc, Hylas, qu'en recommandant ici la mediocrité, vous demandez une chose impossible ; & quand vous aimez de la sorte, vous ressemblez à ces mélancoliques qui ignorant tout croyent tout sçavoir, puisque vous pensez aimer, & qu'en effet vous n'aimez pas. Mais je vous accorde que l'on puisse se tenir dans la médiocrité ; ignorez-vous que l'amour ne moissonne que l'amour & que quand il seme c'est uniquement dans la vue d'en recueillir ce fruit ? D'ailleurs comment voulez-vous être beaucoup aimé, si vous aimez peu ? Elle ignoreroit, dit Hylas, que je l'aimasse ainsi.

 Voici, dit Silvandre, la perfidie que je vous ai déja reprochée. Et croyez-vous, puisqu'à votre avis un amour extréme fatigue celle qui en est l'objet, que si vous ne lui rendiez pas ces assiduités importunes, elle ne connoîtroit pas bien-tôt que vous aimez foiblement. O Hylas, que vous êtes peu instruit des mysteres de l'amour. Ces effets que produit une extrême passion & que vous nommez importunités, peuvent bien paroître tels à qui, comme vous, n'aime point ; mais pour ceux qui sont veritablement touchés, qui sçavent quels sacrifices on doit faire sur les autels de l'amour, ce que vous appellez importunités, ils le regardent comme des biens, comme des satisfactions inexprimables. Sçavez-vous ce que c'est que d'aimer ? Aimer, c'est mourir en soi pour revivre dans l'objet aimé, c'est ne s'aimer soi qu'autant qu'on lui est agréable ; l'amour, en un mot, est un desir violent de se transformer entierement, s'il est possible, en ce que l'on aime. Pouvez-vous imaginer qu'une bergere qui aime de la sorte puisse jamais être importunée par ce qu'elle aime, & que la certitude d'être aimée ne soit pas pour elle la souveraine felicité. Si vous l'aviez jamais éprouvé, vous ne croiriez pas que qui aime ainsi, puisse jamais déplaire, tout ce qui est marqué du beau caractére de l'amour, ne pouvant produire qu'un effet opposé ; vous avoueriez plus tôt, que dans celui qui veut plaire, l'erreur même est agréable, parce qu'on lui tient compte de l'intention, ou que le desir de plaire, quand il est vif & sincere, ne manque jamais son effet. De là vient que tant de bergers qui ne semblent pas plus aimables que beaucoup d'autres, sont pourtant si aimés de leurs bergeres.

 Convenez donc, Hylas, que jusqu'ici vous avez profané le beau nom d'amour, & que vous n'avez point aimé celles que vous avez cru aimer. Quoi ! dit Hylas, je n'ai point encore aimé ? Et qu'ai-je donc fait avec Carlis, Amarante, Laonice, & tant d'autres ? Dans tous les arts, répondit Silvandre, il y en a qui réussissent, & d'autres qui échouent. Il en est ainsi de l'amour ; on peut aimer bien comme moi, & aimer mal comme vous.»

 A ces mots, il n'y eut que Lycidas qui put s'empêcher de rire ; ces discours ne faisant qu'augmenter une jalousie dont Phylis ne croyoit pas qu'il pût être atteint, après les preuves qu'elle lui avoit données de son amitié. Ignorante qu'elle étoit, elle ne sçavoit pas qu'en amour la jalousie est un rejetton qui attire à soi la séve destinée aux véritables rameaux, & qui à proportion de sa grandeur, montre & la bonté du terroir, & la force de la plante. Pâris qui admiroit l'esprit de Silvandre, ignoroit quel jugement il devoit porter de lui ; il lui sembloit que s'il eût été nourri dans les villes, rien ne l'eut égalé, puisqu'il ne connoissoit rien de plus aimable, bien qu'il vécût parmi ces bergers. Les charmes de sa conversation l'engagerent à lier amitié avec lui, & pour le faire disputer encore, il s'adressa à Hylas, & lui dit qu'il falloit avouer qu'il avoit pris un mauvais parti, puisqu'il avoit été réduit au silence. «N'en soyez point surpris, interrompit Diane, la conscience est le plus terrible de tous les juges : Hylas sçait qu'il dispute contre la verité, & seulement pour excuser sa faute.» Diane eut beau continuer, Hylas ne répondit rien. Il avoit les yeux sur Phylis, qui, depuis que Lycidas les avoit joints avoit toujours entretenu ce berger. Et parce qu'Astrée ne vouloit pas qu'il entendît ce qu'elle lui disoit, elle l'interrompit plusieurs fois, & le força à lui dire : «Si Phylis étoit aussi importune que vous, je ne l'aimerois point. Si vous en usez aussi peu civilement avec elle qu'avec moi, dit Astrée, elle n'aura pas pour vous de grands empressemens.» Et parce que Phylis continuoit toujours de parler à Lycidas, Diane lui dit : «Est-ce ainsi que vous me rendez ce que vous me devez ? Vous me laissez donc pour aller entretenir un berger ? Je ne voudrois pas, ma maitresse, répondit Phylis un peu surprise, que cette erreur vous eût déplû. J'ai pensé qu'Hylas vous occupoit tellement que vous ne songiez pas à moi, & cependant je tâchois de remedier à une chose dont ce berger me parloit.» Et certe, elle disoit vrai, car la froideur de Lycidas ne lui causoit pas de legeres inquiétudes. «N'êtes-vous pas admirable, répondit Diane ? A chaque faute vous trouvez une excuse ; mais souvenez-vous qu'en temps & lieu je n'oublierai pas la maniere dont vous me servez.» Hylas avoit repris Phylis sous les bras, & comme il ne sçavoit point la gageure d'elle & de Sylvandre, il fut surpris d'entendre ainsi parler Diane. C'est pour cela qu'il l'interrompit en lui disant : «Pourquoi, ma belle maitresse, cette superbe bergere vous traite-t-elle avec tant de hauteur ? N'allez pas lui ceder en rien, je vous en conjure ; encore qu'elle soit belle, vous l'êtes assés pour avoir autant ou plus d'adorateurs qu'elle. Si vous sçaviez, Hylas, dit Phylis, contre qui vous parlez, vous choisiriez plus tôt de perdre pour jamais l'usage de la parole, que de rien dire qui pût déplaire à cette belle bergere. Elle peut d'un regard, si vous m'aimez, vous rendre le plus malheureux amant. Qu'elle m'honore de ses regards, ou quelle me les refuse, dit le berger, mon bonheur ne dépendra jamais d'elle, & pourtant je vous aime, & veux vous aimer. Si vous m'aimez, reprit Phylis, & que je puisse quelque chose sur vous, elle y peut encore plus, car je puis être touchée ou de votre amitié ou de vos services. Mais Diane n'étant ni aimée, ni servie de vous, elle n'en aura aucune compassion. Et que m'importe, dit Hylas, sa compassion ? Suis-je à sa merci ? Oui sans doute, repartit Phylis, car je n'ai d'autre volonté que la sienne, & ce n'est que pour elle seule que je veux aimer. Concevez maintenant, Hylas, qui vous avez offensé.» Alors le berger se jettant aux pieds de Diane : «Belle maitresse de la mienne, lui dit-il, si un amant pouvoit avoir des yeux pour tout autre objet que pour celui de sa passion, j'aurois sans doute remarqué ce que vous valez. Mais puisque je ne vois que Phylis, vous seriez trop cruelle, si vous ne me pardonniez pas une faute dont je m'avoue coupable, & dont j'implore le pardon.» Phylis qui vouloit entretenir Lycidas, se hâta de lui répondre, qu'il ne devoit pas l'esperer, à moins qu'il ne leur racontât les avantures qu'il avoit eues depuis qu'il avoit commencé d'aimer ; parce qu'il étoit impossible que le recit n'en plût infiniment. «Vous m'avez prévenue, dit Diane, mon dessein étoit de ne lui pardonner qu'à cette condition. Comment, dit le berger, vous voulez me contraindre à raconter mon histoire devant ma maitresse ? Et que pensera-t-elle de moi, quand elle m'entendra dire que j'ai aimé plus de cent bergeres ? Ce qu'elle en pense, dit Sivandre ? elle jugera qu'alors vous étiez inconstant comme vous l'êtes encore. Il est vrai, dit Phylis, mais pour vous ôter toute inquiétude, j'irai avec Astrée où des affaires m'appellent, & pendant mon absence, vous executerez les ordres de Diane.» En même temps elle prit Astrée, & se retira dans le bois où Lycidas étoit déja. Silvandre qui avoit entendu quelque chose de sa reponse au berger, la suivit de loin par curiosité. La nuit le favorisoit, car il commençoit à se faire tard ; il se glissa donc près d'eux, & caché par des buissons, il entendit qu'Astrée lui disoit : «Pourquoi Lycidas veut-il vous parler à cette heure & en ce lieu, puis qu'il a tant d'autres occasions de vous entretenir ? Je ne sçai, répondit Phylis, je l'ai trouvé réveur ce soir, & j'ignore ce qui peut lui être arrivé ; mais il m'a tant pressée de venir ici, que je n'ai pû le refuser. Je vous supplie de vous promener seule, pendant que nous serons ensemble, car il ne veut point de témoins. Je ferai, dit Astrée, ce qu'il vous plaira, mais craignez de faire tort à votre reputation, en lui parlant à ces heures indues, seule, & dans un lieu écarté. C'est pour cela même, répondit Phylis, que je vous ai priée de m'accompagner, & que je vous conjure de vous tenir si près de nous, que si quelqu'un survenoit, il pût nous croire tous trois ensemble.»

 Pendant qu'elles parloient ainsi, Diane & Pâris pressoient Hylas de leur raconter ses avantures, pour obeir à sa maitresse ; enfin après bien des difficultés, il commença de la sorte.



HISTOIRE D'HYLAS.



 Vous exigez donc, belle Diane, & vous gentil Pâris, que je vous raconte ce qui m'est arrivé, depuis que j'ai commencé d'aimer. Si j'ai hésité quelque temps ne croyez pas que je manque de matiere ; je crains seulement de manquer de loisir. Mais puisqu'il faut que j'obeisse, souvenez vous, je vous conjure en m'écoutant, qu'ici bas tout est soumis à quelque puissance invincible. J'avoue que celle qui dispose de moi m'incline fortement à l'amour. J'avoue encore, que si tous tant que nous sommes nous avons reçu quelqu'inclination de la nature, la mienne est l'inconstance, inclination, au reste, dont on ne peut me blâmer, puisqu'elle n'est pas volontaire. Ne perdez pas de vue ces principes, pendant que vous m'écouterez. Entre les principales contrées qu'arrose le Rhône en son cours impetueux, après avoir reçu l'Arar, l'Isere, la Durance, il vient baigner les murailles de la ville d'Arles, capitale de la province des Romains. Près de cette ville opulente, suivant le recit de nos druydes, vint camper autrefois un certain Marius, avant qu'il eût remporté cette insigne victoire sur les Cimbres, & les Cimmeriens, qui partis des bords schythiques à dessein de saccager Rome, furent taillés en pieces par ce grand capitaine. Or les Romains, pour rassurer leurs alliés, venant camper près de cette ville, & ceignant leur camp de profondes tranchées, il arriva que le Rhône qui mine incessament ses bords, venant à rencontrer ce canal, il entra avec tant de furie, qu'il continua les tranchées jusqu'à la mer, où il se décharge maintenant par deux embouchures ; car l'ancien lit a toujours subsisté, & le nouveau qui forme avec celui-ci une île très agréable & très fertile, s'est tellement acrû qu'il égale les plus grandes rivieres. Le peuple par corruption donne à ce nouveau canal le nom de Camargue, & parceque le lieu se trouva entouré d'eau, sçavoir de ces deux bras du Rhône, & de la mer Mediterranée, il le nomme l'île de Camargue. La fertilité du lieu, & l'abondance des pâturages inviterent grand nombre de bergers à s'y établir ; on les nomma pasteurs ; c'est là que j'ai pris naissance, & mes peres y ont vêcu avec distinction, soit qu'il fussent estimés plus vertueux, ou qu'ils fussent plus accommodés des biens de la fortune. Mon pere mourut le jour même que je nâquis, & ma mere qui m'avoit élevé avec toute sorte de mignardise, je la perdis dans ma douziéme année. Jugez quel je devois être, ainsi abandonné à ma propre conduite. Parmi les défauts de mon âge, je ne pus éviter celui de la présomption ; il me sembloit qu'il n'y avoit pasteur dans toute la contrée qui ne dût me respecter ; mais quand l'amour vint se joindre à cette présomption, je crus que toutes les bergeres étoient éprises de moi, & que l'offre de mes services devoit les flater infiniment. Ce qui me fortifia dans cette opinion, fut qu'une belle & sage bergere, nommée Carlis, me faisoit tout l'acceuil que demandoit notre voisinage. J'étois trop jeune encore pour ressentir les déplaisirs qui suivent l'amour, je n'en goûtois que les douceurs.

 Bien qu'à l'âge où j'étois, je connusse peu l'amour, je ne laissois pas de me plaire avec la bergere, & de faire ce que j'entendois dire que faisoient les amans. Mes assiduités firent croire que j'étois instruit au delà de ce que permettoit mon âge ; & c'est par là que quand j'eus atteint dix-huit ans, je me trouvai engagé à la servir. Je n'étois pas d'humeur à me piquer de constance, ni à cherir la vaine gloire qui en revient ; c'étoit l'accueil de Carlis bien plus que ce devoir imaginaire qui me fixoit. Un ami que je croyois veritable, entreprit de m'éloigner d'elle, il s'appelloit Hermante ; je ne m'étois point apperçu de sa passion. Il étoit plus âge que moi, & par consequent plus avisé ; d'ailleurs il sçavoit si bien dissimuler, que personne ne soupçonna rien de ses vues. Une chose l'inquiétoit, c'est que les parens de la bergere desiroient qu'elle m'épousât, dans l'idée où ils étoient que cette alliance lui seroit avantageuse. Hermante en étant averti, & connoissant aux discours de la bergere, qu'elle m'aimoit veritablement ; il crut qu'elle se retireroit de moi, si je commençois à me retirer d'elle. Comme il avoit penetré mon caractere, il jugea qu'il suffisoit de me representer que je meritois davantage, pour me faire quitter un bien qui m'étoit assuré. Moi, qui ne me défiois point de lui, je le crus aisément, & je m'imaginois qu'il n'y avoit point de bergere dans toute la contrée qui ne dût se tenir honorée de mon choix. Frapé de cette idée, je bannis entierement Carlis de mon cœur, & je m'attachai à une autre bergere que je crus digne de mon amour. Elle l'étoit sans doute. Elle s'appelloit Stilliane, elle passoit pour une des plus belles & des plus vertueuses de notre île ; altiere au reste, & telle qu'il falloit pour me désabuser. Ce qui me détermina davantage à rechercher Stilliane, c'est qu'elle avoit été servie de plusieurs, & qu'elle les avoit tous rebutés. Carlis fut bien surprise de mon changement, mais il fallut le souffrir : elle eut beau me rappeller, je voguois en pleine mer, je ne pouvois si promptement regagner le rivage. Mais si mon éloignement l'affligea, elle fut bien vengée par celle-là même qui l'avoit causé ? Moi qui me figurois que je n'aurois pas plus tôt declaré ma passion à Stilliane, qu'elle y repondroit ; la premiere fois que je la rencontrai dans une assemblée, je lui dis en dansant avec elle : «Belle bergere, tel est le pouvoir & le charme de vos yeux, qu'Hylas ne peut vivre sans vous aimer.» Comme elle n'ignoroit pas quelle avoit été ma passion pour Carlis, elle crut que je ne parlois pas serieusement. «N'est-ce pas à l'école de la belle Carlis que vous avez appris ces discours, me dit-elle» Je voulois répondre quand on vint nous separer, & je ne pus la rejoindre, quelqu'envie que j'en eusse. Je fus donc contraint d'attendre que l'assemblée se retirât, & comme elle sortoit des premieres, je m'avançai, & lui donnai la main. Elle sourit d'abord, & me dit ensuite : «Est-ce de dessein premedité, Hylas, que vous m'avez agacée ce soir ? Pourquoi, lui répondis-je, me faites-vous cette demande ? Parce que je ne conçois rien, dit-elle, à votre procedé. C'est, lui dis-je, que j'ai resolu de n'aimer jamais que la belle Stilliane, & que jamais je ne servirai qu'elle. Vous vous trompez, ajouta-t-elle, songez que je ne suis pas Carlis, & que Stilliane est mon nom. Je serois bien aveugle, repliquai-je, si je prenois Carlis pour Stilliane, ou Stilliane pour Carlis, je sçai trop pour mon repos que vous êtes Stilliane.» Nous arrivâmes ainsi chés elle, sans que je pusse deviner, si ma declaration lui avoit plû.

 Le lendemain dès que l'aurore parut, j'allai trouver Hermante pour lui raconter ce qui m'étoit arrivé le soir. Je le trouvai encore au lit ; & me voyant agité : «Eh bien, me dit-il, quoi de nouveau, avez-vous vaincu, avant que de combatre ? Cher ami, lui répondis-je, je suis dédaigné, rebuté ; à chaque mot on me renvoye à Carlis.» Quand je lui eus repeté toute notre conversation, il se prit à rire, car il s'étoit attendu à ce que je lui disois. Mais craignant que mon inconstance ne me ramenât à Carlis, & que celle-ci ne me reçût comme auparavant ; il me répondit : «Vous êtes-vous flaté d'un autre accueil ; croiriez-vous qu'elle meritât votre amour, si ignorant encore que vous l'aimez, elle se donnoit à vous ? comment peut-elle ajouter foi à vos discours, quand elle vous a entendu tant de fois jurer le contraire à Carlis ? Elle seroit bien aisée à vaincre, si elle se rendoit sans combat. Mais avant que j'en sois aimé, lui dis-je, s'il faut que je lui en dise autant que j'en ai dit à Carlis, quand aurai-je ce bonheur ? Que vous connoissez peu, me répondit-il, ce que c'est qu'amour ? Apprenez, Hylas, que les bergeres ne sont pas si credules, elles sçavent que les pasteurs bien élevez ont pour leur sexe des égards qui peuvent compatir avec l'indifference. Ainsi vous persuaderez plus aisement à Carlis que vous la haissez, qu'à Stilliane que vous l'aimez. Et puisqu'elle a sur le cœur votre ancienne passion pour Carlis, il me semble que ce qui vous importe plus maintenant, est de la convaincre, que Carlis n'a plus d'empire sur vous ; vous y réussirez certainement par quelqu'action d'éclat.» Il sçut enfin me tourner si bien, que j'écrivis en ce termes à Carlis.


HYLAS A CARLIS.



 Je ne vous écris plus, Carlis, pour vous assurer de ma tendresse, vous n'en avez été que trop persuadée. Je vous écris pour vous apprendre que je ne vous aime plus. Cette declaration aura de quoi vous surprendre, vous qui m'avez toujours aimé plus que je ne pouvois le desirer. Ce qui me fait renoncer à vous, c'est ou votre mauvaise étoile, ou ma bonne fortune qui ne veut pas qu'un objet aussi peu digne de moi me retienne plus long-temps dans ses fers. Pour vous ôter tout sujet de plainte, je vous dis adieu, & vous permets de prendre un autre engagement ; car vous ne devez plus compter sur moi.

 Le hazard voulut que, quand on lui rendit ma lettre, elle fût en compagnie, & que Stilliane même s'y trouvât. Mon procedé fut generalement désaprouvé, mais de Stilliane encore plus que des autres bergeres. C'est ce qui détermina Carlis à les prier de me faire elles-mêmes la réponse. «Pour moi, dit Stilliane, je serai volontiers le secretaire,» & prenant du papier & de l'encre, elles me récrivirent toutes en ces termes, au nom de Carlis.


CARLIS A HYLAS.



 Hylas, la bonne opinion que vous avez de vous vous a persuadé que je vous aimois, mais votre humeur inconstante & volage m'a toujours empêché de vous aimer. Mon malheur & votre bonne fortune n'existent que dans votre idée, & tout ce qu'il y a eu de certain à cet égard, c'est que vous avez été dans l'erreur, quand vous avez cru que je vous aimois. Je vous le jure, Hylas, par tout le merite que vous croyez avoir, & que vous n'avez pas. Je ne serai donc plus exposée à vos importunités ; quel bonheur est égal au mien ? puissiez vous persister dans une resolution qui m'est si agréable ? Cependant vivez heureux ; si vous l'êtes autant que moi, Hylas, je ne vois pas ce que vous aurez à desirer.

 J'avouerai sincerement que je fus touché à la lecture de cette réponse, & que je sentis tout le tort que j'avois. Mais l'amour que Stilliane m'avoit inspiré, ne me permit pas de conserver long-temps ces sentimens. Si elle est moins belle que Stilliane, me disois-je à moi-même, est-ce moi qui en suis coupable ? qu'elle s'en prenne à ceux qui l'ont fait naître avec moins de perfections. Que puis-je faire, sinon de la plaindre, & dois-je refuser mes homages à qui les merite ?

 C'est ainsi que je m'éforçois d'oublier Carlis, & pensant que Stilliane étoit déja toute à moi, je priai Hermante de lui porter une lettre de ma part, & de lui montrer celle que j'avois écrite à Carlis. Lui qui étoit incapable de me trahir en ce qui ne touchoit point Carlis, consentit à ce que je voulois ; & saisissant une occasion favorable, il lui presenta mes lettres. «Belle Stilliane, lui dit-il, en les presentant, si le soleil éblouit qui l'ose regarder, si le fer donne la mort à qui le reçoit dans le cœur, ne soyez point surprise, si le malheureux Hylas osant vous regarder a été ébloui, & si recevant le trait fatal de vos yeux, il en ressent la blessure mortelle. Vous travaillez envain, répondit brusquement l'impatiente bergere, Hylas n'a point assés de merite, ni vous assés d'éloquence pour m'inspirer les sentimens qu'il voudroit que je prisse. Hermante, il me suffit de connoître le caractere d'Hylas par l'experience d'autrui ; & il devroit vous suffire que Carlis ait été si indignement trompée, sans prêter encore votre ministere à d'autres perfidies. Si vous aimez Hylas, j'aime beaucoup plus Stilliane, & si vous voulez le conseiller en ami, dites lui qu'il ne pense jamais à Stilliane, comme Stilliane ne veut jamais penser à lui. Au reste, je n'hesite point à prendre sa lettre, j'ai, pour le redouter, de trop bonnes défenses contre ses armes.» A ces mots, elle ouvrit la lettre. Je l'assurois de mon amour, par l'adieu que j'avois dit à Carlis, & je la suppliois d'avoir quelque retour pour moi. Elle sourit après l'avoir lue, & s'adressant à Hermante, elle lui demanda s'il vouloit une réponse. Il répondit qu'il le desiroit passionnément, & aussi-tôt elle m'écrivit en ces termes.


STILLIANE A HYLAS.



 Hylas, vous voulez que je vous aime à cause de Carlis, & rien ne m'oblige tant à vous haïr que le souvenir de Carlis. Vous dites que vous m'aimez ; si quelqu'autre plus veritable que vous me le disoit, je pourrois le croire, car je connois que je le merite. Mais moi qui cheris la verité, je vous atteste que je ne vous aime point. Vous trouverez peut être ces paroles trop dures ; mais souvenez-vous, Hylas, que je suis contrainte à vous parler ainsi, afin que vous ne vous persuadiez pas que j'ai du penchant pour vous. Si vous goutez cette réponse, remerciez-en Hermante ; si elle vous déplaît, ne vous en prenez qu'à vous.

 Hermante n'avoit point vû cette réponse, & bien qu'il imaginât qu'elle ne devoit pas être fort gracieuse, il ne la croyoit pas si desobligeante. Il en fut pourtant moins surpris que moi. Je demeurai immobile comme un homme frapé de la foudre : Hermante de son côté n'osoit lever les yeux sur moi. Nous gardâmes quelque temps un profond silence. Enfin tout à coup faisant un saut : «Tant pis pour elle, m'écriai-je ; qu'elle cherche un autre amant : Hylas sçaura bien trouver des bergeres plus belles, & qui seront ravies qu'il les serve.» Puis m'adressant à lui : «Que Stilliane est insensée, lui dis-je, si elle croit que je vueille l'aimer ! & que je manquerois de courage, si jamais je songeois à elle ! Elle aura bien fait des minauderies, Hérmante, quand vous lui avez parlé ? Elle ne sçait que me reprocher Carlis. Oui, je l'ai aimée, & je veux l'aimer encore en dépit d'elle. Elle reconnoîtra bien-tôt son imprudence ; mais qu'elle ne se flate pas d'être jamais aimée d'Hylas.» A ces mots, je vis Hermante changer de couleur ; mais alors j'en ignorois la cause. Seulement j'ai jugé depuis qu'il avoit craint que je ne renouasse avec Carlis. Je voulus sur le champ executer la résolution que j'avois prise ; je me rens donc chés la bergere, je lui demande mille pardons de la lettre que je lui avois écrite, & je l'assure que mon inclination pour elle n'a point diminué. Carlis, après m'avoir tranquillement écouté, me répondit ainsi : «Hylas, si les assurances que tu me donnes de ton affection sont sinceres, je suis satisfaite ; si elles sont feintes, n'espere pas de te reconcilier jamais avec moi.» Elle alloit continuer, quand Stilliane, qui venoit lui montrer la letre que je lui avois écrite, nous interrompit. Lorsqu'elle me vit près de Carlis : «Est-ce songe, ou vérité, dit-elle ? Est-ce bien Hylas que je vois, ou seulement son fantôme ? C'est bien Hylas, répondit Carlis, vous ne vous trompez point ; & si vous daignez vous approcher, vous entendrez qu'il me crie merci, & que pour la lettre qu'il m'a écrite, il se soumet à la punition que je voudrai lui imposer. Il ne doit point en subir d'autre, repartit Stilliane, que celle de me continuer son amour. A vous, dit Carlis, bien loin qu'il vous aime, il me juroit, quand vous êtes entrée, qu'il n'aimoit que moi. Et depuis quand, ajouta Stilliane ? Il n'y a pas une heure qu'Hermante m'a rendu de sa part ce billet, lisez :» Dieux ! que devins-je alors ? Je vous jure, belle bergere, que je ne pus jamais ouvrir la bouche pour me défendre. Et ce qui me perdit entierement, fut que plusieurs bergeres arriverent en même temps, & qu'elles leur conterent cette avanture de la maniere du monde la plus piquante pour moi. Je n'eus d'autre parti à prendre que de me retirer, & dans le moment j'allai trouver Hermante pour lui rapporter ce qui m'étoit arrivé. Bientôt mon avanture fut repandue dans toute l'île, & ma confusion fut telle, que je ne crus pas devoir y demeurer davantage. Combien j'étois jeune alors ! il me faudroit aujourdhui bien des reproches d'inconstance pour me toucher. Ne pouvant donc supporter les railleries qu'il me falloit essuyer chaque jour, je remis le soin de mes affaires à Hermante, & je m'embarquai pour remonter le Rhône. Je n'avois d'autre dessein que de voyager, ne me souciant pas plus de Carlis, ni de Stilliane, que si jamais ne je les avois vues. Mais qu'il est difficile de surmonter ses inclinations naturelles ! à peine fus-je entré dans le batteau, que je rencontrai un nouveau sujet d'amour.

 Une vieille femme alloit à Lyon rendre au temple de Vénus les vœux qu'elle avoit faits pour son fils, & conduisoit sa belle fille avec elle pour le même sujet ; elle n'avoit pas moins de beauté que Stilliane, mais plus que Carlis ; elle avoit à peine dix-huit ans, elle s'appelloit Aimée, & quoiqu'elle habitât dans notre île, elle ne me connoissoit point, parce que son mari jaloux, suivant la coutume des vieillards, & sa belle-mere soupçonneuse, ne lui permettoient pas d'assister jamais à nos assemblées. Dès que je la vis, elle me charma, & malgré toutes les resolutions que j'avois prises, il fallut que je l'aimasse. Je prévis toutes les difficultés que j'aurois à surmonter. Il me falloit tromper la belle-mere, & vaincre la belle-fille. Cependant je m'armai de courage, & je crus que je devois commencer par me faire connoître à la mere, & qu'ensuite l'occasion m'instruiroit de ce que j'aurois à faire. Aussi-tôt que je lui eus dit qui j'étois, & que je l'eus assurée qu'en lui découvrant le sujet de mon voyage, je n'avois d'autre vue que de lui être utile. «Mon fils, me répondit-elle, vos sentimens pour moi n'ont rien qui m'étonnent, vous seriez bien indigne de votre pere, si vous n'aviez pour moi quelqu'affection. Il étoit le plus aimable homme de la contrée, il daigna m'aimer.» En proferant ces paroles, elle me baisoit au front, & ses baisers me rappelloient le souvenir de ces foyers qui retiennent encore un reste de chaleur, lors même qu'il n'y a plus de feu. Mon pere avoit pensé l'épouser, & ne l'avoit peut-être que trop servie pour sa reputation, ainsi que je l'appris dans la suite. Bien que je ne me souciasse de ses caresses, qu'autant qu'elles étoient utiles à mon dessein, je feignis de les recevoir avec beaucoup de reconnoissance, je la suppliai de continuer au fils l'affection qu'elle avoit eue pour le pere, & je l'assurai que comme j'avois succedé à ses biens, je voulois aussi succeder à l'attachement qu'il lui avoit marqué. Je sçus enfin la gagner si bien, qu'elle n'aimoit rien tant que moi, & qu'elle commanda à sa belle-fille d'avoir quelque bontés pour moi. O qu'elle eût eu d'esprit, si elle avoit suivi un conseil aussi salutaire ! mais je lui trouvai tant de froideur, que je n'osai lui rien dire de mon dessein, que quand nous fûmes près d'Avignon ; car Stilliane m'avoit bien fait rabatre de la bonne opinion que j'avois eue de moi-même. D'ailleurs elle ne quittoit point la vieille, qui m'entretenoit sans cesse du passé. Le grand nombres des passagers qui étoient avec nous étant descendus, ils allerent danser dans une île près d'Avignon ; pour nous qui étions engourdis d'avoir si long-temps demeurés assis, nous nous contentâmes de nous promener. Aussi-tôt que ma bergere fut dans l'île, elle se mit à badiner avec d'autres filles qui étoient sorties avec elle du batteau. Et moi, pendant que la vieille se promenoit de son côté, je me glissai parmi elles. Aimée s'étant par hazard éloignée de ses compagnes pour cueillir des fleurs sur le bord de la riviere, je m'avançai, je la pris sous les bras, & après avoir marché quelque temps en silence, je lui dis, comme sortant d'un profond sommeil : «Je rougirois, aimable bergere, de me taire ainsi, quand j'ai tant de sujet de vous parler, si je n'en avois encore plus de garder le silence. J'ignore, Hylas, me dit-elle, & quel sujet vous avez de vous taire, & quel sujet vous avez de me parler. Ah, belle bergere ! lui répondis-je, la passion que j'ai conçue pour pour vous me permet à peine le silence, & d'un autre côté cette même passion me faisant craindre d'offenser celle que j'aime, elle me lie tellement la langue que je n'ose parler. Songez-vous bien, Hylas, à ce que vous dites, reprit-elle incontinent ? Ne croyez pas, lui dis-je, que je n'y aye bien pensé auparavant ; & si vous en doutez, jettez les yeux sur vous-même.» Je fis ensuite mille sermens pour la persuader. Elle me répondit sans s'émouvoir : «Hylas, puisque ni l'amitié de ma mere, ni ma condition n'ont pû vous détourner d'un si étrange dessein, comptez que ce que le devoir n'a pû sur vous, il le pourra sur moi. Si je vous parle d'un air si tranquille, ce n'est pas que je sois insensible à l'outrage que vous me faites, je veux seulement vous faire comprendre que la passion ne me transporte point, & que je n'écoute que la raison.» Ces paroles me penetrérent jusqu'au fond du cœur : Elles ne m'auroient pourtant point déterminé à quitter la partie, car je sçavois que les premieres attaques n'ont pas d'ordinaire un meilleur succès, si par hazard, lorsqu'Aimée me quitta toute interdite, une de ses compagnes n'étoit venue à moi, & me passant la main sur les yeux, n'avoit pris la fuite, comme pour m'inviter à courir après elle. Je fis d'abord semblant de ne m'en point appercevoir, mais quand elle revint la seconde fois, je me mis à la suivre. Elle, après avoir tourné quelque temps autour de ses compagnes, s'écarta de la troupe, & feignant d'être hors d'haleine, elle se coucha près d'un buisson ; moi qui la suivois au commencement sans dessein, quand je la vis ainsi étendue, & dans un lieu solitaire, je lui pris quelques baisers, sans qu'elle fît la moindre resistance. «Hylas, me dit-elle, en se relevant, je ne vous aurois pas cru si temeraire, autrement je n'aurois eu garde de m'attaquer à vous.» A ces mots elle me frapa doucement la joue, & rejoignit ses compagnes. Elle étoit fille d'un vertueux chevalier qui habitoit les bords de l'Arar, & son pere étant tombé malade, elle alloit le trouver. Elle s'appelloit Floriante ; elle n'étoit pas belle, mais je lui trouvai tant de graces, & tant d'enjoument, que j'oubliai bien-tôt Aimée pour elle ; du moins je le crus, quoi qu'en effet Aimée m'attiroit avec plus de violence. Ainsi j'aimai Floriante, sans abandonner Aimée. Mais cette double passion ne me couta gueres ; car si j'étois près de Floriante, je ne me souvenois plus d'Aimée, & si j'étois près d'Aimée, j'oubliois absolument Floriante. Je n'avois à souffrir que lorsque toutes deux me manquoient, car je les regretois toutes deux également.

 Or, gentil Pâris, ces amours durerent jusqu'à Vienne ; mais un soir que nous étions descendus pour reposer, une bergere vint demander au patron une place jusqu'à Lyon, parce que son mari qui avoit été blessé par quelques ennemis, lui mandoit de l'aller trouver. Le patron la reçut, & le lendemain elle entra avec nous dans le batteau. Elle avoit de la beauté sans doute, mais sa modestie l'emportoit sur sa beauté ; elle étoit au reste si affligée, qu'elle excita notre compassion. Je fus moi plus touché que tous les autres, car je suis naturellement tendre & compatissant, & je n'oubliai rien pour lui donner quelque consolation. Mes attentions pour elle ne plurent ni à Floriante ni à Aimée, quoiqu'elles dissimulassent leur chagrin. Car, souvenez-vous, gentil Pâris, que les femmes ressentent toujours la perte de leurs amans, parce que c'est une espéce d'outrage fait à leur beauté, & que leur beauté est ce qu'elles ont de plus cher. Mais un peu d'amour se mêlant à ma compassion, je feignis de ne rien appercevoir, & je continuai de parler à celle-ci. Et pour la connoître autant que pour passer le temps, je la suppliai de me dire le sujet de son affliction. Incontinent la bergere commença de la sorte.

 «La part que vous daignez prendre à mes déplaisirs, gracieux étranger, m'engage à plus que vous ne me demandez, & je me croirois coupable, si je vous refusois une satisfaction si legere ; mais daignez aussi considerer l'état où je suis, & ne trouvez pas mauvais que j'abrege le plus qu'il me sera possible. Sçachez donc, berger, que j'ai pris naissance sur les rives de la Loire, & que jusqu'à l'âge de quinze ans j'y ai été élevée avec tous les soins imaginables. On me donna le nom de Cloris, & mon pere s'appelloit Leonice. Il étoit frere de Gerestan. C'est entre ses mains que l'on me remit après la mort de ceux qui m'avoient donné le jour. Je commençai dès lors à sentir les coups de la fortune, car Gerestan, uniquement occupé de ses enfans, me négligea tout-à-fait. Je ne trouvai de consolation qu'en Callirée son épouse, car elle m'aimoit, & me donnoit, à l'insçu de son mari, tous les secours qu'elle pouvoit. Mais le ciel vouloit combler mes malheurs. Lorsque Filandre frere de Callirée fut tué, elle en conçut tant de douleur qu'elle mourut bien-tôt après, & je demeurai avec deux filles trop jeunes encore pour me procurer la moindre satisfaction. Il arriva qu'un berger de la province Viennoise, nommé Rosidor, vint au temple d'Hercule, situé sur un rocher qui s'eléve au dessus de tous les autres. Le jour qu'il parut dans le Temple étoit un jour solemnel pour toute la contrée, & nous y étions un grand nombre de bergers. Vous redire l'entretien que nous eûmes, & la maniere dont-il me declara sa passion ce seroit un discours superflu. Il suffit que vous sçachiez que dès ce jour il se donna tellement à moi, que rien ne put me le ravir. Il étoit beau, jeune, plus riche que je n'osois l'esperer, & les qualités de son esprit répondoient à celles de son corps. Il me rechercha durant quatre ans, & me donna tant de marques de son amour, que je fus obligée de me rendre ; je puis bien dire avec vérité que jamais berger ne fut plus aimé que Rosidor l'étoit de Cloris. Nous passâmes de la sorte une année entiere, & nous goûtâmes toute la satisfaction qu'une amitié parfaite peut apporter à deux amans. Les dieux permirent enfin que quelques difficutés qui empêchoient notre mariage fussent levées ; nous voilà parfaitement heureux, si des mortels peuvent l'être. On nous conduit au temple ; on entendoit de toutes parts qu'hymen & hymenée : on ne voyoit que danses, & que transports de joie, lorsque par un accident funeste nous fûmes separés. Nous étions alors à Vienne, où sont les biens de Rosidor. De jeunes débauchés sortant de leurs hameaux voulurent faire quelque desordre, & mon mari, après avoir inutilement employé les voyes de la douceur, les repoussant vivement, ils oserent bien s'attaquer à moi, persuadés qu'ils ne pouvoient faire un outrage plus sensible à Rosidor. Un d'eux alloit me décharger un coup sur la tête, mais l'abaissant à propos, je le reçus sur les épaules ; vous pouvez, dit-elle, en voir les marques, elles sont encore toutes fraîches. Quand Rosidor vit couler mon sang, il ne se connut plus ; il met l'épée à la main, & la passe au travers du corps de celui qui m'avoit blessée ; puis aidé de ses amis, il chasse toute la troupe de sa maison. Je ne puis vous exprimer le trouble qui me saisit ; car je me croyois plus blessée que je ne l'étois en effet, & je voyois mon mari tout sanglant. Quand la premiere frayeur fut dissipée, & que l'on eut sondé la blessure de Rosidor, la justice vint incontinent se saisir de lui, & l'emmena avec tant de violence, que l'on me refusa la permission de lui dire adieu. Mais mon amour plus fort que leur défense m'ouvrit un passage au milieu d'eux, & me jettant au col de Rosidor, je m'y attachai de sorte qu'il fut presqu'impossible de m'en arracher. D'un autre côté Rosidor aimant mieux mourir que de se voir separé de moi, fit tous les efforts dont un grand courage soutenu d'un amour extrême est capable ; tout blessé qu'il étoit, il échapa aux satellites, & sortit de la ville. Tous les soirs il me venoit trouver sous des habits empruntés, & passoit les nuits avec moi. Dieu sçait quelle étoit ma joye, mais aussi quelles étoient mes frayeurs ? Je n'ignorois pas que ceux qui le poursuivoient, informés de notre tendresse mutuelle tâcheroient de le surprendre. Helas ! ce que je craignois arriva. Il fut surpris avec moi, & conduit à Lyon, où je le suivis, heureusement. Les juges fatigués par mes solicitations, & touchés de mes larmes, lui rendirent la liberté. Mais il fut contraint de sejourner quelques jours à Lyon, pour retablir sa santé que ses chagrins avoient alterée. Je demeurai toujours auprès de lui, essayant de lui procurer tous les soulagemens qui dépendoient de moi : lorsqu'il fut hors de danger, il me pria de me rendre en sa maison, afin de donner les ordres necessaires pour recevoir ses amis ; il vouloit se rejouir avec eux du succès de ses affaires. Et voila que ces malheureux, animés par leur rage, sont entrés dans sa chambre, & qu'après lui avoir donné plusieurs coups de poignards, ils ont pris la fuite. Hylas, gracieux berger, jugez quelles doivent être mes allarmes, & quelle est ma douleur.»

 A ces mots Cloris versa un torrent de larmes, & cessa de parler ; l'affliction de la bergere me toucha si vivement, je me sentis si ému de compassion pour elle, que ni Carlis, ni Stilliane, ni Floriante, ni même Aimée ne m'engagerent jamais plus fortement que la desolée Cloris. Ce n'est pas que je n'aimasse les autres ; mais mon cœur pouvoit suffire encore à cette passion. Me voilà donc dans les fers de Cloris. Cependant je compris que je devois attendre à faire parler mon amour, que Rosidor fût mort ou guéri ; car elle en étoit uniquement occupée. Nous arrivâmes enfin à Lyon, où tous les passagers se separerent. Pour moi, l'amour que j'avois conçu pour Cloris, me la fit accompagner jusqu'en sa maison. Je rendis ma visite à Rosidor ; jugeant bien que pour obtenir les bonnes graces de la femme, il falloit que je m'insinuasse dans l'esprit du mari. Cloris qui le croyoit plus dangereusement blessé qu'il n'étoit, car on augmente toujours le mal, le trouvant levé, changea tout à coup de visage & de maniere. Ecoutez ce qui m'arriva. La tristesse de Cloris avoit fait naître mon amour pour elle ; son air joyeux & content le fit mourir. J'étois entre captif en sa maison, & j'en sortis avec toute ma liberté. Mais bien-tôt l'idée de Floriante & d'Aimée s'offrant à moi, je les cherchois par tout, & la fortune voulut que je les trouvasse ensemble. Le lendemain étoit la fête de Vénus. Or c'est un usage anciennement établir que les filles chantent la veille des hymnes à l'honneur de la deésse, & j'entendis que la belle-mere d'Aimée se preparoit à passer la nuit dans le temple, pour rendre son vœu. Floriante, à la secrete sollicitation d'Aimée, promit d'en faire autant. Je resolus d'entrer aussi déguisé en fille ; mais sçachant que les druydes gardoient eux-mêmes l'entrée, dès que la nuit approchoit ; je pris le parti de me cacher dans le temple long-temps auparavant. Déja les portes en étoient fermées, & j'étois le seul homme en cet auguste lieu ; déja on avoit chanté plusieurs hymnes, lorsque je sortis de ma retraite. Le temple n'étant éclairé que par quelque flambeaux allumés sur l'autel, je me glissai aisement parmi les filles, sans être reconnu. Et lorsque j'allois cherchant Aimée, je vis porter une bougie à une jeune fille, qui s'approchant de l'autel, entonna quelques hymnes, à quoi toute la troupe répondit. Je ne sçai si veritablement elle étoit belle, ou si cette clarté tenebreuse lui étoit favorable. Mais aussi-tôt que je la vis, je l'aimai. Que l'on me dise maintenant que l'amour se prend par les yeux, la jeune fille dont je parle ne jetta pas même un regard sur moi, & je ne l'avois pas assés vue, pour la reconnoître une autre fois. Curieux, je me mêle parmi les bergeres qui étoient au près d'elle, mais par malheur elle finit en même temps son hymne, & renvoya la bougie qu'on lui avoit apportée, en sorte que le lieu demeurant obscur, ma curiosité ne fut point satisfaite. Cependant je restai là quelque temps, dans l'esperance qu'elle ou quelqu'autre recommenceroit à chanter. Vainne esperance ! la bougie fut portée à l'autre chœur, & dans le moment une des filles qui le composoient chanta comme venoit de faire ma belle inconnue. Je ne pus resister davantage à la curiosité qui me pressoit, & contrefaisant, le mieux que je pus ma voix, je demandai à une femme qui étoit écartée des autres, le nom de celle qui avoit chanté avant la derniere. «Puisque vous ne la connoissez pas, me dit-elle, il faut que vous soyez bien étrangere en ces lieux. Je la reconnoîtrois peut-être, lui répondis-je, si j'entendois son nom. Qui ne la connoîtra pas à ses traits, ajouta-t-elle, le demandera inutilement. Mais pour vous tirer d'inquietude, sçachez qu'elle s'appelle Cyrcêne, la plus belle des filles qui habitent les bords de l'Arar.» Jusques là j'avois à merveille contrefait ma voix, mais oubliant mon rôle, je lui dis, après bien des remercimens, que si par mes services je pouvois reconnoître la peine qu'elle avoit prise, je m'estimerois l'homme du monde le plus heureux. «Comment, s'écria-t-elle ? & qui êtes vous, vous qui me parlez de la sorte ? Et me regardant de plus près : Temeraire, me dit-elle, avez-vous bien eu la hardiesse d'enfraindre ainsi nos loix ? sçavez-vous que la mort seule peut expier votre crime ?» J'avouerai la verité, je sçavois que javois encouru quelque peine, mais ignorant qu'elle fut capitale, je fus frapé d'étonnement. Toutefois en lui representant que j'étois étranger, & que leurs statuts m'étoient inconnus, j'excitai sa compassion. Elle me dit que la loi étoit si formelle, qu'il étoit impossible que j'obtinsse mon pardon, mais qu'à cause de la pureté de mes intentions, elle n'oublieroit rien pour me sauver : que pour cet effet, il ne falloit pas attendre que minuit sonnât, parce qu'alors les druydes venoient à la porte avec des flambeaux, & les regardoient toutes au visage, qu'actuellement le temple étoit bien fermé, mais qu'elle essayeroit de le faire ouvrir. En même temps elle me mit sur la tête un voile qui me descendoit jusqu'aux talons, & m'ayant ainsi équipé, elle dit à quelques femmes qui l'avoient accompagnée, qu'elle se trouvoit mal ; & toutes ensemble allerent demander la clef à la plus vieille de la troupe. Nous sortimes en foule, n'ayant pour nous éclairer, qu'une foible lumiere, & j'échapai de la sorte au danger qui me menaçoit. Pour me deguiser mieux, & sçavoir à qui je devois la vie, je suivis toutes ces femmes jusques chés la vieille.

 Mais, belle bergere, dit-il en s'adressant à Diane, je n'ai pas encore raconté la moitié de mes avantures, & déja le soleil est couché. Ne seroit-il pas mieux de remettre le reste à un autre jour que nous aurons plus de loisir ? «Vous avez raison, dit-elle, gentil berger, ainsi pourrez-vous nous faire passer encore une agréable journée ; d'ailleurs Pâris ne peut s'arrêter davantage avec nous. Il n'y a rien, dit-il, belle bergere, qui puisse m'incommoder, quand je suis près de vous. Je voudrois bien, répondit-elle, qu'il y eût en moi quelque chose qui vous fût agreable, car votre merite & votre politesse vous gagnent tous les cœurs.» Pâris alloit répondre, quand Hylas l'interrompit en lui disant : «Plût à dieu, gentil berger, que je fusse à votre place, & que Diane fût Phylis, & me tint ce langage. Si cela étoit, dit Pâris, vous ne lui en seriez que plus obligé. J'en conviens, repartit Hylas, mais je ne crains point d'avoir obligation à qui je me suis entierement livré.» En discourant ainsi, Diane, Pâris, & les autres bergeres arriverent dans la prairie, où l'on avoit coutume de s'assembler ; & Pâris, après avoir salué Diane, & ses compagnes, prit le chemin de Laigneu.

 Cependant Lycidas, que sa jalousie tourmentoit, s'expliquoit avec Phylis. Il étoit tellement hors de lui-même, que sans remarquer qu'on l'écoutoit, après avoir poussé quelques soupirs, il lui dit : «Bergere, est-il possible que les dieux n'ayent conservé mes jours que pour me faire sentir votre infidelité ?» La bergere, qui n'attendoit pas de pareils reproches, fut tellement surprise, qu'elle ne pût répondre. Lycidas interprétant mal son silence, continua : «Vous faites bien, lui dit-il, vos yeux parlent assés, & ne parlent que trop clairement pour mon repos, votre silence ne m'apprend que trop ce que je voudrois ignorer.» La bergere se sentant offensée de ces discours lui répondit : «Puisque mes yeux s'expliquent assés, qu'est-il besoin que je parle ? & si mon silence vous prouve mieux l'indifference dont vous m'accusez, que mes actions passées ne vous ont prouvé mon affection, pensez-vous que j'espere vous en convaincre davantage par mes discours ? Je vous entends, Lycydas : vous avez des desseins ailleurs, & pour donner à votre legereté quelque couleur, vous forgez des chimeres, & vous faites tomber votre propre faute sur moi. Mais, Lycidas, examinons vos raisons, ou, si vous ne le voulez pas, retirez-vous, berger, & contentez-vous de me laisser un déplaisir mortel, sans m'attirer le blâme de toutes nos bergeres, par les plaintes dont vous fatiguez le ciel & la terre. C'est, repliqua le berger, le doute où j'étois qui les a excités, mais la certitude que me donnent vos discours me fera mourir. Et quelle crainte peut vous troubler, répondit la bergere ? Je crains, puisque vous desirez le sçavoir, dit le berger, que Phylis n'aime point Lycidas. Ajoutez, berger, que vous pouvez le croire, continua Phylis, & vous souvenir de ce que j'ai fait pour vous, & pour Olympe. Se peut-il, lorsque vous êtes agité de ces noirs soupçons, que vous vous rappelliez les actions de ma vie passée ? Je n'ignore pas, répondit le berger, que vous m'avez aimé, & si j'en avois douté, je ne ressentirois pas les peines que je ressens aujourd'hui : mais je crains que vous ne m'aimiez plus.»

 A ces mots, Phylis tournant la tête, & montrant par ses gestes quelle étoit son indignation, «Eh bien, lui dit-elle, berger, puisque toutes les preuves que je vous ai données de mon affection, n'ont rien avancé auprès de vous, soyez persuadé que ce que j'en regréte le plus, c'est les soins & le temps que j'y ai employés.» Lycidas connut bien qu'il avoit offensé sa bergere ; mais telle étoit sa jalousie, qu'il ne put s'empêcher de lui répondre : «Ce couroux que vous faites éclater, ne doit-il pas me convaincre de ce que j'apprehende ? Quiconque est veritablement touché, ne s'irrite point des discours que la passion met quelquefois dans la bouche des amans.» A ce reproche Phylis commença de s'adoucir, & jettant sur le berger un regard tendre & languissant. «Je hais la feinte & la dissimulation, lui dit-elle, je ne la puis supporter en ceux avec qui j'ai resolu de vivre. Comment, Lycidas ose bien me dire qu'il doute de l'affection de Phylis, & je croirai qu'il parle serieusement ? Berger, berger, ces discours me font mal juger des assurances que vous m'avez données autrefois de votre amour. Car il se peut que vous me trompiez alors, comme vous vous trompez aujourd'hui sur mon compte ; ou que comme vous pensez n'être point aimé, bien que vous le soyez plus que le reste des hommes ensemble, vous croyez m'aimer, sans m'aimer en effet : Bergere, répondit Lycidas, si ma passion n'étoit extrême, je serois le premier à me condamner ; mais ignorez-vous qu'un amour violent ne marche jamais sans la crainte, & que pour peu qu'elle soit fondée, elle se tourne en jalousie, & la jalousie en l'état affreux où vous me voyez.»

 Lycidas & Phylis croyoient parler sans témoins, mais Silvandre qui les écoutoit ne perdit pas un mot de leur entretien. D'un autre côté Laonice qui s'étoit endormie en ce lieu, s'éveilla lorsqu'ils commencerent, & reconnoissant leur voix elle fut ravie de cette heureuse rencontre. Elle prévoioit bien que ces deux amans ne se separeroient pas sans lui apprendre des secrets dont elle esperoit se servir pour les perdre. Son esperance ne fut pas trompée. Car Phylis apprenant de Lycidas que la jalousie le tourmentoit, lui repliqua vivement : «Et qui peut être l'objet de votre jalousie ? Pourquoi me le demander, dit Lycidas ? D'où viendroit la froideur que vous me témoignez depuis quelque temps, & cette familiarité si étroite avec Silvandre, si l'affection que vous m'avez portée, vous ne l'aviez maintenant pour lui ? Depuis combien de temps vous êtes-vous retirée de moi ? Depuis combien de temps ne vous plaisez plus avec moi ? Qu'est devenu le soin que vous aviez de vous informer de moi ? Qu'est devenu l'ennui que vous ressentiez en mon absence ? Rappellez-vous, si vous le pouvez, combien de fois voulant nommer un autre berger, le nom de Lycidas vous échapoit de la bouche. Si vous vous en souvenez, pouvez-vous n'avoir maintenant dans le cœur & dans la bouche que le nom de Silvandre, avec qui vous vivez de façon, que les étrangers mêmes s'apperçoivent du goût que vous avez pour lui ? Après cela vous trouvez étrange que moi qui suis toujours ce même Lycidas qui vous adoroit, & qui vous adore encore, soupçonne votre infidelité ?»

 L'extrême déplaisir de Lycidas le faisoit parler avec tant de feu, que Phylis ne pouvoit saisir le moment de lui répondre. Insensé qui ne consideroit pas que ses plaintes mêmes ne faisoient qu'augmenter son mal, & que si quelque chose pouvoit le soulager, c'étoit la réponse, qu'il ne vouloit pas entendre ! Il jugeoit au contraire que le silence de la bergere venoit des reproches de sa conscience, en sorte que tous ses mouvemens & tous ses gestes le confirmoient dans ses soupçons. Phylis offensée, interdite, ne sçavoit si elle devoit se plaindre delui, ou le tirer de son erreur. Mais le berger s'étant apperçu qu'elle rougissoit, ou du moins le croyant ainsi, il ne lui donna pas le temps de songer au parti qu'elle prendroit. Et dans le moment, après avoir reclamé les dieux vengeurs de l'infidelité, il s'enfonça dans le bois, sans vouloir écouter Phylis, ni l'attendre. Elle le suivit inutilement pour le desabuser ; il couroit avec tant de vitesse qu'elle le perdit bien tôt.

 Cependant Laonice ravie d'un si beau prélude, se retira avec la bergere sa compagne ; & d'un autre côté Silvandre resolut, puisque Lycidas prenoit si aisément de la jalousie, de la lui vendre à l'avenir plus cherement, en feignant d'être amoureux de Phylis, lorsqu'il le verroit auprès d'elle.

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LIVRE NEUVIÈME.



 Leonide, cependant arriva chés Adamas, & lui fit entendre que Galatée avoit un besoin extrême de son secours, pour un sujet qu'elle lui diroit en chemin. Adamas, pour ne point désobeir à la nymphe, resolut de partir aussi-tôt que la lune se montreroit. Lorsqu'ils furent au bas de la colline, & qu'ils n'avoient plus à traverser qu'une plaine, qui les conduisoit au palais d'Isoure, Leonide, à la sollicitation d'Adamas, commença en ces termes :



HISTOIRE
DE GALATÉE ET DE LINDAMOR.



 «Mon pere, car elle l'appelloit ainsi, ce que j'ai à vous dire pourra vous étonner ; mais souvenez-vous que c'est l'amour dont autrefois vous avez éprouvé la puissance, qui a produit ce que vous allez entendre. Je n'oserois vous en rien dire, si Galatée ne me l'avoit commandé. Mais vous ayant choisi pour guerir son mal, elle veut bien que vous en sçachiez la naissance & les progrès ; seulement elle vous conjure de lui garder un secret inviolable.» Le druyde qui étoit penetré de respect pour l'heritiere de sa souveraine, répondit, qu'il avoit assés de prudence pour taire ce qu'il sçauroit interesser Galatée, & qu'en cela sa promesse étoit superflue. Sur cette assurance, continua Leonide, je vais poursuivre mon recit. Il y a déja long-temps que Polemas devint si éperdument amoureux de Galatée, qu'elle ne put ignorer sa passion ; loin de le rebuter, elle lui témoigna plus d'une fois qu'elle agréoit ses services. Polemas, comme vous le sçavez, ne le cede en rien pour la naissance à Galatée elle-même. Quant à sa personne, on peut dire qu'il est fait pour donner de l'amour ; à ces qualités il joint encore les talens de l'esprit, & il l'a si cultivé qu'il fait honte aux plus sçavans. Mais, oubliai-je à qui j'ai l'honneur de parler ? vous sçavez ces choses, mon pere, beaucoup mieux que moi. Tant de merite prevint tellement Galatéé en sa faveur, qu'elle daigna le traiter avec plus de bonté que tous ceux qui étoient pour lors à la cour d'Amasis. Elle en usa pourtant avec tant de discretion, que personne ne s'apperçut de la préference qu'elle donnoit à Polemas. Des esperances si brillantes le rendoient aussi heureux qu'il le pouvoit être en cet état. Mais le perfide amour, ou plus tôt la fortune legere, voulut qu'à son tour il éprouvât son inconstance. Vous pourrez vous souvenir qu'Amasis il y a quelque temps permit à Clidaman de nous donner à toutes des serviteurs. De là est sorti comme un essain d'amours, qui, après avoir peuplé notre cour, se sont repandus dans toute la contrée. Lindamor échut à Galatée, & bien qu'il ait du merite, il en fut reçu aussi froidement que pouvoit le permettre la ceremonie de la fête. Mais Lindamor, qui peut-être aimoit déja la nymphe, sans avoir osé se declarer, fut ravi de pouvoir, sous le voile de la fiction, montrer une passion veritable. Si Polemas fut touché du prélude, la suite le toucha bien davantage. En effet le prélude étoit autorisé par les loix de la politesse, & par l'exemple des autres nymphes ; ensorte qu'il ne pouvoit s'offenser des honnêtetés de Galatée pour Lindamor. Mais quand il vit que ce n'étoit plus un jeu, alors il ressentit la jalousie & toutes ses horreurs.

 Galatée de son côté ne croyoit pas en venir si avant ; mais les occasions qui se tiennent, pour ainsi dire, les unes aux autres, l'emporterent si loin, que Polemas meritoit bien d'être excusé, si la jalousie détruisoit l'assurance que ses services lui donnoient. Lindamor avoit des graces, & rien ne lui manquoit de ce qui peut rendre une personne de son rang accomplie : extremément galant à la cour, & à l'armée le plus brave des guerriers. Il n'avoit point encore ressenti les traits de l'amour : non qu'il eût de l'éloignement pour un commerce tendre, où qu'il manquât de courage pour tenter un engagegement ; mais les penibles exercices qui jusqu'alors avoient fait toute son occupation, avoient fermé à l'amour l'entrée de son cœur. Dès qu'il put faire ses premieres armes, poussé par cet instinct genereux qui porte les nobles courages aux plus dangereuses entreprises, il n'y eut point de guerre, où il ne donnât des preuves de ce qu'il étoit.

 Polemas s'apperçut bien-tôt de la passion de Lindamor pour Galatée, il y avoit un trop grand interêt pour n'être pas des premiers à la remarquer ; mais bien qu'ils fussent amis, il ne lui en témoigna rien, il vouloit par là s'en assurer mieux, afin de perdre, comme il l'essaya depuis, Lindamor dans l'esprit de la nymphe. En ce même temps Clidaman commença de se plaire aux tournois, ou il reussissoit au dessus de son âge ; mais Lindamor effaçoit toujours les autres chevaliers par son air & par son adresse. Polemas en conçut tant de jalousie qu'il ne put la dissimuler, & pensant que s'il joûtoit contre lui, il sortiroit glorieux du combat, parce qu'il avoit plus d'experience, il entra dans tous les desseins de son rival ; mais Lindamor, qui ne penetroit point l'artifice, y alloit sans contrainte, & cela même donnoit plus de grace à toutes ses actions ; en sorte que Polemas qui avoit un dessein caché, lui servoit de lustre. Et le dernier jour des bachanales, que le jeune Clidaman fit un tournoi, pour soutenir la beauté de Sylvie, Lindamor & Guyemans firent tout ce que des hommes pouvoient faire, mais Lindamor l'emporta tellement sur tous les autres, que quand Galatée n'auroit point été juge, Amour toutefois eût prononcé en sa faveur contre Polemas. C'est ainsi que ce dieu se joue de la prudence des amans. Ce que Polemas avoit recherché avec tant d'artifice, pour triompher de Lindamor, le rend presque son inferieur ; car la comparaison que l'on fit des actions de l'un & de l'autre, étoit si desavantageuse à celui-là, qu'il eût mieux fait de ne point paroître dans le tournoi, ou de se declarer ennemi de Lindamor. Ce fut ce soir là même, que Lindamor poussé par son bon genie, car je tiens pour moi qu'il y a des jours heureux, & des jours malheureux, se declara publiquement le serviteur de Galatée ; il ne pouvoit aussi desirer une occasion plus favorable. Il dansoit cette contredance que les Francs ont nouvellement apportée de Germanie, dans laquelle on ravit celle qui plaît davantage ; & conduit par l'amour, ou plus tôt par son heureuse étoile, il enleva Galatée à Polemas, qui étoit moins occupé du bal que des reproches qu'il faisoit à la nymphe sur la naissante amitié de Lindamor. Galatée qui n'aimoit point encore celui-ci, s'offensa des discours de Polemas, & son ressentiment lui fit trouver d'autant plus agréable ceux de Lindamor, qu'elle crut se vanger en les écoutant. Personne n'est mieux instruit que moi de tous ces détails, puisque j'étois destinée à les entendre. Galatée avoit accoutumé de lire ses dépêches lorsqu'elle étoit au lit ; & ce soir-là, faisant semblant d'en avoir qui pressoient, elle me commanda de demeurer auprès d'elle. Dès que les nymphes furent sorties, & que par son ordre j'eus fermé la porte, elle me fit asseoir sur le pied de son lit, & me dit en souriant : «Encore faut-il, Leonide, que vous vous rejouissiez avec moi de l'agréable avanture que j'ai eue au bal. Je vous ai déja dit que Polemas avoit pris la resolution de me servir & je vous avouerai que ses soins ne m'étant point désagréables, je l'ai reçu avec distinction : non pourtant que je l'aimasse, bien qu'il se le soit peut-être figuré, car le propre de l'amour est de flater ceux qu'il blesse. Je ne sçai ce qui pourroit arriver dans la suite, mais pour le present je répons de moi. Polemas voyant que je l'écoutois avec patience, & que je n'avois pour qui que ce soit les mêmes bontés, est allé si loin, qu'il est maintenant hors de lui-même. Et ce soir, quand j'ai dansé avec lui, il m'a paru si rêveur, que sans y faire reflexion, je lui en ai demandé le sujet. Ne vous offenserez-vous point, m'a-t-il dit, si je vous en découvre la cause ; & sur ce que je lui ai répondu que je ne demandois rien que je ne voulusse sçavoir, il a continué : Je vous dirai, Madame, qu'il n'est pas en mon pouvoir de ne pas songer à des actions continuellement présentes à mes yeux, & qui me touchent si vivement, que si mes soupçons se tournoient en certitude, rien au monde ne pourroit m'empêcher de terminer mes jours. Je ne conçus pas d'abord ce qu'il vouloit dire ; pensant toutesfois que son affection m'obligeoit à une sorte de curiosité, je lui demandai ce qui le touchoit si vivement. Alors, après avoir fixé ses regards sur moi, il m'a dit : Pouvez-vous bien, Madame, me faire une pareille demande, vous à qui toutes ces choses s'adressent, vous qui causez tout mon malheur ? Mais, dût-il m'en couter la vie, je ne puis plus dissimuler. Vous sçavez, Madame, avec quels transports je vous ai servie jusqu'ici, que vous avez été le but de tous mes desirs, la fin de toutes mes actions, & j'espere que si je suis assés malheureux pour que mes services ne vous soient plus agréables, vous avouerez du moins que je vous suis uniquement devoué. Jugez donc quelle doit être ma douleur, quand je vois un autre triompher à mes yeux, & devoir plus à la fortune qu'au merite, la victoire qui l'enorgueillit. Excusez, Madame, les justes plaintes que m'arrache mon amour. C'est de Lindamor que je parle, Lindamor que vous me préferez, bien qu'il vous soit moins devoué, moins acquis que Polemas. Car n'est-ce pas le preferer à moi, que de lui marquer les mêmes bontés dont vous m'honoriez, lorsque vous commençâtes à jetter sur moi des regards favorables, & que vous me permîtes de vous entretenir, & de me dire à moi-même que ma passion vous étoit connue.» Il alloit continuer, si la jalousie qui le transportoit ne lui eût absolument ôté l'usage de la parole.

 «Jugez, Leonide, si de pareils discours m'ont offensée ; mais pour cacher le trouble où j'étois à ces argus, qui n'ont des yeux que pour épier nos actions, j'ai pris sur moi, & je lui ai répondu avec plus de moderation que je n'eusse fait ailleurs. Polemas, lui ai-je dit, il faudroit que j'eusse oublié ce que je suis, & ce que vous êtes, pour douter de votre attachement à ma personne ; mais je ne puis assés m'étonner que vous osiez aspirer jusqu'à moi. J'aime & j'estime votre mérite ; ne vous figurez rien au delà. Pour ce qui est de Lindamor, desabusez-vous sur son compte ; & si j'en use avec lui, comme j'ai fait avec vous, croyez que je traiterai de même tous ceux qui le mériteront par leurs vertus.» Madame, interrompis-je alors, trouvez-vous tant de modération dans cette réponse ? J'ignore ce que vous eussiez pû lui dire de plus mortifiant, car il faut avouer qu'il est comme forcené, & que son desepoir a quelque fondement. «Que dites-vous, repartit incontinent la nymphe ? Et quelles raisons pourriez-vous alleguer ?» Plusieurs, Madame, mais je me contente d'une seule, c'est que vous lui avez permis de se declarer votre serviteur, & qu'il pouvoit se flatter que vous l'aimiez malgré l'inégalité qui est entre vous.

 «Et comment, Leonide, dit Adamas, la nymphe ne l'aime donc point ? Elle l'aimoit, mon pere, il n'en pouvoit douter après les preuves qu'elle lui avoit données de son affection ; & quoiqu'elle dissimulât avec moi, je sçai qu'elle l'avoit attiré par des artifices, & des esperances qui eussent trompé de plus habiles que lui ; mais il est digne du châtiment qu'il éprouve ; son infidelité envers une nymphe qu'il a cruellement deçue a crié vengeance, & l'amour éxauce aujourd'hui cette amante infortunée. Polemas est le plus perfide & le plus indigne des hommes ; & s'il souffre ce qu'il a fait souffrir à d'autres, il ne merite pas d'être plaint.»

 Adamas voyant Leonide si émue, lui demanda qui étoit la nymphe que Polemas avoit trompée ; «Il faut, lui dit-il, qu'elle soit bien de vos amies, puisque vous ressentez si vivement son offense.» Elle comprit alors que cedant à sa passion elle s'étoit trop avancée, & qu'elle découvroit sans y penser ce qu'elle avoit si long-temps dissimulé ; mais son esprit la tira de l'embarras où elle s'étoit jettée, & le druyde ne soupçonna rien. «Ignorez-vous, ma fille, lui dit Adamas, que les hommes n'ont d'autre but que de triompher de votre foiblesse, & que s'ils vous marquent de l'empressement, ce n'est que pour y mieux réussir ? Tout amour est un desir, or le desir une fois assouvi n'est plus desir, il n'y a donc plus d'amour où le desir est éteint. Voilà pourquoi celles qui veulent être long-temps aimées, nourrissent par des refus adroits les desirs de leurs amans. Mais, ajouta Leonide, celle dont je parle n'a jamais traité Polemas qu'avec toute la froideur imaginable. La froideur éteint aussi le desir, repliqua Adamas ; car le desir s'entretient par l'esperance & par les faveurs. Mais revenons à Galatée, que vous répondit-elle ? Si Polemas, me dit-elle, ne s'étoit point méconnu, il auroit imputé à mes bontés, & non pas à mon amour ce que je faisois pour lui. Mais, poursuivit Galatée, vous n'avez encore rien entendu. A peine je cessois de lui parler, que Lindamor, suivant le cours de la danse, m'a enlevée adroitement, sans que Polemas ait sçu l'éviter, ni me répondre que des yeux. Lindamor n'a point remarqué son chagrin, ou du moins il a feint de ne le pas remarquer, & dans le moment il m'a tenu des discours capables d'aliener l'esprit de Polemas, s'il les avoit entendus. Madame, est-il possible, m'a-t-il dit, que la feinte se tourne en vérité, & que les présages qu'au premier aspect je lus dans vos yeux s'accomplissent ainsi. Lindamor, lui ai-je répondu, vous seriez puni, comme vous le meritez, si en feignant vous rencontriez la verité. Agréable punition, s'est-il écrié, & que je cheris autant que ma vie ! Je lui ai reparti, expliquez-vous, Lindamor, peut-être avons-nous en vue des choses bien differentes. J'entens, Madame, a-t-il dit, que je vous ai enlevée au bal, & que vous avez ravi mon cœur. Alors, rougissant de dépit & de colere, je lui ai répondu : Lindamor, vous oubliez qui vous êtes, & qui je suis, vous devez me servir avec respect & non pas avec amour, ou cet amour doit naître de votre devoir. Madame, a-t-il incontinent repliqué, jamais les dieux ne furent respectés, si je ne vous sers pas avec respect, mais qu'il soit la cause ou l'effet de mon amour, que vous importe ? je suis resolu à vous aimer, à vous adorer, quelle que vous puissiez être, car vos divines perfections & mon destin me donnent à vous, & je reconnois que qui vit sans vous aimer est souverainement malheureux. Il a prononcé ces mots avec tant de feu, que j'ai bien compris que ses sentimens ne démentoient point ses discours. Pour moi je n'avois point remarqué sa passion, & sans la jalousie de Polemas, je ne m'en fusse jamais apperçue ; mais depuis j'ai toujours observé Lindamor, & pour ne point feindre avec vous, Leonide, je ne l'ai pas trouvé moins capable d'inspirer de l'amour, que de la jalousie. Tout ce que fait Lindamor me plaît infiniment ; au contraire, Polemas me deplaît tellement en toutes ses actions, que j'ignore comment j'ai pû le souffrir le reste de la soirée auprès de moi. N'est-il plus ce qu'il étoit, ou mes yeux ont-ils changé à son égard ? quoi qu'il en soit, je ne le vois plus qu'à regret.» Je vous avouerai, Adamas, que l'ingratitude affreuse de Polemas me fit trouver un plaisir secret dans ces discours de Galatée, & pour le ruiner tout à fait dans l'esprit de la nymphe, je lui dis : «La préference que vous donnez à Lindamor sur Polemas n'a rien qui m'étonne ; quiconque les examinera, portera d'eux le même jugement que vous ; mais en verité, Madame, je prevoi de grandes brouilleries. Comment dit Galatée, pensés-vous que Lindamor, ou moi, nous dépendions de Polemas ! Non, Madame ; mais pensez-vous que Polemas voye tranquillement son rival jouir d'un bien qu'il croit lui appartenir, & qu'il ne lui échapera point de folie éclatante ? Vous en serez piquée, Lindamor s'en offensera, & fassent les dieux qu'il n'arrive rien de plus étrange ! Ne craignez rien, Leonide, si Lindamor m'aime, il m'obéira, s'il ne m'aime pas, il se souciera peu de ce que fera Polemas. Pour lui, s'il s'écarte, je sçaurai bien le rappeller à son devoir.» A ces mots elle me commanda de tirer ses rideaux & de la laisser reposer, du moins si ces nouveaux desseins le lui permettoient.

 Lindamor qui avoit été frapé de l'air qu'avoit montré Polemas, lorsqu'il lui avoit ôté Galatée, soupçonna qu'il l'aimoit ; cependant comme ses actions passées ne lui en avoient rien appris, il resolut de s'adresser à lui-même pour en être instruit, & s'il le trouvoit épris de Galatée, de s'en détacher, s'il le pouvoit. Il croyoit devoir ces égards à l'amitié que Polemas lui avoit témoignée, & qu'il croyoit véritable. Lindamor va donc trouver Polemas, & demande à lui parler sans témoins. Polemas qui étoit fait aux manieres de la cour, lui répondit avec un faux air d'amitié : «Qu'éxige de moi Lindamor ? Je n'ai rien à exiger d'un homme tel que vous, dit Lindamor, je viens seulement vous demander une chose à quoi m'oblige notre amitié. Cette même amitié, repliqua Polemas, m'oblige moi à vous répondre avec toute la franchise que vous pouvez desirer. C'est, ajouta Lindamor, qu'après avoir quelque temps servi Galatée, pour obéir à Clidaman, j'ai été contraint de continuer pour obéir à l'amour. Le sort m'avoit donné à elle, mais son merite m'a fait ratifier ce don ; & si je le reprenois, je serois aussi lâche, que je suis maintenant temeraire en disant que j'ose l'aimer. Cependant notre amitié étant plus ancienne que cet amour, je viens vous protester que si vous avez quelque prétention sur le cœur de la nymphe, je tenterai l'impossible pour vous convaincre que les droits de l'amitié me sont plus chers que ceux de l'amour. Dites-moi sincerement quelles sont vos dispositions : ce n'est pas que je veuille vous arracher votre secret ; ma confiance en vous doit m'attirer la vôtre ; & les loix de l'amitié exigent que vous ne me cachiez rien, puisque c'est le seul desir de conserver celle qui est entre nous qui me fait parler en cette occasion.» Lindamor s'expliquoit sans feinte, insensé qui croyoit trouver un ami dans son rival ! L'artificieux Polemas lui répondit au contraire : «Lindamor, la nymphe Galatée merite les hommages de tout l'univers ; mais pour moi, je n'ai sur son cœur aucune prétention. Je vous dirai pourtant qu'en fait d'amour, il me semble que chacun de son côté doit faire ce qui dépend de lui.» Lindamor piqué de cette réponse, ne tarda pas à se repentir de sa politesse, & resolut de faire tous ses efforts pour s'insinuer dans l'esprit de la nymphe ; il lui répondit néanmoins en ces termes : «Rien ne pouvoit m'arriver de plus agréable que l'assurance que vous me donnez ; car je vous avoue que renoncer à Galatée eût été pour moi un supplice plus terrible que la mort.

 Je suis bien éloigné, ajouta Polemas, d'aspirer aux bonnes graces de la nymphe ; je ne l'ai jamais regardée qu'avec le respect que nous sommes tous obligés de lui porter : pour moi, repliqua Lindamor, je sçais l'honorer comme la fille de ma souveraine, mais aussi je sçais l'aimer comme la plus belle personne qui fut jamais, & si je ne présume trop de ma fortune, je puis bien porter jusqu'à elle mes regards. Est-ce offenser les déesses que de les aimer ?» Après de semblables discours, ils se separerent peu satisfaits ; Polemas à cause de la jalousie dont il étoit transporté, & Lindamor à cause de la perfidie qu'il venoit de reconnoître en son ami. Dès ce jour ils vécurent ensemble d'une maniere étrange ; ils se voyoient continuellement, & toutefois ils se cachoient leurs desseins. Lindamor dissimuloit moins en apparence, mais en effet il ne faisoit rien connoître de ce qu'il avoit resolu de faire. Et persuadé que les occasions perdues ne se recouvrent point, il n'en laissoit passer aucune de convaincre la nymphe de sa passion. Il ne dut pas regréter les soins qu'il prenoit de lui plaire, car ils lui furent infiniment agréables, & si elle avoit dans les yeux moins d'amour que Lindamor, elle en avoit peut-être autant dans le cœur. Mais comme il est difficile de cacher un grand feu, l'amour dont ils bruloient éclata bien-tôt, malgré toutes leurs précautions. C'est ce qui détermina Galatée à lui parler moins souvent, & à chercher les moyens d'entretenir secretement avec lui un commerce de lettres. Elle jetta les yeux sur Fleurial neveu de la nourice d'Amasis, & frere de la sienne, dont elle avoit souvent reconnu la bonne volonté. Il étoit intendant des beaux jardins de Montbrison, & lorsque Galatée alloit s'y promener, il la prenoit entre ses bras, & lui cueilloit les fleurs qu'elle aimoit. Outre que ces sortes d'inclinations étant pour ainsi dire, succées avec le lait, sont les moins douteuses, elle n'ignoroit pas que la vieillesse est avare, & qu'elle gagneroit aisement Fleurial, en lui faisant du bien. Un jour donc que nous étions un peu éloignées de la nymphe, elle l'appella, & feignant de lui demander le nom de quelques fleurs qu'elle tenoit à la main, elle baissa un peu la voix, & lui dit : «Approche, Fleurial, m'aimes-tu bien ? Madame, répondit-il, je serois le plus méchant homme du monde si je ne vous aimois plus que ma vie, & je choisirois plus tôt de faillir contre le ciel que contre vous. Quoi, ajouta Galatée, quand tu devrois offenser Amasis ou Clidaman ? Peu m'importe, dit Fleurial, qui j'offenserois en vous servant : c'est à vous seule que j'appartiens, puisque c'est de vous que je tiens le poste que j'occupe. Mais, Madame, à quoi tendent ces discours ? Je ne serai jamais assés heureux pour vous donner des preuves de ce que j'avance.» Alors, Galatée lui dit : «Ecoute, Flerial, si tu persistes dans cette resolution, & que tu sois discret, tu seras l'homme le plus heureux de ta condition, ce que j'ai fait pour toi jusqu'ici n'est rien au prix de ce que je ferai. Mais souviens toi que j'ai besoin d'un secret inviolable, & que si tu me trahissois il t'en couteroit la vie. Va trouver Lindamor, & fais tout ce qu'il te prescrira.» Galatée vint ensuite nous retrouver, & nous dit, en riant, qu'elle & Fleurial avoient long-temps parlé d'amour. Pour Fleurial, après bien des detours, il sortit du jardin, non sans de mortelles inquietudes, car il soupçonna la verité ; il n'ignoroit pas quel danger il couroit, soit du côté d'Amasis, s'il venoit à être découvert ; soit du côté de Galatée, s'il n'executoit pas ses ordres. Enfin son devoument pour Galatée, & le desir du gain le déterminerent à obéir, & de ce pas il se rendit chés Lindamor qui l'attendoit, car la nymphe l'avoit prevenu qu'elle le lui envoyeroit. Dès que Lindamor vit Fleurial, il feignit, en presence de ceux qui étoient avec lui, de le connoître peu, & lui demanda s'il avoit quelqu'affaire à lui communiquer. Il répondit qu'il venoit le supplier de representer à Amasis ses longs services, & parlant plus bas, il lui expliqua le sujet de son ambassade. Lindamor le remercia de ses offres de services, & lui fit entendre ce qu'il avoit à faire. Dès lors Fleurial, pour donner à la nymphe les lettres de Lindamor, faisoit semblant de lui presenter une requête, & quand elle faisoit réponse, il la remettoit à Lindamor avec le decret tel qu'elle avoit pû l'obtenir d'Amasis. Et comme les vieux serviteurs ont toujours quelque chose à demander, celui-ci presentoit tous les jours de nouvelles requêtes qui réussissoient souvent au delà de ses esperances. Or pendant tout ce temps, l'affection que la nymphe avoit eue pour Polemas diminua tellement, qu'à peine pouvoit-elle lui parler, sans lui marquer des mépris. Polemas le souffrit avec impatience, & connoissant que Lindamor lui attiroit ces froideurs, il ne put s'empêcher de dire bien des choses à son desavantage : que quoiqu'il eût des qualités admirables, sa présomption les effaçoit toutes, qu'il avoit la temerité de prétendre à l'alliance de Galatée, & que non content de renfermer en soi-même un dessein si extravaguant, il avoit eu l'insolence de s'en vanter en parlant à lui. Ces discours vinrent aux oreilles de Galatée, & furent bien-tôt connus de toute la cour. La nymphe offensée, resolut de traiter desormais Lindamor, de maniere qu'il n'auroit plus sujet de se glorifier. Elle cessa absolument de lui parler ; les bruits qui s'étoient repandus tomberent d'eux-mêmes, quand ceux qui observoient les actions de Galatée ne purent remarquer dans ses actions nulle apparence d'amour, & sur tout lorsqu'ils virent Lindamor s'éloigner de la cour, pour une affaire importante dont Amasis le chargea peu de temps après.

 Mais son départ ne fut pas si précipité, qu'il ne trouvât l'occasion de s'expliquer avec Galatée. Un jour qu'elle accompagnoit au temple la reine sa mere, il se trouva si près d'elle, & tellement au milieu de nous, qu'il étoit difficile qu'Amasis l'apperçût. Aussi-tôt que Galatée le vit, elle voulut se retirer ; mais la retenant par sa robe, il lui dit : «Quelle offense est la mienne ? ou quel changement est le vôtre ? Ni offense, ni changement, répondit Galatée, en s'en allant, je suis toujours Galatée, & vous toujours Lindamor, trop vil sujet pour pouvoir m'offenser.» Ses actions montrerent s'il fut touché de ces paroles foudroyantes. Quoique son départ pressât, il ne put donner aucun ordre à ses affaires ; il rechercha en soi-même en quoi il avoit pû faillir, & ne trouvant rien qu'il dût se reprocher ; il écrivit en ces termes, à la nymphe irritée.


LINDAMOR A GALATÉE.



 Ce n'est pas pour me plaindre, Madame, que j'ose prendre la plume, mais seulement pour deplorer mon malheur. Ne suis-je plus ce Lindamor qui vous a toujours servie avec tant de respect & de soumission, & n'êtes-vous pas toujours cette même Galatée à qui j'ai offert mes premiers hommages. Depuis que vous daignâtes les agréer, je ne suis point devenu plus vil, ni vous plus grande. Pourquoi donc ne me jugez-vous plus digne des mêmes bontés ? J'ai repassé dans mon esprit toutes mes actions, je me suis examiné à la rigueur, & quand il vous plaira, je les dévoilerai toutes à vos veux. Je ne me suis trouvé coupable de rien, & si vous pensez autrement que moi, après m'avoir entendu, j'aurai du moins la satisfaction de ne pas ignorer la cause de ma disgrace.

 Cette lettre fut portée à la nymphe par Fleurial, & si à propos qu'elle n'osa la refuser, parce que nous étions toutes auprès d'elle. Pour dire le vrai, il étoit impossible de mieux jouer son personnage. Fleurial accompagna sa requête d'expressions si propres & si ajustées à ce qu'il demandoit, qu'il n'étoit pas naturel de soupçonner le moindre artifice dans cette démarche. Pour moi, si Galatée elle même ne m'avoit éclairci le mystere, je ne l'aurois jamais penetré ? mais en l'état où elle étoit elle avoit besoin d'une personne de confiance à qui elle pût librement découvrir ses plus secretes pensées. Et c'est moi qu'elle jugea propre à son dessein. Dès qu'elle eut reçu la lettre, elle feignit d'avoir oublié quelque chose dans son cabinet, & m'appellant, elle dit à mes compagnes qu'elle revenoit dans le moment. Elle monta dans son appartement sans me rien dire, ce qui me fit comprendre qu'elle avoit quelque déplaisir secret. Elle s'assit aussi-tôt, & jettant la requête de Fleurial sur une table, elle me dit : «Leonide, Fleurial m'apporte éternellement des lettres de Lindamor, dites-lui qu'il ne m'en rende plus.» Je fus étonnée d'un pareil changement, bien que je sçus que l'amour ne va point sans querelles, & que les querelles des amans sont un redoublement d'amour. Je ne laissai pas néanmoins de lui demander depuis quand Fleurial lui donnoit des lettres de Lindamor. «Il y a long-temps, me répondit-elle ; & ne le sçavez-vous pas ? Non, Madame, lui dis-je, je ne le sçai point.» Alors fronçant un peu le sourcil, «Il est vrai, me dit-elle, qu'autrefois il m'étoit agréable, mais à present qu'il a abusé de mes bontés, & que sa temerité m'a offensée. Il a abusé de vos bontés, Madame ? Oui, Leonide. Il a l'insolence de faire entendre qu'il m'aime, & qu'il me l'a declaré : O, madame, lui repliquai-je, c'est une fausseté que ses ennemis ont imaginée pour le perdre dans votre esprit, & dans celui d'Amasis. Cependant, repartit la nymphe, Polemas le publie par tout ; seroit-il possible que lui seul l'ignorât ? Et s'il le sçait que n'y remedie-til ? Eh quel remede, m'écriai-je, peut-il y apporter ? Le fer & le sang, Leonide. C'est sans doute par respect pour vous, madame, qu'il dissimule ; car je me souviens d'avoir oui dire, qu'en amour les éclats ne servent qu'à confirmer les soupçons. Mais il devoit du moins me consulter sur ce qu'il avoit à faire. Avez-vous vû, madame, la lettre qu'il vous écrit ? Non, je ne l'ai point vue, je ne la verrai point, & j'éviterai avec un soin extrême de lui parler.» Alors je pris la lettre, & après l'avoir lue tout haut, j'ajoutai : «Eh bien, madame, ne devez-vous pas aimer un homme qui vous est si dévoué, & lui pardonner, du moins quand il ne vous a point offensée ? Est-il vrai-semblable, répondit Galatée, qu'il ignore lui seul les bruits qui se sont répandus ? Mais qu'il dissimule tant qu'il lui plaira, s'il m'aime, il payera cherement le plaisir de son indiscretion ; s'il ne m'aime pas, & qu'il me soit échapé quelque chose qui ait pu lui persuader que je l'aimois, je sçaurai bien le convaincre du contraire. Ordonnez, encore une fois, à Fleurial de ne me plus rien apporter de sa part. Madame, lui dis-je, vous avez droit de me commander ; mais il me semble qu'une affaire de cette importance exige une mure deliberation. Vous sçavez, Madame, combien Fleurial est borné, si vous lui donnez à connoître votre rupture avec Lindamor, qui vous a dit que la crainte ne lui fera pas tout découvrir à la reine Amasis ? Au nom des dieux, Madame, reflechissez auparavant : ne vaut-il pas mieux, sans en venir à une rupture ouverte, expliquer à Lindamor vos sujets de plaintes ? Si vous craignez de vous commetre, je le ferai pour vous, & je m'assure qu'il vous donnera une entiere satisfaction. Si le contraire arrive, vous pourrez lui annoncer vous-même sa disgrace, sans vous servir du ministere de Fleurial. Non, me répondit Galatée, je ne puis me resoudre à ce que vous me proposez. Du moins, madame, écrivez lui. Il n'a que trop de mes lettres, Leonide, ajouta-t-elle.» Enfin, pour que Fleurial ne s'apperçût point de leur mésintelligence, elle me permit de plier un papier blanc en forme de lettre, & de le mettre dans sa requête. Quelle fut la surprise de Lindamor, quand il ouvrit le papier ! mais ce qui pensa l'accabler, c'est qu'il devoit partir ce jour-là même pour se rendre sur les rives du Rhin, où les interêts d'Amasis & de Clidaman devoient le retenir long-temps. Retarder son départ, il avoit des ordres pressans. Partir ainsi ? c'étoit se donner la mort. Il resolut enfin de hazarder une seconde lettre. Malheureusement Fleurial ne put la rendre si promptement ; Galatée qui ressentoit vivement cette division, s'étoit mise au lit, & elle le garda plusieurs jours. Fleurial voyant Lindamor parti, osa venir trouver la nymphe dans son appartement ; moi-même je l'introduisis, parce que je haissois Polemas. Galatée ne s'attendoit à rien moins, toutefois elle fut contrainte de dissimuler, & de prendre ce que Fleurial lui presenta ; c'étoit des fleurs en apparence. Après qu'il fut sorti, Galatée m'appella. Elle me dit, qu'elle n'auroit pas cru devoir encore être exposée aux importunités de Lindamor. Moi qui voulois le servir, à son insçu, je pensai qu'il falloit donner d'abord dans le sentiment de la nymphe, & que convenir avec elle de ce qu'elle me diroit, ce seroit la mieux punir ; car elle aimoit toujours Lindamor, bien qu'elle fût mécontente de lui ; & dans son cœur elle auroit voulu que je prisse son parti ; non pour me ceder, mais pour avoir occasion de parler de lui. Par ces differentes considerations, je me tus. La nymphe, à qui mon silence déplaisoit, ajouta : «Mais que pensez-vous, Leonide, du procedé de Lindamor ? Madame, que pourrois-je vous en dire, sinon qu'il expiera bien son crime, s'il est coupable. Mais, poursuivit-elle, pourquoi me mettre dans ses discours ? n'avoit-il point d'autre matiere d'entretien ?» Puis jettant les yeux sur sa lettre ; «J'ai bien affaire qu'il continue de m'écrire.» Et comme je persistois dans mon silence ; «Quoi, Leonide, vous ne me répondez rien ? mes plaintes ne sont-elles pas legitimes ? Madame, lui dis-je alors, ne vous offenserez-vous point, si je vous parle avec franchise ? Parlez, Leonide, me dit-elle, je vous le demande avec la derniere instance. Je conviens, répondis-je, que vous avez raison en tout, excepté en un seul point : Vous voulez, madame, que l'Amour soit raisonnable ; mais ignorez-vous qu'il ne dépend que de lui-même, & qu'en vain on s'efforceroit de le soumettre à des loix ? Si donc Lindamor a failli contre l'amour, j'avoue qu'il est coupable ; mais si c'est contre la prudence, c'est vous qui meritez la punition, en voulant asservir l'Amour qui commande à tout ce qui respire. Et quoi, me dit-elle, y a-t-il d'amour louable que celui qui est vertueux ? l'amour doit donc être assujeti aux loix de la vertu.

 L'amour est superieur à cette vertu dont vous parlez, madame, il ne reçoit ses loix que de lui-même. Mais puisque vous me commandez de parler librement : N'êtes-vous pas plus coupable que lui ? s'il a osé dire qu'il vous aimoit, à qui devez-vous vous en prendre qu'à vous même, qui le lui avez permis ? Quand cela seroit, répondit-elle, devoit-il être indiscret ? Plaignez-vous donc lui-dis-je, de son indiscretion, & non pas de son amour. Il est au contraire bien fondé à se plaindre du vôtre, puisqu'au premier rapport que l'on vous à fait, vous l'avez banni de votre cœur, sans pouvoir l'accuser d'avoir manqué à son affection. En verité, il y a de l'injustice à le traiter de la sorte, du moins avant que de le punir falloit-ille convaincre, ou le faire rougir de son erreur.

 Après s'être tue quelque temps, elle me dit : «Il sera temps de reparer cette injustice, quand il reviendra ; non que je sois déterminée à l'aimer, ou à lui permetre de me servir ; mais seulement à lui expliquer mes sujets de mécontentement. En cela je vous satisferai ; & s'il n'est aussi insolent que temeraire, je l'obligerai à finir ses importunités. Peut-être, madame, lui dis-je, il ne sera plus temps à son retour ; si vous sçaviez tout ce que peut un amour violent, vous sentiriez quelles sont les consequences des délais en ces matieres. Daignez au moins jetter les yeux sur cette lettre. Cela est bien inutile, repliqua-t-elle ; car il doit être parti maintenant.» A ces mots, elle m'arracha la lettre, & elle vit qu'elle étoit conçue en ces termes.


LINDAMOR A GALATÉE.



 Autrefois l'amour me faisoit vous écrire, à present c'est mon desespoir qui conduit ma main. Ce papier blanc que vous m'avez envoyé prouve tout à la fois mon innocence, & vos mépris. Car ne m'auriez vous point accuse si j'étois coupable ? & si vous aviez quelqu'estime pour moi, d'où pouvoit proceder ce silence injurieux ? s'il vous reste quelque souvenir de mes services & de ma fidelité, je vous demande au nom des dieux ou la vie, ou la mort. Je pars au desespoir.

 Ce fut un effet d'amour que le changement de Galatée, car je la vis attendrie. Mais ce qui me prouva bien son humeur altiere, c'est que pour me derober la connoissance de ce qui se passoit dans son cœur, ne pouvant commander à son visage qui étoit devenu pâle, elle ne profera pas une seule parole, d'où je pusse conclure qu'elle avoit changé. Le soleil commençant à baisser, elle me prit avec elle pour aller au jardin, sans me rien dire de la lettre. Je lui demandai si elle ne vouloit pas y répondre, & m'ayant dit que non : «Vous me permettrez bien, lui dis-je, de le faire pour vous. Que voudriez-vous lui écrire, me répondit-elle ? ce que vous me commanderez, lui dis-je. Ce que vous voudrez vous-même, ajouta-t-elle, pourvû que vous ne parliez pas de moi : Vous verrez, madame, lui répondis-je, ce que j'écrirai. Je ne veux point le voir, je m'en rapporte bien à vous.» Aussi-tôt je pris mes tabletes, & pendant qu'elle se promenoit, je fis la réponse que je jugeai la plus convenable. Galatée qui ne vouloit point la voir, n'eut pas la patience de me laisser finir sans la lire, pendant que j'écrivois.


LEONIDE A LINDAMOR
POUR GALATÉE.



 Jugez par votre disgrace de votre bonheur. Si l'on ne vous eût point aimé, on n'auroit pas été si sensible. Vous ne pouvez sçavoir quelle est votre offence, que vous ne soyez present ; mais esperez en votre affection & en votre retour.

 La nymphe ne vouloit pas que mon billet fut conçu en ces termes ; cependant je l'emportai, & donnant les tablettes à Fleurial, je lui commandai de les remettre entre les mains de Lindamor. Ensuite je tirai Fleurial à part, & j'ajoutai ces mots à l'insçu de Galatée.


LE ONIDE A LINDAMOR.



 J'Apprens dans le moment votre départ. La compassion m'oblige à vous instruire du sujet de votre disgrace. Polemas a publié que vous aimez Galatée & que vous le disiez hautement. Un grand courage comme le sien n'a pû souffrir une grande offence sans ressentiment. Conduisez-vous dans cette occasion avec la prudence qui vous a toujours accompagné, afin que pour vous aimer, & avoir pitié de votre mal, je n'aye pas en échange de qui me plaindre de vous.

 Je ne fus pas long-temps sans me repentir d'avoir ajouté ces mots. Un mois après que Fleurial fut parti, nous vîmes arriver avec un herault un chevalier armé de toutes pieces, la visiere baissée. Et parce qu'à la porte de la ville le heraut avoit demandé d'être conduit devant Amasis, une foule nombreuse attirée par la curiosité les accompagnoit. On donne avis à la reine de leur arrivée, ils sont conduits à son audience, où Clidaman avoit été appellé. Après que le chevalier eut salué avec respect la reine & le prince, le heraut parla de la sorte : «Madame, ce chevalier qui paroît devant vous, l'un des plus illustres de la contrée, sçachant qu'en votre cour tout homme d'honneur peut demander la reparation des injures qu'il a reçues, vient sur cette assurance se jetter à vos piés, & vous supplier de lui permettre en votre presence, & de ces belles nymphes, de tirer raison de celui qui l'a insulté, par les voyes usitées entre les personnes de son rang.» Amasis, après avoir quelque temps réfléchi, répondit qu'à la vérité cet usage étoit ancien dans sa cour, mais que du sexe dont elle étoit, elle ne permettroit jamais que l'on en vînt aux armes ; que toutefois elle s'en remettoit à la prudence de son fils. A l'instant Clidaman prenant la parole : «Madame, dit-il, les dieux vous ont moins établie souveraine pour être honorée de vos sujets, que pour honorer vous-même le mérite, & faire punir les crimes. Dans les faits dont on ne peut avoir la conviction, le meilleur moyen est celui des armes. Si vous le retranchiez, vous autoriseriez les méchans qui sont presque toujours lâches à commettre le mal, dès là qu'ils pourroient esperer d'en dérober la preuve ; d'ailleurs ces étrangers sont les premiers qui sous votre regne ont eu recours à vous. Et puisque vous daignez vous en rapporter à ma décision, je vous dirai, continua-t-il, en se tournant vers le heraut, que ce chevalier peut librement accuser & défier celui qu'il voudra.» Alors le chevalier mettant un genou en terre, baisa la main de Clidaman, & fit signe au heraut de poursuivre. «Seigneur, dit le heraut, nous cherchons un chevalier nommé Polemas, que je supplie qui me soit montré, afin que j'acheve ce que j'ai entrepris.» Polemas s'entendant nommer, s'avança fierement, & dit qu'il étoit celui qu'il cherchoit. Aussi-tôt le chevalier inconnu lui presentant son hoqueton, le heraut dit à Polemas : «C'est pour vous une assurance qu'il sera demain, dès le lever du soleil, au lieu qui sera déterminé pour se battre à toute outrance avec vous, & vous prouver que méchamment vous avez inventé ce que vous avez dit contre lui. Heraut, je reçois ce gage, dit Polemas. Et bien que je ne connoisse point ton chevalier, & que je n'aye jamais rien avancé contre la vérité ; demain soit le jour que la preuve s'en fera.» A ces mots le chevalier, après avoir salué Amasis & toutes les dames, se retira dans une tente qu'il avoit fait dresser aux portes de la ville. Cette avanture, comme vous pouvez croire, donna lieu à bien des discours ; & quoi qu'Amasis & Clidaman, qui aimoient fort Polemas, le vissent à regret exposé au péril, ils étoient liés par la parole qu'ils avoient donnée.

 Pour ce qui est de Polemas, il se préparoit au combat, sans connoître son ennemi. Galatée qui avoit presqu'oublié les sujets de plainte de Lindamor contre Polemas, & qui ne croyoit pas qu'il sçût que son mal vint de là, ne pensa pas seulement que ce pût être Lindamor. C'étoit lui pourtant. Il avoit reçu ma lettre, & venoit inconnu pour se venger. Je n'entens point assés la guerre, pour vous faire le détail du combat. Après s'être battus long-temps à armes égales, leurs chevaux leur manquerent, & bien qu'ils fussent tous deux couverts de blessures, ils recommencerent avec tant de fureur, & de cruauté, que tous les spectaeurs étoient émus d'horreur & de compassion. Amasis dit à Clidaman qu'il seroit à propos de les separer, & ils jugerent que personne ne pouvoit mieux y réussir que Galatée. La nymphe qui n'attendoit qu'un ordre pareil, & qui étoit ravie de l'executer, s'avança avec quelques-unes de nous vers le champ de bataille. Lorsqu'elle y entra, la victoire penchoit du côté de Lindamor ; elle s'adressa par hazard à celui-ci, & le prenant par l'écharpe qui lioit son héaume, elle le tira un peu fort. Lindamer qui se crut trahi, se tourna brusquement du côté de la nymphe, & la nymphe voulant se reculer, de peur d'être heurtée, s'embarassa tellement dans sa robe, qu'elle tomba au milieu du champ de bataille. Lindamor la reconnoissant courut pour la relever ; aussi-tôt Polemas profitant lâchement de l'avantage qui lui étoit offert, prit son épée à deux mains, en déchargea plusieurs coups sur la tête de son ennemi, & le contraignit de mettre un genou en terre. Lindamor se releva avec tant de furie, que malgré les prieres de Galatée, il ne quitta point Polemas qu'il ne l'eût terrassé, & désarmé. Il alloit même lui donner le dernier coup, lorsqu'il entendit la voix de sa dame qui lui crioit : «Je vous conjure par celle que vous aimez le plus, de me donner ce chevalier. J'y consens, dit Lindamor, s'il vous avoue qu'il a faussement parlé de moi, & de celle au nom de qui vous me le demandez.» Polemas qui croyoit toucher à sa derniere heure, avoua tout ce qu'on voulut.

 Ainsi s'en retourna Lindamor, après avoir baisé les mains de Galatée, qui ne le reconnut point, quoi qu'il lui parlât, parce qu'elle étoit trop saisie de frayeur. Il est vrai qu'en passant près de moi, il me dit tout bas : «Belle Leonide, je vous ai trop d'obligation pour me cacher à vous. Vous avez vû ce qu'a produit votre lettre.» Sans s'arrêter davantage, il monta à cheval, & quoiqu'il eût des blessures considerables, il prit le galop jusqu'à ce qu'on l'eût perdu de vue. Cet effort le réduisit dans un état déplorable, & lors qu'il fut arrivé chés une tante de Fleurial, où il avoit resolu de se retirer, en cas qu'il fut blessé, il se trouva si foible qu'il fut près de trois semaines sans se rétablir. Cependant Galatée étoit fort irritée contre le chevalier inconnu, de ce qu'il n'avoit pas voulu la seconde fois abandonner le combat. Elle se trouva plus offensée de ce refus, qu'obligée de ce qu'il lui avoit accordé la vie de Polemas ; celui-ci, comme vous sçavez, tenoit un des premiers rangs à la cour. Aussi la reine & Clidaman vivement touchés de son état, le firent traiter avec tant de soin, qu'enfin on commença d'esperer sa guérison.

 La valeur du chevalier inconnu lui avoit gagné l'affection de plusieurs ; Galatée seule en avoit conçu mauvaise opinion, cette beauté fiere oublioit la politesse pour ne se souvenir que de l'offense. Et parce que j'étois la confidente de ses pensées les plus secrettes, aussi-tôt qu'elle me vit en particulier : «Ne connoissez-vous point, me dit-elle, ce discourtois chevalier qui doit à la fortune bien plus qu'à sa bravoure, l'avantage de ce combat ? Je le connois, madame, lui répondis-je, je le connois pour avoir autant de politesse que de courage. Il ne l'a pas montré dans cette action, me dit-elle : autrement il eût abandonné le combat quand je l'en ai prié. Madame, repliquai-je, vous le blâmez de ce dont vous devriez l'estimer, puisque pour vous rendre l'honneur qui vous est dû, il a exposé sa vie, & que j'ai vu couler son sang. Si Polemas avoit tort, repartit-elle, il l'a bien eu davantage ensuite, lorsqu'il a rebuté mes prieres. Et ne devoit-il pas, lui dis-je, châtier un temeraire qui vous avoit manqué de tespect ? Pour moi, j'approuve tout à fait le procedé de Lindamor. Comment, Leonide, m'interrompit-elle, c'est Lindamor qui a combattu ?» Je fus bien surprise en ce moment, car je l'avois nommé sans le vouloir ; mais puisque c'étoit une chose faite, je pris le parti de soutenir ce que j'avois avancé. «Oui, madame, continuai-je, c'est Lindamor qui s'est senti offensé des discours qu'avoit tenus Polemas, & qui en a voulu éclaircir la vérité par les armes.» Elle demeura quelque temps comme hors d'elle-même, & après bien des reflexions, elle me dit : «C'est donc Lindamor qui m'a causé ce déplaisir ? c'est donc lui qui m'a porté si peu de respect ? qui a bien osé exposer mon honneur au hazard de la fortune & des armes ?» A ces mots prononcés impétueusement, la colere qui la transportoit étouffa sa voix ; pour moi qui voulois qu'elle rendît justice à Lindamor, je lui dis : «Est-il possible, madame, que vous vous plaigniez de Lindamor, sans comprendre le tort que vous vous faites à vous-même ? Quel déplaisir vous a-t-il procuré, puisqu'en triomphent de Polemas, il a triomphé de votre ennemi ? Polemas, mon ennemi, s'écria la nymphe ! Que Lindamor l'est bien plus car, si Polemas a parlé, Lindamor lui en a donné sujet. O dieux, qu'entens-je, m'écriai-je à mon tour, Lindamor votre ennemi ! Lindamor qui vous adore uniquement, & qui est toujours prêt à verser pour votre service la derniere goute de son sang ! Polemas votre ami, lui qui par des discours calomnieux s'est efforcé de ternir votre réputation ? Mais qui sçait, ajouta la nymphe, si Lindamor poussé par sa temerité ordinaire, n'a point tenu ces discours ? Eh bien, repliquai-je, quelle reconnoissance ne devez-vous point à Lindamor, puisqu'il a fait avouer à votre ennemi, qu'il les avoit inventés.

 Pardonnez-moi, madame ; mais je ne puis m'empêcher de vous accuser d'ingratitude. Si Lindamor expose ses jours pour éclaircir la calomnie de Polemas, vous le taxez d'inconsideration ; s'il force le calomniateur d'avouer son crime, vous le taxez d'impolitesse. Comment pouvoit-il autrement faire éclater la vérité ? Et s'il avoit abandonné le combat, quand vous le souhaitâtes, Polemas eût-il avoué ce que tout le monde a pû entendre ? Malheureux Lindamor, que je plains ta destinée ! Et que feras-tu desormais, puisque tes services les plus signalés sont réputés des offenses ? Madame, peu-être qu'il ne sentira pas long-temps votre cruauté ! La mort moins barbare que vous terminera son supplice ; peut-être qu'il n'est plus maintenant, & la nymphe Galatée seule est cause de sa perte. Pourquoi me l'imputez-vous, dit-elle ? Parce que Polemas, dont vous louez tant la politesse, profitant du moment où Lindamor étoit occupé à vous relever, lui assena plusieurs coups de son épée, & que je vis son sang ruisseler par terre. Mais s'il meurt de ces blessures, la mort est le moindre mal qu'il reçoive de vous ; car il me semble que rien n'est égal au déplaisir de se voir méprisé, quand on a bien fait. Avez-vous oublié, madame, que vous m'avez dit autrefois que pour mettre fin aux discours de Polemas, Lindamor devoit employer le fer, s'il n'y sçavoit point d'autre remede ? Il a fait ce que vous avez jugé qu'il devoit faire ; & vous blâmez sa conduite ?» J'aurois bien adouci la colere de Galatée, si Sylvie & d'autres nymphes ne nous eussent interrompues, mais nous changeâmes de propos, dès qu'elles furent près de nous. Je reconnus pourtant dans la suite que mes paroles n'avoient pas été tout-à-fait inutiles, car depuis ce jour je formai la resolution de ne lui parler jamais de Lindamor, qu'elle ne me prévînt ; elle de son côté, attendant que je lui en parlasse la premiere, plus de huit jours s'écoulerent sans qu'il en fût question.

 Cependant Lindamor inquiet de sçavoir ce que l'on disoit de lui à la cour, & ce qu'en pensoit Galatée, m'envoya Fleurial à ce sujet. Celui-ci me rendit la lettre si à propos, que Galatée ne s'en apperçut point. Elle etoit conçue en ces termes.


LINDAMOR A LEONIDE.



 Madame, qui pourra douter de mon innocence, sera bien prévenu contre moi ; la justice de ma cause a éclaté ; serois-je assés malheureux pour que la princesse fermât les yeux à la lumiere : faites-moi le plaisir de l'assurer, que si le sang de mon ennemi ne peut effacer la fletrissure qu'il a voulu m'imprimer, j'ajouterai le mien avec plus de joye, que je ne conserverai ma vie, qui lui appartient, quelqu'affreuse que sa rigueur me la puisse rendre.

 Je m'informai de Fleurial comment il se portoit, & si personne ne l'avoit reconnu. Il me répondit, que le sang qu'il avoit perdu retardoit sa guerison, mais qu'il étoit hors de danger. Que pour être reconnu, la chose n'étoit pas possibe, parce que le heraut qu'il avoit amené étoit de l'armée de Merovée, & que sa tante ne ne le connoissoit que pour le chevalier qui s'étoit batu avec Polemas ; qu'il lui avoit ordonné de venir me demander quel étoit le bruit de la cour, & ce qu'il avoit à faire. «Rapportez, lui dis-je, à Lindamor que toute la cour admire sa valeur, bien qu'il y soit inconnu ; qu'il songe à guerir, & qu'il soit persuadé que je n'oublierai rien de ce qui dépendra de moi pour sa satisfaction.» En même temps je lui donnai ma réponse, & je lui dis de demander à la nymphe, quand elle viendroit dans les jardins le lendemain, la permission d'aller chés sa tante, sur quelque pretexte. Il n'y manqua pas, & la nymphe étant venue sur le soir dans les jardins, il lui fit la reverence ; Galatée pensant qu'il vouloit lui rendre des lettres de Lindamor, changea de couleur ; & de peur que Fleurial ne s'en apperçût, je m'avançai, & je lui dis : «Madame, voici Fleurial qui va chés sa tante, parce qu'elle est malade, il vous supplie de lui donner congé pour quelques jours.» Galatée lui accorda ce qu'il souhaitoit, & lui recommanda de ne revenir que lorsque sa tante seroit guerie. Pendant qu'elle continuoit à se promener, je parlai à Fleurial, montrant par mes gestes de la douleur & de l'admiration, afin que Galatée y fît attention. Je lui dis enfin : «Fleurial, sois discret & prudent, de là dépend ton bonheur, ou ton malheur ; fais sur tout ce que Lindamor te commandera.» Après me l'avoir promis il partit ; pour moi je pris le mieux que je pus un air affligé : & lorsque j'étois en lieu, où la nymphe seule pouvoit m'entendre, je feignois de soupirer ; je levois les mains au ciel ; je faisois tout ce que je pouvois imaginer qui lui donneroit quelque soupçon de ce que je voulois.

 La nymphe qui attendoit toujours que je lui parlasse de Lindamor, remarquant que j'en fuyois les occasions, & qu'à mon enjoument ordinaire avoit succedé une tristesse profonde, conçut à peu près l'opinion que je voulois lui donner. Mon dessein étoit de lui faire croire que Lindamor au sortir du combat étoit mort de ses blessures, afin que la pitié fît sur elle ce que n'avoient pû ni les services, ni l'affection. Ma feinte me réussit : Galatée me voyant ainsi taciturne se figura qu'il étoit en grand danger, ou que peut-être il n'étoit plus ; & ne pouvant plus soutenir une si cruelle incertitude, elle me fit venir dans son cabinet.

 Là, feignant de me parler d'autre chose, elle me dit : «Ne sçavez-vous point comment se porte la tante de Fleurial ?» Je lui répondis, que depuis qu'il étoit parti, je n'en avois rien sçu. «En verité, me dit-elle, je la regréterois vivement, si je venois à la perdre. Vous auriez raison, lui dis-je, madame, car elle vous aime, & vous a rendu des services qui n'ont pas encore été reconnus. Si elle vit, dit-elle, je lui marquerai ma reconnoissance, & à Fleurial aussi, à sa consideration.» Alors je répondis : «Fleurial surtout merite vos bontés, il est d'une affection & d'une fidelité à toute épreuve. Il est vrai, me dit-elle, mais à propos de Fleurial, qu'aviez-vous tant à lui dire le jour qu'il est parti ? Dites la verité, sans doute il étoit question d'autre chose que de la tante. Et quelle autre affaire, repliquai-je, pourrois-je avoir avec lui ? Je connois maintenant que vous dissimulez, me dit-elle. Combien n'en avez-vous point eu pour Lindamor ? Madame, lui dis-je, je ne croyois pas que vous vous souvinssiez d'un homme qui a été si malheureux» & me taisant, je poussai un grand soupir. «Qu'avés-vous à soupirer, me dit-elle ? avouez-moi la verité, où est Lindamor ? Lindamor répondis-je, n'est plus que cendre & que poussiere. Comment s'écria-t-elle, Lindamor n'est plus ? Non, madame, il n'est plus, & il est mort bien plus de vos coups, que de ceux de son ennemi ; car ayant appris au sortir du combat vos dispositions à son égard, il n'a point voulu que l'on bandât ses playes. Puisque vous l'avez voulu sçavoir, c'est ce que Fleurial me disoit, & je lui ai commandé de retirer le plus adroitement qu'il pourroit les lettres que nous lui avons écrites. Helas ! que me dites-vous, Leonide, est-il possible qu'il ait ainsi renoncé à la vie ? C'est vous, madame, qui l'y avez fait renoncer. Pour lui, il a gagné en mourant, puisqu'il a trouvé le repos dont vos cruautés ne lui eussent jamais permis de jouir.Ah ! Leonide, avouez la verité, vous voulez m'allarmer, il n'est point mort. Plût au ciel qu'il ne le fût pas ! Mais pourquoi vous en imposerois-je ? Je suis persuadée que sa mort ou sa vie vous sont indifferentes : d'ailleurs, puisque vous l'aimiez si peu, vous devez vous rejouir d'être délivrée de ses importunités. En verité, dit alors la nymphe, je plains la destinée de Lindamor, & je vous jure que je suis veritablement touchée de sa perte : mais dites-moi, ne s'est-il point souvenu de nous ? n'a-t-il point temoigné quelques regrets de nous quitter ? Voilà, lui dis-je, une demande bien singuliere ! il meurt pour vous, & vous demandez s'il s'est souvenu de vous en mourant ? Mais n'en parlons plus ; je m'assure qu'il est dans un lieu où il reçoit le salaire de sa fidelité, & d'où peut-être il se verra vangé à vos dépens. Je puis bien avoir quelque tort, dit la nymphe, mais aussi je n'en ai pas autant que vous le dites. Mais laissons ces discours, dites-moi, je vous en conjure, si en ses dernieres paroles il s'est souvenu de moi ? Faut-il encore, lui répondis-je, que vous triomphiez de sa mort, comme vous avez fait de tout son amour, tant qu'il a vêcu ? mais il faut vous satisfaire. Dès qu'il sçut que vous fletrissiez sa victoire, & qu'au lieu de vous plaire, il s'étoit attiré votre haine par ce combat, expions, dit-il, notre offense. En même temps il ôta l'appareil, & depuis il n'a point voulu souffrir la main du chirurgien. Ses blessures n'étoient pas mortelle ; mais elles le devinrent bien-tôt. Lorsqu'il sentit que les forces lui manquoient, il appella Fleurial, & lui dit : Tu pers aujourd'hui le plus zelé de tes protecteurs ; mais arme toi de patience, puisque telle est la volonté du ciel. Cependant j'attens encore de toi un service signalé. Aussi-tôt que je serai mort, arrache mon cœur, & le portant à la belle Galatée, di-lui que c'est la derniere disposition de Lindamor. En prononçant ces mots, il perdit l'usage de la parole, & la vie. Fleurial avoit apporté ici ce cœur, & sans moi il vous l'auroit presenté. Ah, Leonide, me dit-elle, il est donc bien certain qu'il n'est plus ? Que n'ai-je sçu son état, & que ne m'en avez-vous avertie ? Grands dieux ! quelle perte j'ai faite, & quelle faute vous avez commise ! Madame, lui répondis-je ? je n'en ai rien sçu, car Fleurial étoit demeuré près de lui, pour le servir. Mais quand je l'aurois sçu, je doute que je vous en eusse parlé ; j'ai reconnu en vous trop de mauvaise volonté pour lui.» Alors elle me commanda de la laisser seule ; sans doute elle ne vouloit pas que je visse couler ses larmes. Mais à peine étois-je sortie, qu'elle me rappella, & sans lever la tête, elle me dit de commander à Fleurial de lui apporter ce que Lindamor lui envoyoit, & qu'elle vouloit absolument l'avoir. Je ne doutai plus alors que les affaires du chevalier n'eussent le succès dont je m'étois flatée. Cependant lorsque Fleurial retourna vers Lindamor, il le trouva en d'étranges inquietudes ; mais ma lettre les dissipa si bien, que depuis on le vit changer chaque jour en mieux.


LEONIDE A LINDAMOR.



 La justice de votre cause éclate aux yeux même de ceux qui étoient prevenus contre vous. La personne que vous desiriez qui la vît par moi, commence à la reconnoître ; mais comme les blessures du corps, bien qu'elles ne soient plus dangereuses, ne sont pas pour cela absolument gueries, & qu'il faut encore du temps, laissez de même au temps refermer les blessures de son ame ; vous en avez ôté le danger par votre prudence & votre valeur. Esperez tout ce que vous desirez ; vous le pouvez avec fondement.

 Je lui écrivis de la sorte, afin que la douleur ne l'empêchât point de guerir. Il me fit cette réponse.


LINDAMOR A LEONIDE.



 Ainsi, belle nymphe, puissiez-vous avoir toute sorte de satisfaction, comme toute la mienne vient & dépend de vous seule. J'espere, puisque vous me le commandez. Cependant l'amour qui est toujours accompagné de la défiance, m'inspire de mortelles allarmes. Mais que les dieux fassent de moi ce qu'il leur plaira, ils ne peuvent du moins me refuser le tombeau.

 Mais pour ne point vous fatiguer pas tant de lettres, je lui répondis, qu'aussitôt qu'il le pourroit, il trouvât le moyen de me parler, & qu'il connoîtroit combien j'étois veritable. Je lui fis entendre aussi les discours que Galatée & moi nous avions tenus, & le déplaisir qu'elle avoit ressenti de sa mort.

 Admirez ce que peut un amour exttrême : le sang que Lindamor avoit perdu l'avoit mis en peril de la vie, mais à peine a-t-il reçu ma derniere lettre, que contre l'esperance des chirurgiens il se leve, il s'habille ; il essaye de monter à cheval deux jours après, & se hazarde enfin à me venir trouver. Pour n'être point reconnu, il s'habilla en jardinier, & se disant cousin de Fleurial, il resolut de venir dans les jardins, & de s'y conduire suivant les occasions. Il avoit fait entendre à la tante de Fleurial qu'avant le combat il avoit fait un vœu qu'il lui falloit rendre, & que craignant les amis de Polemas, il vouloit partir en cet équipage. En vain la vieille lui conseilla-t-elle de remettre ce voyage à un autre temps, il lui répondit, que s'il ne le faisoit avant que de sortir de la contrée, il croiroit que tous les malheurs ensemble viendroient l'accabler. Il se met donc en chemin sur le soir, & il arrive si heureusement, que sans être vu, il entre dans les jardins. Fleurial le conduisit en sa maison, où pour lors étoit un seul domestique, à qui il fit croire que Lindamor étoit son cousin, & qu'il vouloit lui apprendre le jardinage. Si la nuit ne parut pas au chevalier plus longue qu'à l'ordinaire, qui aura été dans quelqu'attente de ce qu'il desire, pourra le juger. Dès que l'aurore est levée, Lindamor prend une bêche à la main ; si vous l'aviez vu en cet état, vous auriez bien connu qu'une lance lui auroit sié davantage. Il m'a depuis juré que honteux de paroître ainsi devant sa maitresse, il avoit pensé s'en retourner. Mais enfin l'amour plus fort que la honte, le fit resoudre d'attendre que nous vinssions.

 La nymphe, ce jour-là même étoit descendue dans les jardins pour s'y promener avec plusieurs de mes compagnes. Aussitôt qu'elle apperçut Fleurial, elle tressaillit, & me fit un signe que je n'eus pas de peine à comprendre. J'essayai donc de lui parler, mais il ne me fut pas possible de le faire, parce que le nouveau jardinier que nulle de nous ne put reconnoître, étoit toujours près de lui. Pour moi, si je ne le connus pas, c'est que je n'eusse jamais pensé qu'il dût me cacher un pareil dessein, mais il m'a dit depuis qu'il en avoit usé de la sorte, parce qu'il sçavoit que je m'y serois opposée. Ne songeant donc point à Lindamor, je demandai à Fleurial qui étoit cet étranger, il me répondit froidement que c'étoit le fils de sa tante, qu'il vouloit former au jardinage. Galatée non moins curieuse que moi s'approcha, & entendant que celui-ci étoit cousin de Fleurial, elle lui demanda des nouvelles de sa mere. Lindamor craignant que sa voix ne le trahît, répondit le mieux qu'il put en langage rustique, qu'elle étoit hors de danger, & fit ensuite une reverence avec tant de grace, qu'il fit rire toutes les nymphes. Mais lui sans en faire semblant, il remet son chapeau à deux mains, & reprend son ouvrage. Galatée s'étant retirée pour continuer sa promenade, j'eus plus de facilité pour entretenir Fleurial, car mes compagnes pour se divertir entourerent Lindamor ; chacune lui disoit son mot pour le faire parler ; il répondoit à toutes, mais d'un air si naïf, qu'elles ne pouvoient s'empêcher de rire ; & jamais en leur répondant il ne levoit la tête, il feignoit d'être attentif à son travail.

 Cependant je m'approchai de Fleurial, je lui demandai des nouvelles de Lindamor, il me répondit, suivant l'ordre qu'il en avoit reçu, que Lindamor étoit assés mal. «Et d'où vient son mal, lui dis-je, puisque tu m'as assuré que ces blessures étoient presque gueries ? Vous le sçaurez, me répondit-il, par la lettre qu'il écrit à madame. Madame croit qu'il n'est plus, mais donne-moi la lettre, ajoutai-je ; en la lui donnant, je feindrai qu'il y a long-temps qu'il l'a écrite. Je n'oserois, répondit-il, il me l'a défendu ; pour son bien & pour mon interêt, il faut que je rende moi-même la lettre.» J'eus beau le menacer, je n'en pus rien tirer autre chose, sinon que la nymphe n'auroit point autrement ce qu'il avoit à lui donner de la part de Lindamor. Galatée, qui s'étoit apperçue de notre entretien, quitta la promenade plus tôt que de coutume, & m'ayant appellée en particulier, elle voulut sçavoir ce que c'étoit. Je le lui dis franchement pour ce qui étoit de la resolution de Fleurial : mais au lieu de la lettre, je lui dis que c'étoit le cœur de Lindamor. Alors Galatée me répondit, qu'elle ne voyoit point d'autre moyen que de lui apporter des fruits dans une corbeille, & d'y mettre le cœur. Je lui representai que cela pouvoit bien se faire ainsi ; mais que Fleurial, dans l'esperance de faire valoir ses services, persisteroit à vouloir remettre le cœur entre ses mains. «S'il ne tient qu'à des recompenses, me dit-elle, je suis assurée du succès. Ce sera, lui dis-je, une espece de rançon que vous payerez pour le cœur de Lindamor. Ce n'est pas ainsi que je dois la payer, me répondit-elle, c'est de mes larmes, & quand la source en sera tarie, de tout mon sang.» Le lendemain je parlai encore à Fleurial, suivant les ordres de Galatée, & je n'oubliai rien pour l'engager à me donner la lettre. «Leonide, me dit-il, quand le ciel & la terre s'en mêleroient, je ne changerai point de resolution. Si madame veut sçavoir, ce que j'ai à lui dire, qu'elle vienne avec vous jusqu'au bas de son escalier, le chemin n'est pas long ; je l'y ai vue bien souvent, la lune est claire. Je m'assure qu'elle ne regrettera point la peine qu'elle aura prise.»

 A ces mots j'entrai dans une grande colere, & je lui representai que c'étoit à la nymphe qu'il devoit obéir, & non pas à Lindamor. Lui, sans s'émouvoir, me dit : «Ce n'est pas à Lindamor que j'obéis, c'est au serment que j'en ai fait aux dieux ; si la chose ne se peut ainsi, je m'en retourne d'où je viens.» Je rendis sa réponse à Galatée ; & trois jours s'écoulerent sans qu'elle voulût faire ce que Fleurial demandoit. Pour moi, je n'aurois pas manqué de l'aider, si j'avois sçu le dessein de Lindamor. Pressée enfin par la violence de son amour, Galatée me dit, que les manes de Lindamor ne cessoient de la tourmenter, qu'il lui sembloit que c'étoit bien la moindre chose qu'elle dût à sa memoire, que de faire quelque pas pour avoir son cœur, & que j'avertisse Fleurial de se trouver au bas de l'escalier. O dieux ! quels furent les transports du nouveau jardinier ! car il m'a dit depuis que ne voyant plus la nymphe dans les jardins, il avoit craint d'être reconnu. Dès qu'il fut averti de la resolution de Galatée, il se prepara à ce qu'il avoit à faire, avec plus d'empressement qu'il n'avoit fait contre Polemas. La nuit étant venue, & tout le monde retiré, la nymphe prit une simple robe, & me fit passer devant elle. Elle étoit si tremblante qu'à peine elle pouvoit marcher ; lorsqu'elle fut un peut rassurée, nous descendîmes jusqu'en bas. Dès que nous eûmes ouvert la porte, nous trouvâmes Fleurial qui nous attendoit depuis long-temps. La nymphe alors passa la premiere, & se rendit sous un berceau de jasmins, qui par son épaisseur la défendoit de la lune, & l'empêchoit d'être vue des fenêtres qui donnoient sur le jardin. «Et bien, Fleurial, dit-elle alors, transportée de colere, depuis quand êtes-vous si ferme en vos opinions, que vous persistiez à me desobéir ? Madame, si je suis coupable, répondit-il, c'est à vous seule que vous devez vous en prendre, car ne m'avez-vous pas commandé d'executer tout ce que m'ordonneroit Lindamor ? C'est lui, madame, qui m'a obligé par serment à ne remettre son cœur qu'entre vos mains. Où est-il, interrompit-elle, en soupirant ? Le voici, madame, répondit-il, dans ce petit cabinet, s'il vous plaît d'y venir, vous le verrez mieux qu'où vous êtes.» La nymphe se leve, & dans le moment qu'elle entroit, voilà qu'un homme se jette à ses genoux, & sans rien dire, lui baise la robe. O dieux, s'écria la nymphe, Fleurial, un homme en ce lieu ! «Ne craignez rien, madame, dit Fleurial en souriant, c'est un cœur qui vous appartient.» A ces mots je m'approchai, & je connus incontinent que c'étoit celui-là même que Fleurial disoit son cousin. Je ne sçus d'abord que penser ; nous étions Galatée & moi entre les mains de ces deux hommes, dont l'un nous étoit inconnu. A quoi pouvions-nous nous resoudre ? Tout ce que je pus, fut de me jetter sur celui qui tenoit la robe de la nymphe, & de l'égratigner. «Ah, Leonide, me dit-il, si vous traitez ainsi vos serviteurs, comment traiterez-vous vos ennemis.» Malgré la fureur qui m'animoit, je reconnus presque la voix. Et lui demandant qui il étoit : «Je suis, dit-il, celui qui vient porter à cette belle nymphe le cœur de Lindamor,» & sans se se lever, il continua en s'adressant à elle : «Ma témérité est grande, je l'avoue, madame, cependant elle n'égale pas encore mon amour. Voici le cœur de Lindamor que je vous apporte. J'ai cru qu'il seroit aussi bien reçu de sa main que d'une main étrangere ; si toutefois j'ai le malheur de déplaire à la seule divinité que je veux adorer, condamnez ce cœur aux plus cruels supplices ; pourvu qu'ils vous satisfassent, il les subira avec autant de joye que vous les ordonnerez.» Quelle fut notre surprise en ce moment que nous reconnumes toutes deux Lindamor ! Galatée en voyant à ses piés celui qu'elle avoit pleuré comme mort, & moi sous ces habits rustiques un chevalier des plus illustres de la contrée. L'étonnement de Galatée lui ôtant l'usage de la parole, «Est-ce ainsi, lui dis-je, ô Lindamor, que vous surprenez les nymphes ; en verité ce n'est pas là le procedé d'un chevalier tel que vous. Je l'avoue, me répondit-il, gracieuse nymphe, mais aussi vous m'avouerez à votre tour que c'est bien celui d'un amant. Et que suis-je autre chose ? Amour qui en instruisit d'autres à filer, m'apprend à moi à être jardinier. Est-il possible, madame, continua-t-il, en s'adressant à Galatée, que cet amour extrême que vous m'inspirez vous soit si désagréable, que vous vueilliez l'éteindre par ma mort ? J'ai pris la hardiesse de vous apporter ce que vous souhaitiez de moi, ne doit-il pas vous plaire davantage, animé, que privé de vie. Au reste, voici un poignard qui abregera ce que votre rigueur feroit avec le temps.» La nymphe ne répondit que ces mots : «Ah ! Leonide, vous m'avez trahie,» puis elle se retira dans une allée, où elle trouva un siege fort à propos, car, dans le trouble où elle étoit, elle ne pouvoit se soutenir. Le chevalier se jette encore à ses genoux, & moi passant de l'autre côté, je lui dis : «Pourquoi m'accuser, madame, de vous avoir trahie ? Je vous jure par vous même que Fleurial m'a trompée ainsi que vous ; mais je loue les dieux de ce que la tromperie est si avantageuse ; voici le cœur de Lindamor, que Fleurial vous avoit promis, mais le voici en état de vous continuer ses services. Ne devez-vous pas être ravie d'une pareille trahison ?

 Pour abréger, la reconciliation se fit, mais à condition que Lindamor partiroit à l'heure même pour se rendre au lieu où la reine & Clidaman l'avoient envoyé. Il fallut obéïr, & sans autre faveur que celle de baiser la main de la nymphe, il partit, emportant avec lui l'assurance qu'à son retour, il pourroit la voir quelquefois en ce même lieu. Après qu'il eut rejoint ses gens qui l'attendoient, il retourna en diligence où Clidaman pensoit qu'il fût. Enfin trouvant que tout ce qui l'éloignoit de Galatée ne méritoit pas ses soins, il demanda la permission de revenir en Forest. A son retour Amasis & Clidaman le traiterent avec la distinction que méritoient ses vertus, & la maniere dont il avoit répondu à leur attente. Mais rien ne le flatoit autant que l'accueil gracieux de la nymphe, qu'il n'aimoit peut-être pas plus qu'il en étoit aimé. Lindamor convaincu de sa tendresse, la pressa un soir qu'ils étoient dans le jardin, de consentir à ce qu'il la demandât à la reine, ne doutant point qu'en consideration de ses services, Amasis & Clidaman se réuniroient en sa faveur. Galatée lui répondit : «Vous devez plus douter de leur volonté que de votre mérite, & vous devez être moins assuré de votre mérite que de mon amour, mais je veux que vous attendiez que Clidaman se marie. Vous pouvez attendre, répondit-il incontinent ; mais le puis-je moi, avec une passion aussi violente que la mienne ? Du moins, si vous l'avez ainsi arrêté, accordez-moi la grace que je vais vous demander. Si je le puis, dit-elle, je vous l'accorde. Madame, lui dit-il, après lui avoir baisé la main, vous m'avez promis de jurer en presence de Leonide, & devant les dieux témoins de nos discours, que vous serez à moi, comme je fais serment de n'être jamais à d'autre qu'à vous.» Galatée un peu surprise, & feignant de ne pouvoir aller contre sa promesse, mais en effet poussée par son amour, jura ce qu'il vouloit entre mes mains, à condition que Lindamor ne reviendroit plus au jardin que leur mariage ne fût déclaré. Lindamor étoit presqu'au comble de ses vœux, il n'attendoit que l'hymenée promis si solemnellement, lorsqu'amour, ou plus tôt la fortune le précipita dans un abîme de douleur.

 Alors Clidaman étoit parti pour aller avec Guvemans chercher les hazards de la guerre, & s'étoit rendu secrétement au camp de Merovée ; mais ses actions l'ayant découvert, Amasis assembla toutes les troupes qu'elle put pour les lui envoyer, & comme vous sçavez en donna le commandement à Lindamor, retenant Polemas pour gouverner sous elle ses provinces, pendant l'absence de Clidaman. Elle en usa de la sorte autant pour les separer, que pour les satisfaire tous deux ; car depuis le retour de Lindamor, ils avoient toujours eu quelque pique ensemble, soit que Polemas soupçonnât que c'étoit contre lui qu'il avoit combattu, ou que l'amour seul s'en mêlât ; quoiqu'il en soit, personne n'ignoroit leurs divisions. Polemas, que ses emplois fixoient auprès de Galatée, étoit charmé de son partage ; & Lindamor n'étoit pas mécontent du sien, parce qu'il esperoit par ses nouveaux services faciliter l'alliance à laquelle il aspiroit. Mais Polemas qui connoissoit tout à la fois combien son rival étoit favorisé, & combien il étoit, lui, peu agréable, Polemas, dis-je, esperant peu de son mérite & de ses services, recourut aux stratagêmes. Il aposte un homme extrêmement artificieux, il lui fait voir Amasis, Galatée, Sylvie, Silere & moi, il lui redit ce qu'il sçavoit de plus secret sur notre compte, & le prie de se donner pour druyde, & pour un devin admirable.

 Le nouveau druyde vint près des beaux jardins de Montbrison, & bâtit une cabane sur les bords du ruisseau qui arrose la forêt de Savigneu. Il y demeura quelque temps, & se fit bien-tôt la réputation d'un devin merveilleux. Le bruit en vint jusqu'à nous ; Galatée alla le trouver pour apprendre quelle seroit sa fortune. Il contrefit si bien son personnage, il sçut si bien nous imposer par des cérémonies sans nombre, que j'y fus trompée comme les autres. La conclusion fut qu'il dit à Galatée, que le ciel lui avoit donné le choix d'un grand bien ou d'un grand mal, & que c'étoit à sa prudence de les élire. Que l'un & l'autre dépendoit de ce qu'elle aimeroit ; que si elle méprisoit ses avis, elle seroit la plus malheureuse personne du monde ; qu'au contraire si elle les suivoit, elle seroit infiniment heureuse ; & lui regardant la main, puis le visage, il lui dit : «Un tel jour étant à Marcilly, vous verrez un homme vétu d'une telle couleur, si vous l'épousez tous les malheurs ensemble fondront sur vous.» Ensuite lui montrant dans un miroit un endroit sur les rives du Lignon : «Voyez-vous ce lieu, continua-t-il, allez-y à telle heure, & vous trouverez un homme qui vous rendra heureuse, si vous unissez votre destinée à la sienne.» Or Climante (c'est le nom de l'imposteur) avoit adroitement sçu le jour que Lindamor devoit partir, & la couleur dont il seroit vétu ; & son dessein étoit de faire trouver Polemas au lieu qu'il avoit montré dans le miroir. Redoublez, je vous prie, votre attention. Lindamor paroît vétu, comme l'avoit dit Climante, & dès ce jour Galatée qui n'avoit point oublié Lindamor, demeura si étonnée qu'elle ne pût lui répondre. Le malheureux chevalier, attribuant ce déplaisir à son éloignement, partit plus content que ne le vouloit sa fortune. Si j'avois sçu que Galatée eût dans la tête ces chimeres, j'aurois tâché de l'en guérir ; mais elle me tint la chose si secrete, que je n'en eus alors aucune connoissance. Depuis, le jour s'approchant où elle devoit trouver sur les rives du Lignon celui qui la rendroit heureuse, elle me fit seulement entendre qu'elle vouloit sçavoir si le druyde étoit véritable, qu'aussi-bien la cour étant presque deserte, la solitude seroit pour un temps plus agreable, & qu'elle avoit resolu d'aller dans son palais d'Isoure, où elle ne vouloit que Sylvie & moi, sa nourrice & le petit Meril. Sa nourrice qui l'aimoit tendrement l'avoit fortifiée dans cette opinion ; elle ajoutoit aisément foi à ces sortes de prédictions, & trouvant déja la nymphe toute disposée, elle n'eut pas de peine à la persuader. Nous voilà donc toutes trois seules dans ce palais. La nymphe qui avoit bien remarqué le jour que Climante lui avoit dit, se prepara le soir auparavant pour aller au lieu qu'elle avoit vû dans le miroir ; & le matin elle prit ses plus beaux ajustemens, & nous commanda de faire de même. Nous allons dans un char jusqu'au lieu designé, nous y arrivons par hazard à l'heure prescrite par Climante, & nous trouvons un berger presque noyé, & que les vagues avoient jetté sur la rive où nous étions. C'étoit Celadon ; je ne sçai si vous le connoissez ; il étoit par malheur tombé dans le Lignon, & nous arrivâmes si à propos, que nous le sauvâmes. Galatée s'imaginant que c'étoit lui qui devoit la rendre heureuse, nous aida à le porter jusqu'au char, & l'emmena dans son palais, sans qu'il revînt à lui. Alors le sable dont il étoit couvert, la frayeur de la mort, & les taches qu'il avoit au visage offusquoient sa beauté ; pour moi, je maudissois l'enchanteur qui nous causoit tant de peines. Mais quand Celadon fut revenu, & que son visage ne fut plus souillé, il parut le plus bel homme du monde ; son esprit n'a rien du berger, je n'ai rien vû dans notre cour de plus civilisé ni de plus digne d'amour ; en sorte que je ne suis pas surprise si Galatée en est tellement amoureuse, qu'elle peut à peine l'abandonner la nuit. Mais qu'elle s'abuse étrangement ! car Celadon n'aime que la bergere Astrée. Cependant ces rencontres ont perdu Lindamor ; la nymphe ayant trouvé ce que Climante lui avoit dit, mourra plus tôt que de l'épouser, & par toutes sortes de moyen elle tâche d'inspirer de l'amour au berger, qui même en sa presence ne fait que soupirer l'absence d'Astrée. Je ne sçai si c'est la contrainte où il se trouve (car elle ne veut point qu'il sorte du palais) ou la quantité d'eau qu'il a bue qui cause son mal ; mais il n'a fait que languir, & il lui a pris une fiévre si ardente, que ne sçachant plus de remede à sa santé, la nymphe me commanda de venir en diligence vous chercher, afin que vous vissiez ce qui seroit necessaire pour le sauver.

 Le druyde avoit attentivement écouté le recit de sa niéce, & suivant les differentes choses qui lui étoient échapées, il porta des jugemens qui approchoient assés de la verité ; car il connut bien que Leonide n'étoit exemte ni de faute, ni d'amour. Mais il étoit trop habile pour ne pas dissimuler ; il dit donc à la nymphe, qu'il seroit ravi de pouvoir servir Galatée, sur tout en la personne du berger, dont il avoit toujours aimé la famille ; qu'il étoit issu d'anciens chevaliers, que ses ancêtres avoient choisi la vie pastorale comme plus heureuse que celle des cours, & qu'il falloit prendre grand soin de lui ; mais que Galatée en usoit d'une maniere qui lui étoit peu honorable, & que quand il seroit arrivé au palais, il lui feroit sur cela ses remontrances. La nymphe un peu honteuse, répondit que, malgré l'envie qu'elle avoit eue de lui parler, elle n'en avoit eu ni la hardiesse, ni les occasions ; & que Climante étoit l'auteur de tout le mal. «Oh, s'il étoit possible de l'attraper, repartit Adamas, il payeroit cher l'insolence qu'il a eue d'usurper la qualité de druyde. La chose ne sera pas difficile, dit Leonide. Il dit à Galatée, de retourner plusieurs fois au lieu qu'il lui marquoit, en cas que la premiere fois elle ne rencontrât pas l'homme désigné. Je sçai que Polemas & lui étant venus trop tard le premier jour, ne manquérent pas d'y venir les jours suivans : qui voudra surprendre l'imposteur, n'aura qu'à se cacher au lieu que je vous montrerai, il y viendra sans doute. Pour ce qui est du jour, je l'ai oublié, mais vous pourrez le sçavoir de Galatée.»

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LIVRE DIXIÈME.



 Le druyde & la nymphe abregérent ainsi leur chemin, & se trouvérent, presque sans y penser, près du palais d'Isoure. Adamas instruisit Leonide de tout ce qu'elle avoit à dire de lui à Galatée : «Mais sur tout, disoit-il, ne lui faites pas entendre que j'aye blâmé sa conduite ; c'est par la douceur, & non par la force qu'il faut la ramener. Cependant, souvenez-vous que ces sortes d'attachemens sont honteux pour ceux qui les ont, & pour ceux qui les favorisent.» Il alloit continuer, mais à l'entrée du palais ils rencontrerent Sylvie qui les conduisit où étoit Galatée. Elle se promenoit dans les jardins, pendant que Celadon reposoit. Adamas mit un genou en terre, en abordant Galatée, & baisa le bas de sa robe ; Leonide en fit autant, mais la nymphe les releva, & les embrassa avec amitié. Elle remercia sur-tout Adamas de la peine qu'il avoit prise de venir, & l'assura qu'elle lui en marqueroit sa reconnoissance en toutes les occasions. «Madame, dit Adamas, je regrette seulement que celle qui se presente ne soit pas plus considerable. Vous n'en trouverez jamais qui me soit plus agréable que celle-ci, répondit Galatée. Nous en parlerons à loisir. Cependant allez vous reposer : Sylvie vous conduira dans votre appartement, & Leonide me rendra compte de ce qu'elle a fait.» Le druyde s'étant retiré, Galatée redoubla ses caresses à Leonide, & lui demanda des nouvelles de son voyage. Leonide en rendit compte ; «mais, continua-t-elle, je loue les dieux, madame, qui vous ont rendu votre serenité. Je dois, dit la nymphe, ce changement dont vous me felicitez, à la santé de Celadon ; à peine aviez-vous fait une lieue qu'il s'éveilla sans fiévre ; & son mal a tellement diminué, qu'il espere de se lever dans quelques jours. Voila, répondit Leonide, les meilleures nouvelles que je pusse apprendre à mon retour. Mais si je les avois sçues plus tôt, je n'aurois pas amené Adamas. Que dit-il de cet accident, repartit Galatée ? car vous lui aurez tout declaré. Je ne lui ai dit, madame, repliqua Leonide, que ce que j'ai cru qu'il sçauroit necessairement, quand il seroit ici. Il est instruit de vos bontés pour Celadon ; mais je lui ai dit, que c'étoit la pitié qui vous interessoit en sa faveur. Il connoît ce berger & sa famille ; il compte qu'il lui persuadera ce qu'il voudra, & je croi que si vous le desirez véritablement il vous y servira, mais il faudroit ne lui rien dissimuler. Quel bonheur, dit la nymphe ! Telle est la prudence d'Adamas, & son habileté, qu'il doit réussir dans tout ce qu'il entreprendra. Madame, répondit Leonide, je n'avance point ceci legerement, si vous daignez l'employer, vous verrez quel en sera le suecès.»

 La nymphe se figurant ses desirs satisfaits, est transportée de joye. Mais pendant qu'elles discouroient de la sorte, Sylvie qui avoit beaucoup de familiarité avec Adamas, l'entretenoit du même sujet : & le druyde voulant s'assurer si Leonide lui avoit dit la verité, la pria de lui raconter ce qu'elle en sçavoit. Sylvie qui vouloit serieusement rompre cette intrigue, parla sans feinte, & commença en ces termes :



HISTOIRE DE LEONIDE.



 Pour satisfaire à ce que vous me demandez, Adamas, je suis contrainte de toucher des particularités étrangeres à Galatée, car si je ne me trompe, il est nécessaire que vous en soyez instruit. Je ne sçai par quelle fatalité Leonide se trouve toujours mêlée aux desseins de Galatée ; mon intention n'est pas de la blâmer, moins encore de rien divulguer ; car en vous parlant je croi la chose aussi secrete que si vous l'aviez ignorée. Sçachez donc que le merite & la beauté de Leonide lui avoient concilié l'affection de Polemas, & que non contente d'être aimée, elle voulut aimer aussi ; mais elle sçut si bien déguiser ses sentimens, que Polemas fut long-temps sans être instruit de son bonheur. Vous avez aimé, n'en faites point mystere, & vous sçavez mieux que moi que l'amour se cache difficilement. Polemas donc connut qu'il étoit aimé ; cependant ils n'avoient point osé se declarer leur tendresse mutuelle. Après le sacrifice qu'Amasis fait offrir tous les ans, en memoire de son mariage avec Pimandre, nous nous trouvâmes toutes l'après dinée dans les jardins de Montbrison ; & pour nous garantir du soleil, Leonide & moi, nous nous étions assises sous des arbres qui formoient un agréable ombrage. A peine y étions nous que Polemas vint nous joindre, & bien que j'eusse remarqué qu'il nous avoit suivies des yeux, il feignit que c'étoit par hazard qu'il nous avoit rencontrées. Comme nous gardions le silence, & qu'il avoit la voix belle, je le priai de chanter. «Je le ferai, si cette beauté, dit-il, en montrant Leonide, me le commande. Un tel commandement ne seroit pas à sa place, dit-elle, mais je joins mes prieres à celles de ma compagne. Je le veux, répondit Polemas, & de plus, je vous assure que ce que vous entendrez a été fait durant le sacrifice, & pendant que vous étiez en oraison.» C'est donc, Leonide, lui dis-je, qui en est la matiere ? «Oui certes, me répondit-il, & j'en suis témoin.» Alors il commença de la sorte :


 La divine beauté qu'adorent tous les cœurs,
Adoroit à son tour la majesté suprême ;
Oui je l'ai vue alors s'oublier elle même,
Et pourtant, sans dessein, lancer des traits vainqueurs.


 Sois pere, disoit elle, & non juge irrité,
Puisque tu veux, ô dieu ? que pere l'on t'appelle.
Sois traitable, disois je, & non pas si cruelle'
Puisqu'enfin tu reçus le don de la beauté.

 Nous prétions une oreille attentive, & peut-être que j'en eusse sçu davantage, si Leonide craignant que Polemas ne découvrît ce qu'elle vouloit me cacher, n'avoit à l'instant pris la parole. «Je gage, dit-elle, que je devinerai pour qui cette chanson a été faite.» Et feignant de lui nommer une nymphe tout bas, elle lui dit en effet d'être reservé devant moi. «Vous n'avés assurément pas deviné, répondit Polemas, je vous jure que ce n'est point celle que vous m'avez nommée.» Je m'apperçus alors qu'elle se défioit de moi ; c'est pourquoi je m'éloignai d'eux, sous pretexte de ceuillir des fleurs, & je ne laissai pas d'observer leurs actions. Polemas m'a tout avoué, depuis qu'il a cessé d'aimer Leonide ; car je n'ai rien pu sçavoir tant qu'a duré sa passion. Lorsqu'ils furent seuls, Leonide commençant la premiere : «Hé quoi, Polemas, dit-elle, vous vous jouez ainsi de vos amies ? Avouez la verité, pour qui sont ces vers ? Belle nymphe, dit-il, vous le sçavez aussi bien que moi. Il faudroit donc, dit-elle, que j'eusse le talent de deviner. Vous l'avez, répondit Polemas, & vous êtes de celles qui commandent au dieu même qui parle par leur bouche. Voilà un énigme impenetrable, dit Leonide. J'entens, repliqua Polemas, que l'Amour parle par votre bouche ; & que vous n'obéissez point à ce dieu, car il veut que qui aime soit aimé, & vous au contraire, vous êtes insensible pour ceux même que vous faites mourir. Voilà ce que j'éprouve, moi qui puis jurer avec verité, que jamais personne n'aima comme je vous aime.» En prononçant ces derniers mots il rougit, & Leonide lui répondit en souriant. «Polemas, les vieux soldats prouvent leur valeur par leurs blessures, & ne s'en plaignent point ; pour vous qui vous plaignez, si l'Amour demandoit à voir les vôtres, vous seriez dans un étrange embarras. Cruelle nymphe, dit Polemas, vous vous trompez. Je lui dirois seulement : Amour quitte ton bandeau, & regarde les yeux de mon ennemie. Belle nymphe laissez vous attendrir par nos larmes, & si nous adorons votre beauté, ne nous faites pas blâmer vos rigueurs.» Leonide aimoit Polemas ; cependant elle ne vouloit pas encore qu'il le sçut ; mais aussi craignant de le perdre, si elle lui ôtoit toute esperance, elle répondit : «Le temps m'apprendra mieux que vos discours quels sont en effet vos sentimens : Et quand le temps m'en aura dit autant que vous, soyez persuadé que je serai touchée de votre affection, comme je le suis déja de votre merite. Jusques-là n'esperez de moi que ce que vous pouvez vous promettre de mes compagnes en general.» Polemas voulut lui baiser la main ; mais parce que Galatée la regardoit : «Chevalier, lui dit-elle, on nous observe, si vous en usez de la sorte vous me perdrez.»

 A ces mots elle se leva, & vint nous réjoindre. Telle fut la premiere ouverture qu'ils se firent de leurs sentimens. D'un autre côté Galatée qui avoit des desseins sur Polemas, & qui s'étoit apperçue de son empressement pour Leonide, voulut sçavoir ce qui s'étoit passé au jardin. Leonide qui a toujours eu la confiance de la nymphe, n'osa nier entierement la verité ; elle dissimula en partie, & satisfit en partie à la curiosité de Galatée. Mais elle en dit assés pour l'enflamer davantage, ensorte que depuis ce jour Galatée employa tant d'artifices pour engager Polemas, qu'il étoit difficile qu'il échapât. Elle commença par défendre à Leonide d'écouter davantage le chevalier, parce qu'il avoit certainement d'autres desseins. Leonide étoit encore trop simple pour penetrer les vues de Galatée. Elle evita donc Polemas, qui en devint plus empressé. Il continua ses recherches, il fit parler ses feux, il plut tellement que Leonide eut peine à dissimuler le bien qu'elle lui vouloit ; Polemas enfin connut qu'il étoit aimé. Mais que l'amour est bizare ! ce jeune amant dont la passion étoit si violente, quand il doutoit du retour de Leonide, cesse de l'aimer presqu'en même temps qu'il en est assuré. Il est vrai que Galatée contribua beaucoup à ce changement ; car elle sçut si bien se servir de son autorité & du temps, caressant Polemas quand Leonide le maltraitoit, l'attirant à elle quand Leonide le fuyoit, qu'il commença de tourner les yeux vers Galatée. Bien-tôt le cœur suivit les yeux. Mais, ô sage Adamas, apprenez comment il a plu à l'Amour de se jouer de ces amans. Le sort avoit donné depuis quelque temps Agis pour serviteur à Leonide ; & quoiqu'Agis en la servant n'eût point consulté son cœur, toutefois il ratifia depuis l'élection du sort quand Polemas se mit sur les rangs. Agis remarqua cette passion naissante. Il se plaignit ; on lui répondit froidement, & ces réponses au lieu d'éteindre sa jalousie, éteignirent peu à peu son amour. Il considera combien Leonide étoit susceptible d'inconstance, & prenant une genereuse resolution, il aima mieux s'eloigner, que de voir triompher son rival. Et certes j'ai oui dire qu'en pareil cas, il n'y avoit point de remede plus assuré. Du moins Agis eut à se louer de la resolution qu'il avoit prise. A peine fut-il parti, que le mepris de la volage succeda dans son cœur à tout l'amour qu'il avoit eu pour elle. Ainsi Leonide voulant acquerir Polemas, perdit Agis qui lui étoit entierement acquis. Mais l'Amour n'en demeura pas là ; presqu'en même temps prit naissance l'affection de Lindamor ; & comme Leonide avoit dédaigné Agis pour Polemas, & Polemas Leonide pour Galatée, de même Galatée dédaigna Polemas pour Lindamor. Il seroit difficile de vous redire ici toutes les extravagances des derniers ; Polemas, bien que traité comme il avoit lui-même traité Leonide, n'a pas perdu pour cela l'esperance. Il a usé de tous les artifices imaginables pour rentrer en grace ; mais jusqu'ici tres-inutilement, quoiqu'il ait empêché l'auteur de sa disgrace de posseder le bien qu'il desire. Lindamor n'est plus aimé, soit qu'il faille imputer ce changement aux artifices de Polemas, ou que telle soit la volonté des dieux qui lui a été der nierement declarée par un druyde. Il semble qu'Amour veuille exercer toute sa tyrannie sur la nymphe Galatée ; à peine le souvenir d'un amant est-il effacé de son cœur, qu'un autre lui succede ; & nous voici maintenant reduites à l'amour d'un berger, qui comme berger peut meriter beaucoup, mais qui en cette même qualité est indigne de Galatée ; cependant elle est si entêtée de ce berger, que si son mal avoit continué, j'ignore ce qu'elle seroit devenue. Vous n'avez pas encore tout entendu, sage Adamas, mais ici j'ai besoin de votre prudence & de votre discretion. Leonide est peut-être encore plus éprise de Celadon, que Galatée. Déja la jalousie s'en mêle, & bien que j'aye tâché de tout concilier, je desespere d'y réussir desormais. C'est pour cela que je loue les dieux de votre heureuse arrivée ; pour moi, je ne sçavois plus comment me conduire en des conjonctures si delicates. Pardonnez, si je vous ai parlé avec tant de franchise de ce qui vous touche, j'ai consulté mon attachement pour Leonide & pour Adamas.

 Ainsi parla Silvie, montrant qu'elle desapprouvoit la conduite des nymphes, & pour commencer à les guerir avant le berger, dont le mal étoit moins grand, Adamas lui demanda quel étoit son avis. Pour moi, dit-elle, je commencerois par ôter la cause du mal, qui est le berger ; mais il faut ici de la dexterité, car Galatée ne peut consentir à son départ. Vous pensez-bien, répondit le druyde ; mais en attendant, il faut prendre garde que Celadon ne prenne de l'amour pour elle ; car la jeunesse & la beauté ont bien de la sympathie ; & nous travaillerions en vain, s'il venoit à les aimer. O Adamas, répondit Silvie, si vous connoissiez Celadon comme moi, vous n'auriez point ces frayeurs ! Il est si amoureux d'Astrée, que rien qu'elle ne peut le toucher ; d'ailleurs en l'état où il est, il ne peut guere s'occuper d'autre chose que de sa guerison. Belle Silvie, repartit le druyde, vous n'avez point encore senti le pouvoir de l'Amour, ce dieu à qui tout ce qui respire est assujetti, se plaît toujours à faire éclater sa puissance ; vous-même ne vivez point dans une si grande securité ; il n'y a point encore eu de vertu qui se soit soustraite à l'amour. La chasteté même ne l'a pû, temoin Endymion. Pourquoi, sage Adamas, dit incontinent Sylvie, me présagez-vous un si grand malheur ? C'est, dit Adamas, afin que vous ne soyez point surprise, avant que d'être bien preparée. On m'a dit que le berger avoit toutes les qualités qui peuvent tendre aimable : si l'on m'a fait un fidele rapport, il y a du danger. Je le brave, dit Sylvie ; voyez seulement ce que vous jugez à propos que je fasse. Il me semble, dit le druyde, qu'il faut connoître auparavant les dispositions, quand j'en serai instruit, nous arrangerons les choses le mieux qu'il nous sera possible ; cependant tenons notre dessein secret.

 Là dessus Sylvie laissa reposer Adamas, & vint retrouver Galatée, qui avec Leonide étoit près de Celadon ; dès qu'elle l'avoient sçu éveillé elles n'avoient pû resister plus long-temps à l'impatience qu'elles avoient de le voir. Il fit bien des caresses à Leonide, quoique l'humeur de Sylvie lui plût davantage. Bien-tôt la conversation tomba sur Adamas, dont on loua la sagesse & la bonté. Sur cela, Celadon demanda s'il n'étoit pas fils du grand Pelion, dont il avoit entendu raconter tant de merveilles : «C'est lui-même, répondit Galatée, il est venu exprès pour vous. Oh, madame, dit le berger, qu'il seroit habile, s'il pouvoit me guerir ! mais je crains bien qu'il n'osera pas même l'entreprendre, quand il connoîtra mon mal.» Galatée pensant qu'il parloit de la maladie qui le tenoit au lit : «Est-il possible, dit-elle, que vous vous croyiez encore malade ? je suis persuadée, que pour peu que vous vous aidiez, vous pourrez sortir avant deux jours. Peut-être, madame, répondit Leonide, ne sera-t-il pas gueri pour cela ; car notre mal est quelquefois si caché, que nous-mêmes nous l'ignorons, jusqu'à ce qu'il soit à son dernier periode.»

 Le druyde qui survint interrompit cet entretien. Il trouva Celadon bien disposé pour le corps, car le mal étoit sur son déclin ; mais quand il lui eut parlé, il jugea bien qu'il n'en étoit pas de même de son esprit : & n'ignorant pas qu'un prudent medecin doit toujours apporter le premier remede au mal qui presse davantage, il resolut de commencer par Galatée.

 Dans ce dessein il voulut s'éclaircir de la volonté de Celadon ; & le soir, quand toutes les nymphes furent retirées, profitant d'un moment où Meril n'étoit point avec lui, il ferma les portes, & lui parla en ces termes : «Je crois, Celadon, que votre surprise n'a pas été médiocre, lors que vous, berger, & nourri dans les villages, vous vous êtes vû tout à coup caressé, servi par des nymphes, & par celle-là même qui commande en toute cette contrée ? Fortune que les plus grands ont inutilement desirée, & dont vous devez remercier les dieux, afin qu'ils la rendent durable.» Adamas ne lui tenoit ce langage, que pour l'inviter à lui découvrir son amour, s'il en avoit conçu pour les nymphes. «Mon pere, répondit le berger, en poussant un profond soupir, puis-je appeller fortune, ce qui me fait ressentir les plus cruels déplaisirs ? Comment se peut-il, ajouta le druyde, pour mieux cacher l'artifice, que vous soyez assés aveugle pour ne pas connoître à quel point de grandeur cette rencontre vous éleve ! Helas, repartit Celadon, c'est ce qui m'annonce une chute plus terrible. Quoi, lui dit Adamas, vous craignez que votre bonheur ne s'écoule ! Je crains, dit le berger, qu'il dure trop ; mais pourquoi nos agneaux meurent-ils quand ils sont long-temps dans l'eau, tandis que les poissons y vivent & s'y plaisent ? C'est, répondit le druyde, que l'eau n'est pas l'élement de ceux-là. Hé pensez-vous, mon pere, repliqua Celadon, qu'il soit plus naturel à un berger de vivre parmi tant de nymphes ? Je suis né berger, & dans les villages, & rien au dessus de ma condition ne me peut plaire. Mais est-il possible, ajouta le druyde, que l'ambition qui semble née avec l'homme, ne puisse point vous retirer de votre vie champêtre ; ou que la beauté dont les charmes font de si vives impressions sur un jeune cœur, ne puisse vous détourner de votre premier dessein ? L'ambition qui convient à chacun de nous, dit le berger, c'est de faire avec distinction ce qu'il doit faire ; la beauté qui doit nous attirer est la beauté que nous pouvons aimer, & non pas celle que nous ne devons regarder qu'avec respect. Pourquoi, dit Adamas, vous figurez-vous parmi les hommes quelque grandeur où le merite & la vertu ne puissent arriver ? Parce que je sçai, dit le berger, que toutes choses doivent se tenir dans les bornes que la nature leur a prescrites, & que qui espere d'être autre qu'il n'étoit, est dans l'erreur du monde la plus grossiere.

 Le druyde charmé des réponses du berger, & ravi que son cœur fut si éloigné de Galatée, reprit la parole : «Mon fils, lui dit-il, je loue les dieux, qui vous ont accordé tant de sagesse : soyez assuré que tant que vous n'abandonnerez point ces maximes, ils vous envoyeront toutes sortes de prosperités. Combien y en a-t-il qui se sont laissé seduire par des esperances encore plus frivoles ? Quel en a été le fruit ? un repentir violent suivi de peines incroyables. Demandez aux dieux qu'ils vous maintiennent dans la vie douce & tranquille que vous avez menée jusqu'ici. Mais, Celadon, puisque vous n'aspirez ni à ces grandeurs, ni à ces beautés, qui peut donc vous retenir parmi les nymphes ? Helas, répondit le berger, c'est la seule volonté de Galatée. Si mon mal me l'avoit permis, je n'aurois rien oublié pour échaper, quoique l'entreprise me paroisse difficile : à moins que je ne sois aidé, ou que foulant aux pieds tout respect, je ne m'en aille malgré la nymphe. Elle m'obsede continuellement, & si quelque affaire l'oblige à me quitter, les nymphes demeurent auprès de moi, & le petit Meril en leur absence. Lorsque j'ai parlé à Galatée de mon départ, elle est entrée dans une si vive colere, elle m'a accablé de tant de reproches, que je n'ai plus osé lui en rien toucher ; mais ce séjour m'a paru si affreux, que cest principalement à l'ennui qu'il m'a causé, que j'attribue ma maladie. Si jamais les malheureux ont excité votre compassion, je vous conjure, mon pere, par les dieux que vous servez si dignement, par votre bonté naturelle, & par la memoire du grand Pelion, qui vous donna le jour, de prendre pitié de ma vie, & de m'aider à sortir des fers où je suis retenu.» Adamas charmé des dispositions dans lesquelles il trouvoit le berger, l'embrassa tendrement, & lui dit : «Soyez assuré, mon fils, que je ferai ce que vous souhaitez, & que dès que votre mal vous le permettra, je vous faciliterai les moyens de sortir sans effort de ces lieux ; songez seulement à rétablir votre santé, & persistez dans votre resolution.» Après plusieurs discours semblables, Adamas laissa le berger, mais si transporté de joye, qu'il se seroit levé à l'instant même, si le druyde ne s'y étoit opposé.

 Cependant Leonide qui vouloit enfin détromper Galatée au sujet de Climante, se mit à genoux près de son lit, lorsque Sylvie, & le petit Meril se furent retirés ; & après quelques mots jettés au hazard, elle poursuivit en ces termes : «Qu'en mon voyage j'ai appris de nouvelles, & de nouvelles qui vous interessent ! Je ne voudrois pour rien au monde les ignorer. Que voulez-vous dire, répondit la nymphe ? C'est, ajouta Leonide, que l'on vous a tendu le piege le plus subtil & le plus horrible que l'amour ait jamais inventé : & quand je n'aurois fait autre chose que de le découvrir, vous devriez être contente de mon voyage.» Alors elle raconta tout ce qu'elle avoit entendu de la bouche même de Climante, & de Polemas. Galatée témoigna d'abord quelque surprise, mais enfin sa passion pour le berger lui persuada que Leonide avoit des vues secretes, & qu'elle vouloit le posseder toute seule. Ainsi loin d'ajouter foi à ces discours ; «Allez, lui dit-elle, retirez-vous, peut-être que demain vous sçaurez mieux déguiser vos artifices.» Leonide se sentit si piquée de ces mots, qu'elle resolut à quelque prix que ce fût de mettre Celadon en liberté.

 Dans ce dessein elle vint trouver le soir même Adamas, & lui parla en ces termes : «Puisque la santé de Celadon est rétablie, que voulez-vous qu'il fasse ici plus long-temps ? Je ne vous ai point caché les sentimens de Galatée ; j'ai essayé de la desabuser au sujet de l'imposteur Climante, mais elle est tellement éprise de Celadon, qu'elle regarde comme ses plus cruels ennemis tous ceux qui veulent l'en détacher. Je ne vois d'autre moyen d'y réussir, que de renvoyer le berger, ce qui ne se peut sans vous ; car la nymphe m'éclaire incessamment, & au moindre pas que je fais je lui deviens suspecte.» Adamas entendant Leonide, se figura qu'elle avoit parlé ainsi, dans la crainte qu'il n'eût remarqué sa bonne volonté pour Celadon. Jugeant neanmoins que pour couper racine à ces amours, le meilleur moyen étoit d'éloigner le berger, il dit à sa niece, pour mieux couvrir son artifice, qu'il ne desiroit rien tant que ce qu'elle proposoit ; mais que l'execution n'étoit pas facile. «Rien ne l'est davantage, repartit Leonide, ayez seulement un habit de nymphe, Celadon est jeune, il n'a point encore de barbe, il pourra aisément sous cet habit sortir du palais ; & personne ne le reconnoîtra.» Adamas approuva l'expedient, & resolut d'aller dès le lendemain chercher un habit ; il fit entendre à Galatée qu'il avoit besoin de remedes pour empêcher que Celadon ne retombât, & communiqua ce dessein à Sylvie, qui le gouta fort, supposé qu'Adamas revînt promptement.

 A peine Celadon étoit éveillé que Galatée & Leonide entrerent dans sa chambre, sous pretexte d'apprendre de ses nouvelles ; en même temps Adamas connoissant à leur vigilance que tout retardement étoit dangereux, s'approcha du berger, & se tournant vers la nymphe, lui demanda la permission de s'informer de quelques particularités, qu'il n'oseroit toucher en sa presence. Galatée pensant qu'il seroit question de sa maladie, se retira, & donna lieu au druyde d'expliquer à Celadon ses desseins, lui promettant de revenir au plus tard dans trois jours. Celadon l'en conjura avec la derniere instance, il prévoyoit bien qu'autrement il ne pouvoit guere esperer sa liberté. Adamas après l'avoir assuré d'un prompt retour, tire à part Galatée, & lui repete que maintenant le berger se porte bien, mais que pour prévenir le mal, il est necessaire qu'il aille chercher des remedes, & qu'il ne tardera pas à revenir. Ce parti plut à la nymphe, car d'un côté elle souhaitoit passionnément l'entiere guerison du berger ; & de l'autre la presence du druyde commençoit à la contraindre. Bien qu'Adamas connût ses dispositions secretes, il dissimula, & dès qu'il eut diné il se mit en chemin, laissant les trois nymphes dans une étrange perplexité ; car chacune avoit ses interêts separés, & pour se tromper mutuellement, elles avoient toutes besoin d'une grande souplesse. Elles étoient donc incessamment autour du lit de Celadon ; mais Sylvie le quittoit moins que les autres, ne voulant pas que ni Galatée ni Leonide lui parlassent en particulier. Cependant elle ne put empêcher celle-ci d'avertir le berger des mesures qu'elle avoit concertées avec Adamas ; puis elle continua : «Mais dites la verité, Celadon, vous serez aussi peu sensible à ce bon office, que vous l'êtes maintenant à toutes les marques que je vous donne de mon amitié. Du moins souvenez-vous des outrages que me fait Galatée à votre occasion ; & si toute ma tendresse pour vous ne peut meriter la vôtre, que j'aye du moins la satisfaction d'entendre de votre bouche que l'affection de la nymphe Leonide ne vous est pas desagréable.» Celadon avoit déja remarqué cette amitié naissante, il eût voulu l'éteindre d'abord ; mais craignant que le dépit ne fit changer à la nymphe la resolution qu'elle avoit prise avec Adamas ; il lui dit : «Belle Leonide, quelle opinion auriez-vous de moi, si oubliant Astrée que j'ai si long-temps servie, je prenois de nouvelles chaînes ? Celadon, répondit Leonide, il est inutile que vous dissimuliez avec moi, je suis trop instruite de ce qui vous regarde. Puisque vous êtes si bien informée, repliqua le berger, examinez mes actions passées, & dites ce que vous exigez de moi.» A ces mots Leonide ne put retenir ses larmes ; considerant toutefois qu'elle trahissoit son devoir, & que ses efforts étoient superflus, elle resolut de se vaincre elle même. Mais la chose étant difficile, il fallut que le temps la preparât à recevoir les conseils de la prudence. Dans cette resolution, elle parla au berger en ces termes : «Berger, en l'état où je suis, je ne sçaurois prendre de parti, mais n'oubliez pas l'offre que vous m'avez faite, car je prétens m'en prévaloir.» Leur entretien eût duré plus long-temps, si Sylvie qui survint ne l'eût interrompu ; & s'adressant à Leonide. «Vous ne sçavez pas, dit-elle, que Fleurial est arrivé, & qu'il a tellement surpris la garde, que nous l'avons vu près de Galatée, avant que nous sçussions son retour. Il a donné des lettres à la nymphe, je ne sçai d'où elles viennent, mais elle a changé de couleur en les recevant.» Leonide se doutant qu'elles venoient de Lindamor, se rendit auprès de Galatée, pour s'en éclaircir.

 Sylvie se trouvant seule avec Celadon, lui parla avec tant de bonté, que si quelqu'autre qu'Astrée eût pû le toucher, c'étoit elle sans doute. Admirez comme l'Amour se plaît à contrarier nos desseins : Leonide & Galatée employent tous les artifices imaginables pour lui inspirer de la tendresse, & ne peuvent y réussir : Sylvie qui n'y pense pas approche plus du but qu'elles. Cependant la nymphe qui aimoit la conversation du berger, & qui ne cherchoit qu'à le faire parler, lui dit : «Vous ne sçauriez croire, berger, quelle joye je ressens de vous connoître, & si Galatée s'en rapporte à moi, tant que Clidaman sera éloigné de la Cour, nous aurons plus souvent votre compagnie que nous ne l'avons eue ; car à ce que je vois il y a du plaisir dans vos hameaux, & parmi vos jeux innocens, puisque vous ne connoissez ni l'ambition, ni l'envie, ni l'artifice, ni la médisance, qui sont comme autant de maux dont notre vie est empoisonnée. Sage nymphe, répondit le berger, ce que vous dites seroit plus que veritable, si nous n'étions pas sous le pouvoir de l'Amour mais les effets que produit l'ambition parmi vous, l'amour les fait naître en nos villages : les ennuis d'un rival valent bien ceux d'un courtisan, comme les artifices des bergers qui aiment ne le cedent point aux artifices des ambitieux ; & de là vient que les médisans expliquent à leur gré nos actions, ainsi que parmi vous. Il est vrai qu'au lieu de deux ennemis que vous avez, qui sont l'amour & l'ambition, nous n'en avons qu'un, & c'est pour cela que parmi les bergers quelques uns peuvent se dire heureux, mais nul, comme je le croi, entre les courtisans ; car ceux qui triomphent de l'amour ne resistent point aux attraits de l'ambition, & qui n'est point ambitieux ne triomphe pas de la beauté. Nous qui n'avons qu'un ennemi, nous pouvons plus aisément le combattre ; témoin Silvandre, berger sage à la vérité, mais pourtant plus heureux que sage ; car je tiens pour un grand bonheur qu'il n'ait point encore trouvé de bergere qui lui ait plu ; de là vient qu'il n'a point eu de familiarité avec aucune, & qu'il a conservé sa liberté. Il me semble en effet, qu'à moins que d'avoir déja une passion dans le cœur, il est impossible de voir long-temps une beauté aimable sans l'aimer.» Sylvie lui répondit : «Je suis si peu sçavante en cet art, que je dois m'en rapporter à vous ; il faut pourtant que ce soit autre chose que la beauté qui fasse aimer, autrement qui seroit aimée d'un seul devroit l'être de tous. Toutes les beautés, dit le berger, ne sont pas vues de la même façon : & semblables aux couleurs, il y en a qui plaisent à quelques-uns, & qui déplaisent à d'autres. Les belles non plus ne voyent pas tous les hommes de la même façon. Tel leur plaira à qui elles s'efforceront de plaire, & tel au rebours à qui elles essayeront de paroître moins agréables. Mais outre ces raisons, j'approuve encore celles de Sylvandre : demandez-lui pourquoi il est sans amour, il vous répondra qu'il n'a pas trouvé son aiman, & que quand il le rencontrera, il ne pourra se défendre d'aimer. Qu'entend-il par cet aiman, répondit Sylvie ? Je ne sçai, répliqua le berger, si je pourrai bien vous redire ce que j'ai entendu de la bouche de Silvandre ; car il a fort étudié, & il passe parmi nous pour très-intelligent. Quand Dieu forma nos ames, dit Silvandre, il les toucha toutes avec des aimans, & mit en des lieux separés les aimans dont il avoit touché les ames des hommes ; & ceux dont il avoit touché les ames des femmes. Quand il envoye les ames dans les corps, il conduit celles des femmes où sont les aimans qui ont touché les ames des hommes, & les ames des hommes, il les conduit où sont les aimans qui ont touché celles des femmes, & leur fait prendre un aiman à chacune. S'il y a des ames friponnes, elles en prennent plusieurs qu'elles cachent. Il arrive de là qu'aussi-tôt que l'ame est entrée dans le corps, & qu'elle rencontre celle qui a son aiman, elle ne peut se défendre de l'aimer. De là tous les effets de l'amour : car celles qui sont aimées de plusieurs, c'est qu'elles ont pris plusieurs aimans. Celle qui aime quelqu'un dont elle n'est pas aimée, c'est qu'il a son aiman, & qu'elle n'a pas le sien. On lui fit plusieurs difficultés, à quoi il répondit très-bien ; je lui demandai, moi, pourquoi un berger aimoit quelquefois plusieures bergeres. C'est, dit-il, que lors que Dieu mêla les aimans, celui du berger se rompit, & que son ame est attirée par celles qui en ont pris des parties ; mais aussi remarquez que les personnes qui ressentent plusieurs amours n'aiment pas beaucoup ; c'est que ces parties separées ont moins de force que si elles étoient unies. De là encore, ajoutoit-il, voyons-nous des personnes en aimer d'autres qui à nos yeux n'ont rien d'aimable ; & des Gaulois nourris parmi les plus belles femmes, leur préférer des étrangeres.» Diane lui demanda ce qu'il disoit de Timon athenien qui n'aima jamais, & qui ne fut jamais aimé. «C'est, dit Silvandre, que lorsqu'il vint au monde, son aiman étoit resté dans la foule des autres, ou que celui qui l'avoir pris, n'étoit déja plus. Que disoit-il, continua Sylvie, sur ce que personne n'avoit aimé Timon ? Il disoit, répondit Celadon, que le grand Dieu comptoit quelquefois les pierres qui lui restoient, & n'en trouvant pas le nombre déterminé, parce que des ames en avoient pris plusieurs, comme je l'ai dit, celles qui se presentoient alors n'en emportoient point : c'est pour cela, ajoutoit-il, que nous voyons quelquefois des bergeres très-aimables ne trouver personne qui les aime. Mais le gracieux Corilas lui fit une demande suivant ce qui le touchoit alors. Pourquoi, lui dit-il, après avoir long-temps aimé une bergere, la quittons-nous pour en prendre une autre ? C'est, répondit Silvandre, que l'aiman de celui qui change a été rompu, & que la bergere qu'il avoit aimée la premiere, avoit une pierre moins grande que la seconde à qui il la sacrifioit.

 Voilà un gentil berger, dit Sylvie, mais de grace, apprenez-moi qui est ce Silvandre. Comment pourrois-je vous l'apprendre, dit Celadon, puisque lui-même il l'ignore ? Seulement nous jugeons par ses bonnes qualités qu'il est de bon lieu ; & tout ce que nous sçavons c'est qu'il est venu des bords du lac Leman s'établir dans notre hameau avec des facultés médiocres ; mais par la connoissance qu'il a des troupeaux & des pâturages, il s'est fait une petite fortune : il peut même aujourd'hui se dire riche : car, ô belle nymphe, peu suffit pour nous rendre tels, nous ne cherchons qu'à vivre selon la nature, & nous mesurons nos richesses à notre contentement. Vous êtes, dit Sylvie, plus heureux que nous. Mais vous m'avez parlé de Diane, je ne la connois que de vue. Dites-moi, je vous supplie, qui est sa mere. C'est Bellinde, répondit-il, femme du sage Celion, qui fut enlevé à la fleur de son âge. Et quel est le caractere de Diane, dit la Nymphe ? C'est, répondit le berger, une des beautés les plus accomplies du Lignon, & je ne sçai qu'Astrée qui puisse le lui disputer. Mais ce qu'il y a de plus admirable en elle, c'est que son esprit égale sa beauté, & qu'elle est douée de toutes les perfections. Bien qu'elle n'ait point d'amour, elle sçait aimer la vertu, & plaît davantage avec ces sentimens paisibles, que les autres avec leurs passions. Comment se peut-il, ajouta Sylvie, qu'elle ne soit pas servie de plusieurs ? C'est, dit le berger, à cause de la tromperie de Filidas. Si vous daigniez me l'apprendre, & qui étoient Celion & Bellinde, vous me feriez un extrême plaisir, dit la nymphe ; aussi-bien ne pouvons-nous mieux employer le temps que nous laisse Galatée, qui lit maintenant les lettres qu'elle a reçues. Je vous obéis, ajouta Celadon, & pour ne pas vous ennuyer, j'abrege autant qu'il m'est possible.»



HISTOIRE
DE CELION ET DE BELLINDE.



 Si la vertu plaît par elle-même, & s'il est comme impossible de resister à ses attraits seuls ; lorsqu'elle est unie à la beauté, non seulement elle se concilie la bienveillance, mais elle emporte encore l'admiration. Vous en allez voir, belle Sylvie, une preuve nouvelle dans l'histoire de Bellinde que vous m'avez demandée.

 Sçachez donc que non loin de ce palais, fut un honnête berger, nommé Philemon, qui après plusieurs années de mariage eut une fille qu'il appella Bellinde, & que l'on vit bien-tôt surpasser toutes ses compagnes, par son esprit & par sa beauté. En même temps un autre berger, nommé Leon, avec qui le voisinage l'avoit lié d'une étroite amitié, eut aussi une fille, qui dès son enfance promettoit beaucoup, on lui donna le nom d'Amarante. De l'amitié des peres nâquit celle des filles : dès le berceau elles furent nouries ensemble, & quand leurs âges le permit, elles conduisirent leurs troupeaux au même lieu, & le soir elles les ramenoient de compagnie en leurs cabanes. Mais comme elles croissoient en beauté à mesure qu'elles croissoient en âge ; plusieurs bergers les rechercherent, sans pouvoir obtenir d'elles qu'un accueil gracieux. Il arriva que Celion, jeune bergerde cette contrée, ayant égaré une brebis, la retrouva dans le troupeau de Bellinde, où elle s'étoit retirée. Bellinde la rendit avec tant de marques d'honnêteté, que Celion ressentit en ce moment ce que peuvent deux beaux yeux ; il ne l'avoit point éprouvé, l'idée même ne lui en étoit pas venue. Cependant, tout ignorant qu'il étoit, il sçut faire connoître son mal au seul medecin qui pouvoit le guerir ; car Bellinde le connut par ses actions presqu'aussi-tôt que lui-même. L'amour de Celion croissant avec l'âge, il fut contraint de changer les jeux de l'enfance en une recherche serieuse. D'un autre côté Bellinde écoutoit plus volontiers Celion que les autres bergers qui la servoient ; mais elle ne le traitoit pourtant que comme son frere, ainsi qu'elle lui fit bien connoître un jour. Pendant que ses troupeaux paissoient sur les rives du Lignon, elle contemploit sa beauté dans l'onde. Surquoi le berger, en lui passant avec mignardise la main devant les yeux, lui dit : «Ne craignez-vous point, belle bergere, le danger que d'autres ont couru en se regardant ainsi ?» Bellinde qui ne comprenoit pas le sens de ces paroles, lui demanda pourquoi il lui tenoit ce langage. «Ah, dit Celion, belle & dissimulée bergere, vous voyez plus de belles choses dans cette onde bien-heureuse, que Narcisse n'en vit jamais dans la fontaine où il se miroit !» A ces mots ? Bellinde rougit, & sa rougeur ne fit qu'augmenter sa beauté ; cependant elle répondit : «Depuis quand, Celion, m'en voulez-vous ? Il y a long-temps que je vous veux du bien, dit le berger, & cette volonté n'aura d'autres bornes que celle de ma vie.» Alors, la bergere baissant la tête de son côté, lui dit : «Je ne doute point de votre amitié, & je la reçois de la même volonté que je vous offre la mienne. Que je baise cette belle main, dit alors Celion transporté de joye, pour arrhes de la fidelité avec laquelle je veux à jamais vous servir.» Bellinde comprenant qu'il se figuroit son affection toute autre qu'elle étoit, lui dit, pour le détromper : «Celion, vous êtes loin de ce que vous pensez : si vous desirez que je vous continue l'affection que je vous ai promise, que la vôtre se renferme toujours dans les bornes de l'honnêteté ; autrement je romps avec vous, & je vous proteste que je ne vous aimerai jamais.» Celion fut si étonné qu'il ne sçut que lui répondre, seulement il se jetta à ses genoux, l'invitant par cette soumission à lui pardonner ; & l'assura ensuite qu'elle pouroit regler ses sentimens, puisqu'elle les lui avoit inspirez. «Par là, reprit Bellinde, vous m'engagerez à vous aimer. Belle bergere, repliqua Celion, telle qu'est mon affection, elle vit, elle ne mourra qu'avec moi ; pour la reduire aux termes où vous la voulez, il me faut du temps. Mais je vous jure que je m'étudierai à la regler sur vos desirs, & cependant s'il m'échape quelque action qui puisse vous déplaire, je consens à perdre cette amitié dont vous me flattez.» La bergere consentit d'être aimée à ce prix.

 Ainsi commencérent des nœuds qui leur donnerent tant de satisfaction, qu'ils durent se louer de leur fortune. Quelquefois, si le jeune berger étoit retenu ailleurs, il envoyoit à Bellinde son frere Diamis, qui croyant ne porter que des fruits, lui rendoit des lettres. Souvent Bellinde lui répondoit, & toujours ses réponses étoient gracieuses. Ils se conduisirent avec tant de circonspection, qu'Amarante, bien qu'elle fût sans cesse avec eux, n'auroit jamais connu leur intelligence, si par hazard elle n'avoit trouvé un biller que sa compagne avoit perdu.

 Jusqu'à ce moment Amarante n'avoit point songée à l'amour ; mais qu'il est dangereux d'approcher des feux d'une ame bien éprise ! Dès qu'elle eut vu cette lettre, soit qu'elle portât envie à sa compagne, qu'elle croyoit égaler en beauté, soit qu'elle fût en l'âge des desits, elle sentit en elle une passion violente non pas d'aimer, car l'amour ne vouloit point precipiter sa victoire, mais d'être aimée & servie par quelque berger. Dans ces dispositions elle relut plusieurs fois le billet, qui étoit conçu en ces termes :


CELION A BELLINDE.



 Belle bergere, n'êtes vous pas bien cruelle de vouloir éteindre une flamme que vous même avez allumée ! Pour moi qui cheris plus ce qui vient de vous que ma propre vie, j'ai resolu de l'emporter avec moi dans le tombeau, esperant que les dieux touchés enfin de ma patience exciteront quelque jour en vous la pitié que je vous demande, & qu'alors vos rigueurs feront place à de meilleurs sentimens. Adieu, cruelle, mais pourtant chere. Celion.

 C'est ainsi qu'Amarante avaloit sans y penser le doux poison de l'amour. Si elle rappelle dans sa memoire les traits du berger ; ô qu'elle les trouve charmans ! Si elle s'occupe de son esprit, qu'elle le juge admirable ! Que dirai-je encore ? elle le voit si accompli, qu'elle estime sa compagne trop heureuse d'en être aimée. Les reproches de Celion flatoient ses desirs, elle pensoit que Bellinde ne l'aimoit pas encore, & qu'elle pourroit plus aisément gagner le berger. Mais insensée qu'elle étoit, elle ne faisoit pas reflexion que c'étoit la premiere lettre qu'il lui avoit écrite, & que depuis il pouvoit y avoir bien du changement ! L'amitié qu'elle portoit à Bellinde balança quelque temps son amour pour Celion, mais l'amour triomphant enfin de l'amitié, elle écrivit de la sorte au berger.


AMARANTE A CELION.



 La grandeur de votre merite doit excuser ma démarche, & votre politesse recevoir l'amitié que je vous offre. Je me voudrois mal si j'aimois quelque chose qui fût moindre que vous. Si vous refusez ce que je vous presente, ce sera manque d'esprit ou de courage ; l'un ou l'autre sera aussi honteux pour vous, que vos refus pour moi.

 Elle rendit elle-même sa lettre à Celion, qui plein de mépris pour elle n'auroit pas daigné lui répondre, si l'étroite amitié qui étoit entr'elle & Bellinde ne l'y avoit engagé, mais craignant qu'elle ne lui rendît de mauvais offices auprès de sa chere Bellinde, il lui envoya cette réponse par Diamis.


CELION A AMARANTE.



 Que ne puis-je accepter la fortune que vous m'offrez ! je me croirois le plus heureux des bergers ; mais belle Amarante, mon cœur n'est plus en ma disposition. N'accusez, s'il vous plaît, ni mon esprit, ni mon courage, vous sçavez que la necessité ne reçoit point de loi. Je vous supplie donc par votre vertu même de vous reduire à la tendre amitié, vous aurez lieu de vous louer de mon retour ; c'est tout ce que je puis desormais, & rien de ce qui ne sera point impossible pour votre service ne me paroîtra difficile.

 Une pareille réponse devoit bien la détromper ; mais l'amour est semblable aux torrens, les digues qu'on leur oppose les rendent encore plus impetueux. Elle chercha donc à justifier Celion, elle se dit à elle-même, qu'il ne devoit pas si-tôt abandonner Bellinde, & qu'il seroit trop volage, si à la premiere semonce, il prenoit un autre engagement. Mais elle apprit à ses dépens qu'elle s'abusoit. Le berger depuis ce jour ne lui marqua que des mépris. Il la fuyoit, & souvent il aimoit mieux s'éloigner de Bellinde, que d'être obligé à voir Amarante.

 Ce fut alors qu'elle connut sur quelle mer elle s'étoit embarquée. On ne la vit plus avec ses compagnes, ni danser sous l'ormeau, ni cueillir des fleurs. Elle se livra tellement à la tristesse, qu'elle tomba malade. Sa chere Bellinde vint aussi-tôt la visiter, & mena Celion avec elle ; la vue d'un bien qu'Amarante ne pouvoit avoir, en augmentant ses desirs, augmenta son mal. Le soir étant venu, toutes les bergeres se retirerent ; il ne resta que Bellinde, qui étoit veritablement touchée de l'état où elle voyoit sa compagne ; & lorsqu'elle lui demandoit quel étoit son mal, Amarante ne répondoit que par des soupirs. Bellinde n'en pouvant rien tirer davantage, se sentit offensée ; «Je n'aurois jamais crû, lui dit-elle, qu'Amarante eût pu me cacher quelque chose ; je me flatois d'avoir une amie, mais je conçois maintenant combien je me suis trompée.» Amarante, que la honte seule empêchoit de parler, se voyant pressée si vivement, résolut d'éprouver les derniers remedes. Elle ouvrit trois fois la bouche pour s'expliquer, & trois fois les paroles expirérent sur ses levres. Tout ce qu'elle put enfin fut de proferer ces mots interompus, en se mettant la main sur les yeux ; parce qu'elle n'osoit regarder Bellinde. «Ma chere compagne, lui dit-elle, notre amitié ne me permet pas de vous rien celer ; mais helas ! qu'allez-vous entendre ? Vous me demandez d'où procede mon mal, sçachez que c'est de l'amour.» A ces mots, vaincue à la fois par la honte & par la douleur, elle tourna la tête de l'autre côté, & gardant le silence, elle versa un torent de larmes. Il seroit malaisé d'exprimer qu'elle fut l'étonnement de Bellinde. Pour enhardir néanmoins sa compagne à continuer, elle lui dit : «Est-il possible qu'une passion si generale & si ordinaire, vous cause tant d'ennuis ? Nommez donc votre vainqueur.» Alors Amarante reprenant la parole, dit, avec un profond soupir. «Helas ! le berger qui m'a charmée en aime une autre. C'est, répondit-elle, puisqu'enfin vous le voulez sçavoir, c'est ce même Celion qui n'adore que vous ; excusés ma foiblesse, oubliez-là & laissez-moi seule me plaindre & souffrir.» Cet aveu fit rougir la sage Bellinde ; mais bien qu'elle aimât infiniment Celion, elle resolut de rendre en cette occasion une preuve bien extraordinaire de ce qu'elle étoit, & se tournant vers Amarante : «L'état où je vous vois, dit-elle, me cause une veritable affliction ; car il semble que notre sexe ne nous permet pas de donner à l'amour une si grande autorité ; mais je loue les dieux qui m'envoyent cette occasion de vous faire connoître jusqu'où peut aller mon amitié. J'aime Celion, pourquoi le dissimulerois-je ? & je l'aime autant que s'il étoit mon frere ; mais je vous aime aussi comme ma sœur. Je veux donc, & je sçai qu'il m'obéira, je veux qu'il vous aime plus que moi, reposez-vous en sur Bellinde ; lorsque vous serez guerie, vous connoîtrez ce qu'elle étoit capable de faire pour vous.

 La nuit qui survint obligea Bellinde à se retirer, laissant Amarante si charmée, qu'en peu de jours elle parut aussi belle que jamais. Cependant Bellinde cherchoit avec empressement l'occasion de communiquer au berger le dessein qu'elle avoit pris. Elle le rencontra par hazard dans la grande prairie, où il se jouoit avec son belier. Cet animal conducteur du troupeau, étoit si bien dressé, qu'on eût dit qu'il entendoit la voix de son maître. La bergere voulut essayer, s'il lui obéiroit comme à Celion, & le trouvant encore plus prompt à ce qu'elle exigeoit de lui, elle s'éloigna de la troupe, & dit au berger : «Que pensez-vous de l'obéissance que me rend votre belier ? N'en soyez pas surprise, répondit Celion, par toutes les chansons qu'il m'a entendu chanter, il a dû apprendre que j'étois plus à vous qu'à moi, tel qu'il est, que je vous serois obligé, si vous daigniez l'accepter ! Vous expliquez bien ingenieusement sa docilité, dit la bergere ; mais je ne le recevrai point, il perdroit trop au change ; d'ailleurs je veux bien faire une autre épreuve de ce que je puis sur vous. Commandez seulement, dit le berger, & vous connoîtrez si je sçai vous obéir.» Bellinde crut avoir trouvé l'occasion qu'elle cherchoit ; elle poursuivit donc ainsi : «Dès le jour que vous m'assurâtes de votre affection, je me flatai que vous étiez sincere, & je commençai de vous preferer à tous nos bergers. Mes sentimens n'ont point changé, rien ne pourra les alterer, & je les emporterai avec moi dans le tombeau.» Celion ne pouvant comprendre à quoi tendoient ces discours, répondit qu'il attendoit la volonté de sa bergere, avec une impatience mêlée de joye & de crainte ; de joye, parce qu'il n'imaginoit rien de plus agréable que de lui obéir, & de crainte, parce qu'il ignoroit de quoi il étoit ménacé ; qu'au reste, la mort même ne lui paroîtroit point amere, si il la recevoit par ses ordres. «Puisque je ne sçaurois douter, sans injustice, de votre sincerité, continua la bergere, je conjure Celion par toute son amitié pour Bellinde, de lui obéir en cette occasion. Je ne veux pas lui commander des choses impossibles, moins encore lui défendre de m'aimer ; mais avant que de m'expliquer, dites-moi si votre amitié a toujours été la même qu'aujourd'hui.» Celion répondit, qu'après de telles assurances, il commençoit de bien esperer, qu'à la verité il avoit aimé la bergere avec les mêmes transports & les mêmes desirs que la jeunesse produit ordinairement dans les cœurs bien épris ; mais que depuis les ordres absolus qu'elle lui avoit donnés, il avoit tellement réduit sa passion dans les bornes de l'amitié, qu'il ne croiroit point offenser une sœur, en l'aimant de la sorte. «Mon frere, poursuivit Bellinde, car je vous regarderai comme tel tout le reste de ma vie, jamais aucune de vos actions ne m'a touchée autant que celle-ci ; mais c'est trop vous tenir en suspens : ce que j'exige de vous, c'est que me conservant l'amitié que vous me portez, vous donniez votre amour à une des plus charmantes bergeres du Lignon. Ce discours a peut-être de quoi vous surprendre ; mais si vous considerez que la bergere dont je parle vous veut pour époux, & qu'elle est après vous, ce que j'ai de plus cher, je m'assure que votre étonnement cessera.» Quel pensez-vous, belle nymphe, que devint Celion ; dans le trouble où il étoit, il put à peine proferer ces paroles : Ah cruelle Bellinde ! ne m'avez-vous jusqu'ici conservé le jour, que pour me le ravir avec tant d'inhumanité ? O commandement injuste, & barbare !... Helas, permettez-moi de mourir, & de mourir fidele ! si ma mort seule peut guerir Amarante, je lui sacrifie ma vie.» Bellinde fut émue ; mais elle ne changea pas de sentiment. «Celion, lui dit-elle, laissons ces discours superflus. Comment croirai-je ce que vous m'avez dit, si vous me refusez la premiere chose que je vous aye demandée ? Cruelle, dit incontinent l'affligé Celion, pourquoi exigez-vous en preuve de mon amitié, ce qui n'est point en mon pouvoir ?» Peu s'en fallut qu'elle ne cedât à la pitié ; la douleur du berger, & la certitude qu'il lui donnoit de son amour, l'auroient ébranlée, si elle n'avoit voulu cacher à sa compagne qu'elle étoit atteinte du même mal. Déja les larmes couloient de ses yeux ; mais faisant effort sur elle même, elle quitta Celion, & lui dit en partant : «Quoiqu'il en puisse arriver, je ne vous verrai jamais que vous ne m'ayez obéi.» Quiconque a aimé, il pourra juger quel fut-en ce moment l'état du malheureux berger. Pendant trois jours entiers il évita toute societé ; & semblable à un forcené, il alloit sans dessein où ses pas le conduisoient, lorsqu'enfin un vieux pasteur qui l'avoit toujours aimé, le tourna de tant de côtés, qu'il lui découvrit son cœur. Le vieillard qui avoit souvent passé par de semblables détroits, lui donna de sages conseils, & le fit rentrer en lui-même, il lui representa que le remede étoit si facile qu'il rougiroit pour Celion, si l'on venoit à sçavoir qu'il se fût laissé abbatre par un senblable accident ; qu'au pis aller, il n'avoit qu'à feindre, qu'à dissimuler. «Cependant, ajoutoit-il, il est bien que vous ayez resisté d'abord, car la bergere croira que votre amour est extrême, & cette idée vous l'attachera davantage ; mais après la resistance que vous lui avez inutilement opposée, croyez-moi, feignez, pour la satisfaire, d'executer ce qu'elle vous a commandé.» Celion se rendit enfin aux conseils du pasteur ; mais avant que de les pratiquer, il écrivit ces mots à Bellinde.


CELION A BELLINDE.



 Si j'avois merité le traitement que je reçois de vous, j'aimerois mieux mourir que de l'endurer. Cependant puisque je me suis donné à vous sans reserve, il est juste que vous puissiez disposer absolument de moi. J'essayerai donc de vous obéir ; mais souvenez-vous que cette contrainte me sera plus douloureuse que la mort ; abregez-la donc, inexorable bergere, s'il vous reste encore, non pas quelqu'étincelle d'amitié, mais quelque sentiment de compassion.

 Bellinde sentit que ces discours partoient d'une extrême affection ; & persistant neanmoins dans son dessein, elle assura sa compagne que dès qu'elle seroit guérie, Celion commenceroit à la voir ; cette heureuse nouvelle hâta sa guérison. Le berger au contraire ne pouvant supporter la violence qu'il étoit obligé de se faire, dépérissoit à vue d'œil ; on pouvoit à peine le reconnoître. Bellinde, loin de revoquer une loi si cruelle, resolut, parce qu'elle jugea qu'Amarante avoit encore quelque soupçon de leur intelligence, d'engager si bien les affaires, que ni l'un ni l'autre ne pût se dédire.

 Un jour Bellinde voulant sonder le pere du berger, lui proposa Amarante pour être la compagne de son fils. Celui-ci pensant que Celion aimoit veritablement la bergere, gouta cette proposition, & déja le mariage étoit fort avancé, sans que l'infortuné Celion fût instruit de ce qui se passoit. Mais quand il en eut connoissance, il alla trouver Bellinde, qu'il accabla de reproches, & courut aussi-tôt vers son pere, à qui il tint à peu près ce discours : «Je serois au desespoir de vous desobéir jamais, moins en cette occasion qu'en toute autre. Je vois que vous me destinez Amarante ; vous n'ignorez pas quelle est ma passion pour la bergere ; mais permettez-moi de vous dire que je ne l'aimerois point pour ma femme, & ne me commandez pas, je vous supplie, de vous en dire les raisons.» Le pere se figura qu'il avoit reconnu quelque défaut dans Amarante, & lui sçut gré de l'empire qu'il prenoit sur sa passion. Ainsi la partie fut rompue ; & plusieurs ayant sçu les propositions qui s'étoient faites, il ne put s'empêcher d'en dire quelque chose à ses amis les plus intimes, & ceux-ci repetant à d'autres ce qu'ils avoient entendu, Amarante en fut informée. Elle s'affligea beaucoup au commencement ; mais considerant depuis en elle-même combien elle étoit insensée de vouloir se faire aimer par force, elle oublia insensiblement le berger, & saisit la premiere occasion qui se presenta d'un autre mariage. Voilà nos amans bien soulagés ; heureux, si en sortant d'un abîme, ils n'étoient pas retombés dans un autre.

 Bellinde étoit déja nubile, & Philemon songeoit à la marier, pour avoir en sa vieillesse la consolation de se voir renaître dans ses petits enfans. Celion lui auroit bien convenu, mais Bellinde qui fuyoit le mariage, ayant défendu au berger d'en parler, celui-ci ne fit aucune démarche, & Philemon remarquant sa froideur ne voulut point lui offrir sa fille. Cependant Ergaste berger vertueux & d'honnête famille la fit demander, & celui qui traita cette affaire la mena si secretement, que la promesse du mariage fut aussi-tôt sçue que la proposition. Car Philemon qui comptoit sur l'obéissance de sa fille avoit donné sa parole, & ne l'en avertit qu'après. Elle ne sçut d'abord à quoi se resoudre ; neanmoins ce jeune courage que les disgraces n'avoient jamais abbatu se releva incontinent ; mais quand elle considera qu'elle alloit perdre Celion pour toujours, elle ne put retenir ses larmes. Elle avoit promis au berger de l'avertir, lorsqu'elle se verroit contrainte de songer au mariage, afin qu'il la demandât à Philemon. Elle lui donne donc avis de ce qui se passe. Dès qu'il eut cette permission si desirée, il sollicita de sorte son pere, que le même jour il en parla à Philemon ; mais il n'étoit plus temps. O dieux, que de regrets quand il connut sa disgrace ! Il sortit de sa cabane, & ne cessa point de courir qu'il n'eût trouvé la bergere. En l'abordant, il ne put parler ; mais son visage lui dit assés quelle avoit été la réponse de Philemon. Et quoiqu'elle fût aussi dépourvue que lui de conseil & de force pour supporter ce nouveau malheur, elle voulut montrer de la fermeté, & pourtant ne pas paroître insensible à la douleur du beger ; elle lui demanda donc à quoi aboutiroit la démarche qu'il venoit de faite. Il lui rendit en propres termes la réponse de Philemon, & y ajouta tant de plaintes & tant de regrets, qu'elle eût été plus dure qu'un rocher, si elle n'avoit été émue. Cependant elle fit effort, sur elle-même, & lui dit : «Qu'est devenu ce courage à l'épreuve, disiez-vous, de tous les accidens, excepté de mon inconstance ? Croyez-vous que rien puisse affoiblir mon amitié pour vous ; & ne sentez-vous pas que vos plaintes ne sçauroient produire d'autre effet que de donner mauvaise opinion de nous ? Epargnez-moi des soupçons injurieux, & que je n'ai évités qu'avec des précautions excessives ; & puisqu'il n'y a point d'autre remede, armez-vous de patience à mon exemple, peut-être que les dieux attendris en notre faveur, feront tourner les choses plus à notre satisfaction, que nous n'oserions maintenant l'esperer. De mon côté, j'eloignerai notre malheur autant que je le pourrai ; mais s'il est inévitable, prenons l'un & l'autre une genereuse resolution.» Ces derniers mots penserent le desesperer ; il crut que ce grand courage procedoit de peu d'amitié. «Devois-je esperer, répondit-il, que vous prendriez le soin de me rassurer ainsi ? Voilà donc le salaire de mes services ? Je dois ne point m'affliger de vous voir entre les bras d'un autre ? Ah ! bergere, de quel œil verrez-vous ce nouvel amant ? Vous dont les yeux m'ont tant de fois juré qu'ils n'aimeroient que Celion ? Eh bien, vous m'ordonnez de vous quitter ; je vous obéirai ; mais sçachez que je ne survivrai pas long-temps à votre infidelité. Je loue la fortune de ce qu'elle m'a suscité tant d'occasions de vous prouver mon amour, que vous n'en sçauriez douter ; encore, ne serois-je pas content de moi, si ce dernier moment qui me reste, je ne l'employois à vous en assurer. Puissent les dieux benir cette nouvelle chaîne ; & vous combler d'autant de biens, que vous me causez de maux ! Vivez heureuse avec Ergaste, & recevez-en autant de satisfaction, que j'avois la volonté de vous en procurer, si mes jours avoient été plus longs. Que ce nouvel amour plein des plaisirs que vous me présagez, vous accompagne jusqu'au tombeau, comme je vous assure que j'emporterai avec moi & ma douleur & ma fidelité.» Si Bellinde n'interrompit point un discours si touchant, c'est qu'elle craignit de montrer par ses larmes le peu de pouvoir qu'elle avoit sur elle-même. Orgueilleuse beauté, qui aimoit mieux qu'on lui crût peu de tendresse que peu de resolution ! Mais se sentant assés affermie, elle lui dit : «Celion, vous croyez peut-être me témoigner votre amour ; vous vous trompez. Si vous n'avez pas mauvaise opinion de moi, comment avez-vous pu croire que je vous aimois, & penser maintenant que je ne vous aime plus ? Au nom des dieux témoins de notre tendresse mutuelle, épargnez Bellinde, & ne conjurez pas avec la fortune pour augmenter ses ennuis. Quelle apparence y a-t-il que je préfere à Celion, que j'aime plus que ma vie ; à Celion, dont l'humeur est si bien assortie à la mienne, un Ergaste qui m'est inconnu ! Mais avez-vous oublié que je vous ai dit mille fois que l'idée même du mariage me révoltoit ? Cependant vous ne laissiez pas de m'aimer. Si vous m'avez aimée alors, pourquoi ne m'aimeriez vous pas aujourd'hui ? Un époux me défendra-t-il d'avoir un frere que j'aime tendrement ? Mon penchant me retient trop long-temps auprès de vous, adieu. Celion, vivez, aimez Bellinde qui vous aimera toujours.»

 A ces mots elle lui donna un baiser ; faveur qu'il n'avoit point encore pu obtenir, & le laissa dans un trouble si violent, qu'il ne put lui répondre. Quand il fut revenu à lui-même, & qu'il eut compris qu'il n'avoit pas la moindre esperance de flechir Bellinde, il se livra au desespoir, & s'enfonça dans les plus affreuses solitudes, malgré toutes les remontrances de ses amis. Là il faisoit entendre jour & nuit des plaintes qui eussent attendri les rochers ; & souvent il chantoit ces vers qu'il envoya à sa bergere.


 O services perdus ! O rigoureux supplice !
 Se peut-il qu'en un jour
Un berger inconnu pour jamais me ravisse
 Le fruit de tant d'amour,
Et que moi pour tout prix de cet amour fidele,
 Je n'emporte au tombeau qu'une douleur mortelle ?
Vous m'aimâtes jadis ; mais enfin que me vaut
 Cette ancienne tendresse,
Si tandis qu'à mes yeux un autre vous caresse,
 Pour surcroît il me faut
Ensevelir toujours dans un profond silence
Les cruels déplaisits qui lassent ma constance ?


 Mais, ô foible raison, le devoir, dites-vous,
 Par ses loix m'a contrainte ;
Et quel devoir plus fort, & quelle loi plus sainte
 Imaginer pour nous,
Que la foi si souvent & reçue, & donnée,
Sur les autels sacrés du dieu de l'hymenée ?
Puisse, me disiez-vous, sécher dans le moment
 Ma main comme parjure,
Si Bellinde jamais peut se faire l'injure
 De prendre un autre amant ?
O cruel souvenir de mon bonheur passé
Que n'êtes-vous, helas pour toujours effacé !

 Mais quand il eut appris que les articles étoient signés, ce fut alors que toute sa raison l'abandonna tellement, qu'il se mit plusieurs fois en chemin pour tuer Ergaste. Cependant, lorsqu'il étoit près de lui porter le coup mortel, un reste de consideration pour Bellinde lui faisoit craindre de l'offenser. Il lui écrivoit souvent des lettres si pleines de reproches & d'amour, qu'elle ne pouvoit les lire, sans les mouiller de ses larmes. Entr'autres il lui envoya celle-ci.


CELION A BELLINDE.



 Faut-il inconstante bergere, que sans vous aimer, je souffre tant à vous sçavoir entre les bras d'un autre ? Les dieux ne veulent-ils point me punir, de vous avoir plus aimée que je ne le devois, ou plus tôt n'est-ce point que je me figure de ne vous aimer plus, & que pourtant je vous aime autant que jamais ? Mais pourquoi vous aimerois-je, puisque vous ne pouvez être à moi ? Pourquoi aussi ne vous aimerois-je pas, puisque je vous ai tant aimée ? Non, je ne dois point vous aimer, vous êtes trop insensible & trop ingrate. Cependant, si vous êtes Bellinde, Celion peut-il se défendre de vous aimer ? Vous aimai-je donc, ou ne vous aimai-je point ? Jugez en vous même, bergere : pour moi, dans le trouble où je suis, je connois seulement que je suis l'homme du monde le plus affligé.

 Lorsque Bellinde reçut cette lettre, elle cherchoit à lui faire tenir une des siennes, pour le détourner, s'il étoit possible de la vie étrange qu'il menoit, persuadée qu'elle donnoit lieu à des discours qui lui étoient injurieux. Sa lettre étoit conçue en ces termes :


BELLINDE A CELION.



 Je ne puis supporter davantage le tort que nous fait votre étrange façon de vivre. Quel transport vous empêche de voir qu'en faisant connoître au reste du monde que vous mourez d'amour pour moi, vous m'obligez pourtant à croire qu'en effet vous ne m'aimez point ? car si vous m'aimiez, voudriez vous me déplaire ? Et ne sçavez-vous pas que la mort me toucheroit moins que l'opinion que vous donnez de notre amitié ? Je vous conjure donc, mon frere, par ce nom qui doit vous rendre mes interêts chers, de cesser vos plaintes qui me deshonorent, ou de vous éloigner du moins, ensorte que ceux qui les entendront, ne connoissant point mon nom, partagent vos ennuis, sans jetter sur moi des soupçons injurieux. Si vous me donnez cette satisfaction, j'attribuerai à l'excès de votre amour, votre conduite passée ; & cette consideration obligera Bellinde à conserver le souvenir d'un frere qui l'aime, & qu'elle aime parmi les cruels ennuis qu'elle ressent.

 L'amour de Celion pour la bergere lui ouvrit enfin les yeux. Il se détermine à s'éloigner, il dispose en secret son voyage, & la veille de son départ, il écrit à Bellinde qu'il veut lui obéir, & qu'afin de partir avec quelque sorte de consolation, il la supplie de lui procurer le moyen de prendre congé d'elle. La bergere qui l'aimoit sincerement, ne voulut pas lui refuser ce qu'il demandoit, bien qu'elle prévît que cet adieu ne feroit qu'augmenter ses ennuis. Elle lui donna donc rendez-vous pour le lendemain matin à la fontaine des sicomores.

 A peine l'aurore commençoit à paroître, lorsque Celion sortant de sa cabane avec son troupeau, le poussa droit vers la fontaine ; là il se couche sur le gazon, & les yeux sur le cours de l'onde, en attendant sa bergere, il s'occupe de ses malheurs. Que ces petits flots qui se renouvellent sans cessent, sont bien, disoit-il, une fidele image de mes ennuis ! Ainsi qu'eux, mes ennuis se succedent les uns aux autres, & renaissent continuellement dans mon cœur.

 Pendant qu'il s'entretenoit de la sorte en lui-même, & que sans y penser il proferoit plusieurs paroles, Bellinde qui n'avoit point oublié le rendez-vous qu'elle lui avoit donné, vint le trouver, dès qu'elle put écarter ceux qui l'environnoient.

 La douleur, malgré le soin qu'elle prenoit de la cacher, étoit peinte sur son visage. Ergaste qui s'étoit levé de bonne heure pour venir voir la bergere, l'apperçut par hazard ; & remarquant qu'elle étoit seule, & qu'elle cherchoit les sentiers les plus couverts, il la suivit de loin. Il vit qu'elle prenoit le chemin de la fontaine des sicomores, & que déja un troupeau y paissoit. Lui qui étoit tres avisé, & qui n'ignoroit pas les sentimens de Celion pour Bellinde, soupçonna d'abord que ce pouvoit bien être le troupeau de son rival, & que Bellinde alloit le trouver ; non toutefois qu'il doutât de sa vertu ; mais il crut aisément qu'elle ne haissoit pas le berger.

 Aussi-tôt qu'il la vit sous les sicomores, il prit un long détour, & se cachant entre des buissons, il apperçut Bellinde assise sur les gazons qui formoient une espece de sieges au tour de la fontaine, & Celion aux genoux de la bergere. Dieux ! quel fut son étonnement ! Mais ne pouvant entendre ce qu'ils se disoient, il se traîna doucement, & s'approcha tellement d'eux, qu'il n'en étoit separé que par la haye qui comme une pallissade faisoit le tour de la fontaine ; de ce lieu regardant au travers des feuilles, & prêtant une oreille attentive, il entendit que la bergere lui répondoit : «Où est votre courage, Celion, où est votre amour ? N'avez-vous pas supporté pour moi de plus grands malheurs que celui qui nous afflige ? Croirai-je donc que vous m'aimez moins à present, que vous m'aimiez alors ? Ah que plus tôt mes jours soient diminués, que l'affection que vous m'avez promise ! Et comme jusqu'ici j'ai pû sur vous tout ce que j'ai voulu, faites qu'à l'avenir rien ne puisse alterer ce pouvoir.» Puis Ergaste entendit que Celion repliquoit ainsi : «Pouvez-vous, bergere, douter de mon amour, & de votre pouvoir sur moi ? Avez-vous donc oublié toutes les preuves que je vous en ai rendues ? Vous Bellinde, vous revoquer en doute, ce que toutes les actions de ma vie ont si bien établi ! Interrogez Amarante, demandez-lui ce qu'elle en croit ; interrogez le respect qui m'a fait taire ; interrogez Bellinde elle-même, demandez-lui, si elle a jamais rien imaginé de si difficile que mon amour n'ait executé. Mais quand pour prix de mon amitié fidele, je vous vois entre les bras d'un autre, & que je me bannis à jamais de votre présence, helas ! pouvez-vous dire que je ne vous aime pas, ou que je veuille vous desobéir ? Vous dites que le courage & l'amour me rendront insensible à ce nouveau malheur : eh ne seroit-ce pas manquer & de courage & d'amour que de le souffrir sans se desesperer ? O bergere, que nous pensons differemment ! Si mon desespoir vous fait douter de mon affection, votre fermeté ne m'assure que trop que vous en manquez vous même ; mais dois-je attendre un meilleur destin, puisqu'un autre que moi doit vous posseder ?»

 A ces mots, l'infortuné berger tomba sur les genoux de Bellinde, sans force & sans sentiment. Si la bergere fut vivement touchée, vous pouvez le juger, belle nymphe, puisqu'elle l'aimoit autant qu'il étoit possible d'aimer, & qu'elle étoit obligée de dissimuler la douleur que lui causoit une si cruelle separation. Lorsqu'elle crut n'avoir pour témoins que les sicomores : «Helas ! dit-elle, en joignant les mains, ô souveraine bonté, ou delivrez-moi de cette misere, ou rompez les liens qui m'attachent à la vie.» Baissant ensuite les yeux sur Celion ; «Et toi, continua-t-elle, trop fidele berger, qui n'es malheureux que parce que tu m'aimes, puissent les dieux te donner la satisfaction que merite ton amour, ou m'envoyer la mort, puisque c'est moi seule qui cause les ennuis que tu ressens, & que tu ne merites pas !» Puis, s'étant tue quelque temps, elle reprit : «O qu'il est difficile de bien aimer, & d'être sage tout ensemble ! Je voi bien que mon pere a fait un choix judicieux en la personne d'Ergaste, qui joint le merite aux biens de la fortune. Mais, helas ! que me sert d'approuver son choix, si l'amour me défend de l'agréer ? Je ne puis esperet un parti plus avantageux qu'Ergaste, je le sçai, mais comment pourrai-je me donner à lui, si déja l'amour m'a donnée à un autre ? J'aimai Celion dès le berceau, ma tendresse s'est accrue avec moi, & maintenant elle est tellement empreinte dans mon ame, qu'elle est plus en mon ame, que mon ame même. O dieux pourrai-je m'en dépouiller, sans me dépouiller de la vie !»

 En parlant de la sorte, elle arrosoit de ses larmes les mains & la joue du berger, qui revenant peu à peu, lui fit changer & de visage & de voix. «Berger, lui dit-elle, je ressens votre peine peut-être autant que vous même, & j'avoue que je ne puis douter de votre affection. Mais puis-je désobeïr à qui m'a donné la vie ? Et quand l'amour triompheroit du devoir, serions-nous heureux, Celion ? Pouriez-vous, si vous m'aimez, avoir la moindre satisfaction, en me voyant pour jamais livrée aux regrets les plus amers ? Et pouvez-vous croire que ma désobéissance, & l'opinion que je donnerois de notre vie passée, me laissât un moment de repos ? Armez-vous plus tôt de courage, ô berger, & puisque notre amour, tout violent qu'il est, ne nous a rien fait commettre contre notre devoir, ne souffrons pas qu'il dégenere ; d'ailleurs la plainte est superflue, où il n'y a point de remede. Il est constant que mon pere m'a donnée à Ergaste, & qu'Ergaste seul peut me rendre à mon pere ; jugez de quelle esperance nous devons nous flater. Il est vrai que j'avois disposé de mon amour, avant que mon pere disposât de moi ; aussi je vous jure, & j'en atteste les dieux, que je vous aimerai jusqu'au tombeau. Le ciel m'a donnée à un pere, ce pere a donné mon corps à un mari. Je n'ai pu contredire ni le ciel, ni mon pere ; mais ni mon pere, ni le ciel, ni mon époux ne m'empêcheront jamais d'avoir un frere que j'aime, ainsi que je l'ai juré.

 A ces mots, prévoyant bien que Celion recommenceroit à se plaindre, elle se leva, & lui baisant le front, elle lui dit : «Adieu berger, puisse le ciel vous accorder en votre voyage autant de satisfaction que vous m'en laissez peu en l'état où je suis.» Celion n'eut ni la force de lui répondre, ni le courage de la suivre ; il se leva seulement, & l'accompagna tant qu'il put des yeux ; mais lorsque les arbres lui en eurent dérobé la vue, en versant des larmes, & poussant des soupirs, il courut d'un autre côté, sans souci ni de son troupeau, ni de ce qu'il laissoit dans sa cabane.

 Ergaste qui avoit entendu tous leurs discours, admira le courage & la vertu de la belle & sage Bellinde, & frapé d'une amitié si tendre, il crut qu'il y auroit à lui de l'indignité, s'il causoit la separation de ces deux amans ; & que le ciel n'avoit permis qu'il fût témoin de cet adieu, que pour lui faire comprendre la faute qu'il alloit commettre sans le vouloir. Dans cette resolution, il se met à suivre le berger ; mais il étoit déja si éloigné qu'il ne put l'atteindre, & pensant le trouver en sa cabane, il s'y rendit par le sentier le plus court. Ses pas furent inutiles : Celion avoit pris une route differente. Il s'en étoit allé sans parler à qui que ce soit, & durant plusieurs jours il erra sans autre dessein que de fuir les hommes, se nourrissant des fruits sauvages qu'en sa faim extrême il cueilloit dans les bois. Ergaste après l'avoir cherché en vain pendant deux jours vint trouver Bellinde, pour sçavoir d'elle le chemin qu'il auroit pris ; & par hazard il la trouva dans le même lieu où les deux amans s'étoient quittés. Elle étoit seule sur les bords de la fontaine, repassant en elle même le nouveau malheur qui lui étoit arrivé, & dont le souvenir lui arrachoit des larmes. Ergaste qui l'avoit apperçue de loin, étoit venu exprès pour la surprendre, mais voyant ses pleurs tomber comme deux sources dans la fontaine, il en eut tant de pitié, qu'il jura de soulager incessamment sa douleur. Il s'avance donc tout à coup vers la bergere, & la salue. Bellinde mit promptement ses mains dans l'eau, & se les porta toutes mouillées au visage, de façon que si Ergaste n'avoit vu couler ses larmes, il n'auroit point reconnu qu'elle pleuroit, & ce qui lui fit davantage admirer sa vertu, c'est qu'en même temps elle prit un air riant. «Je me croyois seule en ces lieux, dit elle, gentil berger ; mais je vois bien que le sujet qui m'y a amenée, vous y amene aussi, & que vous venez pour vous y rafraîchir comme moi. En verité voici la meilleure source & la plus fraîche qui soit dans la plaine. Belle & sage bergere, répondit Ergaste en souriant, il est vrai que le même motif nous a conduit ici l'un & l'autre ; mais quand vous dites que c'est pour nous rafraichir que nous y sommes venus, pardonnez si je vous contredis. Pour moi, dit la bergere, je puis bien m'être trompée en ce qui vous regarde ; mais permettez-moi de vous dire, qu'en ce qui me regarde, moi, personne ne peut en être mieux instruite que moi-même. Je vous l'accorde, reprit Ergaste, mais vous ne me ferez pas avouer pour cela que vous soyez venue ici seulement pour vous rafraichir. Quel motif donc pensez-vous qui m'y ait amenée, repartit la bergere ?» En même temps elle porta sa main sur son visage, feignant de se froter les sourcils, mais en effet pour cacher sa rougeur. Ergaste s'en étant apperçu, & voulant la tirer d'inquietude, il répondit de la sorte : «Belle & discrete bergere, ne dissimulez plus avec Ergaste, il sçait ce que vous avez de plus secret dans l'ame ; & pour vous convaincre que je ne parle point à l'aventure, je vous dis qu'en ce moment vous rappelliez avec douleur le dernier adieu que sur ces mêmes bords vous avez dit à Celion. Moi, dit-elle, incontinent, toute surprise ? Oui vous-même, répondit Ergaste ; mais ne vous affligez point de ce que j'ai penetré votre secret. Je sçai que Celion est à vous dès l'enfance, je sçai avec quelle honnêteté il vous a toujours recherchée, avec quelle affection il persevere depuis si long-temps, combien vous l'aimez vous-même, & combien votre affection est vertueuse. La connoissance de toutes ces choses me fait desirer la mort, plus tôt que de contribuer à votre separation. Ne pensez pas que ce soit la jalousie qui me fasse tenir ce langage, jamais je ne soupçonnerai la vertu de Bellinde ; d'ailleurs j'ai entendu les sages discours qu'elle a tenus à Celion. Ne pensez pas encore que je ne sois bien persuadé qu'en vous perdant je fais une perte irreparable ; mais si je vous rens à qui vous devez être, c'est, ô sage Bellinde, que je ne veux point acheter mon bonheur au prix du vôtre, & que je me croirois coupable envers les hommes & les dieux, si je pouvois rompre une si vertueuse & si belle amitié. Je viens donc ici pour vous dire, que je veux bien me priver de la meilleure alliance que je pusse faire, pour vous remettre en liberté, & vous rendre le contentement que le mien vous ôteroit : heureux d'avoir pu contribuer à la satisfaction de Bellinde. Seulement je vous demande avec la derniere instance d'être reçu pour tiers dans votre amitié, & que vous m'accordiez les sentimens que vous destiniez à Celion, si vous aviez épousé Ergaste.»

 Qui pourroit, belle nymphe, exprimer la joye de la bergere ; elle prit Ergaste par la main, elle l'assura de toute sa reconnoissance, elle lui raconta tout ce qui s'étoit passé entr'elle & Celion, enfin après des remercimens mille fois repetés, elle le supplia d'aller lui-même chercher le berger. Telle est son obstination, disoit-elle, qu'il ne reviendra pour autre personne que pour vous, parce qu'il se figureroit que ce seroit un artifice pour le ramener. Ergaste qui vouloit serieusement achever ce qu'il avoit commencé, resolut de partir dès le lendemain avec Diamis frere de Celion, & promit à Bellinde qu'il ne reviendroit point sans lui.

 Ils partirent donc en ce dessein, après avoir imploré par un sacrifice l'assistance de Thautates, & prirent le chemin qui s'offrit à eux ; mais ils eussent cherché long-temps en vain, si Celion guidé par sa fureur, n'avoit resolu de revenir en Forest, pour tuer Ergaste, & du même glaive se percer aux yeux de Bellinde. Il s'étoit donc mis en chemin, mais si affoibli par ce qu'il ne prenoit d'autre nourriture que des herbes & des fruits sauvages, qu'à peine il pouvoit marcher. Un jour qu'il étoit excedé de fatigues, il s'étoit couché sous des arbres qui ombrageoient une fontaine, & s'y étoit endormi. La fortune qui avoit épuisé sur lui toute sa rigueur, adressa les pas des bergers en ce même lieu. Diamis qui par hazard marchoit le premier, reconnut à l'instant son frere, & tournant doucement en arriere, il en avertit Ergaste. Celui-ci transporté de joye vouloit l'embrasser, mais Diamis le retint, en lui disant : «Ne precipitons rien ; si nous disons tout d'un coup à mon frere ce qui nous amene, il mourra de plaisir, jugez-en par sa douleur presente. Je croi donc qu'il vaut mieux que je le prepare à nous entendre ; je lui apprendrai ensuite cette heureuse nouvelle, & par ce qu'il ne me croira pas, vous viendrez la lui confirmer.»

 Ergaste approuvant cet avis, se cacha sous des arbres, d'où il pouvoit les voir, & Diamis s'avança. Et certes il fut bien inspiré, car si Celion avoit d'abord remarqué Ergaste, peut-être eût-il attenté à sa vie. Or en même temps que Diamis s'approchoit, son frere s'éveilla, & recommença ses plaintes ordinaires. Diamis qui ne vouloit point le surprendre, après avoir écouté quelque temps, fît du bruit exprès, afin qu'il tournât les yeux de son côté. Et lorsqu'il s'apperçut qu'il le regardoit d'un air étonné, il s'avança doucement, & lui parla de la sorte, après l'avoir salué : «Je benis le ciel, mon frere, de ce qu'il a permis que je vous trouvasse si à propos pour m'acquiter du message dont Bellinde m'a chargé. Bellinde, s'écria-t-il, est-il possible qu'entre les bras d'Ergaste, elle ait quelque souvenir de Celion ? Ergaste, repartit Diamis, n'est point l'époux de Bellinde, & si vous avez quelque prudence, il ne le sera jamais. Quelle prudence, repliqua Celion, peut changer les évenemens arrêtés par le destin ? Le destin, ajouta Diamis, ne vous est pas si contraire que vous le croyez. Ergaste refuse Bellinde, & pour que vous n'en doutiez pas, il vient lui-même vous en assurer.»

 A ces nouvelles si peu attendues, Celion demeura quelque temps sans rien dire, & reprenant ensuite la parole : «Mon frere, dit-il, ne me trompez-vous point ? Je vous jure, répondit Diamis, par Thautates, & par tout ce que nous avons de plus sacré, que je dis vrai, & qu'Ergaste vous le confirmera bien-tôt. Préparez-vous seulement à le remercier du bien qu'il vous fait ; car je le vois qui vient à nous.» Incontinent Celion se leve, & court embrasser Ergaste ; mais quand il eut appris de sa bouche qu'il lui cedoit Bellinde, il se mit à ses genoux, & vouloit lui baiser les mains. Je ne vous repeterai point, belle nymphe, tout ce qu'ils se dirent de touchant, je vous dirai seulement que quand ils furent de retour, Ergaste donna Bellinde à Celion, qu'avec le consentement de son pere, il la lui fit épouser. Que pour toute reconnoissance il exigea d'être reçu en tiers dans leur amitié, & que lui même se donnant entierement à eux, il ne voulut point se marier.

 Voilà ce que vous avez desiré sçavoir de leur fortune ; ils vécurent heureux, tant que les dieux leur permirent de vivre ensemble. Peu de temps après ils eurent un fils, à qui par consideration pour Ergaste, ils donnerent son nom ; mais ce malheureux enfant fut perdu dans le cruel pillage que firent quelques étrangers, & depuis on n'en a point eu de nouvelles. Quelques années après il leur nâquit une fille qu'ils nommérent Diane. Mais ni Celion ni Ergaste ne jouirent long-temps du plaisir de voir cet enfant, car ils moururent bien-tôt après, & tous deux le même jour. Et cette Diane dont vous m'avez demandé des nouvelles est celle-là même qui dans notre hameau est tenue pour une des plus belles & des plus sages bergeres de Forest.

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LIVRE ONZIÈME.



 Celadon s'entretenoit de la sorte avec Sylvie, pendant que Leonide & Galatée parloient des nouvelles que leur avoit apportées Fleurial ; car aussi-tôt que la nymphe apperçut Leonide, elle lui dit en secret d'empêcher que Fleurial ne vît le berger ; car, ajoutoit-elle, il est si devoué à Lindamor, & «si simple d'ailleurs qu'il lui raconteroit tout ce qu'il auroit vû ; occupez-le donc pendant que je lirai mes lettres.» A ces mots, Leonide emmenant Fleurial, lui demanda quelles nouvelles il apportoit, «d'admirables, répondit-il, & telles que vous & Galatée pouvez les desirer. Clidaman est en parfaite santé, & Lindamor s'est extrêmément distingué en la bataille qui s'est donnée ; mais un jeune homme à qui on a refusé la porte, & qui vouloit parler à Sylvie, vous instruiroit bien mieux de toutes les particularités du combat. Il en vient, & moi j'ai pris ces lettres chés ma tante, où un des gens de Lindamor qui les a apportées, attend la réponse. Ne sçais-tu point, dit la nymphe, ce qu'il veut à Sylvie ? Non, répondit-il, car il n'a jamais voulu s'expliquer.» En même temps la nymphe allant à la porte, reconnut d'abord le jeune homme, pour l'avoir vû plusieurs fois avec Ligdamon ; ce qui lui fit juger qu'il apportoit à Sylvie de ses nouvelles ; & sçachant combien sa compagne étoit mysterieuse, elle feignit de méconnoître le messager, & lui dit seulement qu'elle avertiroit Sylvie. Puis tirant encore Fleurial à part : «Tu n'ignores pas, lui dit-elle, le malheur qui est arrivé à Lindamor. Lui malheureux, répondit Fleurial ! lui qui reviendra si couvert de gloire qu'Amasis n'osera lui refuser Galatée ! O Fleurial, si tu sçavois ce qui se passe, tu conviendrois que son voyage lui coûtera la vie ! Et ne pense pas qu'il y ait du remede, s'il ne vient de toi. S'il peut venir de moi, répondit Fleurial, tenez-le pour assuré, car il n'est rien que je ne fasse pour Lindamor. Sois secret, ajouta la nymphe, & ce soir je t'en dirai davantage, mais pour le present il faut que je sçache ce qu'il nous mande. Voici, dit-il, une lettre qu'il vous écrit.» Leonide la prit, & la lut incontinent.


LINDAMOR A LEONIDE.



 L'Absence n'a point diminué mon amour : heureux s'il en est de même de celle que j'adore. Ma fidelité me fait tout esperer, & ma fortune me fait tout craindre ; cependant la prudence de Leonide me rassure. Songez donc à ne point tromper mes esperances, & à ne rien faire qui soit contraire à notre amitié.

 Retire-toi maintenant, dit la nymphe, & revien demain de bonne heure, «je t'apprendrai une histoire qui pourra te surprendre.» La-dessus elle appella le jeune homme qui vouloit parler à Sylvie, & le conduisit jusque dans l'anti-chambre de Galatée, qui lui fit lire la lettre qu'elle venoit de recevoir. Elle étoit conçue de la sorte.


LINDAMOR A GALATÉE.



 Ni les horreurs de la guerre, ni l'absence, rien ne peut effacer de mon souvenir la déesse que je sers. Mon esprit vole sans cesse au bien-beureux séjour, où en vous quittant je laissai toute ma gloire. Je vous presente tous les succès dont les armes m'ont favorisé, comme à la divinité de qui je les tiens. Si vous les agréez comme vôtres, la renommée vous les donnera de ma part, ainsi qu'elle me l'a promis, comme vous, madame, vous m'avez promis de me continuer vos bontés.

 «Que me font à moi ses victoires, dit Galatée, il m'obligeroit bien davantage s'il m'oublioit. Si vous sçaviez, madame, dit Leonide, quels sont ses exploits, vous ne balanceriez pas à le preferer à un berger, & à un berger qui ne vous aime point, & que vous voyez regréter une bergere. Vous croyez peut-être, madame, que je cherche à vous en imposer. En doutez-vous, répondit incontinent Galatée ? Cependant, ajouta Leonide, je jure par tout ce qu'il y a de plus sacré, que j'ai entendu Climante & Polemas raconter tous les artifices qu'ils ont employés. Tous vos discours sont inutiles, dit Galatée, le sort en est jetté. Je vous obéirai, madame, reprit Leonide ; mais, si j'ose vous le dire encore, que prétendez-vous faire de ce berger ? Je veux qu'il m'aime seulement, dit la nymphe ; je laisse le reste dans l'obscurité de l'avenir. Mais, poursuivit Leonide, bien que l'avenir nous soit inconnu, il faut pourtant avoir quelque but dans ses desseins. Je le croi, dit Galatée, excepté en amour ; pour moi je n'en veux point d'autre, sinon qu'il m'aime. Il faut bien, repliqua Leonide, qu'il soit ainsi ; car selon toutes les apparences, vous n'irez pas l'épouser ; & ne l'épousant pas, que devient cet honneur si cherement conservé ? Mais vous, Leonide, qui affectez de si grands scrupules, voulez-vous l'épouser ? Moi, madame, répondit-elle, je vous supplie de ne me point croire assés lâche pour choisir un berger ? Si jamais quelqu'homme a pu me toucher, je vous avouerai ingenument, que mon respect pour vous m'a fait combattre mes sentimens. En quelle occasion, interrompit Galatée ? Lorsque vous m'ordonnâtes, madame, de ne plus songe à Polemas, dit Leonide. Quoi, repartit Galatée, vous n'avez point aime Celadon ? Je vous proteste, madame répondit-elle, que je n'aime Celadon que comme mon frere.» La nymphe disoit vrai, car depuis le dernier entretien qu'elle avoit eu avec le berger, elle avoit resolu de se reduire à l'amitié : «mais laissons ces discours, dit la nymphe, & ne parlons ni de Celadon, ni de Lindamor, car encore une fois, le sort en est jetté. Et quelle réponse, dit Leonide, ferez-vous à Lindamor ? Je ne veux lui en faire aucune. Pour moi je suis bien determinée à ne me point exposer à tous les malheurs qui m'ont été annoncés, ni en sa consideration, ni en consideration de tout autre.»

 Leonide alors lui dit froidement, qu'un jeune homme étoit là, demandant à parler à Sylvie, & qu'elle croyoit qu'il étoit envoyé par Ligdamon. «Il faut, dit la nymphe, que nous le menions où est Sylvie ; car je m'assure que Celadon à qui vous avez raconté leurs amours, sera charmé d'apprendre ce qu'écrit Ligdamon. Je le croi, répondit Leonide, mais Sylvie est si altiere, qu'elle s'offencera, si ce messager lui parle en presence de Celadon même. Il faut la surprendre, dit Galatée ; allez seulement prevenir le berger.» Ainsi les nymphes sortirent, & Galatée reconnoissant le messager, lui demanda d'où il venoit, & quelles nouvelles il apportoit de son maître. «Madame, dit-il, je viens du camp de Merovée ; quant aux nouvelles de mon maître, je ne puis les dire qu'à Sylvie. Pensez-vous, dit Galatée, que je vous permette de dire à mes nymphes quelque chose dont on me fasse un mystere ? Madame, dit le jeune homme, ce sera en votre presence, mes ordres le portent ainsi, & sur tout devant Leonide. Venez donc, dit Galatée ;» en même temps elle le fit entrer dans la chambre de Celadon, où déja Leonide avoit donné ses ordres pour empêcher qu'il ne fût vû. Sylvie parut d'abord surprise, mais quand elle vit Galatée avec ce jeune homme, elle jugea que Leonide n'avoit point eu d'autre dessein que de cacher Celadon. Dès qu'elle apperçut Egide (c'étoit le nom du jeune messager) elle se sentit troublée, car elle comprit bien qu'il lui diroit des nouvelles de Ligdamon à qui elle ne pouvoit s'empêcher de vouloir quelque bien ; cependant elle ne voulut point prevenir Egide. Mais Galatée s'adressant à lui : «Voilà, dit-elle, Sylvie, vous pouvez achever votre message ; Madame, dit Egide, en se tournant vers Sylvie ; mon maître, le plus fidele serviteur que votre merite vous ait acquis, m'envoye pour vous faire part de sa fortune ; il ne demande rien aux dieux pour prix de sa fidelité, que d'exciter votre pitié, puis que votre cœur est inaccessible à l'amour. Comment, dit Galatée, en l'interrompant, se porte Ligdamon ? Madame, dit-il, en s'adressant à Galatée, je vous le dirai, si vous daignez m'en donner le loisir ;» puis retournant à Sylvie, il continua de la sorte :



HISTOIRE
DE LIGDAMON.



 Aprés que Ligdamon eut pris congé de vous, il partit avec Lindamor, le cœur plein de si hauts projets, qu'il se promit ou de vous plaire par les actions heroïques qu'il feroit, ou de mourir d'une mort glorieuse, & de vous laisser des regrets. Dans cette resolution ils se rendent au camp de Merovée, prince qui a toutes les qualités propres à former un conquerant, & ils arrivent si à propos, que le combat devoit se donner peu de jours après : tous les chevaliers se preparoient à l'envi ; le jour assigné les deux armées sortent de leurs camps, & se rangent en bataille. Pour moi qui ne m'étois jamais trouvé en pareille occasion, j'étois fi ébloui de l'éclat des armes, & si étonné du bruit des trompétes & des tambours, que je ne sçavois plus où j'en étois. Cependant je pris une ferme resolution de ne point abandonner mon maître, les soins qu'il a pris de mon enfance m'obligeoient sans doute à ne le pas quitter, lors que je pouvois lui être si utile. Mais ce n'étoit rien au prix de l'étrange confusion qui suivit, quand le signal fut donné, & que les bataillons & les escadrons se mêlérent. Je ne puis vous raconter comment après avoir échapé à une grêle de traits, je me trouvai au milieu des ennemis avec mon maître, dont j'admirois l'incroyable valeur. Belle nymphe, il fit tant de prodiges, qu'il fut remarqué entre les jeunes chevaliers, & que le roi demanda son nom. Déja nos gens se rallioient pour attaquer d'autres escadrons, quand l'ennemi fit marcher tout ce qui lui restoit de troupes, afin d'investir si promptement les nôtres qu'ils ne pussent être se courus. Merovée prévoyant leur dessein, détacha trois nouveaux escadrons qui soutinrent une partie du premier choc ; mais pour ne vous point ennuyer par un détail circonstancié de cette journée, je vous dirai seulement que les deux infanteries s'étant rencontrées, celle de Merovée n'eut pas moins d'avantage qu'en avoit eu sa cavalerie. Cependant, au choc qu'il nous fallut essuyer, plusieurs des nôtres furent portés par terre ; & Clidaman courut fortune de la vie, son cheval étant tombé sous lui percé de trois coups de fleches. Ligdamon qui avoit toujours les yeux sur lui, ne le souffrit pas long-temps en ce péril ; il vole à son secours, & faisant autour du prince un rempart de corps morts, il le met sur son cheval, & demeure à pié, si couvert de blessures, & si pressé des ennemis, que la chute de Clidaman avoit attirés, qu'il ne peut monter celui que je lui avois mené.

 En ce moment les nôtres étant forcés de reculer, nous nous trouvâmes au milieu de tant d'ennemis, qu'il n'y eut plus d'esperance de salut. Cependant Ligdamon ne vouloit point se rendre ; & tout blessé qu'il étoit, il frapoit des coups si terribles que personne n'osoit l'attaquer. Enfin plusieurs cavaliers le heurtent avec tant de furie, qu'ayant donné de son épée dans les flancs du premier cheval, elle se se rompit près de la garde, & que le cheval se renversa sur lui. Je courus pour le relever, mais un peloton d'ennemis s'étant jetté sur nous, nous fûmes enlevés à demi morts. Notre avanture fut d'autant plus malheureuse, qu'en ce même temps les nôtres regagnerent le terrain qu'ils avoient perdu, & qu'ils ne cesserent d'avoir l'avantage jusqu'au soir qu'ils remporterent une victoire complete. La plupart des ennemis furent pris ou tués, & leurs maisons brulées. Pour nous, nous fûmes conduits à Rothomage leur principale ville, où mon maître ne fut pas plus tôt arrivé qu'il reçut des visites de plusieurs personnes, dont les uns se disoient ses parens, & les autres ses amis, bien qu'ils lui fussent absolument inconnus. Notre surprise augmenta bien lors qu'une dame avec une suite nombreuse, vint le trouver, disant que c'étoit son fils, & cela avec toutes les démonstrations d'amitié imaginables. Mais ce qui nous surprit encore plus, c'est qu'elle lui dit : «O Lydias, mon cher fils, avec combien de joie & de crainte tout ensemble je vous retrouve ! Je loue les dieux de la satisfaction qu'ils me procurent de vous voir si estimé au rapport de ceux qui vous ont pris ; mais hélas quelle crainte est la mienne quand vous m'êtes rendu en ces lieux ; Aronte est mort de ses blessures, & vous êtes condamné au dernier supplice. Je ne voi d'autre remede qu'une prompte rançon, & que de passer quand vous serez guéri parmi les Francs.» Ligdamon connut à ce discours qu'il étoit pris pour un autre, mais il n'eut pas le temps de répondre, celui qui l'avoit fait prisonnier étant entré au même instant, avec deux députés de la ville, pour prendre son nom & sa qualité. La dame s'imagina qu'ils venoient l'arrêter ; & lors qu'elle entendit qu'on lui demandoit son nom, elle pensa le dire elle-même ; mais mon maître la prévint, & se nomma Ligdamon Segusien. Elle crut alors qu'il vouloit se cacher, & dans cette idée elle se retira pour ôter tout soupçon, bien déterminée à racheter si promptement Ligdamon, qu'il ne pût être reconnu. Mon maître en effet ressembloit parfaitement à Lydias ; ce Lydias étoit un jeune homme de la contrée, que son devoir & son amour avoient forcé d'en venir aux armes avec Aronte son rival, parce qu'il ne cessoit de répandre contre sa maitresse & lui les plus noires calomnies. Lydias eut tout l'avantage du combat, & laissant Aronte percé de coups, il se sauva des mains de la justice, qui ne laissa pas quand Aronte fut mort, de le condamner quoi qu'absent. Ligdamon étoit si blessé, qu'il ne songeoit point aux suites de cette avanture ; pour moi qui en prévoyois de funestes, je pressois continuellement la mere de le racheter. Elle le fit, mais les ennemis de Lydias en étant avertis, les gens de la justice à leur requête, le firent conduire dans les prisons, trompés comme les autres par la ressemblance de Lydias. Le lendemain il est interrogé sur des faits dont il n'avoit pas la moindre connoissance, & malgré tout ce qu'il put dire pour sa justifications, le premier jugement fut confirmé. L'execution fut sulement differée jusqu'à ce qu'il fût guéri de ses blessures. Alors on devoit l'enfermer avec des lions ; c'étoit le supplice destiné aux rebelles ; on ne parloit plus de rien autre chose dans la ville. Le bruit en étant venu jusqu'à moi, je me déguisai, & je vins trouver à Paris Merovée & Clidaman. Je leur fis entendre en quelle extremité mon maître se trouvoit ; ils envoyerent soudain deux herauts pour détromper les ennemis, s'il étoit possible. Mais cela même leur fit hâter l'execution.

 Déja Ligdamon étoit presque guéri ; & la sentence lui fut prononcée : elle portoit qu'étant atteint de meurtre & de rebellion, il seroit livré aux lions destinés à cet effet. Que neanmoins on lui permettoit, en consideration de sa naissance, de porter l'épée & le poignard, avec quoi il pourroit se défendre, s'il en avoit le courage. En même temps ils répondirent à Merovée, ainsi qu'ils l'avoient arrêté dans leur conseil, qu'ils châtieroient de la sorte quiconque seroit assés lâche pour trahir la patrie. Ligdamon dont le courage n'avoit jamais plié que sous l'amour, resolut de vendre cherement sa vie. Lors qu'il se vit près d'être enfermé avec les lions, tout ce qu'il requit fut de les combattre separément. Le peuple qui étoit venu en foule pour assister à ce spectacle, entendant une si juste demande, la fit accorder par ses cris. Voila donc Ligdamon seul dans la cage. Les lions qui à travers les barreaux regardoient cette nouvelle proye, poussoient de si épouvantables rugissemens, que tous les assistans en étoient effrayés ; pour Ligdamon il paroissoit assuré au milieu du péril. Seulement il observoit la porte pour n'être point surpris, lorsqu'il vit sortir un lion furieux, qui la gueule béante alloit se jetter sur lui ; soudain il lui darde son poignard, & l'animal blessé au cœur tombe mort incontinent. On entendit alors les cris de tout le peuple, qui touché de son adresse & de sa valeur inclinoit pour lui ; mais Ligdamon qui sentoit bien que la rigueur de ses juges ne s'arrêteroit pas là, courut promptement reprendre son poignard, & presque en même temps un autre lion non moins terrible que le premier s'avançe avec une telle furie que Ligdamon fut presque déconcerté. Neanmoins se détournant un peu il lui décharge un grand coup d'épée, & lui emporte une patte. L'animal devenu plus furieux, se tourne si promptement vers lui, qu'il le heurte & le renverse ; mais telle fut la fortune de Ligdamon qu'en se lançant sur lui, l'animal vint s'enferrer dans son épée, & tomba mort comme le premier.

 Pendant que Ligdamon disputoit ainsi sa vie, voilà qu'une des plus belles femmes & des plus qualifiées de la province se jette aux genoux des juges, & les supplie de surseoir l'execution jusqu'à ce qu'elle ait parlé ; c'étoit pour elle que Lydias avoit tué Aronte ; elle s'appelloit Amerine. Les juges qui la connoissoient ne purent lui refuser ce qu'elle demandoit. «Messieurs, dit-elle, l'ingratitude est une espece de trahison, qui devant les dieux mérite le même châtiment. Je ne manquerois pas de l'encourir, si je ne me sentois obligée à sauver la vie à celui qui a voulu la perdre pour sauver mon honneur. C'est pourquoi je me presente devant vous sur la foi de nos privileges, qui rendent un homme condamné, à la fille qui le demande pour époux. Dès que j'ai sçu votre jugement, je suis partie en diligence pour vous demander Lydias, & je n'ai pu arriver si tôt qu'il n'ait couru la fortune dont vous avez été témoins. Mais puisque les dieux me l'ont si heureusement conservé, pourriez-vous sans la plus horrible des injustices me le refuser ?»

 Tout le peupse entendant ce discours, cria d'une voix unanime : Grace, grace, & malgré les oppositions des ennemis de Lydias, il fut conclu que les privileges seroient observés. Ligdamon est conduit à l'instant en presence des juges ; ils lui font éntendre que suivant l'usage de la province, un homme convaincu de quelque crime que ce puisse être, est delivré des rigueurs de la justice, lorsqu'une fille le demande pour époux, & que s'il veux épouser Amerine, il sera remis en liberté. Ligdamon, qui ne connoissoit point Amerine, ne sçut d'abord que répondre, cependant comme il ne pouvoit autrement échaper au danger, il promit, dans l'esperance que le temps lui ameneroit quelque expedient. Amerine qui avoit toujours remarqué dans Lydias le plus vif empressement pour elle, fut extrêmément surprise d'une si grande froideur ; mais l'imputant au danger où il avoit été, elle en eut plus de compassion. Elle le mena chés la mere de Lydias : c'étoit elle, qui persuadée qu'elle ne pouvoit autrement sauver son fils, & convaincue encore de leur tendresse mutuelle, avoit procuré ce mariage, que dis-je, c'étoit elle qui avoit avancé la mort de Ligdamon. Helas, mon cher maître, quand je me souviens de vos dernieres paroles, comment se peut-il que je n'expire pas de douleur ?

 Tout étoit preparé pour le mariage, quand la veille qu'il devoit se celebrer, il me dit en secret : «Mon cher Egide, quelle fortune peut-être comparée à la mienne ? on veut persuader à Ligdamon qu'il est Lydias. Seigneur, lui répondis-je, Amerine a de la naissance, elle est belle & riche ; quelle alliance plus avantageuse pourriez-vous desirer ? Ah, si tu connoissois ma situation, dit-il, tu en aurois pitié ! Mais écoute bien ce que je vais te dire, & demain dès que j'aurai executé ce que j'ai resolu, ne manque pas de porter cette lettre à la belle Sylvie, & de lui raconter tout ce que tu auras vû.» A ces mots, il me donna cette lettre que j'ai précieusement gardée ; le lendemain à l'heure même qu'il partit pour aller au temple, il m'appella, il me défendit de m'éloigner de lui, & me fit encore jurer que je me rendrois en diligence auprès de vous. En même temps on vint le prendre pour le mettre sur le char nuptial, où déja la belle Amerine était assise ; elle se plaça entre Ligdamon & Cariste un de ses oncles, qu'elle honoroit comme son pere ; un voile jaune lui traînoit jusqu'à terre. Elle avoit le thyrse sur la tête aussi-bien que Ligdamon ; celui de mon maître étoit de symbre, & celui d'Amerine, de la douce & piquante aspharagone. Toute la famille précedoit le char, les allies & les amis le suivoient. Ils arriverent de la sorte comme en triomphe dans le temple ; on les conduisit devant l'autel d'Hymen, où brûloient cinq torches allumées. A la droite du dieu on avoit placé les statues de Jupiter & de Junon, & à sa gauche celles de Vénus & de Diane. Hymen avoit une couronne de marjolaine, il tenoit d'une main son flambeau, & de l'autre un voile de la même couleur que celui d'Amerine. Dès qu'ils furent entrés dans le temple, la mere de Lydias & celle d'Amerine allumerent leurs torches, & le grand druyde s'approchant d'eux, adressa la parole à mon maître, & lui dit : «Lydias, acceptez-vous Amerine pour mere de famille ?» Il fut long-temps sans répondre, mais il fut contraint de dire qu'il l'acceptoit pour telle. Alors le druyde se tournant vers elle : «Et vous Amerine, dit-il, acceptez-vous Lydias pour pere de famille ?» Amerine ayant répondu qu'oui, il prit leurs mains, & les mettant l'une dans l'autre, il continua : «Et moi, par le pouvoir que j'en ai reçu des dieux, je vous donne l'un à l'autre, mangez ensemble, pour arrhes, le condron.» En même temps il prit le gâteau d'orge que mon maître coupa, & dont les deux époux mangerent. Pour achever la cérémonie, il ne restoit plus que de prendre le vin ; & Ligdamon se tournant vers moi : «Ami, me dit-il, rend-moi le plus agréable service que jamais tu puisses me rendre, apporte-moi la coupe. J'obéis, helas, trop diligent cette fois. Aussi-tôt qu'il eut dans les mains la coupe fatale, grands dieux, s'écria-t-il, ne vengez point ma mort sur la belle Amerine, dont l'erreur me conduit au trepas.» A ces mots, il but la coupe entiere ; & comme suivant la coutume il en devoit laisser, «Ami Lydias, lui dit Amerine en souriant, avez-vous oublié que j'en dois boire la moitié ? Sage Amerine, répondit-il, vous en preservent les dieux ! C'est du poison que j'ai choisi pour terminer mes jours, plus tôt que de manquer à ce que je vous ai promis, & à l'amour que je dois à la belle Sylvie. Ciel ! qu'enten-je, dit Amerine.» Alors toujours prevenue que mon maître étoit Lydias, qu'elle retrouvoit inconstant, elle court la coupe à la main vers celui qui avoit le vin mixtionné. Celui-ci, avant que l'on sçut ce que mon maître avoit declaré, & quelque défense qu'il en fît, remplit la coupe, & d'un trait Amerine avale toute la liqueur. Puis revenant, elle lui dit : «Hé bien cruel, tu m'as preferé la mort, & moi je la prefere à tes refus... Non, je ne croi plus qu'il y ait des dieux, s'ils ne punissent en l'autre vie tes execrables parjures.» Les assistans s'avancerent pour entendre ces reproches, & Ligdamon lui répondit : «Belle Amerine, j'avoue que si j'étois Lydias, j'aurois offensé les dieux ; mais daignez me croire, je touche à ma derniere heure, je ne suis point Lydias, je suis Ligdamon, & le temps fera connoître la verité de mes paroles. Cependant je choisis la mort, plus tôt que de violer l'amitié que j'ai vouée à Sylvie, & puisqu'il m'est impossible de vous satisfaire ensemble, je lui consacre ma vie infortunée : reçoi, continua-t-il, ô belle Sylvie, reçoi le sacrifice que je t'offre, en preuve de ma fidelité.» Le poison s'insinuoit peu à peu dans ses veines, ensorte qu'à peine il pouvoit respirer, lorsque tournant les yeux vers moi, il me dit : «Va, cher Egide, acheve ce que tu dois, sur tout raconte fidelement ce que tu as vû, & dis bien que la mort m'est agreable, qui m'empêche de violer la foi que j'ai donnée à la belle Sylvie.» Sylvie fut le dernier mot qu'il prononça ; avec ce mot, sa belle ame sortit de son corps, & je tiens pour assuré que si jamais quelqu'amant fut heureux dans les champs Elysées, mon maître le sera, en attendant qu'il puisse vous revoir. «Il est donc vrai que Ligdamon n'est plus, dit Sylvie ? C'en est fait, il n'est plus, reparit Egide. O dieux, s'écria Sylvie !» A ces mots ses forces l'abandonnerent, & s'étant jettée sur un lit, elle pria Leonide de prendre la lettre de Ligdamon, & de dire à Egide qu'il s'en allât chés elle. Ainsi Egide se retira, mais si affligé, que son visage étoit tout baigné de larmes. Et la nymphe qui n'avoit point aimé Ligdamon pendant sa vie, maintenant qu'elle apprend sa mort, le regrete autant qu'eût pu faire la personne du monde la plus passionnée. C'est ce qui fit dire à Galatée, en parlant à Celadon, que desormais elle croiroit impossible qu'une femme n'aimât quelque chose une fois en sa vie. Car, ajoutoit-elle, Sylvie a traité si cruellement tous ceux qui l'ont aimée, que les uns en sont morts de douleur, les autres se sont eux-mêmes bannis de sa presence ; & Ligdamon dont elle pleure la mort, elle l'a reduit autrefois au desespoir. De sorte que j'aurois juré que jamais l'amour ne seroit entré dans son cœur. «Madame, répondit le berger, c'est en elle moins amour que pitié. A la verité il faudroit qu'elle fût plus dure qu'un rocher, si le recit qu'elle vient d'entendre, & qui toucheroit les personnes les plus indifferentes, n'avoit fait sur son ame de vives impressions. Pour moi j'estime Ligdamon plus heureux que s'il vivoit encore, puisqu'il aimoît la nymphe si éperdument, & qu'il en étoit traité avec tant de rigueur, ainsi qu'on me l'a raconté ; car quel bonheur plus grand pouvoit-il esperer, que de finir ses miseres, & d'entrer en jouissance d'une felicité inalterable ? Avec quel contentement pensez-vous qu'il voit les regrets de Sylvie, de cette Sylvie dont il a tant de fois éprouvé les rigueurs ? Et que desire un veritable amant, si ce n'est de convaincre la personne qu'il aime, de son amour & de sa fidelité ? Maintenant donc qu'il voit les larmes de Sylvie, & qu'il entend ses soupirs, quelle est sa joye, & quelle est sa gloire, non-seulement de lui avoir prouvé son affection, mais d'être lui-même assuré de son retour. Non, madame, Ligdamon n'est point à plaindre, c'est Sylvie, car, & vous le verrez avec le temps, elle se rappellera sans cesse les actions de Ligdamon, ses discours, ses traits, ses manieres, sa valeur, son amour. Cette idole voltigeant sans cesse autour d'elle, excitera son repentir, & vengera Ligdamon de ses cruautés.» Sylvie entendoit tous ses discours qu'elle jugea veritables, & ne pouvant plus les soutenir, elle se retira dans sa chambre, où libre & sans témoins, car elle avoit prié Leonide de la laisser seule, elle s'abandonna à la douleur la plus amere. Elle repassoit en elle-même tout ce qu'avoit fait Ligdamon, pour meriter sa tendresse, la patience avec laquelle il avoit supporté ses rigueurs, la discretion avec laquelle il l'avoit si long-temps servie, «enfin, disoit-elle, tout cela s'est évanoui pour jamais ;» & soudain ses propres discours, ses adieux, ses impatiences, & mille petits détails lui revenant dans la memoire : «cesse, ajoutoit-elle, cesse importun souvenir, de me persecuter, & laisse en repos les cendres de Ligdamon. Puis après avoir gardé quelque temps le silence ; que mes jours soient abregés ou étendus, je ne cesserai jamais d'aimer le souvenir de Ligdamon, de cherir son amour, & d'honorer ses vertus.»

 Cependant Galatée ouvrit la lettre qui étoit demeurée entre les mains de Leonide, & la nymphe y lut ces mots :


 Si la temerité qui m'a porté à vous aimer vous a offensée, ma mort vous vangera. Si elle vous est indifferente, j'espere que cette derniere action me vaudra quelque retour de votre part. En ce cas, je cheris la ressemblance de Lydias plus que ma naissance même, puisque je ne nâquis que pour vous être importun, & que je sors de la vie, vous étant agréable.

 «En verité, dit Celadon, les vengeances de l'amour sont bien terribles. Les offenses qui s'adressent à lui ne sont jamais impunies, répondit Galatée, & de là viennent les accidens de la vie les plus étranges. Comment ne tremblez-vous pas, Celadon ? comment n'attendez-vous pas à tous momens les traits vengeurs du dieu ? Pourquoi craindrois-je, dit le berger, puisque c'est moi qui suis offensé ? Ah ! Celadon, repartit la nymphe, si vous pesiez bien les choses, combien les offenses que vous faites vous paroîtroient-elles plus considerables que celles que vous recevez ? Voilà précisément le comble du malheur, dit Celadon, qu'un affligé soit crû heureux : on le voit languir sans pitié. Mais, continua la nymphe, l'ingratitude n'est-elle pas la plus grande des offenses ? Oui sans doute, répondit Celadon. Comment donc pouvez-vous vous en laver, puisque je ne reçois de vous que des dédains pour toute l'amitié que je vous fais paroître ? Il m'a fallu enfin prononcer ce mot. Berger, étant ce que vous êtes, & moi ce que je suis, je ne puis croire que je n'aye offensé l'Amour, puisqu'il me punit si severement.» Celadon se repentit d'avoir entamé ce discours, mais puisque la chose étoit faite, il resolut de s'expliquer nettement, & lui dit : «Madame, vos bontés me font rougir ; mais ce que vous appellez ingratitude, mon amour le nomme devoir, & quand il vous plaira vous en sçaurez la raison. Et quelle raison, interrompit Galatée, pourriez-vous alleguer, sinon que vous avez donné votre foi ? Mais la loi de la nature, cette loi si superieure à toutes les autres, nous commande de rechercher notre bien : pouvez-vous en desirer un plus grand que celui de mon affection ? Quelle autre en ces contrées peut faire pour vous ce que peut Galatée ? Il y a de la simplicité, Celadon, à se piquer de constance & de fidelité : ce sont de beaux termes que les vieilles, & celles qui deviennent laides ont inventés pour retenir les hommes dans leurs chaînes. On dit que toutes les vertus se tiennent mutuellement, la constance ne peut donc être sans la prudence ; mais seroit-ce prudence que de renoncer à un bien assuré, de peur de passer pour inconstant ? Madame, répondit Celadon, y a-t-il rien de plus honteux que de violer sa foi ? & toutes les loix ne s'accordent-elles pas à défendre les parjures ? Mais, madame, si les amans peuvent imiter l'abeille qui vole de fleur en fleur, attirée par une douceur nouvelle, si la fidelité n'est qu'une vertu chimerique, quel fondement puis-je faire sur votre amitié ? Combien de temps demeurerai-je en cet heureux état ? autant que vous demeurerez vous-même en ce palais, où d'autres objets ne fraperont point vos regards.»

 Pendant que la nymphe & le berger discouroient ainsi, Leonide se retira dans sa chambre, & fit réponse à Lindamor, lui marquant de revenir promptement, s'il ne vouloit s'exposer à tous les malheurs. Le lendemain, quand Fleurial vint prendre ses depêches, elle lui dit : «Fleurial, c'est dans cette occasion que tu dois prouver par ta diligence ton attachement pour Lindamor ; le moindre retardement peut lui causer la mort. Va donc, ou plus tôt vole, & dit lui qu'il revienne encore plus vîte, & qu'à son retour il descende chés Adamas, parce que je l'ai mis dans ses interêts. Lorsqu'il sera ici, il apprendra la plus noire trahison qui ait jamais été inventée ; mais qu'il vienne secretement, s'il est possible.» Fleurial partit avec tant d'envie de servir Lindamor, que pour gagner du temps, il ne voulut pas retourner en la maison de sa tante, où le messager de Lindamor l'attendoit.

 Trois ou quatre jours s'écoulerent de la sorte, & déja Celadon qui ne ressentoit presque plus de mal, commençoit à trouver long le retour du druyde. Pour charmer son ennui, il alloit se promener tantôt dans le jardin, & tantôt dans les bois, mais toujours accompagné de quelqu'une des nymphes, & souvent des trois ensemble.

 Un jour qu'il se promenoit avec elles, il apperçut la grotte de Damon & de Fortune, & frapé de la beauté de l'entrée il demanda ce que c'étoit. Galatée lui répondit : «Voulez-vous, berger, voir une des plus grandes preuves qu'amour ait depuis long-temps données de son pouvoir ? c'est l'avanture de Mandrague & de Damon ; car pour celle de Fortune, elle n'a rien d'extraordinaire. Qui est cette Mandrague, repliqua le berger ? Si a l'œuvre on connoît l'ouvrier, dit Galatée, vous jugerez bien que c'est une des plus grandes magiciennes de toutes le Gaules, car c'est elle qui par ses enchantemens a fait la grotte que vous voyez, & plusieurs merveilles qui sont aux environs.» En même temps le berger entrant dans la grote fut saisi d'étonnement & d'admiration. L'entrée étoit haute & spacieuse : deux termes portoient sur leur tête les extremités de la voute du portail. L'un representoit Pan, & l'autre Syrinx. Ces deux figures étoient artistement revetues de petites pierres de differentes couleurs : les cheveux, les sourcils, la barbe, & les deux cornes de Pan étoient de coquilles de mer si bien jointes que le ciment ne paroissoit point. La chevelure de Syrinx étoit de roseaux que depuis la ceinture on voyoit croître peu à peu. Autour de la porte en dehors pendoient des festons de coquille ratachés en quatre endroits, & finissans vers la tête des termes. La voute interieure étoit en pointe de rocher, le milieu s'entrouvroit en ovale, pour recevoir la lumiere. Tout l'édifice étoit enrichi de statues qui placées dans leurs niches, formoient autant de fontaines, & representoient toutes quelque effet de la puissance d'Amour. Au milieu de la grote paroissoit un tombeau, élevé de douze pieds, & se terminant en couronne. Il étoit orné de tableaux peints d'une maniere admirable, & separés par des demi piliers de marbre noir. Celadon après avoir consideré ce merveilleux édifice, loua extrêmément l'habileté de l'ouvrier, pour donner occasion à Galatée de lui en expliquer les particularités. «C'est, dit la nymphe, le fruit des enchantemens de Mandrague, elle a laissé cet édifice pour témoignage éternel que l'amour n'épargne ni les vieillards, ni les jeunes, & pour instruire à jamais ceux qui viendront ici des fideles & malheureuses amours de Damon, d'elle, & de la bergere Fortune. Hé quoi, dit Celadon, est-ce ici la fontaine de la verité d'Amour ? Non, répondit la nymphe, mais elle n'est pas loin d'ici. Je voudrois, ajouta-t-elle, pouvoir vous faire entendre ces tableaux, l'histoire qu'ils representent meritent bien d'être sçue.» Et lorsqu'elle s'en approchoit pour les expliquer, elle vit entrer Adamas, qui étoit de retour, & qui n'ayant point trouvé les nymphes dans le palais, où il cacha les habits qu'il apportoit, vint les trouver si à propos, qu'il sembloit que la fortune l'eut conduit en ce lieu. Aussi Galatée l'appercevant, s'écria-t-elle, «O mon pere, que vous arrivez bien à temps pour me tirer d'embaras ; & s'adressant à Celadon : voici, berger, qui satisfera votre curiosité.» Après qu'Adamas eut salué les nymphes, & qu'il eut demandé à Celadon comment il se portoit, il s'approcha du tombeau pour obéir à la nymphe, & commença de la sorte :



HISTOIRE
DE DAMON ET DE FORTUNE.



 Tel que l'ouvrier qui se joue de son ouvrage, & qui en dispose à son gré, tels les dieux dont la main nous a formés, prennent plaisir à nous faire jouer sur le théatre de cet univers le personnage qu'ils nous ont destiné. Mais de tous les dieux, il n'en est point qui ait des idées si bizares que l'Amour. L'histoire que vous allez entendre, en est une preuve bien éclatante.


PREMIER TABLEAU.



 «Le berger que vous voyez assis, qui joue de la cornemuse, appuyé contre ce chêne, & les jambes croisées, c'est le beau Damon, qui eut ce sur-nom, à cause de l'admirable proportion de ses traits. Il étoit d'une des meilleures familles de Montverdun, parent de la mere de Leonide, & par conséquent mon allié, & conduisoit ses troupeaux sur les bords de votre Lignon. Remarquez que son visage a je ne sçai quoi d'ouvert & de serain ; au lieu que si vous tournez les yeux sur ces bergeres qui sont autour de lui, vous jugerez à leur air qu'elles ne sont pas sans inquiétude ; car autant que Damon a l'esprit libre, autant les bergeres sont-elles occupées de lui. Cependant il daigne à peine les favoriser d'un regard, & c'est pour cela qu'on a peint à ses côtés ce petit en fant nud, le dos aîlé, l'arc & le flambeau dans une main, qui le menace de l'autre. C'est l'Amour qui offensé des mépris que Damon marque aux bergeres, jure qu'il les vengera. Mais admirez comme les regles de la peinture sont bien observées, soit aux ombres, soit aux proportions ; voyez comme le bras du berger paroît s'enfoncer un peu dans l'enflure de cet instrument, & comme le chalumeau dans lequel il souffle semble avoir perdu un peu de sa couleur ; c'est l'humidité de sa bouche qui a produit cet effet. Regardez à main gauche comme ses brebis paissent. Voyez les unes couchées à l'ombre, & les autres qui regardent avec une espece d'étonnement ces deux beliers qui viennent se heurter de toute leur force. Prenez garde comme celui-ci baisse la tête, en sorte que l'autre l'attaquant rencontre seulement ses cornes ; mais il n'y a pas moins d'art dans le racourcissement de l'autre : la nature qui lui a appris que les forces unies produisent de plus grands effets, le fait tellement se resserrer en lui-même, qu'il semble presque rond. La fidelité des chiens n'y est pas même oubliée ; pour s'opposer aux courses des loups, ils se tiennent sur les aîles du côté du bois ; on diroit qu'il se sont placés comme trois sentinelles sur des hauteurs, pour découvrir de plus loin. Mais voyons l'autre tableau.


SECOND TABLEAU.



 «Celui-ci est bien different du premier : regardez cette bergere, assise près de ce buisson, comme elle est belle, & proprement vétue. Ses cheveux flotent en liberté sur ses épaules, mille petits amours y tendent leurs lacs ; mais les zephirs jaloux s'efforcent de les en chasser. Aussi voyez-vous que quelques-uns sont emportés par violence, que d'autres se tiennent aux nœuds qu'ils y ont faits, & que d'autres enfin essayent d'y revenir, mais leurs aîles sont encore trop foibles pour résister aux haleines des zephirs. C'est la bergere Fortune, qu'Amour a choisie pour exercer ses vengeances contre Damon, qui est ce berger que vous voyez debout près d'elle, appuyé sur sa houlette. Considerez tous ces petits amours qui s'empressent autour d'eux. En voici un qui mesure les sourcils de la bergere, pour y ajuster son arc ; cet autre a dérobé de ses cheveux, & travaille à en faire un filet ; voyez comme il est assis sur le gazon, & comment il a lié un bout de sa corde à un de ses orteils qui se renverse pour être trop tiré. Cupidon est un peu plus haut, tenant son arc de la main gauche ; la droite est encore derriere l'oreille, comme s'il venoit de lâcher son trait. Son coude est levé, son bras retiré, les trois premiers doigs sont entr'ouverts, & les deux autres rentrent dans la main ; & certes le trait ne fut pas décoché en vain ; car le malheureux berger en fut tellement blessé que la mort seule put le guérir. Mais regardez de l'autre côté, & voyez cet Anteros qui avec des guirlandes de roses lie les bras & le col de la bergere, & remet ensuite ces guirlandes entre les mains du berger. C'est pour nous faire entendre que les services & l'amour du berger, figurés par ces roses, engagerent Fortune à lui rendre la même tendresse. Si vous trouvez étrange qu'Anteros soit representé plus grand que Cupidon, sçachez que c'est pour vous insinuer que l'amour qui naît de l'amour est toujours le plus grand. Passons maintenant au troisiéme tableau.


TROISIÈME TABLEAU.



 «Voici, poursuivit Adamas, votre riviere de Lignon ; voyez comme elle prend une double source, l'une aux montagnes de Cervieres, & l'autre aux montagnes de Chalmasel. Reconnoissez-vous le bois qui touche cette vaste prairie, où les bergers paresseux ont accoutumé de conduire leurs troupeaux ? Cette touffe d'arbres à main gauche, & la demi-lune que forme la riviere en cet endroit, ne vous permettent pas de le méconnoître. Regardez un peu plus bas, en suivant le cours du Lignon ; ce troupeau qui est à l'ombre est celui de Damon, que vous voyez tout proche dans l'eau jusqu'à la ceinture. Considerez ces jeunes arbres qui semblent se courber pour le défendre du soleil, & dont pourtant quelque rayons trouvent un passage au travers des feuilles, comme s'il vouloit contempler le berger. Il faut avouer aussi qu'il ne peut guere être surpassé en beauté. Considerez les traits delicats & proportionnés de son visage, & voyez s'il y a rien dans tout son corps qui ne soit accompli, & qui ne réponde à la beauté de sa figure. Jettez maintenant les yeux sur l'autre rivage ; vous y verrez la laideur même entre ces ronces effroyables ; c'est la magicienne Mandrague qui contemple le berger dans le bain. Elle est échevelée, un bras nud, la robe retroussée d'un côté au-dessus du genou ; on diroit qu'elle vient de faire quelque sortilege. Cette vieille, toute affreuse qu'elle est, petite, ridée, chauve, décharnée, courbée à moitié vers la terre, ne rougit point de s'emflammer pour Damon. Voyez les grimaces qu'elle fait dans son extase. Elle allonge le col, elle serre les épaules, & tient les bras joints sur les côtés. Levez les yeux, & voyez dans cette nue Vénus & Cupidon qui regardant la nouvelle amante semblent éclater de rire. Sans doute que ce petit dieu, pour quelque gageure qu'il avoit faite avec sa mere, n'a pas plaint un trait usé de vieillesse, ou bien qu'il a voulu faire éclater son pouvoir, en redonnant une nouvelle ame à cette vieille magicienne.»


QUATRIÈME TABLEAU.



 «Que cette nuit est bien representée ! comme sous l'obscur de ces ombres ces montagnes paroissent, mais de sorte que l'on ne peut bien discerner ce que c'est ! comme ces étoiles sont disposées de maniere qu'on les reconnoît aisément ! Voici la grande ourse ; admirez l'habileté du peintre, qui bien que cette constellation ait vingt-sept étoiles n'en represente que douze, & de ces douze n'en fait que sept bien éclatantes. Voyez la petite ourse, & considerez que ces sept étoiles ne se cachent jamais, bien qu'il y en ait une de la troisiéme grandeur, & quatre de la quatriéme, cependant il les fait voir toutes, observant leur proportion. Voici la couronne d'Ariane, qui a bien ses huit étoiles, mais il y en a une qui est plus brillante que les autres. Voyez-vous la voye de lait par où les Romains assurent que les dieux descendent sur la terre, & remontent au ciel ! Considerons, à present l'histoire de ce tableau. Voici Mandrague au milieu d'un cercle, une baguette dans la main droite, & dans l'autre un livre poudreux, avec une chandele de cire vierge : observez qu'elle a le pié, le côté, le bras, & l'épaule gauche nuds, parce que c'est le côté du cœur. Ces fantômes que vous voyez autour d'elle, sont des demons que par la force des charmes elle a contraint de venir, pour sçavoir comment elle pourra se faire aimer de Damon. Ils lui déclarent que le seul moyen d'y réussir, est de lui persuader que Fortune qu'il aime éperduement lui est infidele, & qu'elle le fera aisément changer, si elle change pour cette fois la vertu de la fontaine d'Amour. Avant que de passer outre, considerez l'art du peintre, & comment il a exprimé les effets que produit la chandele de Mandrague. Elle a le côté gauche du visage lumineux, & le reste tout à fait obscur ; le bras qui tient la chandele, vous le voyez aussi obscur, prés de la main, à cause du livre qu'elle tient. De même les demons sont éclairrés ou obscurcis selon qu'ils sont tournés. La perspective y est encore si bien observée, que l'autre accident que le peintre veut representer semble être hors du tableau, aussi bien que Mandrague qui est à la fontaine de la verité d'Amour. Mais pour vous faire mieux entendre ceci, sçachez que quelque temps auparavant une belle bergere, fille d'un tres-sçavant magicien devint si secretement amoureuse d'un berger, que son pere ne s'en apperçut point : soit qu'uniquement attentif à se perfectionner dans son art, il ne veillât point sur elle, ou plus tôt que les charmes de la magie ne puissent rien contre les charmes de l'Amour. Quoiqu'il en soit, comme il n'est rien de plus insupportable aux amans que le dedain, & que ce berger la méprisoit, parce qu'il en aimoit une autre, elle en conçut un si violent déplaisir, que son feu croissant toujours, & ses forces diminuant à proportion, elle mourut sans que la sçience de son pere pût la secourir. Quand il connut le sujet de sa mort, pour en éterniser le souvenir, il changea son tombeau en une fontaine qu'il nomma verité d'amour ; parce que l'amant qui s'y regarde, s'il est aimé, s'y voit auprès de sa maitresse, si elle en aime un autre, cet autre y est representé : si elle n'aime rien, elle paroît seule ; & c'est cette vertu que Mandrague veut changer, afin que Damon venant consulter la fontaine, & trouvant que sa bergere aime un autre berger, il cesse à son tour de l'aimer. Voyez quels caracteres elle trace autour de cette fontaine, quels triangles, quels cercles elle décrit sur le sable, elle n'oublie rien de ce que son art peut lui suggerer. Elle avoit déja assemblé ses demons, pour trouver quelque remede à son mal ; & moins puissans que l'Amour, ils n'oserent rien entreprendre, seulement ils lui conseillerent de trahir ainsi ces deux fideles amans. Et par ce que la vertu de la fontaine venoit des enchantemens d'un magicien, Mandrague qui a surpassé en cette science tous ceux qui l'ont precedée, peut bien la lui ôter pour quelque temps. Mais passons au tableau qui suit.»


CINQUIÈME TABLEAU.



 «Ce tableau, continue Adamas, represente deux actions : l'une, quand le berger vint à cette fontaine, pour se tirer de l'inquietude où l'avoit jetté un songe fâcheux : l'autre, quand desesperé de voir par l'artifice de Mandrague, que Fortune aimoit un autre berger, il se tua. Considerons comme tout cela est bien representé. Voici Damon avec son épieu, car il est en habit de chasseur. Il est suivi de son chien : remarquez avec quelle attention cet animal fidele considere son maître ; il semble à voir ses yeux fixés sur lui, qu'il desire sçavoir ce qui cause l'étonnement qui est peint sur son visage. Mandrague lui avoit fait voir en songe Maradon, jeune berger, qui prenant une fleche à Cupidon, en ouvroit le sein à la bergere Fortune, & lui ravissoit le cœur. Damon qui suivant la coutume des amans, doutoit toujours, vint, dès que le jour parut, à la fontaine, pour sçavoir s'il étoit aimé. De ces deux figures representées dans l'eau, l'une est celle de Fortune, & l'autre celle de Maradon. Mandrague avoit choisi ce berger, parce qu'il avoit long-temps servi la bergere. Et quoiqu'elle n'eût jamais daigné le regarder, l'amour qui croit facilement ce qu'il craint persuada incontinent le contraire à Damon. Mais passons à la seconde action. Admirez cetre caverne, & comme elle paroît plus enfoncée que le reste. Ce mort que vous y voyez étendu, c'est l'infortuné Damon, qui poussé par son desespoir, se perce de son épieu. Rien n'est plus naturel que la maniere dont tout ceci est representé : vous lui voyez une jambe étendue, & l'autre retirée : un bras engagé sous le corps, par ce qu'il n'a pas eu la force de le ravoir, & l'autre languissant le long du corps, quoi qu'il serre encore mollement l'épieu, de la main. Sa tête est panchée sur l'épaule droite, ses yeux à demi fermés, sa bouche entr'ouverte ; aussi est-il representé comme étant entre la mort & la vie. Considerez cet épieu, voyez comme l'épaisseur du fer est à moitié cachée dans la playe, & la houpe d'un côté blanche encore, & de l'autre toute sanglante. L'art du peintre n'a pas oublié les cloux, dont ceux qui sont les plus près de la lame sont teints de sang, mais ensorte pourtant que la dorure n'est pas effacée. Considerez de quelle maniere le sang rejaillit en sortant de la playe, & comme ses bouillons sont representés. Mais voyons cet autre tableau.»


SIXIÈME TABLEAU.



 «Ce tableau qui est le dernier, renferme quatre actions de la bergere Fortune. La premiere, est un songe que Mandrague lui envoye ; la seconde, l'éclaircissement qu'elle va chercher à la fontaine ; la troisiéme, ses plaintes sur l'inconstance de son berger, & la derniere sa mort, qui est la catastrophe de cette tragedie. Or voyons toutes ces choses en détail. Voici le soleil qui commence à paroître sur l'horison : prenez garde à la longueur de ces ombres ; comme une partie du ciel est moins éclairée, comme ces nues s'élevent peu à peu. Ces petits oiseaux qui semblent chanter en montant, & tremousser de l'aîle, sont des allouetes qui se sechent de la rosée, au nouveau soleil : ces autres qui vont se cachant, sont des hiboux, qui fuyent cet astre dont la montagne couvre encore une partie. Avançons : voici la bergere Fortune qui dort, elle est dans son lit, & le soleil qui entre par la fenêtre qu'elle a laissée ouverte par mégarde, lui donne sur le sein à demi découvert. Voici autour d'elle les esprits de Morphée, dont Mandrague s'est servie pour lui inspirer le dessein d'aller à la fontaine de verité d'Amour. Voyez ici la bergere qui consulte cette admirable fontaine : elle a songé que son berger étoit mort, & prenant sa mort pour son infidelité, elle vient pour s'éclaircir : la douceur & la tristesse qui sont peintes sur sont visage excitent la pitié. A peine eut-elle regardé dans l'eau, qu'elle apperçut Damon, mais helas ! auprès de lui elle apperçut Melinde, bergere à la verité fort belle, & que l'on avoit soupçonnée d'aimer Damon, mais que Damon n'avoit point aimée. Voyez comme elle s'est retirée au fond de la caverne, & comme sans y penser elle est venu plaindre son malheur au même lieu où Damon expiroit. La voici assise contre ce rocher, les bras croisés sur l'estomach ; il est nud, parce que dans sa douleur elle a dechiré les vetêmens qui le couvroient. On diroit qu'elle soupire encore, & quelle demande vengeance de la perfidie dont elle croyoit Damon coupable. Et parce qu'en se plaignant elle haussa sa voix, le berger que vous voyez près d'elle, entendant ses regrets, s'efforça de l'appeller. La bergere de son côté reconnoissant cette voix mourante, tourne la tête a l'instant, & court à lui. Mais, ô dieux ! quel spectacle frape sa vue ! elle elle oublie le sujet qui causoit ses plaintes, & lui demande qui l'a reduit en cet état. C'est, lui dit-il, votre inconstance ; c'est le bonheur de Maradon que j'ai vu dans la fontaine près de vous. Pensez-vous que Damon puisse survivre à votre amour, lui qui ne vivoit que pour être aimé de vous ? Ah, Damon, combien cette fatale source est-elle mensongere, si elle m'a fait voir Melinde près de vous, que je vois expirant, pour m'avoir aimée !» Ainsi ces deux amans reconnurent l'infidelité de la source, & plus assurés que jamais de leur tendresse mutuelle, ils moururent se tenant embrassés, Damon de sa blessure, & la bergere du déplaisir de sa mort. «Voyez la de ce côté : voici la bergere assise près de ce rocher, & voilà Damon qui appuyant sa tête sur le sein de la bergere, tend les bras pour lui dire le dernier adieu, & s'efforce de l'embrasser. Pendant qu'elle, couverte de son sang, se baisse, & lui passe les mains sous le corps pour le soutenir. Cette vieille qui, les cheveux épars, est auprès d'eux, c'est la magicienne Mandrague, qui les trouvant morts, maudit son art, déteste ses demons, s'arrache les cheveux, se meurtrit le sein. Ces bras qu'elle tient élevés, ses mains jointes sur la tête, & ce col qu'elle baisse, marquent la violence de sa douleur, & le regret qu'elle a d'avoir perdu tout à la fois & ces deux amans si fideles, & l'objet de son amour insensé. Le visage de Mandrague est caché, mais considerez ses cheveux, ils retombent en bas, & sur le col ils semblent se dresser. Dans l'éloignement remarquez Cupidon qui verse des pleurs. Voici son arc & ses fleches rompues, son flambeau éteint, & son bandeau tout mouillé de ses larmes.»

 Celadon avoit prêté une oreille attentive aux discours du sage Adamas. Il se reprochoit souvent de n'avoir point eu assés de courage pour imiter Damon. Frapé de cette pensée, il garda quelque temps le silence, mais Galatée en sortant de la grote, & le prenant par la main, l'interrompit : «Que vous semble, lui dit-elle, de cet amour & de ses effets ? que ce sont, répondit le berger, des effets d'imprudence, & non pas d'amour : & que c'est une erreur populaire pour couvrir notre ignorance, ou pour excuser notre faute, que d'attribuer toujours à quelque divinité les effets dont les causes nous sont cachées. Hé quoi, dit la nymphe, pensez-vous qu'il n'y ait point d'amour ? S'il y en a, repartit Celadon, il doit avoir un caractere de douceur ; mais quel qu'il soit, madame, vous en parlez à une personne bien ignorante en ce point ! outre que ma condition ne me permet pas d'en sçavoir beaucoup, mon esprit grossier m'en rend encore plus incapable. Cependant berger, lui repliqua la triste Sylvie, il y a quelque temps que je vous vis en un lieu, où difficilement on eût pu croire ce que vous dites de vous ; car il y avoit trop de beautés, & vous avez trop de sentiment pour ne vous pas laisser prendre. Belle nymphe, répondit le berger, en quelque lieu que ce fût, il y avoit de la beauté sans doute, puisque vous y étiez ; mais vous en avez trop pour nos cœurs rustiques, qui doivent plus tôt vous admirer, que vous aimer, vous adorer, que vous servir.» C'est en discourant de la sorte, qu'ils rentrerent au palais, où l'heure du repas les appelloit.

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LIVRE DOUZIÈME



 Des que le jour commença de paroître, Leonide, suivant la resolution qu'Adamas, Celadon, & Sylvie, avoit prise de concert avec elle, vint trouver le berger, pour le revêtir des habits que le druyde avoit apportés. Mais le petit Meril, qui, par ordre de Galatée, demeuroit presque toujours auprès de Celadon, autant pour épier les actions de Leonide, que pour servir le berger, déconcerta quelque temps leurs mesures. Un bruit enfin qu'ils entendirent dans la cour, fit sortir Meril, dans le dessein de leur en rapporter des nouvelles. Celadon se leve incontinent, & la nymphe (à quoi l'amour n'abbaisse-t-il point ceux qui en sontépris !) commença de l'habiller elle-même. Il n'en fût jamais venu à bout tout seul. Meril rentrant un moment après pensa les surprendre, & ne voyant point Celadon qui s'étoit caché dans une garderobe, il demanda où il étoit. «Que lui veux-tu, dit Leonide ? Je voulois, répondit Meril, lui annoncer la venue d'Amasis.» Dans l'embarras où se trouva la nymphe elle dit à Meril : «Cours, je te prie, avertir Galatée, peut-être sera-t-elle sur-prise.» Meril y courut, & Celadon sortit, en riant de cette nouvelle. Vous riez, «dit Leonide, ce contre-temps pourra bien vous embarrasser autant que moi. Continuez seulement de m'habiller, repartit Celadon : à la faveur de tant de nymphes il me sera facile de m'échaper.» Au même instant Galatée entra dans la chambre de Celadon ; quelle fut sa surprise, & celle du berger ! il voulut se cacher, mais Leonide le retint, & se tournant vers la nymphe : «Madame, lui dit-elle, que deviendrons-nous si la reine vient ici ? je ferai bien, moi, tout ce que je pourrai pour déguiser Celadon ; mais je crains fort de n'y pas réussir.» Galatée que ce déguisement avoit d'abord étonnée, loua beaucoup l'expedient de Leonide ; puis s'approchant d'eux, elle trouva si bien le berger sous cet habit, qu'elle ne put s'empêcher de rire. En «verité, Leonide, dit-elle, je ne sçai ce que nous serions devenues sans vous, car quelle esperance de cacher autrement ce berger à tant de personnes qui viennent avec Amasis ? Desormais nous n'avons rien à craindre ; je presenterai Celadon à toutes vos compagnes ; elles le prendront pour une fille.» Alors pour mieux jouer son personnage, Leonide lui dit qu'elle pouvoit se retirer, de peur qu'Amasis ne les surprît. Ainsi la nymphe sortit pour entretenir sa mere, après avoir recommandé à Leonide d'amener le berger devant elle, dès qu'il seroit habillé, & au berger de se donner pour Lucinde parente d'Adamas. «Il faut avouer la verité, dit Celadon, après que la nymphe fut partie, je ne fus jamais si étonné que je l'ai été de la venue d'Amasis, de la surprise de Galatée, & de votre presence d'esprit. Berger, dit-elle, ce qui est de moi vient de la passion que j'ai de rompre vos liens, & plût aux dieux que tout votre bonheur dépandit également de Leonide ! Pour tant de bien-faits, répondit le berger, je ne puis vous offrir que cette même vie que vous me conservez :» cependant Meril entra dans la chambre, & dès qu'il vit Celadon. «En verité, s'écria-t-il, il n'y a personne qui puisse le reconnoître, & moi-même j'y serois trompé, si je n'étois témoin de son déguisement.»

 D'un autre côté Amasis étant déscendue de son char, rencontra au bas de l'escalier Galatée, Adamas, & Sylvie. «Ma fille, dit Amasis, vous aimez trop la solitude, je viens vous en tirer & vous faire part de ma joye : j'ay reçu de Clidaman & de Lindamor les nouvelles du monde les plus agréables, & je veux que vous reveniez avec moi à Marcilli, où j'ai ordonné des feux en signe de rejouissance. Je loue les dieux, répondit Galatée, du bonheur qu'ils vous envoyent ; puissent-ils y ajouter encore, & le rendre durable : mais en verité, madame, ce lieu a tant de charmes pour moi, que je ne puis le quitter qu'à regret. Vous ne le quitterez pas pour long-temps, repartit Amasis ; mais comme je ne veux m'en retourner que ce soir, allons nous promener, & je vous communiquerai les nouvelles que j'ai reçues. Alors Adamas lui baisant la robe ; il faut bien, dit-il, madame, qu'elles soient bonnes, puisque pour en faire part à la princesse, vous êtes partie si matin. Il y a déja trois jours, dit Amasis, qu'elles me sont venues, & j'avois impatience de m'en rejouir avec ma fille.» En même temps elle descendit dans les jardins, & se plaçant entre Adamas & Galatée, elle continua de la sorte.



HISTOIRE
DE LYDIAS ET DE MELANDRE.



 Si pour changer la face des choses humaines, la fortune a plusieurs ressorts, il faut avouer que l'amour est celui de tous qu'elle employe le plus communément ; car il n'est rien d'où l'on voye sortir tant de revolutions que de cette passion. Chaque jour nous en fournit de nouveaux exemples ; mais vous avouerez bien-tôt que l'accident que je vais vous raconter est un des plus extraordinaires. Vous n'avez pas oublié que le sort donna Clidaman pour serviteur à Sylvie, & que Guyemans en lui rendant la lettre de son frere, en devint aussi amoureux. Vous sçavez encore quel motif les fit partir secretement pour se rendre au camp de Merovée, & que j'envoyai pour lui faire cortege une partie de nos jeunes chevaliers sous la conduite de Lindamor ; mais vous ignorez sans doute ce qui leur est arrivé depuis leur départ, & c'est ce que je veux vous raconter, & ce qui merite bien votre curiosité. Dès qu'ils furent à l'armée, Guyemans qui étoit connu de Merovée & de Childeric, leur presenta Clidaman, & se contenta de leur faire entendre que c'étoit un jeune chevalier de bonne maison qui desiroit de les servir. Ils furent reçus avec toutes les démonstrations de joye imaginables, parce qu'ils arrivoient en un temps où les ennemis menaçoient d'une bataille. Mais quand Lindamor fut arrivé, & que les princes connurent mon fils, je ne puis vous exprimer les honneurs qu'ils lui rendirent ; il s'étoit déja signalé, comme vous le sçavez en plusieurs rencontres, & il s'étoit acquis une estime universelle. Entre les prisonniers qu'ils firent lui & Guyemans, car ils couroient toujours ensemble les mêmes hazards, il se trouva un jeune homme de la grande Bretagne, si beau, mais si accablé de tristesse, qu'il excita la pitié de Clidaman. Un jour il le fit appeller, & après l'avoir interrogé sur sa condition, il lui demanda la cause de l'extrême tristesse qu'il faisoit paroître. Il lui representa que si c'étoit sa captivité qui l'afligeoit, il devoit la supporter en homme courageux, & loin de s'abandonner à la douleur, remercier les dieux de l'avoir fait tomber entre leurs mains, puisqu'il étoit en un lieu où il ne devoit attendre que des traitemens gracieux. Il ajouta que le seul obstacle a sa liberté étoit la défense que le roi avoit faite de rendre aucun prisonnier, & que quand elle seroit levée, il auroit lieu de se louer de leur generosité. Ce jeune homme penetré de reconnoissance, remercia mon fils, mais un soupir lui étant échapé, Clidaman plus ému encore voulut en sçavoir le sujet. «Seigneur, répondit-il, cette tristesse qui est peinte sur mon visage, & ces soupirs dont je vous rens témoin à regret, ce n'est point la captivité dont vous me parlez qui les cause ; c'en est une autre bien plus cruelle & bien plus terrible. Le temps ou la rançon me delivreront de celle-ci, mais pour l'autre, il n'y a que la mort seule qui puisse m'en affranchir ; encore la supporterois-je avec patience, si je ne prevoyois qu'elle finira bien-tôt, & par mon trepas, & par celui de la personne que j'adore.» Clidaman comprit par ces paroles, que l'amour étoit l'unique mal de son prisonnier. Et comme lui même il en sentoit toute la rigueur, il fut si touché de compassion, qu'il lui promit de procurer incessamment sa liberté. «Puisque vous sçavez, répondit-il à Clidaman, ce que c'est qu'amour, & que vos bontés me persuadent que rien ne peut les alterer, afin que vous jugiez si mes plaintes sont legitimes, si mon desespoir est fondé, je vous revelerai des choses qui vous fraperont d'étonnement, pourvû néanmoins que vous daigniez me promettre le secret.» Clidaman le lui ayant promis, il poursuivit ainsi : «Seigneur, l'habillement que vous me voyez n'est pas le mien ; Amour qui m'a presque fait oublier mon sexe, m'a inspiré ce déguisement. Je ne suis pas ce que je vous parois ; je suis fille, & d'une des meilleures maisons de la Bretagne : Melandre est mon nom : & je suis tombée entre vos mains par un hazard bien extraordinaire. Il y a quelque temps qu'un jeune homme, nommé Lydias, vint dans notre capitale, il fuyoit sa patrie, comme je l'ai sçu depuis, pour avoir tué son ennemi dans un combat singulier. Ils étoient l'un & l'autre de cette partie des Gaules que l'on appelle Neustrie ; la famille de Lydias étant tres-accreditée, celui-ci fut contraint de se derober par la fuite aux rigueurs de la justice. Il arrive à Londres ; & suivant l'usage de notre nation qui se pique de civilité envers les étrangers, il reçoit par tout le plus favorable accueuil : sur tout il vivoit chés mon pere avec autant de liberté que s'il eût été dans le sein de sa propre famille. Et parce qu'il avoit resolu de rester parmi nous, tant que son retour lui seroit interdit, il crut que pour se conformer à notre humeur, il devoit au moins faire semblant d'aimer. Dans ce dessein, il jetta les yeux sur moi, & soit qu'il me trouvât plus à son gré, ou plus à sa bien-sceance, il se declara mon serviteur. Quelle dissimulation, quels devoirs, quels sermens oublia Lydias ! Je vous épargne des discours superflus ; je l'aimai enfin sincerement. Quelle ame barbare eût pu resister à tant d'agrémens, tant de politesse, tant de valeur, tant de soins, & si long-temps continués ! Je ne rougis point de vous avouer ma foiblesse, à vous qui connoissez l'amour. Les choses étoient en cet état ; nous goutions toute la satisfaction que peuvent gouter deux amans qui sont assurés de leur tendresse mutuelle, quand les Francs après avoir gagné tant de batailles contre les Romains, & les Gots, porterent leurs armes victorieuses dans la Neustrie, & forcerent ses peuples à nous demander du secours. Le roi & les états leur accorderent ce qu'ils demandoient, suivant les traités d'alliance conclus avec eux. Cette nouvelle fut bien-tôt repandue dans tout le royaume, mais nous qui étions dans la capitale en fûmes instruits des premiers. Dès ce moment Lydias songea à son retour, il se persuada que ses citoyens à qui ses pareils étoient nécessaires, l'absoudroient facilement de la mort d'Aronte. Et parce qu'il m'avoit toujours promis de m'emmener avec lui, si jamais il nous quittoit ; il me cacha son dessein. Mais comme il n'est rien de si secret qui ne transpire enfin, le hazard voulut que j'en fusse informée. Aussi-tôt que je le sçus, je lui dis, à la premiere entrevue : avez-vous resolu, Lydias, de me cacher que vous m'abandonnez ? Croyez-vous mon amitié si foible, qu'elle ne puisse soutenir votre fortune ? Si vos affaires vous appellent dans votre patrie, pourquoi ne me permettez-vous pas de vous accompagner ? Demandez-moi à mon pere ; je sçai qu'il vous aime, il sera charmé de notre alliance. Mais de me laisser seule en ces lieux, contre la foi de vos sermens ; ah, Lydias, ne commettez pas un si grand crime, les dieux vous puniroient !» Il me répondit froidement, qu'il ne songeoit point à son retour, que toutes ses affaires ne lui étoient rien au prix du bonheur de me voir, que mes doutes l'offensoient, & que ses propres actions le justifieroient. Cependant le parjure s'embarqua deux jours après avec les premieres troupes qui partirent de nos ports. Nous fumes incontinent avertis de son déparr, mais je m'étois tellement figuré qu'il m'aimoit, que je fus la derniere à le croire, & déja plus de huit jours s'étoient écoulés que je ne pouvois me persuader tant d'ingratitude & tant de perfidie dans un homme, en apparence si bien né. Mes yeux se dessillérent enfin, & je reconnus mon erreur. Jugez, seigneur, quels furent mes ennuis : je tombai malade, & les medecins desesperant de mon salut m'abandonnerent ; mais Amour, qui est un plus grand medecin qu'Esculape même, me guerit avec une étrange antidote : admirez comme il se plaît à produire des effets contraires à nos desseins ; lorsque je sçus la fuite de Lydias, j'en conçus un si vif ressentiment, qu'après avoir mille fois invoqué les dieux, témoins de ses perfidies, je jurai autant de fois de le haïr à jamais, qu'il m'avoit juré de m'aimer toujours. Mais je puis bien dire que je ne fus pas moins parjure que lui. Ma haine étoit encore dans toute sa fureur, lorsque nous apprîmes par un vaisseau, qui venoit de Calais, que Lydias y avoit passé, que le gouverneur du lieu, qui étoit parent d'Aronte, en ayant été averti, il l'avoit fait conduire dans ses prisons, qu'on le tenoit perdu, parce que ce gouverneur étoit tres-accredité parmi les Neustriens, & qu'à la verité il y avoit un moyen de le sauver, mais que ce moyen étoit si difficile, qu'il n'y avoit personne qui osât le tenter. On disoit encore qu'aussi-tôt que Lydias se vit saisi, il demanda à Lipandas (c'est le nom du gouverneur) comment un homme tel que lui pouvoit venger ses querelles par la voye de la justice, & non par celle des armes ; car c'est un usage parmi les Gaulois de ne recourir jamais à la justice en ce qui touche l'honneur ; que Lipandas lui avoit répondu, qu'il avoit tué Aronte en lâche, & que s'il n'étoit pas condamné, il le lui soutien-droit les armes à la main ; mais que si quelqu'un de ses amis se presentoit pour lui, il étoit prêt à le combatre : que si cet ami étoit victorieux, il lui rendroit sa liberté ; que s'il étoit vaincu, ou que dans un mois il ne se presentât personne, il le remettroit entre les mains des anciens de Rothomage ; & que pour éviter toute supercherie, il vouloit se battre en chemise avec l'épée & le poignard. On ajoutoit, que Lipandas étant estimé l'un des plus braves hommes de toute la Neustrie, personne n'osoit entreprendre ce combat, outre que les amis de Lydias n'étant pas avertis, ils ne pouvoient lui rendre cet important service. Quand je me rappelle, seigneur, les differentes pensées qui m'agiterent alors, non, je l'avoue, je ne fus jamais si troublée, pas même lorsque le perfide m'abandonna. Il me fallut payer à l'amour son tribut ordinaire, je versai un torrent de larmes. Mais après avoir donné long-temps à l'infidele Lydias des pleurs inutiles, je songeai enfin a le sauver, quoiqu'il dût m'en coûter le repos & l'honneur. Je pris la resolution de me rendre à Calais pour chercher les moyens d'avertir les parens & les amis de Lydias, & donnant ordre le plus secretement que je pus à mon voyage, une nuit je me dérobai dans l'habillement que vous me voyez ; mais la fortune s'acharna tellement contre moi, que je demeurai plus de quinze jours sur le rivage, attendant toujours qu'il partît quelque vaisseau. J'ignore ce que devinrent mes parens quand ils ne me trouverent plus, je n'en ai eu aucune nouvelle, mais je ne suis que trop assurée que la vieillesse de mon pere n'aura pu resister à ce déplaisir. Il m'aimoit plus tendrement que lui-même ; il m'avoit toujours élevée avec tant de soin, que j'ai plusieurs fois admiré comment j'ai pu soutenir toutes les fatigues que j'ai essuyées depuis mon départ.

 Mais pour reprendre mon discours, après que j'eus attendu quinze jours sur le bord de la mer, il se presenta enfin un vaisseau : je m'embarque, j'arrive à Calais ; il ne restoit plus que six jours du terme que Lipandas avoit prescrit ; & la mer m'avoit tellement incommodée, que je fus obligée de garder le lit pendant deux jours. Ainsi je n'avois point le temps d'informer les parens de Lydias de la cruelle situation où il se trouvoit ; j'ignorois d'ailleurs & leur nom, & leur demeure. Jugez quelle fut ma douleur : il me sembloit que je n'étois venue que pour le voir mourir, & pour assister à ses funerailles. Dieux, comment vous disposez de nous ! J'étois tellement outrée de ce désastre que jour & nuit je ne faisois que pleurer. Enfin la veille que le terme expira, brulant de mourir avant Lydias, je resolus d'entrer au combat avec Lipandas. Quelle resolution, ou plus tôt quel desespoir ! sans avoir jamais manié ni épée, ni poignard, & sans sçavoir même de quelle main il les falloit tenir, me voilà déterminée à combatre un chevalier qui toute sa vie avoit fait ce mêtier, & qui s'étoit acquis une haute reputation de valeur. Mais toutes ces considerations ne purent m'ébranler. Et quoique je fusse bien persuadée que je ne pourrois sauver Lydias, toutesfois je sentois une secrete satisfaction de pouvoir lui donner cette preuve de mon amour. Une chose me tourmentoit extrêmement, c'étoit la crainte d'être reconnue de Lydias, parce que nous devions combatre desarmés. Pour remedier à cet inconvenient, j'envoyai à Lipandas un cartel, par lequel, après l'avoir défié, je le priois qu'étant tous deux chevaliers, il agreât que nous nous servissions des armes usitées entre chevaliers, & non de celles qui sont le partage des seuls desesperés. Il répondit que le lendemain il se trouveroit dans le champ, que j'y vinsse armé, qu'il en feroit de même, que pourtant il vouloit qu'il fût à son choix, après avoir commencé ainsi le combat pour ma satisfaction, de l'achever pour la sienne, comme il l'avoit d'abord proposé. Moi qui ne doutois point que je ne dusse mourir, en quelque maniere que se donnât le combat, je l'acceptai comme il voulut. Le lendemain je me presentai dans le champ, armée de toutes piéces, mais j'étois si embarassée dans mon armure, qu'à peine je pouvois me remuer. Ceux qui me voyoient chanceler sous ce pesant fardeau, prenoient pour timidité ce qui n'étoit en effet que foiblesse. Bien-tôt après arrive Lipandas armé, & monté à l'avantage ; sa vue inspiroit de la terreur à ceux mêmes que le danger ne touchoit point : mais le croiriez-vous, je ne fus étonnée qu'au moment où l'infortuné Lydias fut amené sur un échaffaut pour être spectateur du combat. Alors toute ma tendresse pour lui se fit sentir plus vivement, & je fus si touchée de compassion que je demeurai long-temps comme immobile. Enfin les juges me conduisent vers lui, afin de sçavoir s'il m'accepte pour champion. Il me demanda qui j'étois, & moi contrefaisant ma voix, «Lydias, il vous suffit, lui dis-je, que je sois le seul qui veuille entreprendre ce combat. Puisqu'il est ainsi, repliqua-t-il, vous devez avoir du courage ; c'est pourquoi, ajouta-t-il, en se tournant vers les juges, je l'accepte.» Et comme je me retirois, il me dit : «Vaillant chevalier, ne craignez point que votre querelle soit injuste. Lydias, lui répondis-je, plût aux dieux que je fusse aussi assurée de ton innocence en tout le reste.» Déja il me tardoit que les trompetes ne donnassent le signal du combat, à peine je l'eus entendu que je quitte à l'instant la barriere. Mais je fus tellement ébranlée, qu'au lieu de porter ma lance comme il falloit, je la laissai aller à l'aventure. Elle s'arrêta dans les flancs du cheval de Lipandas, qui l'emporta malgré lui, & tomba mort sur l'aréne. Pour moi tout ce que je pus faire, fut de ne pas tomber : & mon cheval s'étant arrêté de lui-même, & Lipandas me criant de tourner à lui, je revins l'épée à la main, & je heurtai si à propos mon adversaire, que je le renversai ; mais il donna en passant un si grand coup d'épée à mon cheval, qu'un moment après je le sentis manquer sous moi : heureusement il tomba mort si loin de Lipandas, que j'eus le temps de me tirer de la selle. Alors je m'avançai vers lui : si l'amour n'avoit soutenu le fer de mon armure, j'y aurois infailliblement succombé : Lipandas venoit sur moi l'épée haute ; il me déchargea sur la tête, un coup terrible qui me fit chanceller. Il alloit recommencer, mais j'eus ce bonheur que je rompis son épée. La mienne qui avoit souffert en ce moment, acheva de se rompre au premier coup que je voulus fraper & qu'il esquiva adroitement. Lipandas voyant que nous avions tous deux le même avantage, me dit : «Chevalier, ces armes nous ont été également favorables ; essayons des autres, & désarmez-vous, car c'est ainsi que je veux finir ce combat. Chevalier, lui répondis-je, à ce qui s'est passé vous pouvez bien connoître que vous avez tort : vous devriez maintenant délivrer Lydias. Non, non, dit Lipandas en fureur, Lydias & vous, vous mourrez. J'essayerai, lui repliquai-je de tourner cet arrêt contre vous,» & m'éloignant de Lydias pour n'être point reconnue, je me desarmai avec l'aide ceux qui le gardoient. Nous voilà donc Lipandas & moi, avec l'épée & le poignard dans les mains ; on nous avoit mipartis, le soleil avoit quitté l'horison, & les juges s'étoient retirés. Ce fut alors que je crus mourir, mais la fortune fut si favorable à Lydias, (car je craignois seulement pour sa vie) que le fier Lipandas venant à moi comme un lyon, fit un faux pas, & se fit à lui-même deux blessures, l'une avec son poignard dont il se perça l'épaule droite, & l'autre avec son épée, en donnant du front sur le tranchant. Sa chute m'effraya d'abord ; puis m'etant rassurée je me reculai un peu ; & me flatant de le vaincre plus par ma generosité que par ma valeur : «Levez-vous, lui dis-je, Lipandas ! ce n'est point à terre que je veux vous combatre.» Il se releve incontinent pour se jetter avec furie sur moi ; mais de ses deux blessures, l'une l'aveugloit, & l'autre lui ôtant la force du bras, je m'avance l'épée haute, & lui dis : «rens-toi, Lipandas, autrement tu es mort. Pourquoi, dit-il, me rendrai-je, puisque ce n'est point une des conditions de notre combat. Il doit te suffire que je mette Lydias en liberté.» Alors les juges étant venus, & Lipandas ayant ratifié sa promesse, ils m'accompagnerent hors de la lice comme victorieux. Mais le credit de Lipandas me faisant apprehender quelqu'outrage en ce lieu, si j'y demeurois plus long-temps, je repris mon armure, & la visiere baissée, je m'approchai de Lydias : «Seigneur Lydias, lui dis-je, remerciez les dieux de ma victoire : si vous desirez un plus long entretien, je pars pour la ville de Regiac ; j'y attendrai pendant quinze jours de vos nouvelles, après quoi je partirai pour des climats éloignés : vous pourrez demander le chevalier affligé, c'est le nom que j'ai pris pour des raisons que je vous expliquerai. Ne connoîtrai-je point autrement, dit-il, la personne à qui j'ai tant d'obligation ? C'est une chose absolument impossible, lui dis-je.»

 A ce mot je le laissai, & prenant un autre cheval je me rendis à Regiac. Aussi-tôt que je fus partie, le perfide gouverneur fit remettre Lydias dans une prison plus étroite, & quand il lui reprochoit le violement de sa promesse, il répondoit qu'il avoit promis de lui rendre la liberté, mais que n'ayant pas fixé le temps, il le feroit dans vingt années, à moins qu'il ne m'engageât à me remettre prisonniere en sa place. «Je serois, lui repartit, Lydias, aussi ingrat envers mon liberateur que vous êtes perfide envers moi.» Lipandas irrité de cette réponse, jura que si dans quinze jours je n'étois entre ses mains, il le remettroit entre celles de la justice. C'est par un exprès que j'envoyai, dans l'inquietude où j'étois de n'avoir point de ses nouvelles, que je sçus tout ce détail. Et quoique je prévisse toutes les cruautés où je m'exposerois, je resolus encore de sauver Lydias dont la conservation m'étoit plus chere que la mienne : je partois pour me rendre auprès de lui, lorsque vous me fîtes prisonniere ; & maintenant la tristesse que vous me reprochez, & les soupirs qui m'échapent malgré moi ne procedent pas de la prison où je suis, mais de ce que je sçai que Lydias sera livré à ses ennemis ; car des quinze jours que Lipandas avoit donnés, dix sont déja écoulés ; ensorte qu'à peine j'ai l'esperance de pouvoir lui rendre ce dernier office. A ces mots, elle versa un torrent de larmes ; elle poussa des sanglots & des soupirs, & Clidaman essayant de la consoler, lui dit : «Genereuse Melandre, rappellez dans cet accident le courage que vous avez montré dans tous les autres. Les dieux qui vous ont conservée en de plus grands perils, ne vous abandonneront point en cette occasion ; soyez persuadée que tout ce qui dépendra de moi, je le ferai volontiers pour votre service ; mais comme je suis ici dans les états d'un prince à qui je ne veux point déplaire, il faut que votre liberté vienne de lui, seulement je vous promets de ne rien oublier pour l'obtenir.» En même temps il alla trouver Childeric, & le supplia d'obtenir du roi son pere la liberté de cette jeune captive. Childeric qui aimoit mon fils, alla sans differer la demander, & Merovée l'accorda. Et parce que tous les momens étoient chers à Melandre, Clidaman lui en donna aussi-tôt avis. «Chevalier affligé, lui dit-il, il faut que vous changiez de nom. Le ciel commence à vous regarder d'un œil plus favorable ; le prince des Francs m'a permis de disposer de vous, & le devoir de Chevalier m'oblige non seulement à vous donner la liberté, mais à vous offrir encore toute l'assistance dont je suis capable.» Melandre qui ne s'étoit flatée au plus que de pouvoir se racheter, & qui prévoyoit en même temps que le terme des quinze jours seroit expiré avant qu'elle eût payé sa rançon, ne put contenir les transports de sa joye : elle se jette aux pieds de Clidaman, & lui baisant la main, «seigneur, lui dit-elle, vous montrez bien que vous connoissez l'amour, puisque vous avez compassion de ceux qu'il tyrannise. Je prie les dieux, en attendant que je puisse m'acquiter envers vous, de vous rendre aussi fortuné qu'il vous ont fait genereux.» Elle voulut à l'instant se mettre en chemin, bien qu'il fût nuit ; mais Clidaman s'y opposa. Le lendemain donc elle partit avant l'aurore, & la veille que le terme devoit expirer, elle arrive à Calais. Dès le soir même elle eût mandé sa venue au Gouverneur, si elle n'avoit crû plus expedient, vû sa perfidie, d'attendre le jour afin d'avoir plus de témoins. Le jour venu, le Chevalier affligé se presente à lui, dans le temps que les principaux de la ville étoient dans sa maison pour lui faire honneur. Il ne fut pas reconnu d'abord, car on ne l'avoit vû qu'au combat, où la frayeur avoit peut être alteré son visage ; & chacun s'étant approché pour l'entendre : «Lipandas, lui dit-il, je viens ici de la part des amis & des proches de Lydias, pour sçavoir de ses nouvelles, & te sommer de ta parole, ou bien d'attacher sa liberté à quelque nouvelle condition, autrement ils me chargent de te déclarer, qu'ils publieront par tout que tu es un homme sans honneur & sans foi. Etranger, répondit le fier gouverneur, tu leur diras que Lydias est mieux qu'il ne sera dans peu de jours, parce que demain je le remets entre les mains de gens qui m'en vengeront ; que pour ma foi je l'ai cru dégagée par cette action, car la justice est-elle rien autre chose qu'une vraye liberté ! que pour de nouvelles conditions, je n'en veux point d'autre que celles que j'ai déja proposées, c'est à dire que l'on me livre celui qui a combatu contre moi. Qu'en veux-tu faire, lui dit-il ? Quand j'aurai à te rendre compte de mes desseins tu le pourras sçavoir, dit Lipandas. Tu persistes donc en cette pinion ? Oui j'y persiste & j'y persisterai, repartit le gouverneur. Envoye donc chercher Lydias, ajouta le Chevalier affligé, & je te remettrai celui que tu demandes.» Lipandas qui avoit tourné toute sa colere contre Melandre, & qui desiroit s'en venger, envoya incontinent chercher Lydias. Quand il fut en sa presence, il lui dit : «Lydias, voici le dernier jour que je t'ai donné pour me representer ton champion ; ce jeune chevalier est venu ici dans ce dessein, s'il le fait, tu es en liberté.» Melandre pour n'être pas reconnu de Lydias, se tourna tout à fait du côté de Lipandas pour lui répondre : «Oui, dit-elle, je l'ai promis, & je le fais : toi, observe aussi bien ta parole ; car je suis celui que tu demandes. Me voici, je ne redoute ni rigueur, ni cruauté, pourvu que mon ami soit libre à ce prix.

 Tout le monde alors jettant les yeux sur elle, & cherchant à se rappeller les façons de celui qui avoit combatu, reconnut qu'elle disoit vrai. Sa beauté, sa jeunesse, son affection émurent tous ceux qui étoient presens, excepté Lipandas qui se croyant offensé par elle, la fit mettre incontinent dans les mêmes prisons, d'où il tira enfin Lydias. Bien que Lydias fût assuré de sa perte, en demeurant, il ne vouloit point exposer à de nouveaux dangers le genereux inconnu à qui il avoit déja tant d'obligation ; pendant qu'il préferoit ainsi la mort à la liberté, Melandre s'approcha de lui, & lui dit à l'oreille : «Lydias, partez, j'ai un moyen infaillible de sortir, quand il me plaira, de ses prisons : que si vous desirez faire quelque chose à ma consideration, allez servir Merovée, & Clidaman sur tout ; vous lui devez votre liberté : dites-lui que c'est de ma part que vous y allez, Sera-t-il possible, dit Lydias, que je parte, sans sçavoir qui vous êtes ? Je suis, répondit-elle, le chevalier affligé, que cela vous suffise, jusqu'à ce que vous soyez plus à portée d'en sçavoir davantage.» Lydias partit, bien résolu de servir le roi des Francs, pour obéir à celui qui deux fois lui conservoit la vie. Cependant le barbare gouverneur fit jetter Melandre dans un cachot, avec les fers aux mains & aux piés. Son dessein étoit de l'y laisser perir de misere. Son cachot étoit effroyable, elle n'avoit que du pain & de l'eau pour toute nourriture, & les autres incommodités qu'elle éprouvoit étoient sans nombre.

 Cependant le bruit s'étant repandu que Lydias avoit été sauvé, par un ami, des prisons de Calais, & qu'il s'étoit rendu à l'armée des Francs ; on le declara traître à sa patrie. Il étoit arrivé en effet au camp de Merovée, où d'abord il avoit demandé la tente de mon fils. Dès qu'il y parut, Lindamor & Guyemans coururent l'embrasser, mais avec une si tendre affection, qu'il en fut surpris. Ils le prenoient pour Ligdamon qui s'étoit perdu dans la derniere bataille, & à qui il ressembloit de telle sorte que tous ceux qui connoissoient Ligdamon y furent trompés. Lorsqu'il fut reconnu enfin pour Lydias ami de Melandre, on le conduisit à Merovée, à qui il raconta en presence de tous l'histoire que vous venez d'entendre ; sa prison, la generosité du chevalier inconnu qui l'en avoit tiré deux fois, & l'ordre qu'il avoit reçu de son liberateur, de venir servir le roi, & particuliement Clidaman. Après que le roi l'eut remercié de son amitié, Clidaman lui dit : «Est-il possible, ô Lydias, que vous n'ayez point connu celui qui a combattu & qui est dans les fers pour vous ? Non, prince, répondit-il. N'avez-vous jamais vû personne qui lui ressemblât, ajouta Clidaman ? Je n'en ai aucune memoire, dit Lydias étonné. Je veux donc, repartit mon fils, dire au roi une histoire bien interessante, & bien extraordinaire.» En même temps il reprit l'endroit où Lydias avoit parlé de sa retraite à Londres ; il y ajouta avec discretion l'amour de Melandre, la parole qu'il lui avoit donnée de l'emmener en Neustrie, s'il étoit contraint de partir, sa fuite, enfin sa prison à Calais. Lydias étoit fort étonné d'entendre tant de particularités de sa vie ; mais lorsque Clidaman raconta la resolution que Melandre avoit prise de se mettre en voyage, & de s'habiller en homme pour avertir ses parens ; puis de s'armer, & d'entrer en lice avec Lipandas, & la fortune enfin de leur combat, il n'y eut personne qui ne fût ravi d'admiration. «Dieux, s'écria Lydias, est-il possible que j'aye été si aveuglé ? Que me reste-t-il, pour acquiter de si grandes obligations ? Il ne vous reste plus, dit Clidaman, que de donner pour elle ce qu'elle vous a conservé. C'est bien peu de chose, ajouta Lydias en soupirant, si elle ne possede pas mon cœur, comme je possede le sien.» Pendant qu'ils tenoient ces discours, tous les chefs de l'armée disoient qu'il falloit assieger Calais pour délivrer cette heroïne.

 Le soir étant venu, Lydias s'adresse à Clidaman, & lui découvre que pendant sa prison il avoit formé une entreprise infaillible sur Calais, & que si on vouloit lui donner des gens, il répondoit de les faire entrer dans la ville ; son avis est approuvé du roi : cinq cens archers, conduits par deux cens hommes d'armes sont chargés de l'éxecution. Enfin, pour abreger, Calais est pris, Lipandas fait prisonnier, & Melandre tirée de sa captivité. Mais quand le tumulte eut cessé, on s'apperçut que Lydias & Melandre avoient disparu, sans que depuis on ait sçu ce qu'ils étoient devenus.

 Voilà, continua la reine, les nouvelles que j'ai reçues de mon fils ; Lindamor & lui se sont acquis à l'armée une estime universelle, ils y sont comblés de louanges & d'honneurs. «Puissent les dieux, dit Adamas, les maintenir long temps en ce glorieux état !»

 Cependant ils apperçurent de loin Leonide & Lucinde, avec le petit Meril ; je dis Lucinde, parce que c'étoit le nom qui avoit été donné au berger depuis sa metamorphose en nymphe. Amasis, qui ne connoissoit point Lucinde, demanda qui elle étoit : «C'est, répondit Galatée une parente d'Adamas ; elle est si belle & si vertueuse, que j'ai prié Adamas de me la laisser pour quelque temps : son nom est Lucinde, je m'assure qu'elle vous plaira, & si vous l'approuvez, madame, elle viendra avec nous à Marcilli.» A ce mot Leonide arriva près d'Amasis, & Lucinde mettant un genou en terre, lui baisa la main d'une façon si aimable, qu'il étoit impossible de soupçonner le déguisement. Amasis la releva, & après l'avoir embrassée, elle lui dit que tout ce qui appartenoit au druide, lui étoit infiniment cher. Alors Adamas prit la parole ; il craignoit que si la feinte Lucinde répondoit elle-même, sa voix ne la trahît ; mais Lucinde étoit si habile, que sa voix eût encore aidé à la tromperie. L'heure du dîner étant venue, Amasis rentra dans le palais. On se mit à table, & les nouvelles que la reine avoit reçues excitant la joye, le repas fut extrêmement enjoué. Pour la belle Sylvie elle avoit toujours devant les yeux son cher Ligdamon ; elle ne pouvoit oublier qu'il étoit mort pour elle.

 Après le repas, tandis que les nymphes s'amusoient à differens jeux, Leonide sortit de l'appartement, sans que l'on s'en apperçût : Lucinde la suivit bientôt. Lorsqu'elles furent arrivées au lieu dont elles étoient convenues, elles sortirent du château, comme pour aller à la promenade, & dès qu'elles eurent gagné le bois, elles s'y enfoncerent. La Celadon reprit ses habits de berger, qu'ils avoient cachés sous les manches de leurs robes, & remerciant la nymphe des secours qu'elle lui avoit donnés ; il lui offrit sa vie en échange. La nymphe alors poussant un soupir : «Eh bien, lui dit-elle, Celadon, ne vous ai-je pas bien tenu parole ? & ne vous sentez-vous pas obligé à tenir de même celle que vous m'avez donnée ? Si je pouvois y manquer, répondit le berger, je m'estimerois le plus indigne des hommes. Souvenez-vous donc, dit Leonide, de ce que vous m'avez juré, car dès ce moment je veux en avoir la preuve. Belle nymphe, repartit Celadon, disposez de tout ce qui est en mon pouvoir, comme de tout ce qui est au vôtre. Ne m'avez-vous pas promis, ajouta la nymphe, que tout ce qu'en recherchant votre vie passée, je trouverois que vous pourriez faire pour moi, vous le feriez ?» & Celadon ayant répondu qu'il étoit vrai : «J'ai fait, continua-t-elle, ce que vous m'avez dit, & quoique l'amour soit aveugle, j'ai connu qu'en effet vous deviez toujours aimer Astrée. Les dégouts, les rigueurs, ne sçauroient jamais autoriser l'infidelité, ni les parjures. Aimez donc l'heureuse Astrée avec la même sincerité, la même tendresse que vous l'aimâtes jamais ; servez-la, adorez-la, & plus encore s'il se peut ; car amour veut que l'on soit extrême dans les sacrifices que l'on lui offre. J'ai compris aussi que mes services meritent quelque reconnoissance ; l'amour ne pouvant se payer que par l'amour, vous m'en devriez, si vous pouviez m'en rendre ; mais puisqu'un cœur n'est capable que d'un seul vrai amour, il faut que je me contente de ce qui vous reste. Vous ne pouvez m'aimer comme maitresse, aimez-moi comme sœur ; cherissez-moi, traitez-moi desormais comme sœur.» On ne peut exprimer la joye que ce discours porta dans le cœur de Celadon ; il jura à Leonide qu'il auroit toujours pour elle les sentimens qu'elle desiroit : sur cela ils se separerent ; Leonide retourna au palais, & le berger continua son voyage, évitant les lieux où il pourroit trouver des bergers de sa connoissance. Il laissa Montverdun à sa gauche, & traversa une grande plaine qui le conduisit enfin sur une hauteur, d'où il put remarquer, audelà du Lignon, la plupart des lieux, où il avoit accoutumé de mener ses troupeaux, & où Astrée venoit le trouver. Cette vue lui rappella le souvenir de ces innocens plaisirs qu'il avoit autrefois goutés, & qu'il payoit maintenant si cher ; & s'étant assis au pié d'un chêne, il soupira ces vers :


 Fontaine, qui du sicomore
As emprunté le nom charmant !
Jadis tu m'as vu si content :
Pourquoi ne le suis-je pas encore ?
Quel crime puis je-avoir commis,
Qui me rend les dieux ennemis ?
Sont-ils donc, comme nous le sommes
Sujets à paroître envieux ?
Ou bien l'inconstance des hommes
Peut-elle aussi s'étendre aux dieux ?


Sur tes bords, jadis ma bergere
Me disoit, sa main dans ma main :
Dispose le sort inhumain
De notre course passagere :
Ou tant que je respirerai,
Celadon, je vous aimerai.
Et quand de sa faux redoutable
La mort aura tranché mes jours,
Je me croirois encore coupable
Si je ne vous aimois toujours.

 Feuillage épais de ce bel arbre
Qui des bergers êtes l'amour ;
Ne vous souvient-il point du jour
Qu'à ses lys mêlant le cinabre,
De honte elle alloit rougissant
Qu'un berger près d'elle passant
M'eût dit à moi qu'elle étoit belle,
Et tout l'ornement de ces lieux.
Car je ne veux, me disoit-elle,
Paroître belle qu'à tes yeux.

 Rocher où souvent en cachette
Nous nous sommes entretenus,
Que peuvent-être devenus
Tous ces amours que je regrette.
Les dieux tant de fois attestés
Souffriront-ils d'être insultés ?
Et notre priere puissante
Sera-t-elle reçue en vain ?
Puisque son ame est inconstante,
Et ne montre à mes yeux que dedain ;


Fassent les dieux, disoit Astrée,
Que je meure avant que de voir
Que mon pere ait plus de pouvoir
Par sa haine opiniâtrée,
En sa trop longue inimitié
A nous separer d'amitié,
Que notre amitié ferme & sainte
A nous rejoindre & nous unir !
Aussi bien de regrets atteinte,
Je mourrois la voyant finir.

 Ces pensées eussent retenu Celadon plus long temps en ce lieu, si le berger desolé qui se plaignoit continuellement, ne l'en eût pour un moment diverti. Dès que Celadon l'apperçut, il se retira doucement dans l'épaisseur d'un petit bois ; mais voyant qu'il passoit outre, sans s'arrêter, & qu'il alloit s'asseoir au même lieu qu'il venoit de quitter, il le suivit pas-à-pas, & put entendre une partie des plaintes qu'il faisoit sur la mort de sa bergere. L'humeur de cet inconnu sympatisant avec la sienne, Celadon fut curieux de sçavoir par lui des nouvelle d'Astrée. Et s'approchant de lui ? «Triste berger, lui dit-il, dieu te rende ce que tu regretes ; reçois mes vœux ; c'est tout ce que je puis ; & s'ils t'obligent à quelque retour, dis-moi je te supplies si tu connois Astrée, Phylis, & Lycidas, & supposé que tu les connoisses, je te conjure de m'en dire des nouvelles. Gentil berger, répondit l'inconnu, puissent les dieux, en échange de ce que tu me souhaites, t'épargner les déplaisirs que je ressens ! Je te dirai volontiers ce que je sçai des personnes dont tu me parles, quoique, dans l'état où je suis, je ne puisse guere me mêler des affaires d'autrui. Il y a près de deux mois que je suis arrivé dans cette contrée, non, comme la plupart, pour consulter la fontaine de la verité d'Amour, car je ne suis que trop assuré de mon malheur, mais pour obeïr à une divinité, qui des surperbes rives de la Seine, m'envoye en ces lieux, où je dois trouver quelque remede à mes ennuis. Ces hameaux m'on paru un séjour si gracieux, que j'ai resolu d'y demeurer aussi long temps que les dieux voudront me le permettre. Dans ce dessein j'ai voulu sçavoir les noms & la naissance de la plupart des bergers & bergeres de la contrée. Et ceux dont vous me de mandez des nouvelles étant des principaux du hameau que j'ai choisi par préference, je suis en état de satisfaire votre curiosité sur ce qui les regarde. Tout ce que je veux, dit Celadon, c'est de sçavoir comment ils se portent. Ils sont tous en parfaite santé, repartit l'inconnu. Il est vrai que comme la vertu est presque toujours agitée, ils ont éprouvé un malheur qu'ils ressentent jusqu'au fond de l'ame ; c'est la perte de Celadon, berger que je n'ai point connu, & qui étoit frere du vertueux Lycidas. Il a été universellement regreté, mais principalement des trois personnes que vous m'avez nommées ; car on prétend que ce berger étoit serviteur de la belle Astrée, & que sans l'inimitié de leurs parens, ils l'auroit épousée. Et comment dit-on, repliqua le berger, que Celadon se perdit ? On raconte la chose diversement, dit l'inconnu, les uns en parlent selon leur opinion ; les autres selon les apparences, & d'autres encore sur le rapport d'autrui. Pour moi j'arrivai sur ces rivages le même jour qu'il se perdit, & je me souviens que tout le monde étoit si effrayé de cet accident, que personne ne put m'en instruire bien précisément. Enfin c'est l'opinion, commune, & Phylis, Astrée, & Lycidas le racontent de la sorte, que s'étant endormi sur les bords du Lignon, il y tomba en rêvant. En effet le même accident arriva à la belle Astrée ; mais sa robe la sauva.»

 Celadon loua en lui même la prudence qui leur avoit fait dissimuler la maniere dont il étoit tombé ; ils écartoient parlà les soupçons qu'il avoit toujours craint que l'on jettât sur Astrée & sur lui. «Mais, ajouta-t'il, que pensent-ils qu'il soit devenu ? Qu'il a peri dans les eaux, répondit le berger désolé : Je vous assure qu'Astrée, bien qu'elle dissimule, en a été vivement touchée ; &, si j'en dois croire ce que j'ai oui dire, elle a bien changé depuis cet accident funeste. Cependant, si Diane ne lui dispute le prix de la beauté, elle est plus belle que tout ce que je vis jamais, excepté ma chere Cleon ; mais elles peuvent toutes les trois aller de pair. Tout autre, ajouta Celadon, parlera ainsi de ce qu'il aime ; car quel amant pouroit ne pas trouver sa maitresse accomplie ? Je pourois m'abuser moi-même, répondit le berger, si j'aimois Astrée & Diane ; mais n'étant plus capable de tendresse, je puis sainement juger de ces bergeres : Et vous qui doutez de leur beauté, êtes-vous étranger, ou leur ennemi ? Je suis, répondit Celadon, le plus malheureux berger qui ait jamais été. Voilà, dit Tyrcis, ce que je ne vous avouerai jamais, à moins que vous ne m'ôtiez de ce nombre. Car si votre mal a quelqu'autre principe que l'amour, vos playes sont moins douloureuses que les miennes ; s'il naît de cette passion, je l'emporte encore sur vous, puis que de tous les tourmens que l'on éprouve en amour, il n'en est point de plus cruel que le desespoir. Or l'esperance peut se mêler dans toutes les peines amoureuses, soit dédain, soit couroux, soit haine, soit jalousie, soit absence ; il n'y a qu'avec la mort qu'elle ne peut subsister. Et moi je me plains d'un mal qui est sans remede comme sans esperance. Berger, lui répondit Celadon, en poussant un profond soupir, que vous êtes loin de la verité ! Je vous avoue que les plus grands maux sont ceux que l'on éprouve en amour, je ne le sçai que trop helas par ma triste experience ; mais je nie que les maux qui sont sans esperance soient les plus douloureux ; ils ne meritent pas même d'être ressentis, & c'est folie que de pleurer des malheurs à quoi on ne peut remedier. Dites-moi est-ce amour qui vous fait pleurer la mort de Cleon ? En doutez-vous, repliqua Tyrcis ? Or, l'amour ajouta Celadon, est-il autre chose, comme je l'ai oui dire à Silvandre, qu'un desir de la beauté, qui paroit telle à nos yeux ? J'en conviens, dit Tyrcis. Mais, repliqua Celadon, est-il raisonnable de desirer ce que l'on ne peut avoir ? Non certe, répondit Tyrcis. Concevez donc Tyrcis, que la mort de Cleon doit être le remede de vos maux. Soit amour ou haine, répondit le berger desolé, je sens que mon mal est extrême.» Celadon vouloit repliquer ; mais Tyrcis qui pensoit que souffrir ces contradictions, c'étoit offenser les cendres de sa chere Cleon, lui dit : «Ce qui affecte les sens est plus certain que ce qui est dans l'opinion ; ainsi toutes les raisons que vous alleguez doivent ceder aux sentimens que j'éprouve en moi-même.» En même temps le recommandant à Pan, il lui dit adieu. Alors Celadon poursuivit son chemin ; & comme dans la solitude on se represente plus vivement les sujets de tristesse ou de joye, quand le berger fut parti, il sentit son cœur déchiré par les plus mortelles inquietudes ; la seule jalousie n'osa l'attaquer. Il étoit occupé de ces tristes pensées, quand il se trouva sur le pont de la Bouteresse. Et l'ayant passé il arriva enfin près de Bonlieu, séjour des chastes vestales : il rougit presque d'être venu si près de la bergere Astrée, qui lui avoit défendu de paroître devant elle ; & voulant s'éloigner, il s'enfonça dans un bois si marécageux, qu'il fut contraint de se rapprocher du rivage. Là fatigué du long chemin qu'il avoit fait, pendant qu'il cherche un lieu pour se reposer, en attendant que la nuit lui permît de s'éloigner davantage, il aperçoit une caverne dont l'entrée étoit couverte par des arbres & des buissons ; il y entre, & trouvant ce lieu propre à son dessein, il se détermine à y passer le reste de ses jours infortunés. La grotte pouvoit avoir six ou sept piés de circuit ; c'étoit un rocher que l'eau avoit cavé peu à peu, & sans peine, parce qu'il étoit graveleux. Il y avoit en quelques endroits des pointes que le berger rompit avec des cailloux : ce qui lui donna moyen de se faire un lit de mousse dans la partie la plus dure & la plus enfoncée du rocher.

 Quand il se fut ainsi arrangé, il quitta son habit & sa pannetiere, & les liant ensemble, il les mit sur son lit avec sa cornemuse, qu'il portoit toujours en maniere d'écharpe ; mais par hazard il laissa tomber un papier, qu'il reconnut bientôt pour être de la main d'Astrée. Comme il n'avoit d'autre objet sous les yeux que la riviere de Lignon, & que rien ne pouvoit le distraire, il se rappella en ce moment tout ce qu'il avoit souffert depuis qu'Astrée l'avoit banni de sa presence. Enfin, comme s'il étoit sorti d'un profond sommeil, il vint à l'entrée de la caverne, & là dépliant le papier qu'il tenoit dans ses mains : «Cher papier, s'écriat-il, après l'avoir baisé cent fois, qui me causâtes jadis tant de joye, & qui maintenant redoublez mes ennuis, comment les caracteres que vous portez ne sont-ils point changés, comme le cœur de la bergere qui les a tracés ?» A ces mots il ouvre le papier, & d'abord le chiffre d'Astrée entrelacé avec le sien, frape sa vue. Il se remet incontinent dans la memoire son bonheur passé, & peu s'en faut qu'en le comparant à sa situation presente, il ne s'abandonne au desespoir. «Ah chiffres, dit-il, témoins trop assurés du malheur que j'éprouve aujourd'hui, comment ne vous êtes-vous pas separés, pour vous conformer aux desirs de ma bergere ? Si elle vous joignit autrefois, nos ames étoient encore plus unies alors ; mais à present qu'un desastre cruel nous a separés, comment, ô chiffres bienheureux, demeurez-vous unis ? Que dis-je, ô chiffres fideles ; soyez toujours ainsi entrelacés, afin qu'après ma derniere heure, que jé souhaite arriver promptement vous fassiez connoître à tous ceux qui vous verront, quel étoit l'amour de l'infortuné Celadon. Et si les dieux ne m'ont point oublié, peut-être qu'après ma mort Astrée vous retrouvera pour ma satisfaction, & qu'en vous considerant, elle sentira qu'elle n'eut pas moins de tort en me bannissant de sa presence, qu'elle avoit eu de raison de vous lier ensemble.» A ces mots il s'assit sur une pierre qu'il avoit traînée du rivage à l'entrée de sa grotte, & là, après avoir essuyé ses larmes, il lut la lettre qui étoit conçue en ces termes :


ASTRÉE A CELADON.



 Puissiez vous, Celadon me continuer aussi long temps l'assurance que vous me donnez de votre affection, que je vous le demande sincerement ! Puissiez-vous encore être persuadé que vous m'êtes bien plus cher que si vous étiez mon frere, & qu'au tombeau même je serai vôtre !

 Celadon relut plusieurs fois ce billet ; mais bien loin d'y trouver quelque soulagement à sa douleur, il ne faisoit que la renouveller, parce qu'il lui remettoit devant les yeux toutes les faveurs qu'il avoit reçues de la bergere. Cependant il eût recommencé à lire, si l'obscurité le faisant rentrer dans sa grotte n'avoit interrompu ses tristes pensées, & si la nuit n'avoit permis à son corps excedé de fatigues, de goûter au moins dans le sommeil quelque repos. Déja le soleil avoit paru deux fois sur l'horison, sans que le berger eût songé à prendre quelque nourriture. Et s'il n'avoit craint d'offenser les dieux, en se laissant mourir, ou plus tôt s'il n'avoit craint de perdre en mourant l'image qu'il avoit dans son cœur, de la bergere Astrée, il auroit fini de la sorte le triste cours de sa vie. Cette consideration lui fit prendre sa pannetiere que Leonide avoir eu soin de garnir. Bientôt, quoiqu'il ne mangeât que peu & rarement, il fut contraint de recourir aux herbes & aux racines ; par bonheur près de sa grote, étoit une source abondante en cresson ; il en fit sa nourriture la plus ordinaire & la plus delicieuse. Tant que duroient les journées, s'il n'apperçevoit personne autour de sa caverne, il se promenoit sur le rivage ; là il gravoit très-souvent sur les tendres écorces des jeunes arbres, le triste sujet de ses ennuis, & quelquefois son chiffre & celui d'Astrée. S'il lui arrivoit de les entrelasser, il les effaçoit soudain, & disoit à haute voix : «Quelle est ton erreur, Celadon, ces chiffres qui te furent permis autrefois, te sont maintenant interdits.» Mais quand le jour avoit fait place à la nuit, tous ses déplaisirs se peignoient plus vivement à sa memoire.

 Après avoir mené quelque temps une vie si affreuse, l'infortuné Celadon changea tellement qu'il eût été difficile de le reconnoître. La maigreur lui avoit absolument changé le tour du visage, & la tristesse avoit presqu'éteint ses beaux yeux. Lui-même, quand il alloit se desalterer à la source voisine, lorsqu'il voyoit son image dans le cristal de l'eau, il étoit surpris de ce qu'il vivoit. Ah si la bergere Astrée l'eût vu dans cet état, elle n'auroit pû douter ni de son amour, ni de sa fidelité !


Fin de la premiere Partie.


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L'ASTRÉE
DE
M. D'URFÉ.
PASTORALE ALLEGORIQUE.



SECONDE PARTIE.


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LIVRE PREMIER.



 Déja la lune s'étoit montrée deux fois, depuis que Celadon s'étoit retiré dans la caverne ; & quoiqu'il y eût près de trois mois qu'Astrée l'avoit perdu, elle en ressentoit un si cruel déplaisir, qu'elle ne pouvoit le cacher aux yeux les moins attentifs. Le temps qui adoucit tous les maux ne faisoit qu'augmenter les siens. La compagnie des autres bergeres, la promenade, les amusemens, tout lui paroissoit insupportable. Dans sa douleur, elle n'avoit pas même la consolation ordinaire aux malheureux, de ne pouvoir imputer qu'à elle-même la cause de son malheur. Sans Diane & Phylis qu'elle aimoit tendrement, elle auroit succombé sous le poids de son affliction. Dès la pointe du jour, elles venoient l'une ou l'autre, & souvent toutes deux la trouver. Elles l'arrachoient de sa cabane, & la conduisant en des lieux écartés, où rien ne pût lui rapeller le souvenir de sa perte, elles lui racontoient des histoires agréables, ou l'amusoient par des jeux innocens, & déroboient ainsi chaque jour quelques momens à sa douleur.

 D'un autre côté, Silvandre qui par gageure feignoit de s'attacher à Diane, en devint serieusement amoureux ; & par la violente passion qu'il conçut pour elle, il apprit à toute la contrée qu'on ne brave point impunément l'amour. Silvandre trouva la bergere si aimable, qu'il fut surpris de l'avoir vue si long-temps sans l'aimer. Quelque tourment qu'il endurât, il ne se plaignoit point de la bergere, parce qu'il pouvoit, sans l'offenser, lui declarer une passion que d'ailleurs il ne pouvoit dissimuler. Mais lorsqu'il se rapelloit le bonheur dont il jouissoit auparavant ; quels efforts ne fit-il pas pour rompre ces premiers nœuds ? Efforts inutiles, ils n'aboutirent qu'à lui faire comprendre que l'homme s'oppose en vain à la volonté des dieux, & que la vraye sagesse est de s'y conformer. Ainsi, quand il ne pouvoit être auprès de Diane, quand il ne pouvoit voir la seule personne qui l'occupoit, il cherchoit la solitude, & consultoit la volonté des dieux. Il ne voyoit pas moins d'impossibilité à poursuivre son dessein qu'a l'abandonner. S'il formoit la resolution de renoncer à Diane, il trouvoit dans son propre cœur une resistance invincible ; s'il se déterminoit à suivre son penchant pour elle ; quelles peines, quels tourmens ne prévoyoit-il point ? Que ferons-nous donc enfin, Silvandre, disoit-il ? puisque l'un & l'autre paroissent également impossibles. Obéissons aux dieux, continuoit-il ; puisqu'ils l'ont faite si belle, ils veulent qu'elle soit aimée. Pourquoi déliberer davantage ? les dieux veulent qu'elle soit aimée, & moi je ne puis me défendre de l'aimer.

 Tandis qu'il s'entretenoit de la sorte, il se trouva sur les bords du Lignon, vis-à-vis le rocher qui repete si juste les derniers accens. Alors, comme s'il fût revenu d'un profond sommeil : mais pourquoi, ajouta-t'il, me consumai-je ainsi ? Pourquoi m'embarrassai-je dans ces contrarietés ? Echo qui habite ce rocher voudra bien m'apprendre ce qu'elle a entendu de la bouche de ma bergere. Quel oracle plus certain pourrois-je consulter ? Et dans le moment élevant sa voix, il lui parla en ces termes :



ECHO
STANCES.



 Fille de l'air, toi qui ne peut rien taire,
De ces rochers hôtesse solitaire
Où vont les cris que je vais élevant ? au venu


 Et quel crois-tu que le cruel martyre
Qui nuit & jour va mon cœur consumant
Devienne enfin, aux maux que je soupire ! pire


 Que feroit donc cet œil qui me desarme,
Cet œil enfin dont la douceur me charme,
Et me promet de m'aimer constamment ! il mere


 Mais s'il est vrai qu'il mente ; quel remede,
Sçavante Echo, dis-le moi promptement,
Pourra guerir l'erreur qui me possede ! cede.


 Comment ceder un bien si desirable,
L'unique bien qui semble delectable !
Qui plus que moi voit-elle volontiers ! un tiers.


 Un tiers, Echo ! cruel est ton langage.
Mais s'il est vrai qu'elle préfere un tiers
Au lieu d'amour qu'auroit un grand courage ? rage.


 Nymphe qui sens dans ce lieu solitaire,
Quel est le mal de l'amoureux mystere,
N'aurai-je donc aucun soulagement ? je ments.


 Comment, Echo, n'est-ce point un blasphême
De t'accuser & dire que tu ments.
Ce que j'entens, est-ce bien ta voix même ? aimer.


 C'est bien ta voix qui frape mes oreilles.
Mais ce secret, nymphe qui me conseilles,
Di moi l'as-tu de ma Diane oui ? oui.


 Mais que je l'aime, helas c'est peu de chose,
Si d'elle aimé, d'elle je ne joui.
Pour un tel bien qu'est-ce qu'on me propose ? ose.


 Le ciel chargé de tempête & d'orage
Ne peut abattre un genereux courage.
Mon tendre cœur méprise ces terreurs : erreurs.


 Je ne suis point menteur ni temeraire.
L'amour ne peut m'inspirer des erreurs.
Que faut-il plus pour un si grand mystere ? taire.


 Je me tairai. Plus tôt ma voix pressée
Soupirera ma mort que ma pensée.
Amant secret comme amant valeureux. heureux.


 Heureux cent fois, aimé de cette belle ;
Mais d'où sçais-tu que son cœur genéreux
Sera vaincu, si je lui suis fidele ? d'elle.

 Le berger n'ignoroit pas que ces réponses n'étoient autre chose que les sons renvoyés par le rocher ; cependant comme il croyoit que tout étoit conduit par une sage providence, il s'imaginoit aussi que le génie qui l'aimoit les lui avoit mises dans la bouche. Semblable à tous les amans qui sont ingenieux à se flater eux-mêmes, & qui trouvent sans aucun fondement des motifs d'esperance. Après avoir remercié le genie du rocher, & les nymphes du Lignon, il vouloit aller au carrefour de Mercure, pour y attendre la bergere. Il sçavoit qu'elle y passoit pour se rendre chés Astrée, & le soleil ayant fait la moitié de son tour, il lui sembloit qu'il ne tarderoit pas à la voir. Mais il apperçut près de lui Leonide & Pâris, qui ayant entendu sa voix s'étoient avancé pour s'entretenir avec lui, & lui demander des nouvelles d'Astrée, de Phylis, & de Diane. Quoique la passion de Silvandre pour Diane ne fût pas inconnue à Pâris, celui-ci ne laissoit pas d'aimer la bergere, il la croyoit trop sage pour lui preferer Silvandre ; & la grandeur d'Adamas, qui ne reconnoissoit au-dessus de lui qu'Amasis, l'entretenoit dans cette idée : insensé qui pensoit que l'amour se mesure à l'ambition ou au merite, & non pas à l'opinion seulement ! Silvandre sentoit bien que l'amour seul, & un amour qui lui étoit contraire, amenoit Pâris en ces lieux. Mais comme il étoit civil, & qu'il avoit été élevé chés les Massiliens, il s'avança pour saluer Pâris & la nymphe.

 «Je ne vous demande pas, lui dit Leonide en souriant, de quoi vous vous entreteniez dans ces lieux solitaires, car je n'ignore pas que Diane vous occupe sans cesse, mais je voudrois bien sçavoir pourquoi vous préferez ce sejour à sa vue, & ce qui vous le fait aimer plus que sa presence. Madame, répondit-il, j'avouerai que Diane m'occupoit en ce lieu, comme elle m'occupe par tout ; mais que je le prefere à sa presence, c'est madame, ce que je n'ai pu encore obtenir de moi, quoique je le dusse pour bien des raisons. Si vous me trouvez seul, c'est que j'ai cru passer plus doucement à rêver, les heures que je suis contraint de perdre loin d'elle ; & lorsque vous avez paru, j'allois me rendre au carrefour de Mercure, parce que voici le temps où Diane va trouver Astrée, & j'avois resolu de l'accompagner. Nous sommes venus, dit Leonide, dans la resolution de passer le reste de la journée avec ces aimables bergeres, & quand cela ne seroit pas, nous croirions offenser l'Amour, si nous vous retardions. Berger conduisez-nous, & pour abreger le chemin, dites-nous pourquoi vous devez cherir plus vos pensées, que la presence de celle qui les fait naître. Cela me paroît si peu raisonnable, que je ne le croi pas même possible.»

 Aussi-tôt Silvandre les conduisit par un sentier qui traversoit un pré, & reprenant la parole : «Grande nymphe, dit-il, rien de si facile à entendre que ce que vous me demandez. C'est par les yeux que l'amour entre dans nos cœurs, s'il y en a qu'un simple recit ait touchés, ou leur passion n'a pas duré, ou ils n'étoient pas raisonnables d'asseoir leur jugement sur de simples rapports qui sont toujours incertains. Mais comme le lait qui nourrit nos agneaux ne suffît pas pour les faire arriver à leur perfection, & qu'ils ont besoin de tirer des herbes une nourriture plus ferme, ainsi les yeux peuvent bien nourrir une affection naissante ; mais lorsqu'elle a cru, il lui faut pour devenir parfaite quelque chose de plus solide, je veux dire la connoissance des charmes, des vertus, du retour de la personne que nous aimons. On s'instruit à la verité par les yeux d'une partie de ces qualités, mais il est nécessaire qu'ensuite l'ame se replie sur elle-même, qu'elle considere les images qui lui en sont demeurées, & qu'après avoir bien reflechi sur les rapports des oreilles & des yeux, elle en tire la verité. Si cette verité nous est avantageuse, elle produit en nous des pensées dont la douceur ne peut être égalée que par ces pensées mêmes. Si elles tournent à l'avantage seul de l'objet aimé, elles rendent notre amour plus violent & plus inquiet ; aussi ne faut-il point douter qu'il ne s'augmente par l'absence, pourvu néanmoins qu'elle ne donne pas aux images reçues le temps de s'effacer : soit qu'en absence on se represente seulement les perfections de ce que l'on aime, soit que l'imagination y en ajoute, soit qu'alors l'ame ne s'occupe que de ce qui lui a plu ; soit peut-être quelqu'autre raison. Mais enfin quiconque ne sent point son amour s'accroître dans l'absence, il n'a jamais aimé veritablement. J'en aurois bien jugé autrement, répondit Leonide, moi qui ai toujours oui dire que l'amour n'avoit point de plus dangereux ennemi que l'absence. L'experience, repartit le berger, nous apprend tous les jours que la presence l'est bien davantage. D'ailleurs si dans l'absence nous cessons d'aimer, c'est sans violence, sans effort : au lieu qu'en presence c'est toujours avec effort, avec éclat, & que des cendres de l'amour il naît une haine plus violente, que n'étoit l'amour même. En effet, nous sommes aimés, ou hais, ou nous sommes indifferens. Si nous sommes aimés, la jouissance éteint l'amour ; si nous sommes haïs, comment ne le sentirions-nous pas ? Si nous sommes indifferens, lorsque nous perseverons, il faut que nous soyons sans courage pour souffrir de continuels mépris, mais si nous en manquons, comment resister ces outrages ? Les faveurs en absence ne font qu'irriter les desirs ; les mépris sont moins ordinaires, & blessent moins lorsqu'on ne fait que les apprendre, que quand on en est témoin.

 Je conviens, repliqua la nymphe, qu'en presence il survient bien des choses qui ruinent l'amour, & dont l'absence est exemte ; cependant vous aurez peine à me persuader que l'absence augmente plus l'amour que la presence. Il se nourrit des faveurs, & celles-ci sont plus sensibles que celles là. Je croyois, madame, avoir prevenu votre demande ; mais essayons de vous apporter des raisons plus claires. L'amour commence par les yeux, mais ils ne le produisent pas ; c'est la beauté, c'est le merite. La beauté se connoît bien par les yeux ; mais dès qu'une fois elle est entrée dans notre ame, les yeux nous deviennent desormais inutiles ; pour vous en convaincre, rentrez en vous-même, si jamais vous avez aimé, & jugez si en perdant les yeux vous perdriez cet amour. Pour le merite ou le bonté, c'est les discours ou les actions qui le font connoître ; mais quand une fois on l'a connu, on en conserve le souvenir independamment de la presence. Or plus on connoît les perfections de l'objet aimé, plus on s'y attache. Et qui ne sçait que les sens offusquent l'intelligence ? Avouez-donc, madame, qu'elle agira mieux en absence que quand distrait par les objets l'on ne fait que regarder & pousser des soupirs. Il est donc indubitable que nous aimons plus absens que presens.

 D'où vient donc, interrompit Pâris, que les amans desirent si passionnément de voir ce qu'ils aiment ? C'est qu'ils sont ignorans, reprit Silvandre : ils s'imaginent toujours que leur amour est tel qu'il ne sçauroit augmenter, & pensant de la sorte, il n'est pas surprenant qu'ils recherchent les moyens de l'accroître. Ils se contentent des connoissances qu'ils peuvent avoir par les yeux. Mais, ô grande nymphe, quelle difference entre l'amour que nourrissent les yeux, & l'amour que l'entendement produit ? Après tout, ces amans ne pouvant toujours être auprès de celles qu'ils aiment, il faut bien que durant l'absence ils entretiennent les images qui sont entrées par leur yeux. Demandez-leur si cette absence a diminué leur passion, & je suis assuré que tous répondront qu'ils ont au contraire senti leur desirs s'irriter. En effet avec quel transport reviennent-ils à elles ? avant leur separation ils auroient juré que leur amour ne pouvoit augmenter, & maintenant il leur semble qu'ils outrageoient alors leurs maitresses en les aimant si peu. Puisqu'il est ainsi, ajouta Pâris, comment ne vous éloignez-vous point de Diane, pour l'aimer davantage ? J'ai déja dit, repartit Silvandre, que je devois le faire, mais que je ne l'ai pu gagner sur moi. C'est, gentil Pâris, que les sens ont trop d'empire sur les amans, & que l'ame qui est la partie qui aime, s'attache aux beautés du corps comme à celles de l'ame. Elle se plaît à voir, à entendre, à toucher ce qu'elle aime, elle ne peut faire divorce avec les sens par où ses plaisirs ont commencé, ni separer son plaisir du leur.»

 Ces discours les menerent près du carrefour, & tout à coup ils entendirent chanter Phylis. Elle étoit assise au pié d'un hêtre avec une autre bergere, tandis que leurs brebis ruminoient à l'ombre, attendant à retourner aux pâturages, que la chaleur fut diminuée. Dans le moment Silvandre tourna la tête du côté de la bergere qui chantoit, mais dès qu'il l'eut reconnue, il se retourna si promptement que Leonide ne put s'empêcher d'en sourire. «Que vous est-il donc arrivé, dit-elle ? Madame, répondit-il, j'ai vu ce que je ne verrai jamais sans douleur, Phylis la plus cruelle ennemie que je puisse avoir, Phylis la cause de tous mes maux.»

 En même temps Lycidas, qui sans voir Leonide suivoit un sentier couvert d'une haye, fut étonné de se trouver auprès de la nymphe. La jalousie qui l'éloignoit de tout commerce, lui faisoit éviter Silvandre encore plus que les autres ; mais il fut contraint cette fois de saluer Leonide & Pâris, & malgré differens prétextes, il ne put se dispenser de les suivre ; Leonide qui l'aimoit à cause de Celadon, l'en pressa avec trop d'instance. Pâris qui desiroit sçavoir où étoit Diane, lui demanda s'il ne connoissoit point la bergere qui étoit assise auprès de Phylis. Lycidas après l'avoir observée, répondit que c'étoit Astrée. Après quoi Leonide reprenant le discours qu'ils avoient commencé, poursuivit de la sorte. «Pourquoi, berger, en voulez-vous à cette bergere ? Si elle est la cause de l'amour que vous avez pris, ne l'est-elle pas aussi des perfections que cet amour vous donne ? J'avoue, dit le berger, que sans Phylis je n'aurois jamais aimé, mais aussi sans elle j'aurois encore ma liberté. Mais, ajouta la nymphe, n'esperez-vous pas du retour, & ce bien ne peut-il pas vous dédommager de la perte de votre liberté ? N'importe, repliqua-t-il ; une ame bien née ne peut se louer de quiconque lui a fait perdre un avantage si precieux.» Au nom de Phylis, Lycidas devint plus attentif, & la suite de l'entretien lui faisant croire que Silvandre l'aimoit : «Hé quoi, lui dit-il, êtes-vous aussi amoureux de cette bergere que vous feignez de l'être ?» Silvandre qui dans ses réponses à Leonide ne songeoit point à Lycidas, comprit que la jalousie lui faisoit faire cette demande, & pour l'embarrasser davantage, il lui répondit seulement : «Dites Lycidas, qu'en pensez-vous ? Je voi par tout tant de feinte, repartit Lycidas, que je ne pourois que juger. Si ma dissimulation, ajouta Silvandre, vous empêche de porter votre jugement sur cet article, dites-moi ce que vous en desirez. Vos actions m'étant indifferentes, répondit Lycidas, quels pensez-vous que puissent être mes desirs à cet égard ? Eh bien, continua Silvandre, s'il y a quelque chose en moi qui vous déplaise, n'en accusez donc que vous seul & les dieux qui le veulent ainsi ; au surplus armez-vous de patience.» Lycidas alloit répondre, & sans doute avec aigreur, si Leonide n'eût détourné la réponse, sous pretexte qu'elle vouloit écouter ce que Phylis chantoit. Voici ce qu'elle entendit :


 Amour, ne brule plus, ou ne brule qu'en vain,
Et son arc sans vertu demeure dans sa main.
Ou bien s'il fait aimer, aimer est autre chose
Qu'au bon vieux tems ; & les loix qu'il propose
Sont contraires aux loix qu'il nous donnoit à tous.
Car aimer & haïr c'est maintenant le même,
Puisque pour bien aimer il faut être jaloux.
Que si l'on aime ainsi, je défens que l'on m'aime.

 Silvandre qui vouloit donner à Lycidas autant de jalousie qu'il pourroit, voyant Phylis attentive à ce qu'elle chantoit, & la bergere Astrée uniquement occupée du souvenir que lui rappelloient ces paroles, il s'avanca vers Phylis, & se jettant à ses genoux il lui baisa la main, puis en se relevant il l'avertit que Pâris & la nymphe arrivoient. Leonide étoit si près, que la bergere obligée de se lever n'eut pas le temps de reprocher à Silvandre sa temerité. Il voulut l'aider, mais elle le repoussa. Lycidas crut qu'elle n'en avoit usé de la sorte, que parce qu'elle l'avoit apperçu.

 Après les saluts reciproques, ils s'assirent tous sous le même arbre, & Silvandre, pour desesperer Lycidas, se remettant aux genoux de Phylis, «belle bergere, lui dit-il, quel terme avez-vous établi à mes services ? combien de temps encore me ferez-vous souffrir ? Du moins, si je souffre, si je sers, si vous triomphez de moi, je ne veux pas que vous soyez exemte d'inquietudes ; ou vous employerez contre moi toutes vos forces, tous vos artifices, ou je demeurerai le vainqueur.» Phylis entendant bien que le berger vouloit parler de la gageure qu'ils avoient faite à qui se feroit plus aimer de Diane, entendoit ces mots dans leur veritable sens, au lieu que la jalousie de Lycidas les lui faisoit entendre autrement. Phylis le comprit, & pour le détromper, elle fit cette réponse à Silvandre : «Souvenez-vous, berger, que s'il me falloit employer tant d'artifices, ce seroit contre un autre berger, & que pour triompher de vous il me suffiroit de dire, je veux vaincre. Personne en cette contrée n'ignore votre pouvoir, repartit Silvandre, & je l'ignore moins encore que tous nos bergers. Je ne sçai, dit Philis, quel peut être votre dessein en me tenant ce langage, mais dans peu nous recevrons notre arrêt, & peut être ces mots vous couteront cher. Je ne crains rien, dit le berger, je dois seulement avoir plus de regret d'avoir été si long-temps sans vous declarer mon affection, que de crainte du mal dont vous me menacez.»

 Phylis sentoit assés que c'étoit un jeu de la part de Lycidas, mais la peine même que ces discours faisoient à Phylis, fortifioient les soupçons du berger ; elle dit donc à Silvandre : «Je pense en verité que vous avez gagé de me déplaire, en me tenant un pareil langage, ou que vous venez l'étudier ici, pour le mieux repeter à votre maitresse. En ce cas, interrompit Astrée, il vaudroit mieux qu'il vous parlât, comme si en effet vous étiez Diane. N'importe, dit Silvandre, pourvu que je lui exprime toute ma tendresse.» Il alloit continuer, lorsque Phylis le conjura de la laisser tranquille, & d'aller plus tôt secourir Diane qu'elle avoit laissée à la porte de sa cabane dans un étrange embarras, parce que Florette sa brebis chérie se mourroit. «Si vous me l'ordonnez, repliqua Silvandre, & si vous daignez prendre soin de mon troupeau jusqu'à mon retour, j'obéis.» Phylis lui donna les ordres qu'il demandoit, & lui promit de garder son troupeau. Alors, comme s'il n'eût osé lui desobéir, il fit une grande reverence à la nymphe, à Pâris, aux bergeres, & prit sa course vers la cabane de Diane, laissant Phylis charmée de son départ, & Lycidas en proye à la plus triste jalousie. Si les discours de Silvandre lui avoient déplu, les inquiétudes qu'il avoit remarquées dans sa bergere l'avoient bien touché davantage ; mais quand il se representoit qu'elle s'étoit chargée du soin de son troupeau, quoi qu'elle ne l'eût fait que pour finir un entretien qui peinoit Lycidas, il étoit au desespoir. C'est ainsi que nos desseins ont quelquefois des effets contraires à nos intentions.

 Silvandre s'assura bien-tôt que Phylis ne l'avoit point trompé. Il apperçut Diane assise par terre, & tenant dans son sein sa brebis cherie. Tantôt elle lui souffloit dans la bouche, tantôt elle y mettoit du sel, mais toujours sans effet. La brebis ne revenoit de son assoupissement que pour retomber aussi-tôt. Diane se lamentoit, elle accusoit une voisine de sortilége, lors que Silvandre s'approcha, & lui demanda après l'avoir saluée ce qu'elle faisoit ainsi par terre. «Je n'ai pas besoin de vous l'apprendre, dit-elle : regardez seulement en qu'el état est Florette.» A l'instant le berger se jette à genoux, il la considere, il lui touche les oreilles, il lui examine la langue, il lui bouche les narines, & reconnoissant enfin le mal, il se tourne transporté de joye vers Diane : «Ne vous affligez point, lui dit-il, ma belle maitresse, Florette sera bien-tôt guerie ; son mal ne vient point de sortilége, mais de l'ardeur du soleil qui lui a offensé le cerveau, & ce mal se nomme avertin. Le temps seul pourroit la guerir, mais si vous me permettez, j'irai dans le pré voisin, & j'en raporterai une herbe qui la guerira incontinent. Si je vous le permettrai ? répondit le bergere, je vais de ce pas avec vous pour cueillir de cette herbe, & la connoître pour vous en épargner la peine si j'en ai besoin une autre fois.» A ces mots laissant la brebis en garde à ceux qui étoient dans la cabane, ils partent, & vont cueillir l'herbe salutaire. Silvandre qui par hazard l'avoit remarquée en venant trouver Diane, l'eut bien-tôt trouvée. Il en prit une poignée, il la mit entre deux cailloux, & lorsqu'il fut de retour, il en distilla le jus dans les oreilles de Florette. Aussi-tôt la brebis se leva secouant la tête, & après quelques éternumens, elle se mit à bèler comme pour appeller ses compagnes. Déja elle baissoit le nés pour manger, mais Silvandre la prenant entre ses bras, il la remit dans la bergerie, & dit à Diane de ne la point laisser sortir de toute la journée, de peur que le soleil ne l'incommodât, Diane connoissant l'herbe, voulut encore en sçavoir le nom. «Elle en a plusieurs, répondit Silvandre ; les uns l'appellent orval, & les autres scarlée. Mais pourquoi, ajouta-t-il, n'avez-vous pas le même empressement de conserver tout ce qui vous appartient ? Quand j'apperçois le moindre mal quelque part, dit-elle, j'y remedie le plus promptement qu'il m'est possible. Plût à dieu, répondit le berger, fussiez-vous aussi veritable que j'éprouve le contraire ! N'aillez pas, repliqua Diane en souriant, effacer par vos injures le mérite de ce que vous venez de faire. Il vaut mieux que nous allions chercher mes compagnes, & les tirer d'inquiétude.»

 Au même temps elle rassemble son troupeau, & le pousse vers le carrefour de Mercure, charmée de la guérison de Florette. Elle apprit en chemin que Pâris & Léonide étoient avec les bergeres qu'elle cherchoit, & bien-tôt elle les vit s'avancer de son côté. Pâris que le déplaisir de Diane rendoit inquiet, s'étoit levé le premier, & tous les autres venoient avec lui pour essayer de secourir Florette. Mais lorsqu'ils apperçurent Diane, ils s'arrêterent, & le hazard voulut que ce fût précisément au carrefour de Mercure, où quatre chemins venoient aboutir. La base qui portoit le terme étoit rehaussée de trois degrés, ils s'y assirent, & de là Leonide apperçut deux bergers & une bergere qui venoient du côté de Mont-verdun. Leurs gestes animés montroient bien qu'ils disputoient avec chaleur. La bergere, sans vouloir écouter ni l'un ni l'autre, les repoussoit également. Quelquefois ils s'arrêtoient, & la tiroient par sa robe, comme pour l'établir juge de leur differend ; mais elle se débarassant d'eux, elle se mettoit à fuir, jusqu'à ce qu'ils l'eussent atteinte. A sa fuite on eût jugé qu'ils vouloient lui faire violence, si on ne les avoit remarqués, tantôt embrassant ses genoux, & tantôt lui baisant avec respect les mains.

 Cependant ils approchoient du carrefour, sans remarquer les personnes qui y étoient, & Leonide les montra à toute la troupe, pour sçavoir si personne ne les reconnoîtroit. «Je les ai vues souvent, répondit Lycidas, ils habitent le hameau qui touche Mont-verdun. Ils n'en sont point originaires ; c'est des étrangers que la fortune de leurs peres a contraints de se refugier dans cette contrée. Si vous êtes curieux de voir une beauté naissante donner les plus grandes esperances, il faut que vous voyiez la bergere. Si vous pouvez les engager à vous raconter leur differend, je suis persuadé que vous aurez un veritable plaisir. Ils aiment tous deux la bergere, & celle-ci rebute la flamme de tous deux. Il y a quelques jours qu'étant sur la rive opposée, j'entendis leur dispute ; le sujet en est grave à mon avis. La bergere s'appelle Celidée : le berger qui paroît le plus grand & qui est à droite, se nomme Thamyre, & l'autre Calydon.»

 A peine Lycidas avoit fini, que les étrangers arriverent près du terme, & que l'on pût reconnoître, à voir Celidée, que Lycidas n'avoit point imposé sur sa beauté : Pendant qu'ils la consideroient attentivement, Leonide curieuse de sçavoir le sujet de leur differend, s'avança vers Celidée, & la pria instamment de s'asseoir avec sa compagnie sur les degrés du terme, & d'y attendre à l'ombre des sicomores, que la grande chaleur fût tombée. La bergere n'ignoroit pas le respect qu'elle devoit à la nymphe ; d'ailleurs elle étoit ravie d'éviter l'importunité des deux bergers ; elle obéit donc à Leonide, & lorsqu'ils alloient prendre leurs places, Diane arriva. Cependant Lycidas ne pouvant supporter Silvandre auprès de Phylis, quand il le vit de retour, il se deroba sans que l'on s'en apperçût, & s'enfonça dans le bois.

 Leonide fit asseoir Celidée auprès d'elle ; Astrée étoit de l'autre côté. Diane se plaça près de l'étrangere, & Pâris auprès d'elle. Et Phylis s'étant assise près d'Astrée, Silvandre demeura debout, aussi-bien que Thamyre & Calydon. S'ils s'étoient assis autour du terme ils auroient tourné le dos aux bergeres. Lorsqu'ils furent arrangés de la sorte, la nymphe pour rassurer Celidée, rompit le silence en ces termes : «Belle Celidée, le bruit de votre beauté est venu jusqu'à nous, & nous a donné la curiosité de sçavoir qui vous êtes, & quelle est votre fortune. Lycidas nous a dit quelque chose de votre differend avec ces deux gentils bergers ; mais nous souhaiterions d'en sçavoir la verité par votre bouche même. Madame, répondit l'étrangere, vous avez trop de bonté de vouloir bien entendre le recit de nos dissensions ; mais dispensez-moi de le faire, puisqu'aussi bien il n'y va point de votre service, & que je ne le pourrois sans me rappeller le souvenir de mes déplaisirs. Madame ; interrompit Calydon, souffrez qu'à son refus je vous raconte ce que vous desirez sçavoir ; je veux bien que ce soit devant elle & devant Thamyre, afin qu'ils me démentent si je parle contre la verité. Comme j'ai ici le plus grand interêt, ajouta-t-il, il est naturel, grande nymphe, que je vous en fasse le recit. En ce cas, dit Celidée, ce seroit à moi à parler, puisque vous êtes tous deux ligués contre moi. Cela n'est pas raisonnable, dit Calydon ; car, ô belle Celidée, si vous êtes contre nous deux, nous ne laissons pas d'être à vous tous deux. Pour Thamyre il sçait que si celui à qui l'on fait le plus d'injustice doit avoir la permission de se plaindre, c'est à moi de parler ; la belle Celidée m'offense par ces refus, & Thamyre, en voulant me ravir un bien que je tiens de l'amour, & que Thamyre lui-même m'a cedé. Si cela est ainsi, répondit le berger, laissez donc parler Thamyre ; il se plaint de Celidée qui l'aima & qui ne l'aime plus, il se plaint de Calydon qu'il a comblé de bienfaits, & qui le paye d'ingratitude. Et moi, repliqua Celidée, je me plains, grande nymphe, d'être en bute à leurs importunités, ensorte qu'ils semblent avoir juré l'un & l'autre de me tourmenter le reste de ma vie. Qu'ils se taisent donc, & qu'ils me laissent parler.»

 Leonide, pour mettre fin à leur dispute, leur proposa de tirer au sort à qui parleroit le premier, puisqu'ils ne pouvoient s'accorder entr'eux. Ils mirent donc leur gages dans le chapeau de Silvandre, & Leonide les tira. Le premier fut le gage de Thamyre, l'autre celui de Calydon, & le troisiéme celui de la bergere. Ainsi Thamyre commença en ces termes :



HISTOIRE
DE CELIDÉE, DE THAMYRE
ET DE CALYDON.



 Puisque le grand Thautates m'a choisi pour vous raconter nos dissensions, je proteste d'abord que je ne déguiserai en rien la verité. Je demande seulement qu'après que Celidée & Calydon auront allegué leurs raisons, on me permette aussi de rapporter les miennes. Sçachez donc, grande nymphe, que nous habitons un hameau près de Mont-verdun, mais que nous ne sommes point de cette contrée, que nos peres descendoient de ces Boïens, qui sortirent de la Gaule au temps de Bellovése, & chercherent au delà des Alpes de nouvelles demeures, qu'après plusieurs siecles ils furent chassés par les Romains, des villes qu'ils avoient eux-mêmes bâties ; que les uns dépouillés de leurs biens se retirerent au delà de la forêt Hircinie, où les Boïens leurs alliés s'étoient établis du temps de Segovese, & que d'autres aimerent mieux retourner dans leurs anciennes demeures. Ainsi nos ancêtres revinrent dans les Gaules & s'établirent parmi les Segusiens, avec lesquels ils prirent des alliances. Jugez maintenant, belle nymphe, combien Calydon & moi nous devons nous aimer. Tous deux Boïens, tous deux parens, & tous deux dans un pays étranger, que de raisons de nous chérir mutuellement ! Aussi l'ai-je toujours aimé comme mon fils ; j'ai pris soin de son enfance, comme je le devois, en consideration de son pere qui étoit mon oncle. La sage Cléomene élevoit aussi la belle Celidée près de ma cabane, & quoi qu'elle n'eût pas encore atteint sa neuviéme année, j'avoue que son air enfantin me charma, j'aimois ses discours, je me plaisois à ses petits jeux. Combien de fois lui souhaitai-je de ces années qu'il me sembloit que j'avois trop pour elle, ou bien elle trop peu pour moi ! Combien de fois ai-je voulu me défaire de mon amour ? Mais ne pouvant y réussir, & prévoyant que d'autres que moi en deviendroient amoureux, je resolus de les prévenir. Je tâchai de la gagner par des actions enfantines, je lui parlai de flamme, d'amour, de passion, non que je crusse qu'elle pût être sensible à ces discours, mais uniquement pour l'accoutumer à ces mots qui d'ordinaire offensent plus les oreilles d'une bergere, que la chose même. J'en usai de la sorte près d'un an, je lui dérobai cependant quelques baisers ou quelques faveurs legeres. Mes soins, je puis bien le dire, ne furent pas surperflus. Elle avoit à peine atteint l'onziéme année de son age, qu'elle commenca, disoit-elle, à m'aimer comme son pere, & que bien-tôt elle m'aima plus que tout ce qui étoit au monde. Lorsque je lui reprochois qu'elle m'aimoit en enfant, & que ce n'étoit poit d'un amour veritable, elle tranchoit le mot sans hésiter. J'aurois pû la conduire loin, si j'avois eu quelque mauvaise volonté ; mais l'affection que je sentois pour elle, & le desir que j'avois de l'epouser étoufférent en moi tout desir criminel.

 Je craignois d'ailleurs que quelqu'un n'abusât de sa simplicité, & la voyant recherchée de plusieurs, je lui faisois sans cesse valoir l'estime que l'on fait de la constance & de la fidelité : je lui representois combien les bergeres volages sont méprisées, que les bergers sont presque toujours trompeurs, infideles, & qu'il ne falloit pas même les écouter. A quoi m'ayant répondu un jour, qu'elle ne devoit donc pas m'écouter moi-même, je compris qu'il y avoit encore de l'enfance en elle. Je lui dis alors que nous n'étions ici bas que pour aimer, que sans l'amitié il n'y avoit point de plaisir dans la vie, que l'amitié adoucissoit toutes les amertumes, que qui vit sans amour est malheureux parce qu'il n'est aimé de personne, que sa mere avoit aimé son pere, mais que celles qui ont plus d'un amant sont souverainement meprisées. «Hé quoi ! me répondoit-elle, les bergers sont-ils également obligés à n'aimer qu'une bergere ? Sans doute, lui disois-je, ils y sont obligés. Aussi ne voyez-vous pas que je n'aime que vous ? Mais, ajouta-t-elle, n'aimiez-vous rien avant que je fusse née, & si je mourois, cesseriez-vous d'aimer quelque chose ? Sa naïveté me fit rire, & pour lui répondre : Scachez, lui dis-je, que mon amour nâquit avec vous, & que si je vous survis, il vous suivra au tombeau. Et si vous mourez avant moi, continuat-elle, faudra-t-il que je fasse de même, & si cela est nécessaire, apprenez moi, je vous supplie, comment je m'y prendrai. Ma fille, lui répondis-je en souriant, il n'est pas raisonnable que votre amour meure avec moi, mais il faut qu'alors vous aimiez de moi ce que votre memoire vous en representera, & vous souvenant de Thamyre, vous l'aimerez, & n'en aimerez jamais d'autre. Mais comment, disoit-elle, aimerai-je un mort ? Lorsque vous me donnez des baisers, si je vous en demande la raison, vous me repondez que c'est parceque vous m'aimez. Faudra-t-il que je vous donne aussi des baisers quand vous serez mort ? C'est assés, lui dis-je, que les bergeres souffrent les caresses de ceux qu'elles aiment. Mais continua-t-elle, quelles preuves les bergers peuvent-ils nous donner de leur amour ? Celles que vous recevez de moi, lui dis-je, quand je prens plaisir à vous caresser. Ainsi, ajouta-t-elle, quand quelqu'un se jouera de la sorte avec moi, je connoitrai incontinent qu'il m'aimera.»

 Je vous raconte ces naïvetés, madame, afin que vous connoissiez mieux la nature de mon affection pour Celidée, les soins que j'ai pris de son éducation, & la reconnoissance qu'elle me doit de ce que je n'ai point abusé de sa simplicité. Peut-être ces mêmes naïvetés vous feront trouver étrange que j'aye pu m'occuper serieusement de la bergere à qui elles échapoient. Mais si vous daignez vous souvenir que l'amour est enfant, & qu'il aime sur tout la jeunesse, vous jugerez bien que devant subir sa tyrannie, rien ne convenoit davantage à la pureté de mes intentions, que cette jeune & innocente beauté. A la verité je reconnois que je l'aimois moins par mon propre penchant que par la volonté des dieux. J'essayai plusieurs fois de rompre des nœuds si mal assortis, je me representai tous les obstacles imaginables, mais tous mes efforts & toute ma raison ne servirent qu'à accroître mon mal, qui devint enfin incurable.

 Au même temps Calydon revint de la province des Boïens ; il étoit alors agé d'environs dixhuit ans, il avoit la taille belle & plus grande que ne le comportoit son âge, le visage gracieux, & dans toutes ses manieres un air noble audessus de sa condition, mais sans fierté. Je l'aimois auparavant parce qu'il m'étoit allié, & que mon oncle me l'avoit recommandé ; mais il me parut si aimable à son retour que lui donnant toute mon amitié, je lui destinai après ma mort mes troupeaux & mes pâturages qui ne sont pas à dedaigner. Pour l'obliger même à quelque retour pour moi, je lui declarai mon dessein, & j'en fis part à nos proches & à nos voisins. Je prévis bien qu'il pourroit aimer Celidée, sans sçavoir mon intention. Je lui ouvris donc mon cœur, & lui défendis de l'aimer autrement que comme sa sœur. Il me le promit avec serment, mais à peine la lune avoit achevé son cours, que le voilà épris de Celidée. Il n'osa le lui declarer, ni à moi ni a personne qui pût m'instruire de son état. Il languit quelque temps & tomba enfin malade. Jugez, madame, de mon affliction par l'amour que je lui portois ; il devint plus pâle que la mort, & si maigre qu'à peine pouvoit-on le reconnoître. Je consultai les plus experimentés de la contrée, je n'épargnai ni peine, ni dépense ; point de Vacie par qui je ne fisse offrir des sacrifices à Thautates, à Hesus, à Tharamis, à Belenus, pour fléchir les dieux, si par hazard Calydon les avoit offensés. Point d'Eubage que je n'interrogeasse, point de sage Saronide qui ne vînt le visiter à ma priere, & lui donner des conseils contre la tristesse. Mais tout cela fut inutile. Ce fut encore en vain que je le conjurai en l'arrosant de mes larmes, de m'expliquer la cause de son mal. Il languissoit de la sorte, lorsqu'un vieux myre de mes amis instruit de ma douleur, vint la partager avec moi, & me donner quelque consolation. Après qu'il m'eut dit tout ce qu'en de pareilles occasions peut representer un ami sage ; «enfin ajouta-t-il, remettez Calydon, remettez-vous vous-même entre les mains de Thautates, & si vous le faites avec une entiere sincerité, assurez-vous que vous en recevrez plus de soulagement que vous n'en pouvez esperer de tous les hommes ensemble.» Avant que de partir il voulut voir Calydon ; nous allâmes dans sa chambre, il lui parla quelque temps, il le considera avec attention, il remarqua ses gestes, ses actions, il lui toucha le poux, & lui dit ensuite : «Mon fils, rejouissez-vous, votre maladie n'ira point à la mort ; j'en ai vu plusieurs atteints du même mal que vous, & personne n'y a succombé.»

 En sortant il me prit à l'écart, & me tint ce discours : «Peu s'en faut que je n'aye déja vu trois siécles ; il y en a plus de deux que je fais la profession de myre, & je ne l'ai pas faite, puisqu'il a plu à Thautates, sans reputation. J'ai toujours été appellé chés tous les principaux de la contrée, ainsi je dois avoir quelque experience. Je vous dirai donc que le mal de Calydon est moins dans le corps que dans l'esprit, & si le corps en est atteint, ce n'est qu'à cause de l'étroite union qu'il a avec l'esprit malade. Toute dangereuse qu'est cette espece de maladie, elle l'est moins que celle du corps ; il n'y en a point de l'ame qui soient incurables, parce qu'elle n'est point sujette à la corruption. Je vous dis ces choses, afin que vous ne desesperiez point de la guerison de ce jeune berger. Je connois son mal, ou je suis bien trompé ; soit à l'inégalité de son poux, soit à la foiblesse de sa voix entrecoupée de soupirs, soit à l'humidité de ses yeux, soit à la tristesse peinte sur son visage, je juge qu'il aime éperdument une bergere qui le maltraite, ou à qui il n'ose expliquer sa passion.» Je me figurai incontinent que la belle Celidée en étoit l'objet, & je répondis au myre, que je craignois maintenant bien davantage de perdre le berger, puisque sa guerison dépendoit d'une personne inconnue, ou peut-être ennemie, & que je n'y voyois aucun remede. «Il y en a à tout, me dit-il, excepté à la mort, & je compte bien d'en trouver. La personne qui peut le guerir, vous est inconnue, dites-vous, mais si je reste auprès de lui quelques jours, je serai bien-tôt instruit sur cet article. N'esperez pas, lui dis-je, qu'il vous en fasse l'aveu ; aussi ne le pretens-je pas, me répondit-il, il faut même éviter de lui donner sur cela le moindre soupçon. Lorsque nous sçaurons de quelle bergere il est épris, nous en viendrons à bout. Il n'y en a point de si farouche que les caresse n'aprivoisent, pourvû qu'on s'y conduise avec prudence.» Pour abreger, grande nymphe, le myre demeura huit jours près de Calydon, & me conseilla pendant ce temps d'engager toutes les bergeres du hameau, & celles d'alentour, à le venir visiter separément, sous pretexte que la tristesse étant son plus grand mal, il avoit besoin de compagnie pour la dissiper. Il lui tenoit toujours le bras, & lui tâtoit le poux, afin de connoître quand il auroit quelque émotion. Le hazard voulut que Celidée fit alors avec Cleontine un voyage qui dura six jours, ce qui fut cause qu'elle nous visita des dernieres ; car toutes vinrent touchées de la maladie du berger, & de l'état où son mal me reduisoit. Nous desesperions presque de connoître par ce moyen ce que nous cherchions à decouvrir, lorsque l'on nous annonça Celidée. Le myre lui tenoit le bras alors, & son poux étoit plus calme qu'il ne l'avoit été ; mais au nom de Celidée il s'éleva tout à coup, comme s'il avoit eu une fiévre ardente ; puis se calmant de nouveau, il revenoit à sa premiere agitation.

 Le myre qui étoit intelligent, considere ses yeux, il les trouve plus vifs, plus étincelans, il reconnoit un si grand changement dans Calydon, que pour s'assurer que Celidée étoit la cause du mal, il attendoit seulement qu'elle fût entrée. Quand elle s'approcha de lui, quand elle lui parla, son poux, ses yeux, sa couleur changerent de maniere, que les plus indifferens s'en fussent apperçus. En ce moment le myre me tire à l'écart, & me dit : «Ami Thamyre, ce n'est pas Celidée qui vient d'entrer, mais la femme de Calydon, si tu veux qu'il vive.» O dieux, quel fut mon étonnement ! Je demeurai interdit, & ce fut bien à propos que le myre continua de me parler, car il m'eût été impossible de proferer un seul mot. Lorsqu'enfin je fus un peu revenu à moi, je lui demandai si en l'état où étoit Calydon, il seroit à propos de le marier. Faites seulement, me répondit-il, que Celidée lui donne quelques marques d'amitié, & bien-tôt il sera rétabli. Cependant vous parlerez à Cleontine, qui est trop sensée pour refuser un tel parti.

 Le myre s'en alla, me laissant bien plus malade que Calydon. Je ne puis, madame, vous representer de quels sentimens mon ame fut combattue. Cederai-je Celidée, me disois-je à moi-même ? L'amitié le demande, mais l'amour le défend. Si je ne la donne à Calydon, c'est fait de lui : & si j'y renonce, comment pourrai-je vivre moi-même ? Mais, continuois-je, Calydon est jeune, & par consequent dans un âge où l'on ne peut resister à ses passions, & toi qui as déja passé ces premieres fureurs de la jeunesse, veux-tu te montrer aussi foible que lui ? Que dis-je, veux-tu acheter par un plaisir qui s'évanouira bien-tôt, la mort de ton cher Calydon ! Enten les reproches de son pere. Est-ce ainsi, dit-il, Thamyre, que tu gardes la promesse que tu me fis, lorsqu'en rendant le dernier soupir, je te recommandai cet enfant dans le berceau ? Tu juras de le chérir comme ton propre fils, & de reconnoitre ainsi les soins que j'avois pris de toi, lorsque ton pere jeune te laissa jeune encore entre mes mains ? Souvien-toi que je n'ai jamais été ton rival, & que jamais je n'ai balancé, si pour un leger plaisir je te laisserois perdre la vie. N'achete point si cher un repentir qui t'accompagneroit sans doute au tombeau, & qui vengeroit tes ancêtres d'une action si indigne.

 Ces considerations, je l'avoue, me déterminerent à me priver de Celidée pour la donner à Calydon. Mais que n'eus-je point à souffrir pour en venir à l'execution ? Je commençai par le berger, je lui declarai que je connoissois son mal, & que j'y voulois remedier. Il nia d'abord, mais enfin il avoua tout les larmes aux yeux, & me demanda pardon d'un air si sincere, que je lui pardonnai en effet, imputant à une force superieure l'offense qu'il m'avoit faite. Lorsque je parlai à Celidée, c'est là que je trouvai de la difficulté. Loin d'aimer le berger, elle avoit pour lui une haine naturelle ; & cela devoit bien être ainsi, puis qu'il étoit très propre d'ailleurs à inspirer de l'amour. Il est vrai que lors que nous avions parlé de lui, elle m'avoit toujours dit que Calydon seroit le dernier qu'elle aimeroit. Or étant résolu à lui faire cette ouverture si contraire à sa volonté & à la mienne, j'ignorois par où je devois commencer. Enfin voici de quelle maniere je m'y pris.

 Je lui representai combien le mal du berger m'avoit touché, combien sa vie m'étoit chere. J'ajoutai que si je venois à le perdre, je serois inconsolable, que les plus sçavans myres m'assuroient que son mal ne procedoit que de tristesse, mais qu'en ignorant le sujet, tout ce que je pouvois faire, étoit de prier tous ceux qui m'aimoient de s'étudier à le divertir, & à reconnoître son mal ; qu'étant la personne du monde que j'aimois le plus, elle étoit aussi plus obligée à entrer dans ces vues : que je la conjurois donc par toute notre amitié de voir le berger le plus souvent qu'elle pourroit, de jouer, & de passer le temps avec lui. Celidée qui m'aimoit veritablement me le promit. En effet elle n'y manquoit point, & si d'un coté je recevois quelque satisfaction de ses visites, de l'autre j'en étois si affligé que j'ignore comment j'ai pû vivre.

 J'avois cru que cette familiarité engageroit la bergere à quelque bien veillance pour Calydon ; mais elle ne changea point de volonté. Cependant Calydon profita de ses visites, il commença de se remettre en peu de temps, mais il ne se rétablissoit point entierement. Celidée s'en ennuyoit, & je vis bien que mon dessein ne m'avoit pas reussi. Je songeai donc à dresser une autre batterie, je m'adresse à Cleontine, je lui déclare mon amitié pour Calydon, l'intention que j'avois de lui donner après ma mort mes troupeaux & mes pâturages, je lui exaggere le merite du berger, ses vertus, sa naissance, sa passion pour Celidée, & je n'omis rien enfin de ce que je crus pouvoir hâter cette alliance. Jugez mainrenant, grande nymphe, si je n'y procedois pas serieusement, & si Calydon doit manquer de reconnoissance pour Thamyre. Cleontine regarda ce parti comme avantageux, & dès lors elle me jura d'employer tout son crédit en faveur de Calydon. Elle ajouta neanmoins que Celidée avoit une mere qui l'aimoit infiniment, qu'elle avoit besoin de son consentement, qu'elle tâcheroit de l'avoir, & que cependant elle disposeroit l'esprit de Celidée. Ainsi cherchois-je par tous les artifices imaginables à me priver du seul bien qui peut me rendre heureux & je prévoiois bien, quoi qu'il arrivât, que je serois le plus infortuné des hommes. Si je réussissois au gré de Calydon, quelle vie pouvois-je esperer ? Si je ne réussissois pas, le déplaisir d'un berger que j'aimois comme mon propre fils, me desesperoit. En cet état, après la réponse de Cleontine, un jour que je trouvai Celidée, car je vivois moins familierement avec elle, je lui dis : «Ma belle fille, Cleontine m'a communiqué un dessein qu'elle a sur vous, il me semble que vous ne devez point vous y opposer.» Et dans la crainte qu'elle ne me fît des questions, je feignis quelque affaire pressante, & je laissai la bergere dans l'incertitude. Cependant je ne pouvois bannir Celidée de mon cœur, & toutes les fois que je me la representois entre les bras d'un autre, je ne pouvois pas même, je l'avoue, en soutenir la pensée. Que serois-je devenu, si ce mariage que je pressois pour le salut de Calydon avoit reussi !

 Il arriva donc que Cleontine fit part à Celidée de la proposition que je lui avois faite. Avant que de lui demander son avis, elle lui declara le sien, & pour le fortifier elle ajouta que c'étoit moi qui en avois fait la premiere ouverture. Celidée peut vous dire, madame, combien elle fut touchée de ce discours, elle eut peine à retenir sa colere en presence de Cleontine. Elle répondit pourtant avec modestie, mais contre ses vrais sentimens, qu'elle s'en rapportoit au choix de Cleontine & à la volonté de sa mere. Peu de temps après elle vint me trouver ; au trouble qui paroissoit sur son visage, je compris qu'elle avoit quelque déplaisir, mais je me la figurois moins irritée, parce que j'ignorois que Cleontine lui eût parlé de moi. J'étois alors sous l'orme qui est au milieu de la plaine de Mont-verdun. Aussi-tôt que je l'apperçus, je me levai, & lui tendis la main ; mais Celidée me regardant avec indignation : «Comment, dit-elle, Thamyre, oses-tu me tendre la main, quand tu me donnes à un autre ? Ne te suffit-il pas de m'avoir trompée tant que j'ai pu l'être ? Et me crois-tu si simple encore, que je ne puisse connoitre tes artifices & ta perfidie ?» Comme je restois interdit à ces reproches que je n'attendois point : «Ah Thamyre, continua-t-elle, ne croi plus m'en imposer par tes discours ? je suis devenue plus rusée, & plût a Dieu l'eussai-je toujours été, j'aurois moins sujet de me plaindre de toi ; mais, vien ingrat, vien cruel, dis-moi qui t'a obligé a me traiter de la sorte ? y avoit-il entre nos peres quelqu'ancienne inimitié que tu ayes voulu venger sur moi ? T'ai-je manqué de parole, ou d'amitié ? as-tu remarqué en moi quelque défaut qui t'ait obligé à me quitter ? Eh bien, Thamyre, si je ne suis ni assés riche, ni assés belle, pour te retenir, cherche une autre bergere plus digne de toi, j'y consens. Mais pourquoi veux-tu me faire expier les fautes de la nature, en me livrant entre les mains d'un berger pour qui la nature m'a donné de l'aversion ? Laisse-moi la liberté dont je jouissois, lors que tu as commencé à me tromper ; & contente-toi du regret que j'aurai toute ma vie d'avoir reconnu si tard ton dessein. Si j'ai manqué à ton égard... Mais, Thamyre, en quoi t'ai-je manqué ? Tu ne répons rien, cruel & dénaturé berger ? Mais souvien-toi que je t'ai plus d'obligation que tu ne penses, que ta perfidie me précautionnera contre tous les hommes. Car ne t'imagines par que je sois jamais à Calydon ? la mort me sera desormais plus chere, que le plus aimable berger. Puisse le souvenir de Celidée te causer d'éternels regrets ! Puissent les dieux ne me pas refuser une si juste vengeance ! En voulant me donner à Calydon, tu as perdu pour jamais la plus tendre & la plus fidele bergere.»

 A ces mots, elle tire de son col une chaîne de paille que je lui avois donnée, elle me la presente, & moi sans y penser je la tiens d'une main ; alors la tirant avec violence, «soit ainsi rompu notre amour, dit-elle, comme cette chaîne qui en étoit le symbole, & que j'eus de toi.» Elle fuit à l'instant, & me laisse si interdit, que je ne pus proferer une parole, ni faire un pas pour la suivre.

 J'avoue, madame, que j'étois penetré de ces reproches, & que je me trouvois seul coupable. Cependant je persistai dans la resolution que j'avois prise de sacrifier à Calydon toute ma felicité. Enfin Calydon sçut que j'avois parlé à Cleontine, & ne s'étonnant point alors que Celidée ne vînt le voir, que quand Cleontine le lui commandoit, il reprit en peu de temps sa premiere santé. Cependant Celidée qui vit bien que j'avois gagné Cleontine, se jetta aux piés de sa mere, & sçut tellement l'attendrir, qu'elle lui jura que jamais elle ne seroit mariée contre sa volonté. Celidée au comble de ses vœux, nous fit avertir de ce qui s'étoit passé, elle croyoit n'avoir point obtenu ce qu'elle desiroit, si nous l'ignorions.

 Je ne puis vous exprimer, grande nymphe, quels furent alors mes sentimens. D'un côté je craignois que Calydon ne retombât malade, & de l'autre je voyois avec douleur que nous perdions Celidée. Mais la santé de Calydon s'étant rétablie, je ne pus m'empêcher de louer la prudence de la bergere, & sa fermeté. Je pensois qu'elle n'avoit eu d'autre vue que de se conserver pour moi, ne pouvant m'imaginer que le dépit qu'elle m'avoit marqué m'eût entierement banni de son cœur. Je revins donc à moi-même, & je reconnus le tort que j'avois eu de la sacrifier au salut de Calydon, ou plus tôt à son plaisir, puisque le refus de Celidée n'avoit point alteré sa santé. Je crus donc que je ne devois plus me faire violence pour lui, & que je pouvois vivre avec Celidée comme auparavant.

 Dans cette idée je vais trouver la bergere, je lui explique les raisons qui m'ont contraint d'en user de la sorte avec elle, & je la suplie d'oublier un crime que l'amitié seule m'avoit fait commettre, je mets tout en usage pour obtenir ce pardon, mais inutilement, & depuis je n'en ai pas même eu un regard favorable. Tandis que je lui parlois, Calydon arriva. Il croyoit que je servirois son amour, mais quand il eut entendu mes discours, quel fut son étonnement ! Il n'osa d'abord éclater en reproches ; il s'éloigna seulement, puis pliant les bras sur son sein, ô dieux, dit-il, à qui faut-il desormais se confier ! celui qui a nourri mon enfance, que j'appellois mon pere, qui m'en a rendu les offices, c'est lui-même qui me plonge un poignard dans le sein ! Je lui representai froidement les raisons qui m'avoient fait quiter Celidée, & celles qui me ramenoient à la bergere ; mais transporté qu'il étoit d'amour & de colere, il n'y eut reproche dont il ne m'accablât.

 Cependant Celidée pour nous insulter également : «Ne disputez point, dit-elle, à qui doit être Celidée ; vous ne l'aurez jamais ni l'un ni l'autre ; vous Calydon, parce qu'elle ne vous aima jamais, & vous continua-t-elle, en se tournant vers moi, parce que vous vous êtes rendu indigne de l'amour qu'elle vous portoit.» Elle nous échape à l'instant, & nous laisse interdits & confus. Nous nous separons Calydon & moi ; Calydon ne rentra plus dans sa cabane, & se retira chés un de ses parens, sans lui expliquer le sujet de sa fuite. Il s'est passé plus de trois lunes depuis cette separation, & depuis nous n'avons pu tirer un mot obligeant de Celidée. Plus elle nous voit obstinés à l'aimer, plus elle s'obstine à nous haïr. Cependant mon amour pour elle, loin de diminuer, augmente chaque jour ; & je suis persuadé que si elle maima autrefois, parce qu'elle se croyoit aimée, elle m'aimeroit encore plus aujourd'hui, si elle sçavoit que mon amour est plus violent qu'il ne le fut jamais.

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LIVRE SECOND.



 Ainsi parla Thamyre pour apprendre à la nymphe ce qu'elle avoit desiré sçavoir, & s'étant tû quelque temps, il poursuivit en ces termes : «Or, madame, nous nous sommes rencontrés par hazard au sortir du Lignon avec cette bergere, & nous tâchions de lui prouver qu'elle devoit nous aimer l'un ou l'autre. Je lui disois moi que son choix devoit me regarder, & Calydon, que j'ai comblé de bienfaits, soutient qu'il doit avoir la preference. Je sçai, grande nymphe, que vous entendez mes raisons beaucoup mieux que je ne puis les faire valoir. Cependant, pour terminer nos dissensions, car enfin nous sommes la fable de notre hameau, plût aux dieux, grande nymphe, que vous daignassiez nous entendre, & donner ensuite votre jugement ! Rien de plus digne de vous, les dieux vous en sçauroient gré, & nous vous aurions une éternelle obligation.»

 Leonide, après avoir remercié Thamyre de la peine qu'il avoit prise, l'assura que s'ils la trouvoient capable de prononcer sur leur differend, elle les jugeroit, mais à condition qu'ils se soumettroient à son jugement. Alors Thamyre se jettant à genoux, «Grande nymphe, dit-il, je remets ma destinée entre vos mains. Si je contreviens à votre décision, je veux que nos druydes me declarent indigne d'assister à leurs sacrifices, & que nos bocages sacrés, nos chênes celestes me soient pour jamais interdits. Et moi, dit Calydon, que le guy, que l'œuf salutaire me soient funestes, que Thautates anime les serpens contre moi pour me persecuter, jusqu'à ce que leur venin se soit insinué dans mes entrailles, si je ne me soumets avec respect à votre jugement. Et vous, belle bergere, dit Astrée, ne voulez-vous pas vous delivrer de l'importunité de ces deux bergers, en prenant la nymphe pour juge de vos differends ? Je le voudrois, répondit la bergere, mais je crains qu'un decision ne me rende encore plus malheureuse, tant je hais l'un, & tant l'autre m'a offensée. Je ne m'en remettrois donc à personne, si cette nuit les dieux ne me l'avoient conseillé en songe : il m'a semblé que mon pere, qui n'est plus depuis long-temps, m'ouvroit l'estomach, qu'il m'arrachoit le cœur, qu'il le jettoit en deçà du Lignon & qu'il me tenoit ce discours ; va, ma fille, au delà du Lignon : ce cœur qui te cause tant de tourmens, tu le trouveras dans le repos où il doit demeurer, jusqu'à ce que tu viennes me joindre. Je me suis éveillée incontinent, & j'ai passé la riviere dans l'esperance de trouver le repos qui m'est promis.

 Soyez donc assurée, madame, dit-elle en s'adressant à Leonide, que je vous obéirai, puisque je sçai que ce sont les dieux mêmes qui me parleront par votre bouche. Cela étant, ajouta Leonide, je vous promets à tous trois que je vous donnerai un jugement aussi équitable que je voudrois le recevoir moi-même. Et pour me conduire plus surement, je veux que Pâris, ces gentilles bergeres, & Silvandre me disent leurs avis quand ils vous auront entendus. Ainsi Calydon, continua-t-elle, en se tournant vers ce berger, dites-nous par quelle raison vous pretendez que Celidée soit à vous, & non pas à Thamyre, qui l'a possedée si long-temps.» Alors le berger se levant, salua avec respect la nymphe, & parla en ces termes :



DISCOURS DE CALYDON.



 Amour, dieu puissant qui m'as soumis à tes loix, écoute la priere du plus tendre amant qui ait été, & m'inspire en ce moment tout ce que tu me representois toi-même, lorsque ne pouvant plus soutenir les mépris de Celidée, je voulois m'éloigner d'elle ! Que la nymphe persuadée de la bonté de ma cause, ordonne avec toi que la bergere à qui tu m'as donné, & que Thamyre m'a cedée, soit à moi, malgré ses mépris, & la violence du berger qui veut me la ravir. J'entens, ô grande nymphe, le dieu que j'ai reclamé, il va guider ma langue, & graver mes paroles dans vos cœurs. Sans un secours si puissant, madame, je n'oserois parler contre la personne du monde à qui j'ai le plus d'obligation. Car j'avoue que je dois plus à Thamyre qu'à l'auteur de ma naissance ; il m'a nourri dès le berceau, il m'a élevé, il a pris soin de mes troupeaux, & de mes pâturages. Il n'a rien épargné pour me faire instruire ; je puis l'appeller mon pere, il peut me nommer son fils, puisqu'il m'a rendu tous les offices qu'exigent ces beaux noms. Pourrois-je encore une fois ouvrir la bouche contre Thamyre, sans passer pour ingrat, si cette dispute dependoit maintenant de moi ? J'aimerois mieux que mon berceau m'eût servi de cercueil, que si cette action étant en mon pouvoir, l'on me voyoit resister à la volonté de Thamyre, envers qui je ne pourrai jamais m'acquiter. Mais helas, j'en appelle à lui même, l'amour qui me tyrannise, le tyrannise aussi, il vous dira si un cœur que l'amour a vivement touché peut lui désobeir. S'il en sent l'impossibilité, je le conjure par ce même amour qui a tant de pouvoir sur son ame, de me pardonner une faute que je commets malgré moi ; qu'il me permette encore d'avancer que Celidée doit m'aimer, & que personne n'est en droit de me la disputer.

 Et d'abord, que répondra Celidée, si je l'appelle devant le trône de l'Amour, & si je porte au dieu ces plaintes : la bergere qui paroît en ta presence, est celle que tu m'as ordonné d'aimer : si j'ai hesité à t'obéir, si je ne l'ai pas fait jusqu'à ce jour, si je ne suis pas déterminé à finir mes jours en ton obéissance, Amour qui lis dans mon cœur, qui de ta main y graves tous mes desseins, châtie moi comme parjure, emprunte le foudre du grand Tharamis, & m'écrase comme un perfide. Mais si je suis vrai, si mon amour est extrême, comment souffres-tu qu'elle trompe mes esperances, qu'elle dédaigne tes promesses, & qu'elle rie des maux qu'elle me fait souffrir ? Aussi-tôt que je la vis je l'aimai, & je fis vœu de l'aimer toute ma vie. Mais peut-être a-t-elle ignoré ma passion, & je ne l'ai declarée qu'aux rochers. Non, Amour, elle a entendu mes plaintes, elle a vu couler mes larmes, je l'ai instruite de ma tendresse ; Thamyre, Cleontine, mes amis, tout la lui a fait connoître. Ne m'a-t-elle pas vû mourant pour elle ? ne m'a-t-elle pas tendu la main pour me tirer du tombeau ? Ne m'a-t-elle pas dit, vivez Calydon, vos souhaits pourront s'accomplir ? Que ne me laissoit-elle mourir, si elle devoit ainsi me rendre malheureux, & me condamner à une seconde mort ? Peut-être dira-t-elle qu'elle ne peut pas plus que moi rompre ses liens, pour prendre un nouvel engagement. Excuses frivoles, ô Amour ! si on l'en croit, elle n'a jamais aimé que Thamyre, & moi je soutiens qu'elle ne l'aima jamais. Elle l'a aimé ? en quel temps, Amour ? dans son enfance, lorsqu'elle étoit incapable de faire un choix. En effet, si elle l'avoit aimé ce Thamyre, ne l'aimeroit-elle pas encore ? Ah, dieu puissant ! elle ignore, ou plus tôt elle méprise ta puissance. Qui peut seulement penser qu'un jour il n'aimera plus, est coupable ; & qui peut le desirer haït déja. De quel nom donc appeller une bergere qui a eu de telles pensées, de tels desirs, & qui en effet a cessé d'aimer ce Thamyre qu'elle aimoit ? Diras-tu, grand dieu, qu'elle t'ait jamais été veritablement soumise ? & permettras-tu qu'elle jouisse du privilege qu'elle m'oppose ? Mais soit que par bonté tu le permettes, & qu'aimant Thamyre, elle ne soit pas même obligée de tourner les yeux vers moi : que me répondra-t-elle maintenant, que de son propre aveu elle n'aime plus ce berger ? qui l'empêchera, elle de t'obéir, & toi de punir sa desobéissance ?

 Celidée pourroit-elle se justifier, grande nymphe, & ne seroit-elle pas condamnée à me donner amour pour amour, sans que Thamyre pût s'y opposer ?

 Car que peut-il prétendre sur ce qu'il a donné librement, & dont il s'est dépouillé par devoir en ma faveur ? Loin qu'il puisse me disputer Celidée, il seroit obligé à me la conserver envers & contre tous, puisque c'est de lui que je la tiens. Mais, dira-t-il, je te l'ai donnée sans te devoir rien, & parce que je l'ai voulu. Hé quoi, Thamyre, ne venez-vous pas d'avouer que vous y avez été contraint par des raisons que vous avez alleguées vous-même ? N'êtes-vous pas convenu qu'en consideration de mon pere qui me recommanda à vous en mourant, & qui vous avoit élevé, vous aviez cru devoir conserver mes jours à ce prix ? Mais je veux, grande nymphe, que cette action ait été parfaitement volontaire, peut-il maintenant revoquer ses dons ? S'il met au nombre de ses bienfaits la cession qu'il m'a faite de la bergere, nommera-t-il cette action une action volontaire, quand ce qui m'oblige à lui est ce qui le dépouille de ce qu'il prétend aujourd'hui ? Si donc il reflechit sur ce qu'il devoit à la memoire de mon pere, s'il considere ce qu'il se devoit à lui-même, s'il examine l'obligation dont il m'a voulu lier, il verra que cette action n'a point été purement volontaire : que par rapport à mon pere, il n'a fait que lui rendre ce qu'il avoit remis dans ses mains, & que payer une dette qu'il avoit contractée ; que par rapport à lui, c'est justice, & qu'il devoit ce sacrifice au sang qui nous lie ; & que par rapport à moi c'est un plaisir qui exige toute ma reconnoissance.

 Les dieux me sont témoins, mon pere, car, à moins que vous ne me le défendiez, je ne vous nommerai jamais autrement ; que je suis au desespoir de vous contredire en cette occasion. Mais dites vous-même en quel état vous m'avez vû, & confessez ensuite que c'est l'amour qui me contraint à vous faire ce déplaisir, & qu'il m'est impossible de lui resister. Si dans toute autre occasion, je suis assés malheureux pour vous déplaire, puissent les dieux me punir comme le plus ingrat des hommes ! mais mon pere, excusez ma foiblesse, aidez-moi à me plaindre de vous à vous-même. Pourquoi me rappellâtes-vous d'entre les Boïens, avant que d'avoir épousé Celidée ? Pouviez-vous vous persuader que vous appartenant je n'aurois pas quelque simpathie avec vous, & que je n'aimerois point ce que vous aimiez ?

 Mais, direz-vous, je te croyois trop bien né pour l'aimer contre ma défense, & pour la regarder autrement que comme ta sœur. Est-il possible, sage Thamyre, que vous ayez oublié quelle est l'imprudence de la jeunesse, & avec quelle fureur les hommes se portent toujours vers ce qui leur est interdit ? Me défendre de l'aimer, n'étoit-ce pas irriter mes desirs !

 Mais, me direz-vous encore, ne te permis-je pas de l'aimer comme ta sœur, afin que tu ne manquasses ni à Thamyre, ni à toi ? Quel ordre, ô grande nymphe ! Thamyre me montre une beauté infinie, me permet de la voir, m'ordonne de l'aimer, mais il veut que mon amour se renferme dans les bornes de l'amitié fraternelle. L'Amour qui remplit l'univers, qui dispose des dieux & des hommes, sera donc renfermé dans les limites que lui prescrit Thamyre ? Mais quelle opinion avoit-il conçue de moi ? me croyoit-il plus puissant que les hommes, & que les dieux mêmes ? s'est-il figuré que je pourrois dans un âge qui est sans experience, prendre sur moi ce qu'il n'a pu obtenir de lui-même, malgré sa prudence & sa maturité ?

 Peut-être se plaindra-t-il que j'ai blessé le respect que je lui devois. Helas qu'il se souvienne que c'est malgré moi, & même qu'il ne peut s'en plaindre, puisque j'aurois mieux aimé mourir, que de rien faire paroître de mon amour ! La peine qu'il eut à penetrer mon secret, lorsque j'étois entre les bras de la mort, justifie assés ce que j'avance. Que si le sage myre reconnut la cause de mon mal, à mon poux, & aux changemens de mon visage, helas, si Thamyre s'en plaint, qu'il loue auparavant le respect que je lui rendois en aimant mieux mourir, que de découvrir mon mal ; & qu'il blâme ensuite la nature de ne m'avoir pas donné autant de pouvoir sur mes mouvemens interieurs, que sur ma langue & sur mes actions ! Pourquoi les mêmes raisons qu'il s'est representées lorsqu'il me donna Celidée, ne l'engageroient-elles pas à m'en laisser la possession ? ce qu'il devoit à la confiance, à l'amitié de mon pere, ne subsiste-t-il plus aujourd'hui ? N'est-il pas le même Thamyre qui m'a cedé la bergere, & moi le même Calydon, qui ne reçus la vie qu'à cette condition ?

 J'avoue que jamais pere ne donna une plus grande preuve de tendresse, que Thamyre m'en a donnée, lorsqu'il a bien voulu se priver de Celidée en ma faveur. Mais aujourd'hui qu'il veut me la ravir, ne puis-je pas dire que jamais pere ne traita plus cruellement un fils, que Thamyre traite Calydon ? Tous ses bienfaits se tournent maintenant en autant d'offenses. Car, Thamyre, que m'importe que vous ayez élevé mon enfance, que vous m'ayez fait instruire, que vous ayez conservé mes troupeaux & mes pâturages, que vous m'ayez destiné votre succession ? Que m'importe enfin que, pour me rendre la vie, vous vous soyez privé de ce que vous aviez de plus cher, & que vous me l'ayez donné, si le reprenant aujourd'hui vous me preparez une mort mille fois plus cruelle que la premiere, & si sans la possession de ce que vous me ravissez, je méprise les biens, l'instruction, la vie même ? Ne trouvez donc point étrange que je me plaigne de vous, & que je soutienne que par cette seule offense sont effacées toutes mes obligations.

 Si vous voulez qu'elles vivent toujours, joignez-vous à moi, avouez ce que je vais dire en votre nom à Celidée. Et vous, bergere, écoutez mes paroles, comme si Thamyre les proferoit lui-même. Est-il possible, vous dit-il, que ma priere n'ait rien pû sur vous, puisque le merite de Calydon & la violence de son amour ne vous ont point touchée ? Ne m'avez-vous pas juré mille fois que votre amitié pour moi me donnoit tout pouvoir sur vous ? Pourquoi donc me resistez-vous aujourd'hui ? Vous ai-je proposé un berger qui fût indigne de votre amour ? Il n'y a peut-être point de bergere dans toute la contrée, qui ne regardât Calydon comme un parti avantageux. La sage Cleontine, votre mere qui par un excès de tendresse ne veut point contraindre votre choix, en juge ainsi. Mais, direz-vous ; c'est vous que j'aime Thamyre : & je n'en puis aimer un autre ; c'est à vous que j'ai donné toute puissance sur moi, excepté celle de donner ma volonté à quelqu'autre.

 Cette declaration a dequoi me plaire infiniment ; mais si vous m'aimez, puisque l'on doit plus cherir l'honneur de ce que l'on aime, que sa propre conservation, pourquoi ne vous efforcerez-vous pas de conserver l'honneur de Thamyre ? Pourquoi refuserez-vous de l'aimer sous le nom de Calydon ? Calydon est un autre moi-même ; il m'est uni par les liens du sang, & plus encore par ceux d'une tendresse reciproque. Si tout est commun entre amis, l'aimant comme je fais, il a droit sur tout ce qui m'appartient ; & si vous m'aimez comme vous le dites, ne doit-il pas participer à votre affection ? Ne me reprochez pas que je vous manque de foi ; je n'aimerai jamais d'autre bergere, mon amour a commencé par vous, & finira par vous. Le destin me défend de vous posseder, les loix du devoir & celles de la nature m'ont contraint de vous donner à un autre ; mais songez quelle satisfaction j'aurai de vous voir à celui que j'ai élevé, que j'ai instruit, que j'aime, que j'ai choisi pour mon heritier, & pour le compagnon de ma fortune. Aimez donc Calydon, si jamais vous avez aimé Thamyre, recevez-le au lieu de Thamyre, & montrez-vous à la fois genereuse amante, & religieuse envers les dieux qui l'ordonnent ainsi.

 Grande & sage nymphe, ces paroles que Thamyre a proferées par ma bouche sont si conformes à la raison, si équitables, si dignes de lui, que je suis assuré qu'il ne les desavouera point. Ainsi, après vous avoir juré par Thautates, que Calydon aime, & qu'il n'y eut jamais d'amant plus veritable, je n'ajouterai point d'autres raisons. Seulement en remettant & ma vie & ma mort entre vos mains, je prierai les dieux qu'ils soient aussi justes à votre égard que vous le serez au mien.

 Calydon finit de la sorte, avec une profonde reverence, ensuite il s'approcha de Celidée, & se mit à ses genoux, en attendant que l'on répondit à son discours. Thamyre s'avança dans ce moment, mais Leonide lui dit que Celidée devoit parler avant lui, puisque Calydon avoit touché en premier lieu ce qui la concernoit. Celidée prit donc ainsi la parole, en rougissant d'une honnête pudeur.


RÉPONSE DE CELIDÉE.



 Je suis peu accoutumée, grande nymphe, à parler sur la matiere qui se presente ; ainsi la rougeur qui s'est répandue sur mon visage, & ma voix tremblante ne doivent point vous rendre suspecte la bonté de ma cause. Si je n'en étois persuadée, je n'aurois pas la hardiesse d'ouvrir la bouche pour me défendre. Calydon a montré trop d'éloquence ; mais cette éloquence même parle contre lui. Il a mandié de foibles raisons pour accompagner l'abondance de ses paroles, & je ne cherche moi que des paroles à mes raisons. Elles sont si fortes & si nombreuses ces raisons, que j'espere vous convaincre que je ne dois point aimer Calydon.


 Mais par où commencer, & quel secours implorer en ce périlleux combat ? Périlleux, dis-je, puisque de la victoire dépend tout mon bonheur ? & qu'il s'agit de vaincre des monstres qui veulent que j'aime & que je haïsse à leur gré.

 J'ai appris de nos sages druydes que le grand Hercule que nous voyons sur nos autels, la massue à la main, une peau de lion sur les epaules, & des chaînes d'or dans la bouche, qui tiennent tant d'hommes attachés par les oreilles, fut jadis un heros qui exterminoit les monstres par la force de son bras, & persuadoit la vertu par son éloquence. A qui dois-je plus tôt recourir qu'à ce heros, qui aima, comme je l'ai oui dire, une de nos Gauloises, & qui sans doute ne me refusera point à sa consideration l'assistance que j'implore ? Je te conjure donc, ô grand Hercule, par ta valeur, & par la belle Galatée notre Princesse, de me délivrer des monstres qui s'acharnent contre moi, & de conduire de telle sorte ma langue, que je convainque la nymphe des raisons que j'ai de n'aimer ni Thamyre, ni Calydon.

 Et d'abord, Calydon, comment oses-tu me citer devant l'Amour ? crois-tu que s'il est le dieu des insensés, son pouvoir s'étende sur des bergeres qui rougiroient de prononcer son nom, ou même de l'entendre ? Tu viens d'appeller devant son trône une bergere qui l'a toujours bravé. Et quelle esperes-tu que soit ma réponse ? Ne pense pas, berger, que je m'excuse ni envers lui, ni envers toi, tant que tu ne m'allegueras point de meilleures raisons que ses ordonnances ; je fais encore une fois profession de les mépriser. Mais quand je m'y conformerois, quelle seroit ma récompense ? Voila, diroit-on, voila la bergere de toute la contrée la plus tendre. Titre sans doute fort honorable pour une fille bien née ! Cesse donc de m'appeller devant ton dieu, je ne veux point en reconnoître la puissance, & je men declare ennemie.

 Si tu veux que je te réponde, presentons-nous au tribunal de la Vertu ou de la Raison ; & certe à laquelle des deux que tu veuilles te soumettre, nous n'avons besoin que de la grande nymphe qui daigne écouter nos differends ; c'est donc en sa présence, que je vais te répondre. Il me semble que ton discours peut se rapporter à ces trois points : Que je dois t'aimer, parce que tu m'as aimée, & que je l'ai sçu ; parce que les faveurs que tu as reçues de moi dans ta maladie, & qui ont causé ta guérison, m'y obligent, enfin parce que Thamyre m'a donnée à toi.

 Mais, madame, ne lui ordonnerez-vous point de me répondre, afin de tirer de sa bouche même la connoissance de la vérité ? Je te demande donc, berger, comment je t'inspirai de l'amour ? Tu ne répons point ? Commandez, madame, qu'il me réponde. Et Leonide le lui ayant ordonné. «Vous le sçavez aussi-bien que moi, dit-il. Mais puisqu'il faut que je parle, la premiere de vos faveurs fut de vous montrer à mes yeux au sacrifice du sixiéme de la lune.» N'y avoit-il à ce sacrifice, ajouta Celidée, d'autre bergere que moi, ni d'autre berger que Calydon ? «Toutes les bergeres, & tous les bergers du hameau y étoient, répondit-il.» Et que fis-je, repliqua la bergere, pour t'attirer ? «Bien loin, dit Calydon, que vous ayez rien fait (& c'est par là que vous devez reconnoître que les dieux ont ordonné de notre amour) vous ne tournâtes pas même les yeux vers moi, & je vous aimai pourtant aussi-tôt que je vous apperçus, comme forcé par une puissance interieure. Mais peut-être, continua la bergere, j'ai usé d'artifice pour te conserver ? Ne vous donnez point cette gloire, interrompit le berger, mon amour est né sans vous, il a continué, il s'est accrû, sans que vous y ayez contribué en rien que par vos charmes. Et même dès que vous le remarquâtes, car j'ai reconnu que vous vous en étiez apperçue, de quel air me regardâtes vous ? Et quelle indifference, ou plus tôt quels mépris n'ay-je point essuyés depuis ? Par là je merite le titre de monstre que vous me donnez. Quoi de plus monstrueux en effet, que de voir un berger si constant, malgré tant de rigueurs ? Si pour conserver mes jours vous m'avez visité durant ma maladie, vous aviez dans le cœur le barbare dessein de me faire mourir une autre fois plus cruellement.»

 Alors la bergere poursuivit en ces termes :

 Grande & sage nymphe, vous entendez par sa bouche même, que s'il m'a aimée, je n'ai en rien contribué à son amour. Mais que me répondra-t-il, si devant le trône de la Raison, je lui dis : Tu m'as aimée, dis-tu, & je dois t'aimer à mon tour ; mais entens la réponse de la Raison : En aimant Celidée, tu l'as offensée, & que te doit-elle autre chose que de la haine ? Si ta maladie & tes larmes lui ont appris que tu l'aimois, si elle l'a sçu, c'étoit pour elle un motif de te haïr davantage.

 Dis-moi, puisque tu as été si bien instruit par les soins de Thamyre, en quel lieu tu as appris qu'il seïoit à une bergere bien née d'aimer & de souffrir qu'on l'aime ? Si cette idée n'est établie que parmi ceux qui tiennent le vice pour vertu, ne m'offenses-tu pas infiniment, en exigeant de moi ce qui est contraire à mon devoir ? Tu m'as aimée, dis-tu, parce qu'une puissance invincible le vouloit ainsi : & quelle obligation dois-je t'avoir si tu m'aimes malgré toi ? Tu t'excuses envers Thamyre de ce que tu m'aimes malgré sa défense, parce que l'on ne peut t'imputer à crime ce qui ne dépend pas de toi ; comment donc penses-tu mériter quelque récompense, puisque ton action est involontaire. Ou déclare-toi coupable envers Thamyre, ou cesse de demander le salaire d'un service forcé. Ton amour m'a-t-il rendue plus belle ou plus vertueuse ? S'il ne m'en est revenu que chagrins, que déplaisirs, n'es-tu pas insensé, Calydon, de prétendre une récompense, quand tu ne mérites que des châtimens ? Ou plus tôt quelle audace est la tienne, de me demander des graces en presence de la nymphe ; au lieu de me demander pardon !

 Mais je t'entens me reprocher, que pour conserver tes jours, je ne devois point te donner des esperances. C'est ici, Calydon, que je dois te nommer ingrat. Qui se plaignit jamais d'avoir reçu des graces au lieu de la vengeance qu'il devoit attendre ? Quoi ! parce que je n'ai pas voulu ta mort, je suis coupable de ta vie ? Au reste, ne m'accuse, ni ne me loue ; c'est ici une de ces actions qui étant forcées ne doivent être ni recompensées, ni punies.

 Je ne pus la refuser à l'affection de Thamyre. Tu souris, Calydon, il te semble que m'étant déclarée ennemie de l'amour, je ne devois pas avouer que l'amour eût eu ce pouvoir sur moi. Mais ne puis-je pas chérir l'amitié, cette vertu qui fait estimer les choses comme elles doivent l'être ? J'ai oui dire, grande nymphe, que l'on pouvoit aimer en deux manieres ; l'une qui est reglée par la raison, & on me l'a nommée amitié ; l'autre qui n'a d'autre regle que les desirs, & l'on m'a dit qu'elle s'appelloit amour. De la premiere façon nous aimons nos proches, notre patrie, & les personnes vertueuses ; ceux qui aiment de la seconde, sont comme transportés hors d'eux-mêmes, & commettent tant de fautes, que le nom en est aussi odieux, que celui de l'autre est respectable. J'avouerai donc sans rougir, que j'aime Thamyre, & que je l'aime pour sa vertu.

 Si Calydon me demande comment je puis distinguer ces deux sortes d'affection, puisqu'elles empruntent souvent l'apparence l'une de l'autre. Je lui répondrai que c'est la sage Cléontine qui m'a appris à les distinguer. «Ma fille, me disoit-elle, mon experience m'a fait connoître que la plus sure connoissance vient des effets. Ainsi pour démêler de quelle façon nous sommes aimées, considerons les actions de ceux qui nous aiment. Si nous remarquons qu'elles soient contraires à la raison, à la vertu, au devoir, ayons-les en horreur ; si elles ne passent point les limites de l'honneur, du devoir, chérissons-les, estimons-les comme vertueuses.»

 Voilà, berger, ce qui m'a fait connoître que je devois cherir l'affection de Thamyre, & détester la tienne. Car quels effets a produits celle-ci ? des violences, des transports, le desespoir. Au contraire dans l'affection de Thamyre rien que de vertueux. Elle a commencé dans un temps où l'on ne pouvoit pas même soupçonner Thamyre de vues criminelles. Et dans tout son cours il ne s'est rien passé dont l'honnêté puisse s'offenser. Enfin pourquoi a-t-elle cessé ? pour les raisons qu'il vous a lui-même expliquées. Voilà encore une fois ce qui me fit agréer l'affection de Thamyre, & ce qui m'a fait jetter celle de Calydon. Ce fut uniquement pour plaire à Thamyre que je vis le berger durant sa maladie, & ce fut uniquement par compassion, & dans la vue de le guerir que je lui donnai des esperances. Si j'ai failli, en aimant Thamyre ; je veux bien, Calydon, expier ma faute, & ne l'aimer plus de ma vie.

 Tu diras peut-être que j'ai donne sur moi toute puissance à Thamyre, que ce berger m'a remise en tes mains, & que je ne puis m'opposer à sa disposition. Mais voici quel est ton raisonnement : Je te choisis pout mon époux ; puisque tu l'as été quelque temps, tu peux me donner à un autre. Apprens, Calydon, que si je donnai toute puissance à Thamyre sur moi, c'est que je l'aimois, & que je l'aimai parce qu'il m'aimoit. Maintenant qu'il ne m'aime plus, il n'a plus de pouvoir sur moi.

 Mais, diras-tu encore, il jure qu'il t'aime toujours, & que c'est la raison seule qui l'oblige à te remettre à un autre. Je n'en croi rien, berger ; mais si la raison à tant d'empire sur lui, pourquoi n'en auroit-elle point sur moi ? La nature me deffend de t'aimer, puisqu'elle mit dans mon cœur, dès que je te vis, une haine invincible pour toi. Sois certain, Calydon, que j'aimerois mieux mourir que de vivre avec toi. J'avoue que tu merites une meilleur fortune ; mais je ne puis croire que je fusse heureuse dans un engagement d'où la nature me retire avec tant de violence. Vis donc en repos, Calydon, & si tu m'aimes, qu'il te suffise de me tourmenter par ton amour, sans exiger de moi que t'aime. Mais le Lignon remontera plus tôt vers sa source, que tu ne parviendras à te faire aimer de Celidée.

 Voilà, madame, ma réponse aux foibles raisons de Calydon ; il me reste à combatre un ennemi bien plus dangereux, & qui me porte des coups bien plus sensibles. C'est de l'ingrat Thamyre que je parle, de Thamyre que j'aimai veritablement, & de qui je crus être aimée, mais helas que me demande-t-il maintenant ? peut-il croire que je respire encore, après qu'il m'a remis entre les mains de son plus cruel ennemi ? Comment ose-t-il prétendre que je l'aime, quand il a cessé de m'aimer, & qu'il m'a forcée à ne l'aimer plus ? car je l'aimai, j'en conviens, mais qu'il ne trouve point étrange que je ne l'aime plus, puisqu'il a cessé le premier. Il m'a fait plus d'outrage que je ne lui en fais ; mais je ne m'en plains pas ; seulement qu'il ne me demande plus ce qui n'est plus en mon pouvoir. Ignore-t-il que tant que notre amitié a été mutuelle, j'étois à lui puis qu'il étoit à moi, & qu'alors il pouvoit disposer de moi, suivant les loix de l'amitié. S'il m'a donnée à Calydon, comment peut-il me redemander aujourd'hui ? S'il veut m'avoir qu'il ait recours à Calydon, & s'il peut m'obtenir de lui, qu'il revienne à moi, je verrai alors ce que je devrai faire. Mais si Calydon le refuse, qu'il cesse de se plaindre, & qu'il ne parle plus de nœuds qu'il a rompus lui-même.

 Il m'a sacrifiée, dit-il, pour sauver Calydon ; il l'aimoit donc plus que moi. J'y consens. Mais ne lui suffit-il pas que son sacrifice ait été reçu, & que son cher Calydon vive ? Ce qu'il a voué aux manes de son frere, veut-il le lui ravir par une horrible ingratitude ? Quitte ces sentimens ; Thamyre, le ciel te puniroit, n'espere pas que jamais je m'abaisse jusqu'à des mortels, après avoir été offerte aux dieux pour le salut de Calydon. N'y auroit-il pas une imprudence extrême à me remettre entre les mains de qui m'a si mal conservée, & dont je préférois l'estime à celle de tous les autres hommes ? Quoi, Thamyre, voudrois-tu reprendre ton premier empire sur moi, afin de me sacrifier de nouveau à Calydon, s'il retomboit malade, ou à quelque autre de tes proches ou de tes amis ? Qu'il te suffise de m'avoir réduite en me donnant à Calydon, à l'état d'où je le tirai ; mais ne te glorifie point de cet aveu : Thamyre, si j'ai pleuré ton départ, je ris maintenant de ton retour. Voilà, me dis-je à moi-même, ce berger qui a preferé la satisfaction d'autrui à ma conservation ; le voila qui regrette un bien dont il étoit le maître, & dont il s'est dépouillé volontairement. Que vous êtes justes, ô dieux ! vous connoissiez mon innocence ; vous avez vu ces deux bergers m'outrager, vous avez pris ma défense, & vous m'avez vengée par mes ennemis mêmes. Quel déplaisir ce perfide ne reçoit-il point de celui-là même à qui il vouloit me donner ? Et quel tourment n'éprouve point de la part du perfide celui à qui j'ai été donnée ? Qui ne voit éclater sur eux la colere de Tharamis, & qui ne reconnoît dans toutes leurs actions les effets de la vengeance divine ? Pourrois-je donc craindre, madame, que vous ne ratifiez ici le jugement des dieux ?

 Celidée finit de la sorte, & faisant à la nymphe une profonde reverence, elle témoigna qu'elle n'avoit plus rien à dire. Leonide ordonna donc à Thamyre de parler pour sa défense ; & Thamyre commença en ces termes :


RÉPONSE DE THAMYRE.



 Qu'il m'est douloureux, grande nymphe, de me voir outragé par un berger & par une bergere qui me doivent leur éducation ! Après l'abus qu'ils en font contre moi, s'il me reste quelque esperance de vie c'est uniquement dans l'équité de votre jugement. Mais quelque sensibles que soient les coups qu'ils me portent, j'aime bien mieux les recevoir que les donner. Peut-être que vous reconnoîtrez tous deux votre faute, & que vous vous repentirez de votre ingratitude. Alors ces discours artificieux que vous employez à me perdre, vous les tournerez en reproches contre vous-mêmes ; mes enfans, je vous pardonne ces outrages ; si j'ai supporté votre jeunesse, je puis encore & je veux la supporter. Mais avouez du moins que pour en venir à cet excès d'indulgence, il ne falloit pas une affection moins forte que la mienne.

 Je voi bien, madame, qu'ils sont insensibles à mes discours ; mais puisqu'ils demeurent obstinés, puisque les remedes que mon affection me suggeroit sont inutiles ; employons maintenant le fer & le feu. Voici donc les raisons de Calydon.

 Tu m'as donné Celidée, & la confiance de mon pere, ton affection pour moi, l'esperance de m'obliger, vouloient que tu me la donnasses. Et tu m'offenses plus aujour-en voulant me la ravir, que si d'abord tu me l'avois refusée. Voila, si je ne me trompe, grande nymphe, tout ce qu'il a voulu dire & contre la raison, & contre lui-même, & contre moi.

 Ingrat, tu veux te prévaloir contre moi, de ma bonté, de ma compassion ? Je t'ai donné Celidée ! mais pourquoi te l'ai-je donnée ? Pour te sauver la vie, tu le dis toi-même. Tu me dois donc la vie, & n'es-tu pas un monstre d'ingratitude de vouloir l'ôter à qui te l'a conservée ? Si je t'ai donné la bergere dans cette vue, quel tort te fais-je en la redemandant aujourd'hui ? Mais, diras-tu, c'est l'esperance de posseder Celidée qui m'a gueri, & si tu la reprens, je retombe dans le même peril. Illusion, grande nymphe ! l'experience est ici pour moi. Depuis qu'il est assuré que Celidée ne sera jamais à lui, il est plus réveur à la verité, mais sa santé est la même. Puis donc qu'il ne s'agissoit plus que de sa satisfaction, & que le peril étoit passé, j'ai crû pouvoir, sans lui faire injure, réprendre Celidée. Je veux qu'il y ait pour lui du danger ; il y en a de même pour moi ; & si je suis privé de la bergere, c'est fait de ma vie. Jugez, madame, s'il ne doit pas faire pour moi ce que j'ai fait pour lui. Je lui ai donné Celidée pour conserver ses jours, parce que son pere m'aimoit, & qu'il me recommanda ce fils en mourant ; ne doit-il pas encore plus me la rendre pour conserver mes jours ? Si, comme il l'avoue, je lui ai cedé la bergere, pour l'engager à la reconnoissance, qu'attend-il, l'ingrat, puisqu'il sçait bien que je ne puis plus vivre, s'il persiste à l'être ? Et ne dois-je pas le regarder comme mon plus cruel ennemi, puisqu'il s'acharne avec tant de violence à me donner la mort ?

 Pardonnez, madame, à ma juste douleur ; elle étouffe ma voix, & m'empêche de lui répondre. Je dirai seulement en peu de mots, madame, que si pour lui avoir cedé la bergere, il me doit la vie, je le quitte de cette obligation, pourvu qu'il me rende Celidée. Ce qui prouve qu'il est hors de danger, c'est qu'il y a plus d'une lune que la bergere lui a fait entendre ses refus ? Elle lui a juré que l'on verroit plus tôt la terre & le ciel rassemblés, que Celidée unie à Calydon. S'il est convaincu que Celidée ne sera jamais à lui, n'est-il pas le plus ingrat des hommes de ne vouloir pas que je l'obtienne ? Je lui ai sauvé la vie, en me dépouillant de ce que j'avois de plus cher, & l'ingrat veut me la ravir, en retenant ce qui n'est point à lui, & ce qui n'y sera jamais.

 Mais, grande nymphe, il me semble que nos disputes sont bien superflues, puisque son malheur & ma trop grande affection pour lui nous ôtent à tous deux un bien que nous nous refusons mutuellement. Quel droit, Calydon, peux-tu avoir sur une bergere qui ne t'aime point ? Celui de mon amour, diras-tu, & du don que tu m'en as fait. Mais, berger, comment pourrois-tu y prétendre par ton amour, puisqu'elle le rebute ? Et comment par le don que je t'en ai fait, puisque je n'ai pu te remettre autre chose que la part que j'y avois ? Or tout ce qui étoit à moi dépendoit de sa volonté ; si cette volonté s'est retirée de moi, quel pouvoir m'y reste-t-il ? Berger, tu n'as donc aucun droit sur Celidée, & tu n'y dois rien prétendre.

 Voyons maintenant ce que j'y puis prétendre, moi ; dieux, quel seroit mon droit, s'il n'y avoit jamais eu de Calydon ! Une affection commencée avec la vie, des soins si perseverans, une recherche si constante, si honnête rendroient ma cause invincible, si ce berger n'avoit jamais été, ou s'il avoit suivi les conseils de la raison.

 J'avoue, belle Celidée, que vous avez lieu de vous plaindre de moi ; & j'en suis pénétré de la plus vive douleur. Je vous ai outragée, je le confesse ; mais ne devez-vous pas montrer en me pardonnant, que vous aviez pour moi la plus véritable affection ? Que ne m'avez-vous point dit autrefois qu'elle surmonteroit ? Acquitez aujourd'hui votre promesse ; & si toujours irritée vous prononcez contre moi, j'appelle de vous à vous-même, à vous lorsque vous consulterez votre amour, comme vous écoutez votre dépit. Et quelle preuve m'auriez-vous donnée de votre amitié, s'il ne s'en étoit presenté quelque occasion semblable ? Quoi, tant que je vous aurois obligée par toutes sortes de services, vous m'auriez aimé ? Appellerez-vous cela une preuve d'affection ? & n'est-ce point plus tôt reconnoissance ?

 Mais, direz-vous, comment esperes-tu, Thamyre, de recevoir les fruits de mon affection, quand toi-même tu l'as sacrifiée ! Ha belle Celidée, je serois mort plus tôt, que de la sacrifier, cette affection ! Le myrte est l'arbre consacré à l'amour, pourquoi le changer en cyprès ? Le myrte est de cette nature, que plus il est coupé, plus il repousse de branches.

 Mais je veux qu'en vous quittant j'aye commis une faute énorme ; croyez-vous qu'elle vous autorise à en commettre une semblable ? Si vous le croyez ainsi, puisque de mon éloignement vous prenez sujet de vous éloigner de moi ; ne devez-vous pas revenir à moi, quand je reviens à vous ? Seriez-vous plus touchée de l'offense que de la satisfaction ? Ah, un pareil sentiment seroit indigne de Celidée, dont les yeux annoncent tant de douceur !

 Mais, dites-vous, je vous ai donnée à Calydon, c'est à lui que je dois vous demander. Ce discours me desespereroit, vu sa mauvaise volonté, si vous ne m'aviez dit mille fois qu'il m'étoit impossible de vous donner à lui. Or nous en sommes venus à ce terme qu'il faut que vous soyez à lui ou à moi. Si vous refusez d'être à moi, parce que j'ai été imprudent ; eh bien, Celidée, pour n'être point à Thamyre, vous serez à Calydon. Si vous refusez d'être à lui, vous revenez à moi necessairement, puisque vous m'apparteniez avant que je vous eusse donnée au berger. Pourquoi vous offenser que je vous aye sacrifiée au salut de Calydon ? Les victimes que l'on offre aux dieux ne doivent-elles pas être parfaites ? Et ne croyez pas que j'offense Thautates, en continuant de vous aimer, en desirant même de vous posseder ; puisque nous devons aimer Thautates, & que desormais je vous servirai avec toute sorte de respect & de soumission. Ne me demandez plus, je vous en conjure, combien de temps je vous conserverai, & si je ne vous sacrfierai point au salut de quelque autre. Je ne desire de vous ravoir que pour le salut de ce Thamyre que vous avez tant aimé, qui n'y aspire que par son extrême affection, & qui se jettant aux genoux de Celidée ne les abandonnera point, qu'il n'ait perdu la vie, ou qu'il n'ait recouvré le bonheur d'être aimé d'elle.

 A ces mots il se jette aux genoux de la bergere, & l'arrose de ses larmes. Tous en furent émus, & Celidée même ; mais pour lui cacher son émotion, elle lui mit une main sur le visage, & tourna la tête de l'autre côté.

 La nymphe voyant qu'ils n'avoient plus rien à dire, se leva, & tirant à part les bergeres, Pâris & Silvandre, elle leur demanda ce qu'ils pensoient de ce differend. Les avis furent d'abord partagés, mais après bien des discussions, quand ils eurent repris leurs places, Leonide prononça son jugement en ces termes :


JUGEMENT DE LEONIDE.



 «Celidée a aimé Thamyre dès le berceau ; Thamyre étoit déja avancé en age quand il a aimé Celidée, & Calydon l'a aimée dès sa jeunesse. Celidée doit beaucoup à la vertueuse affection de Thamyre ; Thamyre à la memoire du pere de Calydon, & Calydon aux bons offices de Thamyre. Enfin Thamyre a offensé Celidée en voulant la remettre à Calydon ; & Calydon n'a pas moins offensé Thamyre & Celidée ; l'un en lui refusant la même grace qu'il en avoit reçue, & l'autre en la recherchant contre sa volonté, & lui faisant perdre celui qu'elle aimoit. Tout murement consideré, nous ordonnons que l'amour de Calydon cede à l'affection de Thamyre parce que celle-ci est reciproque ; que l'obligation de Thamyre soit estimée moindre que celle de Calydon, parce qu'un bienfait reçu oblige plus que la memoire d'un bienfait ; & que l'offense de Calydon soit estimée plus grande que celle de Thamyre, parce que l'offense de Calydon est mêlée d'ingratitude.

 Pour ce qui regarde Thamyre & Celidée, nous declarons que Celidée a plus d'obligation à Thamyre, qui l'a élevée avec tant de soin, & aimée avec tant d'honnêteté ; mais que Thamyre a plus offensé Celidée, lorsqu'au mépris de son amour, il a voulu satisfaire aux obligagations qu'il croyoit avoir à Calydon. Cependant comme il n'y a point d'offense que l'amour ne doive pardonner, nous ordonnons, de l'avis de tous ceux qui ont entendu avec nous ce differend, que l'amour de Celidée l'emportera sur l'offense de Thamyre, & qu'en échange l'amour de Thamyre surpassera l'affection que Celidée lui a portée jusqu'ici ; car tel est notre jugement.»

 Les bergers & la bergere se soumirent à ce jugement. Calydon seul en fut accablé. Déja il éclatoit en regrets, lorsque la nymphe qui l'avoit prévu, se leva tout à coup, pour se rendre chés Adamas, & après avoir salué les bergeres, elle pria Silvandre de les accompagner elle & Pâris, jusque hors des bois de Bonlieu, parce qu'ils craignoient de s'y égarer. Lorsqu'ils eurent passé le pont de la Bouteresse, ils renvoyerent Silvandre, & continuant leur route, ils arriverent chés Adamas qui alloit souper.

 Pour Silvandre, il reprit son chemin, & laissant Bonlieu à main gauche, il entra dans la forêt, si occupé de Diane, qu'il ne voyoit pas même les objets qui frappoient ses yeux. Et voulant regagner son hameau, il vint sans y faire attention en un lieu du bois, où les arbres lui laisserent voir la lune qui étoit déja levée. Alors oubliant tout autre dessein, il se jette à genoux pour l'adorer à cause de la conformité de son nom avec celui de Diane. Puis s'étant relevé, il lui parla en ces termes :


Bel astre lumineux, qui dans un ciel serain
Eclairez de la nuit le visage effroiable,
Ne vous offensez point si je vous dis semblable
A la belle qui tient mon ame dans sa main.
Comme vous chastement elle s'arme le sein
De tant de cruautés qu'elle en est redoutable,
Et quiconque la voit, Actéon miserable,
Consumé de desirs l'appelleroit en vain.
Tous les feux de la nuit vous cedent en lumiere ;
Et des beautés Diane est toujours la premiere.
Rien ne trompe vos coups ; rien n'évite ses yeux.
Que vous vous ressemblez ! Non, elle est plus cruelle.
Le tendre Endymion vous fit laisser les cieux.
Il n'est point de mortel qui fléchisse la belle.

 O dieux, s'écria-t-il ! Que deviendras-tu, Silvandre, s'il n'est point d'endymion pour elle. La nature ne lui auroit-elle donné tant de beauté, que pour ne lui point donner d'amour ? Les dieux ne l'ont-ils faite si belle, que pour n'être point aimée ? Ou veulent-ils que nous l'aimions uniquement pour nous consumer ? La lune en ce moment, comme pour l'inviter à demeurer davantage en ce lieu, parut briller d'une nouvelle clarté. Il resolut donc de passer en ce lieu une partie de la nuit, car il se flatoit bien que Diane auroit soin de son troupeau qu'il avoit laissé avec celui de la bergere. Dans ce dessein, il se mit à suivre le sentier que le hazard lui offrit, & s'éloigna tellement de son chemin, qu'après avoir formé mille chimeres, il se trouva enfin au milieu du bois, sans se reconnoître. S'il bronchoit contre un arbre, je trouve, disoit-il, encore bien plus de contrarietés à mes desirs. Si quelque souffle agitoit les feuilles ; o que je tremble bien davantage, disoit-il, quand je suis près d'elle, & que je veux lui faire entendre que cette passion qu'elle croit feinte est veritable ! Si quelquefois il levoit les yeux, il s'écrioit en considerant la lune :


 La lune dans le ciel, Diane sur la terre.

 La solitude du lieu, le silence & la clarté de la nuit l'auroient invité à s'entretenir plus long-tems de ces douces pensées ; mais s'étant enfoncé dans le bois il cessa de voir la lune. Alors revenant à lui même, & voulant se tirer d'un lieu si desagreable, à peine il avoit pensé à choisir un bon sentier, qu'il entendit une voix près de lui. Quelqu'occupé qu'il fût de son amour, il voulut sçavoir qui pouvoit comme lui passer les nuits dans un lieu si desert. Il jugea bien que ce devoit être quelque amant qui ressentoit le mal dont-il étoit lui même atteint. Il se laisse donc conduire à la voix, & se trouve près de deux hommes que l'obscurité du lieu l'empêcha de reconnoitre. Il jugea seulement à leurs habits que l'un étoit druyde, & l'autre berger. Ils étoient assis sous un arbre, aux bords d'une fontaine dont la fraîcheur & le murmure les avoit engagés à passer la nuit en ce lieu. Il entendit que l'un d'eux répondoit à l'autre en ces termes : «Mon pere, je ne puis assés admirer ce que vous me dites de cette beauté ; à vous entendre elle l'emporteroit sur ma bergere, & je ne puis le penser sans crime.» Le druyde répondoit : «Croyez à mes discours, & ne craignez point d'être criminel. Sçachez que toute beauté procede de cette souveraine bonté que nous appellons dieu ; le soleil que nous voyons éclaire l'eau, l'air, la terre d'un même rayon ; le soleil éternel que nous ne voyons pas embellit aussi tous les êtres. Mais comme la clarté du soleil visible éclate plus dans l'air que dans l'eau, & dans l'eau que sur la terre, la clarté divine brille aussi plus dans les pures intelligences que dans l'ame raisonnable, & dans l'ame raisonnable que dans la matiere.»

 Il alloit continuer, lorsque le berger l'interrompit de la sorte : «Mon pere, vos discours sont trop sublimes, & ma foiblesse n'y peut atteindre. Si pourtant vous daignez me faire entendre ce que c'est que nature purement spirituelle, que l'ame, que la matiere dont vous parlez, peut-être parviendrai-je à l'intelligence du reste. Mon fils, ajouta le druyde, les êtres spirituels sont ces intelligences pures que la vuë de la souveraine beauté embellit des idées de toutes choses. L'ame est cette substance spirituelle & raisonnable qui distingue l'homme de la bête, & qui par le discours nous fait arriver à la connoissance des choses. La matiere est ce qui tombe sous les sens, & qui est embellie par les differentes formes qu'elle reçoit. Vous pouvez maintenant juger que votre bergere peut bien réunir la beauté du corps & celle de l'ame, & que sans l'offenser nous pouvons dire qu'il y a des beautés au dessus de la sienne. Figurez-vous des vases pleins d'eau. Les grands en contiennent davantage que les petits, cependant les petits sont aussi pleins que les grands. De même il y a des substances, dont la nature exige plus pour être parfaites, que d'autres substances que l'on ne peut cependant nommer imparfaites, parce qu'elles ont toutes la perfection qui leur est propre. Telle sera la bergere que vous aimez ; vous pouvez la nommer parfaite, & convenir en même temps qu'elle l'est moins que ces pures intelligences dont je vous ai parlé. Si vous n'écoutiez point les transports d'une imprudente jeunesse, vous laisseriez la beauté du corps, pour vous attacher à celle de l'esprit, d'où il vous reviendroit autant de satisfaction que l'autre vous cause de déplaisir.

 Il y a long-temps, répondit le berger, que j'ai entendu discourir sur ce chapitre ; mais ce que j'ai souffert m'en avoit fait perdre le souvenir. Je me souviens maintenant qu'un de vos druydes prétendoit que l'amour étant un desir de la beauté, & que n'y en ayant que de trois sortes, celle qui tombe sous la vue, & que l'œil seul peut discerner ; celle qui consiste dans l'harmonie, & dont l'oreille seule est juge ; celle enfin qui consiste dans la raison, & que l'esprit seul peut appercevoir, il n'y avoit aussi que les yeux, que les oreilles, & que l'esprit qui dussent en jouir. Ah, mon fils, ajouta le druyde, qu'il y en a peu qui se reglent sur cette doctrine, toute connue qu'elle est ! Il ne faut donc point être supris que tant d'amans soient malheureux. Amour qui est le plus grand & le plus saint des dieux, ne peut souffrir que l'on profane sa pureté. Toutes ces jalousies, tous ces dédains, toutes ces querelles, toutes ces infidelités, sont, mon fils, autant de châtimens du dieu. Si nous ne desirions que voir, qu'entendre, que parler, pourquoi serions-nous jaloux ? pourquoi rebutés ? pourquoi trahis ? pourquoi cesserions-nous d'aimer ? pourquoi ne serions-nous plus aimés ? Quand un autre possederoit avec nous ces mêmes biens, cette possession ne dimnueroit en rien notre bonheur.

 Helas, mon pere, interrompit le berger en soupirant, quand Amour seroit le plus severe de tous les dieux, il ne trouveroit rien à reprendre dans mon affection ; elle a toujours été si respectueuse que la plus chaste vestale n'auroit pu s'en offenser ! Cependant quel berger fut jamais traité avec autant de rigueur ? Mon fils, répondit le druyde, il y a bien des choses qui different suivant les sujets où elles se rencontrent. Les maux que vous souffrez seroient des châtimens en d'autres bergers moins vertueux ; par rapport à vous ce sont des épreuves d'amour, qui tourneront enfin à votre avantage, & à votre bonheur. Cependant assurez-vous que votre bergere s'est déja repentie de ses injustes rigueurs.»

 A ces mots, comme il étoit déja tard, le druyde se leva, & prit le berger par la main. Celui-ci en le suivant répondit : «Je vous conjure, mon pere, par toutes les bontés que vous avez pour moi, de ne plus trairer ma bergere d'injuste. Ces discours me touchent plus vivement, que l'assistance que je reçois de vous ne m'est agreable. Ma bergere est ce qu'il y a de plus parfait dans la nature ; d'ailleurs elle peut disposer souverainement de moi.»

 Silvandre eut beau écouter attentivement, il ne put s'assurer qui étoit le druyde, quoi qu'il crût le reconnoitre, pour le berger il ne le connut point du tout. C'est pourquoi il prit le parti de les suivre. Il esperoit de les reconnoitre à la clarté de la lune, quand il seroient hors du bois. Mais comme il ne les suivoit que de loin, de peur d'être apperçu, il les perdit entre les arbres, & ne put sçavoir depuis ce qu'ils étoient devenus. Il ne cessa pourtant de les chercher que quand la lassitude & le sommeil l'eurent contraint de choisir un lieu pour se reposer ; car il ne pouvoit regagner son hameau.

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LIVRE TROISIÈME.



 Silvandre ne s'éveilla que fort tard, parce que la nuit étoit déja très avancée, lorsqu'il s'endormit. Pour le berger qui s'étoit entretenu avec le druyde, il fut aussi matineux que l'aurore. Comme il demeuroit près du lieu où Silvandre s'étoit retiré, il arriva qu'en se promenant selon sa coutume, il apperçut le berger qui dormoit. Depuis plus d'un mois qu'il habitoit ce lieu, il n'avoit point encore rencontré de berger qu'il connût. La curiosité le porte à s'approcher doucement, & bien-tôt il reconnoit Silvandre pour un de ses plus intimes amis. Le souvenir de sa vie passée lui arracha des larmes ; il se retira aussitôt, & se couvrit d'un gros arbre, pour n'être pas apperçu, supposé que le berger s'éveillât. Après l'avoir consideré quelque tems, il dit enfin d'une voix basse : «Ami Silvandre, que cette rencontre imprevue me cause à la fois de plaisir & d'ennui ! je ne puis m'empêcher de me réjouir en te voyant, & cette vue me rappelle le bonheur dont je jouissois avant le cruel arrêt de ma bergere. Qui pourroit sans verser des larmes se souvenir de ma felicité passée, & voir l'état malheureux où je suis maintenant réduit ?»

 A ces mots, parce qu'il vit le berger faire quelques mouvemens, il s'éloigna encore plus, en disant assés haut : «Ah, belle bergere, jusqu'où va votre cruauté pour cet infortuné berger !» L'étranger connut bien qu'il dormoit ; mais ne sçachant quel berger il avoit en vue, il s'approcha, & le vit baigné de ses larmes. Alors il jugea que c'étoit de lui-même que parloit le berger. Il en fut d'autant plus surpris que ce berger avoit toujours marqué de l'aversion pour l'amour, & que par cette raison on le nommoit le berger indifferent. Mais considerant quelle étoit la force de l'amour, il crut enfin qu'à son tour il en avoit senti les coups. Frappé de cette idée : «Ah Silvandre, s'écria-t-il, que tu es peu capable maintenant de conseiller autrui ! Puisse Amour te traiter moins rigoureusement que moi, & te donner une fortune plus heureuse que la mienne !»

 Il se retire à l'instant au lieu de sa demeure ; mais à peine il y fut arrivé, que repassant dans son esprit ce qu'il venoit de voir : «Les dieux, disoit-il, ne l'ont-ils point envoyé dans ce desert, pour me titirer de l'état où je suis, en m'annonçant une meilleure fortune ? Peut-être que prévoyant ma mort prochaine, ils ont conduit vers moi Silvandre, pour me rendre en son nom & au nom de mes autres amis les derniers devoirs ?» Après avoir roulé dans son esprit differentes pensées, cette consideration le détermina à ecrire à sa bergere. Il crut que malgré l'ordre qu'elle lui avoit donné d'éviter sa presence, il ne devoit point abandonner la vie, sans lui faire ses adieux. Il écrit donc, mais il efface plusieurs fois la même chose, & après avoir récrit ce qu'il avoit éffacé, il plie sa lettre & met au dessus : A la plus belle & la plus aimée bergere de l'univers. Il retourne ensuite au lieu où il avoit laissé Silvandre, il s'approche doucement du berger, & l'embrassant, «trop heureux papier, s'écrie-t-il, si tu es rendu à celle de qui dépend ma vie, touche lui si vivement le cœur par la peinture de ma situation, qu'elle comprenne que malgré ses rigueurs mes sentimens pour elle sont toujours les mêmes. Et toi, Silvandre, ajouta-t-il, en lui mettant sa lettre dans la main, si tu vois la beauté que j'adore, donne-lui ce papier, & rens à ton ami le dernier office qu'il espere jamais recevoir.» Le berger ne faisoit que de se retirer, quand Silvandre s'éveilla. Quel fut son étonnement lorsqu'il vit la lettre, & sur-tout lorsqu'il lut à qui elle s'adressoit ! Est-ce «songe ou réalité, disoit-il ? Non, je ne dors point, il est certain que je veille, & que je tiens une lettre pour la plus belle & la plus aimée bergere de l'univers. Mais si je veille, pourquoi ignorai-je qui me l'a donnée ? Je ne l'avois point quand je me suis endormi. Il faut qu'on me l'ait mise dans la main. Quel dieu n'a point aimé les beautés de la terre ? Amour même qui blesse les autres, n'aime-t-il pas aussi ? Quelqu'un des immortels, ou quelque faune aura vu Diane, il en sera devenu amoureux.»

 Puis rentrant en lui-même : «Que cherchai-je, disoit-il ; lisons la lettre, & nous connoîtrons mieux qui l'a écrite.» Au même temps il déplie le papier, & lorsqu'en lisant il trouvoit quelque chose de semblable à ce qu'il avoit autrefois pensé, il le marquoit avec le doigt. Mais quand il lut à la fin, le plus infortuné comme le plus fidele de vos serviteurs : «Oh, s'écria-t-il, il ne faut plus en douter, la lettre est de moi ; le génie qui me conduit a vu mon ame toute entiere, & il a confié mes sentimens à ce papier pour en instruire Diane. Quelle autre beauté pourroit causer une si violente passion, & quel autre amant pourroit prendre tant d'amour ? La lettre s'adresse à la plus belle & la plus aimée bergere de l'univers, il faut donc que je la rende à Diane. Elle est écrite par le plus infortuné & le plus fidele amant, elle est donc écrite par Silvandre.»

 Après avoir remercié le prétendu génie, il s'achemina vers son hameau, bien resolu de chercher Diane, dès qu'il auroit diné, si par malheur il ne la rencontroit point en chemin. Il ne la trouva point ; aussi, dès qu'il eut mangé à la hâte, il fit sortir son troupeau qui l'attendoit, & prit le sentier qui conduisoit à la fontaine des sicomores. Il esperoit d'apprendre là de ses nouvelles. Il ne fut pas trompé dans son esperance. Lorsqu'il fut arrivé à la prairie qui aboutit à la fontaine, & qu'il eut promené ses regards de tous côtés, il crut voir sa bergere assise avec Astrée à l'ombre de quelques buissons. Il desira incontinent d'entendre leurs discours, sans être apperçu, car elles lui parurent fort attentives à leur travail. Pour executer son dessein, il rentra dans le bois, & se glissant doucement le long des arbres, il arriva si près d'elles qu'il put entendre tout ce qu'elles disoient. Il avoit laissé son troupeau dans le bois sous la foi de ses chiens.

 Astrée parloit alors en ces termes à Diane : «Sans doute Phylis ne merite pas que vous preniez cette peine, moins encore de porter ces beaux cheveux. Et j'avoue que je sens quelque jalousie, quoique je n'aye point fait de gageure avec elle, comme Silvandre, car je ne voudrois pas que vous l'aimassiez ou toute autre personne plus que moi. Belle Astrée, répondit Diane, c'est à moi à desirer votre amitié ; aussi ne le cederai-je jamais à qui que ce soit sur cet article, pas même a Phylis dont vous me parlez & qui me causeroit bien plus de jalousie, si j'ignorois qu'avant que de m'aimer comme vous l'aimez, je dois vous prouver mon affection, comme elle vous a prouvé la sienne. Ma sœur, repliqua Astrée, vous avez tant de merite, que vous ne devez point être sujette à la loi commune. Cependant, répondit Diane, combien m'a-t-il fallu demeurer auprès de vous, avant que d'obtenir ce bonheur ? C'est un effet de mon aveuglement, répartit Astrée ; mais vous auriez tort maintenant de porter envie à toute autre bergere, je n'en aime aucune autant que vous.»

 A ces mots elles s'embrasserent si tendrement que Silvandre desira plusieurs fois d'être Astrée, pour recevoir de telles faveurs. Il crut ensuite entendre son nom. Dans cette idée il s'approche d'avantage, & regardant à travers le buisson, il voit que sa maitresse fait un bracelet de ses cheveux ; car il n'eut pas de peine à les reconnoitre ; nulle bergere sur les rives du Lignon n'en avoit de semblables. Il commençoit d'être jaloux que quelqu'autre les portât que lui, croyant que son amour seul pouvoit les meriter. Alors il entendit qu'Astrée disoit : «Silvandre ne sera pas sans jalousie, lorsqu'il verra son ennemie mieux traitée que lui. Je croi, répondit Diane, qu'elle ne me les a demandés qu'à cette intention. Je le crois aussi, dit Astrée ; mais vous faites injure au berger, & vous manquez à votre parole en favorisant l'un plus que l'autre. Ni leur gageure, ni cette faveur, repliqua Diane, ne sont pas de grande importance ; d'ailleurs le berger ne m'a point fait la même demande. Et lui accorderez-vous un pareil bracelet, dit brusquement Silvandre, s'il vous en conjure ?»

 Telle fut la surprise des bergeres, qu'elles gardérent long-tems le silence. Elles craignoient que Silvandre n'eût entendu ce qu'elles avoient dit auparavant. Astrée enfin reprenant la parole : «Hé quoi, Silvandre, dit-elle, vous êtes-vous donc imaginé que vous pouviez écouter les secrets d'autrui ? Comment avez vous pu manquer jusqu'à ce point à votre maitresse ? Je ne sçai, répondit Silvandre, de quoi vous m'accusez ; mais je sçais bien que je n'avois d'autre curiosité que d'entendre les secrets qui m'interessent ; c'est de ma belle maitresse que je dois les apprendre, & je suis bien fâché d'être arrivé si tard, puisque je n'ai pu apprendre autre chose que l'injuste destination de ce bracelet. N'en soyez pas fâché, répondit Astrée, vous n'auriez pas été moins coupable en dérobant les secrets de votre maitresse, que celui qui déroba le feu du ciel, & vous auriez du attendre un châtiment semblable.

 La crainte n'éteindra jamais en moi cette curiosité, repliqua Silvandre ; je desire avec tant de passion de lui prouver mon amour, que toutes les peines que j'endurerai pour ce sujet, me paroitront legeres. Mais, dit Astrée, comment penseriez-vous le lui prouver par cette voye ? Ne le ferai-je pas, répondit Silvandre, si connoissant ce qu'elle veut être secret, je le celois, & s'il ne cessoit pas d'être moins secret qu'auparavant ? En cela, répondit Astrée, vous montreriez votre discretion. Et plus encore mon affection, ajouta-t-il. Pour la discretion, j'en conviens, dit Astrée ; pour l'affection, je m'en rapporte à celle qui en est l'objet. Mais d'où vient, ma belle maitresse, continua-t-il, en s'adressant à Diane, que vous ne me répondez rien, & que vous paroissez si insensible à mes discours ? Je crois, répondit Diane, que c'est par le déplaisir que je ressens de n'être bien-tôt plus votre maitresse. Vous pouvez, dit Silvandre, aisément y remedier ; retenez Silvandre par vos faveurs, comme vous l'avez attiré par vos charmes. Ah, Silvandre, répondit Diane, ne parlons ni de faveurs, ni de charmes ; il y a déja trois mois que vous jouez votre personnage, il vous en couteroit trop, si vous vous contraigniez plus long-temps.

 Belle bergere, répondit Silvandre, ne considerez point ce qu'il m'en coutera. J'ai tant de plaisir à vous servir, que quand je serois encore plus ennemi de l'amour, je continuerois à vous servir avec joye. Je le veux croire, dit Diane en souriant ; mais j'ai trop d'interêt à n'y pas consentir.» Ces mots toucherent infiniment Silvandre, il comprit qu'il avoit fait peu de progrès dans le cœur de la bergere, & le déplaisir qu'il en conçut éclata par le changement qui parut sur son visage.

 «Que vous est-il arrivé, dit Astrée, qui s'en apperçut ? Comment, repliqua-t-il ne serois-je point affligé de ces paroles desesperantes ? Mais ne croyez pas que je change jamais, quoi qu'en ordonnent & le ciel & Diane. N'y a-t-il point de temerité, dit Astrée, à defier deux semblables puissances ? Ce n'est point la temerité, dit le berger, ni le courage même ; c'est l'amour le plus fidele & le plus vif qui me fait tenir ce langage.»

 Tels étoient leurs discours. Diane connoissoit par là qu'elle étoit veritablement aimée. Silvandre prévoyoit bien des peines, & concevoit peu d'esperance. Pour Astrée, elle jugeoit qu'Amour jettoit en leurs ames les fondemens d'une longue & tendre affection. Mais Silvandre interrompant la suite de ces discours, & s'adressant à Diane. «Belle maitresse, dit-il, je sçais que pour vous délivrer de l'importunité de Phylis, vous lui avez promis le bracelet que vous faites. Si c'est en effet dans cette vue, vous devez accorder à Silvandre la même faveur, & pour n'être point crue partiale, il faut que vous nous traitiez également, si pourtant l'affection de tout autre peut égaler la mienne. Pourquoi celle de Phylis n'égaleroit-elle point la vôtre, dit Astrée, puisque c'est le même objet qui les fait naître toutes deux ? Pourquoi, répondit Silvandre, bien que la cause soit la même, les effets ne seroient-ils pas differens ? L'experience me l'apprend, répartit Astrée ; l'affection de Phylis a obtenu ce que la vôtre n'obtiendra pas. C'est manque de bonheur, & non pas d'amour, répondit le berger. Cependant, puisque l'eau qui tombe goute à goute creuse enfin les plus durs rochers, pourquoi n'espererois-je pas le même effet de ma perseverance ?»

 Alors se jettant aux genoux de sa bergere : «Belle maitresse, dit-il, si l'amour a quelque intelligence avec la beauté, & si les prieres que l'on dit filles de Jupiter, lui font tomber le foudre des mains, se pourroit-il que l'extrême amour de Silvandre, & ses ardentes supplications n'obtinssent pas de vous la même faveur que l'importunité de Phylis en a obtenue ? S'il est ainsi, je dirai que pour être aimé il ne faut point aimer, que pour vaincre la dureté il ne faut point user deprieres, mais joindre seulement la feinte à l'importunité.»

 Silvandre ajouta d'autres discours semblables, qui alloient toujours à convaincre davantage les bergeres de l'amour qui naissoit dans son cœur. Astrée reconnoissant que Diane n'étoit pas trop éloignée d'accorder à Silvandre ce qu'il demandoit, voulut les obliger tous deux à la fois. Elle joignit ses prieres à celles du berger, & fit si bien qu'il obtint le bracelet destiné à Phylis, à condition pourtant qu'il ne le garderoit que le temps qu'il devoit la servir suivant la gageure. Le berger n'y consentit qu'avec peine, il sçavoit que le temps qu'il devoit la servir par feinte expireroit bien-tôt, mais que le temps qu'il devoit la servir serieusement dureroit autant que sa propre vie.

 Il seroit difficile d'exprimer quelle fut la satisfaction de Silvandre. Il suffira de dire que ce berger qui n'avoit jamais pu comprendre que de pareilles folies, car c'est ainsi qu'il nommoit auparavant ces sortes de faveurs, pussent causer quelque plaisir, avoua dans cette occasion qu'il n'y avoit point de felicité qui égalât la sienne. Et lorsque par des expressions que sa joye rendoit confuses il essayoit de representer tout son bonheur, il sembla qu'amour voulût l'augmenter en faisant arriver Phylis. Aussi-tôt qu'il la vit, il courut au devant d'elle, & lui montrant le bras, où il avoit déja fait attacher le bracelet, il le lui passoit sous les yeux en lui disant : «Voilà des arrhes de ma prochaine victoire.»

 Phylis qui venoit de chercher Lycidas pour le guérir de sa jalousie, & qui n'avoit pu trouver le berger, revenoit si triste & si fatiguée, qu'elle n'eut pas besoin de changer de visage, pour témoigner le déplaisir qu'elle ressentoit de la faveur accordée à Silvandre. Et parce que le berger l'importunoit, non en cette action, comme elle le feignoit, mais en ce qu'il causoit de la jalousie à Lycidas, elle lui dit avec aigreur : «Les arrhes que vous montrez annoncent plus tôt votre peu de mérite, que votre prochaine victoire ; on a coutume d'en user ainsi, pour rendre les charges justes. Comment l'entendez-vous, répondit le berger ? Je veux dire, repliqua Phylis, que pour faire le contrepoids, on charge le côté le plus leger, & que le voyage fini, ce même côté redevient ce qu'il étoit. L'application est facile ; mais quand notre terme sera expiré, dieu sçait à qui sera la prochaine victoire dont vous parlez. Silvandre lui répondit en souriant : c'est la coutume des miserables d'être envieux, & de diminuer par leurs expressions le bien d'autrui, à proportion de ce qu'ils l'estiment.»

 Phylis, sans repliquer, s'avança vers les bergeres, à qui elle fit autant de reproches que si elle en eût reçu en effet quelque grande offense. Diane s'excusoit sur Astrée, & comme Astrée ne pouvoit bien s'excuser elle-même, Silvandre prit la parole pour toutes deux, & s'adressant à Diane, il lui dit : «Voyez, ma maitresse, combien l'amour a de prudence, & comme il dirige nos actions. Vous avez cru jusqu'ici que Phylis vous aimoit, & j'ignore qui ces feintes n'auroient pas déçu. Amour qui connoît nos plus secrettes pensées, a voulu pour vous desabuser que vous m'accordassiez cette faveur, non-seulement comme une preuve de mon amour, mais encore pour faire éclater la fausseté de celui de Phylis par sa jalousie ; car l'amour & la jalousie ne peuvent point subsister dans un même cœur.» Silvandre parloit ainsi pour tourmenter davantage Phylis ; persuadé qu'il étoit de la jalousie de Lycidas ; il comptoit qu'il l'inquietteroit beaucoup, en soutenant que l'amour & la jalousie ne peuvent subsister ensemble. Aussi se sentant piquée jusqu'au vif, elle ne put s'empêcher de lui répondre : «Quelle raison, berger, vous fait avancer un sentiment si peu raisonnable ? Celle qui devroit vous le faire adopter, dit Silvandre, si vous étiez raisonnable vous-même. L'Amour n'est-il pas un desir, & la jalousie une crainte ? comment voulez-vous que la jalousie qui glace naisse de l'amour qui brule.» A ces mots Phylis se troubla, & voyant que Diane même tenoit pour Silvandre ; «Avec un tel second, dit-elle, il ne sera point surprenant que mon ennemi ait la victoire. Et vous, belle bergere, continua t-elle en se tournant vers Astrée, vous manquez à notre amitié, si vous ne prenez ma défense, me voyant attaquée par eux deux.» Astrée lui répondit froidement : «Je tiens pour chose si véritable que la jalousie naît de l'amour, que je ne veux pas même disputer, de peur d'être forcée d'avouer, si les raisons me manquoient, qu'étant jalouse, je n'ai point aimé, comme je vous vois contrainte d'avouer que vous n'aimez point Diane.»

 «Que je vous suis obligé, dit Silvandre, d'avoir si bien parlé en ma faveur ? Si vous m'étiez obligé, répondit Astrée, il faudroit que j'eusse déguisé la verité pour vous favoriser ; mais on n'a point d'obligation à celui qui dit la verité. Vous auriez raison, répondit Silvandre, si l'on prenoit tout à la rigueur ; mais puisqu'au siécle où nous sommes il y a si peu de personnes qui suivent avec simplicité la vertu, il faut avouer que nous devons de la reconnoissance à ceux qui nous obligent, lors même qu'ils sont tenus de le faire. Mais, interrompit Phylis, que direz-vous au contraire de l'experience que nous faisons tous les jours ? Je connois un berger qui, après avoir long-temps aimé, est devenu jaloux, & qui n'a pas laissé d'aimer long-temps après. Oseriez-vous dire qu'il eût cessé d'aimer ? Pourquoi ne le dirois-je pas, répondit Silvandre ? Est-il impossible qu'un feu soit éteint, puis rallumé ? Pourquoi la jalousie n'éteindroit-elle pas l'amour, & pourquoi, quand la jalousie est éteinte, l'amour ne revivroit-il pas ? Ne se peut-il pas que l'on passe de la santé à la maladie, & que de la maladie on revienne à la santé ? Pour mieux éclaircir cette verité, voyons quels sont les effets de l'amour & de la jalousie, & nous pourrons juger si les causes d'où ils procedent ont quelque conformité. Quels sont les effets de l'amour ? Un désir extrême de voir la personne aimée, de la servir, de lui plaire. Quels sont les effets de la jalousie ? La crainte de rencontrer la personne que l'on aimoit, une indifference entiere à lui plaire, à la servir. Qui croiroit que des effets si contraires partent de la même cause ?

 Phylis essaya de répondre, mais elle ne fit que bégayer ; Diane qui avoit remarqué la jalousie de Lycidas ne put s'empêcher de rire, & pour embarrasser davantage Phylis, elle dit : «La jalousie est un signe d'amour, à peu près comme les vieilles ruines marquent qu'il y a eu des bâtimens anciens, & ces ruines sont d'autant plus grandes, que les édifices ont été plus superbes. Aussi pensai-je qu'une grande jalousie ne suivit jamais un petit amour ; mais comme nous ne donnons point à ces ruines le nom de bâtimens, nous ne devons point honnorer la jalousie du nom d'amour. Et si j'aimois, autant que je puis juger de mon caractére, il ne seroit pas en mon pouvoir d'être jalouse. Que deviendriez vous donc, dit Phylis, si celui que vous aimeriez en aimoit une autre ? Son ennemie, répondit Diane. Je prévois pourtant que j'en serois affligée, mais plus tôt pour avoir été long-tems déçue, que promptement oubliée. Et si ce berger devenoit jaloux, demanda Phylis ? J'en userois, ajouta Diane, comme s'il ne m'aimoit plus. Mais si vous desiriez, continua Phylis, qu'il vous aimât encore ? Je me précipiterois, répondit Diane, car si j'aimois quelqu'un que je sçaurois ne m'aimer pas, je croirois mériter une pareille fin. Ah, Diane, que vous parlez librement, dit Phylis ! Et, vous reprit Diane, vous disputez avec bien de l'opiniatreté ? Si vous avez besoin de remede pour la jalousie, ou prenez celui que je vous indique, ou vous armez de patience pour supporter tous les déplaisirs qui vous en reviendront, & soyez bien persuadée qu'ils ne seront pas legers.»

 C'est ainsi que discouroient avec Silvandre ces belles & sages bergeres. Mais Astrée sentant que leurs disputes pourroient amener quelque alteration, elle se leva pour les interrompre, & feignit de vouloir se promener. Alors Silvandre en voulant aider à sa maitresse laissa tomber, sans y penser, la lettre qui lui avoit été mise à la main, la nuit précédente. Phylis qui avoit toujours les yeux sur lui, la releva incontinent sans qu'il s'en apperçût. Elle vouloit la lire avec Astrée, avant que de la rendre ; mais à peine eurent-elles jetté les yeux sur ce papier, qu'elles crurent reconnoître la main de Celadon. La triste bergere en fut si vivement touchée, que laissant Diane avec Silvandre, elle fut contrainte de s'asseoir. Phylis se mit à ses genoux, & voyant qu'elle avoit changé de visage : «Ma sœur, lui dit-elle, quel mal vous est si promptement arrivé ? Quel trouble, ô ma sœur, repondit-elle, m'a causé la vue de cette lettre ! N'avez-vous point remarqué, combien ce caractere est semblable à celui de Celadon ? Mais faut-il, vous troubler ainsi, répondit Phylis qui ne vouloit pas que Silvandre s'apperçût de ce qui se passoit ? C'est peut-être une de ses lettres qui est tombée entre les mains de Silvandre, & qu'Amour veut qui vous soit rendue. Helas, ma sœur, j'ai cru le voir cette nuit. Il étoit si triste & si pâle, que je me suis éveillée tout à coup.»

 Elle alloit continuer, lorsque Diane & Silvandre arrivérent, bien inquiets de la voir si changée : Phylis qui vouloit cacher ce trouble au berger, fit un signe à Diane. Puis s'adressant à Silvandre : Berger, lui dit-elle, Astrée voudroit s'entretenir avec Diane en liberté, mais il faudroit que Silvandre n'y fût pas, ou qu'il ne fût point berger. Mon ennemie, répondit-il, notre haine ne me fera pas manquer à l'égard d'Astrée. Je sçai que les bergers ne doivent point entendre tous les secrets des bergeres. Je vais donc me retirer dans le bocage voisin, j'attendrai là que vous m'appelliez.» Au même tems il se retira sous les arbres qu'il leur avoit montrés, & pour ne pas demeurer oisif, il se mit à couper l'écorce de arbres.

 Cependant Diane apprit de la bouche de Phylis le trouble où l'avoit jettée la vue d'une lettre que Silvandre avoit laissé tomber, parce que les caractéres en étoient semblables à ceux de Celadon. Phylis, après l'avoir long-tems consideré, la lui montra. «Si elle étoit de Celadon, dit Diane, ce seroit une agréable nouvelle que Silvandre vous auroit donnée sans y penser ; car il semble que cette lettre ne vienne que d'être écrite, & ce seroit une preuve que Celadon vit encore. Mais voyons ce qu'elle contient ; peut-être nous en apprendra-t-elle davantage.» Alors ouvrant la lettre, elles trouvérent qu'elle étoit conçue en ces termes :


A LA PLUS BELLE, ET LA PLUS
AIMÉE BERGERE DE L'UNIVERS,
Le plus infortuné & le plus fidele de ses
serviteurs envoye le salut que la
fortune lui denie.



 Mon amour extrême m'empêchera toujours de nommer supplice ce que je souffre par vos ordres ; & ma bouche qui n'a jamais chanté que vos louanges ne s'ouvrira point aux plaintes. Un autre pourroit trouver insupportable l'état où je suis ; mais j'y trouve moi, de la satisfaçtion, parce que je sçais que vous l'ordonnez ainsi : Etendez s'il se peut vos rigueurs, & je persisterai dans mon obeissance ; si pendant ma vie je n'ai pu vous convaincre de ma fidelité, du moins les ames bienheureuses qui habitent les champs Elysées reconnoîtront que je suis le plus fidele, comme le plus infortuné de vos serviteurs.

 «Ah, ma sœur, interrompit Astrée, que cette lettre est bien de Celadon ! mais il y a long-temps qu'elle est écrite. Elle n'est point datée, répondit Diane, qui la tenoit entre ses mains ; mais je jurerois, comme je vous l'ai dit, qu'elle est de fraîche date ; la poudre est encore attachée à l'encre. Ma sœur, ajouta Phylis, ce qu'il faudroit sçavoir de Silvandre, mais adroitement, c'est le lieu où il l'a trouvée, ou qui la lui a donnée. Tâchez, répondit Diane, en s'adressant à la triste bergere, tâchez de vous remettre un peu, & nous sçaurons certainement de lui tout ce que nous voudrons. En attendant, je vais seule lui parler, & vous viendrez ensuite nous joindre.» Silvandre s'étoit arrêté au premier arbre qu'il avoit trouvé, pour y graver le chiffre de sa bergere & le sien. Après quoi rencontrant par hazard une pierre tendre, il grava avec la pointe de son couteau un cadran dont l'éguile tremblante tournoit vers le nord, avec ce mot : J'EN SUIS TOUCHÉ. Il vouloit insinuer que comme l'éguille touchée de l'aiman se tourne incessamment vers le nord, par cette puissance naturelle qui fait que toute partie cherche à se rejoindre à son tout ; son cœur atteint de la beauté de sa maitresse, tournoit vers cet objet toutes ses pensées.

 Lorsque Diane l'aborda, il achevoit de graver leurs chiffres. Des qu'il l'apperçut, il vola plein de joye audevant d'elle «Ma belle maitresse, lui dit-il, quelle bonne fortune vous amène vers moi ? Elle est, répondit-elle, plus grande que vous ne pensez, puisque je laisse pour vous les deux plus grandes ennemies que vous ayez. Je les crains bien moins que vos coups, répondit le berger. Mes coups, dit la bergere, ne sont point à craindre, ou ne le sont que pour ceux qui le veulent ainsi.» Mais dites-moi, berger, de qui est cette lettre, & à qui elle s'adresse. Silvandre ne sçachant comment il l'avoit perdue, répondit : «Mon cœur, & vos yeux, quand vous vous ***rez dans une fontaine vous répondent pour moi qu'elle s'adresse à vous, comme à la plus belle, & la plus aimée bergere de l'univers. Et vos rigueurs & mon amour vous diront qu'elle vient de moi qui suis le plus infortuné comme le plus fidele de vos serviteurs. Mais lui dit Diane, & les bergeres arriverent au même temps, si la lettre est de vous, pourquoi ne l'avez-vous pas écrite ? Parceque j'ai trouvé une meilleure main que la mienne. Il faut bien qu'elle ait quelque chose de surnaturel, puisque sans l'avoir écrite, j'y ai trouvé mes sentimens, & que la tenant dans mes mains il n'y a qu'un instant, je la voi dans les vôtres sans vous l'avoir donnée. Le génie qui l'a écrite pour moi me l'a ravie, parce parce que je tardois trop à vous la presenter. J'avois cru devoir attendre que vous fussiez seule. Seule, y pensez-vous, berger ? Mais dites-nous seulement, de quelle main elle est ? La nuit derniere, répondit le berger, aprés avoir long-temps refléchi sur mon malheur, je me suis endormi dans un bois qui n'est pas éloigné, & le matin, en m'éveillant, j'ai trouvé cette lettre dans ma main. Jugez quelle a été ma surprise ; mais après l'avoir luë, j'ai reconnu sans peine que le genie qui veille sur moi & qui lit dans mon cœur, a tracé sur ce papier mes sentimens, pour vous les representer.»

 Phylis voyant que Diane ne répondoit rien, demanda au berger, s'il trouveroit le chemin de ce bois. «Non certe, dit-il, si vous y allez seule ; mais si ma Diane le veut, je l'y conduirai.» Astrée fit un signe à Diane, & Diane s'étant assurée qu'il y avoit assés de jour pour aller & revenir, elle pria Silvandre de les y conduire toutes. Le berger qui ne desiroit rien tant que de plaire à sa maitresse s'offrit de leur montrer le chemin ; & Diane, pour mieux cacher le dessein d'Astrée, la pria avec Phylis de vouloir bien lui donner le reste de la journée ; qu'une autrefois elles pourroient disposer d'elle avec la même liberté. Astrée ravie de donner le change à Silvandre répondit qu'elle la suivroit avec joie par tout. Ainsi, laissant la garde de leurs troupeaux à quelques voisins qui arrivérent à propos, elles se mirent en chemin.

 Silvandre marcha devant dans les sentiers étroits ; mais lorsqu'ils furent entrés dans les prairies qui embellissent les rives du Lignon, il attendit les bergeres, pour donner la main à Diane. Astrée étoit au milieu de Phylis & de Diane ; & celle-cy, pour se fatiguer moins, donna le bras gauche au berger, en disant : «Je vous tiens pour me servir en ce voyage, & vous, Phylis, pour être ma compagne.» Phylis, pour faire parler Silvandre, & faire remarquer le moindre mot qui échaperoit à Diane à son avantage, lui demanda ce qu'il pensoit de cette faveur. «Qu'elle est audessus de ce que nous meritons, dit Silvandre. Mais, ajouta Phylis, la difference que Diane met entre nous ne vous cause t-elle point de jalousie ? Je vois bien, dit-il, que vous mesurez mon affection à la vôtre. Rien de ce qui plait à ma maitresse ne peut me déplaire ; & d'ailleurs je connoîtrois bien peu l'amour, si je n'étois extrêmément flaté de la préference qu'elle vient de me marquer.» Diane sourit à cette réponse, & Phylis qui attendoit le contraire, en demeura si étonnée, qu'elle s'arréta dans le moment. Mais Silvandre continuant de marcher. «Phylis, dit-il, ce ris affecté ne cache point votre embarras. Jusqu'ici je n'ai pu ni par mes paroles, ni par mes actions vous faire entendre un seul des mystéres d'amour. Mais je n'en accuse que votre cœur. Il faudroit plus tôt, dit la bergere, en accuser mon peu d'intelligence, car l'intelligence ne dépend pas de la volonté. Vous vous trompez, dit le berger, & c'est encore un de ces mystéres qui vous sont inconnus, & dont il ne faut accuser que Diane. Comment prétendez vous, s'écria Diane, me rendre coupable de l'ignorance de Phylis ? Ce n'est pas ce que je prétens, repliqua Silvandre : mais je dis que vous en êtes la cause, suivant un ancien oracle, qui m'apprend, continua-t-il, en se tournant vers Phylis que Diane m'aime plus que vous.

 Voici des discours bien obscurs, dit Astrée qui jusques là avoit gardé le silence. Je les éclaircirai, répondit Silvandre, si vous m'en donnez le loisir. Je dis donc que si Phylis ne comprend point les mysteres d'amour, c'est qu'elle n'aime point assés, & qu'il ne faut accuser de ce défaut que Diane. C'est ce que nous apprend cet ancien oracle, qui me fait connoître que je suis plus aimé que Phylis, en voici la raison. Quand vous voulez connoître la volonté d'un dieu, à qui vous adressez-vous pour en être instruit ? Aux prêtres de leur temple, répondit Phylis. Pourquoi, dit le berger, ne pas s'adresser plus tôt à ceux qui sont plus instruits, qu'aux ministres de ces temples qui d'ordinaire sont fort ignorans ? Parce que les dieux, repartit Phylis, se communiquent plus volontiers à ceux qui sont initiés dans leurs mistéres, qu'à des étrangers quelque habiles qu'ils soient d'ailleurs. Admirez, reprit Silvandre, la force de la verité qui vous contraint de la dire contre votre intention. Si vous n'entendez pas les mystéres d'amour, n'est ce pas une preuve que vous lui êtes étrangere ; puisque vous avouez qu'ils se communiquent plus volontiers à ceux qui servent leurs autels ? Mais comment peut-on servir les autels d'amour, si ce n'est en aimant ? Nul sacrifice ne plait à ce dieu que celui des cœurs. Avouez donc, Phylis, que si vous ignorez ces mystéres, c'est moins faute d'intelligence que d'amour. Quand cela seroit, répondit Phylis, ce que je n'avouerai jamais, comment vous en prendiez-vous à Diane de ce que je n'aimerois point ? N'est-elle pas assés belle, assés aimable pour se faire aimer ? Voici un autre mystére, dit froidement Silvandre. Diane a toutes les perfections ; elle est sans défaut comme votre volonté ; car il ne tient pas à vous que votre amour pour elle n'égale ses perfections ; mais vous ne le pouvez, parce qu'elle ne vous aime pas, suivant l'oracle dont j'ai parlé. Vénus touchée autrefois que son fils ne crût point, demanda aux dieux quelque secret pour le faire croitre. On lui répondit qu'elle n'avoit qu'à lui donner un frere, qu'il arriveroit incontinent à sa juste proportion, mais qu'il ne croîtroit point, tant qu'il seroit seul. Et ne sentez-vous pas, Phylis, que cet arrêt est en ma faveur, & contre vous ? Si votre amour ne croît pas, c'est qu'il n'a point de frere ; si le mien est d'une grandeur demesurée, c'est que Diane lui en a donné un qu'il aime, qu'il adore.

 Croyez-vous, repliqua Phylis, que Diane vous aime plus que moi ? Les dieux ne mentent jamais, répondit le berger ; les oracles sont les interpretes de leurs volontés. Oseriez-vous accuser un oracle de mensonge ? On se trompe souvent, dit Phylis, dans l'intelligence des oracles. J'en conviens, répondit Silvandre, mais alors l'évenement contraire manifeste l'erreur. Ici il y auroit de l'impieté à douter, puisque vous ne sçauriez rendre votre amour aussi grand que le mien. Et, ce qui le confirme encore, n'est-ce pas une verité reçue, que pour être aimé ; il faut aimer ? Comment, interrompit Phylis, vous pensez en aimant beaucoup vous faire aimer de même ? Si je voulois, dit le berger, vous expliquer cet autre mystere, vous conviendriez de ce que j'avance ; mais ce n'est pas dequoi il s'agit ; s'il faut aimer pour être aimé, il est indubitable que Diane qui me contraint de l'aimer avec tant d'ardeur, a pour moi les mêmes sentimens.»

 Phylis ne sçachant que répondre, se vit réduite au silence. Alors Astrée dit tout bas à Diane : «Ne me tenez jamais pour veritable, si ce berger ne s'est laissé prendre serieusement. Cela pourroit être, répondit Diane, mais s'il a fait cette faute, il en souffrira seul.» Phylis les interrompit en leur reprochant qu'elles tenoient pour Silvandre. «Nous disions, répondit Diane, qu'il est trop habile pour vous, & que vous ne devez plus disputer contre lui. Je veux pourtant sçavoir, ajouta-t-elle, comment il entend que ce que vous avez dit d'abord est plus à son avantage qu'au mien. Je ne puis comprendre qu'en me choisissant pour compagne vous ne m'ayez point fait plus d'honneur qu'à lui. Aveugle Phylis, dit le berger, ignorez-vous que ce mot est une pure flatterie pour reconnoître en quelque sorte votre foible amitié ; Diane ne pouvant vous aimer, cherche à vous plaire par ce mot qui vous flatte. En me prenant pour serviteur, elle montre l'affection qu'elle me porte, puisque je suis digne de cette faveur, si quelque mortel peut l'être. O présomption, s'écria Phylis ! O amour, dit Silvandre ! Quoi, repliqua la bergere, vous vous croyez digne de servir une bergere dont le merite efface celui de toutes les mortelles ? Les plus grands dieux, dit le berger, aiment à se voir servis par des hommes. Pourquoi ne voulez-vous pas que je serve ma déesse, quand elle m'a choisi elle même pour ces fonctions saintes :» Phylis pesant les raisons de Silvandre trouva qu'en effet Diane le favorisoit plus qu'elle, & par cette raison lui adressant la parole ; «Mais ma maitresse, lui dit-elle, il me semble qu'il a raison, & que vous le favorisez plus que moi. Se pourroit-il que vous l'eussiez fait à dessein ? En verité, répondit froidement Diane, on voit bien que l'opinion l'emporte dans votre esprit sur la verité. Il n'y a qu'un moment que vous vous glorifiez de sa preference que je vous avois donnée sur Silvandre, & voila que vous vous plaignez du contraire. Je crains bien que votre amitié ne soit de même toute en opinion. Comment, dit Silvandre, pourriez vous en douter, ma belle maitresse ? Elle ne dit pas un mot qui ne vous rende ce témoignage.

 Les bergeres trompoient ainsi la longueur du chemin. Comme elles n'en avoient encore fait que la moitié, elles résolurent, pour éviter la chaleur, de s'arrêter à la premiere fontaine, ou sous le premier arbre qu'elles trouveroient, car Silvandre les assura qu'elles rencontreroient bien-tôt une fontaine, sur les bords de laquelle étoit un cerisier chargé de fruits.

 Dans cette résolution, elles doublérent le pas ; mais la rencontre qu'elles firent de Laonice, d'Hylas, de Tyrcis, de Madonte, & de Thersandre, les arréta quelque temps. Ces bergers se promenoient ensemble chérchant les ombrages, & les agreables sources des fontaines. Etrangers qu'ils étoient, & sans troupeaux, il n'avoient d'autre souci que de passer delicieusement le temps. Incontinent Hylas laissa Laonice, & vint à Phylis. Elle eut beau faire, il lui fallut quitter Astrée & Diane, dequoi Silvandre fut ravi. Tyrcis qui apperçut Astrée seule, car Thersandre conduisoit Madonte, après l'avoir saluée, lui offrit la main. Astrée qui estimoit la vertu du berger, & qui se sentoit quelque penchant pour lui à cause de la conformité de leur fortune, l'accepta volontiers.

 Il n'y avoit que Laonice qui fût seule. Elle nourrissoit, comme je l'ai dit, un extrême desir de vengeance contre Silvandre & Phylis. Et pour executer son dessein, elle épioit toutes leurs actions, & tous leurs discours. Elle avoit déja en partie causé la jalousie de Lycidas, & depuis elle avoit appris bien des nouvelles de Silvandre, & des autres bergers. Mais dans cette occasion elle s'instruisit si bien, comme nous le dirons, qu'elle en sçut presqu'autant qu'eux-mêmes. Personne ne soupçonnoit son dessein. Elle s'approcha le plus qu'elle put de Silvandre qui conduisoit Diane, parce qu'elle en vouloit plus à ce berger qu'à tout autre. Et comme elle avoit déja quelque idée qu'ils s'aimoient, elle desiroit avec passion d'en sçavoir davantage. Diane qui n'avoit formé aucun dessein sur Silvandre qu'elle préferoit pourtant aux autres bergers, se soucioit peu que ses discours fussent entendus ; & Silvandre étoit si occupé de Diane qu'il ne remarqua point que Laonice l'écoutoit.

 Or dès que le berger se vit seul avec Diane, «Quel jugement, lui dit-il, porterez-vous de Phylis & de moi ? Que Phylis, répondit-elle, est la personne du monde qui s'entend le moins à mentir, & que Silvandre est de tous les bergers celui qui sçait le mieux feindre. Ah, s'écria Silvandre, qu'il est aisé de feindre ce que l'on sent ! Voila précisément ce que je dis, repliqua Diane, je n'aurois jamais cru que pour une feinte passion on eût pu trouver des discours si approchans du vrai. Ah ! continua le berger, si vous lisiez dans mon cœur, vous jugeriez de moi bien differemment. Je dois, il est vrai, à la gageure de Phylis le bonheur d'être plus souvent près de vous, mais que je me sois renfermé dans les bornes de la gageure, ne le croyez pas, vous avez trop de vertus, trop de charmes, pour que l'on feigne seulement de vous aimer. J'atteste les dieux qui président à ces lieux solitaires que j'ai pour vous le plus tendre & le plus veritable amour.

 Le berger parloit de la sorte, parce que le terme des trois mois alloit expirer, & qu'il sentoit bien qu'alors il lui seroit plus difficile d'expliquer à Diane sa passion. Il accoutumoit du moins la bergere à de semblables discours ; & ce n'est pas un des moindres artifices dont puisse user un amant. Diane ne pouvoit se cacher à elle-même que les paroles du berger ne fussent veritables, mais continuant comme elle avoit commencé : «Cela même, dit-elle, me confirme dans l'opinion que j'ai conçue de vous, aussi voyez avec quelle froideur je vous écoute & vous répons. Et si je pensois autrement de vos discours, le premier mot que vous m'avez dit eût été le dernier que jeusse entendu.» Silvandre alloit repliquer, mais une rencontre imprévue l'en détourna. Astrée & Tyrcis qui marchoient les premiers, & dont l'entretien ne rouloit que sur des choses indifferentes, apperçurent dans le plus épais de l'ombrage trois bergeres avec le gentil Pâris fils d'Adamas. Astrée ne connoissoit point les bergeres ; quant à Pâris, l'amour qu'il portoit à Diane l'avoit rendu tellement familier dans tout le hameau, que tous le reconnurent. Pour se rendre plus agréable à la bergere, il prenoit, comme je l'ai dit, les habits de berger, & vivoit parmi les autres, comme s'il avoit été de la même condition qu'eux : tant l'amour a de force pour dépouiller de toute ambition les ames les plus genereuses !

 Lorsque les bergers arrivoient en ce lieu, une des bergeres chantoit : ce qui fit qu'Astrée & Tyrcis s'arrêterent, & que se tournant vers ceux qui les suivoient, ils leur firent signe d'aller doucement ; mais ils n'entendirent que les dernieres paroles. Hylas qui avoit quitté Phylis, n'eut pas plus tôt consideré les bergeres, qu'il les reconnut ; mais il dissimula pour entendre ce qu'elles diroient. Il entendit que celle qui avoit chanté, dit : «Maintenant, gentil berger, que nous avons satisfait à votre curiosité, dégagez la promesse que vous nous avez faite. Vous devez compter, dit Pâris, sur tout ce qui est en ma puissance.» Au même temps il prit une harpe que ces bergeres avoient apportée, & mariant sa voix au son de cet instrument, il chanta ces vers :


Quand Hylas apperçut Phylis,
C'est fait, dit-il, Hylas est pris.

 «Qui sont Phylis & Hylas, dirent les étrangers ? Si jamais, dit Pâris, vous avez entendu parler de cette plaine de Forest, & de l'agreable riviere du Lignon, il est impossible que vous ignoriez les noms de la belle Diane, & d'Astrée. Tout ce que je puis vous dire d'Hylas, c'est qu'il est étranger, mais de l'humeur du monde la plus enjouée, il ne s'ennuye jamais à soupirer auprès d'une bergere, il a soin, dit-il, de la quitter huit jours avant qu'il s'ennuye. N'est-il pas, ajouta l'une des étrangeres, de la province des romains, & d'un lieu nommé Camargue ? Pâris ayant répondu qu'oui, il suffit, continua-t-elle, que nous sçachions son nom & sa patrie ; nous avons appris le reste à nos dépens.» Elle garda quelque tems le silence, & reprit ainsi son discours :



HISTOIRE
DE PALINICE ET DE CYRCÉNE.



 Gentil berger, cet Hylas est bien le plus inconstant des hommes ; &, ce qu'il y a de singulier, c'est qu'il soutient que changer est une vertu, ou plus tôt qu'aimer en divers lieux, ce n'est pas inconstance ; & ne croyez pas qu'il déguise ce qu'il pense, il parle en effet selon ses vrais sentimens. Je me souviens qu'étant venu de Camargue à Lyon, il se glissa dans le temple, la veille d'une fête, & qu'il se laissa renfermer parmi les filles. Sans Palinice, c'est ainsi que se nomme celle-ci de mes compagnes, dit-elle en montrant la bergere qui étoit près de Pâris, il auroit porté la peine de sa curiosité. Mais supposant qu'il y avoit dans Hylas plus d'imprudence que de malice, elle le cacha sous son voile, & le conduisit dans sa maison. Tant de bonté put bien engager Hylas à revoir Palinice, & bien que personne n'eût osé lui parler d'amour, il n'attendit pas la troisiéme visite. Le lendemain qu'il vint la trouver, ce fut avec tant de familiarité, que l'on eût dit qu'ils avoient été élevés ensemble. «Vous m'avez conservé la vie ; il est bien juste, dit-il, que je l'employe à votre service ; & ne croyez pas que personne au monde puisse ou veuille vous aimer plus moi.» Ma compagne qui étoit peu accoutumée à de pareils discours, se contenta de lui répondre froidement ; mais quand elle vit qu'il persistoit, elle s'indigna contre lui. Elle connut enfin son caractére, & prit le parti de rire de ses discours passionnés, sans qu'il s'en offensât. Cependant son amour croissoit ; & quoi qu'Hylas ne soit pas sans merite, ma compagne qui étoit veuve, & qui ne voulut plus entendre aucune proposition de mariage, s'ennuya des assiduités d'Hylas. Le ciel parut alors s'interresser pour Palinice, en lui donnant une compagne, & bien-tôt deux.

 Palinice avoit un frere qui depuis long-tems aimoit Circéne que voici, dit-elle en montrant l'autre de ses compagne qui étoit auprès d'elle ; & Clorian, c'est le nom du frere de Palinice, n'avoit encore osé s'expliquer à Cyrcéne. D'un autre côté la belle étoit trop jeune pour remarquer les actions de Clorian. Cependant Hylas continuoit de voir Palinice, & parce que, selon lui, la prudence en amour veut que l'on se concilie les proches de ce que l'on aime, il n'oublia rien pour gagner Clorian. Il en vint aisément à bout, Clorian étant bien né, & ne cherchant qu'à se faire aimer. Mais comme Hylas étoit plus rusé, il se contenta de feindre, au lieu que Clorian parvint à l'aimer comme son frere. Clorian sentoit tous les jours croitre son amour pour Cyrcéne, & n'osoit le lui découvrir. Hylas s'en apperçut à cette occasion. Cyrcéne étoit partie pour aller voir son pere, qui étoit malade, au pays des sebusiens, & qui mourut de cette maladie. Elle demeura long-temps en ce lieu. Clorian, pour s'occuper uniquement d'elle, se retiroit dans une maison qu'il avoit dans l'enceinte de la ville sur la hauteur du côté des sebusiens. De là on voit le Rhône, & l'Arar. Si l'on promene ses regards du côté du Rhône, on apperçoit la forêt de Mars. Si l'on se tourne vers le temple de Vénus, on découvre jusqu'aux monts des sebusiens. Quand on regarde l'Arar, on voit jusqu'aux sequanois, & lorsque l'on étend la vue entre le Rhône & l'Arar, on perce jusqu'aux affreuses montagnes des allobroges, & l'on voit au delà la plaine des sebusiens. Là est une tour au sommet de laquelle on a bâti un cabinet ouvert des quatre côtés, afin que l'on puisse plus aisément jouir de la beauté de cet aspect. C'est en ce lieu que Clorian avoit accoutumé de se retirer, & qu'il goutoit un plaisir infini en jettant les yeux sur la plaine des sebusiens. Il arriva qu'Hylas qui vivoit avec lui familierement, ne le trouvant point devina qu'il étoit dans la tour, & parce qu'il s'étoit apperçu qu'il étoit amoureux, sans sçavoir quel objet il aimoit, il monta doucement, & trouvant la porte entr'ouverte, il le vit appuyé sur la fenêtre qui regarde du côté des sebusiens, si occupé qu'il ne s'apperçut point du bruit que fit Hylas en entrant. Il le surprit disant ces mots : «Doux zephir, si jamais tu fus sensible à la pitié, oublie en ma faveur les amoureux tourmens, & va dans le sein de ces plaines heureuses qui retiennent l'objet de mon amour, mais portes-y les plaintes dont je fais retentir ces forêts.» A peine il eut achevé qu'Hylas l'embrassant avec transport, lui dit : «Je vous y prens Clorian ; jamais il n'y eut d'amant plus mysterieux que vous, mais enfin vous ne pouvez plus vous déguiser à moi. Ni dans cette occasion, répondit Clorian, ni dans aucune autre. Hé bien, que voulez-vous sçavoir de moi ? Je ne vous demande plus, repliqua Hylas, quel est votre mal ; mais seulement qui en est l'auteur. Plût à dieu, dit Clorian, pussiez-vous y apporter du soulagement, comme je suis prêt à satisfaire votre curiosité.» A ce mot il s'assit sur un lit, & prenant Clorian par la main, il lui raconta l'histoire de sa passion, & comment le respect l'avoit empêché de la déclarer à Cyrcéne.

 Lors qu'Hylas entendit prononcer ce nom, il ne lui parut point inconnu ; cependant il ignoroit qui étoit Cyrcéne. «Vous ne l'avez donc jamais vue, dit Clorian, car il suffit de l'avoir vue une fois, pour ne point l'oublier ? Il est vrai que quand je me rappelle le temps où vous êtes venu dans cette ville, je pense que vous ne pouvez gueres l'avoir vue. Hé bien, repartit Hylas, vous figurez-vous, parce qu'elle est belle, qu'elle ne vueille point être aimée ? Ah, Clorian, souvenez-vous que si les femmes se fâchent lors qu'on leur parle d'amour, c'est qu'elles craignent que cet amour ne soit pas sincére. Croyez-moi, j'ai de l'experience, declarez à Cyrcéne que vous l'aimez ; plus tôt vous l'instruirez de vos sentimens pour elle, & plus tôt elle vous aimera. D'abord elle feindra d'être en colere, & de ne vouloir plus vous parler, mais continuez seulement, & je vous repons du succès. Jamais timide amant ne réussit. Il faut que les amans osent, entreprennent, demandent, supplient, importunent, pressent, surprennent, ravissent. Qui n'a pas le courage d'en user ainsi, doit renoncer à l'amour. Je conclus donc, Clorian, que vous devez expliquer votre passion, & compter d'être aimé, si vous aimez.»

 Je ne puis, gentil berger, vous détailler davantage les conseils & les raison d'Hylas, car selon que je l'ai sçu depuis, il se montroit bien maître en ces matieres. Enfin, Clorian ne pouvant prendre sur lui de parler, Hylas se chargea de le faire. Quelque tems après ma compagne revint à la ville, plus belle que jamais, malgré sa tristesse qui lui avoit donné je ne sçai quelle douceur charmante. Hylas chercha avec empressement les moyens de la voir, & Palinice à la priere de Clorian lui servit beaucoup dans cette occasion. La mere de Cyrcéne fit en ce même tems un sacrifice aux dieux manes pour son époux ; Cyrcéne y fut invitée, & mena Hylas. Mais jugez s'il est meilleur ami, qu'il n'est fidele amant. A peine il revit Cyrcéne qu'il en devint amoureux. Il se souvint de l'avoir vue dans le temple de Vénus, quand Palinice le sauva, & comme alors il l'avoit trouvée à son gré, sa premiere flamme n'eut pas de peine à se rallumer. Il se souvint encore que frapé de sa beauté, il avoit demandé son nom à Palinice, & se representant la grace avec laquelle elle avoit chanté, & tout ce que l'amour lui fit concevoir à cette premiere vue, il oublia tellement Clorian & ses promesses, qu'il ne songea plus qu'à son propre interêt. Qu'il est dangereux en semblables affaires d'employer un second !

 Hylas s'approche de Cyrcéne, & parce qu'il étoit dans le temple, après l'avoir salué, il mit un genou en terre, & lui parla en ces termes : «Je sens, belle Cyrcéne, que votre vue m'est fatale, & qu'étant venu ici pour assister à un de vos sacrifices vous serez l'objet du mien.» Cyrcéne qui n'avoit jamais vû Hylas, le considera quelque temps, & reconnut bien-tôt, soit à son langage, soit à ses habits, qu'il étoit étranger. Elle crut donc qu'il la prenoit pour quelqu'autre, & se tourna froidement d'un autre côté sans lui répondre.

 «Hé quoi, dit Hylas en la tirant par sa robe, vous ne me répondez rien ? Aussi, dit Cyrcéne, je ne croi pas que vos discours s'adressent à moi. C'est pourtant à vous, ajouta-t-il, que j'ai l'honneur de parler. Je ne me trompe point, je ne vous prens que pour vous même, c'est-à-dire pour la plus belle & la plus aimable personne qui fut jamais, dont la premiere vue a pensé me couter la vie, & dont la seconde me la ravira, si vous ne m'êtes aussi favorable, que Palinice le fut alors ? Que fit Palinice pour vous, dit-elle ? Elle me sauva la vie, répondit Hylas, lorsque la curiosité me fit entrer dans le temple de Vénus, & que vos charmes m'y retinrent trop long-tems. Je ne me souviens point, repliqua Cyrcéne de vous y avoir vû. Je ne vous en aime pas moins, dit Hylas, & je m'estimerai le plus heureux des hommes, si j'obtiens de vous quelque retour. Je vois, répondit-elle, que vous êtes étranger, & que je vous suis inconnue, mais je crois encore mieux que mon amitié vous est indifferente.» A ces mots elle se tourna d'un autre côté. Heureusement qu'une de ses compagnes entra dans le temple, elle feignit de lui donner sa place par honnêteté, & se plaça auprès de sa mere. Mais Hylas n'étoit pas homme à s'arrêter en si beau chemin.

 Il se fit introduire par Palinice dans la maison de Cyrcéne, & s'y rendit enfin si familier, sous prétexte de servir Clorian, qu'il y passoit plus de temps qu'en tout autre lieu. Mais c'étoit peu pour Hylas de tromper son ami, d'aimer Palinice & Cyrcéne, si un soir que nous nous promenions sur l'Arar, il ne m'eût aussi conté des douceurs, sans sçavoir presque mon nom.

 Hylas qui écoutoit, comme je l'ai dit, sans être vu, se montra tout-à-coup contre son intention, & dit : «Comment, belle Florice ? Avez vous cru que je fuse amoureux de votre nom ?» Hylas se repentit de s'être montré, & les belles étrangeres furent bien étonnées, quand elles le virent paroître ainsi, lorsqu'elles s'y attendoient le moins.

 Astrée que ce long discours ennuyoit en fut ravie ; elle feignit pourtant d'en être fâchée à l'exemple des autres qui tous ensemble se firent voir. Pour Hylas, il feignit d'avoir interrompu Florice à dessein, & courut l'embrasser. Il salue ensuite les deux autres, puis retournant à Florice : «Hé bien, dit-il, ne cesserez-vous point de médire de moi ? Depuis quand, répondit-elle, pensez-vous de la sorte ? En verité je croyois chanter vos louanges. N'est-il pas cruel à vous, ajouta le berger, de me rappeller le souvenir de mes premieres amours ? O, dit Florice, la cruauté n'est pas grande, & vous n'avez point à craindre de mourir d'amour, vous y connoissez de trop exellens remedes. Vous auriez raison, repartit Hylas, si toutes les blessures se guerissoient par des remedes semblables ; mais, dites-moi quel dessein vous conduit en ce lieu ? Ce n'est pas, répondit Florice, celui de vous y voir. Si vous étiez aussi reconnoissante que gracieuse, ajouta Hylas, je vous ai assés servies toutes, pour vous inspirer le desir de me revoir.» A ces mots Astrée, Diane, & Phylis arrivérent avec les bergers, & leur présence termina la dispute.

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LIVRE QUATRIÈME.



 Les bergers du Lignon ne manquoient jamais d'exercer les loix de l'hospitalité. Cet usage bien établi parmi eux engagea Astrée, Diane & Phylis à rendre ces mêmes devoirs aux belles étrangeres ; & à leur demander ensuite le sujet de leur voyage. Florice répondit qu'un dieu les envoyoit dans cette contrée, & que leur étant défendu d'en dire la raison, elles ne pouvoient satisfaire leur curiosité à cet égard. Florice à son tour demanda qui étoient ces bergeres : Phylis lui en dit les noms, & dans le moment s'adressant à la belle Astrée ; «J'avoue, dit-elle, que j'ai été aveugle de ne pas connoître la bergere Astrée dont la beauté est connue dans toutes nos contrées. Je commence à bien esperer de notre voyage, puisque nous avons eu le bonheur de vous rencontrer.» Astrée lui répondit dans les termes les plus obligeans. Après qu'elles se furent saluées, Hylas les interrompit en disant : «Florice, que vous semble de nos hameaux ? vîtes-vous rien de semblable dans vos villes ; on ne connoit point ici l'artifice qui y regne ? Convenez que j'ai eu raison de vous quitter toutes pour ces aimables bergeres, dont la beauté naturelle s'ajuste mieux avec la simplicité de mon esprit & de mon caractere. Je conviens, dit Florice, qu'Hylas n'eut jamais plus de jugement, non qu'il y ait en effet de la conformité entre ces belles bergeres & lui, mais parce qu'ayant toujours été volage, il est impossible qu'il ne se fixe ici. C'est à moi de répondre, dit Phylis, car Hylas est mon serviteur ; je ne répondrai pourtant pas de sa fidelité, puisqu'il a pu cesser de vous aimer, je tiens que ce n'est point la beauté qui le rend amoureux. Que seroit-ce donc, interrompit Hylas ? C'est, dit Florice, une certaine legereté d'esprit, qui ne lui permet pas d'être un jour entier dans les mêmes sentimens.»

 Cependant Pâris avoit exprimé à Diane la joye qu'il ressentoit de l'avoir rencontrée. «J'en suis ravie, dit-elle, puisque nous aurons le bonheur de vous posseder, à moins que ces belles étrangeres, ne ne nous le ravissent.» A ce mot elle laissa échaper un souris : elle n'ignoroit pas qu'elle étoit aimée de Pâris, & qu'il étoit bien éloigné de lui préférer qui que ce fût. Cet accueil piqua Silvandre, & le fit convenir en secret, mieux que toutes les raisons de Phylis, que la jalousie naît de l'amour. Il eut beau dissimuler, la bergere qui se sentoit quelqu'inclination pour lui, & Laonice même s'en apperçurent. L'amour est trop éclairé pour s'y méprendre. La jalousie du berger eût peut-être éclaté, si Astrée ne les eût separés. Elle desiroit avec trop de passion de continuer son voyage. Elle laissa donc les étrangeres, & se remit en chemin. Pâris donna la main à Diane, & Silvandre vint à Phylis. «Quand nous ne serions point ici, lui dit-elle, je doute que l'on remarquât notre absence.»

 «Mon ennemie, répondit Silvandre, pour cette fois j'avoue que vous l'emportez.» Il alloit continuer, lors qu'Hylas survint, il avoit quitté les étrangeres, comme s'il ne les eût jamais aimées. Diane qui admiroit son caractére, fit signe à Phylis ; Phylis de son côté qui le regardoit avec des yeux de compassion ; «Hylas, lui dit-elle, me direz-vous la verité ? Pouvez-vous en douter, répondit-il, quand pour vous suivre, j'ai quitté toutes celles que j'aimois ? De bonne foi, ajouta Phylis, avez-vous aimé ces étrangeres ? Et si vous les avez aimées, comment les avez-vous quittées ? Autrefois, répondit-il, j'en laissai d'autres pour elles, & maintenant je les laisse pour vous. Je conviens que je devois en user plus civilement, mais l'amour que j'ai pour vous ne me permet aucun égard à ces sortes de bienséances. Je croi, interrompit Silvandre, qu'Hylas n'a jamais aimé ces étrangeres. Il les aimeroit encore ; les liens d'amour sont indissolubles. Avouez du moins qu'ils ne le sont pas pour moi, reprit Hylas. Ne croyez pas, ajouta Silvandre, que vous les ayez aimées ; pour moi, je n'en croirai rien ; & pour ne me point importuner davantage, gardez votre humeur mélancolique, sans me parler desormais de vos opinions extravagantes.»

 Phylis, pour rompre cet entretien qui pouvoit avoir des suites, dit à Hylas : «En verité, je vous sçai mauvais gré de m'avoir enlevé le plaisir d'apprendre les nouvelles que ces étrangéres avoient commencé de raconter. Il est facile d'y suppléer, répondit Hylas ; ordonnez tout ce qu'il vous plaira, je n'exclus que la mort & votre haine. Ce que je desire, reprit Phylis, c'est d'entendre de votre bouche ce que vous m'avez empêché d'apprendre de celle de Florice.» Diane, que la grande chaleur fatiguoit, ajouta : «Si nous rencontrons quelque ombrage, je suis persuadée que le recit d'Hylas nous fera un extrême plaisir.»

 Astrée, malgré son impatience, ne voulut point contredire la bergere ; elle s'approcha d'elle, & lui dit qu'elle vouloit être de la partie. «Il ne tient donc qu'à moi, dit Hylas, que vous m'écoutiez ; ainsi je parlerai avez d'autant plus de satisfaction, que j'aurai presqu'autant de plaisir à me rappeller mes premieres amours, que j'en aurois à penser à mes amours presentes ; car les plaisirs de l'amour ne sont guéres que dans l'imagination. Je commencerai, dès que nous aurons trouvé un lieu qui nous défende de l'ardeur du soleil. N'esperons rien de mieux, dit Silvandre, que la source de ce petit ruisseau que vous appercevez. Le doux murmure de l'eau, & la fraîcheur de l'ombrage invitent également à s'y arrêter.» Il se détache à ces mots, & marche suivi de la troupe, que la chaleur commençoit à fatiguer. Après s'être rafraîchi dans cette source plus pure que le crystal, ils s'assirent sur ses bords. Le seul Silvandre monta sur un cerisier d'où il arrachoit des branches chargées de fruit. Il vint presenter à Diane les plus belles. Diane en donna à Pâris & aux bergeres ; sans oublier Silvandre, à qui elle dit, après en avoir choisi une : «Tenez, Silvandre, c'est ainsi que je vous fais part de vos biens. Plût à dieu, répondit-il, en la recevant & lui baisant la main, que vous reçussiez tout ce que je vous donne, comme je reçois cette part que vous m'accordez !» Et lorsqu'il se fut placé près de Diane, Hylas commença en ces termes :



HISTOIRE
DE PARTHENOPÉ, DE FLORICE,
ET DE DORINDE.



 J'ai souvent rien moi-même de ceux qui blâment l'inconstance, lorsque j'ai fait réflexion qu'ils ne peuvent être ce qu'ils disent, sans être l'inconstance même. Lors qu'ils aiment, n'est-ce pas la beauté qu'ils aiment, ou quelqu'autre qualité qui les attire ? Or, si cette beauté se flétrit, comme il arrive toujours, ne sont-ils pas inconstans, quand ils aiment ces figures devenues laides ? C'est ce qui m'a fait croire, que pour n'être point inconstant, il faut aimer toujours & par tout la beauté, & que lorsqu'elle quitte une bergere, il faut s'en détacher. Je sçai que le vulgaire en juge differemment, mais il me suffit de répondre qu'il est ignorant, & qu'en cette occasion il prouve bien sa stupidité ? Ne trouvez donc point étrange, ma maitresse, & vous, gentil Pâris, si en vous racontant mes avantures, je vous parle de plusieurs changemens semblables.

 Vous sçavez déja pourquoi je quittai Camargue, ce qui m'arriva jusqu'à Lyon, pourquoi j'aimai Palinice & Cyrcéne. Lorsque j'ai interrompu Florice, elle vouloit raconter comment elle me surprit. Mais parce qu'elle a oublié des choses importantes, je reprendrai ce qu'elle a finement passé sous silence ; &, si nous en avons le loisir, je vous raconterai le reste de mes avantures.

 Sçachez donc, ma maitresse, que Clorian se montra bien mal habile, lorsqu'il me chargea de parler à Cyrcéne pour lui, parce qu'en pareille occasion on ne doit jamais choisir personne qui vaille mieux que soi ; & que si celle à qui l'on s'adresse a de l'esprit, elle n'hésitera pas sur le choix. Lorsqu'avec Palinice j'allai trouver Cyrcéne, mon dessein étoit de servir Clorian, mais à peine j'eus vu cette fille, que je me souvins que je l'aimois, depuis que je l'avois remarquée dans le temple. La situation étoit delicate ; il falloit renoncer à l'amour, ou manquer à l'amitié. Celle-ci l'emporta quelque temps dans mon cœur ; mais enfin je considerai que ma passion étoit plus ancienne que celle de Clorian, & l'amour triompha. Voilà ce qui me fit parler à Cyrcéne ainsi que Florice vous l'a dit ; jugez si je devois plus travailler à la satisfaction d'autrui qu'à la mienne. Qu'elle ne me reproche donc plus que je trahis mon ami. J'aime Clorian, mais j'aime aussi Hylas & Cyrcéne, & ce double amour doit l'emporter sur le premier. Je ne pensai dont plus qu'à ce que je me devois, & les dieux prirent soin de me justifier. Ils furent si favorables à mes desseins, qu'après quelques assiduités Cyrcéne m'aima peut-être autant que je l'aimois ; vous mêmes vous en conviendrez bien-tôt. Cependant par ménagement pour sa mere, elle me pria d'agréer qu'elle feignît d'aimer Clorian. On esperoit qu'il l'épouseroit, ils étoient de la même ville, & d'une même condition ; d'ailleurs les soins de Clorian devoient plaire à la mere, parce qu'il étoit très riche, au lieu que les miens auroient déplû, parce qu'étant étranger on ignoroit si j'avois du bien, & si peut-être je n'étois point marié.

 Je fus d'autant plus ravi de cette ouverture, que je ne sçavois plus comment traiter avec Clorian, à qui je devenois suspect, parce que je n'avançois point ses affaires. Je fis donc part à Cyrcéne de ce qui s'étoit passé entre Clorian & moi, & de ce qu'il m'avoit chargé de lui dire. A la verité je lui en parlai avec mépris, de peur qu'elle ne s'avisât de l'aimer, & je le fis si adroitement, que Cyrcéne en conçut plus d'envie de se servir de lui, pour cacher nos amours. J'allai trouver Clorian, je lui fis valoir ce que j'avois dit à son avantage, ou plus tôt ce que je n'avois point dit : je l'assurai enfin qu'il pouvoit sans crainte declarer sa passion. Il me fit de grands remercimens, & des offres de pareils services ; mais j'étois bien éloigné de les accepter, je n'aurois pas voulu qu'il m'eût tenu dans ses mains, comme je le tenois dans les miennes.

 Il prit enfin la genereuse resolution de parler à Cyrcéne ; mais il lui en couta presqu'autant que s'il eût du combattre en champ clos contre le plus vaillant champion des Francs. L'occasion se presenta bien-tôt de s'expliquer, il le fit le mieux qu'il put, ajoutant que sans moi le respect l'auroit toujours tenu dans le silence, quelqu'honnête que fut sa passion, puisqu'il ne recherchoit Cyrcéne que dans la vue du mariage. «Il est vrai, répondit-elle, que vous avez un bon ami dans la personne d'Hylas, il y a plus d'un mois qu'il me parle sans cesse de vous. Il vous dira que je ne suis pas aussi ingrate que vous le pensez, & que je n'ignore pas qu'une personne de votre merite fait honneur, quand il a les vues que votre ami m'a assuré que vous aviez. Ainsi je vivrai avec vous, comme vous devez l'attendre, mais je serai ravie qu'Hylas soit témoin de tout ce qui se passera entre nous, afin qu'il soit notre juge.» J'abrege, belle Phylis, autrement il me faudroit un siecle pour vous redire toutes mes aventures.

 Depuis ce jour Clorian fut si touché ; que rien ne pouvoit le distraire de sa passion. Déja les parens s'étoient apperçu de ses soins ; il me fallut donc faire entendre à la mere, qu'il avoit dessein d'épouser Cyrcéne, & que jugeant le parti avantageux, j'avois employé tout ce qui dépendoit de moi ; mais que n'ayant point parlé à ses proches, il desiroit que sa declaration fût secrete. La mere de Cyrcéne me remercia de ce bon office, & me pria de l'engager à lui parler à elle : qu'il pouvoit compter sur sa discretion. Je l'assurai qu'il n'y manqueroit pas. En effet, quelques jours après Clorian lui en dit encore plus que moi. Tout succedoit à mes vœux. J'étois bien auprès de la mere, très bien auprès de Clorian, mieux encore auprès de Cyrcéne. En quelle situation j'étois alors ! Pour faire croire que je n'aimois point Cyrcéne, il falloit que je qui tasse la place à Clorian, & que je parlasse pour lui. S'il vouloit lui dérober quelques faveurs, je les cachois. Il nous en coutoit beaucoup, à elle & à moi ; cependant nous nous contraignions, afin qu'il nous fût permis de nous voir. La mere qui croyoit que je travaillois pour Clorian m'en laissoit tous les moyens. Je dirai plus, je portois les lettres de Clorian, souvent je faisois la réponse que Cyrcéne transcrivoit, & dieu sçait si nous nous réjouissions à ses dépens.

 Je vivois heureux lors que la fortune changea pour moi ; quoi qu'à dire vrai je fusse moins à plaindre qu'un autre, car jamais pareilles disgraces ne m'ont abbatu. Les fêtes des bacchanales expiroient, quand nous resolumes Clorian & moi de faire un tournoi. Clorian pour sa devise prit une Circé sous les traits de Cyrcéne, avec ce mot, L'AUTRE AVOIT MOINS DE CHARMES. Pour moi qui voulois un peu déguiser mon histoire, je pris une syréne avec Ulysse attaché au mât de son vaisseau, & ce mot, QUELS LIENS FAUDROIT-IL ? Je croyois avoir fait merveilles ; mais entendez la fuite :

 Près du logis ou je demeurois à Lyon, étoit une belle fille nommée Parthenopé. Je n'avois jamais eu grande familiarité avec elle, sans que j'en puisse bien dire la raison ; car je n'étois pas homme à ne point visiter de belles voisines, quand le hazard m'en offroit. Lorsque nous parumes sur les rangs Clorian & moi, & que chacun eut dit ce qu'il pensoit de notre entrée dans le champ, les plus curieux essayerent de deviner nos devises.

 On devina aisément celle de Clorian ; le nom de Cyrcéne & ses traits la découvroient assés. Pour la mienne, personne ne la devinoit. Enfin un vieux chevalier que son âge dispensoit de jouter & qui étoit auprès de Cyrcéne & de Parthenopé, répondit froidement :» Il est aisé de penetrer son intention, & s'adressant à Parthenopé : c'est pour vous, la belle, dit-il, qu'il entre dans le champ.» Elle rougit, car elle sentoit combien ce discours étoit éloigné de la verité, «Si c'est pour moi, dit-elle, il est bien dissimulé, car il ne m'en a rien dit. Prenez garde, répondit Cyrcéne qui étoit piquée, que vous ne soyez plus dissimulée que lui. Il m'est facile, répondit Parthenopé, de dissimuler ce que j'ignore. Ecoutez, repartit le chevalier, ce qui m'a fait juger ainsi. Pouvoit-il vous nommer plus clairement qu'en prenant pour devise une syréne ? Les syrénes étoient trois sœurs dont l'une se nommoit Parthenopé. Cet Ulysse lié au mât du vaisseau fait entendre que si vous vouliez vous l'attacher, rien ne pourroit le séparer de vous.» Alors on s'écria en frapant des mains : «Parthenopé, nous admirons votre discretion ; mais il n'est plus temps de dissimuler.» Tout-à-coup le bruit se répandit que j'étois le chevalier de la syréne, & que Clorian l'étoit de Cyrcéne, & que l'on verroit bien-tôt laquelle seroit plus favorisée en ce tournoi. Pour moi j'ignorois ce qui se disoit ; seulement je m'apperçus, que quand je passois sous l'échaffaut de Cyrcéne, elle crioit : «Adieu chevalier de Parthenopé.»

 Le tournoi achevé, Cloriant & moi nous allâmes chez Cyrcéne ; je trouvai bien du changement : lorsque je voulois parler à Cyrcéne, elle ne me répondoit autre chose, sinon, «laissez moi en paix, chevalier de la syréne,» & elle se tournoit d'un autre côté. Comme j'étois innocent, je ne sçavois à quoi attribuer cette froideur ; je craignis seulement de n'avoir pas réussi à son gré dans le tournoi. Mais il me sembloit que j'avois aussi bien fait que Clorian, qui pourtant étoit mieux traité. Je me retirai sans être plus instruit, car il me fut impossible de dire un mot en particulier à Cyrcéne. Le lendemain il m'arriva un malheur qui acheva de ruiner mes affaires. Le matin je rencontrai Parthenopé au temple avec une de ses tantes, & je m'apperçus que celle-ci me regardoit d'un œil assés favorable. Elle étoit belle, & par consequent de celles que les loix de ma constance m'obligent d'aimer. Je m'approche d'elle, & lorsque je cherchois des prétextes pour lui parler, elle se pancha de mon côté & me dit : «Comment vous trouvez-vous du tournoi ? C'est, répondis-je, aux belles dames comme vous que je devrois faire cette demande, puisque c'est à elles à porter leur jugement. Je ne vous demande point, ajouta-t-elle, comment vous avez fait, tout le monde vous a rendu justice, je vous demande si vous ne vous êtes point senti fatigué ?» Le lieu me permit à peine de lui répondre. Les prieres finies, elles sortent du temple ; je donnai la main à Parthenopé, & je sçus d'elle que l'on avoit jugé que j'étois son chevalier. Pour moi qui étois ravi de cacher mon amour pour Cyrcéne, & qui d'ailleurs n'auroit point refusé les bonnes graces de Parthenopé, je lui répondis que l'on ne s'étoit point trompé, & que n'ayant osé m'expliquer, j'avois choisi cet expedient. Lorsque nous fumes arrivés au logis, elle ota son écharpe & son masque, & par tous les discours qu'elle tint, je jugeai que ce qui s'étoit passé ne lui avoit point déplu. Avant que de me retirer je pris cette écharpe, & me la passai au col. Parthenopé fit un peu de resistance ; mais je lui representai qu'étant entré pour elle au tournoi le jour précedent, sans avoir aucune marque de son affection, il étoit bien raisonnable qu'elle m'accordât celle-ci ; elle ne resista pas davantage. Cependant je voulois conserver Cyrcéne, ainsi j'affectai de ne point aller où elle pût me voir. Mais Clorian, sans autre dessein que de lui donner de mes nouvelles, lui raconta que les faveurs que je recevois de Parthenopé me combloient de joye, & sur cela il lui parla de l'écharpe. Quoi qu'elle fût vivement piquée, elle dissimula. Le lendemain que j'allai chés elle sans Clorian, «Eh bien, me dit-elle, chevalier de la syréne, qu'est devenue votre écharpe ?» J'aimois infiniment plus Cyrcéne que Parthenopé. Je lui jurai qu'en entrant au tournoi je n'avois point pensé à Parthenopé, mais seulement au nom de syréne, dont on pouvoit faire Cyrcéne en ajoutant une seule lettre. «Mais pourquoi, reprit-elle, ne m'en dîtes-vous rien ? parce que je ne pouvois pas m'imaginer que vous ne devineriez point, répondîs-je. Et que dirons nous de l'écharpe, continua-t-elle ? J'avoue, lui dîs-je, que je la lui pris hier, mais sans autre dessein que de mieux déguiser mon amour pour vous.

 Elle garda quelque temps le silence ; puis reprenant tout-à-coup la parole, Je croirai ce que vous voudrez, dit-elle, si vous voulez me donner cette écharpe, & je vous promets que vous en aurez une autre.» En vain je m'excusai, il fallut ceder. A l'instant elle la mit à son bras, & m'en donna une autre plus belle. Le jour même sçachant que je n'étois point à la maison, elle y vint avec une amie sous prétexte de me prendre pour la promenade, & sur le champ elle envoya un homme qui me servoit dire à Parthenopé qu'elle l'attendoit pour se promener avec elle. «Voilà, lui dit-elle, pour ta peine une écharpe que je te donne, & que je veux que tu portes aujourd'hui pour l'amour de moi.» Le message fut bientôt fait. Parthenopé voyant son écharpe au col de cet homme, crut que je la lui faisois porter par mépris pour sa personne. Elle connut depuis que c'étoit un tour de Cyrcéne à qui j'avois donné l'écharpe ; mais elle se piqua tellement que je ne pus jamais renouer avec elle. Cyrcéne aussi se retira tout-à-fait de moi, pratiquant ainsi la maxime qu'il faut hair ceux que l'on a offensés.

 Je fus contraint de retourner à Palinice ; mais elle m'échappa bientôt ; un beau jour de printemps elles voulurent jouir de la douceur de la campagne. Elles prirent un bâteau chargé d'instrumens, & s'amuserent tantôt à chanter sur l'eau, & tantôt à danser en rond sur la terre. Je ne connoissois de toute la troupe que Palinice & Cyrcéne, je ne laissai pas de me glisser parmi elles, & de les entretenir toutes. Je voyois bien qu'elles se demandoient à l'oreille qui j'étois, & que Palinice étoit assés occupée à dire mon nom à toutes celles qui le demandoient. Bientôt je fus plus connu que personne ; elles me trouverent une humeur si agréable, qu'elles voulurent toutes être de mes amies. Il y avoit parmi elles plusieurs chevaliers qui étoient venus pour leur tenir compagnie.

 Ce fut là que je vis Teombre pour la premiere fois. Cet homme déja sur le retour avoit assés de présomption pour s'imaginer que toutes les femmes mouroient d'amour pour lui. Je ne lui trouvai rien d'agréable, mais il avoit des minauderies qui ne déplaisoient pas à quelques-unes. Florice, à ce que je crois, l'avoit aimé. Florice étoit belle ; les traits du visage réguliers, les cheveux blonds, les yeux les plus doux & les plus attirans ; la taille & l'air majestueux. On jugeoit aisément qu'elle étoit d'un sang illustre ; en effet elle avoit pour pere le chef de cette race qui se prétend issue du grand Arioviste. Malgré tant de charmes & de beauté, Teombre fut celui de toute la ville qu'elle aima le plus pour son malheur. Cette passion étoit déja surannée. Pour la rallumer, Teombre feignit d'aimer une jeune fille nommée Dorinde, qui ne manquoit pas de beauté, mais qui le cedoit en tout à Florice. Dorinde étoit partie depuis quelques jours pour la campagne. Teombre profita de cette conjoncture pour continuer sa feinte. Lorsque son tour vint de chanter, il prit Dorinde pour le sujet de sa chanson. J'ai oublié les vers, dont le sens étoit qu'en partant elle lui avoit juré de se souvenir toujours de lui : bonheur qui l'égaloit, disoit-il, aux dieux mêmes. La belle Florice se sentit infiniment piquée de ces discours, qui tenus en sa presence l'offensoient davantage, & prenant la parole comme pour défendre Dorinde qui lui appartenoit, elle répondit de la sorte.


Si Dorinde a fait ce serment,
Pour bannir un fâcheux amant,
Promettre est un doux artifice.
Mais quand on devroit l'en punir,
Elle aimeroit mieux le supplice
Qu'un si douloureux souvenir.

 Cette repartie de Florice me plut tellement, que dès lors je resolus de la joindre à Palinice & à Cyrcéne. Un moment après on passa dans une prairie charmante, où les unes se mirent à chanter, d'autres à danser, quelques-unes à cueillir des fleurs, ou à se promener.

 Florice fut de celles qui faisoient des guirlandes. Elle étoit alors assise & séparée de la troupe, elle s'entretenoit peut-être de ce que Teombre avoit dit. Je m'approchai d'elle, dans la vue de la servir, si je trouvois quelqu'apparence de succès, & de donner aussi de la jalousie à Cyrcéne. Je fis donc semblant de lui aider à cueillir des fleurs, afin de lui parler plus librement. Elle les prenoit de ma main avec beaucoup de civilité, mais surprise pourtant qu'un inconnu lui rendît ce service. Je m'en apperçus ; mais j'attendois que ses paroles me donnassent lieu de lui faire entendre que je l'aimois. Le respect que m'inspiroit sa naissance m'engageoit à ces ménagemens que je ne connoissois guéres. Enfin après avoir reçu plusieurs fois les fleurs que j'avois cueillies, elle me dit que je l'estimerois incivile, si elle souffroit que je continuasse. «Il me semble au contraire, lui dis-je, que l'on est obligé à vous rendre toute sorte de services, puisque vous servez si bien vos amies en leur absence. Vous voulez parler de Dorinde, dit-elle ; je ne puis souffrir la vanité de Teombre. Vous voyez quel il est, cependant il pense & dit que nous mourons toutes d'amour pour lui. Il me paroît bien plus propre, repartis-je, à guérir de l'amour qu'à en donner.» Alors Florice me regardant avec un soûris, «Je suis, me répondit-elle, de votre opinion, & si je voulois aimer, il seroit le dernier de tous les hommes que je choisirois. Vous offenseriez bien les dieux, ajoutai-je, si vous profaniez pour lui tant de beauté. Je sçais bien, dit Florice, que je ne suis pas belle, mais je sçai mieux encore que je n'aimerai jamais Teombre. Puissiez-vous être, lui dis-je, plus veritable pour lui que vous ne l'êtes pour vous-même ! Ces discours sont hors de saison & peu agréables, interrompit-elle, ne parlons plus de moi. J'obéirai, lui dis-je ; mais ce que vous me défendez de dire, je l'aurai éternellement dans le cœur.»

 Déja ses compagnes étoient entrées dans le bateau ; elle se leva donc sans me répondre, & mettant ses fleurs dans un pan de sa robe, je la pris sous le bras. Je n'osai reprendre le discours que j'avois commencé ; car montrer trop de hardiesse dans les premieres déclarations, c'est témoigner que l'on n'aime guéres. Ici, belle Phylis, commencent de nouvelles affaires. Depuis que j'eus vu Florice, il me fut impossible de m'en détacher. Je voulois conserver Palinice, elle meritoit d'être aimée, & la perte de Cyrcéne m'affligeoit. Quoique celle-ci ne m'aimât plus, elle regardoit comme une insulte faite à sa beauté, que Florice m'occupât plus qu'elle n'avoit pu faire. Elle me rendit tous les mauvais offices qui dépendirent d'elle, auprès de Palinice, dont elle avoit reconnu l'amour, & auprès de Florice pour qui ma passion n'éclatoit que trop. Mais par ses contrarietés elle fit plus pour moi, que de longs services n'auroient pu faire. Florice reconnut qu'il y avoit de la passion dans Cyrcéne, d'où vient qu'elle n'y ajoûta point foi, & considerant mes actions de plus près, elle commença à les trouver agréables. L'amour prit cette occasion, & se glissa insensiblement dans son ame.

 Les femmes n'estimant rien davantage que ceux qui les aiment, je resolus de conserver l'amitié de toutes, s'il m'étoit possible ; mais Florice avoit trop de merite & de vanité pour vouloir partager un cœur. Tant qu'elle aima peu, elle le souffrit ; mais il en alla autrement lorsqu'elle songea à n'aimer que moi. Pour la posseder seul il fallut renoncer à tout autre amour. J'étois sans cesse auprès d'elle ; elle me mettoit dans tous ses discours, & je la mettois dans tous les miens. Jugez si Palinice & Cyrcéne garderent le silence en une si belle occasion. Toute la ville fut bientôt instruite de notre amour, & Florice même fut informée par une de ses amies, des bruits qui couroient à son desavantage. Elle se repentit de son imprudence, & me dit que pour étouffer ces bruits, il ne falloit plus que je la visse que le soir. Je me contraignis quelque-temps, mais nous nous lassames tous deux de nous voir si peu. Elle me conseilla donc de feindre de l'amour pour quelqu'une de celles qui la voyoient le plus familierement, afin que sous ce prétexte je pusse demeurer auprès d'elle. Elle jetta les yeux sur Dorinde, parce qu'elle étoit assés belle, & qu'elle n'avoit point trop de finesse ; mais il lui vint bien de l'esprit, comme vous l'entendrez bien-tôt.

 Le jour que je me déclarai étoit un jour où le peuple celebroit le rétablissement de la ville sous Neron, après que le feu du ciel l'eut consumée en une nuit. Chacun s'efforçoit de briller à cette fête, soit pour assister aux sacrifices qui s'offroient à Jupiter restaurateur & aux dieux tutelaires, soit pour paroître aux jeux & spectacles publics. Dorinde, qui aimoit à être remarquée, n'oublia rien pour sa parure ; mais que vous dirai-je, belle Phylis ? il suffit de vous faire entendre que je parlai tant à Dorinde, que je lui dis tant de douceurs, qu'elle commença à croire que je l'aimois. Ce même jour je liai amitié avec un jeune chevalier nommé Periandre, & je devins bientôt amoureux de Dorinde, ne pouvant rien voir de beau sans l'aimer. Cependant j'aimois plus Florice que Dorinde : elle étoit aussi plus belle, & d'un rang plus considerable. Deux mois s'écoulerent ainsi ; d'un autre côté, Periandre & moi nous liames l'amitié la plus étroite, & pour la cimenter davantage, nous nous rendîmes hors la ville au tombeau des deux amans, & là prenant leurs manes à témoin de nos sermens, nous nous jurames une amitié éternelle. Quelques jours se passerent que nous nous communiquions nos plus secretes pensées. Un matin, après avoir parlé des beautés de la ville, & nous être dit mutuellement ce que nous en sçavions, il me demanda si je n'aimois rien. Je lui répondis que j'amois, & il me dit qu'avant que de me demander le nom de ma maitresse, il vouloit me nommer la sienne. «Puisque vous m'en avez parlé le premier, lui dis-je, je veux aussi m'expliquer le premier.» Alors, sans lui parler de Florice, je lui dis où j'en étois avec Dorinde. «Comment, reprit-il, vous aimez Dorinde, Dorinde fille d'Arcingentorix ? Ah dieux, que l'amour m'a cruellement traité !» Et s'étant tû quelque temps, «je vous jure, ajouta-t'il, qu'il y a long-tems que je l'aime aussi. Quel malheur plus grand pouvoit-il m'arriver ! je ne puis la quitter sans mourir, ni la conserver sans manquer aux loix de notre amitié.»

 Je demeurai interdit à ce discours ; enfin je lui parlai en ces termes : «Mon frere, puisque cette passion est plus ancienne que notre amitié, loin qu'elle doive s'en plaindre, elle doit la regarder comme une preuve de la conformité de nos humeurs, qui nous a fait aimer un même objet. Mais pour prévenir tout inconvenient, voyons à qui il demeurera. Il y auroit de la tyrannie dans notre amitié, si elle nous portoit l'un ou l'autre à y renoncer ; mais aussi c'est croire l'impossible, que de penser que nous puissions être amis & rivaux. Rapportons-nous-en à la raison, & par le serment que nous avons fait sur le tombeau des deux amans, dites-moi quel témoignage Dorinde vous a donné de son amour ?» Il me répondit : «Je ne puis vous assurer que je sois aimé ; telle est la discretion de Dorinde, qu'elle ne laisse point connoître ses vrais sentimens. Je suis au même état que vous, lui dis-je : jurons donc par notre amitié, par les divinités qui vengent les parjures, que le premier de nous qui recevra de plus grandes preuves de son amour, la possedera seul. J'y consens, repartit Periandre, nous nous ferions trop de violence si nous y renonçions maintenant, au lieu que celui qui se verra méprisé s'armera de dédain.

 Or, gentil Pâris, considerez quel est le caractere de la pluspart des hommes. Avant la déclaration de Periandre j'aimois Dorinde, mais bien moins que je ne l'aimai depuis. Je fus donc plus assidu auprès d'elle, & pour prévenir mon ami, j'eus recours à la ruse. Il me sembloit qu'en amour il n'y avoit point d'artifice qui ne fût permis.

 Je fis faire secretement un petit miroir enrichi d'émail & de chiffres d'or, & m'étant fait peindre par le celebre Zeuxis, je mis mon portrait entre la glace & la table d'or qui la soûtenoit sans que l'on pût l'ouvrir. Je pratiquai ensuite une vieille femme, qui avoit accoûtumé de porter dans les maisons particulieres des bijoux à vendre. Je lui donnai le miroir, lui faisant entendre que j'avois besoin d'argent. «Allez, lui dis-je, chez Arcingentorix, j'ai sçu qu'il avoit une fille qu'il aime fort, peut-être sera-t'il ravi de lui faire ce present. Avant même que de le porter ailleurs, rapportez-moi ce que le pere ou la fille voudront en donner.» Pour abreger, Dorinde l'acheta, déterminée par la beauté du miroir & par le bon marché. Quelques jours après je le vis à sa ceinture. Je jugeai alors que je devois achever mon dessein ; je craignois que la glace ne se cassât, & que mon portrait ne parût. Je demandai à Periandre s'il n'avoit rien avancé auprès de Dorinde. Il me répondit que soit peu de merite de son côté, soit indifference ou discretion de la part de Dorinde, il ne lui avoit point trouvé plus de bonne volonté pour lui que le premier jour qu'il l'avoit vue ; mais que ce qui le rassuroit, c'étoit qu'elle traitoit de même avec tous les autres. «Mon frere, lui répondis-je, ce n'est pas qu'elle soit insensible, & pour vous dire la verité, continuai-je en l'embrassant, je la possede au point qu'elle ne voit que par mes yeux. Mais telle est sa discretion, qu'en public elle ne tourne jamais les yeux sur moi ; elle se contente de me dédommager en particulier. Avez-vous remarqué un miroir qu'elle porte à la ceinture depuis quelques jours ? Sçachez que c'est pour l'amour de moi qu'elle le porte : & pour vous en convaincre, lorsque vous serez auprès d'elle, cassez la glace, & vous trouverez mon portrait sous un papier qui le cache.» Periandre ne demeura pas moins immobile que s'il avoit vu la tête de Méduse. Il conclut enfin qu'il devoit, si je ne le trompois point, m'abandonner Dorinde.

 Il sort à l'instant, & va chés Arcingentorix. Il trouva Dorinde seule. Dès qu'elle l'apperçut, elle alla le recevoir avec sa politesse ordinaire ; car de tous ceux qui aspiroient à l'épouser, Periandre étoit celui à qui son cœur donnoit la préference. Mais prévenu comme il étoit, il ne regardoit qu'avec dédain ces politesses. Il voulut d'abord s'éclaircir si ce que je lui avois dit, étoit vrai. Il prend le miroir, feignant de l'admirer : & comme s'il se fût laissé emporter aux discours qu'il lui tenoit, il le laissa tomber avec violence. Lorsqu'il vit que la glace étoit rompue. «Je vous demande pardon, lui dit-il, ma maitresse, pour reparer ma faute, j'y ferai mettre une autre glace.» Elle lui répondit que la chose ne meritoit pas qu'il en prît la peine. Aussi-tôt elle tendit la main pour reprendre le miroir, mais Periandre s'imaginant qu'elle vouloit lui cacher mon portrait, s'obstina davantage, & dans cette contestation ôtant la glace & le papier, il découvrit mon portrait. Jugez quelle fut la surprise de Dorinde & de Periandre même ! Periandre crut qu'elle paroissoit étonnée pour mieux dissimuler. Frapé de cette idée, «je publierai par-tout, lui dit-il, que personne ne sçait ni mieux aimer, ni mieux cacher son amour. Periandre, lui dit-elle, vous pouvez croire ce qu'il vous plaira ; mais je jure que mon ignorance est aussi veritable que ma surprise est réelle. Je vous quitte de vos sermens, repartit Periandre ; vous êtes la premiere qui m'ait trompé, j'abandonne la place à quelqu'autre. J'aurai du moins la consolation de n'être pas le dernier que vous tromperez.» Dorinde fit tout ce qu'elle put pour le desabuser, mais tous les efforts furent inutiles. Periandre se retira sans l'écouter, & ne croyant pas qu'il pût si-tôt oublier Dorinde, comme il s'y étoit engagé par serment, il eut recours à l'absence, qui fut pour lui une foible ressource.

 Me voilà donc par cet artifice devenu maître du champ de bataille. Mais, gentil Pâris, quand j'allai voir Dorinde, que ne me dit-elle point ? Elle avoit sçu par la femme de qui elle avoit acheté le miroir, qu'il venoit de moi. «Perfide, me dit-elle, comment avez-vous pû offenser si cruellement une personne qui l'a si peu merité ? & comment osez-vous vous présenter à mes yeux ?» Je la laissai exhaler sa colere, & lui répondis ensuite en ces termes : «Je merite les reproches que vous me faites, je me garderai bien de m'en plaindre ; mais je me plaindrai avec justice de l'amour, qui en allumant tant de feux dans mon ame, vous a laissée si indifferente pour moi : autrement vous n'auriez point desaprouvé l'artifice dont je me suis servi pour écarter un rival. La violence de mon amour ne devroit-elle pas diminuer ma faute à vos yeux ?» Ces mots prononcés de l'air du monde le plus passionné, firent tant d'impression sur Dorinde, qu'elle ne fut pas long-tems sans me pardonner. Il arriva même que ce qui avoit excité sa colere, augmenta sa bonne volonté ; l'artifice dont j'avois usé lui fit croire que je l'aimois en effet. Cependant j'aimois beaucoup plus Florice qu'elle ; à la verité, quand elle commença de me favoriser davantage, je commençai aussi à redoubler d'amour, car rien ne m'emflamme comme les faveurs.

 Florice soupçonna bientôt mon intelligence avec Dorinde. Un jour elle m'en parla avec quelque alteration, & moi qui l'aimois veritablement, je lui jurai tout cequ'elle voulut ; que je ne voyois Dorinde que pour lui obéir ; qu'à la verité, pour mieux cacher notre dessein, lorsque j'étois auprès d'elle je contrefaisois le passionné ; que si elle l'approuvoit, je cesserois de la voir, & qu'elle m'épagneroit une contrainte cruelle. Je dissipai de la sorte ses soupçons ; elle me fit pourtant jurer que je lui montrerois toutes les lettres que m'écriroit Dorinde. Je n'y manquai point ; car Dorinde ne fut pas long-temps sans répondre à mes lettres.

 A ce mot Hylas remarqua que Silvandre s'approchant de Diane, lui disoit quelque chose à loreille, & qu'ils sourioient ensuite. Il interrompit son discours : «Vous riez, Silvandre, lui dit-il, de ce qu'aimant Florice, je me plaisois avec Dorinde. Devons nous, à votre avis, refuser le bien que les dieux nous envoyent ?» Silvandre resta dans le silence, pout ne point interrompre Hylas ; & celui-ci ayant attendu quelque temps, reprit en ces termes, après avoir secoué la tête :

 Je ne pus voir plus familierement Dorinde, sans l'aimer davantage : & comme une faveur reçue en attire une plus grande, elle me donna chaque jour des preuves plus marquées de sa bien veillance. Le stile de nos lettres changea ; il devint plus passionné. Je n'en donnai plus que très rarement à Florice, encore les choisissois-je adroitement. Bien auprès de Florice & de Dorinde, je vécus quelque-temps dans une felicité que je ne puis exprimer ; mais telle fut la volonté des dieux, une felicité si parfaite ne dura guere ! Un jour que je cherchois quelque chose dans mes poches en presence de Florice, & de quelques-unes de ses compagnes, elle entrevit deux ou trois billets pliés autrement que ceux que je lui avois donnés. Elle soupçonna d'abord qu'ils étoient de Dorinde ; & se figurant que je la trompois, elle resolut de me les dérober. Elle en vint à bout si adroitement, aidée de ses compagnes qui m'amusoient, que je n'en sentis rien. Elle les cacha, & dit à ses compagnes : «Quand je me serai retirée, pour le tirer d'inquietude, s'il cherche ces billets, faites-lui entendre que je les ai.» Elle parloit de la sorte pour m'inquiéter davantage. Elle sort incontinent, & se renfermant dans son cabinet, elle en trouva cinq de fraîche date, & d'autres plus anciens. Le premier qu'elle lut, & qui étoit le dernier écrit, étoit conçu en ces termes :


DORINDE A HYLAS.



 Je m'y rendrai, puisque vous le voulez ; mais souvenez-vous de ménager ma réputation, en songeant à vous satisfaire. C'est ce que j'attends de vous, si vous m'aimez. Adieu jusqu'au plaisir de revoir ce que j'aime, & ce qui m'aime aussi, si les dieux veulent me rendre heureuse.

 Figurez-vous, belle Phylis, quel fut l'étonnement de Florice, après avoir fait cette lecture. Elle doutoit si c'étoit songe ou réalité. Le premier billet qu'elle rencontra ensuite, étoit conçu en ces termes :


 Je croi de votre amour plus que vous ne m'en dites ; mais que ne m'aimez-vous autant que je vous aime ? Vous jurez sans doute qui vous m'aimez davantage ; pourquoi doutez-vous donc de mon retour ? Ne dites pas que les femmes ne sçavent point aimer. Vous êtes le plus incredule des hommes, si vous n'êtes convaincu du contraire par les preuves que je vous en donne tous les jours.

 Voici le troisiéme qui se presenta sous sa main.


 Vous avez desiré mon portrait, je vous l'envoye. Puissiez-vous étre persuadé que vous n'avez pas moins d'empire sur celle qui vous le donne, que sur le portrait mesme. Et plût à dieu qu'il me fût permis d'estre aussi souvent avec vous que cette peinture y sera desormais !

 Florice jettant alors ce billet sur la table, & poussant les autres loin d'elle, fit un pas en arriere, & les bras croisés, elle garda quelque temps un profond silence. «O dieux, s'écria-t'elle ensuite, ce que je vois est-il bien veritable ! Est-il possible, Hylas, que tu m'ayes trahie ! & que j'aye été assés aveugle pour ne pas remarquer tes perfidies ?» Après s'être tue encore, elle frapa des deux mains sur la table. «Non, ingrat, continua-t'elle, elles ne demeureront pas impunies, je les découvrirai du moins à ta Dorinde, peut-être qu'elle deviendra sage à mes dépens.» Aussitôt elle prend les billets, & se rend chez Dorinde. «Je veux, lui dit-elle, vous donner une preuve signalée de mon affection ; mais il faut ici de la prudence. Vous croyez qu'Hylas vous aime, je vas vous détromper.» A ce mot Dorinde rougissant : «Non non, ajoûta Florice, il n'est plus tems de dissimuler. Je sçai que vous l'aimez, que vous lui avez énvoyé votre portrait, & que vous vous trouvez aux rendez-vous qu'il vous donne.»

 Dorinde rougit encore plus, & pour cacher sa rougeur, elle mit la main sur son visage. «Dorinde, poursuivit Florice, ne vous allarmez point, réjouissez-vous plus tôt que votre secret soit entre les mains de la seule Florice. Si vous aimez votre honneur, renoncez à un perfide, qui ne vous recherche que pour publier vos faveurs. Il y a eu autrefois quelque familiarité entre lui & moi ; de là vient qu'heureusement pour vous, c'est à moi qu'il s'est adressé. Vous ne lui avez rien dit qu'il ne m'ait rapporté ; & pour vous en convaincre, voici la plûpart des billets que vous lui avez écrits.» Dorinde reconnut son caractere. Elle avoua qu'elle avoit crû que je l'aimois. En même temps elles se déchaînerent contre moi, Dorinde sur tout, parce qu'elle se trouvoit la plus offensée.

 Florice s'étant ainsi vengée, s'en retourna chés elle, dans la resolution de ne me voir jamais, s'il lui étoit possible. Mais les premiers mouvemens passés, elle se souvint que malgré mon amour pour Dorinde, je ne lui avois rien dit d'elle-même, ni des faveurs que j'en avois reçues. Elle conclut alors que je l'aimois plus que Dorinde. Plus elle s'arrêtoit à cette idée, plus elle se repentoit de ce qu'elle venoit de faire. «S'il a vu Dorinde, disoit-elle, c'est moi qui l'ai voulu ; s'il l'a recherchée, c'est par mes ordres, s'il l'a aimée, c'est qu'elle a des attraits ; s'il a répondu à ses faveurs, c'étoit pour mieux dissimuler, enfin parce qu'à son âge on ne se refuse guere à de pareilles fortunes. S'il me les a cachées, c'est qu'il craignoit de m'irriter. Mais puis-je douter qu'il ne m'ait aimée plus qu'elle, quand il est certain qu'il ne lui a rien dit de notre intelligence ?» Bientôt elle se condamna comme coupable, & touchée de repentir, elle ne songea plus qu'à reparer sa faute.

 Dorinde au contraire n'écouta que son ressentiment. Je la trouvai baignée de larmes. En vain elle essaya de me les cacher. Dès qu'elle m'apperçut : «Eh bien, traître, s'écria-t'elle, tes perfidies passées ne te suffisent-elles pas ! Viens-tu en tramer de nouvelles ?» Surpris d'un tel accueil, je gardai le silence. «Peut-être, ajoûta-t'elle, voudras-tu nier, mais souviens-toi à qui tu as donné ces lettres, & compte que je serai desormais ta plus cruelle ennemie.» En même temps elle me poussa dehors, & referma si promptement sa porte, que je ne pus lui répondre. Je me retirai donc honteux & confus, comme vous pouvez vous l'imaginer, ma belle maitresse, mais indigné contre Florice, car je sçavois que c'étoit elle qui m'avoit pris mes lettres, & je voyois qu'elle les avoit données à Dorinde. Je jugeai bien qu'elle en avoit usé de la sorte par jalousie ; & pour la mortifier, je resolus de m'attacher uniquement à Dorinde.

 Quelques jours après je trouvai Dorinde seule en son cabinet, & poussant la porte sur moi, je me jettai si brusquement à ses genoux, qu'elle n'eut pas le loisir de se retirer. Après lui avoir demandé mille fois pardon, je lui déclarai la verité. Je lui dis que Florice m'avoit aimé long-temps, & que pour cacher notre intelligence, elle avoit exigé que je feignisse de l'aimer, que j'avois feint au commencement, & qu'alors j'avois porté toutes ses lettres à Florice, mais qu'étant venu à l'aimer elle serieusement, je n'avois plus donné de lettres à Florice. «Lâche imposteur, me dit-elle, Florice ne m'a-t'elle pas remis les dernieres lettres que je t'ai écrites ? Je l'avoue, répondis-je, mais elle me les a dérobées. Si vous refusez de m'en croire, interrogez celles qui ont été témoins du larcin.» En même temps je nommai les deux personnes qui l'avoient vu, & qui me l'avoient redit. «Admirez, continuai-je, combien l'amour est juste. Il fait souffrir à Florice le mal qu'elle nous avoit préparé. Comment avoit-elle imaginé que l'on pût feindre de vous aimer ? Me punissent les dieux, si je ne la hais souverainement, & si je ne vous aime autant que je la hais !» Je lui tins encore quelques discours semblables qui la disposoient en ma faveur. Et quand elle eut verifié le larcin, elle me pardonna, & nous nous aimâmes plus qu'auparavant.

 Je cessai de voir Florice, quoiqu'elle fût plus belle que Dorinde ; mais le dépit où j'étois contr'elle, avoit diminué ses charmes à mes yeux. Elle supporta quelque temps mon changement ; mais enfin il fallut en venir aux regrets de m'avoir perdu. Elle ne doutoit pas que je ne l'eusse aimée, elle crut donc qu'elle me rappelleroit en me donnant de la jalousie. Elle jetta les yeux sur Teombre. Elle s'imagina qu'il seroit plus propre que tout autre à recevoir de l'amour, & que n'ignorant pas qu'elle en avoit été aimée, je croirois aisément qu'elle avoit repris du goût pour lui. Je remarquai d'abord ce renouvellement d'amour, j'en fis part à Dorinde qui en rioit avec moi. Cependant Florice ne me voyant point revenir à elle, redoubla ses faveurs pour Teombre. Et comme elle en faisoit trophée à mes yeux, & que je ne la voyois plus qu'en public, tout le monde remarqua leur intelligence. Ses parens en furent informés. Elle recourut d'abord aux excuses ; mais ne pouvant plus nier, elle avoua que Teombre la recherchoit dans la vue de l'épouser. «Qu'il nous en parle donc, lui dit la mere irritée, autrement nous croirons que vous voulez nous imposer.»

 Florice qui jusques-là avoit conservé sa reputation, & qui craignoit ses parens, engagea Teombre à parler de mariage, sans dessein pourtant de conclure, mais dans l'esperance de rompre quand il en seroit temps. Teombre étoit un parti sortable pour Florice, ses parens en jugerent de la sorte, & dès le jour même qu'il eut fait parler, le mariage fut arrêté. Il ne restoit plus que de mener Florice au temple. Pourrois-je, belle Phylis, vous exprimer quelle fut la consternation de Florice, lorsque son pere lui apprit ce qui s'étoit passé ! Elle eut beau feindre, ses larmes la trahirent. «Que vois-je, lui dit son pere ? Florice pleure quand elle obtient ce qu'elle desiroit ? Je vous ai bien dit, répondit-elle toute en pleurs, que Teombre me recherchoit, mais non pas que je le desirasse. N'est-ce pas vous, ajoûta le pere, qui avez engagé Teombre à parler ? Je l'ai fait pour vous obéir, repartit Florice, & je croyois que vous me donneriez du temps pour me déterminer. Non, non, continua le pere, qu'il vous suffise que j'aye rougi une fois pour vous ; les choses sont d'ailleurs trop avancées pour reculer.»

 A ce mot il la laissa seule, & chargea sa femme de lui parler. Celle-ci la traita encore avec plus de rigueur, & lui fit entendre que la mort seule pouvoit rompre ce mariage. Quelle affliction pour Florice ! Outre qu'elle me perdoit, pour surcroît d'ennui elle se voyoit entre les mains d'un homme qu'elle haissoit mortellement. Elle étoit pourtant moins affligée de me perdre, & de se voir livrée à Teombre, qu'elle n'aimoir point, que de penser que je jugerois mal de son amour pour moi ; car elle m'aimoit toujours, & rejettoit mon indifference sur la faute qu'elle avoit commise à mon égard. Dans cette perplexité, elle resolut de me faire sçavoir que si elle épousoit Teombre, du moins sa foi n'étoit point changée. Elle m'écrivit donc en ces termes :


FLORICE A HYLAS.



 En quel état se trouve celle que vous avez aimée ? Elle se voit toute à un autre par les rigoureuses loix du mariage ; c'est ainsi qu'elle est punie de sa feinte. Si vous aimez encore celle que vous aimâtes tant autrefois demandez-moi à mes parens. Sans doute qu'ils préfereront votre alliance à celle de Teombre, à qui je suis destinée, helas ! si vous ne m'aimez autant que je vous aime.

 Quoique j'eusse resolu d'être tout à Dorinde, je ne laissai pas d'être sensible au déplaisir de Florice. Admirez ici l'artifice de l'amour. J'étois trop irrité contr'elle, pour qu'il réussît en m'attaquant ouvertement. Il s'y prit donc par des voyes détournées. Il me representa d'abord ma haine pour Teombre, & combien peu il meritoit l'avantage dont il alloit jouir. Puis il me rappella les charmes & les vertus de Florice, aussibien que les faveurs que j'en avois reçues. Je pris donc la resolution de retourner à elle, & je me repentis de l'avoir quittée pour Dorinde. Mais quand je vis qu'il étoit question de mariage, de ce lien, que j'ai toujours regardé comme tyrannique, je me trouvai bien combattu. D'un côté Dorinde ne me déplaisoit pas ; de l'autre je ne pouvois consentir que Teombre possedât Florice, mais surtout je ne voulois point l'épouser. Après avoir bien déliberé, je pris le parti de renouer avec Florice & d'empêcher que Teombre ne l'épousât. Je feignis donc que je n'avois point reçu sa lettre ; & prenant la plume, je lui écrivis ces mots :


HYLAS A FLORICE.



 Vous avez donc le courage de vous donner à Teombre ? & vous le préferez à Hylas ? O dieux, si vous le permettez, ne punirez vous point l'ingrate Florice !

 J'en usois de la sorte, afin qu'elle crût que c'étoit mon amour, & non pas ses prieres qui me ramenoient à elle. Ma lettre la combla de joye ; & sans s'inquieter de la sienne qu'elle s'imagina que je n'avois point reçue, elle me récrivit qu'elle m'avoit déja mandé qu'il ne tenoit qu'à moi d'empêcher ce mariage, en la demandant à son pere. Mais sans attendre sa réponse, je fis semblant de partir pour la campagne, ne pouvant soûtenir la vue de ce mariage. Et pour lui faire croire mon depart, j'ordonnai qu'en même temps on lui remît de ma part cette lettre :


HYLAS A FLORICE.



 Puisqu'il est impossible que Florice soit à moi, je pars de cette Ville. J'aime mieux apprendre votre mariage que d'en être témoin. Puissent les dieux vous donner autant de satisfaction que vous m'en laissez peu, & la rendre aussi durable que mes regrets ! Je vous jure qu'ils m'accompagneront jusqu'au tombeau, & que là meme je me plaindrai de votre changement, & de la rigueur de ma destinée.

 Or, belle Phylis, je lui écrivois en ces termes, afin qu'elle ne crût pas que j'avois reçu sa lettre. Autrement il falloit la perdre sans ressource, ou la demander en mariage ; & j'aurois préferé la mort à un pareil engagement. Pour la tirer d'inquietude au sujet de sa lettre, je la lui fis rendre par un des miens qui lui assura que j'étois parti il y avoit deux jours, & qu'il ne sçavoit où j'étois allé. Elle ne s'apperçut point que j'eusse ouvert sa lettre, parce que depuis long temps nous nous servions du même cachet, & que je l'avois bien refermée. Elle reprit la lettre en soupirant ; puis elle demanda quelle affaire si pressante m'avoit obligé de partir avec tant de précipitation. Comme j'avois instruit le messager, il répondit qu'il ne sçavoit rien autre chose, sinon qu'il ne m'avoit jamais remarqué si triste, & que je lui avois seulement ordonné de l'attendre. «Ah, s'écria-t'elle, que je crains bien qu'il n'arrive trop tard pour mon bonheur !» En même temps elle se mit à pleurer. A son retour il me fit ce recit ; j'y fus sensible, je l'avoue, mais je ne pus prendre sur moi de l'épouser. Je me tins donc caché jusqu'à ce que son mariage avec Teombre fût absolument conclu. Alors elle m'écrivit, avant que de signer le contrat :


FLORICE A HYLAS.



 Demain sera le dernier jour de ma vie ; si c'est mourir, que de se voir livrée en proye aux plus cruels déplaisirs. Si Hylas y est sensible, il peut me retirer du tombeau, & plus encore s'il ne laisse pas de m'aimer, toute malheureuse que je suis.

 Jugez si je fus vivement touché, puisque j'avois pour Florice un amour veritable. Le lendemain elle fut contrainte de signer, mais avec des regrets incroyables, & de si grands tremblemens, que sa main ne pouvoit conduire sa plume. Lorsqu'en allant au temple, elle passa sous mes fenêtres, elle leva les yeux & m'apperçut. Quelle vue, grands dieux ! Elle tomba évanouie entre les bras de ceux qui la conduisoient ; & moi je me jettai sur un lit, où je restai presque tout le jour. Mais craignant qu'elle s'imaginât que je n'étois point sorti de la ville, j'engageai un de mes amis à lui faire entendre dès le soir même, que je m'en étois allé pour ne point voir ces fatales nôces, & dans le dessein de ne revenir jamais ; mais que je n'avois pu demeurer plus longtemps éloigné d'elle, que par malheur j'étois arrivé dans le moment le plus funeste, & qu'en l'état où il m'avoit vu, il m'étoit impossible de vivre, si elle ne me donnoit quelqu'assurance de sa fidelité. Sans faire semblant de l'avoir entendu, Florice tire une bague de son doigt, & la lui mettant dans la main : «Ce diamant, dit-elle, lui garantira mes sentimens.» Le soir même, & à l'heure, comme je crois, que Teombre la tenoit entre ses bras je tenois sur mon sein la main où j'avois mis ce diamant ; il m'entra dans la chair, sans que je puisse comprendre comment cela se fit, & depuis la marque m'en est toujours demeurée près du cœur. «O dieux, m'écriai-je, en pensant à l'outrage que Teombre me faisoit, combien plus sensible est l'injure que je reçois maintenant !»

 Peut-être ai-je trop insisté sur ces circonstances ; mais excusez Hylas, qui ne fut jamais si touché que pour vous, belle Phylis, dit-il en soûriant. «Nous n'en doutons, répondit Phylis, ni moi, ni personne de la compagnie. Mais dites-nous comment vous quittâtes Dorinde.»

 Lorsque je cherchois, reprit Hylas, à rompre honnêtement avec elle, il s'en presenta l'occasion du monde la plus favorable. Periandre qui aimoit toujours Dorinde, revint enfin, ne pouvant plus vivre éloigné d'elle. Il commença par me rendre visite, & quelques jours s'étant écoulés, sans qu'il me parlât presque de Dorinde, un jour que nous étions seuls, je lui parlai de la sorte : «Periandre, je vous aime trop pour souffrir plus long temps la tristesse que je remarque sur votre visage. Vous ne doutez point que je n'aime Dorinde ; mais vous ne devez pas douter davantage de mon amitié. Pour vous en convaincre, je vous rends cette Dorinde que ma bonne fortune vous avoit enlevée. Recevez-la, & soyez persuadé que je serai moins touché de la perdre, que de vous causer le moindre déplaisir, ou de me voir séparé de vous.» Malgré la joye que ressentit Periandre à cette proposition, il fit d'abord quelques difficultés ; mais voyant que je persistois, il l'accepta avec mille remercimens.

 Je m'éloignai donc insensiblement de Dorinde, tandis que Periandre s'insinuoit dans ses bonnes graces ; & cependant j'entreprens Florice. Je trouve les moyens de lui parler, je l'assure de mon amour, & je renouai si bien, que notre intelligence fut plus parfaite qu'auparavant. La haine qu'elle avoit pour Teombre ne contribua pas peu à notre reconciliation : comme Dorinde lui étoit suspecte, elle voulut que je rompisse absolument evec elle, sans quoi elle aimeroit mieux ne me plus voir, que d'être toujours en de continuelles allarmes. Elle exigea même, malgré tout ce que je pus representer, que je lui fisse quelque affront.

 C'étoit le sixiéme de la lune de juillet, jour où les personnes les plus qualifiées vont avec les druides cueillir le gui salutaire, que Florice me commanda pour la derniere fois de lui donner satisfaction sur cet article. Le sacrifice étoit achevé, & les réjoiussances commençoient ; je tirai Periandre à l'écart, & pour qu'il ne s'offensât point de ce que j'allois faire, je lui dis que Dorinde esperoit toujours de me ramener, & que de là venoient les froideurs qu'elle lui marquoit, & que je voulois la détromper. Je la vis soudain auprès de Florice, au milieu d'une compagnie nombreuse ; je m'approche, & après quelques discours vagues, je lui dis si haut, que tout le monde put l'entendre : «Dorinde, je connois maintenant que ce que l'on m'a dit de vous est veritable. Quoi, me dit-elle en souriant ? Que l'on ne peut avoir meilleure opinion de soi, que vous l'avez de vous-même, répondis-je à l'instant.» Dorinde rougit, & m'ayant demandé pourquoi je jugeois d'elle si peu favorablement, je repartis de la sorte : «C'est que mesurant les autres à vous-même, ainsi que vous aimez tout ce qui s'offre à vos regards, vous pensez que l'on ne peut vous voir sans vous aimer, & j'ai sçu que vous étiez dans cette erreur à mon égard. Mais sçachez que vous avez trop peu de merite pour Hylas, & qu'il rougiroit de vous aimer, ou de continuer maintenant, s'il s'étoit jamais abbaissé jusque là.» Figurez-vous, gentil berger, quelle devint Dorinde : à ces mots je la laissai outrée de dépit & de honte.

 Florice depuis cet heureux jour me rendit toute son affection, & si Teombre la possedoit comme époux, je la possedois moi comme amant. De son côté Dorinde jura de me rendre tous les mauvais offices qu'elle pourroit. Elle s'apperçut que j'avois renoué avec Florice. Pour nous traverser & sçavoir de mes nouvelles, elle fit plus d'accueil à Periandre, & feignit de l'aimer en effet. Periandre au comble de ses vœux ne la quittoit pas un instant. Elle lui raconta bientôt l'histoire du miroir, & pour le convaincre, elle fit venir la femme de qui elle l'avoit acheté. Elle ajouta à ce recit tant de circonstances desavantageuses, qu'elle aliena un peu son esprit du malheureux Hylas. Elle vouloit par son moyen avoir quelqu'une des lettres que Florice m'écrivoit. «Il est à Florice, lui disoit-elle ; mais il cessera de l'aimer, dès qu'il verra quelqu'autre objet qui le frape. Faites-moi un plaisir extrême, ajoutoit-elle, & lui tenant les mains dans les siennes, elle lui fit jurer qu'il le feroit. Vous sçavez, continua-t'elle, que Florice & moi nous sommes amies & alliées. Je ne puis croire qu'elle l'aime ; dites-moi ce que vous en sçavez. Bon, répondit-il, il ne se passe pas un jour qu'elle ne lui écrive. Mon dieu, continua-t'elle, ne pourriez-vous pas me montrer quelqu'une de ses lettres ? Rien de plus facile, répondit-il.» En effet la chose étoit aisée, car je n'ai jamais sçu enfermer une lettre, & quelques déplaisirs que m'ait attiré cette negligence, je suis encore à m'en corriger.

 Periandre soit pour se venger, soit pour obeir à Dorinde, ne perdit pas un moment. Dès le soir même étant venu coucher avec moi, suivant sa coutume, il me déroba une lettre que j'avois reçue en sa presence, & dès qu'il put entrer dans l'appartement de Dorinde, il la lui porta. Elle étoit conçue en ces termes :


FLORICE A HYLAS.



 Celui qui n'est au monde que pour nôtre supplice, va demain à la campagne. Si vous venez nous serons libres tout le soir.

 Vous sçavez, gentil Pâris, que l'on ne met point de suscriptions sur de pareils billets. C'est ce qui donna lieu à Dorinde d'y mettre le nom de Teombre, & de le lui envoyer aussitôt par un jeune homme qu'elle instruisit bien auparavant. Il s'acquita si adroitement de sa commission, que, pendant que Teombre cherchoit des ciseaux pour couper la soye, il sortit, & vint retrouver Dorinde à qui il rendit compte de ce qu'il avoit fait. Si le mari fut étonné en lisant le billet de Florice, vous pouvez le juger, ma belle maitresse.

 Il lui montra ce billet, il la contraignit de partir, & l'accabla de reproches. Mais elle lui fit entendre qu'avant son mariage, elle & Dorinde s'écrivoient ainsi très souvent lorsqu'elles étoient seules, & que Dorinde étant irritée contr'elle, elle avoit saisi l'occasion du départ de Teombre pour lui envoyer ce billet. «Vous pouvez bien juger, ajoutoit-elle, si je dis vrai, puisque la suscription est de la main de Dorinde.» Teombre parut recevoir cette excuse. Cependant il mena Florice avec lui ; elle n'eut le temps d'écrire qu'un mot qu'elle remit entre les mains d'une fille affidée. Pour moi qui ignorois ce qui se passoit, je ne manquai point de me trouver au lieu accoutumé. On me donna le billet de Florice, & sur le champ on referma la porte. Ce contretemps me donna l'allarme, je craignis qu'il ne fût arrivé quelqu'accident. Dès que je fus arrivé chés moi, je lus avec l'impatience que vous pouvez imaginer le billet qui m'avoit été remis : il étoit conçu en ces termes :


FLORICE A HYLAS.



 C'est la plus cruelle ennemie que tu auras jamais qui t'écrit maintenant, pour t'avertir que ni Dorinde, ni toi n'avez pu la faire mourir, & que le ciel lui laissera asses de vie pour qu'elle se venge de vous deux. Cependant oublie mon nom, comme tu as perdu le souvenir de mes faveurs.

 O dieux, quel devins-je, après avoir lu ce billet ! je ne pouvois concevoir ce qui me l'avoit attiré. Je me promenai toute la nuit dans ma chambre, & dès qu'il fut jour, j'envoyai un des miens pour ménager une entrevue avec celle qui m'avoit donné le billet ; mais je n'en pus venir à bout de tout le jour. Le soir étant venu, j'appris ce que je viens de vous raconter. Je cherchai alors dans mes poches, & ne trouvant point ma lettre, je compris que Periandre me l'avoit dérobée. Je resolus d'en tirer vengeance ; mais quand je rencontrai mon ami, & que je lui reprochai le larcin qu'il m'avoit fait, il me répondit en souriant : «Si je vous ai déplu, j'en suis fâché, & vous devez l'oublier, si vous vous rappellez que vous m'offensâtes bien plus en me dérobant Dorinde par l'artifice d'un miroir, que je n'ai pu faire en vous dérobant ce billet. Mais, lui dis-je, je vous ai rendu votre maitresse, & vous, vous me faites perdre la mienne.» J'aimois Periandre, & peut-être autant que ni Florice ni Dorinde. Je reçus son excuse, & je crus même qu'il n'y avoit point d'autre moyen de me raccommoder avec Florice. Nous attendions son retour pour la détromper ; mais Theombre qui étoit homme d'esprit, & qui n'avoit point reçu en effet les excuses de sa femme, resolut de rester quelque temps à la campagne ; pour connoître mieux son caractére, & examiner de près sa conduite. Cependant je ne pouvois demeurer inutile. Je vis Chriseide, & je l'aimai. Il est vrai qu'elle méritoit mon attachement, car il n'y eut jamais d'étrangére plus charmante, ni plus capable d'inspirer de l'amour.

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LIVRE CINQUIÈME.



 Astrée eût entendu Hylas avec bien du plaisir, si elle avoit été dans une autre situation ; mais le desir extrême qu'elle avoit de se rendre au lieu où Silvandre avoit trouvé la lettre de Celadon, lui faisoit souffrir avec impatience tout ce qui la retardoit. Elle fit donc signe à Phylis qu'il étoit temps de partir, & lorsqu'elle s'apperçut qu'Hylas s'arrêtoit pour songer à ce qu'il avoit à dire de Chriseide, & qu'il alloit continuer, elle le prévint ainsi : «Je n'aurois jamais cru que Phylis eût eu tant d'empire sur le volage Hylas ; mais puisque la bergere le tient dans la contrainte, sans nulle consideration, montrons-nous plus discretes, & donnons-lui occasion de cesser, en le quittant. Aussi bien la grande chaleur qui nous retient en ce lieu est tombée, & desormais la promenade nous sera plus agréable que la conversation.» A ces mots la belle Astrée se leve, & tous les autres la suivent. Hylas même donna la main à Phylis, & lui dit : «Je suis charmé que les plus insensibles reconnoissent l'amour que j'ai pour vous, & ressentent la peine que vous me donnez.» En parlant de la sorte, il avoit en vue Astrée, qu'il croyoit n'avoir jamais aimé ; c'est ainsi que l'apparence nous impose souvent.

 Cependant Pâris reprit Diane, car Silvandre voulut bien lui ceder sa place, pour rendre ce devoir à sa bergere, qui lui en sçut gré ; car elles vouloient toutes faire honneur au gentil Pâris qui par consideration pour elle, quittoit la grandeur où sa condition l'avoit élevé. Madonte étoit seule, parce que Tersandre s'étoit amusé avec Laonice, Silvandre lui donna la main, & prenant les devans il resolut de continuer le voyage avec elle. Madonte étoit belle & discrete ; elle avoit même quelque ressemblance avec Diane.

 Silvandre ne pouvant être auprès de celle-ci, étoit ravi de trouver en Madonte des traits & des manieres qui la lui representoient. Dès ce jour il se plut avec elle, mais peu de temps après il paya cherement ce plaisir. Tyrsis entretenoit Astrée ; Pâris, Diane ; Hylas, Phylis ; & Tersandre fut obligé de s'en tenir à Laonice ; Silvandre lui ayant enlevé Madonte. Laonice qui observoit Phylis & Silvandre, n'eut pas de peine à comprendre que le berger avoit du gout pour Madonte. Pour en sçavoir davantage, elle dit à Tersandre de s'approcher d'eux ; & celui-ci qui en prenoit ombrage lui obéit à l'instant, mais il n'entendit que des discours jettés au hazard.

 Ils n'eurent pas marché long temps, que Silvandre leur montra le bois où il vouloit les conduire. Après avoir passé quelques hayes, ils entrerent dans un taillis, dont le sentier étoit si étroit, qu'ils furent contraints de marcher l'un après l'autre. Silvandre qui marchoit à la tête de la troupe, fut bien surpris lorsqu'il rencontra des arbres pliés en berceau qui lui fermoient le chemin. Ils s'approcherent tous pour voir ce qui l'arrêtoit. «Silvandre, est-ce ainsi, dit Phylis, que vous conduisez ceux qui vous prennent pour guide ?» Silvandre fit, comme il put, le tour du berceau ; mais sa surprise augmenta bien, lorsqu'il fut de l'autre côté. Là les arbres étoient pliés en rond, & formoient une espece de temple, qui n'étoit pourtant que le vestibule d'un autre temple plus spacieux. Silvandre rejoignit la troupe pour l'y conduire, & donnant la main à Diane : «Ma maitresse, dit-il, vous ne regreterez point de vous être un peu détournée, vous allez voir une merveille dans ce bois.» Alors il la prit d'une main, & de l'autre pliant les branches, pour lui ouvrir un passage, il la conduisit dans le vestibule, suivi des autres bergers à qui leur curiosité faisoit, autant qu'ils le pouvoient, précipiter leurs pas.

 Audevant du vestibule étoit un gazon environné d'arbres, excepté d'un côté. A la porte du temple on voyoit jaillir une fontaine qui en serpentant arrosoit le gazon. De tout temps ce bocage avoit été consacré au grand Hesus ; nul berger n'eût été assés témeraire pour conduire dans cette enceinte son troupeau. On n'y abordoit que rarement, pour ne pas interrompre la solitude & le silence sacré des nymphes & des satyres. A l'herbe non foulée, aux arbres que le fer, & les animaux avoient jusques là respectés, à la source dont rien n'avoit troublé l'eau delicieuse, on sentoit bien que ce lieu étoit consacré à quelque divinité. Nos bergers s'approcherent avec respect. Avant que d'entrer sans le temple, ils lurent audessus de la porte ces vers :


Loin, bien loin profanes esprits !
Qui n'est d'un saint amour épirs,
En ce lieu saint ne fasse entrée.
Voici le bois où chaque jour
Un cœur qui ne vit que d'amour
Adore la déesse Astrée.

 Les bergers surpris se regardoient en silence, comme pour demander si quelqu'un n'étoit jamais venu en ce lieu. Enfin Diane s'adressant à Silvandre, «Est-ce ici, lui dit-elle, que vous aviez dessein de nous amener ? Comment aurois-je eu ce dessein, répondit le berger ? de ma vie je n'ai vu ce que je vois. On s'apperçoit aisément, ajouta Pâris, qu'il n'y a pas long-temps que ces arbres sont pliés. Sçachons ce que c'est, & pour ne point offenser la divinité de ce bocage, n'y entrons qu'avec respect, & purifions-nous auparavant. Pour moi, dit Hylas, je n'ai pas la moindre curiosité de voir ce temple ; & puisque l'entrée en est interdite à qui n'est pas épris d'un saint amour, que sçai-je moi, si mon amour est saint, ou ne l'est pas ? Comment, dit Phylis en souriant, vous nous quitterez ainsi, faute d'amour ? J'en ai, répondit-il, infiniment à ma façon ; mais j'ignore s'il est du caractère que demandent ces vers. J'ai toujours oui dire qu'il ne faut point se jouer aux dieux.»

 Silvandre alors donna l'exemple à toute la troupe. Il puise de l'eau dans sa main, & laissant ses souliers il entre les piés nus sous le berceau. Tous les autres le suivirent avec les mêmes cerémonies. En ce moment Silvandre se tourne vers Hylas : «Ecoutes, lui dit-il, fais silence.» Puis relisant les vers qui étoient audessus de la porte, il se met à genoux, & levant les yeux au ciel, «Grande deité que l'on adore en ce lieu, s'écria-t'il, voici que j'entre en ton saint bocage, assuré que je ne vais point contre ta volonté. La pureté de mon amour me répond que tu recevras mes vœux. Que si ma protestation n'est pas sincere, punis, frape un parjure, un temeraire !»

 A ces mots il entre dans le berceau, suivi de tous excepté d'Hylas. Au milieu étoit un grand chêne qui soutenoit la voute. Au pié du chêne quelques gazons entassés formoient un autel. Et cet autel étoit orné d'une peinture qui representoit deux amours essayans de s'arracher une branche de myrte, & une branche de palmier entortillées ensemble. Dès que cette troupe religieuse fut entrée, ils se mirent tous à genoux, & quand chacun eut rendu ses hommages à la divinité, Pâris s'approcha de lautel, fit les fonctions de druide, & cueillant quelques feuilles de chêne, «O grande deité, dit-il, qui que tu sois, daigne recevoir ce tribut de notre humble reconnoissance. Je t'offre au nom de tous ces feuilles de l'arbre qui est le plus cheri des dieux, & sous le tronc duquel tu te plais à être honorée !» Il dit, & un genou en terre, il posa ces feuilles sur l'autel.

 Alors s'étant tous relevés, ils considererent la peinture. Bien que ces petits enfans qu'elle representoit fussent potelés, on ne laissoit pas de remarquer les muscles & les nerfs qui paroissoient élevés, mais de maniere que l'on sentoit que l'embonpoint seul empêchoit qu'ils ne parussent davantage. Ils avoient tous deux la jambe droite avancée, & leurs piés se touchoient presque l'un l'autre. Les bras étoient fort en avant, & le corps en arriere, comme s'ils avoient appris que plus un corps est éloigné, plus il a de pesanteur ; car chacun d'eux, pour s'embarrasser davantage, se tient de la sorte, afin que le poids même de leur petit corps augmente d'autant la force de leurs bras. Leurs visages étoient beaux, mais comme bouffis, à cause de l'effort qui faisoit monter le sang. Telle avoit été l'habileté du peintre qu'en les representant dans une action qui montroit assés que chacun deux vouloit l'emporter, on remarquoit qu'il n'y avoit point entr'eux d'inimitié. Leurs flambeaux étoient par terre à côté d'eux ; en tombant les parties allumées s'étoient rencontrées, & leurs flammes se reunissoient, avec ce mot, Nos volontés ne sont qu'une. Leurs arcs étoient tellement entrelassés, qu'ils ne pouvoient tirer que tous deux ensemble. Leurs carquois étoient pleins de fléches, mais on remarquoit que les fléches de l'un étoient dans le carquois de l'autre.

 Les bergers eurent besoin de Silvandre pour leur expliquer ce tableau. «Les deux amours, leur dit-il, signifient la personne qui aime, & celle qui est aimée. La palme & le myrte entortillés, marquent la victoire de l'Amour ; la palme étant le symbole de la victoire, & le myrte celui de l'Amour ; ainsi les deux amours se disputent à qui aimera plus tendrement. Ces flambeaux dont les flammes sont unies, & par consequent sont plus grandes, montre que l'amour s'augmente quand il est reciproque. Ces arcs entrelassés designent l'union des deux cœurs. Ce tableau donc ne represente à mon avis que l'effort de deux amans qui veulent l'emporter l'un sur l'autre par la tendresse, & nous fait entendre que la perfection de l'amour n'est pas d'être aimé, mais d'aimer.

 S'il est ainsi, ma belle maitresse, ajouta-t'il en se tournant vers Diane, que vous êtes en reste avec moi ! J'avoue, répondit-elle, que rien ne peut m'être plus agréable.» Hylas n'osoit entrer, quoique l'autel de gazon, & le tableau piquassent sa curiosité. Il prêta seulement l'oreille aux discours de Silvandre, & il entendit que le berger répondoit à Diane : «Ne me faites point davantage connoître le peu de bonne volonté que vous avez pour moi, & permettez que je considere ce qui me reste à examiner du tableau.» En même temps il lut au bas les douze tables des loix d'Amour.


I.


 Qui veut être amant parfait, il faut qu'il aime sans mesure ; aimer autrement, c'est perfidie plus tôt que fidelité.


II.


 Qu'il n'aime jamais qu'un seul & même objet, & qu'il rapporte là tout le bonheur qu'il se propose.


III.


 Qu'il cesse de s'aimer lui-même, ou qu'il ne s'aime que par rapport à cet objet.


IV.


 S'il aspire à une meilleure fortune, que ce soit dans l'esperance seule que l'objet qu'il aime en recevra plus d'honneur.


V.


 Qu'il ne desire point la possession de ce qu'il aime au mépris de son honneur, ou de celui de sa maitresse. La possession même doit lui être moins chere que ce prix.


VI.


 Qu'il meure plus tôt que de souffrir que l'on médise en sa presence de l'objet qu'il aime.


VII.


 Que son amour lui fasse juger que tout est parfait dans celle qui l'a fait naître, & qu'il regarde comme criminel quiconque en jugera differemment.


VIII.


 Qu'il soupire, qu'il languisse entre la vie & la mort, & toutefois qu'il ne dise point ce qu'il veut, ou ce qu'il ne veut pas.


IX.


 Qu'il ne vive que dans celle qu'il adore ; & qu'en elle transformé, il n'aime, il n'honore, que ce qu'elle honore ou cherir.


X.


 Qu'il tienne pour perdus les jours passés loin d'elle, & qu'il soit en esprit avec elle, si le corps en est séparé.


XI.


 Que dans tous ses tourmens, & dans toutes ses peines, il n'attende d'autre salaire que l'honneur d'aimer seulement.


XII.


 Qu'il ne pense jamais que sa passion doive finir. C'est outrager l'Amour que d'avoir cette idée.

 «Silvandre, dit Hylas qui écoutoit attentivement, je ne croi pas qu'il y ait au bas du tableau une seule des paroles que tu viens de proferer. Tu les a composées dans les accès de ta melancholie, & pour les accrediter aujourd'hui, & nous en imposer, tu feins de les lire où elles ne sont pas. Il n'y auroit rien d'impossible, répondit Silvandre, si j'étois le seul ici qui sçût lire, & si ces loix étoient contraires à la raison, ou aux anciens statuts d'Amour. Si mes reproches n'étoient fondés, ajouta Hylas, tu m'apporterois ce tableau, pour me le faire voir. Si tu juges, repliqua Silvandre, que la sainteté du lieu seroit profanée par ta presence, je dois penser encore mieux que ces loix saintes seroient profanées, si tu en avois communication.» A ces mots toute la troupe se mit à rire, & quoiqu'Hylas voulût repliquer, il ne fut point écouté, parce que Silvandre ayant remis le tableau sur les gazons, & baisé cet autel rustique, on suivit Pâris qui avoit passé de ce lieu dans un autre plus spacieux. Audessus de la porte étoit un feston d'où pendoit un tableau avec cette inscription en vers :


 Voici la sainte entrée
 Du saint temple d'Astrée.
C'est là qu'Amour veut que toujours
 Je la serve & l'adore.
Et comme elle eut mes jours,
 Je lui consacre encore
 Les tristes nuits
 De mes ennuis.

 De toutes les bergeres, Astrée fut celle qui s'arrêta le plus en ce lieu, soit qu'à cause du nom de la déesse, elle s'y interessât plus, ou qu'entendant parler de vie & d'ennui, elle crût que cela regardoit l'infortuné Celadon. Les autres cependant avoient passé outre, & se jettant tous à genoux ils adoroient en silence la divinité du lieu. Pâris offrit encore un rameau de chêne sur l'autel, qui étoit de gazon comme le premier, mais d'une forme triangulaire. Du milieu sortoit un grand chêne qui se partageoit en trois branches égales, & qui se reunissant ensuite s'élevoient plus haut qu'aucun autre arbre de tout le sacré bocage. Sur la branche droite on lisoit Hesus, sur la gauche Belenus, & sur celle du milieu Tharamis. Sur la tige d'où sortoient les trois branches, & à l'endroit où elles se reunissoient, étoit gravé le nom de Thautates.

 Ces objets qui étoient conformes à leur religion, car ils adoroient dieu sous les tiges des chênes, ne les surprirent point ; mais ils leur firent remarquer à main gauche un autre autel de gazon, avec deux vases de terre qui renfermoient deux tiges de myrte. On voyoit au milieu un tableau, audessus duquel ces deux myrtes se pliant sembloient lui faire une couronne. On s'apperçut bien que c'étoit l'art & non pas la nature qui les avoit unis de la sorte. Le tableau representoit une bergere avec cette inscription :


LA DÉESSE ASTRÉE.



Au bas on lisoit ce vers :
Plus digne de nos vœux, que nos vœux ne sont d'elle.

 Aussitôt que Diane eut remarqué le tableau, «N'avez-vous jamais vu, dit-elle à Phylis, personne à qui ressemble ce portrait ?» Phylis l'examinant de plus près, «C'est, répondit-elle, celui d'Astrée ; on ne peut s'y méprendre ; j'y reconnois jusqu'à sa houlette.» Et prenant celle d'Astrée, «Voyez, dit-elle, ces lettres qui sont entrelassées de même, la partie où elle appuye sa main est ornée de la même façon, & le bas garni de cuivre avec les mêmes chiffres. Vous avez raison, repartit Diane, voici encore Melampe couché à ses piés ; ce sont les mêmes marques noires & blanches sur la tête, & autour du col le même collier blanc. Et moi, dit Silvandre, je demêle dans ce troupeau la brebis qu'Astrée cherit davantage. Elle est toute blanche au nés, à l'extremité de la queue & des jambes près, comme la brebis d'Astrée, & comme à elle on lui voit autour des cornes ces nœuds de rubans en forme de guirlande.»

 Astrée demeuroit interdite, & regardoit avec admiration tout ce qui s'offroit à ses yeux. Elle s'avança près de l'autel, elle apperçut de petits rouleaux ; elle en prit un, & l'ayant délié en tremblant, elle y trouva ces vers :


Passant, veux tu sçavoir qui me donna l'image
 Que tu vois dans ce bocage ?
 Pour t'épargner des discours superflus,
 Apprens que d'amour c'est l'ouvrage,
Et que par ce faux bien le dieu me dédommage
 Des vrais biens que je n'ai plus.

 Astrée méditoit ces vers, & plus elle consideroit le caractére, plus elle y reconnoissoit la main de Celadon. Alors elle ne put retenir ses larmes ; & pour les cacher, elle fut contrainte de se tourner vers l'autre autel. Cependant Phylis prit un de ces rouleaux, & comme elle soupçonnoit bien que la bergere ne s'étoit retirée que pour lire sans témoins, elle lui porta ce rouleau. Lorsqu'elle l'eut ouvert, elle y lut :


 Est-ce Astrée, ou son portrait ?
 A l'amoureuse flamme
 Qui s'allume dans mon ame
Non, je n'en puis douter ; c'est elle trait pour trait.

 «Ah, ma sœur, dit Astrée, c'est bien Celadon qui a écrit ces vers ; c'est lui sans doute, car il y a plus de trois mois qu'il les fit sur un de mes portraits qui fut envoyé à mon oncle Phocion !» A ces mots, elle versa encore des larmes ; mais Phylis craignant que les autres ne s'en apperçussent, lui dit : «Vous avez bien plus de raison de vous réjouir que de vous affliger ; car si ces vers sont de la main de Celadon, comme je n'en puis douter, il n'a pas fini ses jours dans les eaux du Lignon. Ah, ma sœur, répondit-elle en tournant la tête de l'autre côté, & poussant Phylis d'une main, ne me tenez point ce langage ! Mon imprudence a causé la mort de Celadon ; & je suis trop malheureuse pour ne l'avoir pas perdu. Je comprens que les dieux ne sont pas contents des larmes que j'ai versées pour lui, puis qu'ils m'ont conduite en ce lieu. Je veux leur obeir, & noyer si je le puis mon offense dans mes larmes. Je ne vous assure point, repartit Phylis, que Celadon vive encore, mais enfin s'il a lui-même écrit ces vers, il n'est pas mort. Hé quoi, ma sœur, dit Astrée, ignorez-vous ce que disent nos druides, que nous avons une ame qui ne meurt point, & qu'il faut donner la sepulture aux morts ; qu'autrement ils errent l'espace d'un siecle autour des lieux où ils ont perdu la vie ? Et ne sçavez-vous pas que le corps de Celadon est demeuré sans sepulture, puisqu'on ne l'a point trouvé ? Pourquoi donc seroit-il impossible qu'il errât sur ce malheureux rivage, & que conservant l'amour qu'il m'a toujours porté, il eût encore aujourd'hui les mêmes sentimens ? Ah, ma sœur, la mort de Celadon n'est que trop certaine, & ce que nous voyons est uniquement le témoignage de son amour & de mon imprudence ! Si je parle ainsi, répondit Phylis, c'est que je le crois, & que je le desire. Du moins est-il consolant pour vous que la mort n'ait pu effacer son amour. C'est, répondit Astrée, sa gloire, & mon supplice tout ensemble. Dites plus tôt, repartit Phylis, qu'étant mort il a vu clairement & sans nuage la pureté de votre affection, & qu'il a reconnu que cette même jalousie qui excitoit votre colere avoit pour principe un violent amour. Ce seroit, dit Astrée, la plus grande consolation que je pusse recevoir en l'état où je suis. Si je ne l'ai plus aimé que toutes les choses du monde, & si je ne conserve toujours les mêmes sentimens, puissent les dieux ne m'aimer jamais !

 Tandis que les deux bergeres s'entretenoient de la sorte, Diane pour amuser la troupe lisoit tantôt les petits rouleaux qu'elle trouvoit sur l'autel, & tantôt elle demandoit aux bergers ce qu'ils en pensoient. «Il n'y a personne, répondoit Pâris, qui ne reconnoisse Astrée dans cette image, & qui ne juge qu'elle a été mise en ce lieu par quelqu'un qui l'adore. Pour moi, répondoit Silvandre, ces chiffres me feroient croire que c'est Celadon, si ce malheureux berger vivoit encore. Comment, dit Tyrsis, ce même berger qui perit il y a quatre ou cinq lunes dans les eaux du Lignon ? Lui-même, repliquoit Silvandre. Et servoit-il Astrée, ajoutoit Tyrsis ? Il me semble que j'ai oui dire qu'il y avoit de mortelles inimitiés entre leurs familles.»

 «La beauté d'Astrée triompha de cette haine, répondit Silvandre, & puisqu'il est mort, on peut bien le dire sans danger, d'autant mieux qu'il n'y eut jamais de berger plus discret & plus sage.» Astrée qui avoit gardé le silence ne put s'empêcher de répondre aux bergers : «Ces larmes que m'arrache la memoire de Celadon rendent assés témoignage à l'amour qu'il eut pour moi ; mais aussi les vers que vous avez vus sur ces gazons déposent qu'Astrée a plus tôt manqué à l'amour qu'à son devoir. Maintenant qu'il est mort je lui dois au moins cet aveu qu'il ne put entendre tant qu'il vécut.» A l'instant toute la troupe s'approcha d'elle, & Diane lui montrant les billets qu'elle avoit pris, «Est-ce là, disoit-elle, le caractére de Celadon ? N'en doutez point, répondit Astrée. Il n'est donc pas mort, ajouta Diane. C'est ce que nous disions il n'y a qu'un moment, interrompit Phylis, mais Astrée prétend que c'est l'ame du berger qui va errant sur ce rivage, laquelle a tracé ces caractéres. Hé quoi, s'écria Tyrsis, ne lui a-t'on pas rendu les devoirs de la sepulture ? Non, dit Astrée, on ne lui a pas même élevé un tombeau. Peut-être, dit Tersandre, les dieux l'ont-ils ordonné de la sorte, afin qu'il n'abandonnât pas ces lieux qu'il avoit tant aimés. Cependant, répondit Tyrsis, j'ai oui dire que l'ame dépouillée de son corps est dans une peine continuelle, jusqu'à ce qu'elle soit entrée aux champs Elysiens, où elle trouve des élemens d'autant plus convenables à sa nature, que ceux où nous sommes conviennent plus à nos corps grossiers & massifs. Quand j'eus perdu ma chere Cleon, je voulois, pour retenir sa belle ame auprès de moi, ne lui point donner de sepulture ; mais nos druides me desabuserent, en m'expliquant ce que vous venez d'entendre. Pour moi, dit Silvandre, puis que cela est ainsi, je prierai mes amis, si je meurs en cette contrée, de ne pas me donner la sepulture, afin que je voye plus long temps ma belle maitresse ; car les champs Elysiens n'ont point de bonheur qui soit comparable à celui-ci, comme il n'est point de supplice plus rude que celui de ne la voir pas.

 Vous auriez raison, répondit Tyrsis, si avec le corps on ne laissoit point son amour ; mais j'ai entendu dire à nos sages que nos passions ne sont que des tributs de l'humanité, & que les dieux nous donnent cet instinct uniquement dans la vue de la propagation ; mais qu'après la mort cet instinct se perd comme les autres desirs qui ont rapport au corps, parce que les ames sont immortelles. Si pourtant Celadon a écrit ce que nous venons de lire, dit Silvandre, il n'y a pas d'apparence qu'il ait perdu son amour pour Astrée. Qui sçait, répondit Tyrsis, si les dieux ne lui ont point accordé cette satisfaction particuliere, comme une recompense due à la pureté de son amour ? Mais, dit Astrée, si c'est une grace que les dieux lui ayent accordée, n'y auroit-il point d'impieté à lui rendre les derniers devoirs ? Non sans doute, repliqua Tyrsis ; les dieux ne l'ont traité de la sorte, que pour soulager la peine qu'il ressent sous un ciel si contraire à ses desirs.»

 Les bergers discouroient ainsi, quand Phylis apperçut un lieu, où, selon toutes les apparences, quelqu'un s'étoit souvent mis a genoux. C'étoit vis-à-vis de l'autel, & voyant un rouleau de parchemin, elle s'avance, déplie le rouleau, & y lit la priere suivante :


 Grande Astrée, agréez nos sacrifices, tout indignes qu'ils sont de vous ; si les dieux ne recevoient que ceux qui sont dignes d'eux, il faudroit qu'ils fussent eux-memes la victime. Ce que j'offre à vôtre divinité, c'est un cœur qui n'aima jamais rien que vous. Que si cette offrande vous est agréable, daignez tirer cette ame qui vous est devouée, de la peine qu'elle endure, & l'établir dans le repos dont son infortune, & non ses offenses l'ont éloignée. Je vous le demande au nom de Celadon, dont vous devez cherir la memoire.

 Incontinent Phylis appelle Astrée : «Venez, ma sœur, lui dit-elle, venez lire ce que Celadon vous demande, & vous connoîtrez que Tyrsis nous a dit vrai.» Alors s'étant tous approchés, Phylis relut la priere, tandis qu'Astrée fondoit en larmes. «Je satisferai, dit-elle, à sa juste demande, & puis que ses proches ne songent point à lui rendre ce devoir, il le recevra d'Astrée.» En même temps, après avoir honoré l'autel des dieux, ils sortirent de ce lieu, & retournerent vers Hylas. Celui-ci les voyant attentifs ailleurs, entra dans le temple où étoient les douze tables, & bravant l'amour qui ne pouvoit au plus que lui ravir sa maitresse, il prit ce tableau, & corrigea dans ces loix ce qu'il y trouvoit d'opposé à son caractére. Voici les changemens qu'il y fit :


I.


 Qui veut être amant parfait, qu'il se garde d'aimer infiniment ; car aimer ainsi c'est plus imprudence que fidelité.


II.


 Qu'il aime en divers lieux, & qu'il rapporte à divers objets le bonheur qu'il se propose.


III.


 Qu'il s'aime lui seul, ou qu'il n'aime ces objets que par rapport à lui.


IV.


 S'il aspire à une meilleure fortune, que ce soit dans la vue de plaire à toutes les belles, & d'en recevoir seul plus d'avantage.


V.


 Qu'il obtienne la possession de ce qu'il aime à quelque prix que ce soit. Rien ne lui doit être plus cher que cette possession.


VI.


 Qu'il n'ait jamais de querelle pour l'objet qu'il aime ; si on en médit en sa presence, qu'il y donne plus tôt son consentement.


VII.


 Qu'en secret il n'estime sa maitresse qu'autant qu'elle vaudra, & qu'il regarde comme criminel quiconque l'estimera peu.


VIII.


 Qu'il ne languisse point, qu'il soupire peu, & qu'il puisse dire ce qu'il veut ou ce qu'il ne veut pas.


IX.


 Qu'il vive en lui-même, & pour lui-même, & qu'il ne s'assujetisse point à aimer ou hair suivant le caprice d'un autre.


X.


 Qu'il ne tienne point pour perdus les jours passés loin de sa maitresse ; & qu'il se contente en sa pensée, si son corps en est séparé.


XI.


 Qu'il termine ses peines & ses tourmens, s'il n'attend point d'autre salaire que le vain honneur d'aimer seulement.


XII.


 Qu'il pense toujours que sa passion doit finir. C'est ignorer la nature de l'amour, que d'avoir une idée contraire.

 Hylas se hâta le plus qu'il put de corriger ainsi les douze tables. Il effaça auparavant ce qu'il vouloit changer, & l'effaça si adroitement, qu'il étoit difficile d'y rien remarquer. Aussi tôt il remit le tableau en sa place, & sortit sans être apperçu de personne. Tout étoit fini, lorsqu'Astrée & les autres bergeres vinrent à lui. On le trouva assis à l'entrée, & féignant de dormir. «Hylas, que faites-vous ici, lui cria, Phylis, tandis que nous venons de voir les plus grandes merveilles qui soient sur les bords du Lignon ? Il me vient une idée, répondit Hylas en se frottant les yeux ; & cette idée me tourmente plus que je ne l'aurois cru. Quelle idée, ajouta Phylis ? Je vous en ferai part, répondit le berger inconstant, si vous me promettez une grace que je vous demanderai, & qui n'interesse point la vertu d'une sage bergere. J'y consens à ce prix, dit Phylis. Et moi, répartit Hylas, je ne la veux qu'à cette condition. Sçachez donc, ma belle maitresse, continua-t'il froidement, que je crois ce bocage consacré à quelque grande divinité ; car depuis que vous y êtes entrée, & que Silvandre a lu les loix que j'ai entendues, je me sens vivement touché. Je n'ai point de repos en moi-même ; il me semble que jusqu'ici j'ai vécu dans l'erreur, en violant les loix que la divinité adorée en ce lieu a prescrites aux amans. Je suis donc prêt d'abjurer mon erreur, & d'entrer dans les sentiers que le dieu nous a marqués. Je l'aurois déja fait, pendant que vous étiez dans le bocagesacré, sans une raison que je vous expliquerai.»

 «Vous sçavez, ma belle maitresse, que depuis l'instant qu'Hylas s'est attaché à vous, il n'a point trouvé dans cette contrée de berger dont le caractére fût plus opposé au sien, que celui de Silvandre. Il a toujours saisi, il a même recherché les occasions de me contredire ; ensorte que j'ai lieu de soupçonner qu'animé du même esprit, il a lu les loix du dieu autrement qu'elles ne sont exprimées. Je vous conjure donc & par la promesse que vous m'avez faite, & pour la gloire de l'amour, & pour l'honneur de la divinité même que l'on adore en ce bocage, je vous conjure d'y rentrer, & de m'apporter le tableau, afin que j'éclaircisse mes doutes, & que je me conforme le reste de ma vie aux ordonnances que j'y lirai. Cette priere, continua-t'il, en s'adressant à Silvandre, est-elle incivile ? Nullement, répondit Silvandre, mais je crains bien qu'elle ne soit inutile. Eh bien, dit Hylas, jurez-moi, en presence de ces bergeres, que vous suivrez desormais les loix que vous y trouverez écrites, & je vous jurerai la même chose. Je ne ferai, dit Silvandre, aucune difficulté de vous promettre ce qu'il y a long temps que j'ai promis aux dieux ; & je vous le promets sans vous obliger à rien de reciproque. Je vous aime trop pour vous rendre parjure. Et moi, répondit Hylas, je veux le jurer & aux divinités mêmes de ce lieu, les suppliant de punir celui de nous deux qui transgressera ces loix. En verité, dit Phylis, pour voir un changement si extraordinaire, je consens à lui montrer les douze tables.»

 Elle rentre en même temps, & après avoir salué l'autel & pris le tableau, elle l'apporte au berger inconstant. Celui-ci tête nue, & mettant un genou en terre, «je reçois, dit-il, ces loix saintes comme émanées d'un dieu, & je proteste de nouveau que je les observerai toute ma vie aussi religieusement, que si Hesus, Thautates, Tharamis me les avoient données eux-mêmes.» Baisant ensuite le bas du tableau, il lut à haute voix. Quand Silvandre entendit que l'on ne devoit pas aimer infiniment, «Ah, berger, lui dit-il, lisez bien ; vous trouverez autre chose ! Je lis bien, dit froidement Hylas,» & tout de suite il s'approcha de Phylis qui lut comme lui. «Cela ne peut être, dit Silvandre.» En même temps il s'avança pour lire lui-même, & Hylas baissant le tableau, «je me doutois bien, ajouta-t'il, que vous vouliez nous en imposer ; l'avouerez-vous enfin en presence de ces bergeres, si vous ne trouvez dans ces loix que ce que j'y trouve ? Il suffiroit, dit Hylas, que Phylis ait lu comme moi ; mais je le veux bien, touchez, lisez, mais lisez fidelement.» Quelle fut la surprise de Silvandre, quand il trouva ce qu'Hylas avoit dit ! il ne sçavoit que penser, & surtout, lorsqu'il vit les loix toutes changées.

 «Hé bien, dit Hylas, que vous en semble, belle Phylis, avois-je raison de soupçonner Silvandre de nous en imposer ? Que répondez-vous, ajoutoit-il en s'adressant à Silvandre ? Tiendrez-vous la parole que vous m'avez jurée ?» Le berger ne répondoit rien, & frappé d'étonnement, il ne cessoit de considerer le tableau. Alors Diane s'approchant, «Silvandre, lui dit-elle, avouez la verité ; comment étoient ces loix lorsque vous nous les avez lues ? Elles étoient autres qu'elles ne sont, ma belle maitresse, répondit-il.» A ce mot Diane prenant le tableau, & considerant les choses de plus près, Hylas craignit que son artifice ne fût reconnu. «Silvandre, dit-il, point de discours superflus ; me voici prêt à tenir ma parole, & vous, serez-vous un parjure ? Vous me pressez bien, dit Silvandre, je soupçonne ici quelque imposture, car je suis convaincu que les loix étoient telles que je les ai lues la premiere fois. Belle excuse, dit l'inconstant, qui pourroit en si peu de temps avoir fait un autre tableau ?»

 Pendant qu'ils disputoient de la sorte, Diane reconnut quelque difference dans les caractéres, & opposant l'écriture au soleil, elle apperçut les vestiges des ratures. «Plus de dispute, s'écria Diane à l'instant, vous trouverez au même lieu ce que vous cherchez tous deux ; vous, Silvandre, en lisant les loix comme elles étoient écrites ; & vous Hylas, en les lisant ainsi que vous les avez corrigées.» On reconnut bientôt que Diane avoit trouvé la verité ; & se mettant tous autour d'Hylas, ils lui demanderent comment il avoit pu faire. Hylas se vit contraint d'avouer le fait, & jura que l'injustice de ces loix l'y avoit poussé : «car, disoit-il, elles sont si injustes, que je n'ai pu les supporter sans les corriger ainsi qu'elles doivent être.» L'air dont il parloit, joint à l'étonnement de Silvandre, fit rire toute la troupe. Et parce qu'ils avoient demeuré long temps en ce lieu, Phylis voulut reporter le tableau ; mais les bergers furent d'avis de rétablir auparavant les loix. Ils obligerent Hylas, pour expier son crime, d'effacer lui-même ce qu'il avoit corrigé, & d'écrire ce qu'il avoit effacé.

 Cependant toute la troupe s'achemina par un petit sentier que Silvandre avoit choisi. Pour Astrée qui n'esperoit plus de rien apprendre de Celadon, elle vouloit presque s'en retourner, & laissant Tyrsis, elle s'approcha de Silvandre, & lui dit : «Berger, il est bien tard pour aller plus loin, la nuit même nous surprendra, quand nous reprendrions tout-à-l'heure le chemin de nos cabanes. J'en conviens, dit le berger ; mais nous sommes si près du terme, qu'il semble que nous devions continuer notre voyage ; aussibien nous ne ferions pas de jour la moitié du chemin que nous avons à faire pour regagner notre hameau. Ceux à qui nous avons laissé nos troupeaux, prendront bien le soin de les remener à la bergerie. Mais, dit Astrée, comment passerons-nous la nuit ? Le lieu où j'ai dessein de vous conduire n'est pas éloigné du temple de la bonne déesse, répondit Silvandre ; & je suis persuadé que Chrysante se fera un vrai plaisir de vous recevoir. Sçachons, repartit Astrée, si mes compagnes agréeront ce parti.» Et les attendant en un lieu où le sentier s'élargissoit, elle leur proposa l'idée de Silvandre. Elle leur plut à toutes, puis qu'aussi bien il leur étoit impossible de regagner de jour leurs hameaux.

 Ils continuerent donc leur route, & bientôt Silvandre leur montra le bois où il avoit trouvé le billet qui occasionnoit ce voyage. «Voilà, dit Astrée, un lieu bien retiré, pour y recevoir des lettres. Ainsi personne n'a pu écrire ce billet que vous ou l'Amour.» Lors qu'il vouloit répondre, il arriva dans le bois : «Sage bergere, lui dit-il sans autre réponse, voici le bois que vous avez tant desiré ; mais il est si tard que nous ne pourrons le visiter. Si nous y trouvons, dit-elle, des choses aussi rares que celles que nous avons vues, sans doute le temps nous manquera.» Ils entrerent ainsi dans le bois ; mais la nuit étoit si obscure qu'ils ne se voyoient plus. Lors que Silvandre eut fait quelques pas, il méconnut tellement son chemin, qu'il avoua qu'il ne sçavoit plus où il étoit. Il avoit marché sur une herbe qu'en cette contrée on nomme l'herbe qui égare, parce qu'en effet on perd le chemin, dès que l'on a marché dessus. Quoi qu'il en soit de cette vertu, Silvandre ne put rentrer dans le chemin, & les bergers étoient obligés de se tenir par leurs habits, pour ne se point perdre les uns les autres.

 Hylas que le hazard avoit placé entre Astrée & Phylis, dit à celle-ci : «Je commence à bien esperer du service que je vous rens. Vous ne craignîtes jamais tant de me perdre, que vous le craignez maintenant. Je l'avoue, dit Phylis, remerciez-en ce même Silvandre que vous dites le plus cruel de vos ennemis. Il doit plus tôt se remercier lui-même, interrompit Silvandre. S'il ne nous avoit point raconté si au long ses inconstances, & s'il n'avoit point falsifié les loix d'amour, la nuit ne nous auroit pas surpris. Mais enfin nous y sommes, & je ne vois point d'esperance de pouvoir demêler les petits sentiers, qu'il ne soit jour, ou que la lune ne paroisse. Que ferons-nous donc, dit Pâris ? Il faut, continua Silvandre, rester sous ces arbres, en attendant la lune.» Toute la troupe agréa la proposition, d'autant mieux qu'une partie de la nuit étoit déja passée. Ils choisirent donc un lieu bien sec, & les bergers étendant leurs habits sous les bergeres, ils se retirerent à quelque distance d'elles, & attendirent ainsi que la lune parût.

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LIVRE SIXIÈME.



 Les Bergeres qui n'étoient point accoutumées à dormir de la sorte, s'entretinrent long temps avant que le sommeil vînt les saisir. La nuit même les effrayoit, & la peur les faisant se resserer, elles veilloient plus qu'elles n'auroient voulu. Le hazard avoit placé Diane auprès de Madonte. C'est pourquoi discourant avec elle, après plusieurs discours, elle lui demanda quelle fortune l'avoit conduite en cette contrée. «Sage Diane, répondit-elle, l'histoire en feroit trop longue ; qu'il vous suffise d'apprendre que l'amour n'est pas moins connu dans les villes que dans vos hameaux, & que c'est lui qui m'a transformée, comme vous le voyez, bien que ma condition soit audessus de la condition des bergeres. S'il n'y a que la crainte de nous ennuyer qui vous retient, dit Phylis, je répons au nom de toutes que vous pouvez commencer. Il y a long temps que nous desirons d'entendre vos aventures ; & nous ne sçaurions trouver une occasion plus favorable, puis que nous n'avons point de bergers près de nous, & que le silence même de la nuit vous y invite. La ressemblance que l'on trouve entre nous, ajouta Diane, m'interesse d'avance à votre fortune. Je serai toujours flatée, répondit Madonte, des moindres traits de ressemblance avec vous, mais je serois fâchée pour votre repos que votre fortune ressemblât à la mienne. Mais puis que vous exigez que je vous raconte mes aventures, souffrez que je parle bas. Je rougirois si ces bergers étoient témoins de mes erreurs, & je ne voudrois pas que Thersandre m'entendît ; la suite de mon discours vous en apprendra la raison.» En même temps elle commença de la sorte :


HISTOIRE
DE DAMON ET DE MADONTE.



 Le temps de la nuit m'est favorable ; j'en rougirai moins à vous raconter mes extravagances, car je ne puis donner un autre nom à ce qui m'a fait prendre la houlette. Je ne suis point née bergere ; ma condition est plus relevée. Thierry engagea mon pere à se donner à lui, parce qu'il avoir beaucoup d'autorité dans l'Aquitaine. Mon pere vécut longtems favorisé du prince, qui ajouta de grands biens à ceux qu'il tenoit déja de ses ancêtres. Heureux, s'il n'avoit jamais eu d'autres enfans que moi ! Lorsque mon pere fut tué dans la bataille que Thierry livra au cruel Attila, j'avois environ huit ans, & dès lors je commença de ressentir les rigueurs de la fortune. Leontidas qui avoit succedé aux dignités de mon pere, & que Torismond successeur de Thierry aimoit plus que tout autre chevalier, usa de tant d'artifices, que je fus enlevée a ma mere, & que l'on me remit entre ses mains, sous un prétexte qu'ils nommoient raison d'état. J'avois, disoient-ils, des biens trop considerables, & trop de places fortes, pour que l'on ne veillât pas, à ce que je ne prisse alliance qu'avec une personne affectionnée au service de Torismond. Privée de ceux qui m'avoient donné la vie, je fus en quelque sorte dédommagée par la douceur & par les attentions de Leontidas. Sa femme qui étoit d'un caractére bien different, me traita avec la derniere indignité.

 Le dessein de Leontidas qui n'avoit point d'enfant étoit de me donner, lors que je serois nubile, à un de ses neveux qu'il avoit choisi pour son heritier. Il arriva, peut-être parce qu'un courage genereux ne se plie point à ce que l'on veut en exiger, il arriva que nous n'eûmes point de gout l'un pour l'autre. Dans la suite je fus recherchée par de jeunes chevaliers qui me marquoient un respect infini ; ces manieres polies me rendirent plus insupportables les mépris de Leontidas. Lui se piqua à son tour de ce que je semblois le dédaigner. La faveur où étoit Leontidas écartoit les rivaux ; cependant un de ses proches ferma les yeux à cette consideration. Il ne songeoit d'abord qu'à montrer qu'il avoit assés de merite pour s'attacher à ce qu'il y avoit alors de plus considerable à la cour. Que ceux qui blâment l'amour sont injustés ! le jeune chevalier, avant que de s'attacher à moi, étoit brutal, violent, si ardent & si courageux au reste qu'il meritoit moins le titre de vaillant que celui de temeraire. Mais depuis qu'amour l'eut touché, il devint le modele des chevaliers de Torismond. Il s'appelloit Damon. Le roi en faisoit peu de cas pour les raisons que vous avez entendues, mais lors qu'il commença de changer, le roi changea aussi à son égard.

 Leontidas qui toute sa vie avoit étudié les hommes, s'apperçut bientôt de son dessein ; pour le prévenir, il me défendit absolument de voir Damon, & lui parla de sorte, que nous en fumes tous deux vivement offensés. La défense produisit son effet ordinaire, elle irrita le desir que nous avions de nous voir. Je vous avouerai, bergeres, & croyez que je ne déguise point la verité, qu'au commencement je ne pouvois souffrir Damon, mais que depuis la défense de Leontidas, je resolus de n'aimer jamais que Damon. Dans cette resolution, je le détournai des vices à quoi son naturel le portoit, quelquefois en les blamant dans autrui, & quelquefois en lui disant que je n'aimerois jamais quiconque auroit des vices semblables. Il profita de mes avis, & par là il me devint bien plus cher, que s'il avoit eu d'abord les perfections que je lui inspirai. J'en usai neanmoins avec tant de retenue, qu'il ne pouvoit s'assurer que je l'aimasse en effet ; & j'étois tellement sur mes gardes qu'il n'osoit pas même me déclarer ses sentimens. Il resolut enfin de m'écrire ce qu'il n'avoit osé m'expliquer. Il sentoit bien qu'il avoit besoin de stratagême pour me faire recevoir sa lettre. Apprenez combien l'amour est artificieux.

 Il vint me trouver, il feignit de m'entretenir des nouvelles de la cour, & me dit qu'il avoit remarqué une nouvelle passion, mais qu'il craignoit de m'en faire part, la dame étant de ma connoissance, & le chevalier de ses amis. «Me croyez-vous donc, lui dis-je, si indiscrete, que je ne puisse porter un secret ? Je suis bien éloigné d'avoir cette idée, répondit-il ; mais je crains que cela ne vous indispose contre mon ami. Je lui repartis que l'amour respectueux ne pouvoit offenser personne.» Je voyois bien, gentilles bergeres, qu'il hésitoit, mais ne pensant point qu'il fût question de moi, je le pressai peut être plus que je ne devois. Il me dit enfin que n'osant me nommer les personnes interessées, il me feroit voir une lettre qu'il avoit trouvée ce matin-là même. Je la lus toute entiere, ne connoissant point son écrirure, & lors que je lui demandai les noms, il se mit à sourire, & ne me donna que de foibles excuses : «Damon, lui dis-je, depuis quand vous souciez-vous si peu de me plaire ? Je crains, répondit-il, de vous offenser, si je vous obéis. Vous m'offenserez bien plus, ajoutai-je, en me desobeissant.» Il prit donc la lettre, & me la relut, mais sans nommer personne. Damon qui étoit brave jusqu'à la temerité, n'osoit me dire son nom, quoiqu'il sçût que je ne lui voulois point de mal. Mais s'il avoit peu de courage, j'avois bien moins d'intelligence. Puis que je l'aimois, il faut croire qu'amour me fermoit les yeux. Cependant il gardoit le silence ; & comme je continuois à le presser, «Ne vous en ai-je point dit assés, me répondit-il ? & que puis-je vous déclarer de plus, après vous avoir fait lire la lettre & entendre la voir de celui qui l'a écrite ? Comment, Damon, m'écriai-je, elle est de vous ? Et à qui s'adresse-t'elle ? A la belle Madonte, répondit-il froidement, & les yeux baissés.»

 J'avoue qu'à ce mot je fus surprise, parce que j'attendois une autre réponse ; & quoique j'eusse resolu de l'aimer, mon honneur me fit croire que ce mot m'offensoit. «Damon, lui dis-je, j'avois pris confiance en vous, mais vous m'apprenez bien qu'il y a de l'imprudence à se fier aux jeunes gens. Je ne m'en prens pourtant pas à vous seul ; la maniere dont j'ai vêcu jusqu'ici avec vous a pu vous enhardir : votre temerité me rendra plus circonspecte à l'avenir. Si c'est être coupable à vos yeux que de vous aimer, me répondit-il, j'avoue que je suis coupable, & j'ajoute que je le serai toute ma vie. Si je vous ai offensée ne vous en prenez point à vous-même, ne vous en prenez qu'à moi qui n'ai pu vous voir sans vous aimer. Mais permettez-moi de vous demander quel demon ennemi de mon bonheur vous a fait si promptement changer d'opinion ? Ne m'avez-vous pas dit que l'amour n'offensoit personne ? Pourquoi donc en jugez-vous autrement ? Au reste, si je vous ai offensée, percez ce cœur qui vous adore. Lorsque j'ai dit, lui répondis-je, que l'on ne s'offensoit point d'être aimée, j'ai ajouté, si cet amour étoit respectueux. Si vous vous étiez contenté de me prouver votre affection par ce respect seulement, & non par une déclaration temeraire, j'aurois autant de raisons de vous aimer, que j'en ai maintenant de vous hair. Quelle idée avez-vous eue de moi, Damon, pour croire que je souffrirois cet outrage ? Madame, me dit-il, inventez contre moi des châtimens, qui a pu supporter l'effort de vos yeux, bravera tous les efforts de l'univers conjuré ; mais si mes paroles seules vous ont offensée, oublions ce mot que vous condamnez, & permettez-moi du moins de vous adorer en secret. Si vous craignez tant que je vous explique mon amour, si vous croyez que de pareils discours interessent votre reputation, ne sentez-vous pas qu'en vivant avec moi de la maniere dont vous me menacez d'y vivre, il sera impossible que mon amour ne se manifeste, & que ce que je vous dis en particulier ne devienne public ; ne serez-vous pas alors plus offensée ? Avant que de rien ordonner contre moi, pesez, je vous supplie, madame, ce que j'ai l'honneur de vous dire ; considerez encore que si je n'ai point failli, vous ne devez point me punir ; & que si j'ai failli, vous vous ferez tort en publiant ma faute.»

 Je ne puis, sages bergeres, vous rendre toutes les raisons que m'allegua Damon ; j'éprouvai bien alors qu'il est difficile de s'irriter contre ce que l'on aime ; quoique je ressentisse l'injure que j'avois reçue, je consentis à être aimée & servie par Damon, pourvu qu'il fût respectueux & discret. Et pour tromper Leontidas qui nous éclairoit sans cesse, je lui commandai de ne me plus voir si souvent, & de dissimuler. Leontidas tout grand capitaine qu'il toit, ne laissoit pas d'aimer quelques femmes qui feignoient d'avoir du retour, & qui rendoient à des favoris les biens dont il les ***ombloit. Je me souviens que Damon fit ***lors ces vers, où il me traitoit de sœur, selon que nous en étions convenus :


Qu'envieux de mon bien, il parle, ou qu'il blasphême,
Qu'il remarque à nos yeux ce qu'il pense être en nous,
Qu'il connoisse en effet que je ne suis moi-même,
Qu'autant, ma chere sœur, que je ne suis qu'à vous.
Qu'il nous éclaire encor de ses regards jaloux,
Que sur nos actions la médisance il seme,
Il peut, helas, il peut rendre mon sort moins doux ;
Mais peut-il empêcher qu'un frere ne vous aime ?
Malgré tous ces discours contre nous inventés ;
Malgré tous les soupçons qui nous ont tourmentés,
Audelà du trépas je fais vœu d'être vôtre.
Mais ce fâcheux argus ne feroit il pas mieux,
Nous laissant en repos, d'employer tous ses yeux
A garder la beauté qu'il pare pour un autre.

 Nous ne nous parlions plus que rarement Damon & moi ; cela fit croire que Damon n'avoit pu soutenir plus long temps mes dédains, & qu'il m'avoit absolument quittée. Leontidas même y fut trompé ; quoique sa femme qui étoit d'un naturel soupçonneux, lui soutînt le contraire. Pour la contenter en quelque sorte, il mit auprès de moi une surveillante. Elle s'appelloit Leriane, elle n'étoit plus jeune, d'une humeur assés complaisante, mais extrêmement rusée. Je fus en cette occasion moins penetrante que Damon ; il découvrit le dessein de Leontidas, il me repetoit sans cesse que je serois trompée, si je ne me défiois de cette femme. Nous feignîmes donc de concert que sa compagnie nous plaisoit infiniment ; & nous esperions de tromper ainsi Leontidas en la trompant elle-même. Heureux, si nous avions exécuté un si sage dessein !

 Mais écoutez, gentilles bergeres, ce qui en arriva. Leriane n'oublia rien pour me plaire, & je l'aimai insensiblement. D'un autre côté, les politesses que Damon lui faisoit, lui persuaderent qu'elle en étoit aimée : Damon seul ne fut point trompé ; mais il paya cherement nos erreurs. Je n'oublierai jamais qu'un jour il me dit : «Ma sœur, vous aimez Leriane, mais souvenez-vous qu'elle est indigne de votre amitié, que la femme de Leontidas ne vous l'a donnée que pour vous épier ; & que l'accueil que vous m'avez ordonné de lui marquer, lui a fait croire que je l'aimois. Tant mieux, mon frere, lui dis-je en souriant, je ne crains pas que vous en deveniez amoureux, du moins je vous proteste que je n'en serai point jalouse : cependant la bonne volonté qu'elle aura pour vous l'empêchera de nous nuire. Que ne fera-t'elle point, me répondit-il, quand elle se verra deçue ? Mais considerez, ajoutai-je, qu'en votre absence Leriane est toute ma consolation. Je conviens avec vous que la femme de Leontidas ne me l'a donnée que pour épier mes actions ; mais elle m'aime trop pour me trahir, & vous-même vous condamnerez un jour vos injustes soupçons.» Damon n'osa plus me contredire ; il prit le parti de garder desormais le silence à cet égard. J'étois si prévenue en faveur de Leriane, qu'il me sembloit toujours que Damon ne lui marquoit point assés d'honnêteté. Je m'en plaignois à lui, & lui n'osoit se plaindre. Il se contenta de nourrir en son ame une haine aussi cruelle pour Leriane, que l'amour qu'elle lui portoit étoit violent. Cette passion devint si imperieuse, qu'elle ne rougit point de l'exprimer dans une lettre à Damon. Et Damon lui ota si bien toute esperance de retour, que dès lors elle jura sa perte.

 Si j'eus tort de me prévenir de la sorte en faveur de Leriane, Damon ne fut pas excusable en me cachant la lettre qu'elle lui avoit écrite ; cette lettre m'eût desabusée, & nous nous serions épargné bien des larmes. Leriane qui avoit resolu de se venger, crut qu'elle n'en pourroit trouver de moyens plus propres que ceux que je lui fournirois. Elle ne me quittoit plus, & comme elle avoit l'esprit vif, & qu'elle pénetroit presque les intentions de tous ceux qu'elle étudioit, elle reconnut que Thersandre maimoit, ce même Thersandre que vous voyez. Son pere qui avoit suivi le mien dans toutes ses campagnes, fut tué avec lui le même jour que Thierry mourut. Thersandre avoit été nourri dès l'enfance dans la maison de mon pere, & il avoit conçu pour moi une si violente passion, que la difference de nos conditions ne put la reprimer. La grande inégalité qui étoit entre nous me faisoit recevoir tous ses services, sans que j'y soupçonnasse d'autre motif que celui de l'attachement qu'il me devoit. Leriane avoit reconnu son intention ; elle le jugea très propre pour commencer sa vengeance.

 Elle n'ignoroit pas que la jalousie est une des plus grandes amertumes de l'amour, & que les cœurs qui aiment bien, en sont très susceptibles. Elle attire donc Thersandre auprès de moi par toutes sortes d'avances, & lui procure les moyens de me voir & de me parler. Mais voyant qu'il n'osoit m'expliquer ses sentimens, elle resolut de lui en inspirer la hardiesse. Elle lui fit entendre un jour, qu'elle & moi nous étions surprises qu'il n'eût point fait choix d'une maitresse, & que vu son âge & son merite qui lui permettoient d'aspirer aux plus belles de la cour, je disois que sans doute il ne trouvoit rien digne de lui. Thersandre qui ne se défioit point de Leriane, lui dit en soupirant que nous nous étions apperçues de sa folie. «J'aime helas, ajouta-t'il, mais j'aime en tel lieu, qu'il me vaut mieux garder le silence que de le rompre.» L'artificieuse Leriane feignant de ne le pas entendre, le tourna de tant de façons, qu'elle lui arracha le nom de Madonte. Et pour le rassurer elle lui dit que si la fortune ne lui avoit point donné des ayeux aussi illustres qu'à moi, & des biens aussi considerables, il avoit d'ailleurs tant de vertus qu'il ne me cedoit en rien du côté du merite. Elle ajouta qu'elle avoit remarqué plus d'une fois à mes discours, que je l'estimois, que je l'aimois même autant que je me sentois importunée de Damon ; & que je ne blâmois autre chose en lui que le trop de respect qu'il me portoit.

 Après avoir ainsi commencé sa perfidie, elle voulut sonder mes sentimens au sujet de Damon ; &, comme si c'eût été sans dessein, elle mêloit toûjours à ses discours quelques louanges de Thersandre. Le jour de l'an approchoit où l'on a coutume de se donner les étrennes ; elle crut que j'en recevrois de Thersandre. Elle avoit des gands parfumés, elle persuade à celui-ci de me les donner, & de mettre dans un des doigts un billet. Leriane se charge du present, & choisit pour me le donner un temps où j'etois en la meilleure compagnie. Damon en fut témoin. Aux discours que me tint Leriane, & à mon inquietude sur ce que j'avois senti quelque chose dans ce gand, Damon jugea incontinent qu'il y avoit une lettre ; mais il ne put deviner de qui elle étoit. Pour Thersandre il ne l'eût jamais soupçonné. Cependant, par ce qu'il vit dans la suite, il comprit qu'elle étoit de lui, comme je vous le dirai. J'avois une curiosité extrême de voir ce qui étoit dans ce gant : je me retirai donc le plus tôt qu'il me fut possible, & lors que je fus seule, j'ouvris le billet.

 C'étoit une declaration respectueuse, & pleine de louanges delicates. Cependant je fus piquée que Thersandre osât jetter les yeux sur moi, & que Leriane m'eût donné ce billet. Je voulois lui en faire des plaintes, mais de peur de l'éloigner de moi, je me contentai de lui dire que je l'avois jetté au feu. Elle feignit d'approuver ce que j'avois fait, ignorant, disoit-elle, ce que ce pouvoit être. Mais comme elle sçavoit que j'aimois Damon, elle crut qu'elle ne pouvoit réussir dans son projet, qu'en me brouillant avec lui. Elle me connoissoit fiere, elle essaya de me donner de la jalousie. L'entreprise n'étoit pas facile ; outre que Damon traitoit toutes les femmes avec la derniere indifference, il falloit que Leriane eût un pouvoir absolu sur celle dont elle se serviroit pour m'inspirer de la jalousie, & que cette rivale eût du merite, de la naissance, de la beauté.

 Leriane choisit une de ses niéces qu'elle élevoit, nommée Ormante, jeune personne assés belle, mais dont la beauté n'avoit rien de vif, ni de piquant. Elle commença par lui reprocher le peu de soin qu'elle prenoit d'elle-même, & la menaça de la renvoyer, si elle étoit toujours aussi nonchalante. Ormante lui demande pardon, & promet de faire mieux à l'avenir.

 Leriane enchantée d'un pareil début, lui dit : «Toutes vos compagnes ont des adorateurs, vous seule êtes negligée. Pensez-vous qu'il ne soit pas humiliant pour moi de vous voir ainsi le rebut de la Cour ? Cependant vous ne manquez pas de beauté ; & sans votre nonchalance, sans un certain air rustique qui écarte tout le monde, Damon se seroit attaché à vous. Je le sçais, il m'en a fait parler. C'est de toute la cour le chevalier qui a le plus de merite ; si une pareille fortune arrivoit à toute autre, de quel artifice n'useroit-elle point pour la conserver ? Si vous desirez donc, Ormante, que je vous retienne plus long-temps, efforcez-vous de plaire à Damon, & bravez tous les discours, car il a dessein de vous épouser.» Ormante mit à profit ces leçons. Elle fit dès lors tant d'accueil à Damon, que toute la cour en fut étonnée.

 Leriane eut soin de m'en faire instruire par les amis de Thersandre. Cependant je ne pouvois croire que Damon me préferât Ormante, en qui je trouvois moins de beauté, & qui ne pouvoit m'être comparée du côté de la naissance. Enfin pour me tromper plus surement, elle pratiqua une vieille tante qu'elle avoit, & qui avoit toujours vêcu avec honneur. Elle la fit avertir des avances qu'Ormante faisoit à Damon. Celle-ci n'en fut pas plus tôt informée qu'à son tour elle vint avertir Leriane, qui sçachant sa venue se trouva exprès dans mon appartement. Elles parlerent long temps & avec feu ; je voulus sçavoir, quand la tante fut partie, de quoi il étoit question. Leriane feignit de vouloir me le cacher, & de ne pouvoir cependant se résoudre au silence. Je la pressai, je la conjurai ; & cette femme artificieuse me dit : «Damon s'imagine qu'en feignant de vous aimer, je ne remarquerai pas qu'il en veut à Ormante : mais je suis trop interessée à veiller sur ma niece, il est d'ailleurs si imprudent, qu'il faudroit que je fusse bien malhabile, si je ne penetrois son dessein. Differentes personnes m'en ont déja avertie ; & voilà ma tante qui vient de m'assurer que l'on tient des discours très desavantageux de ma niece, & de moi qui dois répondre de sa conduite. J'én ai déja parlé plusieurs fois à ma niéce, mais toujours inutilement. En verité je ne comprens pas que Damon puisse aimer une fille aussi peu spirituelle, & aussi incapable de donner de l'amour.»

 Outrée de dépit, je passai dans mon cabinet. Je voulois cacher le trouble où m'avoit jettée cet entretien ; mais Leriane me suivit ; & parce que j'avois une entiere confiance en elle, je me livrai à toute ma douleur, & je ne lui cachai rien de mon intelligence avec Damon. Jugez quelle fut sa joye, quand elle apprit de moi-même ce qu'elle vouloit tant sçavoir. Cependant la perfide me parla en ces termes : «Ma maitresse, vous m'avez tirée d'une cruelle inquietude ; cependant les dieux me sont témoins que je ne voudrois pas avoir acheté mon repos aux dépens du vôtre. Si j'avois cru que Damon vous aimoit, je n'aurois pas craint pour ma niece ; il est trop éclairé pour vous refuser la préference. Ce n'est ici qu'un écart de jeunesse, il reconnoîtra sa faute, & vous devez la lui pardonner. Si vous voulez m'en croire, vous redeviendrez bientôt amis. Peut être lui avez-vous trop marqué que vous l'aimiez, & qu'il aura trop compté sur vous. Montrez-lui un peu de froideur, & vous le verrez incontinent revenir à vous plus tendre que jamais. Soyez persuadée au reste que c'est mon attachement seul qui m'inspire cette idée.»

 Elle comptoit que Damon piqué de mes froideurs m'abandonneroit, s'il ne m'aimoit que legerement, ou qu'il s'efforceroit de regagner mes bonnes graces, s'il étoit bien épris. Je donnai dans le piege ; & Damon remarquant en moi de la froideur, & n'en pouvant accuser que les caresses d'Ormante, il l'évita desormais avec un soin extrême. Leriane s'en apperçut comme moi. Un jour que nous étions seules dans mon cabinet, elle me demanda si elle ne m'avoit pas bien conseillée, & si je ferois à l'avenir difficulté de la croire. Elle ajouta qu'elle vouloit me faire part d'un autre artifice qu'elle avoit vu pratiquer avec succès. «Rien n'éveille davantage un amant que la jalousie, me dit-elle ; il faudroit en faire sentir les traits à Damon.» Je souris à cette proposition ; je ne croyois pas pouvoir obtenir de moi ce qu'elle me conseilloit : cependant comme le premier artifice m'avoit réussi, je donnai les mains au second. «Mais de qui, lui répondis-je, nous servirons-nous ici ?» Elle vouloit que de moimême je proposasse Thersandre, car après ce qui s'étoit passé, elle n'osoit le proposer. «Votre demande, me dit-elle, est raisonnable ; car il importe infiniment à qui nous nous adresserons, il me semble pourtant qu'il faut choisir un homme dont vous puissiez disposer, & qui vous soit tellement inferieur, qu'il n'ose se plaindre, quand vous voudrez l'éloigner.» Elle feignit de réver quelque temps ; puis elle me dit tout à coup : «Pourquoi cherchons-nous au loin ce que nous avons près de nous ? Qui convient mieux à nos desseins que Thersandre ?» L'amour que j'avois pour Damon l'emporta ici sur ma fierté naturelle ; malgré toutes mes repugnances, je commençai à parler quelquefois à Thersandre, & à lui faire plus d'accueil qu'à l'ordinaire. D'un autre côté Leriane lui fit entendre que sa discretion m'avoit touchée, & que je l'aimois autant qu'il m'aimoit.

 Damon étoit trop amoureux de moi, pour ne pas sentir ce double changement ; il se rappella la lettre qu'il m'avoit vu recevoir, & séduit par les artifices de Leriane, il crut enfin que j'avois agréé les services de Thersandre. Il vouloit me faire des reproches ; mais comme Leriane m'obsedoit sans cesse, il ne put me parler que dans la chambre même de Leontidas. «Voulez-vous, me dit-il, me faire mourir, ou m'éprouver par vos rigueurs ?» Je lui répondis froidement : «Votre mort me touche aussi peu, que mes rigueurs peuvent vous toucher.» Leriane survint aussitôt pour rompre cet entretien, & me dit : «Les choses prennent un bon train. Continuez, & vous verrez que je m'y entens.» Elle s'entendoit, helas à me rendre la plus malheureuse personne qui fut jamais.

 Damon sortit comme un furieux ; & dans le desespoir où il étoit, il se seroit percé lui-même, s'il n'avoit resolu de punir Thersandre. Cependant, pour ménager ma reputation, il crut devoir en rechercher d'autres occasions. Il étoit occupé de cette idée, lors qu'il rencontra Ormante. Celle-ci lui ayant fait des caresses à l'ordinaire, il la repoussa un peu, & lui dit que si elle ne se respectoit pas elle-même, elle devoit du moins craindre Leriane. «Leriane, répondit-elle en souriant ? Je ne puis lui faire plus de plaisir.» Damon qui n'ignoroit pas les mauvaises intentions de Leriane, soupçonna quelque trahison. Il tira la niece à part, & sçut de cette fille qui étoit simple tous les discours de la tante, & le commandement qu'elle lui avoit fait.

 Damon comprit alors que mon changement n'avoit d'autre cause que l'opinion où j'étois qu'il aimoit Ormante. Il resolut d'avoir avec moi un éclaircissement, malgré Leriane ; & ce même jour la fortune lui en facilita le moyen. Torismond voulut aller à la chasse ; la reine l'y accompagna, & je montai à cheval avec toutes mes compagnes. Quand le cerf fut lancé, il prit la campagne, & emmena toute la chasse après lui. Ce fut alors que nous nous separâmes, & que les chevaux plus vîtes laisserent les autres bien loin. Damon qui avoit toujours les yeux sur moi, jugeant à la route que je prenois, par quel endroit je devois passer, il me devança. Il feignit que son cheval s'étoit abbatu sur lui, & l'avoit blessé. Lors que je passois, il me traversa le chemin, & prenant mon cheval par la bride, il l'arrêta. «Belle Madonte, me dit-il, je ne vous reprocherai point le choix que vous avez fait de Thersandre ; mais je me plaindrai de ma fortune qui m'a précipité dans le malheur que j'avois prévu. Vous avez donné votre confiance à Leriane, malgré tout ce que j'ai pu vous representer. Puis que vous en avez eu de la satisfaction, j'en rens graces aux dieux ; mais je ne puis vous laisser douter plus long temps de ma fidelité.» En même tems il me raconta la passion que Leriane avoit conçue pour lui, la haine qui avoit suivi ses refus, & les conseils qu'elle avoit donnés à Ormante. «Est-il possible, ajouta-t'il, qu'elle vous ait trompée si grossierement, & que ce genereux courage se soit abbaissé jusqu'à Thersandre ? car je n'en puis douter, après vous avoir vu recevoir un de ses billets, & lui marquer des bontés qu'il merite si peu. Ne croyez pas que je survive à votre infidelité.» Je voulois lui donner toute la satisfaction qu'il pouvoit desirer ; mais la chasse se rapprochant de nous, je ne pus lui dire que ce mot : «La verité sera toujours la plus forte ;» & soudain je me jettai dans le bois, pour n'être pas apperçue seule avec Damon.

 Admirez, sage Diane, comment les dieux trompent notre prudence ; mon dessein étoit de rendre le repos à Damon, mais helas, le jour même que j'avois choisi, fut le jour de sa perte. Le lendemain de la chasse il se presenta à la porte de mon appartement ; & Leriane ayant en même temps rencontré Thersandre, elle le conduisit à une fenêtre audessous de celle où elle remarquoit Damon appuyé. Alors feignant de parler bas, elle dit à Thersandre : «Ne doutez plus que Madonte ne vous préfere à tous vos rivaux ; hier elle me commanda de vous donner cette bague ; elle veut que vous la portiez pour l'amour d'elle, & comme le symbole de votre affection mutuelle.» Dieux, quelle perfidie ! j'avois en effet une bague pareille, & que je portois depuis long temps.

 A ce discours jugez, sage bergere, quel fut le desespoir de Damon ; cependant il fut si maitre de lui-même, que l'on n'apperçut point en lui la moindre alteration. La reine au même temps se rendit au temple, & je l'y suivis avec la femme de Leontidas. Damon qui n'en fut averti que tard, monta à cheval, & nous atteignit lors que nous entrions dans le temple. Je remarquai que Damon me regardoit d'un œil farouche ; écoutez jusqu'où sa passion l'emporta. Pendant que l'on offroit les victimes, il se leva, & profera ces mots à haute voix : «Dieux que l'on adore en ce lieu respectable, si vous êtes justes, que ne punissez-vous l'ame la plus cruelle & la plus perfide qui fut jamais ! J'implore votre justice en sa presence, afin qu'elle se justifie, si elle le peut, ou que je publie desormais que vous êtes injustes ou impuissans.»

 Quelle fut alors ma frayeur ! je craignis qu'en son transport il n'en dît davantage, ou qu'il ne fît connoître que c'étoit de moi dont il parloit. Heureusement j'avois alors mon voile sur le visage ; autrement ma rougeur m'eût décelée. Le sacrifice fini, ses proches & ses amis le chercherent inutilement, il s'étoit dérobé. Lors qu'il se fut retiré chés lui, il donna ordre le plus promptement qu'il put à ses affaires, & après m'avoir écrit un billet qu'il mit dans sa poche, il écrivit cet autre à Thersandre :


 Si l'offense que j'ai reçue de vous pouvoit s'effacer autrement qu'avec le sang, je ne *** pas, Thersandre, de me voir seul l'épée à la main avec vous ; mais toute autre satisfaction étant trop foible, & connoissant votre courage, je vous envoye ce messager qui vous conduira où je vous attens sans autres armes que nos épées, vous jurant foi de chevalier que j'y suis seul. DAMON.

 Thersandre se trouve au lieu marqué ; ils se battent. Damon vainqueur laisse Thersandre sur la place évanoui, & percé de trois coups terribles. Damon fut aussi blessé lui-même ; cependant il eut assés de force pour prendre la bague que Leriane avoit donnée, & remontant à cheval, il ordonna à Halladin de le suivre. C'étoit un jeune homme des siens qu'il avoit nourri, & qui avoit amené Thersandre au rendez-vous.

 Je fus étonnée de ne point voir Damon parmi les autres chevaliers. Je le cherchois des yeux, sans songer au malheur qui étoit arrivé, lors que me promenant le soir je vis arriver Halladin qui me demanda Leriane ; & l'ayant fait appeller, j'entendis qu'il lui tint ce discours : «Leriane, mon maître m'a chargé de vous apporter des nouvelles qui vous seront agréables.» Alors il nous fit le détail du combat, puis continuant ; «lors qu'il fut remonté à cheval & que je le vis s'éloigner de la ville, je lui criai qu'il devoit bien plus tôt chercher un myre en l'état où il étoit. Il me répondit froidement : Halladin, nous le trouverons bien-tôt ; n'en sois point inquiet. Je le suivis à la trace du sang qu'il perdoit en abondance. Et lors qu'il fut arrivé sur les bords de la Garomne, en un lieu fort escarpé, il voulut descendre, mais il étoit si affoibli qu'il fallut que je l'aidasse. Alors s'appuyant contre un rocher, il tira de sa poche un billet, & me dit : c'est pour la belle Madonte, tu le lui donneras avec cette bague, dis-lui de ma part que je meurs content, puis que j'ai pu la convaincre, que je meritois mieux cette faveur que celui à qui elle l'avoit faite. Puis que mon épée a ôté la vie à ce rival, & que la rigueur de Madonte me l'ôte à mon tour, conjure-la par la memoire de ceux à qui elle doit le jour, par son merite, par l'amitié qu'elle m'avoit jurée, de ne plus donner cette bague à des amans indignes d'elle, & qui ne sçachent pas conserver les marques de son estime. Je reçus le billet & la bague, en même temps je vis qu'il pâlissoit, je voulus fermer avec mon mouchoir la blessure qui donnoit le plus de sang ; mais il m'arracha ce mouchoir, & l'étendant sous sa blessure, il y reçut le sang qui en sortoit : il me dit ensuite : Si jamais tu m'as aimé, dès que je serai mort, porte ce billet & cette bague à Madonte. Pour ce mouchoir tu le donneras à Leriane, dis-lui que je n'ai point imaginé de present qui lui fût plus agréable. A ces mots il sentit ses forces diminuer, & s'approchant du rocher escarpé, il s'écria : Vous perdez aujourd'hui, belle Madonte, le seul amant digne de vous. O dieux quelle fureur ! Il se jette dans le fleuve, je cours pour le retenir ; il m'emporte avec lui. Je regagnai comme je pus le rivage, & après avoir long-temps demeuré pour sçavoir si je ne reverois point le corps de mon cher maître, je crus, puis que c'étoit fait de lui, qu'il ne me restoit plus que d'executer ses derniers ordres. Madame, ce billet & cette bague sont pour vous ; que le sang que vous y remarquez ne vous fasse point horreur. C'est à toi, continua t-il, en s'adressant à Leriane qu'est destiné ce mouchoir, rassasie-toi du sang dont il est teint, & souviens-toi, que si jamais les dieux furent équitables, ils puniront tes forfaits.»

 En même temps Halladin se retire desesperé, & me laisse dans un état que je ne puis vous exprimer. Lors que je fus un peu revenue à moi-même, & que l'on m'eut ramenée dans mon appartement, j'examinai la bague, & la comparant avec la mienne, je les trouvai tout-à-fait semblables. J'en ignorois la raison, & je sçavois moins encore qui l'avoit donnée à Thersandre. Je lus enfin le billet qui étoit conçu en ces termes :


DAMON A MADONTE.



 Madame, je vous fis connoître hier mon amour, & la perfidie de Leriane ; mais puis que cette connoissance, au lieu de m'étre utile, n'a servi qu'à attirer de nouvelles faveurs sur un indigne rival ; j'ai resolu de vous faire voir aujourd'hui, que celui à qui vous avez donné une bague, ne peut la conserver contre moi. Au reste si le sort des armes seconde ma valeur, vous n'aurez point à desirer que votre cher Thersandre soit vengé, ou le fer, l'eau & le feu ne pourront faire mourir un miserable.

 Je me sentis penétrée de la plus vive douleur ; je fus contrainte de me mettre au lit, & peu s'en fallut que je ne perdisse l'esprit. Il me sembloit toujours que Damon me poursuivoit, & ce mouchoir plein de sang me revenoit sans cesse dans la memoire. Cependant Leriane qui ne pensoit pas que ses noirceurs me fussent connues, parut éplorée près de mon lit. Mais ne pouvant plus dissimuler : «Retire-toi, lui dis-je, méchante & perfide creature, va loin de mes yeux tramer d'autres perfidies.» D'un autre côté Thersandre se rétablit ; car il n'avoit point reçu de coups mortels & moi je commençois à reprendre mon bon sens, & à m'informer de ce que l'on disoit de moi. Je sçus de ma nourice qui m'aimoit tendrement, que chacun en parloit selon sa passion ; mais que tous en general m'imputoient la mort de Damon. En ce même temps je vis entrer Thersandre ; & comme je ne voulois point lui parler, & que je tournois la tête d'un autre côté, il se jette à genoux, & me dit : «J'avoue que je merite votre haine, mais peut être, si vous daignez m'entendre, me jugerez-vous moins coupable. Je ne parlerai point de mon amour, quoiqu'il pourroit me rendre excusable ; je vous apprendrai que nous sommes trompés par Leriane vous & moi.» Et sur cela il reprit toute l'histoire que vous avez entendue, comment elle lui inspira la hardiesse de songer à moi, comment elle me faisoit dire par son moyen que Damon aimoit Ormante, enfin comment elle lui avoit donné de ma part cette bague fatale, qui avoit été, à ce qu'il croyoit, le sujet *** combat entre Damon & lui. Il ajouta que Leriane jugeant bien qu'elle ne pourroit plus nous tromper, & se sentant menacée par Leontidas & sa femme qui lui reprochoient le peu de soin qu'elle avoit pris le moi, elle leur avoit fait entendre que j'aimois, & que j'étois aimée de tant de personnes, que tandis qu'elle veilloit sur d'un, elle étoit trompée par l'autre. Thersandre joignit à ces discours tant de supplications, il me demanda tant de fois pardon de ce qu'il avoit osé m'aimer, & me fit tant de protestations de vivre à l'avenir comme il le devoit, que je fus contrainte, par l'avis même de ma nourrice, de lui pardonner.

 Mais, sages bergeres, vous n'avez encore entendu qu'une partie de mes malheurs. Je vous ai dit que Leriane avoit exigé d'Ormante qu'elle fît toutes sortes d'avances à Damon. Damon ne l'avoit pas tellement dédaignée qu'il n'eût pris d'elle les dernieres faveurs. Il y parut, & Leriane à qui Ormante avoit déclaré son malheur, lui défendit d'en parler à qui que ce soit. Son dessein étoit de persuader à Damon que j'aurois eu cet enfant de Thersandre ; mais quand elle apprit que Damon n'étoit plus ; voici à quoi elle se détermina.

 Depuis l'accident de Damon, j'avois presque toujours tenu le lit, ou si je me levois, c'étoit pour me renfermer seule dans mon cabinet. Et pour avoir un prétexte de ne point aller chés la reine, je feignois d'être malade. Je m'avisai même de faire mettre une fille dans mon lit, afin qu'elle reçût les visites pour moi, & ma nourrice faisoit les réponses, comme si le mal m'avoit empêché de parler. Ormante qui étoit toujous demeurée parmi mes filles, parce que je ne pouvois lui imputer aucune intention mauvaise, déclara à Leriane ce que je viens de dire, plus par simplicité, que par malice. Leriane conçut dès lors un moyen de nous perdre à la fois Thersandre & moi. Ormante étoit presqu'à son terme ; Leriane lui recommanda de se mettre dans mon lit le plus souvent qu'elle pourroit, pour recevoir les messages à ma place. Elle vint trouver ensuite la femme de Leontidas, la suppliant à genoux de lui pardonner sa negligence à mon égard ; elle ajouta qu'elle avoit un moyen de faire passer à Leontidas tous mes biens. La proposition fut acceptée ; on demanda quel étoit ce moyen. «Je vous le dirai en peu de mots, répondit la perfide ; mais à condition, madame, que vous me pardonnerez une nouvelle offense, si vous jugez que je ne sois point coupable.» On lui promit tout ; & Leriane reprenant la parole : «Graces aux dieux qui vous protegent, dit-elle, Madonte n'est point entrée dans votre maison. Sa fierté, sa naissance, votre exemple, madame, me répondoient de sa vertu ; mais qu'elle a bien sçu tromper ma vieillesse ! je viens d'apprendre qu'elle est enceinte, & qu'elle touche la fin de sa grossesse. Que me dites-vous, Leriane ? Peut-elle s'être oubliée jusqu'à ce point ? Mais de qui, & comment le sçavez-vous ? Pardonnez-moi, madame ; aurois-je pu soupçonner qu'elle aimât Thersandre ? J'avoue que la jalousie est bien plus éclairée que la prudence ; car Damon s'étoit apperçu de cette passion que je n'avois point remarquée. C'est la sage femme même à qui elle s'est adressée, qui est venue m'avertir, & qui m'a ajouté qu'elle soupçonnoit Thersandre, parce que Madonte en sa presence ne disoit autre chose, sinon, Ah Thersandre que ton amour me coute cher ! Or, puis qu'elle s'est rendue indigne de votre alliance, continua t'elle, il vous est aisé d'obtenir ses biens. Vous sçavez, madame, que nos loix condamnent au feu toute fille qui manque à son honneur. Nous avons en sa personne la conviction du crime ; qui vous empêchera de demander au prince la confiscation de ses biens ?»

 En même temps Leontidas entra ; sa femme lui raconte tout ce qu'elle venoit d'apprendre, & quelque genereux qu'il fût naturellement, elle le fit enfin consentir à ce qu'elle vouloit. Il exigea pourtant que l'on m'envoyeroit une sage femme, & que l'on se détermineroit suivant son raport. La sage femme vint dès le lendemain. Il arriva qu'Ormante s'étoit mise dans mon lit, mais auparavant bien instruite par Leriane. Ormante accoucha deux heures après, mais sans bruit, en presence de sa tante & de la sage femme ; & presqu'aussitôt elle se leva, sans que la sage femme s'en apperçût : lors qu'Ormante se fut retirée, Leriane porta l'enfant à la femme de Leontidas, avec le témoignage de la sage femme. Et pour mieux couvrir sa trahison, elle supplia la femme de Leontidas de me renfermer parmi les vestales, & d'épargner à ma famille une flétrissure qui rejailliroit sur elle. Leriane fut chargée de me persuader ce qu'elle avoit proposé elle-même.

 Cependant après avoir congedié cette femme, elle racommoda mon lit, & la nuit étant venue, je me couchai à mon heure accoutumée, & je reposai jusqu'au lendemain, sans rien soupçonner de ce qui s'étoit passé. Leriane de son côté disoit à Leontidas que je les suppliois d'avoir pitié de moi, qu'ils étoient maitres de ma vie, que je me donnois à eux, & que je demandois pour toute grace la liberté de me confiner dans une retraite obscure ; & qu'aussitôt que je pourrois marcher, je viendrois la demander moi-même. Enfin, sages bergeres, elle fit si bien que six semaines se passerent de la sorte, & qu'Ormante se rétablit, & revint plus belle qu'auparavant.

 Les choses étant en cet état, & Leriane ne craignant plus qu'on la pût convaincre de mensonge, elle resolut d'achever son execrable dessein. Elle avoit deux parens qui portoient les armes, & qui partout où ils avoient servi, s'étoient acquis une grande reputation de valeur. C'étoient deux freres si vigoureux & si adroits aux armes, que personne ne les égaloit ; mais pauvres d'ailleurs, & sans autre esperance que d'être les heritiers de Leriane. Lors qu'elle se fut assurée par des presens & par des promesses, de leur attachement, elle dit à Leontidas que je reprenois courage, & que je ne parlois plus de retraite ; que je niois ce qui s'étoit passé, & qu'il ne falloit plus rien attendre de moi que par force. «Mais comment la convaincre maintenant, dit la femme de Leontidas ? Nous avons des témoins, dit-elle, & quand nous en manquerions, puis que la verité est pour nous, j'ai des personnes à moi qui la soutiendront par les armes.» Leontidas ayant agreé la proposition, Leriane parle à Leotaris, lui assure tout son bien par un contrat, & gagna tellement les deux freres, qu'ils eussent tout entrepris contre le ciel même. Elle m'accuse ensuite devant la reine, & s'engage à verifier ce qu'elle avance ; elle accuse aussi Thersandre afin qu'il ne pût déposer contr'elle. Aussitôt la reine qui étoit une princesse vertueuse va trouver le roi, & joignant ses prieres aux recusations de Leriane, elle demande que je sois punie suivant la rigueur des loix ; Leontidas est appellé, il fait les mêmes supplications, & sa femme obtient du roi la confiscation de mes biens.

 En même temps des archers viennent se saisir de moi, & me conduisent devant le prince, sans m'expliquer le sujet d'un si indigne traitement. Qu'elle devins-je, grands dieux, quand j'entendis l'accusation de Leriane ! Je me jettai aux piés de la reine, j'implorai sa protection contre ma calomniatrice, & je pris tous les dieux à témoins de mon innocence. Le roi fut touché de mes paroles, & se tournant vers Leriane : «Si ce que vous avancez est faux, lui dit-il, je jure par l'ame de mon pere, que vous subirez la peine que vous preparez aux autres. Sire, dit-elle, je prouverai ce que je dis & par témoins, & par les armes. Les deux vous sont accordés, ajouta le roi.» Voilà donc la sage femme & la nourrice qui déposent contre moi ; & les juges me lisant ces dépositions, & beaucoup d'autres, je ne sçus que recourir aux dieux ; «Grands dieux, m'écriai-je, vous connoissez mon innocence ; faites-la connoître, & confondez la calomnie.» Ensuite, comme si j'avois été inspirée, j'adressai la parole aux juges : «Si l'accusation, leur dis-je est veritable, fasse les dieux que je cesse de respirer, & si elle est fausse, que ce charbon ardent ne puisse me bruler !» Je pris incontinent un charbon, & le tins si long temps dans ma main qu'il s'y éteignit presqu'entierement. Les juges en firent leur rapport au roi ; il ordonna que Leriane en seroit informée, pour voir si cette preuve de mon innocence ne lui feroit point changer de langage. Leriane soutint toujours la calomnie avec une impudence digne d'elle, & le prince ne pouvant me faire d'autre faveur, ordonna que le fait seroit verifié par les armes, & que dans quinze jours nous donnerions des chevaliers qui combattroient à outrance pour nous.

 La renommée eut bientôt semé dans toute l'Aquitaine les nouvelles de ce qui se passoit. Ma mere en fut informée, elle me crut veritablement coupable, & quelques jours après elle en mourut de douleur. Ce coup, je l'avoue, acheva de me desesperer ; je pensai plus d'une fois me précipiter d'une fenêtre, mais les dieux me conserverent, en me representant, que si je mourois, j'emporterois avec moi une reputation flétrie ; & qu'ils manifesteroient enfin mon innocence.

 Cependant les quinze jours expirés, Leriane offrit Leotaris & son frere ; & Thersandre & moi ne pouvant nommes personne, le roi nous accorda huit jours, & ces huit jours étant écoulés, il en ajouta trois autres pour tout délai. Après ce dernier terme on nous conduit dans le camp, moi vêtue de dueil, & sans autre compagnie que des archers ; Leriane triomphante, & suivie d'un nombreux cortége. Déja les deux freres étoient dans le camp, armés & montés à l'avantage ; ils faisoient d'autant plus les vaillans qu'ils croyoient n'avoir à combattre que Thersandre. Enfin Thersandre paroit aussi ; resolu de les combattre tous deux. Les juges prononcerent que si durant le combat quelque chevalier se presentoit pour moi, il seroit reçu ; & que les deux freres pourroient combattre Thersandre ensemble, ou séparément, à leur choix. Ils avoient de l'honneur, & vouloient le prendre séparément, mais Leriane s'y opposa, & n'osans lui déplaire, ils coururent tous deux contre lui. Le soleil également partagé suivant la coutume, les défenses ordinaires faites, & le commandement donné, les trompetes sonnerent. Thersandre met sa confiance en la justice des dieux, il s'avance contre le frere de Leotaris, mais atteint en même temps des deux lances, il est porté par terre. Il ne se déconcerta point en cette extrêmité, il courut à son cheval & lui ôta la bride, avant qu'ils fussent revenus à lui. L'animal les attaqua si furieusement qu'ils ne songerent plus qu'à se défendre ; mais enfin ils le tuerent, & pour finir promptement le combat, ils attaquerent ensemble Thersandre. Il ne put faire autre chose que de se couvrir de son cheval ; mais les deux freres voyans que leurs chevaux ne vouloient point avancer par la frayeur du cheval mort, ils mirent pié à terre. Thersandre fit tout ce que pouvoit faire un homme courageux, mais enfin il lui fut impossible de faire une longue resistance. Déja percé de blessures, ses forces l'abandonnoient, lors que les dieux susciterent un chevalier qui se presentant à la barriere demanda d'entrer, & de nous défendre. Incontinent la barriere fut ouverte ; & parce qu'il voyoit bien que Thersandre étoit réduit à l'extrêmité, il pousse furieusement son cheval contre les deux freres, mais lors qu'il fut près d'eux il s'arrêta, leur criant : «Cessez, chevaliers, de violer les loix de la chevalerie, & tournez votre effort contre moi qui suis envoyé pour vous punir.» En même temps il leur dit de monter à cheval, ajoutant qu'il ne vouloit point se prévaloir du sien contr'eux.

 L'étranger s'attira par cette double action l'admiration des spectateurs ; mais Leotaris & son frere oubliant tant de generosité l'attaquerent à la fois. Je ne puis, sages bergeres, vous détailler ce combat ; l'étranger y fit des prodiges de valeur ; il abbatit d'abord le frere de Leotaris, & celui-ci courant pour venger sa mort, il reçoit tant de blessures qu'il tombe enfin de cheval, & qu'il expire en tombant. L'étranger vint ensuite à Thersandre, il l'aide à se relever, le met sur un des chevaux des vaincus, & reprenant le sien, il demande aux juges s'il restoit quelque chose à exécuter ; & comme on lui eut répondu que non, il demanda que je fusse mise en liberté, ce qui fut ordonné sur le champ. Puis s'adressant à moi, il me demanda s'il pouvoit me rendre quelqu'autre service. «Deux encore, lui répondis-je ; l'un que vous me délivriez de la tyrannie de ceux qui m'ont enlevée à ma mere ; & l'autre que vous daigniez m'apprendre à qui je dois & mon honneur & ma vie. Pour mon nom, ajouta-t'il, je vous supplie de ne point exiger que je vous le déclare. Pour ce qui est de vous conduire où vous voudrez, je suis tout prêt à le faire, pourvu que nous ne perdions pas de temps.»

 Tandis que les dieux prenoient ainsi ma défense, ma nourrice s'étoit renfermée, & faisoit des cris qui auroient touché les plus insensibles. Ormante en fut émue, & pour la consoler, elle lui dit que Leriane l'avoit assurée que je ne mourrois point, & qu'elle vouloit seulement que je lui dusse la vie, afin que je lui fisse plus de bien. «Ah, répondit ma nourrice, c'est fait de Madonte, si Thersandre est vaincu, & le roi lui-même ne peut la sauver ! Miserable que je suis, repliqua Ormante, comment les dieux me pardonneront-ils sa mort ? Eh, comment, dit ma nourrice, en êtes-vous coupable ? Ah, ma mere, continua Ormante, promettez-moi le secret, & je vous raconterai tout.» Lors qu'elle eut déclaré ce que vous avez entendu : «Courons sauver Madonte, dit ma nourrice.» L'étranger me parloit, lors que suivie d'Ormante, elle s'adressa hardiment à la reine, & lui déclara ce qu'Ormante venoit de lui avouer. Le roi convaincu de mon innocence commanda que l'on jettât Leriane dans le feu qui étoit preparé pour moi ; c'est ainsi que mon innocence fut reconnue, & que Leriane expia dans les flammes toutes ses noirceurs.

 Cependant l'étranger qui m'avoit délivrée, s'étoit retiré. Je n'oubliai rien pour en sçavoir des nouvelles ; mais je ne pus en apprendre que le lendemain. Il me vint de sa part un homme qu'il avoit rencontré. Cet homme me fit entendre que l'étranger m'auroit attendue pour me conduite où je lui aurois commandé, mais qu'une affaire d'honneur l'obligeoit de se rendre à Gergovie ; que si j'avois besoin de lui, on sçauroit de ses nouvelles au Mont d'or, & que pour être reconnu, il ne changeroit point sa devise. Je lui demandai quelle étoit cette devise, n'ayant pû la remarquer dans l'état où j'étois. Il me répondit que c'étoit un tygre qui se repaissoit d'un cœur humain, avec ce mot : TU ME DONNES LA MORT, ET JE SOUTIENS TA VIE.

 Mais pour abréger une si longue histoire, il fut ordonné que je sortirois des mains de Leontidas, & qu'Ormante qui avoit été séduite par les artifices de Leriane, seroit pour jamais renfermée dans une de ces maisons destinées à de semblables punitions. Il me reste à vous dire un trait bien extraordinaire. La memoire de Damon m'avoit été chere jusqu'à ce jour ; mais soit reconnoissance, soit admiration, je sentis naître dans mon cœur la même estime pour l'étranger, tout inconnu qu'il étoit. Je resolus de prendre le chemin de Gergovie, & du Mont d'or, je communiquai mon dessein à Thersandre, qui depuis le jour du combat s'étoit entierement donné à moi ; il l'approuva, & sous prétexte de visiter mes terres, je quitte la cour. Puis ayant reglé mes affaires, je prens avec moi ma nourrice & Thersandre seulement, & nous marchons vers le Mont d'or. C'est un pays montueux, & chargé presqu'en tout temps de neiges & de glaçons. Ma nourrice y mourut ; & lors que je lui rendois les derniers devoirs, je rencontrai Tyrsis, Hylas, & Laonice. Leur compagnie me plut tellement, que je resolus, pour ne les point quitter, de prendre la houlette, & de la donner aussi à Thersandre. Après que j'eus resté quelque temps dans ces montagnes, sans pouvoir apprendre aucune nouvelle de ce que je cherchois, je me déterminai à venir avec ces bergers dans cette contrée, où l'oracle leur ordonnoit de se rendre. Je pensai aussique m'approchant de Gergovie, je pourrois peut être trouver l'inconnu à qui j'ai tant d'obligation.

 Madonte racontoit ainsi ces tristes aventures, tandis que les bergers discouroient ensemble ; car un mal qui plus que tous les autres est ennemi du sommeil, ne leur permettoit pas de fermer les yeux. Mais peu à peu toute la troupe s'endormit, excepté Silvandre d'un côté, Astrée & Diane de l'autre. Astrée qui étoit sans cesse occupée de Celadon, crut que personne ne l'écoutoit ; elle parla donc ainsi à Diane : «Il faut avouer, ma sœur, qu'une imprudence nous attire bien des maux, & que pour la reparer il faut une grande sagesse. Considerez tout ce que me coute mon imprudence par rapport à Celadon ; je ne cesserai de m'en repentir, tant que les dieux prolongeront ma vie infortunée & je pense que mes regrets me suivront au tombeau. Cet amour que je cachois avec tant de soin, que je ne voulois pas même déclarer à ma chere compagne, le voilà maintenant découvert par moi-même à des personnes étrangeres. Ah, s'il en étoit temps encore, que je me conduirois differemment ! Ma sœur, répondit Diane, il n'y a rien de fixe, rien d'arrêté parmi les hommes. Je ne nie pas que la prudence ne puisse éloigner, ou diminuer les accidens ; mais il faut enfin que nous connoissions par notre propre experience toute notre foiblesse. Cependant, repliqua Astrée, nous en voyons qui sont plus heureux que d'autres, & dont les actions n'éclatent point aux yeux du public. Sans aller plus loin, vous avez eu le malheur de perdre Philandre, mais qui peut vous reprocher que vous l'avez aimé ? Ah, repartit Diane, quels reproches plus accablans que ceux que nous sommes forcées de nous faire à nous-mêmes ! Je l'avoue, dit Astrée ; mais avouez aussi, que si le bien que nous possedons nous touche plus quand il est connu ; nous sommes plus sensibles au mal qui nous arrive, lors qu'il devient public. De là cette attention à cacher ce que l'on souffre, dût-on souffrir davantage en le tenant secret. Or, ma sœur, ajouta-t'elle, puis qu'il n'y a personne ici qui nous entende, je croirois manquer à l'amitié que je vous dois, si je ne vous déclarois ma pensée.» Elle se trompoit bien, car Laonice qui desiroit d'apprendre de leurs nouvelles, afin de leur causer du déplaisir, prêtoit à leurs discours une oreille attentive, quoiqu'elle feignît de dormir. D'un autre côté Silvandre crut reconnoître la voix de Diane, & tandis que les autres bergers étoient ensevelis dans le sommeil, il s'approcha doucement ; & quand il arriva, il entendit que Diane répondoit : «Vous m'obligerez toujours infiniment, lors que vous voudrez bien me dire ce que vous pensez de mes actions, & surtout à present que tout dort autour de nous. Vous souvenez-vous, poursuivit Astrée, de ce que je vous ai dit à l'oreille, pendant que Silvandre disputoit avec Phylis ? N'est-ce pas de l'affection de ce berger que vous me parliez ? Oui, répondit Astrée ; or, continua-t'elle, attendez-vous à une extrême passion. Si elle vous déplaît, il faut que vous éloigniez de bonne heure ce berger, peut être encore le ferez-vous inutilement, car les bergers du caractere de Silvandre ne se vainquent pas facilement eux-mêmes. Si elle vous est agréable, vous avez besoin d'une grande discretion, afin qu'elle n'éclate pas. Ma sœur, répondit Diane, je suis trop penétrée de votre amitié, pour ne pas vous ouvrir mon cœur. Lors que j'eus perdu Philandre, je pris la resolution de n'aimer plus ; & j'ai vêcu depuis dans une entiere indifference. En vain Amidor tout aimable qu'il étoit, en vain Nicandre avec toutes ses richesses, m'ont recherchée ; ils n'ont pu effacer de mon cœur le souvenir de Philandre. Mais depuis la feinte recherche de Silvandre, j'avoue que je sens en moi du changement ; cependant ne croyez pas que je sente pour lui de l'amour ; ce n'est, si je m'en souviens, que ce que je sentis quand je commençai d'aimer Philandre. Puis-je, ma sœur, dit Astrée, vous demander ce qui vous plaît davantage en ce berger ? Quelqu'esprit qu'il ait, repartit Diane, je ne vois pas qu'il ait jamais rien aimé ; d'ailleurs il est si respectueux, si soumis, qu'il semble craindre toujours de m'offenser. Enfin ce qui m'attache davantage à lui, c'est sa probité, sa vertu. J'en pense comme vous, dit Astrée, & si vous deviez aimer quelque chose, je voudrois que ce fût ce berger ; mais encore une fois, il faut ici de la discretion. Je ne sçai, repliqua Diane, pourquoi vous me tenez ce langage ; mais si le berger est le seul qui m'ait plu depuis la mort de Philandre, sçachez qu'il l'ignorera toujours, & que je ne lui permettrai jamais de me servir. Ce dessein peut vous devenir funeste, dit Astrée ; un amant tendre cache sa passion, & ne la découvre qu'à celle qui en est l'objet ; mais s'il n'éprouve que des rigueurs, il lui est impossible alors de dissimuler. Si donc vous ne l'aimez point, ôtez-lui promptement toute esperance, car l'esperance est la nourriture de l'amour. Si vous l'aimez, comme vous me l'avez dit, & comme il le merite, pourquoi vous priver de ce qui vous est agréable ? Mais est-il raisonnable, dit la bergere, que Diane qui s'est toujours conduite avec sagesse épouse par inclination un berger inconnu ? C'est pourquoi je souffrirai qu'il me recherche, tant que je pourrai feindre que je ne crois point en être aimée ; mais dès l'instant qu'il me reduira à ne pouvoir plus feindre, je proteste que je ne lui permettrai plus de me voir, ni de me parler, & que s'il m'aime encore, je le traiterai de sorte, que je serai en droit de croire qu'il ne m'aimera plus. Et vous, dit Astrée, que deviendrez-vous ? Je prévois que cette resolution vous attirera plus de chagrins, que la vanité qui vous la fait prendre ne vous causera de fausse joye.»

 Laonice ne perdit pas un mot de ce que disoient les bergeres. Pour Silvandre lors qu'il entendit les premiers discours de Diane, & les conseils d'Astrée, quelle fut sa joye, & combien se sentoit-il penétré de reconnoissance ! mais quand il entendit la resolution de Diane, quel fut son desespoir ! Heureusement pour lui que les bergeres s'endormirent ; car ses soupirs l'auroient trahi. Il se retira donc sans bruit, & repassa long temps dans son esprit les discours des bergeres. Amour lui permit enfin de fermer les yeux, & le sommeil vint en quelque sorte enchanter ses cruelles incertitudes.

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LIVRE SEPTIÈME.



 Mais il est temps de revenir à Celadon, que nous avons laissé dans sa caverne, uniquement occupé de sa felicité passée, & du malheur qui l'accabloit. Il passa quinze jours en ce lieu, sans prendre presque aucune nourriture. Là il se rappelloit sans cesse toutes les disgraces de sa vie, & s'arrêtoit toujours à celles qui lui avoient été les plus sensibles, comme étant les plus convenables à l'état où il se trouvoit. Il étoit si changé, qu'Astrée même auroit eu de la peine à le reconnoître ; & si le ciel qui peut être le reservoit à une meilleure fortune, ne lui eût envoyé du secours, il auroit bientôt succombé.

 Galatée, le jour même qu'il s'échapa, fut obligée de suivre Amasis à Marcilli, à l'occasion des rejouissances qui devoient se faire pour les heureux succès de Clidaman. Mais lors qu'elle fut arrivée, & qu'elle eut appris la fuite de Celadon, elle entra dans une si grande colere contre Leonide, qu'elle lui défendit sa presence. La nymphe se retira chés son oncle Adamas. Quoiqu'elle vît tous ses services perdus, elle s'ennuyoit tellement de la cour qu'elle fut ravie d'avoir recouvré sa liberté à ce prix. D'ailleurs elle esperoit de revoir Celadon, qu'elle croyoit auprès d'Astrée ; & malgré tout l'amour qu'il avoit pour la bergere, elle se figuroit un plaisir extrême à passer ses jours avec lui. Deux jours après qu'elle fut arrivée chés Adamas, trouvant Pâris dans les mêmes dispositions, elle alla avec lui au hameau de ces bergeres ; mais elle fut bien surprise, lors qu'elle entendit que Celadon n'avoit point paru, & qu'on le croyoit mort. Cependant, pour la satisfaction de Pâris, qui étoit amoureux de Diane, elle visita souvent les bergeres ; & dans la suite elle se plut tellement avec elles, que dès qu'elle en avoit le loisir, elle alloit les trouver, souvent accompagnée de Pâris, & quelquefois seule : la maison d'Adamas n'étoit éloignée que d'une demi-lieue de leur hameau ; & les bords du Lignon, & les bocages qui s'y rencontroient, en rendoient le chemin très agréable.

 Un jour qu'elle s'y rendoit seule, elle passa sur le pont de la Bouteresse, & quoiqu'il n'y eût point de sentier sur les bords du Lignon, elle le suivit, emportée par le plaisir de voir le poisson qui se jouoit dans l'eau. Elle se trouva, sans y penser, près de la fontaine où Celadon venoit ordinairement cueillir le cresson qui lui servoit de nourriture ; le berger s'y étoit par hazard endormi. La nymphe qui ne pouvoit croire que Celadon fût en cette contrée, le prit pour Lycidas ; outre que ces deux freres se ressembloient, elle n'ignoroit pas que celui-ci étoit dévoré par la jalousie, & qu'il se retiroit en des lieux écartés. Elle demeura quelque temps assise auprès de lui ; & voyant qu'il ne s'éveilloit point, elle continua sa route ; mais avant que de partir, elle lui tira doucement le petit sac où étoient ses lettres, dans le dessein de les lui faire chercher. Lors que Celadon s'éveilla, la grande chaleur étoit passée, & comme il ne s'étoit mis en ce lieu que pour jouir de la fraîcheur que l'onde & l'ombrage y conservoient, il se retira dans le bois. A peine il y fut arrivé, que tirant le portrait d'Astrée : «Est-il possible, disoit-il, ma bergere, que je vous aye déplu ? mais est-il possible que vous ayant déplu, je respire encore ?» Il s'arrêtoit quelque temps à ces idées, puis il reprenoit en ces termes : «Si elle veut que je vive, pourquoi me bannit-elle de sa presence ? Si elle veut que je meure, pourquoi ne m'a-t'elle pas ordonné de mourir ? mais ne l'a-t'elle pas fait lors qu'elle m'a défendu de paroître en sa presence ? Helas, elle ne m'a jamais demandé que des choses impossibles : combien de fois ne m'a-t'elle pas commandé de feindre que j'en aimois une autre ? Vivons donc, ajoutoit-il, pour sa gloire, puis qu'elle le veut ainsi.»

 A ces mots, serrant le portrait, il voulut relire les lettres où sa bergere lui ordonnoit de dissimuler ; mais les ayant inutilement cherchées, il courut dans sa caverne, croyant les y avoir oubliées. Il eut beau se tourmenter, il ne trouva rien. Quel fut *** son desespoir ! Helas, disoit-il, croisant les bras, & levant les yeux au ciel, comme pour lui demander justice, «Helas qui m'a ravi le peu de satisfaction qui me restoit !» Puis, laissant tomber ses bras, «Celadon, ajoutoit-il, tu étois encore trop heureux, quand tu possedois ces témoignages de ta felicité passée, rens donc graces aux dieux qui te rendent si conforme à la volonté de ta bergere ; & montre aujourd'hui que rien ne peut t'en séparer.»

 Cependant Leonide s'applaudissoit de son larcin, & dès qu'elle fut éloignée du berger, elle s'assit sous un arbre, & tira du petit sac les lettres qui y étoient renfermées. Elle crut qu'elles étoient de Phylis, & déja elle goutoit par avance le plaisir d'apprendre les secrets de la bergere. La premiere lettre qu'elle ouvrit, étoit conçue en ces termes :


ASTRÉE A CELADON.



 Doutez-vous que je sois persuadée de votre affection, quand je vous ai permis de m'en assurer ? Si vous connoissiez l'amour comme vous le sentez, vous jugeriez par cette permission que je vous aime. Si cette declaration ne vous suffit pas, j'ai lieu de penser que vous n'aimez point Astrée.

 Au nom d'Astrée, Leonide s'arrêta, & relut ce mot plusieurs fois ; enfin se souvenant qu'il y avoit eu quelque jalousie entre Celadon & Lycidas, Astrée & Phylis, elle crut qu'Astrée pouvoit avoir aimé Lycidas, & que la jalousie de Celadon avoit eu quelque fondement.

 La seconde lettre étoit ainsi conçue :


ASTRÉE A CELADON.



 Avouez maintenant que je vous aime plus que vous ne m'aimez, puisque je vous envoye mon portait, sans avoir pû obtenir le vôtre. Mais votre foible amitié avoit plus besoin de ce secours que la mienne. Je me retracte, berger ; je crois que vous m'aimez, & ce gage doit vous prouver que j'en suis convaincue.

 «Lycidas, disoit Leonide, n'auroit il point trouvé ces lettres après la mort de son frere, & ne les auroit-il point gardées, de peur que ces secrets ne fussent divulgués ? mais si cela étoitil, ne les porteroit point sur lui. Que seroit-ce donc, & comment les auroit-il eues ?» Elle prit ensuite une troisiéme lettre :


ASTRÉE A- CELADON.



 Berger, il vous sied bien d'avoir moins de courage que moi. A vous entendre, c'est une preuve que j'aime moins que vous. Mais qui me fait supporter tous mes déplaisirs, si ce n'est l'amour que j'ai pour vous ? Ne vous laissez donc plus abbattre aux chagrins que nous causent nos ennemis communs (car c'est ainsi que je les nomme, Celadon, & non pas nos peres) si vous voulez me persuader que votre affection égale celle qui me fait supporter, que dis-je ? mépriser pour vous tant d'ennuis.

 Leonide, en lisant celle-ci, ignoroit presque ce qu'elle lisoit. Elle se representoit le berger à qui elle avoit pris ces lettres, & se souvenant d'en avoir oui dire quelque chose à Galatée ; elle soupçonna que le berger qu'elle avoit vû étoit Celadon ; mais elle n'en douta plus, lors qu'après avoir examiné le sac & les papiers, elle trouva qu'ils avoient été mouillés. «O dieux, dit-elle, c'est bien Celadon que j'ai vu ! comment se peut-il que je ne l'aye pas reconnu !» Et soudain, resserrant tous ces papiers, elle courut vîte à la fontaine. Mais quand elle ne l'y trouva plus, «Claire fontaine, s'écria-t'elle, & vous, séjour solitaire, rendez-moi ce que je vous ai laissé ! Rendez-moi ce berger dont je n'ai point voulu interrompre le repos !» En proferant ces mots, elle tournoit ses regards de tous côtés pour voir si elle ne l'appercevroit point. Amour enfin qui est ingenieux lui fit remarquer que l'herbe depuis la fontaine étoit foulée, & que le sentier n'étoit pas encore bien battu. Elle jugea que ce sentier la conduiroit où étoit le berger ; en effet à peine eut-elle marché quelque temp qu'elle se trouva près du rocher qui servoit de retraite à Celadon. Elle craignoit pourtant d'en approcher davantage, parce qu'il étoit couvert d'arbres & de buissons, & que ce pouvoit être le repaire de quelque loup, ou de quelque sanglier. Tandis qu'elle déliberoit, elle crut entendre un soupir ; elle pensa alors qu'il y avoit quelqu'un dans ce rocher, mais jugeant aussi que les serpens sifflent quelquefois, elle ne s'approchoit qu'avec frayeur, & si doucement que Celadon ne s'en apperçut point. Lors qu'en suivant le sentier qui la conduisoit, elle eut fait le tour du buisson, d'autres soupirs frapperent ses oreilles, & mettant peu à peu la tête jusques dans la caverne, elle entendit qu'il parloit en ces termes : «Consolons-nous : nous voici parvenus au comble de la misere ; heureuse perte, que je te cheris, si mes regrets peuvent enfin m'ôter la vie !» Leonide reconnut Celadon à sa voix, & cedant tout ensemble à la joye & à la compassion, elle courut à lui les bras ouverts, en lui criant : «Ah, Celadon, c'est trop se plaindre, il est temps enfin que vos jours coulent plus heureusement.» Celadon, qui, depuis qu'il étoit en ce lieu n'y avoit vû personne, se releva surpris, comme on peut se l'imaginer ; mais il étoit si affoibli, qu'il fut contraint de se rasseoir. La nymphe s'assit auprès de lui, & lui prenant la main : «Eh bien, Celadon, étoit-ce pour vivre ainsi que vous aviez tant d'impatience de quitter Galatée ? Est-il possible que vous nous ayez préferé des rochers & des bois ? Belle Leonide, répondit froidement le berger, vous voyez à quoi l'amour m'a reduit, & jusqu'où peut aller votre empire sur ceux qui vous aiment. Mais au moins, dit la nymphe, avant que de mourir, je voudrois m'éclaircir avec ceux qui me condamneroient. Quel autre éclaircissement, repliqua Celadon, pourrois-je desirer, quand je sçais que celle qui peut tout sur moi le veut ainsi ? J'avoue, berger, s'écria la nymphe, que si c'est là aimer, vous êtes le seul qui connoissiez l'amour ; mais prenez garde qu'il n'y ait dans vos sentimens autant d'humeur que de passion, & qu'en effet vous n'aimiez point Astrée. Si vous l'aimiez, ne vous aimeriez-vous pas vous même ? Doutez-vous que je l'aime, dit le berger ? Et puis que je l'aime, ne dois-je pas hair tout ce qu'elle hait ? Astrée hait Celadon, il faut que Celadon se haisse. Mais, repartit Leonide, que deviennent les loix qui nous commandent de nous aimer, & les amans cessent-ils d'être hommes ? Ils demeurent sujets aux inquiétudes & aux peines comme les autres hommes, dit Celadon ; mais dès qu'ils commencent d'aimer, ils se dépouillent tellement de leur volonté, de leur jugement, qu'ils ne veulent plus & ne jugent plus que dependamment de la bergere qu'ils aiment. Malheureux état que celui d'un amant, s'écria Leonide ! Malheureux plus tôt, interrompit le berger, quiconque n'aime point ! il ne jouira jamais des biens les plus parfaits qui soyent au monde. Quand un amant se represente la beauté de celle qu'il aime, quand il se rappelle seulement une de ses actions, ou même qu'il se souvient du lieu où il l'a vue, que dis-je ? quand il pense qu'elle se souviendra de l'avoit vu, pensez-vous qu'il voulût changer ses plaisirs contre tous les plaisirs de la terre ? Or, Leonide, si tels sont les plaisirs de la pensée, quel doit être celui de voir ce que l'on aime ? de l'entendre parler ? de lui baiser la main ? de recueillir de sa bouche même ce mot si flateur, Je vous aime ? Le cœur peut-il suffire à de pareils transports ? & ne doit-il pas se dissoudre en ces ravissemens ? Je ne parle point des autres faveurs, parce qu'elles nous enlevent entierement à nous mêmes, & que nulle expression ne peut les representer. Maintenant que vous sçavez quelles sont les extrêmes felicités d'un amant, dites, belle nymphe, que leur état est malheureux.

 J'avoue, dit la nymphe, après l'avoir écouté avec admiration, que Celadon aime veritablement, si c'est aimer que d'être hors de soi, & de vivre seulement de pensées ; & c'est pour cela même que je l'estime malheureux. Mais, berger, laissons ce discours, puis qu'aussi bien il ne peut vous apporter aucun soulagement, & dites-moi comment vous avez vêcu, depuis que je vous laissai. Sage nymphe, répondit Celadon, je vins me renfermer en ce lieu, attendant que l'amour ou la mort m'en tirât, & j'y ai vêcu comme vous voyez. Pourquoi, interrompit-elle, n'allâtes-vous point dans votre hameau où vous êtes si regreté ? Parce qu'Astrée m'a défendu de paroître en sa presence, répondit-il. Et si elle me l'avoit défendu pour toujours, je serois déja sorti de la vie ; j'attens donc ici qu'Astrée me rappelle. Comment, repliqua la nymphe, pourroit-elle vous rappeller, puis qu'elle ignore où vous êtes ? Amour qui m'a conduit en ce lieu, répondit-il, lui fera bien entendre où je suis. Croyez, dit la nymphe, que les dieux n'aident guere ceux qui ne s'aident point eux-mêmes ; je sçais qu'Astrée vous desireroit auprès d'elle si elle croioit que vous respirez encore. Comment le sçavez vous, belle nymphe, interrompit le berger ? J'ai bien des choses à vous raconter, dit Leonide, mais je voudrois qu'auparavant vous prissiez une autre nourriture que celle dont vous usez. Ne vous inquiétez point, dit Celadon ; privé d'Astrée, je ne puis recevoir de plus grande satisfaction que celle de vous voir, & de vous entendre parler de ma bergere.» Incontinent Leonide poursuivit de la sorte :



HISTOIRE
DE GALATÉE



 Celadon, puis que vous desirez sçavoir de quelle maniere j'ai vêcu depuis quinze jours, je veux bien vous le raconter, à condition que j'interromprai mon discours où vous voudrez, & que nous le reprendrons dans une autre occasion. Sçachez que lors que je rentrai dans le palais d'Isoure, après vous avoir conduit, Amasis remontoit dans son chat pour retourner a Marcilli avec Galatée. Elle se hâtoit de rendre à Hesus ses actions de graces pour les succès qu'avoit eus son fils Clidaman contre les neustriens. Elle ne donna pas même à Galatée le loisit de nous cõmuniquer ses ordres par rapport à vous. Seulement la nymphe me dit en montant dans le char d'Amasis : «Vous Sylvie & Lucinde vous viendrez dans le mien, & vous me suivrez en diligence.» Et moi baissant la tête, je lui fis entendre que j'avois compris ses intentions ; mais je n'avois garde de lui obéir ; vous aviez pris une route bien differente. Je prévis la colere de Galatée, mais j'aimois mieux encourir son indignation, que de manquer à Celadon. Cependant, lors que je rencontrai Adamas avec Sylvie qui me cherchoit, je feignis que je n'en avois usé de la sorte que pour lui obéir. Je lui racontai comment vous vous étiez échappé ; «Mais quelle fut ma surprise, ajoutai-je, quand je trouvai en rentrant Amasis & Galatée qui montoient dans leur char ! C'étoit fait de moi si elles m'eussent apperçue hors la porte ; & j'ignore même ce que je deviendrai, lors qu'on sçaura ce qui s'est passé. Ma fille, me répondit Adamas, ne craignez point d'être blâmée pour avoir fait ce que vous deviez. Les dieux sont trop équitables pour le souffrir, & s'ils permettent quelquefois que nous souffrions en de pareilles circonstances, ce n'est que pour augmenter ensuite notre satisfaction. Sylvie dira que vous avez agi de concert ; & je veux bien que toutes deux vous fassiez tomber sur moi les soupçons de Galatée. Je serai toujours ravi qu'elle soit persuadée que je hais ce qui est contraire à la vertu, & je vous permettrois de l'en assurer, si pour la détromper des chimeres que Clidaman lui a inspirées, il n'étoit pas necessaire que je ne lui sois point entierement odieux.»

 Adamas, après nous avoir ainsi relevé le courage, prit le chemin de Laigneu, & nous, nous primes celui de Marcilli. Nous concertâmes ensemble nos réponses à Galatée, de peur de nous trahir nous-mêmes : n'ignorant pas que rien n'est aussi pénetrant que la jalousie. D'un autre côté Galatée qui à la faveur de votre déguisement, esperoit de vous voir sans contrainte, me louoit d'avoir imaginé cet artifice : non, berger, qu'elle eût jamais consenti à rien contre l'honneur, elle vouloit vous épouser, & n'osant déclarer son dessein tant qu'Adamas vivra, elle esperoit de vous voir sous cet habit. A la verité elle n'ignoroit pas votre amour pour la belle Astrée, mais elle se flattoit que la vue de sa grandeur & de sa magnificence vous la feroit oublier.

 Voilà quelles pensées occupoient la nymphe ; mais lors qu'arrivée à Marcilli elle ne vit point sa chere Lucinde au milieu de ses nymphes, quel fut son déplaisir ! elle s'enferma dans son cabinet. J'avois prévu l'orage, & me sentant coupable d'une espece de trahison, j'avouerai que je redoutois sa presence ; cependant, dès que j'entendis sa voix, je courus promptement. «Eh bien, me dit-elle, après m'avoir ordonné de fermer la porte sur moi,» qu'est devenu Celadon ? Madame, «répondis-je, feignant de la surprise & de la douleur,» je ne puis vous le dire. «A peine étiez-vous partie, que Sylvie & moi nous l'avons cherché dans tout le palais ; & nous ne sçavons qu'Adamas qui puisse vous en apprendre des nouvelles. Comment,» dit Galatée qui n'attendoit pas cette réponse, «vous n'en sçavez donc rien de plus ? Ne vous avois je pas commandé d'en avoir soin ?» Et comme je ne répondois rien ; «Leonide, ajouta-t'elle, allez dans le moment vers Adamas, & me ramenez Celadon, ou ne paroissez plus en ma presence. Je sçaurai vous faire sentir jusqu'à quel point vous m'avez offensée.» Je ne repliquai rien de peur de l'aigrir, & sur le champ je sortis du cabinet. Je racontai à Sylvie qui m'attendoit tout ce que Galatée m'avoit dit. «Se peut-il, me dit Sylvie, que sur un soupçon si mal fondé elle vous ait interdit le palais ? Que jugera la cour ? Que pensera Amasis ? Mais puis que toute sa colere est tombée sur vous, j'aurai soin de vous faire rappeller incessamment, & si l'on me demande le sujet de votre absence, je dirai, mais je ne le dirai exprès qu'en secret, qu'Adamas vous a demandée pour quelque temps, afin d'essayer s'il ne pourroit point faire naître quelque affection entre Pâris & vous.» Nous nous embrassâmes ensuite Sylvie & moi, & me recommandant aux dieux, je vins trouver Adamas à qui je racontai tout ce qui s'étoit passé,

 Cependant Galatée étoit dans un état digne de compassion ; elle s'abandonnoit à sa douleur, elle poussoit de profonds soupirs : «Helas, Galatée, disoit-elle, à quoi te sert cette beauté qui t'a donné tant d'adorateurs, si elle n'a pu émouvoir un berger à qui seul tu voulois plaire, & si ce berger te préfere une vile & ingrate bergere ! Flatteuses idees, qu'êtes-vous devenues ! Mais est il bien vrai. Celadon, que tu ne m'aimes point, continuoit-elle ? Se peut-il qu'une beauté champêtre ait eu plus d'empire sur toi que la mienne ?» Elle auroit sans doute continué ces plaintes ; mais Sylvie vint l'avertir qu'Amasis à qui l'on avoit rapporté qu'elle se trouvoit mal, arrivoit dans le moment. La nymphe essuyant aussitôt ses yeux, se coucha, & feignit de dormir. Et Sylvie en sortant ayant rencontré Amasis à la porte, elle lui dit que Galatée avoit un grand mal de tête, & qu'il lui falloit du repos. La nymphe fit semblant de s'éveiller tout-à-coup, lors qu'Amasis entra, & tenant une main sur ses yeux, elle confirma ce qu'avoit dit Sylvie. Puis Amasis lui conseilla de se mettre au lit, & de se reposer. Elle se retira, pour lui en donner le loisir.

 Galatée suivit avec joye le conseil de sa mere, & ne fit rester auprès d'elle que Sylvie. Sylvie qui connoissoit le mal de Galatée, préparoit les remedes qu'elle jugeoit nécessaires ; mais Galatée demeura jusqu'à la nuit sans parler. Enfin l'heure du repas étant venue, «Allez souper, lui dit-elle, & faites venir une de vos compagnes en attendant votre retour ; pour moi je ne veux prendre aucune nourriture. Madame, répondit Sylvie, permettez que je demeure auprès de vous, aussi bien ne pourrois-je manger, vous voyant en l'état où vous êtes. Ma chere, dit la nymphe, je vous en sçais le meilleur gré du monde ; & l'ingratitude des autres ne m'empêchera point de reconnoître l'affection que vous me témoignez. Mais dites-moi, je vous prie, continua-t'elle en se levant sur son lit, & tirant le rideau, ne sçavez-vous point comment Leonide a fait échaper Celadon ? Madame, répondit Sylvie, si Leonide y a quelque part, il faut qu'elle ait usé de beaucoup d'adresse, car elle ne m'a pas quittée un instant ; & si vous me permettez, madame, de vous dire mon sentiment, ce seroit plus tôt Adamas qui auroit favorisé son évasion. Lors que vous avez commencé à dîner, j'ai remarqué qu'il a tiré Celadon à part, & qu'il lui a parlé long temps. Et quand il nous a vues le cherchant après votre départ, & desesperées de n'avoir pu le trouver, Il n'a que trop demeuré en ce palais, a-t'il dit ; & plût à dieu qu'il n'y fût jamais entré. Ne me tenez-vous point ce langage, dit Galatée, pour excuser votre compagne ? Si elle avoit sur vous le même avantage, ne doutez point qu'elle ne s'en prévalût. De toutes celles qui m'approchent, il n'en est point de plus jalouse, & surtout quand je vous parle. Madame, répondit Sylvie, jamais la jalousie de mes compagnes ne me fera manquer à ce que je vous dois ; d'ailleurs celle de Leonide ne peut m'indisposer contr'elle ; si elle vous étoit moins attachée, elle seroit moins jalouse. Ma fille, lui dit Galatée, en la baisant au front, vous avez trop de maturité pour votre âge ; je veux à votre consideration rappeller Leonide à qui j'avois interdit ce palais, mais je souhaite que vous m'approchiez plus que toutes vos compagnes ; c'est à vous que desormais je confierai tous mes secrets ; entrez donc librement partout où je serai, car je l'ordonne ainsi. Mandez à Leonide ce que vous avez fait pour elle ; & qu'elle revienne incessamment. Madame, répondit Sylvie, je sens trop que c'est à vos bontés seules que je dois l'honneur singulier que vous me faites ; en reconnoissance je vous jure que je ne manquerai pas plus à ce que je croirai regarder votre service, qu'à ce que je dois aux dieux mêmes. Pour ce qui est de Leonide, ne feriez-vous pas mieux d'attendre le jour de la fête ? Adamas viendra, & vous feindrez de pardonner à Leonide à sa consideration. Mais, Sylvie, répondit Galatée, c'est contre Adamas que je suis irritée. Madame, repliqua Sylvie, si vous faites paroître votre ressentiment, sans avoir la vengeance prête, ne craignez-vous point qu'Adamas se voyant disgracié, ne dise ou ne fasse des choses qui vous affligeroient encore davantage ?»

 Ainsi la prudence de Sylvie me reconcilia avec Galatée, & détourna la nymphe de faire paroître à mon oncle son ressentiment, jusqu'à ce qu'elle en eût une occasion favorable. Sylvie m'en avertit incontinent, afin qu'Adamas ne manquât pas de se trouver aux fêtes que préparoit Amasis.

 Cependant les nouvelles qui venoient de l'armée des francs, causoient à Polemas de mortelles inquiétudes. On ne parloit presque plus que de Lindamor & de ses exploits ; mais, ce qui l'affligeoit davantage, l'artifice de Climante n'avoit point eu de suite favorable, & ne sçachant pas encore ce qui étoit arrivé, il se trouvoit dans le plus étrange embarras. Il dissimuloit pourtant, & quoiqu'il vît tous les jours la nymphe, bien loin de lui en parler, un jour qu'elle le prévint, pour éprouver si ce que je lui avois dit de l'artifice de Climante étoit veritable, il lui fit tellement croire qu'il n'en sçavoit rien, que la nymphe m'accusa en secret d'avoir inventé ce mensonge en faveur de Lindamor. Je l'ai sçû depuis par Sylvie, à qui Galatée s'en étoit expliquée elle-même.

 La vie que je menai durant ma disgrace, ne m'auroit point été desagréable, si j'avois eu le bonheur de vous voir, comme je l'ai maintenant. Celadon, il faut que vous sçachiez que Pâris est devenu tellement amoureux de Diane, que pour elle il a pris la houlette, & qu'il n'a de goût que pour les exercices de berger. «Cette Diane, dit Celadon, n'est-elle pas la fille de la sage Bellinde ; c'est elle-même, répondit la nymphe. Mais je ne crois pas, toute belle & toute accomplie qu'elle est, que Pâris devienne son époux ; elle m'a dit quelquefois qu'elle sentoit tout l'honneur qu'il lui faisoit en la recherchant, mais que sans sçavoir pourquoi, elle ne l'aimoit que comme on aime un frere. Comment, interrompit Celadon, vous parle-t'elle si librement, elle que j'ai vue si discrete, & ne s'ouvrant pas même à ses meilleures amies, qui sont, comme je crois, Astrée & Phylis. Berger, repartit la nymphe, tout a bien changé depuis les trois ou quatre lunes que vous êtes absent. Astrée, Diane, & Phylis vivent dans la plus intime union, & l'on diroit que Diane a pris votre place. Silvandre que vous avez vu si indifferent, est maintenant presqu'aussi amoureux que Celadon. Voici comment ce changement est arrivé.»

 Phylis & lui eurent une dispute sur leur merite, & comme il a l'esprit vif, & que d'ailleurs il a frequenté les écoles des massiliens, il donna de meilleures raisons que la bergere. Celle-ci qui est d'une humeur agréable, proposa que Silvandre, pour faire preuve de son merite, fût condamné à servir une bergere avec tant de discretion, qu'il s'en fît aimer. Silvandre y consentit, mais à condition que de son côté Phylis seroit obligée à faire la même chose. Après bien des difficultés, Astrée, Diane & moi, nous ordonnâmes que tous deux serviroient une même bergere, & que dans trois mois cette bergere décideroit qui des deux avoit le plus de talent pour se faire aimer. Nous choisîmes Diane, & depuis ce temps Phylis fait si bien la passionnée, qu'un berger ne s'y entendroit pas mieux. Ecoutez ce qu'a produit cette feinte. Silvandre est devenu réellement amoureux ; & si je m'y connois, Diane prononcera en sa faveur. Car malgré la froideur apparente de la bergere, malgré sa modestie, on sent bien qu'il ne lui déplaît pas. Pour moi, je l'avoue, excepté Celadon, je ne connois point de berger qui merite plus d'être aimé. Phylis & Silvandre sont donc continuellement auprès de Diane ; & c'est pour cela que votre frere Lycidas s'est imaginé qu'il y avoit de l'intelligence entre Phylis & Silvandre ; il en a même conçu tant de jalousie, qu'il ne peut les souffrir ensemble.

 «Voilà bien du changement, répondit le triste Celadon ; je les trouve fort à plaindre, & surtout Lycidas ; mais tel est son caractére, il est extrêmement susceptible de ces sortes d'impressions, en quoi je puis bien dire qu'il ne me ressemble point. Je plains aussi Phylis ; il est triste pour elle qu'après avoir reçû tant d'assurances de son affection, Lycidas en doute encore, quoiqu'elle doit regarder cette jalousie de mon frere comme un excès d'amour. Pour Silvandre & Diane, quelque digne qu'ils soient l'un de l'autre, je les plains tous deux infiniment, parce que je les ai vus menant une vie tranquille, & que desormais ils vivront dans le trouble & les inquietudes, car je sçais par experience ce que coûte l'amour. Celadon, répondit la nymphe, vous seriez Thautates même que vous ne leur persuaderiez pas qu'ils ne soient plus heureux qu'auparavant ; & je vous jure que Silvandre qui est devenu bien plus aimable qu'il n'étoit, s'estime aussi plus heureux. Pour moi, dit Celadon, je suis dans les mêmes sentimens que ce berger ; tous ceux qui aiment ne rencontrent pas des Astrées. Mais, ajoûta Leonide, pourquoi disiez-vous donc que vous plaigniez Silvandre ? Parce que je crains, repartit Celadon, qu'ils ne soient effrayés par les difficultés inséparables de l'amour, & qu'ils n'y renoncent avant que de les avoir surmontées. Mais je suis surpris que vous sçachiez tant de nouvelles de Diane, elle que j'ai toujours connue pour la plus discrete de nos bergeres. C'est, dit Leonide, que desirant d'aller en votre hameau, où je croyois vous trouver, Amour me fit rencontrer Pâris.» Le soir même que j'arrivai ; Ma sœur, me dit-il (car Adamas veut que je vous traite ainsi) vous n'aurez point oublié le plaisir que vous avez eu aux hameaux d'Astrée & de Diane, & combien agréable est l'entretien de ces bergeres.» Comme je n'ignorois pas qu'il y avoit été plusieurs fois depuis, «Non, mon frere, je ne l'ai point oublié, lui répondis-je ; mais sur ce que l'on m'a rapporté, je juge que vous vous en souvenez encore mieux que moi. Il est vrai, me dit-il, que le merite de ces bergeres m'a inspiré plus de desir de me concilier leur affection, que je n'en ai fait paroître ; & si vous m'aimez, coutinua-t'il, tant que vous resterez auprès d'Adamas mon pere, nous irons ensemble sur les rives du Lignon passer quelques heures avec ces belles & sages bergeres ; accoutumée à la cour de Galatée, vous trouveriez ici les jours longs ; outre que les rives du Lignon sont si agréables, qu'il est comme impossible de s'y ennuyer. Au travers de l'onde transparente, on voit une multitude infinie de poissons. Vous y entendez des oiseaux de toute espece qui des bocages voisins font retentir leurs ramages. Les échos y retentissent sans cesse du chant des bergers & des bergeres ; & mille ruisseaux y serpentent dans les prairies.

 Mon frere, lui répondis-je, tout cela ne me touche que mediocrement, moi qui viens du palais d'Isoure ; mais puis que vous desirez que j'aille voir ces bergeres, j'y consens ; dites-moi seulement à laquelle vous adressez vos vœux. C'est à Diane, je l'avoue, puis que vous exigez que je vous revele mon secret. Craignez cette Diane, lui dis-je ; je voudrois, interrompit-il, éprouver l'infortune d'Acteon au même prix que lui. Je ne blâme point votre choix ; mais, ajoutai-je, que je prévois pour vous d'inquiétudes & d'ennuis ! au reste, mon frere, je vous accompagnerai où vous voudrez.»

 Dès le soir même Pâris fit entendre à Adamas que s'il le jugeoit à propos, il m'accompagneroit à la chasse où je voulois aller le lendemain. Adamas y consentit, & dès que nous eûmes dîné, nous descendîmes la colline de Lagnieu, & passant le Lignon sur le pont de Trelin, nous suivîmes les bords de la riviere. Lors que nous commençames à entrer dans la plaine, je dis à Pâris : «Voyez-vous ces arbres qui sont à main droite ? c'est là que je vis pour la premiere fois Astrée, Diane, & Phylis. Si vous aviez été avec moi au lieu de Sylvie, peut être auriez-vous plus appris de leurs nouvelles que nous ; car nous nous y endormîmes excedées de fatigue, tandis que ces trois bergeres vinrent s'asseoir vis-à-vis, sans nous avoir apperçues ; mais par malheur à peine étions-nous éveillées, qu'elles partirent. Pour moi j'y revins seule ; & ce fut précisément lors que vous me rencontrâtes. J'appris en ce temps bien des nouvelles de Diane. Ah, ma sœur, dit Pâris, que je m'en souviens bien ! mais dites-moi, je vous conjure, ce que vous sçavez de la bergere ? Aime-t'elle en quelque lieu ?

 Quoi, déja jaloux, répondis-je en souriant ? Je vous dirai ce qu'il vous importe de sçavoir : ne m'en demandez pas davantage. Vous ne m'apprendrez donc point, continua-t'il, si elle aime ou non ? Je crains bien plus, repartis je, qu'elle ne veuille point vous aimer, que je ne crains qu'elle en aime un autre.» Jugez parlà, Celadon, si Pâris est amoureux.

 Lors que nous fûmes dans la plaine, nous apperçûmes Silvandre assis sous des arbres ; il étoit tellement attentif a chanter au son de sa cornemuse, qu'il n'apperçut point Diane qui se cachoit derriere un buisson pour l'entendre. Diane de son côté étoit si occupée, qu'elle ne vit point Astrée & Phylis qui l'examinoient. Mais nous eûmes bien du plaisir à considerer Lycidas, qui regardoit Phylis se traînant, pour n'être point vue de Silvandre. Il se figuroit que la curiosité de la bergere n'avoit d'autre motif que son affection pour ce berger. Je n'aurois pas reconnu Lycidas dans un si grand éloignement, sans Pâris qui les voyoit tous fort souvent. Lycidas venoit à nous, tantôt les yeux baissés, & tantôt les yeux baissés, & tantôt regardant le ciel. Tout à coup nous le vîmes tomber, & pour sçavoir ce qu'il deviendroit, nous nous approchâmes doucement. Après quelques soupirs, nous entendîmes qu'il dit : «Mes yeux l'ont vû à ses genoux ; & maintenant elle recueille avidement tous ses discours. Quel amant n'en seroit jaloux !»

 A peine eut-il achevé ces mots, que nous le vîmes se relever, & peu après s'approcher doucement de Phylis, puis retourner au lieu d'où il étoit parti. Nous le suivîmes de loin, & lors qu'il se cacha auprès de Phylis, nous en fîmes de même, pour entendre Silvandre qui parloit ainsi, quand nous arrivâmes : «Amour, toi qui nourris d'esperance les amans, pourquoi m'envies-tu cet avantage ? mais à ce trait je reconnois ta justice ; c'est ainsi que tu devois punir ma temerité.» A ces mots il se tut ; & Diane n'étant plus occupée, elle remarqua que ses compagnes l'avoient apperçue ; elle en rougit, & s'approchant d'elles, elle dit à Phylis : «Tandis qu'Astrée & moi nous nous éloignerons un peu, restez ici, afin d'amuser ce berger, car je ne voudrois pas qu'il sçût que je l'ai écouté.» Phylis resta donc seule, & je remarquai que Lycidas crut que les bergeres avoient voulu l'emmener, mais qu'elle n'avoit pu se resoudre a quitter Silvandre. Les gestes qu'il fit en la considerant me donnerent cette idée.

 Cependant Silvandre poursuivit de la sorte : «Pourquoi te plains-tu qu'Amour t'ait destiné à la servir ? Y eut-il jamais rien d'aussi beau qu'elle ? Si tu meurs pour ses beaux yeux, est-il mort plus desirable ?» Silvandre auroit peut être continué ; & nous étions resolus de suivre les bergeres ; mais le chien de Diane s'échappant de ses mains vint caresser Silvandre. Incontinent le berger se releva, & se mit à chercher des yeux la bergere. Il apperçut bien Lycidas qui l'écoutoit, & Phylis qui venoit à lui dans le dessein de l'amuser. Mais comme elle s'avançoit, elle remarqua Lycidas, & changeant de dessein, elle tourna ses pas ailleurs ; ce qui augmenta les soupçons du berger. Silvandre qui connoissoit leurs sentimens, à ce qu'il me fit entendre depuis, & qui vouloit rendre votre frere encore plus jaloux, feignit de ne le point voir. Il courut à Phylis, & l'ayant atteinte, il lui ravit plusieurs baisers. Puis la prenant sous les bras, il lui demanda des nouvelles de Diane & d'Astrée. La bergere étoit si affligée que Lycidas fût témoin de ces actions, qu'elle restoit interdite. Nous la délivrâmes heureusement de cet embarras, Pâris & moi ; nous vinmes les trouver, & Silvandre qui est comme vous le sçavez fort civil, quitta Phylis pour nous saluer. Cependant Lycidas se retira d'un autre côté, toujours mécontent de Phylis, & feignit de ne nous avoir point apperçus ; pour nous, nous tournâmes du côté d'Astrée & de Diane, après que Silvandre eut poussé ses troupeaux & ceux de Phylis de ce même côté : ce qui augmenta encore la jalousie de Lycidas ; car il tournoit la tête de temps en temps, pour voir ce que nous faisions.

 «En verité, interrompit Celadon, mon frere est bien à plaindre ; mais, belle nymphe, que devint-il enfin ? Je ne le vis plus de tout le jour,» répondit Leonide. Pour nous, nous trouvâmes Astrée & Diane qui attendoient leur compagnie, & nous passâmes avec elles toute la journée. Pâris entretenoit Diane, Silvandre faisoit la guerre à Phylis ; & moi j'eus Astrée en partage. «Entendites-vous jamais, interrompit Celadon, une voix plus douce & plus agréable ? Vous avez raison, dit Leonide ; &, ce que j'estime davantage, ses discours ne sont point affectés. Mais, sage nymphe, ajouta Celadon, ne parla-t'elle jamais de moi ? Elle en parla, Celadon, mais elle en dit peu de chose, & je crois que je ne pourrois me le rappeller. Je desirois avec passion de sçavoir de vos nouvelles, mais lors que Pâris me pria de l'accompagner dans votre hameau, je n'avois osé vous nommer à lui. Cependant ne vous voyant point avec ces bergeres, j'étois dans une peine extrême ; & comme dans les entretiens ordinaires on passe d'un sujet à un autre, je dis à la belle Astrée que je n'aurois jamais crû les bergers du Lignon si aimables & si polis ; que la premiere fois que je fus dans leurs hameaux j'avois eu principalement en vue de sçavoir si ce qu'on en disoit étoit veritable ; & que dès ce jour la même Silvandre m'en avoit donné une opinion très-avantageuse. A la verité, me répondit froidement Astrée, Silvandre a du merite ; mais, madame, si vous étiez venue dans un autre temps, vous auriez vu un essain de jeunes bergers qui sembloient se disputer le prix de la politesse & de la vertu. Que sont-ils devenus, repartis-je ? Les uns, poursuivit-elle, sont morts, comme l'infortuné Celadon ; les autres sont affligés de sa perte, & demeurent solitaires, comme Lycidas ; plusieurs accablés de ce malheur, ont absolument quitté les funestes bords du Lignon ; & nous-mêmes nous sentons encore le coup terrible qui nous a enlevé le berger. Celadon, repliquai-je, étoit-il de vos parens ? Non, répondit-elle ; nos peres au contraire étoient mortels ennemis : mais, madame, c'étoit bien le berger le plus accompli de toute la contrée, & malgré l'inimitié de nos familles, je ne puis m'empêcher de le regreter.»

 A ces mots, elle changea de visage, & se mettant une main sur les yeux, elle feignit de les frotter. Je compris à ce discours qu'elle ne vous avoit point vu, depuis que je vous eus quitté ; c'est pourquoi je changeai d'entretien, puis qu'aussi bien celui-ci ne faisoit qu'affliger la bergere, & qu'elle ne pouvoit me donner de vos nouvelles ; cependant comme il se faisoit tard, Pâris & moi nous songeâmes à nous retirer. Et Silvandre nous étant venu conduire jusque sur les bords de la riviere, il nous apprit la jalousie de Lycidas.

 Voilà, Celadon, comment nous passâmes cette premiere journée, & depuis j'ai toujours vu les bergeres ; il me sembloit qu'étant auprès de celle que vous aimez, j'étois en quelque sorte auprès de vous. Aussi quand la mort de Merovée contraignit Amasis d'interrompre les réjouissances publiques, & que Sylvie, par ordre de Galatée, m'eut fait sçavoir que je pouvois retourner à Marcilli, je ne voulus point y aller, tant j'étois charmée de la vie que je menois auprès des bergeres. Je cachai donc à mon oncle la lettre de ma compagne. «Mais, Celadon, avouez la verité, n'enviez-vous point le bonheur que j'ai de voir & d'entretenir Astrée ? Puis que vous y prenez plaisir, dit Celadon, je suis bien éloigné de vous l'envier ; mais il me semble que je pourrois bien le partager. Pourquoi, repartit la nymphe, vous en privez-vous vous-même ? Ah, Leonide, si vous lisiez dans mon cœur, vous y verriez le contraire ! Comment voulez-vous qu'en même temps j'aime & n'aime pas ? Si je n'aime point Astrée, je n'aurai pas de plaisir à la voir ; & si je l'aime, comment puis-je lui déplaire ? Mais, repartit la nymphe, qui vous fait juger que vous lui déplairiez ? Parce qu'elle m'a défendu, dit le berger, de reparoître en sa présence, sans qu'elle m'ait rappellé. Et comment pourroit-elle vous rappeller, ajouta Leonide, si elle ignore où vous êtes, si elle vous croit mort ? Ah, s'écria le berger, qu'Amour qui m'a injustement banni de sa presence, sçaura bien me rappeller, quand il le voudra.»

 A ces mots il se leva, & prenant la nymphe par la main, il vint s'asseoir audevant de la porte, où il avoit roulé de grosses pierres. Alors la nymphe le trouvant si changé, ne put retenir ses larmes ; & Celadon les voyant couler : «Belle nymphe, lui dit-il, ne vous affligez point : ce changement m'annonce une tranquillité prochaine.» Il seroit ennuyeux de rapporter tous leurs discours ; la nymphe enfin, de quelque artifice qu'elle usât, ne put lui persuader de rien changer à ce genre de vie, ni en obtenir autre chose que la permission de le voir quelquefois. Enfin le soleil étant prêt à se cacher, elle fut contrainte de se retirer, non toutefois sans lui promettre de le revoir bien souvent.

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LIVRE HUITIÈME.



 Leonide vouloit se détacher du berger ; mais quand l'amour a jetté de profondes racines dans un cœur, il est bien difficile de l'en arracher. Si elle avoit senti de la joye en retrouvant Celadon, elle ne fut pas moins affligée de l'état où elle l'avoit vu, & sur-tout de l'étrange resolution qu'il avoit prise. Tant que le chemin dura, elle ne fit que penser aux moyens de lui faire abandonner ce genre de vie ; quelquefois elle croyoit en devoir instruire sa bergere ; mais aussitôt elle changeoit de sentiment, persuadée qu'Astrée iroit le chercher, & qu'elle s'ôteroit à elle-même l'esperance d'en être aimée ; car elle se flattoit toujours que l'Amour feroit des merveilles en sa faveur, ou du moins que les dédains d'Astrée gueriroient le berger. Enfin se representant qu'Adamas avoit beaucoup aimé le pere de Celadon, elle crut qu'en l'avertissant de ce qui se passoit, il ne manqueroit pas d'y remedier. Mais lors qu'elle venoit à considerer combien le lieu où Celadon s'étoit retiré lui étoit commode, soit pour l'entretenir, soit pour lui prouver son affection, elle jugea qu'il valoit mieux tenir la chose secrete, & faire de nouvelles tentatives avant que d'employer Adamas.

 Elle s'en tint donc à ce parti, & tous les jours elle ne manquoit point de venir trouver Celadon, & de passer auprès de lui toutes les heures dont elle pouvoit disposer. Le berger reconnut bientôt à ces assiduités que la nymphe l'aimoit, & l'idée qu'il eut que de les souffrir, c'étoit manquer à la fidelité qu'il avoit jurée à sa bergere, le jetta dans une profonde tristesse. La nymphe s'en apperçut, & voyant avec douleur qu'il déperissoit chaque jour, elle resolut enfin de recourir aux conseils d'Adamas, dans l'esperance qu'elle lui parleroit de maniere qu'il n'auroit aucun soupçon contre elle.

 Un soir donc qu'elle étoit revenue plus tôt qu'à l'ordinaire, & qu'elle avoit laisse Pâris reconduire les bergeres qui l'avoient accompagnée ; elle dit au druide : «Mon père, vous ne devineriez pas ce que j'ai rencontré ? Eh bien qu'avez-vous rencontré, dit le druide ? Celadon, répondit la nymphe. Vous sçaurez que depuis qu'il s'échapa par nos soins du palais d'Isoure, au lieu de retourner dans son hameau, il s'est confiné dans un antre, en sorte que tous ceux qui le connoissoient se figurent qu'il est mort. Pourquoi, dit Adamas, a-t'il pris une si étrange resolution ? Je crois, répondit-elle qu'il a une maladie singuliere, & qu'il ne vivra pas long-temps ; car il ne vit que d'herbes, & ses forces sont tellement affoiblies, qu'il a peine à se soutenir. Il ne tient que des propos interrompus ; pour moi je pense que c'est son amour pour Astrée qui l'a reduit en cet état. A ce trait je reconnois le fils d'Alcippe, dit Adamas ; Alcippe autrefois quitta la vie champêtre pour Amaryllis, & fit long-temps les exercices des chevaliers ; car, ma fille, ajouta le druide, Celadon & les autres bergers qui habitent sur les bords du Lignon, ou de la Loire ne sont pas de moindre extraction que vous, leurs ancêtres n'ont preferé ce genre de vie que parce qu'il est plus tranquille. Celadon même de qui nous parlons vous est uni par les liens du sang, car la maison de Lagnieu & la sienne ont une même tige, ensorte que Lindamor, Celadon & vous, vous êtes au même degré.» Leonide ignoroit cette alliance qui lui défendoit d'aimer Celadon ; elle demeura interdite ; mais pour cacher son trouble au druide, elle lui dit que Celadon leur étant si proche, sa vie devoit donc leur être chere. «Il faut, répondit Adamas, tenter l'impossible pour le ramener ; mais auparavant je veux consulter l'antre de la vieille Cleontine. Les dieux peut-être protegent Celadon, & l'éloignent ainsi de la societé des hommes.» En ce moment Pâris arriva qui les interrompit ; aussitôt ils se mirent à table, & quelque temps après ils se coucherent afin de se rendre plus matin à l'antre de Cleontine.

 Montverdun est un grand rocher qui s'éleve en pointe au milieu de la plaine du côté de Montbrison. On diroit que la nature a pris plaisir à embellir ce lieu. Le rocher qui s'éleve également de tous côtés se retrécit peu à peu, & laisse au sommet l'espace d'un temple dedié à Thautates, Hesus, Tharamis, Belenus. Les eubages, les sarronides, les vacies, & les sardes habitent des grottes qu'ils ont pratiquées autour de ce temple, où ils font leurs assemblées, lors que les druides le leur ordonnent. Mais ce qu'a ce rocher de plus admirable, c'est que d'un côté il est orné de vignobles, & de l'autre d'une herbe menue & verte. Delà vient qu'au lieu de Montverdun, qui signifioit la montagne des sacrificateurs, car en langue celtique dunum signifie forteresse, & vates en langage romain, sacrificateur, ceux du pays l'ont nommé Montverdun. Et ce qui l'a fait peupler ainsi de bardes & de sarronides, c'est que Druis l'instituteur des druides ayant été inspiré en ce lieu par une divinité, crut devoir en laisser quelque marque à la posterité. Tout ce rocher, que pour sa grandeur on pourroit appeller une montagne, est une voute naturelle. Il a trois ouvertures spacieuses qui demeurent toujours fermées, excépté lors qu'on veut consulter l'oracle. Alors le sacrifice étant achevé, une druide vient ouvrir la porte du dieu que l'on a dessein d'interroger ; & soudain il en sort un vent impetueux, qui se brisant contre les sinuosités du rocher, forme une espéce de mots mal articulés. La druide se tient panchée, & la bouche ouverte, tant que dure le bruit : & dès qu'il a cessé, elle revient les cheveux herissés, les yeux égarés, & d'une voix de tonnerre elle prononce l'oracle que souvent elle n'entend pas elle même.

 Or ces trois portes sont consacrées à trois divinités, ou plus tôt à dieu sous trois noms divers. L'une à Hesus, que l'on consultoit avant que d'entreprendre la guerre ; l'autre à Tharamis, où l'on venoit s'instruire de l'avenir ; & la troisiéme à Belenus, où les amans venoient offrir leurs sacrifices. Jamais ces portes ne s'ouvroient à la fois, que le sixiéme de la lune de juillet, lors qu'on y venoit jetter des branches de gui.

 C'est la qu'Adamas se rendit avec Leonide, pour consulter Tharamis. Après qu'on eut offert, suivant la coutume, le sacrifice des taureaux blancs, après que Cleontine ceinte de verveine eut jetté à l'entrée, du sang des victimes, elle mâcha du laurier, & touchant les portes avec une branche de gui, elles s'ouvrirent incontinent. Alors Cleontine se tenant à l'un des gonds, & recevant dans sa bouche l'air impetueux qui venoit de la caverne, elle y demeura long-temps, & revint enfin au lieu du sacrifice, où le druide & les assistans l'attendoient à genoux, & suppliant Thautates d'exaucer leurs vœux. Dès qu'elle fut arrivée, elle prit un des coins de l'autel, & les cheveux épars, les yeux enflammés, elle prononça ces mots :


 Sage Adamas, il vous faut en ce jour
Surmonter à la fois, & l'enfance & l'amour.
Les dieux ont arrêté, s'il obtient sa maitresse,
 Que vous aurez une heureuse vieillesse.

 Adamas, après avoir rendu ses actions de graces à Tharamis, partit de ce lieu, bien resolu d'assister de tout son pouvoir Celadon, puisque le dieu lui promettoit une vieillesse heureuse, quand ce berger possederoit sa maitresse. Il demanda donc à Leonide où il étoit, & s'y fit conduire par le même sentier qu'elle y étoit venue sans y penser. Elle lui montra la fontaine où elle l'avoit rencontré, & le buisson qui couvroit le rocher qui lui servoit de retraite. Ils s'approcherent le plus doucement qu'ils purent, de peur qu'il ne s'enfuît, s'il venoit à les appercevoir, & le surprirent couché à l'entrée de la caverne, si près de la riviere, que les larmes qu'il versoit appuyé sur un coude, se mêloient avec les eaux du Lignon. Lors qu'ils arriverent, il parloit de la sorte :

 «Fleuve que j'accrois par mes larmes, tu as moins de flots que je n'éprouve de malheurs ! si tu coules sans dessein, j'aime helas sans esperance. Toi qui m'as vu le berger le plus heureux, & qui me vois maintenant au comble de l'infortune, pourquoi me sauvas-tu si cruellement la vie, quand je me précipitai dans ton sein ?» A ces mots il poussa de profonds soupirs, & Leonide ayant fait quelque mouvement sans y penser, il tourna la tête, & l'apperçut avec Adamas. Il se leve promptement & vient saluer le druide qui déja s'avançoit vers lui. Adamas le prend par la main, le fait asseoir auprès de lui, au même endroit où il étoit couché auparavant, & lui tient ce langage : «Mon fils, en quel état je vous trouve ! Etoit-ce pour vivre de la sorte que vous avez quitté le palais d'Isoure ? pour vivre comme un sauvage, loin du commerce des hommes ? Eviterez-vous la haine du grand Tharamis, si la raison qu'il vous a départie ne vous fait produire dans la necessité les effets qu'il attend de vous ? S'il vous a donné des pâturages, s'il vous a confié des troupeaux, ne vous en redemandera-t'il pas compte ? Tout ce qui est sous l'étendue du ciel lui appartient ; nous-mêmes nous sommes dans sa dépendance, & nous ne pouvons disposer de rien sans sa volonté. Croyez-vous ne vous point attirer ses châtimens, quand vous negligez le soin de vos troupeaux, de vos proches, de vos amis, & que vous vivez comme un ours en des antres écartés, sans user des remedes que ce grand dieu a remis entre vos mains ? vous direz que votre amour pour Astrée vous y contraint. Mais rentrez en vous-même, mon fils, & considerez que si vous l'avez offensée, vous ne reparerez pas ainsi votre offense ; & que si vous ne l'avez point offensée, vous ne sçauriez, tant que vous serez loin d'elle, lui faire connoître votre innocence. Vous avez asses fait voir que vous étiez aimant montrez maintenant que vous êtes homme.

 Plût à dieu, mon pere, répondit froidement Celadon, que je fusse en état de profiter de vos conseils ! mais helas de toutes mes facultés il ne m'est resté que la memoire. Ce que vous voyez ici n'est plus ce fils d'Alcippe & d'Amaryllis que vous honoriez autrefois de votre amitié ; c'est une vaine idole que les dieux conservent encore dans ces lieux sauvages, en preuve que Celadon sçut aimer. Mais puis que l'usage de la parole ne m'est pas interdit, pour répondre au grand Tharamis, pour répondre au sage Adamas, il me suffit de prononcer ce mot, J'aime. Or si j'aime, c'est que Tharamis l'a voulu, ou du moins qu'il l'a permis ; & comment pourrois-je l'offenser en obéissant à l'Amour ? Oui, mon pere, j'aime, & c'est pour cela que je neglige mes troupeaux, mes proches, mes amis. Si le ciel veut redemander des comptes à Celadon, qu'il s'adresse à la bergere qui le tient en ses mains. Il me suffit de ne lui avoir manqué en rien. Le ciel l'a voulu, car ai-je pû me défendre de l'aimer ? il l'a sçu, car je n'ai pas cessé un moment d'être à elle. Enfin il ne l'a pas desapprouvé ; car je n'aurois pas vécu si long temps heureux. S'il l'a voulu, s'il l'a sçû, s'il l'a même approuvé, comment pourroit-il me punir de ma perseverance, maintenant qu'il ne dépend plus de moi de prendre d'autres sentimens. Que Tharamis fasse de moi ce qu'il lui plaira ; que mes troupeaux deviennent ce qu'ils pourront ; que mes proches, que mes amis se plaignent, ils doivent tous être satisfaits, quand je leur alleguerai pour toute raison que J'aime.

 Mais, répondit Adamas, voulez-vous toujours vivre de la sorte ? Le choix, repartit le berger, ne dépend point de ceux qui n'ont ni volonté, ni entendement. Mais si vous aimez, continua le druide, comment ne songez-vous point à voir celle que vous aimez ? Je ne le puis sans lui déplaire, dit Celadon.» Le druide crut que ce seroit l'irriter davantage, que de lui presenter des remedes plus violens. «Au reste, ajouta-t'il, je n'ai point prétendu vous imposer la necessité de suivre mes avis ; j'ai voulu seulement satisfaire aux loix de l'amitié, & aux devoirs de mon ministere. Je vous demande seulement une chose, & vous ne pouvez me la refuser. J'ai une fille que j'aime plus que tous les biens dont je suis redevable à la bonté de Tharamis ; mais son absence diminue bien la satisfaction que j'ai de l'avoir. Dès que je vous vis au palais d'Isoure, je vous aimai comme le fils d'Alcippe & d'Amaryllis ; mais j'avouerai que votre ressemblance avec ma chere fille augmenta beaucoup cet amour. Permettez-moi donc, je vous en conjure, de venir quelquefois interrompre votre solitude, afin que j'aye le plaisir de voir les traits de ce que j'aime le plus au monde.» Le berger répondit qu'Adamas lui feroit beaucoup d'honneur ; que s'il n'étoit contraint de se tenir éloigné des hommes, il iroit le prévenir, & qu'il rendoit graces à la nature de lui avoir donné quelques traits de ressemblance avec une personne qu'il aimoit.

 Mais, pour ne point repeter tous leurs discours, Adamas resolut de visiter souvent le berger, dans l'esperance de le ramener peu à peu. Sa fille Alexis lui ressembloit en effet ; & comme il étoit contraint de la laisser jusqu'à l'âge de quarante ans parmi les filles druides qui demeuroient aux antres des carnutes, il voyoit avec plaisir Celadon qui la lui representoit en quelque sorte.

 C'étoit un statut de Dis Samothés, confirmé depuis par le grand Druis instituteur des druides, que les fils aînés des sacrificateurs seroient envoyés aux écoles des carnutes, où pendant dix ans ils étudioient leur science, dix ans ils l'enseignoient aux autres, & dix ans ils servoient aux sacrifices, & aux jugemens publics ; après quoi ils pouvoient s'en retourner, & exercer dans toutes les Gaules la charge de druides.

 Si les sacrificateurs n'avoient que des filles, ils étoient obligés d'envoyer les aînées, depuis l'âge de dix ans, au même lieu, où elles étoient instruites, puis instruisoient, & jugeoient enfin, comme nous l'avons dit ; car les gaulois s'en rapportoient souvent aux decisions de ces femmes druides. Et ce temps expiré, elles revenoient dans la maison paternelle, & pouvoient se marier.

 Cette resolution ainsi prise, Leonide commença par rendre à Celadon les lettres qu'elle lui avoit enlevées ; ce qui fut pour lui le présage d'une meilleure fortune ; & le sage Adamas avoit soin de lui donner des vivres. Mais ce qui soulagea plus le berger, fut que la nymphe lui apporta de l'encre & du papier. Il mit alors par écrit les differentes pensées qui l'agitoient ; & lors qu'il venoit à lire ce qu'il avoit confié au papier, il y trouvoit un plaisir extrême ; car les maux que l'on souffre en amour sont de telle nature, qu'ils augmenmentent par le silence, & qu'ils semblent s'adoucir lors qu'on les redit. En même temps Adamas lui conseilla de s'amuser dans le bocage sacré, tantôt à graver sur les écorces des jeunes arbres des chiffres & des devises, & tantôt à faire des berceaux pour l'embellissement du lieu. Celadon qui déja avoit repris ses forces & sa premiere beauté, comprit qu'Adamas lui avoit sagement conseillé de s'occuper. Ils allerent donc ensemble au bocage sacré, & avec les outils que le druide avoit apportés, il se mit à travailler sur le plan que lui traçoit Adamas même ; car Adamas s'accommodoit comme un sage medecin aux besoins du berger : «Nos loix, lui disoit-il, nous défendent d'élever des temples à Thautates, à Belenus, à Tharamis notre dieu ; cependant depuis que les romains, ces usurpateurs publics, ont apporté avec leurs armes leurs dieux étrangers dans les Gaules ; depuis qu'il nous a fallu sacrifier en partie à la maniere de nos vainqueurs, nous avons eu des temples, & nous y avons adoré leurs dieux avec le nôtre. Maintenant donc que cet usage a prévalu, vous pouvez consacrer une partie de ce bocage à la belle Astrée, comme au plus parfait ouvrage de la divinité, surtout si Tharamis est l'objet principal de votre culte, & si vous n'adorez point la bergere sur les mêmes gazons que Tharamis. Il faut donc, continua-t'il, plier sur ce chêne ces jeunes arbres ; au pié du chêne nous éleverons des gazons en forme d'autel, & sur cet autel je mettrai un tableau qui sera le symbole de l'amitié. Voyez-vous cet autre chêne, comme il s'éleve d'un seul tronc, puis se separant en trois branches, comme il se réunit au sommet ; il nous servira au même usage que le premier. C'est le symbole de Thautates, de Hesus, Belenus, Thamaris notre dieu : de là vient que j'y ai souvent fait des sacrifices. Comment, mon pere, dit Celadon, vous en nommez quatre, & vous ne dites point nos dieux ?

 Mon fils, répondit Adamas, c'est ici un de nos grands mysteres, ou même le plus grand de tous, & quoique nous ne devions le reveler qu'à ceux qui sont instruits dans nos écoles, je ne laisserai pas de vous en expliquer ce qui n'est point audessus de votre portée. Sçachez donc, mon fils, qu'incontinent après la dispersion des hommes, le grand Dis Samothés passant l'ocean Armorique vint établir en cette partie des Gaules à qui l'on donna peu à peu le noms des Francs, son sceptre & la religion de ses peres ; & qu'il communiqua la science qu'il avoit apprise de son ayeul à nos meilleurs esprits, qui de son nom furent appellés Samothées. Il fut le premier roi des Gaules, & son regne fut aussi paisible qu'agréable aux dieux & aux hommes. Ses descendans ont gouverné après lui avec tant de bonheur, qu'il n'y a point de contrée au monde qui n'ait connu le nom & la valeur des gaulois. Si les romains nous ont assujetis, c'est que Tharamis voulant châtier nos dissensions, nous a portés à leur demander du secours, & que ces peuples ambitieux nous ont soumis par nos propres armes. Mais le grand dieu dont Samothés nous apprit le culte, montre enfin qu'il veut nous affranchir de leur domination par la valeur des francs qui se disent issus des anciens gaulois.

 Le quatriéme successeur du grand Samothés fut le sage Druis qui institua les druides. Il y en a qui croyent que c'est lui qui leur a donné son nom ; mais ils se trompent aussi bien que ces grecs présomptueux qui le derivent de leur mot drys, qui signifie chêne. Avant que les lettres eussent été portées en Gréce, on nous appelloit druides, & les sciences florissoient dans les Gaules, avant que ces peuples vains sçussent lire. Je n'en veux d'autre preuve que le nom de druide, qui vient du mot drissim, & qui dans la langue de Samothés signifie contemplateur ; car, mon fils, notre principale occupation, comme vous le sçavez, est de contempler les œuvres de dieu.

 Or le grand Samothés, & notre saint instituteur Druis nous enseignerent le culte du vrai dieu ; & le peuple grossier ne pouvant comprendre cette bonté & cette puissance suprémes, qu'ils nommoient THAU, ou dieu, ils lui donnerent trois noms, & l'appellerent JEHUS, qui signifie fort ;BELENOS, ou dieu homme ; & THARAMIS, ou purifiant. Ils ont voulu nous apprendre par ces trois noms que dieu est tout-puissant, & qu'il est le createur & le conservateur des hommes. Mais depuis, par les changemens que l'ignorance des peuples & le temps ont accoutumé d'apporter aux noms surtout, au lieu de Thau on a dit Thautates, & au lieu de Jehus on a prononcé Hesus.

 Comment, mon pere, dit le berger, Thautates, Hesus, Tharamis, & Belenus ne sont pas, comme on nous le dit, Mercure, Mars, Jupiter, Apollon ? Que je voudrois, mon fils, dit le druide, vous bien faire entendre ce que vous me demandez ! mais rapportez-vous-en à moi sur ce qui passera votre intelligence. Sçachez donc que les étrangers voyant que les gaulois qui sont naturellement éloquens, reclamoient Thautates dans toutes leurs affaires & dans toutes leurs actions, ils jugerent que ce Thautates étoit Mercure, qui préside à l'éloquence, aux arts, & qui est le protecteur des marchands. Et remarquant que dans nos guerres nous invoquions Hesus, ils crurent que c'étoit Mars, qu'ils regardent comme le dieu des armées. Lors qu'ils nous entendoient reclamer Tharamis en demandant d'être purifiés de nos fautes, ils penserent que c'étoit Jupiter le plus grand de leurs dieux, à qui ils donnent un foudre, & dont ils redoutent les châtimens. En fin lors qu'ils nous voyoient recourir à Belenus dans nos maladies, ou dans la sterilité de nos femmes, ils se persuaderent que c'étoit leur Apollon, à qui ils attribuent l'invention de la medecine, & qu'ils prennent souvent pour le soleil, qui est en quelque sorte le pere de tous les êtres.

 Mais il est constant, mon fils, qu'il ne peut y avoir qu'un dieu ; car s'il n'est pas tout-puissant, il n'est point dieu ; s'il y avoit deux tout-puissans, la puissance seroit divisée ; d'ailleurs ils seroient, ou semblables, ou differens. S'ils étoient semblables, ils seroient les mêmes ; s'ils étoient differens, le bon differeroit du bon ; ce qui ne peut être. Mon pere, dit Celadon, j'ai toujours cru qu'il n'y avoit qu'un dieu, roi de tous les autres ; mais aussi je pensois que comme les rois de la terre ont des officiers sous eux, Thautates avoit sous lui Hesus, Tharamis & Belenus. Vous vous trompiez, mon fils, ces differens noms expriment divers attributs du grand Thautates. Il a bien des intelligences sous lui, mais elles ne doivent point partager notre adoration avec lui. Pourquoi donc, mon pere, repliqua Celadon, les vois-je dans nos temples auprès du grand Thautates ? Mon fils, répondit Adamas, je vous ai déja dit que les romains ont mêlé leur religion avec la nôtre. Sçachez que nos loix nous défendent de faire aucune representation de la divinité, parce qu'il doit y avoir quelque proportion entre la chose representée & celle qui represente. De là vient que le grand Druis jugeant qu'il n'y avoit rien parmi les hommes qui eût quelque proportion avec la divinité, il nous défendit de la representer. Il ne voulut pas même que nous bâtissions des temples ; parce qu'il est impossible d'élever à dieu une maison digne de lui, & que son immensité ne peut être renfermée dans aucunes limites. C'est pour cela qu'à l'exemple du pere & de l'ayeul de Samothés, il nous fut ordonné d'adorer dieu dans des bocages consacrés par la religion des peuples, & là on choisissoit de grands chênes, comme nous le pratiquons encore aujourd'hui, sous lesquels étoit adorée la divinité. De là vient que les romains ont dit que seuls nous connoissions dieu, ou que nous l'ignorions ; cependant ils ont été forcés de reconnoître que les gaulois sont de tous les peuples les plus religieux. Mais ces vainqueurs superbes nous ont fait adopter leurs dieux, & nous ont contraint de representer Thautates, Hesus, Belenus, & Tharamis sous les figures de leurs idoles, Mercure, Mars, Apollon, & Jupiter.

 Nos druides s'opposerent aux abus qu'ils vouloient introduire ; c'est pour cela qu'un de leurs empereurs tenta d'abolir par un decret du senat notre sainte religion, en bannissant les druides. Mais graces en soient rendues au grand Thautates, nous avons toujours conservé, malgré la tyrannie des étrangers, quelque pureté dans nos sacrifices, & sur tout dans cette contrée, où par respect pour Diane, dont ils croyent que notre grande nymphe represente la personne, ils n'ont point porté leurs armes. Mais, mon pere, ajouta Celadon, j'ai pourtant remarqué dans nos bocages des statues du grand Dis, & quelquefois d'Hercule, sur les autels même. C'est, répondit Adamas, qu'Hercule, & Dis étant des hommes, on peut les representer. Si nous mettons leurs images sur nos autels, c'est pour insinuer que par leurs vertus ils ont été comme des dieux entre les hommes, & pour nous exciter en même temps à l'imitation de ces mêmes vertus. Les étrangers ignorant notre intention, ont cru que notre Dis étoit Pluton dont nous nous glorifions d'être issus, & ils ont donné à Hercule le surnom de Gaulois, parce que ses exploits & son alliance avec la belle Galatée fille de Celte notre roi, nous faisoient particulierement honorer sa memoire.

 Vos discours me ravissent, dit Celadon, continuez, je vous en supplie, & dites-moi ce que je dois faire quand j'entre dans ces temples, où je vois des images de Jupiter, de Mars, de Pallas, de Venus. Mon fils, répondit Adamas, gardez-vous de les prendre pour des dieux ; ce n'est rien autre chose que les attributs d'un seul dieu. Adorez Jupiter comme la majesté de dieu ; Mars comme sa puissance ; Pallas comme sa sagesse ; Venus comme sa beauté ; & ainsi des autres. Ainsi vous rapporterez votre adoration au grand Thautates, & honorant les heros pour leurs vertus, vous leur rendrez apres leur mort ce que vous n'avez pu leur rendre pendant leur vie : & que ceci vous suffise pour aujourd'hui.

 Or, mon fils, en faisant une espece de temple dans ce bocage qui depuis plusieurs siecles est consacré à dieu, nous observerons nos anciennes loix, & nous obéirons tout ensemble à ces étrangers, J'écrirai donc sur le tronc de cet admirable chêne le saint nom de Thautates ; puis sur les trois branches je graverai à droite le nom de Hesus, au milieu celui de Tharamis, & à l'autre côté celui de Belenus. A l'endroit où ces trois branches se réunissent, nous graverons encore une fois le nom de Thautates, pour insinuer que par ces trois nous n'entendons qu'un seul dieu.

 Si j'osois vous découvrir la profondeur de nos mystéres, je vous dirois ce que nous tenons par tradition de Samothés le plus sçavant de tous les hommes ; sçavoir que ces trois noms expriment trois personnes qui ne sont qu'un dieu ; le dieu fort, le dieu homme, & le dieu purifiant. Le dieu fort est le pere, le dieu homme est le fils, & le dieu purifiant est l'amour de tous les deux, & tous trois ne font qu'un seul Thautates. Et c'est à la mere de ce dieu homme que nos druides consacrérent il y a plus de deux mille ans dans l'antre des carnutes un autel avec la statue d'une vierge qui tient un enfant entre ses bras ; & ces mots :»


A LA VIERGE QUI ENFANTERA.


 Ces mysteres surpassoient l'intelligence du berger ; aussi le druide n'en dit rien davantage. A peine les noms furent gravés, que se jettant à genoux, ils les adorerent. Et pour flatter le mal de Celadon, Adamas donna au temple le nom de la déesse Astrée : «Ne craignez point, lui dit-il, d'offenser la divinité, tant que vous n'honorerez Astrée que comme un de ses plus parfaits ouvrages.» Celadon travailla avec tant de zéle, qu'en peu de jours le temple fut achevé ; & pour l'encourager, Adamas y apporta les loix d'Amour, & le tableau de l'amitié reciproque ; mais il étoit en peine de ce qu'il mettroit sur l'autel d'Astrée. Enfin aprês y avoir songé quelque temps : «Celadon, lui dit-il si vous sçaviez manier le pinceau, vous peindriez aisément Astrée, car je suis bien persuadé que tous ses traits vous sont presens ; & nous mettrions son image sur cet autel qui lui est consacré ; mais je ferai peindre un petit tableau, où j'écrirai seulement son nom. Il est vrai, mon pere, dit le berger, que je crois la voir sans cesse, & l'entendre parler ; mais bien que je ne sois pas peintre, nous ne laisserons pas d'avoir sa ressemblance, si vous me promettez de me rendre ce que je vous confierai.» Le druide l'ayant juré par Thautates, Celadon lui remit le portrait d'Astrée qu'il avoit dans une boete, & le baisa mille fois auparavant. Quelques jours après Adamas le rapporta.

 Ce fut en ce lieu que les bergeres virent tant de vers de Celadon, & c'est ce berger que Silvandre avoit entendu discourant la nuit avec Adamas. Depuis ce temps Leonide visita plus rarement les bergeres ; lors que Pâris lui en demandoit la raison, elle feignoit que la chasse l'occupoit entierement. Or Celadon vêcut de la sorte jusqu'à ce qu'il rencontra Silvandre, entre les mains de qui il laissa le billet pour Astrée. Ce qui engagea les bergers & les bergeres à venir en ce lieu, où s'étant égarés, ils furent contraints de se reposer, en attendant que la lune se montrât ; mais ils étoient si fatigués, que le jour étoit grand, lors qu'ils s'éveillerent.

 Le soleil au contraire ne paroissoit point encore, lorsque Celadon qui avoir coutume de prévenir l'aurore, tourna par hazard ses pas vers ce lieu. Quelle fut sa surprise, lors que sans faire attention à ce qui étoit autour de lui, il apperçut Astrée ! sa jupe un peu retroussée ne cachoit pas entierement la beauté de la jambe ; elle n'avoit sur le sein qu'une simple gaze au travers de laquelle éclatoit la blancheur de sa gorge. Elle tenoit d'une main sa coeffure qui s'étoit détachée pendant la nuit ; une partie de ses cheveux étoient épars sur son visage, une partie pris à des ronces voisines. Celadon demeura immobile ; semblable à ceux qui après avoir long temps demeuré dans les tenebres passent tout à coup à une lumiere vive ; ils sont éblouis par trop de clarté. Celadon pour avoir trop de plaisirs, & les avoir sans les attendre, ne put jouir d'aucun. Lors qu'il fut revenu à lui-même, il considera tous ces trésors qu'il n'avoit jamais vus ; il les contemple d'un œil avide ; il ne peut s'en rassassier ; mais par malheur il se rappelle incontinent un souvenir qui trouble sa felicité. Il crut entendre la bergere qui lui disoit : «Retire-toi, berger infortuné, & ne profane pas davantage ce sejour bienheureux. As-tu déja oublié la défense qui t'a été faite ? ou si tu t'en souviens, pourquoi me desobéis-tu ?» Il fuit à l'instant ; mais quand il eut perdu la bergere de vue, il éprouva un trouble violent qui le força de s'arrêter.

 Après bien des incertitudes & des combats, il prend enfin le parti de retourner ; «Prenons, dit-il, Amour pour guide, & allons l'adorer dans ma bergere.» Il marche à pas suspendus, & dès qu'il peut appercevoir Astrée, il se jette à genoux, il l'adore, & lui adresse cette priere : «Puissante déesse, les dieux ne font pas moins éclater leur pouvoir en pardonnant, qu'en punissant. Je n'entrerai point en jugement avec toi pour demander si les peines que j'ai souffertes n'excedent pas la grandeur de mon offense ; mais daigne me rétablir dans ma felicité passée, & laisse-toi fléchir à mon ardente priere.»

 En même temps il s'approche pour mieux contempler la bergere ; mais par malheur Phylis s'étant tournée, sans pourtant s'éveiller, Celadon eut tant de frayeur d'être apperçu, qu'il s'en retourna dans sa triste demeure. Lors qu'il pensoit à cette rencontre, & à celle du jour précédent, il ignoroit s'il en devoit tirer un augure favorable ou sinistre. Mais enfin considerant l'effet qu'avoit produit la lettre qu'il avoit laissée à Silvandre, il resolut d'en hazarder une autre. Il l'écrit donc à la hâte, & court au lieu où il avoit vû la bergere. Il se couvrit de qelques arbres, & connut bientôt qu'elle n'étoit point éveillée ; mais aussi il remarqua les bergers qu'il n'avoit point encore apperçus. Il s'approcha doucement pour les reconnoître ; le premier qui s'offrit à ses yeux, fut Silvandre. «Fidele ami, lui dit-il, d'une voix basse, tu as plus fait pour moi, que je n'aurois osé te demander. Puis que je suis reduit aux simples vœux, puisse quelqu'un de mes proches m'acquiter envers toi, en te rendant quelque service auprès de Diane !» Pour les autres bergers, il ne les reconnut point ; seulement il crut avoir vû autrefois Tyrcis. Comme ils étoient tous ensevelis dans le sommeil, il s'avance vers les bergeres, il considere sur tout Astrée, & s'approchant de sa belle main, il la baise ; puis ayant mis sa lettre dans le sein de la bergere, il lui ravit un baiser. A peine il s'étoit relevé, qu'elle commença d'ouvrir les yeux ; & sans doute elle l'eût reconnu, si les rayons du soleil ne l'avoient point éblouie. Mais elle ne put l'entrevoir que comme une ombre ; & lors qu'elle voulut tourner la tête pour le suivre des yeux, elle se sentit arrêtée par les cheveux, & fit un cri qui éveilla Phylis. Celle-ci en souriant les dégagea ; & comme elle vouloit se remettre à sa place, elle vit qu'Astrée s'étoit levée, & qu'elle avoit laissé tomber un papier. Elle s'en saisit incontinent, & va trouver Astrée qui s'étoit assise au pié d'un arbre. Elle alloit s'évanouir, si Phylis n'eût couru pour la soutenir. «Helas, lui dit-elle en poussant un profond soupir, qu'ai-je vu, ma chere sœur ! j'ai vu Celadon, ou plus tôt ce qui reste du berger.» A ce mot sa langue se glaça, puis serrant les mains, & levant les yeux vers le ciel, elle sembloit le reclamer. Phylis s'imaginant qu'elle avoit eu un songe qui l'avoit effrayée, lui dit : «Ma sœur, il ne faut point ajouter foi aux songes ; ils ne sont que les images du passé. Ah, ma sœur, interrompit Astrée, je l'ai vu de mes yeux, & dès qu'il a remarqué que je le regardois, il a disparu comme une vapeur ; ce n'est point un songe encore une fois. Je n'étois ni bien éveillée, ni bien assoupie, lors que je l'ai entendu soupirer auprès de moi ; j'ai ouvert les yeux, & j'ai vu l'ame de mon berger : mais, ô dieu, qu'elle étoit belle, qu'elle étoit éclatante ! Jugez-en, ma sœur, puis que j'en ai été éblouie, & que je n'ai cessé de l'être qu'en arrivant ici.» Phylis crut alors que c'étoit en effet l'ame de Celadon. «Tout ce que nous pouvons, dit-elle, pour ceux qui ont perdu la vie, c'est d'en conserver la memoire, de redire leurs vertus, & de leur rendre les derniers devoirs. Il faut donc, ajoûta-t'elle, dresser un tombeau à cette ame qui vous a tant cherie, afin de lui procurer le repos qu'elle desire, & en conserver précieusement le sovenir. Je le conserverai tant que je vivrai, dit Astrée. Mais, ma sœur, ne serai-je point blâmée, si je lui rens le dernier office de la sepulture, moi qui ne suis point de ses parens ? Que pourra-t'on dire, interrompit Phylis, sinon que vous faites ce que ses proches devroient faire, & ce qu'ils ne font pas ? D'ailleurs on ne pourra soupçonner que votre amour, qui n'est plus inconnu qu'à ceux qui n'ont jamais entendu prononcer votre nom.»

 En disant ces paroles, elle tenoit en ses mains le papier qu'elle avoit trouvé ; & la belle Astrée reconnoissant le caractere de Celadon lui demanda ce que c'étoit. Phylis répondit que c'étoit Astrée elle-même qui l'avoit laissé tomber en se levant. «J'ai bien senti, dit-elle, qu'il m'étoit tombé quelque chose ; mais j'étois si troublée, que je n'ai rien vu.» Elle se mit alors à considerer la lettre ; elle la prit pour celle que Silvandre avoit apportée ; mais Phylis qui l'avoit dans sa poche la lui montrant, «Que sera-ce donc, dit Astrée, si celle-ci est de la même main ?» Aussitôt elle l'ouvrit, & la trouva conçue en ces termes :


CELADON
A LA BERGERE ASTRÉE.



 Si vous n'étes venue en ce lieu, où, puisque les dieux le veulent ainsi, les restes de Celadon sont encore, que pour être témoin de votre pouvoir sur lui, vous avez pris trop de peint pour une chose qui le merite si peu. Si quelque pitié vous y amene, quels services peuvent meriter une si grande recompense ? Et si la fortune seule vous y a conduite, c'est trop de bonheur pour un miserable. Je vous rens graces, autant que le peut une ombre vaine, car que suis-je autre chose, si vous êtes venue à dessein de voir ce que vous pouvez sur moi. Je vous remercie de même, si la pitié vous y amene, car toute tardive qu'elle est, c'est du moins une consolation pour moi. Si la fortune seule vous a conduite en ce lieu, je vous rens graces encore, puisque je connois qu'il dépendoit a'elle que je ressentisse plus tôt les effets de vos bontés.

 Les bergeres ne douterent plus que Celadon ne fût mort ; & la belle Astrée se détermina enfin à lui rendre les derniers devoirs. Lors qu'elles vouloient se lever pour éveiller Diane & les autres bergeres, parce qu'il étoit déja tard, elles apperçurent Silvandre qui étoit venu auprès de Diane, & qui s'étoit mis à genoux pour lui baiser la main. Phylis qui cherchoit à divertir Astrée, lui dit : «Ne me croyez jamais, ma sœur, si ce berger n'aime Diane, & s'il n'a été moins fin qu'il ne pensoit l'être. Hier j'en parlois à Diane, répondit Astrée, & je ne vois pas qu'il en doive rien attendre que du déplaisir ; non seulement elle ne veut pas l'aimer ; elle veut même ignorer qu'elle en soit aimée. Voilà, ajouta Phylis, une resolution qui doit conduire en peu de temps Silvandre aux termes de Celadon, & Diane aux termes d'Astrée. Ah ma sœur, dit Astrée, il peut bien arriver à Silvandre le même malheur qu'à Celadon ; mais tant que Diane n'aimera point, elle ne jouera point le triste personnage d'Astrée. Mais, repliqua Phylis, si Diane dissimuloit ? Il n'y a point d'apparence, dit Astrée ; elle n'est pas d'un caractere à se laisser prendre aisément, & le berger n'a pas les qualités qui pourroient le faire aimer d'elle.»

 A ces mots prenant Phylis par la main, elle se leva pour aller trouver Diane. Cependant Phylis ne laissa pas de lui répondre : «Oh, ma sœur, que vous vous trompez, si vous êtes dans cette opinion ! lors qu'un berger veut plaire, il est bien autre que quand il étoit indifferent. De là vient que l'on est quelquefois surpris de voir des bergers que l'on juge desagréables, aimés pourtant & chéris. Je dirai plus ; je n'ai point encore vu de berger qui déplût, du moins par son amour, à celle qu'il recherchoit ; tant le desir de plaire rend agréables ceux qui veulent se faire aimer ! pourquoi donc Silvandre ne plairoit-il point à la bergere, qui d'ailleurs n'a pas toujours été insensible à l'amour ? Silvandre ne peut-il pas avoir la même fortune que Philandre ? Je pense bien differemment, répondit Astrée. Quand on n'a jamais rien aimé, il est aisé de se laisser séduire par les flatteries d'un berger, mais quand on a perdu ce que l'on aimoit, je tiens qu'il est impossible d'écouter un autre amant.» Lors qu'Astrée prononça ces dernieres paroles, elles étoient si près de Diane, que Phylis ne put répondre que ces mots : «Nous verrons bientôt, ma sœur, qui de nous aura mieux rencontré.»

 Pendant que les bergeres discouroient ainsi, Pâris, Hylas, Tyrsis, & Thersandre venoient les trouver, & parloient si haut, que Diane s'éveilla presqu'au même temps que Phylis alloit la pousser de la main. Honteuse de se voir presque deshabillée, elle se couvrit la gorge de ses mains, & se cacha entre des arbres. Astrée & Phylis la suivirent, & Phylis la suivirent, & tandis qu'elle s'ajustoit, elles lui raconterent la vision d'Astrée, & la resolution qu'elle avoit prise d'élever un tombeau à Celadon. «C'est une action louable, & pieuse, répondit la bergere ; mais ne la trouvera-t'on point étrange, à cause de l'inimitié de vos parens ? On devroit bien être plus surpris, si cette inimitié duroit après la mort, répondit Astrée. Si Celadon vivoit, je ne voudrois pas que l'on connût mon affection pour lui, mais helas maintenant qu'il n'est plus, je consens que le ciel & la terre en soient instruits. Je suis persuadée que mes amis ne me blâmeront point ; que m'importe le jugement des autres ?

 Puis que votre resolution est prise, ajouta Diane, ne perdez pas un instant ; mais, dit Phylis, comment trouver les choses necessaires, sans aller dans notre hameau ? Nous avons ici près le temple des vestales, repartit Diane ; si quelqu'un de nous se détache pour y aller, nous n'avons point à craindre un refus ; mais consultons Pâris & ces bergers.» Phylis les appelle ; & Diane tirant Pâris à l'écart, elle lui fait entendre la vision & le dessein d'Astrée. «Et parce que la médisance n'épargne personne, ajouta-t'elle, je vous demande que ce tombeau soit élevé en votre nom, mais à l'intention de la bergere. Vous pouvez entierement disposer de moi, dit Pâris ; prenez seulement la peine de commander.»

 Diane, après l'avoir bien remercié, le pria de faire entendre à toute la troupe sa volonté. Il s'en acquita avec tant de discretion, que tous, excepté Silvandre, crurent que ce dessein venoit de lui seul. Cependant Silvandre qui estimoit la vertu d'Astrée aida lui-même à la dissimulation. Il s'offrit d'aller au temple de la bonne déesse, mais Astrée voulut y aller aussi, parce qu'elle étoit aimée de Chrysante la principale des druides. Elle pria donc Phylis & Laonice de rester avec Diane, pendant qu'elle & Madonte iroient avec Thersandre & Silvandre au temple voisin, les assurant qu'elle seroit de retour, avant que Pâris & les bergeres eussent élevé les gazons, & préparé les fleurs.

 Pâris commença par choisir un lieu qui sembloit convenir à un pareil office, l'herbe y étant semée de diverses fleurs. Hylas & Tyrcis lui aidoient avec le fer de leur houlette à couper les gazons, qu'ils entassoient ensuite en forme de tombeau ; & les bergeres cueilloient des fleurs, pour les jetter sur ce tombeau. Il ne falloit plus qu'une perche pour y mettre la figure d'une colombe, & de quoi écrire ou graver l'épitaphe. Tyrcis se souvint qu'Hylas avoit trouvé dans le temple de la déesse Astrée tout ce qu'il falloit pour écrire. Hylas, pour obéir à sa maitresse, partit incontinent ; & Pâris s'adressant à Diane lui dit qu'il étoit à propos de choisir la perche, qu'ils la couperoient peu à peu avec leurs couteaux ; & que pour ne pas manquer Astrée, ils devoient aller audevant d'elle. Ils laissent donc la riviere à gauche, & se mettent à chercher parmi ces arbres quelque branche convenable. Mais ils étoient déja presque hors du bois, qu'ils n'avoient point encore trouvé ce qu'ils cherchoient. Diane se reposant sur Pâris n'y faisoit point attention, & Pâris étoit uniquement occupé de Diane. «Est-ce ainsi, lui dit-elle enfin, que vous nous promenez inutilement ? Belle Diane, ne me blâmez point, répondit Pâris ; est-il possible d'être auprès de vous, & de penser à quelqu'autre chose qu'à vous ?» Il alloit continuer ; mais Tyrcis l'interrompit pour lui montrer une branche qui lui paroissoit convenable à leur dessein. Diane en fut ravie, car elle prévit bien que ce discours seroit allé plus loin. Ils essayerent de couper la perche, mais leurs couteaux étant trop foibles, ils se contenterent de la marquer, en attendant le retour d'Astrée ; car ils étoient persuadés que Silvandre n'auroit rien oublié de ce qui leur étoit necessaire.

 Ils reprirent donc le chemin du temple de la bonne déesse ; ils marchoient doucement, lors qu'ils apperçurent à la sortie du bois une bergere qui s'ajustoit sous un sycomore. Comme ses cheveux blonds la couvroient presque toute entiere, & qu'ils lui cachoient une partie du visage, la curiosité les fit approcher de plus près. Ils virent en même temps un jeune berger qui se jettoit à ses genoux ; mais ils ne connurent ni le berger, ni la bergere, quoiqu'ils fussent d'un hameau voisin. Pour la bergere, elle étoit belle sans doute, & cet air negligé lui donnoit un nouvel éclat. Mais ce qui les surprit davantage, fut qu'ils remarquerent dans un pré un autre berger qui étant survenu en ce lieu les consideroit avec inquietude. On voyoit bien qu'il vouloit se cacher, mais on sentoit aussi qu'il se montroit malgré lui. Quelquefois il avançoit la tête entre des arbres pour écouter leurs discours, & lors qu'il entendoit quelques mots, il serroit ses deux mains, & les laissoit tomber ensuite. On remarquoit assés combien il souffroit à les voir ensemble. D'un autre côté la bergere ne daignoit pas tourner les yeux vers celui qui étoit à ses genoux ; il sembloit même qu'elle ne hâtoit sa parure, que pour s'éloigner plus tôt. La beauté & les dédains de la bergere ; les transports & la soumission de celui qui étoit à ses genoux, & les allarmes de celui qui les observoit inspirerent à Diane le desir d'en sçavoir davantage.

 La curiosité la fit donc encore approcher, en attendant le retour d'Astrée ; alors ils entendirent que le berger, après de profonds soupirs, reprenoit ainsi : «Est-il possible, bergere, que vous dédaignerez toujours l'amant le plus fidele & le plus tendre, & que vous ne vous laisserez point toucher à son tourment ? Si l'habitude adoucit tous les maux, dit la bergere, vous ne devez pas ressentir beaucoup le mal que vous dites ; car dès l'instant que vous me déclarâtes votre volonté, je vous déclarai la mienne avec tant de franchise, que vous en sçûtes alors autant que vous en sçaurez jamais. Ah, Doris, répondit le berger, si mon ame s'endurcissoit à vos mépris, comme votre cœur s'endurcit à mes prieres, il est certain que je ne les sentirois plus ces mépris. Mais helas l'habitude où je suis ne fait qu'appesantir mes chaînes, & qu'augmenter mon supplice.»

 La bergere demeura quelque temps sans répondre, comme si elle n'eût songé qu'à s'habiller, mais voyant qu'il alloit continuer, elle l'interrompit en ces termes. «Tous vos discours, Adraste, sont superflus. Je vous repete encore que je ne veux ni aimer, ni être aimée ; ne m'importunez plus, si vous ne voulez que je vous haisse. Qu'entens-je, grands dieux, dit le berger ! Doris, est-il possible que vous vous lassiez de mes adorations, tandis que les dieux se plaisent toujours à être adorés des mortels ! Adraste, n'en soyez point surpris, dit la bergere, je ne suis point déesse. Si je l'étois, & que l'on ne m'offrît point de sacrifices plus agréables que les vôtres, j'aimerois mieux être sans temple & sans autels.» A ces mots prenant sa houlette, elle partit de ce lieu, & laissa ce berger si consterné, qu'il n'eut ni la force, ni la hardiesse de la suivre.

 Diane vouloit appeller la bergere ; mais considerant que sans y prendre garde elle marchoit vers l'autre berger, elle pensa bien qu'il l'arrêteroit, & que par là elle pourroit apprendre d'autres nouvelles. En effet l'autre berger s'avança audevant d'elle, & pour la retenir, il la prit par sa robe. Mais la bergere qui haissoit encore plus celui-ci, voulant se tirer de ses mains, tomba si à propos, que l'on eût dit qu'elle s'étoit assise exprès. Incontinent le berger se jette à se genoux, & lui demandant pardon de cette faute : «Berger, dit-elle, ce n'est point de celle-ci que vous devez vous repentir ; repentez-vous plus tôt de la faute qui m'a fait perdre toute la bonne volonté que j'ai jamais eue pour vous. Je l'expierois de mon sang, répondit le berger, si je la connoissois. Il n'y a point, repliqua-t'elle, de plus grande ignorance que celle qui est affectée ; mais cela ne me touche plus, Palemon ; je suis absolument guerie de cette blessure. Quelle est ma situation, dit le berger ? Je souhaite que vous demeuriez dans l'état où vous êtes, puis qu'il vous plaît, pourvu que vous me permettiez de retourner à celui où j'ai été. Et moi, dit la bergere, j'aimerois mieux ne vous voir jamais que de vous revoir en l'état dont vous parlez. Et pour preuve de ma sincerité, ou ne m'en parlez plus, ou ne me retenez plus ici.»

 En même temps la bergere qui vouloit éviter le premier berger, vint à Diane sans l'avoir apperçue. Et Diane s'avançant vers elle, & l'ayant saluée, elle dui dit : «Gentille Doris, je ne m'étonne point que les bergers que je viens de voir auprès de vous, soient si épris de votre beauté, mais je ne puis assés admirer vos rigueurs pour eux.» Cependant Palemon survint, & put entendre la réponse de Doris : «Sage bergere, lui dit-elle, vous me louez de ce que l'on admire en vous ; & j'ignore comment j'aurois pu me faire aimer de ces bergers ; du moins leur conquête n'a rien qui me flatte. Et si vous sçaviez les raisons qui me font tenir ce langage, vous seriez étonnée que je pusse seulement regarder ce berger.» A ces mots Palemon se jette à leurs genoux, & s'adressant à Diane : «Sage & discrete bergere, lui dit-il, daignez, je vous en conjure par ce que vous avez de plus cher, & par la douceur que promettent vos beaux yeux, entendre notre differend ; & si vous me jugez coupable, je consens à perdre la vie ; mais si Doris a tort, je demande seulement qu'elle me permette de la servir le reste de mes jours.»

 Diane alloit répondre, lors qu'elle apperçut Astrée qui revenoit du temple avec la nymphe Leonide, la venerable Chrysante, & l'une de ses filles qui venoient pour honorer les funerailles de Celadon. Chrysante amenoit encore le vacie du lieu, celui qui offroit les sacrifices journaliers dans le temple de la bonne déesse. Il apportoit tout ce qui étoit nécessaire pour le tombeau ; Chrysante & les autres étoient chargées de fleurs, de lait, de vin, & d'eau, & touchoient devant elles des brebis & des jeunes taureaux. Lycidas même étant allé au temple de la bonne déesse rendre quelque vœu que sa jalousie peut être lui avoit fait faire, apprit le dessein de Pâris, & malgré le déplaisir qu'il avoit de voir Phylis & Silvandre, il resolut de les accompagner. Il conduisoit une grande truye, pour la sacrifier selon la coutume à Cerès & à la Terre.

 Diane les voyant approcher, répondit seulement, que la nymphe Leonide seroit charmée d'entendre leur differend, & de leur procurer la tranquillité, après que l'on auroit achevé la ceremonie, à laquelle ils feroient un acte de pieté d'assister. Et sans attendre leur réponse, elle s'avança avec Pâris, pour saluer la nymphe & Chrysante. Aussitôt le vacie demanda où l'on avoit élevé le tombeau ; & y étant conduit il commence par sacrifier à Cerès & à la Terre la truye qu'offrit Lycidas ; puis immolant les jeunes brebis & les jeunes taureaux noirs, il en reçoit le sang dans des coupes. Il dispose ensuite les filles suivant la ceremonie ; il donne aux unes le lait sacré, aux autres le vin, l'eau à Lycidas, & s'aprochant du tombeau, il l'arrose de toutes ces choses avec un rameau de cyprés, en appellant par diverses fois l'ame de Celadon. Après quoi versant l'eau pour les dieux manes, il répand le vin, le lait & le sang sur le tombeau, en appellant encore l'ame de Celadon. Ici les filles druides & les bergeres otant leurs coeffures, & laissant leurs cheveux épars commencent leurs lamentations, & le vacie fait trois fois le tour du tombeau, & trois fois il appelle Celadon, en semant des roses & des fleurs sur les gazons, & criant à haute voix : «Adieu Celadon, adieu, & pour jamais adieu ; que la terre te soit legere.»

 Leonide fit aussi les mêmes tours, & jetta des fleurs sur le tombeau, quoiqu'elle sçût bien que Celadon respiroit encore. Pâris la suivit, puis tous les bergers & toutes les bergeres, tandis que les filles druides regretoient le berger, & racontoient ses actions & ses vertus. Pour Astrée, si elle avoit fait seule le tour du tombeau, elle n'auroit pu cacher la douleur dont elle étoit accablée.

 Il ne restoit plus que de mettre la perche avec la figure de la colombe tournée vers le côté où Celadon étoit mort. Le vacie l'ignorant, il fallut qu'Astrée le montrât elle-même, ce qui redoubla ses regrets. La perche dressée, on y attacha cette épitaphe que Silvandre avoit écrite sur une table apportée par le vacie, car Hylas qui s'étoit amusé avec des bergeres qu'il avoit rencontrées, n'étoit point encore revenu :


AUX DIEUX MANES,
ET A LA MEMOIRE ETERNELLE
DU PLUS
AIMABLE BERGER DU LIGNON.



 Amour qui par imprudence fut cause de la mort de Celadon, apres avoir noyé son bandeau de ses pleurs, rompu son arc, brisé ses traits, éteint à jamais son flambeau, lui rend accablé de tristesse & d'ennuis ce dernier devoir, & append sa dépouille sur ce tombeau pour marque éternelle qu'ayant perdu un sujet si aimable, il ne daigneroit plus employer ses traits ni ses flammes inutiles.

 Tous louerent l'esprit de Silvandre ; Astrée & Diane surtout ne pensoient pas qu'il eût mieux réussi, quand il auroit sçu leur intention. Les lamentations finies, & les restes des animaux, & les vases & les instrumens emportés, Leonide prit Chrysante par la main, & sortit du bois suivie de toute la troupe. Diane sembloit avoit oublié la priere de Palemon ; mais Adraste & lui la supplierent de faire en sorte que Leonide & Chrysante entendissent leurs plaintes, & jugeassent leur differend. Alors Diane s'approchant de Leonide : «Grande nymphe, lui dit-elle, lors que vous étes arrivée, ces bergers vouloient m'établir juge de leur differend ; mais je leur ai conseillé d'attendre que la cerémonie fût achevée, & de s'adresser à vous & à la sage Chrysante, si vous daigniez les entendre, persuadée que votre jugement seroit si équitable, qu'ils se feroient un devoir de s'y soumettre.»

 Doris & les deux bergers saluerent la nymphe & Chrysante ; & lors que Leonide vouloit parler, Adraste & Palemon se jetterent à ses genoux, en lui disant : «Si jamais amans ont merité quelque compassion, c'est nous sans doute ; daignez donc, s'il vous plaît, entendre nos differends, & prononcez selon que l'Amour vous inspirera, car nous ne voulons point reclamer d'autre dieu. Gentille bergere, dit la nymphe, si vous croyez que nous puissions juger votre querelle, nous serons ravies de vous rendre la tranquillité que vous avez perdue.» Doris répondit en ces termes pleins de modestie : «Grande nymphe, ces bergers, en vous faisant une supplication si desavantageuse, montrent bien qu'ils ignorent ce qu'ils demandent. Puisque vous daignez nous écouter, vous ne connoîtrez que trop les infidelités de l'un, & les importunités de l'autre. Je m'en rapporte donc à votre jugement, & à celui de la venerable Chrysante, à condition qu'eux ni moi nous n'y contreviendrons jamais. Je jure, dit Palemon, que je desobéirois plus tôt aux d'eux. Et moi, dit Adraste, je jure de vous aimer toute ma vie, mais je jure aussi que vous n'aurez point à vous plaindre de mes importunités, si l'on m'ordonne de vous quitter. Je vous aurois fait la même réponse que ce berger, si mon amour ne s'y étoit opposé. Adraste, Adraste, repartit Palemon, si le jugement de la nymphe m'est contraire, je ne prétens obéir qu'en mourant : ainsi ma passion est plus forte que la tienne. Disposer de sa vie & de sa mort, repliqua froidement Palemon, c'est montrer que l'on est maître de soi, mais helas mon amour ne me permet pas de disposer si librement de moi.»

 Leur dispute auroit duré davantage, si Leonide ne les avoit interrompus : «Cherchons, dit-elle en prenant Chrysante d'une main, & Doris de l'autre, cherchons un lieu commode pour nous asseoir ; nous ferons une œuvre agréable aux dieux, en écoutant ces bergers.» A ces mots chaque berger prit une bergere, Tyrcis prit Astrée, Pâris Diane ; & Silvandre ne pouvant être auprès d'elle, & remarquant d'ailleurs que Lycidas regardoit Phylis du coin de l'œil, sans vouloir s'en approcher, il s'adressa a Phylis pour lui donner la main. «Croyez-vous, Silvandre, lui dit-elle, que je vous tienne compte de ce que vous faites ? vous venez à moi, parce que vous n'en avez point d'autre.» Silvandre connut bien qu'elle parloit ainsi à cause de Lycidas, & pour augmenter la jalousie du berger, il feignit de parler tout bas à Phylis, & se retira incontinent, comme s'il eût été fâché que Lycidas l'eût apperçu. Lycidas fut piqué jusqu'au vif ; il s'imagina, comme il y avoit de l'apparence, que Silvandre ne s'éloignoit qu'à son occasion, & que Phylis & lui étoient d'intelligence. Il se retiroit donc insensiblement, & la bergere s'en étant apperçue : «Où allez-vous, Lycidas, lui dit-elle, n'entendrez-vous point l'histoire de ces étrangers ? La compagnie est assés nombreuse sans moi, répondit-il en tournant la tête d'un autre côté ; d'ailleurs il y en a qui se contraignent trop où je suis. Si vous m'en croyiez, dit Phylis, vous consulteriez plus votre satisfaction que celle des autres. Ainsi, repartit Lycidas, suivez vous le conseil que vous me donnez, & je suis bien fâché de n'en pouvoir faire autant ; mais je n'ai point encore assés de pouvoir sur moi.» Phylis qui comprit ce qu'il vouloit dire, en fut vivement piquée ; cependant elle lui repliqua, comme si de rien n'eût été : «Il me semble Lycidas, que si la nymphe vouloit accorder tous ceux qui sont ici en differend, vous & moi n'en serions pas exceptés. Il est vrai, dit le berger enflammé de colere, mais il faudroit que Silvandre fût notre juge, parce qu'il n'y a personne qui en soit mieux instruit.» A l'instant, sans attendre la réponse, il gagna le bois, & s'y enfonça. On jugera facilement si Phylis fut touchée de cette replique ; on ne put tirer de toute la journée une seule parole d'elle.

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LIVRE NEUVIÈME.



 Tandis que Leonide & Chrysante cherchoient un lieu commode pour s'asseoir, elles apperçurent autravers des arbres des bergeres qui venoient à elles. Personne ne les reconnut d'abord ; mais quand elles furent plus près, on remarqua bien-tôt que c'étoit Hylas, & les bergeres Palinice & Florice, avec lesquelles il s'étoit amusé, sans se souvenir de ce qu'il alloit chercher. Et si elles ne lui avoient demandé où il alloit, il n'auroit pas même pensé à ce qu'il devoit faire ; mais cette demande lui en ayant rappellé le souvenir, il les pria de l'attendre, tandis qu'il iroit chercher l'écritoire. Lors qu'il fut revenu, il leur dit qu'il s'agissoit de rendre à Celadon les derniers devoirs ; les bergeres vouloient assister à la cerémonie, mais elles arriverent trop tard. Leonide qui sçavoit déja qui elles étoient, voulut les attendre ; & à peine Hylas eut-il fini quelques couplets à la louange de l'inconstance, que les bergeres arriverent. Elles vinrent d'abord saluer Leonide & Chrysante qu'Hylas leur avoit fait connoître. Phylis voyant qu'il apportoit l'écritoire, se mit à rire, & le berger lui dit : «Pensez-vous que je ne sois venu en Forest que pour servir les morts ? Cet emploi convient à Thyrcis qui n'en a point d'autre. Pour Hylas, il ne s'entend à rien moins, & si vous ne le voulez pas tel qu'il est, n'esperez pas avec votre permission de le changer jamais.» Phylis qui rouloit bien d'autres pensées, «Je te jure, dit-elle, Hylas, que je t'aimerois moins si tu étois autrement ; mais comme je n'aspire point à reformer ton humeur, n'espere pas non plus de me changer. Laisse-moi donc rire, quand je le voudrai, me taire quand il me conviendra : de mon côté j'en userai de même à ton égard, & nous vivrons ainsi satisfaits l'un de l'autre. Ah, ma maitresse, s'écria Hylas, je vous aime, je vous adore ; jamais je n'aurois esperé de rencontrer une humeur semblable à la vôtre.» En même temps il embrassoit ses genoux, & vouloit malgré la resistance de la bergere la porter dans ses bras.

 Cependant Leonide & Chrysante ayant trouvé un lieu commode, elles s'y assirent. Pâris ne quittoit point Diane, ce qui desesperoit Silvandre, car il n'osoit en approcher par respect. Il prit donc le parti de se mettre vis-à-vis d'elle ; & chacun s'étant assis, Adraste & Palemon se mirent tous deux à genoux devant Doris, & y resterent, quoi que pussent dire Leonide & Chrysante. Enfin Doris, après en avoir reçu l'ordre, commença en ces termes :



HISTOIRE
DE DORIS ET DE PALEMON.



 J'ai toujours crû, grande nymphe, & vous respectable Chrysante, que l'amitié devoit être payée par l'amitié ; je puis m'être trompée ; mais enfin frapée de cette idée, j'ai pensé que je devois aimer Palemon, après en avoir été si long temps aimée. Je n'imaginai point d'abord que mon affection pût devenir aussi violente qu'elle le devint par une longue familiarité ; & lors que je m'en apperçus, il n'étoit plus temps de m'en défendre. Je la lui témoignai donc en tant de manieres, qu'il ne pouvoit pas plus en douter, que je doutois de la sienne. Mais il arriva pour mon malheur que dans ce temps-là même il me fit paroître de la défiance, & qu'il ne voulut plus ni que je visitasse mes compagnes, ni que je reçusse leurs visites. Jugez quel outrage me faisoit une pareille jalousie, & combien son amour étoit tyrannique ; cependant, plus tôt que de lui déplaire, je renonçai à toute societé. Les dieux sçavent ce qu'il m'en couta, non que je ressentisse de la peine à faire ce qu'il exigeoit de moi, mais par la dexterité avec laquelle il me fallut conduire, pour éviter les plaintes de mes compagnes. Si cette jalousie procedoit de son amour, ne devoit-il pas faire pour moi autant qu'il me contraignoit à faire pour lui ? Mais, tandis que je vivois ainsi retirée, le cruel me voyoit à peine un instant chaque jour. Semblable aux avares qui sous prétexte d'économie diminuent leurs dépenses, & qui parviennent enfin à se retrancher, & aux leurs, les choses les plus nécessaires. Cependant nul murmure de ma part ; & si sa tyrannie avoit continué, je la supporterois encore.

 Il importe, grande nymphe, que vous sçachiez que dès l'enfance j'ai perdu ceux qui m'avoient donné la vie, & que je restai entre les mains d'un frere plus âgé que moi, qui par les soins qu'il a pris de mon éducation & de mon bien m'a tenu lieu de pere. Combien donc n'étois-je pas obligée a déferer à ses volontés ? Neanmoins Palemon voulut que je marquasse de l'indifference à ceux que mon frere aimoit, & même que je leur défendisse de me voir. Quiconque a vêcu sous une autorité étrangere, peut juger, si ce qu'il exigeoit étoit pratiquable. J'entrepris pourtant de lui donner encore cette satisfaction. Mon frere aimoit sur tout un berger de ses voisins, nommé Pantémon. Pantémon étoit sage, civil, officieux, bon ami, & le plus discret berger du hameau. Toutes ces qualités lui gagnerent mon frere ; & le berger de son côté prit tant de gout pour lui, qu'ils ne se quittoient presque plus. J'avoue que malgré toute son amitié, l'amour prit place dans son cœur. Je ne sçais s'il me trouva quelque chose qui lui plût, je reconnus enfin qu'il m'aimoit. Jugez de ma franchise avec Palemon : dès que je m'en apperçus, je lui en fis part, je lui redis toutes ses actions & tous ses discours : si j'avois eu quelque dessein, en aurois-je usé de la sorte ? Dieux, combien ce berger étoit respectueux & soumis ! sans doute il meritoit d'être aimé, & je connus depuis que mon frere avoit resolu de m'unir à lui. Mais que les dieux me punissent, si je l'aimois autrement qu'un ami de mon frere, & si je ne répondois avec la derniere froideur à ses empressemens ; j'aurois crû offenser Palémon & son amour.

 Or c'est à ce berger qu'il exigea que je défendisse de me voir, à ce berger qui venoit sans cesse dans la maison de mon frere, & qui en étoit peut être aimé plus que moi. Je n'aurois certainement pas réussi à contenter alémon, si ce berger m'avoit desobéi. Mais quand je lui déclarai ma volonté, «Vous me bannissez, dit-il, injustement ; n'importe, je veux vous prouver par mon obéissance le pouvoir que vous avez sur moi. Il est vrai qu'en perdant le bonheur de vous voir, je ne perdrai point mon amour, tout infructueux qu'il doit être. Aussi ne vous ai-je jamais aimée que pour vous aimer. Pantémon, lui dis-je, l'empire que vous me donnez sur vous, me fait vous regretter davantage, mais ce n'est pas sans raison que je vous fais cette priere, autrement vous me rendriez miserable, sans qu'il vous en revînt d'autre avantage. Je ferai jusqu'au dernier soupir tout ce que vous m'ordonnerez, répondit-il ; cependant, si mon amour, si mes services, si mon obéissance meritent quelque salaire, avant que de me bannir, pour la derniere importunité que vous recevrez d'un amant infortuné, permettez-moi, je vous en conjure par vous-même, en vous disant un éternel adieu, de vous baiser la bouche & le sein. Grande nymphe, ce recit me fait rougir, dit-elle en se mettant une main sur le visage ; mais il faut que je l'avoue, je le lui permis.» A l'instant il me quitta, & depuis il n'a plus paru en ma presence.

 Tant de preuves de mon amour devoient m'attacher à jamais l'ingrat Palémon ; mais helas je ne l'ai plus vu, ni comme amant, ni même comme ami. J'en voulus sçavoir la raison ; & ma plus fidelle compagne qui l'alla trouver de ma part, ne me rapporta que ce mot insultant : L'amour chasse l'amour.

 Je jugeai alors, & qu'il aimoit ailleurs, & qu'il me conseilloit avec mépris de l'imiter. Je ne dirai point combien j'en conçus de déplaisir, le présomptueux en triompheroit encore à mes yeux ; mais fasse le ciel que nos plus grands ennemis en ressentent les moindres traits ! Abandonnée d'une maniere si indigne, j'aurois pu me servir des conseils qu'il me suggeroit, mais je les jugeai honteux, & j'en pris d'autres dont les effets étoient plus tardifs, mais qui convenoient aussi plus à mon caractere ; ce fut ceux du temps, du temps, dis-je, qui lui-même m'enseigna à les suivre. Il est vrai qu'à la maniere de tout ce qui se fait lentement, je suis guerie, graces aux dieux, non pour un jour, mais pour le reste de ma vie. Je dis, graces aux dieux ; car, grande nymphe, quand je me rappelle quelle a été ma servitude, tant que le perfide a feint de m'aimer, je suis forcée d'avouer que sa trahison m'a mieux servie, que l'obéissance de Pantémon.

 Mais le perfide enviant sans doute mon bonheur, ou voulant encore triompher de moi, a tramé de nouvelles trahisons ; & comme il m'avoit séduite par une soumission apparente, & par les feintes demonstrations d'un amour violent, il s'est figuré qu'il me seduiroit encore, & c'est dans cette vue que vous le voyez, grande nymphe à genoux devant moi, & tenant le même langage que tiennent ceux qui aiment veritablement. Mais il me semble que ma résistance devroit avoir vaincu son opiniâtreté, s'il n'aimoit mieux me déplaire, que de vivre tranquille.

 C'est donc en vain qu'il continue ses feintes ; il ne fait que m'indisposer davantage, & sa vue m'est desormais plus insupportable que sa perfidie ne le fut jamais. Si par une juste punition des dieux, sa flamme s'est en effet rallumée, il est seul auteur de son mal, & lui-même s'est préparé ce supplice. Car pourquoi s'en prend-il à Doris qui ne veut pas même se souvenir qu'il soit au monde ? Ou pourquoi veut-il qu'elle lui remette entre les mains les armes dont il s'est blessé, en pensant la blesser seule ? Il y auroit trop d'imprudence à moi ; & le souvenir de ma vie passée m'est trop present. Qu'il se retire donc, & qu'il me laisse jouir du bonheur qu'il m'a procuré sans le vouloir. Si du mal qu'il me préparoit, le ciel en a tiré un si grand bien pour moi, qu'il avoue enfin que les dieux ont protegé mon innocente amitié contre le plus ingrat & le plus perfide des bergers. Voici donc, grande nymphe, tout ce que je puis en sa faveur. Je lui déclare que je suis contente de son ingratitude, que je lui en remets l'offense, que sa vengeance m'est agréable, & s'il le faut, pour qu'il m'épargne sa presence importune, que j'ai pitié de son mal.

 La bergere en finissant étoit si émue, que la rougeur se répandit sur son beau teint ; & cette couleur la rendoit encore plus belle. Leonide voyant qu'elle n'avoit plus rien à dire, fit signe à Palémon de répondre. Alors le berger se relevant, commença de la sorte, après avoir salué la nymphe.


REPONSE DE PALEMON.



 Grande nymphe, il est bien vrai que les dieux ne se montrent jamais, sans faire du bien, puis que vous qui en êtes une image vivante, vous avez à peine paru en ce lieu, que l'erreur où j'ai si long temps vêcu est dissipée. Je conviens de tout ce que Doris vous a raconté ; j'avoue même que mes obligations sont au dessus de tout ce qu'elle peut dire. Mais après avoir entendu ses reproches, il faut que je me plaigne des dieux qui m'ont caché la plus grande partie de mon bonheur ; ainsi en usent-ils envers les hommes, de peur qu'il n'y ait ici-bas une felicité parfaite. Qu'il me soit aussi permis de me plaindre de la bergere ; elle a blessé l'amitié qu'elle m'avoit jurée, au lieu qu'elle n'a contre moi que des soupçons, & qu'elle a tourné à mon desavantage ce qu'elle auroit dû prendre pour des preuves de mon amour. Mais comment oserois-je me plaindre d'elle, puis que tu me commandes, ô Amour, d'approuver toutes ses actions ? J'essayerai donc, grande nymphe, de vous persuader que Palemon sçait aimer, & que Doris n'a pas eu raison de croire le contraire. Elle avoue que je l'ai aimée, & qu'elle m'aimoit ; que me reproche-t'elle qui fonde sa rupture ? Ma jalousie ? Mais si mon amour lui a plû, pourquoi l'effet de cet amour lui a-t'il été desagréable ? Si tout me rendoit jaloux, n'étoit-ce pas une preuve certaine que je l'aimois infiniment ? Mes soupçons, dit-elle, étoient un outrage à sa vertu. Ah, grande nymphe, si la bergere sçavoit aussi bien prendre de l'amour qu'elle en sçait donner, ne diroit-el pas plus tôt que ces mêmes soupçons étoient un témoignage de mon estime pour elle ? Si je n'avois crû qu'elle meritoit que tous la servissent, comment aurois-je pu croire que tous l'eussent servie ? Et si je n'avois eu cette opinion, comment aurois-je été jaloux ? Cette jalousie donc, ô belle Doris, ne prouve pas moins la violence de l'amour que les soupirs & les larmes ; elle a pour principe la connoissance du merite des personnes aimées, au lieu que souvent les soupirs & les larmes n'en ont point d'autres que leur cruauté, ou ce que l'on souffre en les aimant. Ainsi, grande nymphe, elle devoit m'aimer davantage, pour diminuer en quelque sorte le poids que j'ajoutois à mon amour. Mais que lui conseilla sa cruauté, ou plus tôt son ingratitude ? Elle rompt des nœuds que tant de services, que tant d'amour auroient dû rendre indissolubles, & colore cette rupture de vains refroidissemens qu'elle imagine en moi. Elle dit qu'alors je ne la voyois presque plus : helas se peut-il que dans nos actions on soupçonne un dessein si contraire aux effets mêmes qu'elles produisent ! Si je vous demande, ô belle Doris, quelle opinion vous aviez de moi, lors que je commençai à vous servir ; vous avouerez sans doute, si vous ne voulez vous contredire vous-même, que jamais berger ne fut si amoureux. Or dites maintenant en presence de la sage nymphe, & de la respectable druide, pour quelle bergere je vous ai changée. Si vous avouez que je n'ai point porté ailleurs mes vœux, pourquoi vous plaignez-vous ? & pourquoi avez-vous soupçõné dans mes actions des vues si contraires à mes sentimens ? Palémon m'a aimée, Palémon me voit moins souvent qu'à l'ordinaire, sans doute, deviez-vous dire, que mon berger en est empêché par quelque force inévitable. En compatissant ainsi au mal que je souffrois, éloigné de vous, vous n'auriez point manqué si essentiellement à la foi que vous m'avez jurée. Mais, me direz-vous, que signifioient donc ces instans qu'à peine vous me donniez, au lieu qu'auparavant les jours les plus longs vous paroissoient trop courts auprès de moi ? Je vous le dirai, ô sage nymphe, & j'ose me flatter que vous jugerez de ma fidelité plus équitablement que ma bergere ; je la conjure seulement de se rappeller comment je vivois alors.

 Grande nymphe, je puis dire avec verité, qe jamais on ne mena une vie plus solitaire que moi, excepté les momens que je passois auprès d'elle. Dès que le jour commençoit à paroître, je sortois de ma cabane, & me retirois tantôt dans les antres les plus sauvages, pour m'occuper uniquement d'elle ; & tantôt sur le sommet des montagnes, pour découvrir au moins l'heureux sejour qu'elle habitoit. Et rien ne pouvoit me faire quitter cette solitude, ni l'amitié de mes voisins, ni la tendresse de mes proches, ni le soin de mes troupeaux, excepté le seul desir de la voir. Elle se plaint que je vivois ainsi, elle qui seule en étoit la cause, & je n'osois encore lui en découvrir la raison.

 Or, sage nymphe, il m'a toujours semblé qu'il falloit préferer l'honneur de sa bergere à sa propre satisfaction. Il arriva donc que notre familiarité fut desapprouvée, & que des méchans en prirent occasion de tenir des discours injurieux, mais si sourds pourtant que je n'ai jamais pu en connoître l'auteur. Que pouvois-je faire en ces circonstances ? Entreprendre un long voyage ? Je n'étois pas maître de mes actions. Cesser d'aimer la bergere ? J'aurois plus tôt cessé de vivre. Puis que notre familiarité donnoit lieu à ces discours, à quoi devois-je plus tôt me résoudre qu'à l'interrompre pour quelque temps, & à sacrifier ainsi mon repos ?

 Si elle se plaint que je ne lui en ai rien dit ; qu'elle se plaigne encore que je l'ai trop aimée ; car si je l'avois moins aimée, me serois-je privé du bonheur de la voir, plus tôt que de lui déclarer ce qui me faisoit vivre de la sorte avec elle ? Je sçavois avec quel soin elle avoit toujours conservé sa reputation, & je sentois bien que lui rendre ces discours qui l'offensoient, c'étoit lui causer un mortel déplaisir. Jugez maintenant, grande nymphe, quel devoit être mon amour, & si je n'étois pas fondé à demander à la bergere de grandes preuves de son affection, puis que l'amour ne se paye que par l'amour.

 Pour ce qui regarde Pantémon, ce que j'exigeai d'elle ne venoit pas d'une jalousie injuste, comme elle le soutient, mais d'une jalousie très-fondée. Elle vient d'avouer elle-même que ce berger a d'excellentes qualités ; d'ailleurs l'amitié que son frere lui portoit, ne m'étoit pas suspecte sans raison ; mais plus encore l'accueil qu'elle lui faisoit ; accueil au reste qu'elle devoit discontinuer, quand elle eut reconnu ma jalousie, & qui fit parler ouvertement de leur mariage. Si ces nouvelles ne m'avoient point émû, ne l'aurois-je pas plus offensée, qu'elle n'offensoit son frere, en faisant ce que je desirois ? Si l'amitié a plus de privilege que l'amour, ses plaintes sont fondées ; mais si cela n'est pas, pourquoi se plaint-elle que mon amour ait voulu l'emporter sur l'affection qu'elle avoit pour son frere ?

 Voilà, grande nymphe, la source de tous mes malheurs. Lors que je lui reprochai l'accueil qu'elle faisoit au berger, elle me répondit que c'étoit par rapport à son frere ; & quand je lui repliquai que le bruit de leur mariage étoit public, & qu'il m'étoit impossible de vivre, tant que ce bruit dureroit : «A quoi, me dit-elle en changeant de visage, vos bizarres soupçons veulent-ils encore me contraindre ? Donnez-leur, lui répondis-je, quels noms il vous plaira, mais je n'aurai point de repos que ce berger ne soit éloigné de vous. Eh bien, me dit-elle, je consens encore à vous donner cette satisfaction, dieu veuille qu'il ne vous prenne plus d'humeurs semblables.» Ces paroles furent prononcées d'un ton à redoubler mes soupçons ; je resolus donc de m'éclaircir, & de ne m'en fier qu'à mes propres yeux. Malheureuse défiance, que tu m'as couté de larmes & d'ennuis ! J'épiai le temps que Pantemon venoit la trouver, je choisis par hazard un jour qu'elle gardoit le lit, & me glissant dans un cabinet à côté de sa chambre, je vis helas pour mon malheur que le berger étoit assis sur son lit, & qu'il lui baisoit la main, sans qu'elle fît la moindre résistance. Je vis encore qu'il lui parla long temps la tête nue, & qu'elle lui répondit ; mais, à ce que je pus remarquer à son visage, ses réponses n'avoient rien d'une bergere irritée. Si j'eusse pu appercevoir le visage de Pantémon, peut-être y eusse-je apperçu quelque mécontentement qui m'eût tranquillisé ; mais il me tournoit presque le dos, pour lui parler plus bas.

 J'étois dans ces mortelles inquietudes, lors que je vis helas que non content de ces faveurs il lui découvrit le sein, & le baisa sans résistance de sa part. Amour, quel devins-je alors ! mais, dieux, quel devois-je devenir ! Pantémon partit, je partis aussi, lui mécontent à cause de moi, & moi desesperé à cause de lui ; car c'est ainsi que l'amour nous punissoit l'un par l'autre. Dites-moi, je vous prie, sage nymphe, auriez-vous crû que j'eusse aimé, si j'avois été insensible à ce coup ? & pouvois-je faire moins que de m'éloigner ? J'essayai de de recouvrer ma liberté, je l'avoue ; & c'est alors qu'elle m'envoya une de ses amies. Mais que pouvois-je imaginer que fût un pareil message ? & pouvois-je démentir mes propres yeux ? Croyant donc que j'étois trahi, je fis dans ma colere la réponse dont elle se plaint ; l'erreur où j'étois me fit parler ainsi.

 Je voulois bien qu'elle sçût que son changement m'étoit connu ; cependant lors que je songeois à lui reprocher sa perfidie, Amour me retenoit en me disant que j'offenserois trop celle que j'avois tant aimée, & qu'il devoit me suffire d'être enfin desabusé. Conseil pernicieux, pourquoi vous écoutai-je ? Si d'abord j'avois déclaré à la bergere ce que j'avois vu, elle se seroit expliquée avec moi, & j'aurois en autant de bonheur, que depuis j'ai ressenti de déplaisir. Au contraire, en m'éloignant d'elle, je ne pus sçavoir que long temps après, que Pantémon ne la voyoit plus ; & je n'osois même demander de leur nouvelles, de peur d'apprendre des choses qui auroient augmenté mes regrets. Mon amour enfin triompha de ma colere, je revins insensiblement à Doris, & d'abord oubliant l'outrage que je croyois avoir reçu, me voilà plus que jamais dans ses chaînes. Mais quelle la retrouvai-je, ô grands dieux ! c'étoit bien la même beauté, mais non cette même Doris qui n'amoit que Palémon, & qui ne caressoit que lui. Dès lors je n'ai plus essuyé que des mépris & des rigueurs, sans que j'aye pu m'éclaircir avec elle.

 Que pourroit-elle répondre à Palemon, s'il lui disoit : «Ingrate bergere, est-il possible que tant d'années de service, tant de témoignages d'amour & de fidelité n'ayent pu effacer l'injuste idée que vous aviez conçue de moi ? Ma jalousie a éclaté, je le veux ; mais la jalousie n'est-elle pas un effet de l'amour ? Si ma jalousie vous offensoit, il falloit me punir en prenant à votre tour de la jalousie. Mais comment l'aurois-je pu, me direz-vous, puisque vous vous êtes éloigné de moi ? Je me suis éloigné de vous ? Eh bien éloignez-vous aussi de moi. Mais peut-être l'avez-vous déja fait, & qui sçait si votre offense n'excede pas la mienne ; supposons pourtant que la chose soit égale, si vous ne voulez qu'égaler le châtiment à l'offense, maintenant que je reviens à vous, que ne revenez-vous à moi ? Me voici à vos genoux, touché de repentir. N'écouterez-vous donc plus que votre injuste colere, & le souvenir de mes services passés ne peut-il l'appaiser ?» Ainsi dit Palémon ; & déja Leonide & Chrysante se préparoient à donner leur jugement, quand l'autre berger se hâta d'expliquer ses raisons.



HISTOIRE D'ADRASTE.



 Je vous conjure, grande nymphe, & vous sage Chrysante, de surseoir votre jugement, jusqu'à ce que vous ayez entendu le plus fidele, & le plus sincere amant qui fut jamais. J'ai aimé la bergere dès le berceau, & mon amour n'a cessé de s'accroître avec le temps. J'ai souffert ses mépris, j'ai souffert qu'à mes yeux elle en aimât un autre. Je sçais qu'elle & Palémon ont ri de mon amour & de ma patience ; cependant je n'ai pu rompre mes chaînes. Je regardois comme mes ennemis ceux qui me le conseilloient ; & tout privé que j'étois de la douceur de l'esperance, ma passion a-t'elle changé ? s'est-elle lassée ? s'est-elle rallentie ? Doris m'a vu souvent fondre en pleurs devant elle ; elle m'a vu tomber à ses piés sans sentiment, mais & mes pleurs & mes perils ne m'ont attiré de l'ingrate que des dédains & des railleries ; & si j'avois pu consentir à lui déplaire, dans mon juste ressentiment je me fusse vengé sur Palemon. Mais quelque opinion que la bergere ait de moi, je puis me donner le titre d'amant sans reproche.

 La jalousie n'est jamais entrée dans mon ame, jamais je n'ai pensé à desapprouver aucune des actions de Doris. Ses rigueurs mêmes, j'en atteste l'Amour, m'étoient cheres, quand je me rappellois qu'elles lui étoient agréables. Peut-être que quelque bergere m'a regardé d'un œil favorable, & sans doute j'ai donné des témoignages de ma fidelité. Aussi, pour ne pas laisser impunis tant de mépris, l'Amour lui a fait ressentir par sa mesintelligence avec ce berger, toutes les amertumes dont elle m'abreuve depuis si long temps. Mais avant que Palémon l'ait aimée, depuis qu'il l'a aimée, lors qu'il s'en est éloigné, & lors qu'il est revenu, qu'elle dise si elle n'a pas toujours reconnu en moi une extrême affection, & si jamais rien a pu l'alterer. Je l'ai servie le premier, seul j'ai toujours continué, & de quelque maniere qu'elle me traite, je la servirai le dernier.

 Malgré toutes ses cruautés passées, je l'excuse en quelque sorte : engagée à Palémon, elle eût manqué à la fidelité qu'elle lui devoit, si elle en avoit usé autrement ; mais à present qu'elle l'a quitté, de quels prétextes peut-elle colorer sa cruauté ? Elle vous a dit elle-même, en commençant son discours, qu'elle avoir aimé Palémon, parce qu'elle avoit crû que l'amitié devoit être payée par l'amitié. Daignez, grande nymphe, prononcer comme elle. Je jure par elle-même, & c'est le plus grand serment que je puisse faire, que jamais il n'y eut un amour plus vif, plus sincere, plus fidele que celui d'Adraste pour Doris.

 Adraste finit de la sorte, avec tant de demonstrations d'un veritable amour, que tous ceux qui l'avoient entendu, ressentirent une partie de sa peine. Et Doris voyant qu'il ne vouloit plus rien dire, répondit en ces termes :

 Grande nymphe, je suis bien fâchée pour le repos de ce berger, que tout ce qu'il vous a dit soit veritable ; mais vous jugerez, lors que vous m'aurez entendue, que je ne suis point coupable, & que lui seul a poursuivi opiniâtrement son malheur. Quand il me déclara son amour, nous étions si jeunes tous deux, que je n'en fus point emue. Depuis il fit un long voyage, & à son retour il trouva que je n'étois plus à moi, mais à Palémon. Or, berger, pouvez-vous vous plaindre que je ne vous aye point aimé, quand l'âge m'en rendoit incapable ? Accusez-en la nature, accusez-en les loix ausquelles elle nous a assujetis. Et trouvez-vous étrange que je ne puisse vous aimer, quand je ne suis plus à moi ? Mais il me semble que vous pouvez avec raison vous plaindre d'être venu à moi trop tôt, & d'y être revenu trop tard. En effet quand vous dites que je ne vous ai jamais regardé qu'avec dédain, comment ne reconnoissez-vous pas en cela même les obligations que vous m'avez ? Si malgré mes rigueurs votre amour est devenu si violent, qu'eût-ce été, si j'avois usé de douceur à votre égard ? Souvenez-vous, Adraste, que mes bontés auroient augmenté votre mal, loin de le soulager ; outre qu'elles auroient blessé la fidelité que j'avois jurée à Palémon.

 En avouant qu'il est juste d'aimer qui nous aime, je n'ai pas dit qu'il fût injuste de n'aimer point tous ceux dont on est aimé ; autrement il n'y auroit point de fidelité ni d'assurance en amour ; & vous même, vous devriez rendre un amour reciproque à la bergere Byblienne qui meurt pour vous. J'ai seulement prétendu qu'une bergere dont le cœur est libre peut sans reproche aimer qui l'aime ; or il n'y a rien ici de semblable, puis qu'étant engagée ailleurs, je ne puis passer à une passion nouvelle, sans renoncer à l'ancienne.

 Si je vous l'ai dissimulé, si je vous ai donné des esperances, plaignez-vous, c'est avec justice que vous le ferez. Mais, si je ne vous ai point trompé, que ne me rendez-vous plus tôt des actions de graces ? Ne vous ai-je pas mille fois conjuré, supplié de mettre fin à cette affection ; & ne m'avez-vous pas toujours répondu que vous prendriez ce parti, si vous pouviez vivre & ne m'aimer point ? Si vous avez continué, n'étoit-ce pas plus pour votre satisfaction que pour la mienne ?

 Mais, si je ne me trompe, sage nymphe, ce qui a pu le tromper lui même, il s'est imaginé sans doute que mon affection pour Palémon m'a seule empêché d'écouter la sienne ; en effet dès qu'il a sçu nos divisions, il m'a tellement pressée, importunée, que je dois moins le regarder comme un amant, que comme un ennemi. Mais il n'a pas consideré que je ne me déferois jamais de cet amour, sans perdre à la fois toute puissance d'aimer.

 Adraste alloit repliquer, si Leonide ne lui eût imposé silence. Alors la nymphe tirant à part Chrysante & les bergeres, leur demanda leur avis ; mais parce qu'elles furent long temps à décider, & que les bergers n'étoient point appellés à leur conseil, Hylas fut le premier qui s'adressant à Doris, lui dit : «Que ne recevez-vous ces deux bergers qui vous aiment, en témoignage de votre beauté, & tous ceux encore qui voudront se donner à vous ? Votre conseil, répondit froidement Doris, conviendroit à celles qui veulent passer pour belles, & qui ne le sont pas, ou qui préferent leur vanité à un solide repos. Si c'est un bien d'être aimée, repliqua Hylas, plus vous le serez & plus vous aurez de bien. Et si c'est un mal, ajouta Doris, plus j'aurai de mal. Comment, reprit Hylas, vous n'estimez point la pluralité des amans ? Ils deviennent enfin nos ennemis, dit la bergere, & lors qu'ils nous aiment, ils nous sont importuns. D'ailleurs je ne crois pas que l'on puisse ainsi partager son cœur ; & quand on le pourroit, si l'amour d'un seul coute tant de peines, que seroit-ce de tant d'amours ? Vous ne voulez donc en aimer qu'un, dit Hylas ? C'est encore trop, répondit-elle ; aussi n'en veux-je point aimer du tout. Et vous, bergers, ajouta Hylas, quel est votre sentiment ? Nous montrons bien, dit Palémon, que nous pensons comme la bergere. Comment, dit Hylas, que l'on ne peut en aimer qu'un ? Encore moins, répondit Palémon, puisque tous deux nous en aimons une.»

 La nymphe, en revenant à sa place, interrompit ces discours, & chacun s'étant remis à la sienne, elle prononça de la sorte :


JUGEMENT DE LEONIDE.


 «Quoiqu'il y ait en ce differend des circonstances qui semblent se détruire, nous n'y voyons rien qui soit opposé à l'amour ; car il n'est pas plus naturel à la flamme de s'élever, qu'à l'amour de produire de ces dissensions. Considerant d'un autre côté que ce n'est pas aimer, que de ne se pas donner tout entier à l'objet que l'on aime, nous ne pouvons croire qu'il n'y ait pas une sorte de trahison à partager son affection. C'est pourquoi, toutes choses sagement pesées, nous disons qu'il y auroit de l'injustice à croire que les divisions si naturelles à l'amour doivent l'éteindre, ou qu'il puisse être jamais partagé entre plusieurs : nous déclarons que les petites querelles des amans sont des renouvellemens de tendresse ; & que changer ou diviser une inclination, c'est un attentat horrible contre l'amour. En consequence nous ordonnons que Doris aimera Palémon, & qu'à l'avenir Palémon donnera à Doirs de meilleures preuves de son amour, que sa jalousie, quoiqu'elle en soit un signe. Mais comme la maladie est signe de vie, mais d'une vie qui menace ruine, la jalousie est aussi un signe d'amour, mais d'un amour qui peut finir. Doris rendra donc sa bienveillance à Palémon, & elle oubliera tout ce qui lui a déplu dans sa conduite, considerant que l'amour fait commettre bien des fautes que l'on ne feroit point, si l'on n'étoit atteint d'une passion aussi violente. Mais afin de prévenir les déplaisirs que la bergere a ressentis, nous voulons que Doris traitant Palé mon comme la personne qu'elle aimera le plus, Palémon de son côté aura toute sorte de déference pour Doris.

 Quant au malheureux Adraste, nous lui laissons le choix d'être à jamais l'exemple d'un amour fidele & inutile, ou de rompre par un effort violent ses premiers liens, pour répondre à l'amour de celle dont il est aimé.»

 Tel fut le jugement de Leonide : jugement qui produisit des effets bien opposés sur les trois personnes interessées. Tandis que Palémon transporté de joye begayoit un remerciement ; Doris gardoit un profond silence, & tenoit les yeux baissés, comme ignorant si elle devoit se réjouir ou s'affliger ; & Adraste tombé par terre sans sentiment, excitoit la compassion de Doris même. On s'empressa à le secourir ; & quand il fut un peu revenu à lui-même, Leonide & ses compagnes les laisserent tous trois. Ils ne demeurerent pas long temps ensemble ; Palémon prit incontinent Doris, & l'emmena du côté de Montverdun. Adraste les suivit des yeux, & lors qu'il les perdoit de vue : «Allez, dit-il, trop heureux amans, jouissez de votre bonheur & du mien, tandis que le reste de ma vie je payerai de mes larmes la felicité que vous possederez.» Depuis il perdit tout à fait l'entendement, & fit de si grandes extravagances que ceux mêmes qu'elles faisoient rire en étoient touchés decompassion.

 Hylas qui ne pouvoit souscrire au jugement de Leonide, soutenoit contre tous, que ce differend pouvoit être terminé d'une maniere plus équitable ; & comme Leonide & Pâris connoissoient l'humeur du berger, ils furent charmés, pour passer le temps, de le faire parler. «Ma sœur, dit Pâris, il me semble que vous pouviez traiter plus favorablement le pauvre Adraste. Qu'en pensez-vous, Hylas ? Pour moi, répondit le berger, je suis tenté de croire que les dieux ont permis cette injustice, pour le punir de sa simplicité. Concevez, Hylas, dit la nymphe, combien nos sentimens sont opposés ; bien loin que sa constance pour Doris me semble punissable, c'est par cette consideration qui je lui ai permis de l'aimer toujours, s'il le vouloit. Permission fort avantageause, repartit Hylas ; je vous avoue que s'il en avoit appellé à moi, & que j'eusse pû revoquer votre arrêt, je n'aurois pas balancé ; & je m'assure qu'ils auroient été tous contens. Et moi, interrompit Silvandre, je m'assure que ce jugement eût été bien sage. Sans doute, repliqua Hylas, non si l'on s'arrête aux visions de Silvandre, mais si l'on pése les motifs qui font aimer. Qu'auriez-vous ordonné, dit la nymphe ? Que Doris les aimât tous deux, & que tous deux la servissent, répondit Hylas ; par là ils auroient été aimés de la bergere, ce qu'ils desiroient ; & la bergere eût été mieux servie.»

 Leonide & ses compagnes éclatant de rire : «Il semble, dit-il, grande nymphe, que vous riez de ma décision. Il semble plus tôt, dit la nymphe, que vous riez de la mienne. Excusez-le, madame, interrompit Silvandre, ses discours sont conformes à ses sentimens. Si les vôtres, dit Hylas, different des miens, vous pensez très mal, & je voudrois sçavoir sur quel fondement vous blâmez mon ordonnance.»

 Silvandre répondit froidement : «Ce que plusieurs possedent, n'appartient en entier à personne ; si Adraste & Palémon possedent ensemble l'affection de Doris, ils n'en auront qu'une partie ; mais en amour, n'avoir qu'une partie, c'est ne rien avoir.

 Grande nymphe, dit Hylas, entendites-vous jamais rien d'aussi absurde ? Qui jugera que dans un verre il n'y ait point d'eau, parce que le Lignon entier n'y est pas ? Vous auriez quelque raison, repondit Silvandre, si l'amour pouvoit être divisé comme l'eau ; l'eau est de telle nature, qu'une seule goutte n'est pas moins eau, que toutes les sources ensemble ; mais l'amour cesse d'être amour, dès qu'il lui manque quelque chose. Que sera-ce donc, interrompit Hylas ? Le contraire de l'amour, repliqua Silvandre ; car il y dans l'amour, affection extrême, & constante fidelité. Si la fidelité n'est jointe à l'extrême affection, c'est perfidie, & non pas amour. Or si l'amour est indivisible, comment auroit-on pû ordonner à Doris de partager son cœur entre Adraste & Palémon ?

 Il me semble, Hylas, dit Pâris, que nous avons la raison de notre côté ; mais que Silvandre a pour lui tous ceux qui l'entendent. Si donc vous ne lui répondez, je serai contraint d'abandonner votre parti. Gentil Pâris, dit Hylas, la verité, quoiqu'en dise Silvandre, quoique vous en puissiez croire, ne changera pas ; je sçai pour moi que l'experience est audessus de tous les discours. Silvandre n'a que des paroles, & moi j'ai l'experience pour moi. J'en ai aimé à la fois plusieurs, & quoiqu'il veuille dire, je sçai fort bien que je les aimois veritablement. Pourquoi Doris ne pourroit-elle pas faire de même ? Plusieurs, dit Silvandre, croyent faire des choses qu'ils ne font point en effet. De même Hylas croit bien aimer mais il se trompe lui même ; ainsi qui voudra bien aimer, ne le prendra point pour son modéle. Qui donc, interrompit Hylas ? c'est vous sans doute que l'on doit se proposer pour modele. Oui, c'est moi, dit Silvandre ; car mon amour est parfait, on ne peut y rien reprendre, & je vous défie de m'en indiquer un autre qui le soit davantage. Quelle présomption, s'écrie Hylas ! si on l'en croit, il est le seul qui sçache aimer, c'est lui qui donne des loix à l'amour, & qui l'a fait descendre du ciel parmi les hommes. Belle nymphe, ajouta t'il, permettez-moi de le confondre,» & se mettant une main sur les côtés, & de l'autre faisant des gestes violens : «Tu dis, poursuivit-il, Silvandre, que ton amour est parfait, que l'on ne peut y rien reprendre, & que je ne puis t'en proposer un qui le soit davantage. Voila deux choses, répond d'abord à la premiere.

 A ce qui est parfait, on ne peut rien ajouter, j'espere que tu ne le nieras pas ; avoue donc que tout ce qui est parfait est en même temps extrême. Or si ton amour est parfait, on n'y peut rien ajouter ; & dès-là il est extrême. Dis-moi maintenant ce que c'est que l'amour : n'est-ce pas un desir de la beauté, d'un bien qui nous manque ? Mais si ton amour est le desir d'un bien qui te manque, avoue donc que l'on y peur ajouter quelque chose. Tu dis encore que l'on ne peut y rien reprendre. Si je te demande qui tu aimes, tu répondras que c'est Diane, la bergere du monde la plus accomplie. Or répons-moi ; si elle est aussi accomplie que tu le crois, quelle est ta présomption de l'aimer ? car il doit y avoir de la proportion entre l'objet qui aime, & celui qui est aimé. Par la même raison tu me blâmeras d'aimer Phylis que tu diras plus accomplie que moi ; mais je suis dans une opinion contraire à la tienne ; car je n'ai pas de Phylis l'idée que tu as de Diane ; j'avoue qu'elle a du merite & de la beauté ; mais je ne suis dépourvu ni de l'un ni de l'autre. Elle est spirituelle, je le suis ; sage, je ne suis pas insensé ; bergere, je suis berger ; si elle est Phylis enfin, moi je suis Hylas. Si je ne vaux pas tant qu'un autre ne puisse valoir plus, Phylis n'est pas si belle, qu'elle ne puisse être surpassée en beauté. Si donc quelqu'un veut bien aimer, il faut qu'il aime comme Hylas, & non pas comme Silvandre. Car pourquoi aime-t'on, si ce n'est pour avoir du plaisir ? Mais quel plaisir peuvent avoir ces sombres amans qui se rongent sans cesse l'esprit & le cœur avec leur constance chimerique ?

 Diane, nous dira Silvandre, ne m'aime point, elle en aime un autre ; & je ne laisserai pas de la servir, de peur d'être inconstant. Phylis, nous dira Hylas, ne m'aime point, elle en aime un autre ; pourquoi ne changerai-je pas l'ingrate pour un autre bergere qui méprisera quelqu'autre berger pour moi ? craindrois-je le reproche d'inconstance ? Mais dites-moi, je vous prie, ce que c'est que l'inconstance ? C'est un terme inventé par quelqu'amante artificieuse qui voyoit sa beauté s'évanouir, ou son amant prêt à la quitter. Faut-il qu'un homme sensé adopte une pareille chimere ? & qu'il se consume toute sa vie en soupirs inutiles ? Quoi languir dans le sein d'une ingrate & vieille maitresse, voilà ce qu'on appelle constance ? Je dis moi que c'est une foiblesse, une extravagance. Qui dit vieille, dit laide ; si elle est telle, quel homme sensé peut la trouver aimable ? Qui dit ingrate, dit trompeuse & perfide : si elle est telle ; quel courage peut s'abaisser jusqu'a porter ses chaines ? Que Silvandre cesse donc de me demander, en quoi l'on peut reprendre son amour, & où l'on peut en trouver qui soit plus accompli ; il me semble que j'entens tous ceux qui m'écoutent, lui dire : Hylas aime, Hylas seul sçait aimer en homme d'esprit & de courage.»

 Après qu'Hylas eut fini de la sorte, chacun sourit & tourna les yeux sur Silvandre, attendant sa réponse. Le berger répondit froidement en ces termes : «Je croyois, madame, avoir affaire avec un berger ; je me trompois, Hylas est un de ces orateurs qui déclament avec entousiasme devant les autels de l'Athenée. Cependant je voudrois que celui de nous deux qui sera condamné fût puni avec la même severité que ces rheteurs que l'on contraint, lorsqu'ils sont vaincus, d'effacer leurs discours avec la langue, ou que l'on précipite dans le Rhône.

 Cela n'est pas raisonnable, interrompit Hylas, & si j'en avois été averti, j'aurois pris des juges moins suspects, ou pour avoir moins à effacer, j'aurois fait ma harangue plus courte. Pourquoi, dit la nymphe, vous sommes nous suspectes ? Parce que vous regardez toutes Silvandre comme un oracle, sous prétexte qu'il a fréquenté quelque temps les écoles des massiliens. Berger, ne crains rien, dit Silvandre, il n'y a personne ici qui soit disposé à la rigueur ; & tu ne dois attendre d'autre chatiment que celui de reconnoitre ton erreur.

 Tu dis, Hylas, qu'il n'y a point d'amour parfait, sans la jouissance du bien desiré, parce que l'amour n'est autre chose que le desir d'un bien qui nous manque. Mais avant que de lui répondre, je vous supplie, madame, de m'excuser, si, pour découvrir ses subtilités, je suis contraint d'employer des termes peu connus dans nos hameaux. Répons-moi maintenant, Hylas. Desire-t'on ce que l'on possede ? Tu diras que non, parce que nous ne desirons que ce qui nous manque. Mais si l'amour n'est qu'un desir, comme tu le soutiens, ne vois-tu pas que posseder ce que l'on desire, c'est éteindre l'amour, puisque l'on ne s'avise point de desirer ce que l'on possede ? On n'aime point ce que l'on possede, interrompit Hylas ? En ce cas je suis d'avis que tu aime, & que je n'aimes point, afin que tu desires & que je possede. Mais, repartit Silvandre, quand l'amour ne seroit qu'un desir, faudroit-il conclure que la jouissance peut l'augmenter ? Si tu y fais reflexion tu diras plus tôt qu'elle le diminue ; car semblable à l'arc qui plus il est tendu, plus impetueusement il pousse la fléche, notre ame desire avec bien plus de violence, les biens qui sont plus difficiles. Si les desirs diminuent à proportion que le bien desiré est facile à obtenir, à plus forte raison quand ils seront satisfaits. Mais si l'amour n'est qu'un desir, comment peux-tu croire qu'il soit augmenté par la possession qui diminue le desir ?

 Cesse donc, Hylas, de soutenir que mon amour est imparfait, parce que je ne possede point l'objet que j'aime ; & ne m'oppose plus qu'il doit y avoir de la proportion entre Diane & moi. J'en conviendrai avec toi, si tu nies que l'homme doive aimer dieu ; mais si tu avoues qu'il doit l'aimer, je te demanderai s'il y a plus de disproportion entre Diane & moi, qu'entre le grand Thautates & Hylas. Et pour te desabuser, il faut que je t'explique encore ce mystere d'amour.

 Nous ne pouvons aimer sans connoître l'objet de notre amour. O, s'écria Hylas, combien est faux ce que tu avances ! J'ai aimé plus de cent femmes en ma vie sans les bien connoître ; aussi dès que je les trouvois ingrates ou fieres, je les quittois irrité contre moi même de mon erreur. L'épreuve que tu as faite, dit Silvandre, doit elle-même te faire convenir de ce que j'avance. Tu aimois ce que tu ne connoissois pas, c'est-à-dire, que leur croyant les perfections que tu imaginois en elles tu les aimois, & que tu cessois de les aimer aussitôt que tu reconnoissois qu'elles n'avoient point ces perfections. Comprens donc que la connoissance de ces perfections imaginées étoit la source de ton amour. En effet si la volonte d'où procede l'amour ne se meut que vers les objets que l'entendement juge bons, & si l'entendement ne peut juger de ce qu'il ne connoît point, comment te figures-tu que l'on puisse aimer ce que l'on ne connoît point ? J'avouerai pourtant que l'entendement peut se tromper, & juger aimable ce qui ne l'est pas ; mais l'amour n'en procede pas moins de connoissance, soit fausse, soit veritable.

 Or, nas-tu pas appris dans les écoles des massiliens que l'entendement & ce qu'il conçoit ne sont qu'une même chose ; dis maintenant, que puisque j'aime Diane, & que je ne puis l'aimer, sans la connoître, quelle plus grande proportion tu peux desirer que celle qui est entre deux choses qui n'en font qu'une ? Comment, interrompit Hylas, Diane est Silvandre, & Silvandre est Diane ; en verité, berger, si tu continues, tu deviendras un fou aussi plaisant, qu'il y en eut jamais dans le Forest.

 Tu as raison, reprit Silvandre, de te moquer de moi ; car devrois-je profaner ces mysteres en te les communiquant ? Aussi je me garderois bien de te les reveler si tu étois seul ; mais il importe que je détrompe ceux qui nous entendent. Et puisque tu ne veux point te rendre à mes raisons, du moins te rendras-tu à celles que tu m'as opposées, en parlant de Phylis. Si tu trouves de la proportion entre Phylis & toi ; pourquoi Silvandre n'en trouveroit-il pas entre Diane & lui ?

 Mais j'oserai bien assurer qu'Hylas n'aime point Phylis. Qu'il y ait des bergeres plus parfaites qu'elle, il ne m'appartient pas de le juger, mais je soutiendrai qu'il est impossible que tu l'aimes, & que tu ayes si mauvaise opinion d'elle. Les premieres loix en amour sont que L'amant croye tout parfait dans l'objet aimé ; & rien n'est plus équitable que cette loi ; car si l'amant doit aimer sa maitresse plus que tout autre objet, & si la volonté le porte toujours à ce que l'entendement lui propose comme meilleur, ne faut-il pas qu'il estime sa maitresse plus que toute autre chose ? Croi moi, c'est Hylas que tu l'aimes, & non pas Phylis ; aussi dis-tu que l'on n'aime que pour sa propre satisfaction. Mais n'as-tu jamais oui dire que nous vivons plus où nous aimons, qu'où nous respirons ?

 Tous ces discours, dit Hylas, partent d'une imagination blessée comme la tienne. Mais Hylas, repartit Silvandre, celle d'un amant ne l'est-elle pas ? Autrement, un regard, un mot, un soupçon nous jetteroit-il dans l'abattement ? Préfererions-nous tout plaisir, tout repos, au plaisir de voir un moment l'objet que nous aimons ? Ah, si tu sçavois, Hylas, combien douce est cette folie, tu n'estimerois gueres toute la sagesse du monde. Et si tu pouvois la comprendre, cette heureuse folie, tu ne me demanderois pas quels sont les plaisirs de ces fideles amans que tu nommes sombres ; tu connoîtrois que ravis en la contemplation du bien qu'ils adorent, ils méprisent tout le reste, & que ne pouvant comprendre l'excès de leur felicité, ils demeurent dans un étonnement qui ne peut s'exprimer. Qu'il te suffise d'apprendre aujourd'hui, que l'amour ne peut donner aux dieux-mêmes d'autre bien que celui dont il recompense la fidelité des amans, de ces hommes qui par la pureté de leurs desirs égalent presque les immortels. Les autres plaisirs que tu estimes tant avilissent l'homme, & le dégradent jusqu'à la condition des bêtes.

 Voilà, Hylas, de quelle espece est ton amour, amour sans proportion, & qui ne peut subsister long temps. Au contraire l'amour de Silvandre est si parfait, que l'on n'en peut rien ôter, ni y rien ajouter, soit pour la grandeur qui égale son objet, soit pour la qualité qui est conforme aux regles de la vertu.»

 Silvandre vouloit continuer, mais Hylas l'interrompit tout à coup en ces termes : «Jusqu'à quand, Silvandre, abuseras-tu de notre patience ? & jusqu'à quand crois-tu que je puisse souffrir tes discours insensés ?» Hylas prononça ces mots d'une voix si éclatante, que tous se mirent à rire. Il fut donc obligé de garder le silence ; & parce que le soleil étoit déja prêt de finir sa carriere, & que Leonide vouloit s'en retourner, elle dit à Hylas : «C'est assés disputé pour cette fois ; Chrysante n'a pas coutume d'être si long temp ; éloignée de son temple. Berger, il doit vous suffire que nous sçachions que vous êtes en état de répondre à Silvandre, & que nous pensions que si vous aviez eu plus de loisir, vous auriez sur ce berger le même avantage qu'il a sur vous.»

 Leonide après quelque discours partit avec Chrysante & ses filles druides. Après s'être reposée quelque temps au temple de la bonne déesse, elle alla trouver Adamas, sans que Pâris voulû la suivre, parce qu'il ne pouvoit se resoudre à quitter Diane. Il prit donc le chemin contraire, & ayant retrouvé ces aimables bergeres, il passa avec elles presque tout le reste de la journée.

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LIVRE DIXIÈME.



 Leonide, après qu'elle eut quitté Chrysante, se rendit en diligence auprès d'Adamas ; elle étoit impatiente de lui raconter ce que l'on avoit fait pour Celadon. Elle le rencontra sur une terrasse qu'ombrageoient des sycomores ; & lui dit tout ce qui s'étoit passé au sujet du berger. Adamas ne put s'empêcher de rire, en apprenant que tous les bergers étoient dans l'erreur, & qu'en effet ils croyoient Celadon mort. «J'ai pensé, ajouta la nymphe, que c'étoit un moyen admirable de lui faire quitter la vie sauvage qu'il mene ; quand il sçaura les regrets de sa bergere, il prendra sans doute la resolution de la voir ; mais je ne lui ai rien dit encore ; vous ferez beaucoup mieux que moi ; & le respect qu'il a pour vous donnera plus de poids à vos discours. Il m'aime, il est vrai, dit le druide, il me respecte même ; & si je n'avois craint qu'il ne cherchât quelque antre encore plus sauvage, j'aurois averti Astrée que son berger est en vie. Allons demain le trouver, aussi bien nous ne l'avons point vu depuis deux jours entiers.»

 Dès le point du jour Adamas & Leonide se mirent en chemin. Le berger n'étoit point sorti ; il avoit repassé dans son esprit ce qui lui étoit arrivé le jour précedent, satisfait de sa fortune, & d'avoir vu la belle Astrée, avant que de mourir. Et considerant qu'il n'en avoit jamais eu tant de faveur, excepté lorsque jeune enfant, il la vit au temple de Venus : «Heureux desastre, s'écrioit-il, ô bonté d'amour, qui mêle aux plus grandes amertumes les plus grandes joyes ! Qui voudroit se soustraire à ton obéissance, quand tu veilles de la sorte sur ceux qui t'appartiennent !»

 Tandis qu'il étoit occupé de ses pensées, & qu'il les exprimoit ainsi, Adamas & Leonide arriverent ; ils le trouverent moins sombre qu'ils ne l'avoient laissé, & s'en rejouirent avec lui. «La joye que vous lisez sur mon visage, dit Celadon, ressemble à ces soleils d'hiver, qui se levent tard, & se couchent de bonne heure.» Il leur raconta ensuite comment il avoit rencontré Silvandre, & lui avoit mis entre les mains une lettre ; comment Astrée étoit venue avec toutes les bergeres, comment il l'avoit vue, & lui avoit mis dans le sein une autre lettre. «Mais helas, mon pere, continua-t'il, ne dois-je point craindre que le ciel ne m'ait montré la felicité dont je devrois jouir, que pour me faire mieux sentir l'horreur de l'état où je suis !

 Mon fils, repondit le druide, croyez plus tôt que l'amour qui veut recompenser votre fidelité, vous a envoyé cette legere satisfaction, pour ne pas vous porter tout à coup du comble de la misere au comble de la joye. Leonide vous dira combien la belle Astrée vous aime, & les témoignages qu'elle lui en a vu donner.» Alors Leonide lui raconta les cérémonies que l'on avoit observées en lui élevant un tombeau, les regrets, les discours de tous les bergers, & surtout l'affliction d'Astrée : «Il ne tient qu'à vous, ajouta la nymphe, de voir ce tombeau, il est si près d'ici, que j'ignore comment vous n'avez point entendu les voix des filles druides & du vacie.» En même temps Adamas & Leonide le conduisirent au lieu du tombeau. O dieux, quel devint-il ! Il lut plusieurs fois l'inscription, & dit à Leonide : «J'avoue que vous m'avez dit la verité ; mais après ce témoignage, ajouta-t'il, ne manquerois-je point d'amour, si je persistois à ne la point voir ? Sans doute, vous en manqueriez, dit Adamas, & je croirai que vous n'aimez point Astrée, si persuadé qu'elle vous aime, & pouvant la voir, vous vous tenez éloigné de sa présence. Lui obéir, repartit Celadon, est-ce manquer d'amour ? Quand elle vous a défendu de paroître devant elle, ajouta le druide, elle vous haissoit, & maintenant elle vous aime. Et n'avez-vous pas déja violé sa défense, lors que vous vous êtes présenté à ses yeux ? Oui, repliqua Celadon, mais elle ne m'a point vu, puis qu'elle dormoit. Je goute vos raisons, dit le druide ; aussi veux-je vous donner un moyen de la voir tous les jours, sans en être vu, si vous avez assés de courage, ou d'amour, pour l'entreprendre.

 Le ciel m'a donné un fille que j'aime plus que ma vie ; je vous ai dit qu'elle étoit élevée dans les antres des carnutes, & que vous lui ressemblez parfaitement. J'ai dessein de faire croire qu'elle est malade, & que les anciennes druides jugent à propos de me la renvoyer, jusqu'à ce qu'elle soit rétablie. Quelques jours après vous vous habillerez comme elle, & je vous recevrai dans ma maison sous le nom de ma fille Alexis. Et comme il y a long temps qu'elle n'a paru dans cette contrée, on vous prendra facilement pour elle. Je ne vois ici qu'un inconvenient ; nous nous assemblons tous les ans à Dreux, & cette ville est si voisine des antres des carnutes, que les vacies & les druides pourront aisément sçavoir que ma fille n'est point partie. Mais heureusement cette assemblée ne se fera que dans deux lunes ; ainsi, Celadon, je ne vois aucune difficulté à ce que je vous propose. Ah, mon pere, dit le berger, malgré ce déguisement ne desobéirai-je point à la belle Astrée ? Non, mon fils, car elle ne vous a pas défendu d'être Celadon, mais seulement de lui montrer Celadon ; or en vous voyant, c'est Alexis qu'elle verra. D'ailleurs vous ne l'offenserez point, si elle ne vous connoît pas ; & si elle vous connoît, vous ne devez attendre rien moins que la mort ; & n'aimez-vous pas mieux mourir, que de languir de la sorte ? Je me rends, dit le berger, je me remets entre vos mains ; vous pouvez disposer de l'infortuné Celadon.» C'est ainsi qu'Adamas vainquit l'opiniâtreté du berger. Mais de peur qu'il ne changeât de sentiment, le druide s'en retourna aussi tôt pour donner les ordres nécessaires, & semer le bruit de la maladie d'Alexis, & de son retour.

 Quelques jours après, Adamas & Leonide apporterent à Celadon des habits de nymphe, car les filles des druides, lors qu'elles revenoient de leurs antres s'habilloient ainsi. Déja le berger étoit vêtu en nymphe, & prêt à partir ; mais Adamas & Leonide crurent qu'il falloit attendre le soir ; & cependant Adamas instruisit Celadon de ce qu'il avoit à répondre sur la maniere de vivre des filles druides, leurs cérémonies, leurs sciences.

 Le jour commençant à tomber, ils sortirent de ce lieu. Celadon, en memoire éternelle du séjour qu'il y avoit fait, avoit gravé ces vers sur le rocher,


 Au fonds de cette roche obscure
Habiterent long temps l'amour & le dedain.
Sans avancer plus loin ; si tu crains leurs blessures,
Fui, passant, fui soudain.

 Adamas usa de tant de prudence, que Pâris même y fut trompé. Il prit donc la feinte Alexis pour sa sœur, c'est ainsi que nous appellerons desormais Celadon. Heureusement Pâris n'étoit point de retour, lors qu'Adamas arriva ; le druide fit d'abord mettre au lit Alexis, sous prétexte qu'elle étoit fatiguée du voyage ; & Pâris ne la vit que le lendemain, & les fenêtres fermées. Ils continuerent plusieurs jours cet artifice, que l'adresse de Celadon à jouer son personnage rendoit inutile. Elle reçut en cet état toutes les visites qu'on lui fit, & commença enfin à sortir. La maison étoit agréablement située ; elle avoit la vue de la montagne, & de la plaine, & même celle du Lignon, depuis Boen jusqu'à Feurs. Une situation si charmante avoit déterminé Pelion pere d'Adamas a y bâtir. Adamas y fit depuis élever le superbe tombeau de son frere Belizar, près d'un bocage qui touchoit la maison du côté de la montagne.

 Alexis & Leonide venoient souvent se promener en ce lieu, & comme il falloit un peu monter, Alexis donnoit la main à Leonide, lors qu'elles étoient sans témoins. Un jour qu'elles s'étoient levées matin, & qu'Alexis rendoit ce service à Leonide : «Ce que vous faites pour moi, dit la nymphe en souriant, peut-être aimeriez-vous mieux le faire pour une autre, qui vous en sçauroit moins de gré. Ah, nymphe, dit Alexis en soupirant, ne renouvellez point mes douleurs, je vous en conjure.» Elles arriverent enfin au bocage, d'où l'on découvroit tous les détours du Lignon depuis Boen, où il commence à sortir de la montagne, jusqu'à Feurs qu'il se décharge dans la Loire.

 A la vue de ces bords, la feinte Alexis s'écria : «Comment puis-je voir ces rives fortunées, où j'ai laissé toute ma felicité ! En verité, interrompit Leonide, je croi que vous êtes le seul à qui la vue des lieux où il a gouté de la satisfaction, cause de l'ennui ; si l'on se souvient avec plaisir des maux passés, combien plus agréable doit être le souvenir du bonheur dont on a joui ?» La triste Alexis lui répondit : «Ce qui rend agréable le souvenir des maux passés, est ce qui rend amer le souvenir du bien. Mais ce qui augmente mes ennuis, c'est que j'en ignore la cause ; je suis entré avec moi même dans l'examen le plus rigoureux, & je n'ai rien trouvé que je pusse me reprocher. Croire ma bergere volage, ce seroit l'offenser, & dementir mille témoignages de sa fidelité. Croire aussi qu'elle me traite de la sorte sans raison, ce seroit la méconnoître. Qui donc accuser de tout ce que je souffre ? Voyez-vous, continua-t'elle, une petite isle que forme la riviere vis-à-vis ce hameau ? nous y avions passé sur des pierres que nous avions jettées dans l'eau, parce qu'alors nous cherchions les lieux les plus cachés, pour éviter les yeux de nos parens, & de mon pere surtout, qui pour me divertir de cette passion avoit resolu de me faire passer les Alpes. Quelquefois aussi nous venions dans ce rocher creux que vous voyez, & nous laissions Lycidas ou Phylis en sentinelle, pour nous avertir quand quelqu'un passeroit. Un jour donc en suivant nos brebis, nous passâmes dans cette isle ; & quoique nous nous fussions déja dit plusieurs fois adieu, parce que mon pere me cachant le jour de mon départ, nous craignions d'être surpris, nous ne laissames pas de repeter encore ces adieux. Dès que nous nous vîmes sans témoins, elle s'assit par terre, & moi me jettant à ses genoux, je pris sa main que je baisai, & que j'arosai de mes larmes. Je vais donc m'éloigner de vous, cher objet, lui dis-je, & je ne dois point mourir, parce que vous me le défendez. Mais si l'idée même de vous quitter m'ôte la vie, comment puis-je vous obéir ?

 Elle ne me répondit rien ; mais elle me baissa la tête dans son sein, pour me dérober sans doute la vue de ses larmes ; pendant que j'attendois en silence qu'elle me répondît, elle me passoit la main sur les yeux, & je crus surprendre quelques soupirs. Rompant enfin le silence, helas, ajoutai-je, ne plaignez-vous point le malheureux Celadon, que la rigueur du destin & la cruauté d'un pere, forcent à s'éloigner de vous ? Se peut-il, mon fils, répondit elle, que vous doutiez de mon déplaisir ? Celadon, vous aurez un témoignage de mon amour, & fasse le ciel qu'il ne soit point trop marqué ! Je me levai pour voir quel étoit ce témoignage ; mais la bergere tourna la tête de l'autre côté, & me remit comme j'étois auparavant, afin que je ne visse point couler ses larmes. Pourquoi, lui dis-je alors, si mon départ vous touche, ne m'ordonnez-vous pas de rester ? Mon fils, me répondit-elle, j'aimerois mieux mourir, que de vous détourner de ce voyage, nous serions trop coupables tous deux ; vous en desobéissant à votre pere, & moi en offensant mon honneur. Ne croyez pas que je doute de l'empire que j'ai sur vous ; je juge de vous par moi-même ; & je sens bien qu'il n'y a ni autorité, ni menaces, ni caresses, ni conseils qui me puissent faire manquer à l'amitié que j'ai pour vous ; & je veux que vous emportiez avec vous cette assurance : Je jure en présence de tous les dieux que j'atteste, que rien, mon fils, ne me fera jamais aimer que Celadon, & que rien ne m'empêchera de l'aimer toujours. Sermens, dit Alexis avec un profond soupir, sermens trop flateurs, puisque je devois éprouver tant de maux.

 Je partis quelques jours après, je ne puis vous exprimer tous les perils que j'essuyai en passant les précipices des Alpes ; autant de pas, autant d'images d'une mort presente ; mais qui pourtant ne m'ôtoient point l'idée de ma bergere. Précipices, disois-je, montagnes orgueilleuses, bien que vous ne soyez point sensibles à la pitié, soyez témoins de mes sermens. Je jure qu'à jamais je brûlerai pour la belle Astrée ; & je fléchirai la mort, si je n'attendris en ma faveur le dieu des amans. Après avoir passé auparavant les détroits des sebusiens, je voulus éviter la montagne des caturiges, & m'embarquant sur le Rhône je resolus de suivre ce grand lac qui baigne les roches escarpées de cette montagne ; mais il s'éleva une tempête qui pensa nous submerger ; & lors que chacun attendoit en tremblant la mort dont il étoit menacé, moi je m'occupois de ma bergere. Flots imperieux, disois-je, qui vous soulevez contre ce frêle vaisseau, retournez dans vos grottes profondes, & laissez un malheureux amant qui méprise votre violence.

 En sortant du lac, je traversai les forêts des caturiges, ensuite la vallée des carroceles, qui me conduisit jusqu'aux monts Coties. Là, je fis des vers que j'ai oubliés.» Racontez-moi, dit Leonide, qui vouloit la distraire de ces pensées funestes, racontez-moi ce que vous remarquâtes de curieux dans votre voyage. L'histoire en seroit trop longue, répondit-elle ; car l'Italie est la plus belle region du monde ; mais il m'arriva une avanture, dont j'espere que le recit vous satisfera.



HISTOIRE D'URSACE
ET D'OLIMBRE.



 Alcippe, en m'ordonnant de m'éloigner, me fit quitter les habits de berger, afin que je pusse voir les meilleures compagnies ; car en cette region il n'y a que les personnes d'une naissance vile qui habitent la campagne, & les autres font leur séjour dans les villes, dont la magnificence étonne l'imagination, quoique l'on y fût encore effrayé de l'arrivée d'un barbare qui par mer étoit descendu en Italie, & l'avoit presque entierement ravagée, mais la capitale surtout. J'avois une extrême envie de plaire, je ne negligeois aucune occasion d'apprendre, dans l'esperance qu'Astrée m'en aimeroit davantage.

 En approchant de l'Apennin, je sçus qu'il y avoit des montagnes qui bruloient sans cesse. J'eus la curiosité de les voir ; je laissai donc le grand chemin, & je pris à main droite. Mais je fis une rencontre, qui me fit changer de resolution, comme vous l'apprendrez bientôt. A peine j'avois monté deux milles (c'est ainsi qu'ils mesurent les distances) que j'entendis une voix qui se plaignoit ; & croyant que c'étoit quelqu'un qui avoit besoin de secours, j'allai où la voix me guidoit. Bientôt j'apperçus un homme étendu par terre, qui sans me voir, parloit ainsi quand j'arrivai : «Dans l'état où je suis, dois-je vivre ? dois-je mourir ? Si je vis, comment souffrir tant de douleurs ? Si je meurs, comment être à jamais privé d'elle ? Vivons, à qui la vie n'est-elle pas agreable ? Mourons plus tôt ; la mort qui termine nos miseres a sa douceur. Quel est donc l'état où je suis réduit ? puisque ni la vie, ni la mort ne peut me soulager. Malheureux Ursace, disoit-il après s'être tû quelque temps, jusqu'à quand écouteras-tu un vain espoir qui te séduit ? Jusqu'à quand conserveras-tu une vie si indigne de ton courage, & de tes actions passées ? Toi qui as eu la temerité de lever les yeux sur l'épouse d'un cesar, qui as eu le courage de verser le sang d'autrui pour la venger, elle & ton amour, auras-tu le courage de vivre maintenant, & de voir ta chere Eudoxe entre les mains d'un vandale qui l'emmene au fonds de l'Afrique, pour contenter sa passion effrenée ? Dieux, si les romains vous ont offensés, si les crimes de l'Italie ont merité votre couroux, j'adore vos arrêts qui l'ont livrée aux vandales ; je n'ai point de regret que Rome qui s'est enrichie des dépouilles de la terre entiere, soit maintenant saccagée. Mais, ô dieux, comment souffrez-vous que cette beauté divine soit exposée aux plus cruelles insultes ? Et tu le sçais Ursace, & tu l'as vu de tes yeux, & tu respires encore ? Et tu te glorifies de l'avoir délivrée avec l'empire de la tyrannie de Maxime ? Ah meurs, meurs, si tu veux conserver ce beau nom de liberateur, & ce que la douleur n'a pu faire, que ce fer le fasse maintenant.»

 L'étranger transporté de fureur, s'alloit percer de son épée, si un ami survenant à propos n'avoit retenu son bras. Mais en lui sauvant la vie, il eut presque la mains coupée. Ursace qui ne songeoit qu'à mourir, retira brusquement le fer pour se l'enfoncer dans le sein. Mais son ami se jetta sur lui, en disant : «Jamais Ursace ne mourra sans Olymbre.» Admirable effet de l'amitié ! Au nom d'Olymbre, l'étranger auparavant si furieux revint tout à coup à lui même, & l'ors qu'il put parler : «Ami, lui dit-il, quel démon t'a conduit en ce lieu écarté pour m'empêcher d'achever mon dessein ? Ursace, répondit-il, je te cherche depuis trois jours, non pour t'empêcher de suivre Eudoxe, si tu l'as resolu ; mais pour t'accompagner dans ce cruel voyage. Si tu veux donc terminer tes jours, il faut que tu me perces auparavant. Ah, Olimbre, repartit Ursace, penses-tu que ma main pût porter le coup mortel à mon ami, dont la vie m'a toujours été plus chere que la mienne ? Mais si tu es sensible à mes malheurs, laisse-moi les terminer, je t'en conjure par notre ancienne amitié. Quoi, Olymbre, tu n'as pas le courage de m'ôter la vie, afin que je te puisse suivre ; & pour suivre Eudoxe, tu veux m'abandonner ? Si la mort est un mal, pourquoi veux-tu la donner à ce qu'Olymbre aime plus que lui-même ? Et si c'est un bien, pourquoi ne veux-tu pas qu'Olymbre ton ami le partage avec toi ? Olymbre vivra éternellement, répondit Ursace, s'il ne meurt que de ma main ; mais il me rendra la derniere preuve de son amitié, s'il veut bien ne pas s'opposer davantage a mon dessein.»

 En disant ces mots, il essayoit de retirer son bras qu'Olymbre tenoit engagé sous son corps ; & moi craignant que celui-ci qui étoit blessé ne manquât de force, je m'approchai doucement, je pris la main d'Ursace, je lui ouvris les doigts à force, & me saisis de son épée. Cependant Olymbre perdoit beaucoup de sang par la blessure qu'il avoit reçue à la main. Comme il se sentoit défaillir, il se leva & montrant sa main à Ursace : «Ami, lui dit-il, tu as fait ce que tu devois, je vais t'attendre auprès d'Eudoxe, heureux de ne te pas survivre !» A ces mots il tombe évanoui sur le sein d'Ursace. Ursace ne songea plus qu'à le secourir, il courut à une fontaine voisine pour chercher de l'eau, & lui en jetta au visage. Et moi je lui bandai sa playe avec un mouchoir & de la mousse, ne trouvant point plus promptement de remede. Il revint aussi tôt, & dès qu'il ouvrit les yeux : «Helas, dit-il, ami, pourquoi me rappelles-tu à la vie ? Pouvois-je la terminer plus heureusement que par ta main & en voulant t'obliger ? Olymbre, dit Ursace, il faut que je parte le premiere, A ce mot il cherche des yeux le fer que je lui avois ôté, & m'en étant apperçu, je lui dis : «Ursace, n'espere pas de satisfaire ta cruelle envie ; le ciel m'envoye ici pour te dire qu'il n'y a rien de si desesperé, qu'il ne puisse changer en mieux, & pour te défendre d'attenter sur ta vie, parce qu'elle est à dieu, & non pas à toi. Autrement je t'annonce de sa part qu'au lieu de te rendre ta chere Eudoxe, il te releguera en d'obscures ténébres, où il ne t'en laissera pas même le souvenir.»

 A ces discours, Olymbre voulut se jetter à mes genoux, mais sa foiblesse ne lui permit que de me prendre les mains. Ursace, de son côté, se prosternant à mes piés : «O messager du ciel, me dit-il, car je te reconnois tel à tes discours, & à l'éclat de ton visage. Commande, me voici prêt d'obéir. Sans doute, interrompit Leonide, ils vous prirent pour Mercure, qu'ils representent jeune & beau comme vous l'êtes.» Je le crois, reprit Alexis, aussi voulant me prévaloir de leur erreur, je répondis de la sorte : «Dieu te commande, Ursace, & à toi aussi Olymbre, de vivre & d'esperer.» A l'instant je tirai de ma poche un petit outre plein de vin, à la maniere des visigots, j'en fis boire un peu à Olymbre, & lui donnant la main, je lui dis : «Leve-toi, Olymbre, allons au hameau prochain, le ciel te guerira bien tôt ; car il veut d'ordinaire que nous obtenions ses graces par l'entremise des hommes, afin d'entretenir entr'eux l'amitié par ces mutuelles obligations.»

 Etrange effet de l'imagination ! Olymbre croyant que j'étois envoyé du ciel, & qu'il y avoit quelque chose de divin dans le breuvage que je lui avois donné, reprit incontinent ses forces, & me suivit. Mais comme je craignois qu'il ne retombât en défaillance, je dis à Ursace de l'aider à marcher, que dieu étant la bonté même, il se plaisoit à en voir des effets dans les hommes. Ursace donc s'approche d'Olymbre, & le prie de s'appuyer sur lui. Nous arrivâmes de la sorte au hameau prochain, où nous rencontrâmes un myre qui pansa la main d'Olymbre, & lui ordonna de garder le lit pour quelque temps.

 Je fus ravi de leur avoir rendu un si bon office, quoique le jour étant avancé, il ne me restât point assés de temps pour aller voir ces montagnes brulantes. Ursace me vouloit suivre, lors qu'il me vit partir ; mais il ne pouvoit abandonner son ami en l'état où il étoit. Je reconnus son embarras, & je lui dis que dieu lui sçauroit gré des soins qu'il prendroit de son ami. Je me retirai incontinent au logis que j'avois choisi ; Ursace me suivit des yeux, il remarqua le lieu où j'étois entré, & revint dire à son ami qu'il pourroit encore me revoir. Ils esperoient avec mon secours qu'Eudoxe leur seroit rendue. Lors qu'Olymbre se fut endormi, Ursace vint me trouver, & voyant que je prenois mon repas, il demeura surpris. Je m'en apperçus, & lors que nous fumes seuls, je lui parlai de la sorte pour le desabuser :

 «Le secours que je vous ai donné si à propos vous a fait croire que j'étois quelque chose au dessus de l'homme ; je me réjouis que vous ayez eu cette opinion, puis qu'elle a aidé à vous détourner de la cruelle resolution où vous étiez. Maintenant que votre raison a repris ses droits, je ne veux plus vous tenir dans l'erreur. Sçachez donc que je suis un des celtes que vous appellez gaulois, & né dans une contrée dont les habitans sont appellés segusiens & foresiens. Des raisons qu'il seroit trop long de vous raconter m'en ont fait sortir, & ces mêmes raisons m'obligent de demeurer pour quelque temps dans cette region. Sans doute c'est par une providence du ciel que je suis venu au lieu où vous étiez, puis que je vous ai fait abandonner une resolution criminelle. Je l'en remercie ; remerciez-le à votre tour ; il ne vous auroit point retiré des portes de la mort, s'il n'avoit voulu faire quelque chose de vous pour sa gloire.»

 A ces discours je m'apperçus qu'Ursace pâlissoit, se voyant frustré de l'assistance divine qu'il avoit esperée. Cependant, comme il avoit du courage, il me dit : «J'avoue que frapé de votre beauté, de la douceur de votre voix, & surtout de votre arrivée imprevue, je vous ai pris pour un messager du ciel ; mais, quoique vous m'appreniez que vous êtes mortel comme nous, je ne laisse pas de croire que le ciel vous a envoyé pour lui conserver la vie de deux serviteurs fideles ; j'espere même qu'il continuera de nous proteger. Ne doutez point, lui répondis-je, que vous ne soyez reservé à une meilleure fortune ; & comme j'ignore celle que vous regrettez, je vous serois infiniment obligé, si vous daigniez m'en instruire. Alors il me répondit en soupirant : Je meriterois les chatimens celestes, si je refusois ce plaisir à qui m'a conservé la vie. Je veux donc satisfaire votre curiosité ; mais à condition que vous tiendrez secret ce que je vous raconterai.» Je le lui promis, & Ursace poursuivit en ces termes.

 Alexis alloit continuer ; mais Adamas qui survint l'en empêcha. Le sage druide les prit par la main, & les mena dans une allée d'où l'on découvroit le bois d'Isoure. Tandis qu'ils discouroient ensemble on vint les avertir que Sylvie étoit arrivée. Alexis hesita si elle se montreroit ; mais se rappellant tout ce que Sylvie avoit fait pour l'aider à sortir du palais d'Isoure, elle ne faisoit plus aucune difficulté. Cependant le druide ne fut pas d'avis qu'elle parût, il craignoit que la jeunesse de la nymphe, & les faveurs de Galatée, ne la fissent parler quand elle seroit de retour. Il commanda donc à Leonide d'aller trouver sa compagne, & surtout de ne lui rien dire de Celadon. Si elle demandoit à voir Alexis, qu'elle lui dît qu'étant resolue de retourner bientôt vers les carnutes, elle ne se montroit que difficilement.

 Leonide alla donc trouver Sylvie ; aux caresses qu'elle se firent, on eût dit qu'il y avoit un an qu'elles ne s'étoient vues ; après bien des complimens de part & d'autre, elles s'assirent éloignées de tout le monde, & Sylvie lui parla de la sorte :


SUITE DE L'HISTOIRE
DE LINDAMOR.



 J'étois impatiente de vous voir, ma sœur, & de vous entretenir ; mais, si vous le jugez à propos, je voudrois aussi conferer avec Adamas sur une affaire dont j'ai cru devoir vous instruire, & qui peut nous causer à nous & à Galatée, ou beaucoup de satisfaction, ou beaucoup de desplaisir. Sçachez donc, ma sœur, que Fleurial est revenu du lieu où vous l'aviez envoyé, & qu'il a rapporté des lettres de Lindamor. Il fut bien surpris quand il ne vous trouva plus à Marcilli ; il vouloit venir vous trouver, mais Galatée soupçonnant que vous me l'aviez envoyé ; car elle sçavoit le voyage que vous lui aviez ordonné de faire, elle l'appella, & lui demanda d'où il venoit, & ce qu'il me vouloit.

 Fleurial qui croyoit bien faire, répondit sans détour, qu'il venoit de trouver Lindamor, & en même temps il lui presenta les lettres dont il l'avoit chargé. Et lorsqu'elle lui eut demandé par quel ordre il avoit fait ce voyage, il répondit que c'étoit par les vôtres. Alors Galatée se tournant vers moi : «Voyez, me dit-elle, quel est le caractere de votre compagne.» Et refusant les lettres, elle lui commanda de me les donner, pour vous les envoyer ; puis elle me dit de la suivre dans son cabinet. Ainsi je ne puis rien dire à Fleurial, sinon de m'attendre, jusqu'à ce que j'eusse parlé à la nymphe. «Que vous semble de votre compagne, me dit-elle, dès qu'elle se vit seule avec moi ? Ne diroit-on pas qu'elle ne cherche qu'à me déplaire ? Madame, je ne puis rien vous répondre ; il faudroit sçavoir d'elle quel a été son dessein. Je le sçais mieux qu'elle ne vous le dira, repliqua Galatée. Elle a informé Lindamor de mon affection pour Celadon ; & je suis persuadée que ces lettres vont justifier mes soupçons.» La premiere qu'elle ouvrit s'adressoit à vous ; je les ai apportées, & tirant le paquet ouvert, elle donna à Leonide la lettre qui lui étoit adressée :


LINDAMOR A LEONIDE.



 Je crois, comme vous, que ma presence sera mile, mais autrement que vous ne l'attendez. Elle me tirera sans doute du malheureux état où je suis, car je ne pourrai voir un pareil changement sans mourir, & sans m'en prendre à celui qui en est l'auteur. Je jure par les dieux qu'il n'y a que le sang du perfide qui puisse expier une si grande offense. J'arriverai dans le temps que le porteur vous dira. Cependant, si vous le trouvez à propos, rendez à la nymphe la lettre que je lui écris. J'espere que ma mort préviendra celle du perfide.

 «Voici, me dit-elle, continua Sylvie, ce que j'ai toujours apprehendé davantage ; l'imprudence ou la malice de Leonide est si grande, qu'elle a déclaré à Lindamor que j'aime Celadon, & c'est pour cela qu'il veut lui ôter la vie. Helas, il le peut aisément, puisqu'il est sans défiance, & qu'il n'a d'autres armes que sa houlette. La méchante aime sans doute le berger, & parce qu'il l'a méprisée elle voudroit qu'il fût mort. Madame, lui répondis-je, je crois que ma compagne a fait une plus grande faute encore, car il me semble que c'est Polemas, & non pas Celadon que Lindamor a en vue. Pourquoi donneroit-il au berger le nom de perfide ? Pourquoi Polemas, interrompit la nymphe ? Parce qu'elle lui auroit fait sçavoir l'artifice de Polemas, lui répondis-je. Quoi, Sylvie, ajouta-t'elle, vous croyez encore que Leonide a dit vrai ? Ne sçavez-vous pas que c'est un mensonge qu'elle inventa pour m'éloigner de Celadon, afin de le posseder seule ? Elle en étoit tellement éprise, qu'elle ne pouvoit souffrir que je le regardasse. Comment ne vous êtes vous point apperçue de sa jalousie ? Je me suis quelquefois amusée à considerer les diverses passions qui l'agitoient. Tantôt elle rougissoit, puis elle devenoit pâle ; tantôt elle ne faisoit que parler, puis tout à coup elle gardoit le silence. J'ai tant de fois surpris ses yeux collés sur lui, que je n'y faisois plus d'attention.»

 Elle prit aussi tôt la lettre qui lui étoit adressée ; vous pouvez la lire, ajouta Sylvie, en la presentant à Leonide.


LINDAMOR A GALATÉE.



 Puis que mon absence me ravit l'honneur de vos bonnes graces, je ne veux plus vivre desormais, que pour vous prouver que je les merites mieux que le perfide qui est cause de ma disgrace. S'il falloit obtenir par amour, ou par les armes, & non par artifice le bien que je regrette, le perfide n'y oseroit aspirer, tant que je vivrois. Il l'avouera bien tôt lui-même, ou le fer qu'il a déja senti lui ôtera une vie que je lui ai malheureusement laissée.

 Leonide après avoir lu cette lettre : «Ma sœur, dit-elle, Galatée a enfin reconnu que c'étoit Polemas, & non pas son cher Celadon qui couroit risque de la vie. Puisse Tharamis foudroyer le perfide, & Thautates faire connoître à Galatée que je n'ai point menti, quand je lui ai raconté la trahison de Climante, & de cet artificieux amant ! Je vous jure par tout ce que nous avons de plus sacré, que j'ai dit la verité. Et quoique je me soucie peu de retourner à Marcilli, tant que la nymphe aura ces sentimens, tâchez de la desabuser. Ma sœur, dit Sylvie, je vous ai cru même avant vos sermens ; & vous devez être persuadée que je ne manquerai pas une occasion de parler à la nymphe, comme je l'ai fait jusqu'ici, pour la tirer de l'erreur où elle est. Mais, pour ne vous point flatter, je n'espere pas de réussir, à moins que son esprit ne soit auparavant préparé ; ce qui peut-être arrivera trop tard. Je vois que Polemas à de mauvais desseins, & qu'il ne les couvre que parce qu'il craint Clidaman & Lindamor, qu'il sçait être aimés de Childeric. En effet ce prince les assisteroit, & vaincroit ses desseins.

 Mais, pour laisser ces affaires d'état, je vous dirai, ma sœur, que Galatée ayant lu la lettre de Lindamor, la joye qu'elle eut de sçavoir que Celadon n'avoit rien à craindre, diminua bien sa colere. Madame, lui dis-je, n'ai-je pas rencontré, lors que j'ai dit qu'il étoit question de Polemas ? Vous avez raison, me dit-elle, & j'avoue que j'ai injustement accusé Leonide ; c'est la compassion pour ce malheureux berger qui m'a fait tenir ce langage. Madame, continuai-je, soyez persuadée que Leonide ne vous déplaira jamais à dessein. Comme elle sçait que vous haissez Polemas, & que Lindamor est son parent, elle a raison de souhaiter que Lindamor obtienne l'honneur de vos bonnes graces. J'ignorois, dit Galatée, les raisons que Leonide avoit de favoriser Lindamor ; si je les avois sçues plus tôt, je n'aurois pas trouvé si mauvais qu'elle l'eût toujours protegé contre Polemas, & contre Celadon. Maintenant je veux croire qu'Adamas a favorisé la fuite de Celadon, afin que Lindamor obtînt plus aisément ce qu'il desire ; & je pense bien que Leonide a eu le même objet en vue. Je lui pardonne à cette consideration, & surtout parce quelle n'a rien mandé à Lindamor de ce qui s'est passé dans mon palais d'Isoure. Il faut, ajouta-t'elle, que par son moyen nous dressions une batterie contraire, & sans qu'elle le sçache.»

 A ces mots, Sylvie se tut, & laissant son premier discours, elle reprit ensuite en ces termes : «Je ne vous cache rien, ma sœur, notre amitié le veut ainsi ; mais si vous me trahissiez, je serois perdue. J'aimerois mieux, répondit Leonide, être à jamais condamnée au silence. Sçachez donc, continua Sylvie, que Galatée me dit enfin : Je vous avouerai, Sylvie, que Lindamor & Polemas me pésent étrangement, & que ce seroit m'obliger au dernier point, que de m'en délivrer ; car je suis persuadée qu'ils ne laisseront jamais Celadon tranquille auprès de moi. Je voudrois donc me défaire de l'un par l'autre ; & Leonide pourroit nous aider ici. Conseillez-lui d'avertir Lindamor de tout ce qu'elle dit de Climante, & de Polemas ; mais qu'elle se garde bien d'y mêler Celadon. Et pour lui en ôter l'idée, dites-lui que j'ai oublié le berger, & & que la presence de Lindamor achevera le reste. Or il arrivera que je serai délivrée de Polemas par Lindamor, ou de Lindamor par Polemas, & de tous deux, si la fortune m'est favorable. Je ne voudrois pourtant pas en être délivrée par leur mort ; mais j'aime tellement Celadon, que je consentirois à tout, pourvu que je n'y eusse point de part. J'avoue, ma sœur, que ce discours me surprit étrangement ; je resolus en moi-même de vous communiquer son dessein, non pour vous inspirer de contribuer à l'execution, mais pour y pourvoir.»

 Je répondis à la nymphe qu'avant tout il falloit sçavoir de Fleurial en quel temps Lindamor lui avoit dit qu'il viendroit. Ma proposition fut agrée ; mais avant que d'introduire Fleurial, je lui défendis de dire à Galatée le temps où Lindamor devoit arriver, & le lieu où il devoit se trouver, mais seulement qu'il reviendroit plus tard qu'il ne l'avoit mandé. Il me crut, & lors qu'il fut devant Galatée, il parla d'un air si assuré, qu'elle n'y soupçonna point d'artifice. Et comme elle a souhaité que je vinsse vous trouver, pour vous engager à faire sçavoir à Lindamor ce que Polemas a fait contre lui ; j'ai jugé qu'il étoit à propos de vous amener Fleurial ; il vous dira ce que Lindamor vous mande, & qu'il a refusé de me dire. Mais il n'ose se présenter devant vous, vous devez lui pardonner la faute qu'il a faite de rendre les lettres à Galatée ; son secours vous est nécessaire.

 «Vous avez raison, répondit Leonide ; assurez-le donc que je ne suis point irritée, qu'au contraire il a bien fait ; mais qu'il soit à l'avenir plus circonspect.» Sylvie fit appeller Fleurial ; & Leonide lui ayant demandé le succès de son voyage, il commença de la sorte :

 Je craignois d'avoir failli, madame ; mais je me réjouis bien que cela ne soit pas ; car je suis entierement dévoué à Lindamor. Aussi dès que j'eus reçu vos ordres, je fis le plus de diligence qui me fut possible, & j'arrivai dans une ville que l'on nomme Paris, où Merovée étoit alors. Aussi tôt que Lindamor me vit, je remarquai bien à son visage une grande alteration ; mais comme il étoit dans son lit, environné d'une foule de gens ; il ne put me parler. Lors qu'il fut seul, il me fit appeller, & me demanda quel sujet m'amenoit. Je lui dis que votre lettre l'en instruiroit ; aussi tôt il changea de visage, mais quand il eut lu ce que vous lui écriviez, je ne vis jamais un homme si étonné. J'ignore ce qu'il y avoit dans ce papier, mais peu s'en fallut qu'il ne mourût de douleur. Je m'en souviens, dit Leonide, en s'approchant de Sylvie, & je veux que vous puissiez en instruire Galatée, s'il est nécessaire.»


LEONIDE A LINDAMOR.



 Vous avez dû esperer en moi ; mais n'esperez plus qu'en vous-même ; non que j'aye changé de sentiment à votre égard, mais parce que les artifices de Polemas m'ont ôté le pouvoir de vous servir. Vos affaires sont desesperées, si vous ne revenez promptement. Je ne puis vous en dire davantage, si ce n'est à vous-même.

 «Vous lui donniez, dit Sylvie, de terribles allarmes, & je ne suis plus surprise qu'il eût changé de visage. Pouvois-je lui en écrire moins, dit Leonide ?» Heureusement, reprit Fleurial, il navoit auprès de lui qu'un jeune homme des siens ; il nous fit sortir tous deux ; & nous l'entendimes alors pousser des soupirs. Je demandai ce qui le retenoit au lit, & je sçus que c'étoit des blessures qu'il avoit reçues dans une action, où les neustriens avoient été défaits par sa valeur, & celle de Clidaman ; & voici ce que ce jeune homme m'en raconta.

 «Je crois, me dit-il, Fleurial, que tu as entendu parler des victoires que le roi a remportées sur les neustriens, avec le secours de Clidaman, & de mon maître. Tu auras encore oui parler d'une dame (il me la nomma bien, mais j'ai oublié son nom) qui habillée en homme avoit suivi un neustrien qu'elle aimoit, & qui ressembloit tellement à Lygdamon, qu'étant pris pour lui, il mourut, ne voulant point épouser une femme, pour qui celui-là s'étoit battu, & avoit tué un homme, pour le meurtre duquel étant banni, il s'enfuit en ce pays que je ne puis nommer, & depuis en revenant il fut pris par un parent du mort ; & sans cette dame qui combattit pour lui, & qui se mit en prison pour l'en tirer, il eût été remis entre les mains de la justice.»

 Ce discours embrouillé de Fleurial fit rire les nymphes : «Tu veux parler, lui dit Leonide, de la belle Melandre & de Lydias, qui fut arrêté à Calais par Lypandas, à cause de la mort d'Aronte. C'est cela même, dit Fleurial ; mais je ne pouvois me souvenir de leurs noms ; pourvu que vous m'aidiez j'acheverai bien mon recit. Or cette dame fut cause de la prise de Calais, & Lypandas fut mis en prison. Il devint si amoureux de Melandre, qu'il ne cessa de pour suivre sa délivrance, jusqu'à ce qu'il fût mis en liberté, & soudain il prit le chemin de la ville où elle s'étoit retirée. J'en ai oublié le nom qui est fort étrange. N'est-ce point Rothomage, dit Leonide ? Oui, répondit Fleurial. O dieux, continua-t'il, si j'avois de la memoire, que je vous dirois de belles choses ! Le fils du roi en ayant eu avis, il alla attendre l'ennemi, & le tailla en pieces dans un combat où Lindamor fut blessé. Comment, dit Leonide, tu racontes à merveille. Or, continua-t'il, pendant que ce jeune homme me racontoit ce que vous venez d'entendre, Lindamor soupiroit, & parloit quelque fois. J'entendis enfin qu'il m'apelloit, & sans ouvrir ses rideaux, il me dit : Je veux, Fleurial, que tu partes demain, je te devancerois, si je n'avois les deux cuisses percées ; mais je te suivrai bientôt. Dis à Leonide que j'irai descendre chés Adamas, & que ce sera dans vingt nuits, du moins si mes blessures me le permettent. Il m'ordonna ensuite de m'aller reposer. Mais je fus bien étonné quand j'apris que la nuit même il avoit pensé mourir, & qu'il étoit dans un grand danger. Je croi que les nouveles que vous lui mandiez en furent cause. Il nommoit sans cesse Galatée, Leonide, & Polemas, mêlant avec des propos d'amour des propos de vengeance, & de mort. Les myres lui dirent qu'il devoit garder la chambre encore quinze nuits : c'est pourquoi il me dépêcha & me dit que le quinziéme de la lune suivante il seroit ici. Il me dõna ensuite les lettres que vous avez vues, & me chargea de beaucoup de remercimens dont je vous avoue que j'ai perdu la memoire.»

 A ces discours les nymphes ne purent s'empêcher de rire. Et comme elles vouloient s'entretenir seules, elles lui ordonnerent de sortir & d'attendre Sylvie ; mais surtout de ne point dire que Lindamor dût revenir. Lors qu'elles furent seules, elles resolurent de ne point déguiser à Galatée le sujet de ce voyage, esperant que le merite de Lindamor la rappelleroit à son devoir ; mais de lui cacher le temps de son retour, de peur qu'elle n'en donnât avis à Polemas, afin qu'il se tînt sur ces gardes, ou qu'il demandât le camp, & qu'ils y mourussent tous deux. Cependant Sylvie jugea qu'il falloit consulter le sage Adamas ; mais Leonide lui dit qu'elle lui en parleroit à loisir, & que pour l'heure il étoit occupé avec sa fille : «Ne la verrai-je point dit Sylvie ? Je crois, répondit Leonide, qu'il y aura de la difficulté ; si pourtant vous le souhaitez, je les ferai avertir ; car je suis persuadée qu'ils vous verront avec un plaisir extrême. Il ne faut point les détourner, repartit Sylvie, il me suffit de sçavoir qu'ils jouissent d'une santé parfaite.»

 Après quelques autres discours, Sylvie s'en retourna à Marcilli, où Galatée l'attendoit avec impatience pour apprendre des nouvelles de Celadon. Elle étoit persuadée que Leonide en auroit ; mais quand elle sçut que le berger n'étoit point en son hameau : «Peut-être Leonide, dit la nymphe, n'a-t'elle point favorisé la fuite de Celadon, puisqu'il s'en est allé de la sorte. Je crois, répondit Silvie, qu'elle n'est point coupable, & je répondrois presque d'elle, comme de moi. Mais, reprit Galatée, si elle est innocente, pourquoi n'a-t'elle point voulu revenir, quand vous le lui avez mandé de ma part ? Madame, dit Sylvie, permettez-moi de vous rapporter franchement sa réponse ; je vous le commande, ajouta Galatée. Sçachez donc, madame, continua Sylvie, qu'après avoir vu ma lettre, elle me répondit, qu'elle sentoit tout l'honneur qu'il y avoit à vous servir ; mais que l'idée que vous aviez d'elle, & les mauvais traitemens qu'elle avoit reçus de vous, faisoient qu'elle aimoit mieux vivre éloignée de votre presence, que de s'exposer à être la fable de toute la cour. Qu'une fille n'avoit rien de si cher que la reputation, & que vos soupçons donnoient lieu à des discours qui l'offensoient. Qu'elle rechercheroit toujours l'honneur de vos bonnes graces par tous les services qu'elle pourroit vous rendre, mais qu'elle vous supplioit d'agréer qu'elle ne revînt plus. Elle m'a fait encore aujourd'hui la même réponse ; & ma juré par tout ce que nous avons de plus sacré, qu'elle ne vous a dit rien de faux au sujet de Polemas, & de Climante.

 Qu'en pensez-vous, dit Galatée ? Madame, répondit Sylvie, je n'y vois rien d'impossible. Car il est certain que Polemas vous aime, & qu'il est artificieux. D'ailleurs je sçais que le jour même que vous trouvâtes Celadon, on vit Polemas se promener seul & long-temps au même lieu. Comment le sçavez-vous, repartit la nymphe ? Les soupçons que vous eûtes de ma compagne, répondit Sylvie, me donnerent la curiosité de chercher ce qui en étoit ; & m'informant où étoit Polemas ce jour-là, j'appris d'abord qu'il n'étoit point à Marcilli ; puis recherchant la verité de plus près, je découvris qu'il étoit parti de Feurs, avec une personne seule ; & je sçus enfin de plusieurs, que ceux qui cherchoient Celadon sur les rives du Lignon trouverent Polemas seul, au même lieu où vous trouvâtes le berger. Ah que vous m'embarassez, dit Galatée ! Si cela est vrai, que j'ai eu de tort de traiter si mal Leonide ! Madame, ajouta Sylvie, je suis bien assurée que Polemas fut long-temps en ce lieu, & qu'on l'y vit seul plusieurs jours de suite : jugez ce qu'il y pouvoit attendre. Il faut avouer, dit Galatée, que Polemas est bien méchant : si je puis découvrir la verité, je sçaurai le faire repentir de son artifice. Cependant disposez Leonide à revenir, assurez-la que je lui rends toute mon amitié.»

 D'un autre côté Leonide rejoignit Adamas, dès que Sylvie l'eut quittée, & lui raconta une partie de ce qu'elle avoit appris d'elle, cachant finement ce qu'elle jugea qu'il desaprouveroit ; & parce qu'il étoit heure de dîner, Adamas, Alexis, & Leonide reprirent le chemin de la maison.

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LIVRE ONZIÈME.



 Le soleil avoit douze fois fourni sa carriere, depuis qu'Asexis avoit quitté sa triste demeure lorsqu'on vint avertir Adamas que des bergers, entre lesquels étoit un nommé Lycidas, demandoient à lui parler. A ce nom de Lycidas le druide remarqua qu'Alexis avoit été émue : «Je crains, lui dit-il, ma fille, que votre haine pour ce frere ne découvre notre secret ; cependant il faut vous montrer, parce qu'ils viennent en partie pour vous voir, outre qu'en vous cachant vous donneriez des soupçons à Pâris.» Alexis ne répondit rien, parce qu'elle entendit la voix de Lycidas ; en même temps entrerent les bergers, dont les plus apparens étoient Diamis oncle de Diane, Phocion oncle d'Astrée, Lycidas, Silvandre, Corylas, Amidor, Tyrcis même & Hylas, quoiqu'ils ne fussent point de la contrée.

 Phocion, après avoir assuré le druide au nom de tous, du desir qu'ils avoient de lui rendre service, dit qu'ils venoient partager la joye qu'il avoit de revoir Alexis plus tôt, & en meilleure santé qu'ils n'avoient esperé ; & pour l'avertir qu'il avoit plû au grand Thautates de leur envoyer le gui dans les bocages de leur hameau, & qu'ils venoient le supplier d'offrir en actions de graces le sacrifice accoutumé. Alors le vacie s'avança, & dit : «Seigneur, vous allez entendre les choses merveilleuses que j'ai trouvée en cherchant le gui. Premierement *** jeunes arbres, pliés en voute sur un grand chêne, des gazons aumilieu en forme d'autel, & sur cet autel un tableau qui represente l'amitié reciproque, avec les douze tables des loix d'amour ; puis un autre temple dedié à la déesse Astrée. Combien est-il mysterieux, Seigneur, ce temple d'Astrée ! On y voit deux autels, dont le principal est triangulaire, & porte sur un chêne admirable. Cet arbre se partage en trois branches égales, qui se rejoignent ensuite de maniere qu'elles ne forment qu'un tronc. C'est cet arbre que le grand Thautates a choisi par préference. Nous y avons trouvé le gui salutaire ; il est si beau, au rapport de tous les vacies, que la contrée n'en a point de semblable. Et sans mentir le nom du grand Thautates que porte le tronc, & ceux de Hesus, de Tharamis, de Belenus que portent les trois branches, avec les autres merveilles que l'on voit en ce lieu, font bien connoître que dieu s'y plaît, & qu'il veut y être adoré.» Ainsi le vacie racontoit-il au grand druide, ce qu'il sçavoit mieux que lui.

 C'étoit la coutume des gaulois de chercher, une lune avant le sixiéme de celle de juillet, par toute la contrée, le chêne qui avoit le plus beau gui, & d'en faire le rapport au grand druide, afin que le jour qu'il devoit être cueilli, on s'assemblât dans ce hameau. Les vacies visitoient donc les bocages sacrés, & parce qu'ils regardoient comme une faveur du ciel, de le trouver dans leur hameau, ils avoient accoutumé d'offrir en action de graces un sacrifice particulier, où le grand druide assistoit, pour peu qu'il voulût les favoriser. Adamas qui aimoit les bergers, & qui avoit sçu par l'oracle que son bonheur dépendoit de celui d'Alexis, promit d'y aller quand le vacie viendroit l'avertir.

 Aussitôt que Lycidas eut jetté les yeux sur Alexis, il crut reconnoître son frere ; mais l'idée où il étoit que Celadon avoit peridans les eaux, l'autorité d'Adamas qui l'appelloit sa fille, & l'habit de nymphe qui le changeoit un peu, lui faisoient démentir ses propres yeux. Cependant après l'avoir consideré quelque temps, il ne put s'empêcher de lui dire : «Si je ressemblois autant à la personne que vous aimez le plus, que vous, madame, à celle que j'ai le plus aimée, j'espererois d'être bientôt en vos bonnes graces. Gentil berger, répondit Alexis en rougissant, je suis ravie de ressembler à ce que vous aimez, car je sçais combien mon pere vous estime & vous cherit.» Leonide ne put s'empêcher de sourire, en voyant combien Lycidas se trompoit ; mais craignant qu'Alexis ne se trahît par ses discours, elle interrompit leur entretien : «Lycidas, dit-elle au berger, apprenez-moi des nouvelles de mes amies, j'entens les bergeres de votre hameau. Les unes, répondit Lycidas, sont contentes, les autres fâchées, & d'autres qui ne sont ni fâchées ni contentes, passent doucement leur vie. Qui est la bergere, ajouta Leonide, qui ne ressent ni bien ni mal ? C'est Diane, dit Lycidas, car en n'aimant rien, elle ne peut avoir ni bien ni mal : tous les biens & les maux dont l'amour n'est point auteur, ne meritant pas ce nom. Pensez-vous, continua Leonide, que Diane n'ait rien aimé, ou qu'elle n'aime rien encore ? Je ne sçais, répondit Lycidas, si elle a aimé autrefois, mais je gagerois qu'à present elle n'aime rien. Voilà, reprit Leonide, de mauvaises nouvelles pour Pâris ; mais laissons Diane, elle aimera quand son temps sera venu ; dites-moi qui est la bergere fâchée ? C'est Astrée, répondit Lycidas. Phocion, qui, à la maniere des vieillards, ne songe qu'à la placer richement, veut qu'elle épouse le berger Calydon qu'elle n'a jamais vu qu'un instant ; & c'est à quoi elle ne peut se resoudre. Comment, repliqua Leonide, Calydon n'aime plus Celidée ? O, madame, ajouta-t'il, il n'est plus qu'estion de Celidée, elle est perdue ; & Thamyre n'a rien tant à cœur que de marier Calydon.»

 Quoiqu'Alexis s'entretînt avec Hylas, Corylas & Amidor, elle ne laissoit pas de prêter l'oreille à Lycidas, & d'entendre ses discours qui lui serrerent le cœur. D'abord elle changea de visage, ensuite il lui prit une sueur froide ; & Leonide lui dit : «Vous vous trouvez mal, ma sœur, vous devriez vous asseoir.» Hylas à qui elle faisoit déja oublier Phylis la prenant sous les bras la fit asseoir, & se mit à ses genoux. Cependant Leonide & Lycidas s'approcherent d'une fenêtre ; mais Lycidas avant que de reprendre son discours : «Je ne puis, dit-il en considerant Alexis, me rassassier de voir la fille d'Adamas : plus je l'examine, & plus je lui trouve de ressemblance avec mon malheureux frere. Y a-t'il long temps, dit Leonide, qu'il est mort ? Il y a environ quatre lunes, répondit-il. Que je suis fâchée, ajouta Leonide, de ne l'avoir point vu ! Pour ses traits, pour son air, reprit Lycidas, regardez Alexis, & vous le verrez ; voilà ses yeux, sa bouche, tous ses traits enfin.» Alexis ayant souri en même temps de ce qu'Hylas lui disoit : «O dieux, ajouta Lycidas, voila son même souris, la même façon de tourner la tête ; il n'y eut jamais rien de si ressemblant.» Leonide craingnant que Lycidas ne reconnût enfin Celadon, elle lui dit : «Mais à propos de votre frere, lors que Pâris lui éleva un tombeau, j'appris qu'Astrée l'avoit infiniment aimé, & qu'elle s'en étoit expliquée enfin un peu avant que nous fussions arrivés. Je le sçus aussi par Tyrcis, répondit Lycidas, & plût à dieu, continua-t'il, qu'elle ne l'eût jamais aimé, mon frere seroit encore en vie ! Comment, dit Leonide, l'accusez-vous de sa mort ? L'histoire en seroit trop longue, répondit froidement Lycidas, mais si elle souffre à l'occasion de Calydon qu'elle n'aime point, c'est qu'amour veut venger la perte de Celadon qu'elle adoroit. Y a-t'il long temps que Celidée est perdue, dit la nymphe ? Quelques nuits après qu'elle eut reçu votre jugement, dit le berger. Faites-moi le plaisir, ajouta la nymphe, de me raconter cet étrange accident.»


SUITE DE L'HISTOIRE
DE CELIDÉE.


 Après que vous eûtes condamné l'infortuné Calydon, il plaignit long temps sa destinée ; mais enfin sa raison lui rappellant ce qu'il devoit à Thamyre, les mépris de Celidée, & le serment qu'il avoit fait de vous obéir, il essaya de se défaire de cette passion, & vêcut quelque temps plus tranquille. Cependant Thamyre avoit communiqué son dessein à Cleontine, & Cleontine en avoit fait part aux parens & à la mere de Celidée. Déja le mariage étoit arrêté ; le soir qu'il devoit se célébrer, on n'entendoit que des réjouissances des parens de la fille, à cause des secours qu'ils esperoient du berger. Calydon vous avoit obéi jusques-là ; mais quand il vint à penser qu'un autre alloit posseder Celidée, & qu'il n'y avoit plus qu'une heure d'intervalle, sa resolution l'abandonna, il oublia tout devoir, il méprisa toute consideration. Pendant que chacun dansoit, il étoit dans un coin de la chambre occupé de ces idées desesperantes. Thamyre s'apperçut de sa tristesse, il en devina facilement la cause, & comme il l'aimoit, il fut touché de son état ; il pria Celidée de lui donner quelque consolation. La bergere vient le trouver : «He quoi, berger, lui dit-elle, serez-vous le seul qui ne danserez point ? Il est vrai, répondit-il en lui tendant la main, que vous avez raison de me faire cette demande, car c'est bien à mes dépens que l'on danse ; mais plût à dieu que sans offenser Thautates je pusse terminer ma vie, avant que Thamyre possedât ce que mon amour seul meritoit ! Je me figurois, dit Celidée, que vous aviez oublié toutes ces folies. Comment, reprit Calydon en soupirant, que Calydon oublie jamais Celidée ! Pouvez-vous offenser ainsi mon amour ! Pouvez-vous, repartit la bergere, offenser ainsi Thautates que vous prîtes à témoin de vos sermens, lors que vous jurâtes à Leonide de vous soumettre à sa décision ? Ne croyez point, dit le berger, que j'aye oublié l'injuste décision de l'impitoyable nymphe (pardonnez-moi, madame, c'est l'expression du berger) le souvenir m'en est trop douloureux ; mais qu'ai-je à craindre quand je vous perds ! Quel avantage enfin esperez-vous en mourant, ajouta Celidée ? Une félicité extrême, répondit le berger, puis qu'il me sera permis de vous aimer, sans offenser ni Thamyre, ni les dieux, ni vous que je redoute encore plus. Mais, cruelle bergere, quel dessein vous amene ici ? Voulez-vous triompher une seconde fois de Calydon ? Je veux, répondit-elle, essayer de vous donner quelque soulagement, sans contrevenir pourtant à la volonté des dieux. Comment, interrompit-il incontinent, il ne vous suffit pas que je meure par la cruauté de mon destin, & par l'injustice des hommes qui m'ont enlevé tout ce qui pouvoit m'attacher à la vie, si vous n'y ajoutez cette vaine compassion, pour me faire mourir avec plus de regret ? Si tel est votre dessein, vivez contente, vous ne sçauriez me desirer plus de mal, que j'en ressens ; & si ce ne l'est pas, ne me parlez plus de pitié, de remede, d'esperance.» A ces mots, quoiquelle s'efforçât de le retenir, il sortit de la chambre.

 Il étoit déja tard, & le bal étant fini chacun se retira, après que l'on eut mis, suivant nos usages, la bergere dans le lit auprès de Thamyre. Calydon s'étoit couché sous de grands ormes auprès de la maison ; & s'y étoit évanoui de douleur. Cleontine & sa troupe en sortant le trouverent étendu, comme s'il s'y étoit endormi ; Cleontine voulut l'éveiller, mais ses efforts furent inutiles ; elle le prit par la main, mais elle le trouva si froid, qu'elle s'écria toute effrayée : «O dieux, Calydon est mort !» A cette voix, des parentes de Calydon accoururent, & le voyant en cet état, elles pousserent de si grands cris que tout le voisinage y vint en foule. Plusieurs rentrant dans la maison de Thamyre crioient de toute leur force que Calydon étoit mort. Thamyre aussitôt court à la porte, il apprend enfin que Calydon n'est plus. Il l'aimoit comme son fils ; il en fut si touché qu'à peine on l'eut remis au lit, qu'il demeura sans poux ; & que sans les soins de Celidée, il auroit suivi Calydon. Qui eût vu Celidée fondant en larmes sur le visage de Thamyre, lors qu'il défailloit entre ses bras, sans être touché de compassion, auroit eu sans doute un cœur de rocher !

 Elle fit donc revenir Thamyre, & le pressant entre ses bras à demi nuds, & se collant sur sa bouche, elle ne pouvoit lui faire assés de caresses à son gré. Mais le berger qui n'étoit sensible qu'à la perte de Calydon repoussoit doucement Celidée, & recevoit froidement ses baisers. Il demandoit sans cesse des nouvelles de Calydon, & voyant qu'il n'en pouvoit avoir de bonnes : «Il faut, dit-il, que je le voye, & si mon bonheur l'a fait mourir, il faut que son déplaisir m'ôte la vie à mon tour.» Il se leve brusquement, & court à demi nud au lieu où Calydon étoit étendu comme mort. Dès qu'il l'apperçoit, il se laisse tomber, & donne du front contre une pierre que l'on avoit mise sous la tête du berger : le sang tombe à gros bouillons, & il demeure évanoui.

 Ceux qui étoient autour de Calydon crurent que la blessure étoit legere, & si Thamyre n'avoit resté long temps sans mouvement, ils ne s'en fussent apperçus que bien tard. A ce spectacle digne de compassion, les cris redoublent ; mais quelle devint Celidée quand on lui apporta son époux, & Calydon comme s'ils étoient morts ! Il arriva que Calydon revint de son évanouissement, pendant qu'on le transportoit dans une chambre. Lors qu'il se vit couvert du sang de Thamyre, il ne sçavoit que penser ; mais lors qu'il apperçut Thamyre sans sentiment & blessé à la tête, il demanda qui étoit le meurtrier, & se leva furieux dans le dessein de le tuer, quel qu'il fût ; mais ses proches lui ayant fait entendre de quelle maniere le tout s'étoit passé : «Comment, s'écria-t'il, c'est donc moi qui suis le parricide ; il est raisonnable que j'en tire vengeance.» A ce mot il leve le bras pour se fraper d'un fer qu'il avoit saisi, mais on le lui arracha, & ses amis ne l'abandonnerent plus, qu'il ne fût revenu à lui-même.

 Cependant Thamyre recouvra la connoissance, après qu'on l'eut pansé ; & dès qu'il put parler, il demanda où étoit le corps de Calydon. Calydon, répondit un vieux myre qui l'avoit pansé, se porte mieux que vous. «O dieu, dit Thamyre, si ce que vous dites est veritable, que je puisse le voir !» Calydon de son côté avoit la même impatience : & pour remettre leur esprit, les myres crurent qu'il falloit leur procurer ce plaisir mutuel. Ils firent donc venir Calydon ; celui-ci dès qu'il apperçoit Thamyre, se jette à ses genoux, & lui demande pardon. «Excusez, dit-il, mon pere, le peu d'empire que j'ai sur moi, j'ai fait tout ce que j'ai pû pour vous le cacher, j'ai souhaité de mourir, s'il étoit possible, sans vous causer de regrets ; mais la fortune m'a refusé cette satisfaction. Je viens vous en demander pardon, & vous supplier de croire que je n'aurai point de plaisir, que ma faute ne soit expiée.»

 «Mon fils, dit Thamyre en lui tendant la main, leve-toi, viens m'embrasser ; si Celidée avoit pu être à toi, sois persuadé que je n'aurois point voulu la posseder. Et si sa volonté pouvoit changer, sois certain que la mort me seroit agréable, pourvu qu'elle te rendît heureux.» En même temps s'adressant à Celidée : «Et vous ma fille, continua-t'il, qui voyez combien Calydon vous aime, ne changerez-vous point à son égard ? Celidée est-elle donc née pour faire mourir Calydon, & Thamyre d'amour & de regrets ?» Celidée toute en pleurs vouloit répondre, lors que Calydon reprit la parole : «Il faut, mon pere, se resigner à la volonte du ciel, & à celle de Celidée ; il n'est pas raisonnable que pour le plus malheureux des hommes Celidée & Thamyre changent de fortune. Pour moi je prens les dieux à témoin que je veux me soumettre à ce qu'ils ont ordonné par la bouche de la nymphe.»

 Que signifient donc ces pleurs, ces évanouissemens, dit Cleontine ? Ils prouvent que je suis homme, dit Calydon ; mais comme les myres ne retirent point leurs mains de la blessure, quoique le malade fasse des cris, vous ne devez pas laisser d'executer les ordres de Thautates ; & toute la faveur que je vous demande, c'est qu'il me soit permis de me plaindre, quand la douleur me pressera. Non, non, dit Celidée, bannissez vos inquietudes, Tharamis vient de m'inspirer un dessein qui vous rendra la tranquillité. Il est juste, Thamyre, que tes prieres soient enfin écoutées ; mais il ne faut pas que nous contrevenions à la volonté de Thautates, ni que notre affection mutuelle devienne inutile. Et toi, Calydon, il n'est pas raisonnable que tu te consumes de la sorte : vivez heureux, donnez-moi seulement quelques jours, & vous verrez que je vous rendrai le repos à tous deux.»

 A ces mots, reprenant ses habits, elle conjure Thamyre de la dispenser pour quelques nuits de coucher auprès de lui, afin d'achever ce qu'elle avoit projetté. Thamyre qui auroit donné sa vie pour conserver celle de Calydon, lui accorda ce qu'elle souhaitoit. Calydon fit dresser un lit dans la chambre de Thamyre, & ne voulut plus l'abandonner ; d'un autre côté Thamyre étoit si touché de l'affection que Calydon lui témoignoit, qu'il vouloit toujours l'avoir auprès de lui. Celidée seule étoit dans un étrange embarras ; elle ne vouloit déclarer son dessein à personne, & cependant elle ignoroit comment l'executer. Elle avoit pris une étrange resolution ; connoissant que sa beauté étoit l'occasion du divorce entre Thamyre & Calydon, elle crut qu'en se défigurant elle remettroit l'esprit de celui-ci, & qu'elle prouveroit que jamais elle n'avoit consenti à ses extravagances. Elle s'adresse donc à la mere de sa nourrice, & lui fait entendre qu'elle veut se venger d'une voisine qui l'a outragée : «Je ne veux point, dit-elle, lui ôter la vie, ma haine ne va pas jusqu'à la mort ; mais enseignez-moi quelque herbe qui lui gâte absolument le visage.» Cette femme qui aimoit Celidée, comme si elle l'avoit nourrie, lui répondit sagement qu'elle devoit pardonner, & laisser à Hesus la vengeance de l'outrage qu'elle avoit reçu.

 Mais Celidée insista, elle la conjura par toute l'amitié qu'elle lui portoit de satisfaire à sa demande ; celle-ci prit quelques jours pour y penser ; & le terme expiré, elle en voulut encore autant. Celidée qui connut qu'elle l'amusoit, feignit de la croire, & cependant elle resolut de son côté de faire ce qu'elle coiroit plus convenable à son dessein. Il arriva par malheur qu'entrant chés Cleontine qui étoit encore au lit, elle prit son diamant ; car vous sçavez, madame, que toutes nos druides en portent un au doigt, comme le symbole de leur consecration à Thautates. Cleontine s'en apperçut : «Ma fille, lui dit-elle, voudriez-vous porter cette bague aux mêmes conditions que moi ? Je ne souhaiterois rien tant, répondit Celidée, je satisferois ainsi Thamyre & Calydon, car ils sont si religieux que si j'étois une fois consacrée à Thautates, ils croiroient commettre un crime, en me détournant de son service. L'amour, dit Cleontine, est plus fort que le devoir, & que la religion ; mais dites-moi comment vous satisferiez Thamyre & Calydon ; vous ne pouvez être qu'à Thamyre, puis que vous êtes sa femme, & quand vous auriez le désir de vous consacrer à Thautates, vous auriez besoin de son consentement ; d'ailleurs il me semble que Thamyre & Calydon vous perdant, ils seroient mécontens l'un & l'autre, puis qu'ils vous aiment tous deux. Ma mere, répondit Celidée, le dieu qui me fit promettre pour adoucir leurs ennuis, ce que vous me demandez, ne laissera point son œuvre imparfaite.» Alors s'étant mis sans y penser la pointe du diamant dans la main, elle se mit à crier ; & Cleontine lui demanda si elle ne s'étoit point blessée. «Ce n'est rien, répondit Celidée, quoique la douleur m'ait arraché ce cri. Vous vous trompez, dit Cleontine, en lui prenant la main, vous êtes marquée pour votre vie. La marque demeure toujours, dès qu'il est sorti du sang de la blessure ; c'est pour cela que je laisse mon diamant, quand je me couche.»

 La jeune bergere fut ravie de ce qu'elle venoit d'apprendre. Quelle resolution, madame, est celle que je vais vous raconter ! Il y avoit déja quelques jours que Thamyre commençoit à sortir. Celidée qui n'attendoit que sa guerison, pour accomplir la promesse qu'elle avoit faite à Thamyre & à Calydon, leur dit que le lendemain ils seroient contens tous deux. Dès le soir elle déroba la bague de Cleontine, & feignant de s'aller coucher, elle entra dans un cabinet où elle avoit coutume de s'habiller, & fermant la porte elle se mit devant le miroir qu'elle ne consultoit gueres qu'aux jours solemnels, ou dans les fêtes publiques. «Miroir, dit-elle, je te demandois autrefois conseil pour me rendre plus belle, les temps sont bien changés : Je viens maintenant pour sçavoir comment je me priverai de cette beauté que j'ai tant cherie.» Puis demeurant quelque temps sans parler, & considerant la juste proportion de ses traits, l'éclat de son teint, la douceur & la vivacité de ses yeux, les graces de sa bouche : «Je vous entens, dit-elle ; mais helas, vains agrémens de quoi me servez-vous, si je ne puis être heureuse en vous conservant ! Il est doux d'être belle, j'en conviens ; la beauté fait aimer, je l'avoue ; mais qu'il est triste d'essuyer les importunités de ceux que nous n'aimons point, & les soupçons de ceux à qui notre devoir nous lie ? On m'adoroit belle ; laide on me méprisera. Non, non ; une action aussi extraordinaire me fera plus tôt admirer. D'ailleurs cette beauté dont nous sommes si dolâtres, combien de lunes encore pourrois-je la conserver ? L'âge me la ravira malgré moi, ne vaut-il pas mieux que je la sacrifie volontairement au repos de Thamyre que j'aime, que je dois aimer, & à celui de Calydon, que son amour pour moi a rendu si malheureux ? Et que peut-il m'en arriver ? que Thamyre même ne m'aime plus ? Mais si son amour n'est fondé que sur ma beauté, il s'évanouiroit bientôt avec elle ; si c'est mes bonnes qualités qui l'ont attaché à moi, il devra m'estimer davantage.»

 A ces mots, (quelle action vous allez entendre, madame,) Celidée s'enfonce le diamant dans le front, & quoique la douleur fût extrême, elle en coupe la peau ; elle en fait autant à ses joues, de sorte qu'il ne lui reste plus rien de sa premiere beauté ? Jugez, madame, en quel état elle pouvoit être, & quelle douleur elle devoit ressentir. Cependant elle se coucha, comme si de rien n'eût été. Le lendemain, dès que tout le monde fut éveillé, Cleontine étonnée qu'elle dormît encore, & craignant qu'elle ne se trouvât mal, vint doucement la voir, mais quand elle l'apperçut toute couverte de sang, elle jetta un grand cri, ne doutant point qu'elle ne fût morte. On accourut ; elle tenoit Celidée entre ses bras, & lui donnoit mille baisers. «O dieux ! disoit-elle, quelle main barbare t'a mise dans l'état où je te vois ?» En proferant ces paroles, elle redoubloit ses caresses, & s'abadonnoit à toute sa douleur. Celidée la supplia d'une voix basse de la laisser tranquille : «Vous sçaurez qui m'a traitée de la sorte, disoit-elle, quand Thamyre & Calydon seront arrivés.»

 On envoya incontinent chercher des myres, & presqu'en même temps Thamyre averti de ce qui se passoit, accourut dans la chambre de Celidée. «Est-ce Celidée, dit-il, que je vois en cet état ? Quel monstre, quel tygre alteré de sang a pû exercer une pareille cruauté ! Ami Thamyre, répondit Celidée, en se tournant doucement vers lui, console-toi, si tu as perdu la beauté de Celidée, elle t'a conservé les mêmes sentimens ; & si tu me promets de n'en point tirer vengeance, je t'en nommerai l'auteur.» Calydon qui survint, empêcha Thamyre de répondre. On l'entendoit juter par Hesus & par Hercule, que quiconque avoit outragé Celidée mourroit avant la nuit. «Craignez d'être parjure, dit-elle. Comment, reprit Calydon, je jure encore par Hesus, que dans ma fureur je n'excepterai que Thamyre.» Il voulut en même temps lui baiser la main ; mais le repoussant un peu : «A qui, dit-elle, Calydon, pensez-vous baiser la main ? Regardez-moi, vous verrez que je ne suis plus cette Celidée, dont vous estimiez tant la beauté.»

 Le berger transporté de fureur n'avoit point encore jetté les yeux sur elle ; mais quel fut son étonnement, quand il la vit si défigurée ! Ne pouvant en soutenir la vue, il se mit la main sur les yeux. Celidée dont le courage paroit incroyable, en sourit, & tendant la main à Thamyre : «Ami, lui dit-elle, ne serez-vous pas bien satisfait de me posseder seul, sans que personne envie votre bonheur ? Aurez-vous horreur de moi, quand vous considererez que je ne suis en cet état, que pour être à vous seul ? Je ne le croi pas, Thamyre, & je me flatte que vous aimiez dans Celidée autre chose que sa beauté. Vous desirez sçavoir qui m'a outragée de la sorte ? Sçachez, Thamyre, que c'est Calydon ; & vous Calydon, ajouta-t'elle, sçachez que c'est Thamyre.» A ce discours les deux bergers furent interdits ; & Thamyre voulant l'interrompre, elle continua ainsi, en adressant la parole à tous ceux qui étoient presens. «Personne n'ignore ici combien Thamyre m'a aimée dès l'enfance ; or cet amour fut reciproque, je l'aimai, dès que j'en fus capable, & nous avons vêcu heureusement jusqu'au jour funeste, où Calydon jetta les yeux sur moi. Thamyre peut mieux le raconter que moi ; mais nous pourrons bien dire l'un & l'autre que jamais berger ne fut plus aimé que Thamyre, ni bergere plus cherie que Celidée. La maladie de Calydon, & la cession que Thamyre lui fit de moi, firent presqu'évanouir ce bonheur. Il est vrai qu'après avoir long temps supporté la froideur de Thamyre, & l'amour de Calydon, je conçus contr'eux une vive colere : & certes elle me sembloit fondée, puis que Calydon m'avoit fait perdre Thamyre, & que Thamyre m'avoit injustement cedée à Calydon. Mais quand je lui fus rendue par le jugement de la nymphe, je resolus de me conformer à ce jugement ; je pensai que Thautates m'avoit parlé par sa bouche. Helas dans le temps que je croyois Calydon gueri de sa folle ardeur, je le vois qui se desespere, & qui veut se donner la mort ! D'un autre côté Thamyre sensible au déplaisir de Calydon, en me laissant seule la nuit même de notre mariage, montra bien que l'amitié chés lui l'emportoit sur l'amour. Peu de temps après on me les apporte comme morts ; & s'ils n'étoient revenus, je ne sçais à quoi je me serois déterminée. Mais considerant ce qui s'étoit passé, j'invoquai Tharamis, je le suppliai de m'éclairer sur ce que je devois faire, il m'inspira ce que vous allez entendre.

 Compte, me dit Tharamis, que Calydon ne cessera point de t'aimer, que tu ne cesses d'être belle, & que Thamyre ne peut être heureux, tant que Calydon sera tourmenté de la sorte. Que feras-tu donc, Celidée ? c'est ta beauté qui cause leur dissension, que ne t'en prives-tu volontairement ? Ne crains rien, c'est ta personne qu'aime Thamyre, il ne cessera pas de t'aimer, quoique tu cesses d'être belle ; au lieu que Calydon n'aime que ta beauté. Voilà, bergers, quelle fut la secrete inspiration du dieu. Je cherchois les moyens de la suivre, quand Cleontine m'apprit que les blessures du diamant sont incurables. J'ai donc fait à votre satisfaction un sacrifice de ma beauté Mais Thamyre, cesserez-vous d'aimer Celidée, parce qu'elle n'a plus les mêmes agrémens, & qu'elle s'en est privée pour éteindre les desirs de Calydon, & n'être qu'à vous seul ?» Celidée finit de la sorte, laissant tous ceux qui l'écoutoient dans un si grand étonnement, qu'à peine pouvoient-ils croire ce qu'ils voyoient.

 Je ne vous dirai point quels furent les reproches de Calydon, le déplaisir de Thamyre, & les regrets de tous ceux qui consideroient Celidée. Les myres jugerent qu'elle resteroit toute la vie défigurée, & Calydon en la voyant si difforme oublia sa passion, au lieu que Thamyre continua toujours de l'aimer.

 «Voilà, dit Leonide, une action bien généreuse, & qui me cause bien de la joye ; car Celidée m'est unie par les liens du sang. Dieu la rende aussi heureuse avec Thamyre, que Thamyre doit estimer sa vertu.» Or, continua Lycidas, Thamyre qui croit qu'il n'aura point d'enfans, veut que Calydon épouse Astrée ; & pour y faire consentir Phocion, il offre tous ses troupeaux & tous ses paturages. Astrée, qui depuis la perte de Celadon a juré de n'aimer jamais rien, répond à Phocion, lors qu'il la presse, quelle veut finir ses jours parmi les vestales ; & je dois en parler secretement à Chrysante. «Pensez-vous, dit Leonide, qu'elle la reçoive sans le consentement de ses parens ? Si on la refuse, dit Lycidas, elle est resolue de mourir. Je conçois maintenant, dit Leonide, qu'elle est veritablement affligée.

 Mais, ajouta Leonide, qui est la bergere contente ? Sçachez, madame, continua-t'il en souriant, que c'est Phylis. Mais, grande nymphe, ne m'en demandez pas davantage. Je m'interesse trop à Phylis, repartit Leonide, pour ne pas insister ; après tout, peut-être voulez-vous être discret, parce que Celer et taire est une des premieres loix d'amour. Ne vous cachez point de moi, continua la nymphe, je sçais plus de vos nouvelles que vous ne pensez. Croyez-vous que j'ignore que vous aimez depuis long temps la bergere, & que vous êtes jaloux de Silvandre ? Si vous voulez, je vous dirai des circonstances telles que vous serez forcé d'avouer que j'en sçai presqu'autant que vous.»

 Lycidas entendant la nymphe parler ainsi, devint un peu confus : «Je crois bien, dit-il enfin, que mes folies vous sont connues, & que celles que j'ai faites depuis quelque temps, ont plus éclaté que je ne l'aurois voulu ; mais pour vous témoigner ma confiance, je vous dirai des faits que vous ne sçauriez avoir appris des bergeres, puis qu'ils sont arrivés, depuis qu'elles n'ont eu l'honneur de vous voir. Si j'avois le loisir de vous faire ce détail, vous verriez, madame, qu'il y a bien de la difference entre un amant & un homme sage. Vous en avez tout le loisir, dit la nymphe, Adamas, Phocion, & Diamis sont en conversation, je vous jure qu'ils n'auront pas fini si tôt.» La nymphe vouloit détourner Lycidas de considerer davantage Alexis ; mais le berger croyant seulement faire une chose qui étoit agréable à la nymphe, reprit ainsi la parole :

 «Vous sçavez, madame, que les entretiens de Phylis & de Silvandre, à l'occasion de la gageure qu'ils avoient faite, donnerent lieu à ma jalousie, ou plus tôt à ma phrenesie, car c'est ainsi que je dois nommer les transports dont j'étois agité. Tout ce que j'ai souffert dans ce temps là est au dessus de toute expression ; pour comble de malheur, lors que je ne trouvois point de raisons qui fondassent ma jalousie, je m'en figurois de si bizares, que j'en rougis maintenant. Si Phylis parloit à Silvandre, ses paroles me perçoient le cœur ; si elle ne lui disoit rien, je voulois que ce silence fût un effet de sa dissimulation. Si elle me caressoit, je pensois que c'étoit pour me tromper mieux ; si elle ne me faisoit point accueil, c'est, disois-je, une preuve de son infidelité. Si elle fuyoit Silvandre, c'est qu'elle craignoit mes regards ; si elle le laissoit approcher, c'est qu'elle vouloit que j'eusse le déplaisir d'en être témoin. Si elle paroissoit enjouée, c'est qu'elle étoit contente de ses nouvelles amours ; si elle étoit triste, c'est qu'il y avoit quelque brouillerie entr'eux. Enfin tout m'offençoit : combien de fois ai-je souhaité d'être aveugle pour ne les point voir, ou de mourir pour être délivré de ce tourment ! Jugez à quel excès mon mal étoit parvenu, puis qu'au lieu d'aimer Phylis, je la haissois. J'étois dans ce déplorable état, lors que les dieux eurent pitié de moi.»

 Il y a quelques nuits que Silvandre s'étant endormi dans un bois voisin du temple de la bonne déesse, il trouva à son reveil une lettre dans sa main. Astrée & Diane la crurent de Celadon, & pensant apprendre de ses nouvelles au lieu où il l'avoit trouvée, elles le prierent de les y conduire ; ce qu'il fit. Mais la nuit étant survenue, elles ne purent retrouver leur chemin, & furent obligées d'y atendre le jour. Après qu'elles eurent dressé un tombeau à Celadon, à cause d'une vision qu'eut Astrée en dormant, elles s'en revinrent extrêmement fatiguées. Elles se retirerent en leurs cabanes pour se reposer, excepté Diane qui en fut détournée par la presence de Pâris. Pour moi j'allai au carrefour de notre hameau, d'où à la faveur d'un buisson, l'on peut sans être vu voir tous ceux qui passent. Je m'y endormis, & je ne m'éveillai que tard. Avant que de me retirer, je voulus voir qui étoit dans la prairie, afin d'éviter la rencontre de Phylis. Je l'apperçus avec Astrée, elles venoient prendre le frais en ce lieu. D'un autre côté je vis Silvandre qui les suivoit, pensant, à ce que je crois, que Diane ne tarderoit pas à venir les trouver. La curiosité me fit cacher de nouveau sous le buisson ; mais Silvandre voulant se mettre au milieu d'elles, Phylis se retira. J'entendis alors qu'Astrée l'appelloit, & que Silvandre la supplioit de venir ; cependant elle ne venoit point. Silvandre ne put s'empêcher de rire, & Phylis qui l'entendit : «Silvandre, lui dit-elle, ces façons ne me conviennent point, croyez que je m'en vengerai dans l'occasion.» Et le berger continuant à rire : «Poursuivez, ajoutoit-elle, ne cessez point de m'offenser. Je n'aurois jamais cru, interrompit Astrée, que Silvandre que j'ai toujours connu si discret en usât de la sorte avec une bergere. Et vous aussi, belle Astrée, vous êtes contre moi, répondit Silvandre ? j'esperois que vous prendriez mon parti ; mais je veux bien que vous soyez juge de notre differend, pourvû qu'elle vous expose le sujet qu'elle a de se plaindre de moi. Sçavez-vous, dit Phylis, ce que je desire de vous ? c'est que vous ne songiez pas à moi, lors même que vous me verrez. Que nous differons tous deux, répondit le berger ! Et moi je veux dire des choses qui vous feront juger que Silvandre vous est peut être plus acquis que vous ne pensez.» Alors se tournant vers Astrée, il la supplia de faire asseoir Phylis, & quand elle se fut assise, sans lui répondre, il recommença de la sorte :

 «Je crois, Phylis, que vous n'ignorez pas que j'ai entendu parler de l'amitié qui est entre vous & Lycidas. Et pour ne vous point tenir en suspens, c'est de votre bouche même & de celle de Lycidas que je l'ai appris. Rappellez-vous, bergere, l'entretien que vous eûtes avec Lycidas, lors qu'ayant commandé à Hylas de vous raconter ses avantures, vous allâtes avec Astrée le long du bois.» A ce mot elles rougirent, & Silvandre reprenant la parole : «Il suffit que vous sçachiez, Phylis, que je suis instruit de la jalousie de Lycidas, & des causes de cette jalousie. Pourquoi donc, dit ma bergere, avez-vous pris plaisir à nous tourmenter Lycidas & moi ? Bergere, répondit-il, vous m'avez plus d'obligation que vous ne pensez. Que vouliez-vous que je fisse ? M'éviter, repartit, Phylis. Je ne le pouvois, répondit Silvandre, puis que j'avois entrepris de servir Diane, & que vous étiez toujours auprès d'elle ; mais helas, que cette gageure me coutera cher ! Car au lieu de feindre, j'ai aimé serieusement.»

 O, madame, que ces paroles me causerent de joye ! «Comment, dit Leonide, est-il bien vrai que Silvandre aime Diane ?» Elle ne l'ignoroit pas, mais à cause de Pâris elle vouloit en être plus instruite. «Madame, répondit-il, n'en doutez point : une autrefois je vous en dirai davantage ; mais je vous raconterai seulement aujourd'hui, comment je me délivrai de ma jalousie.» Jentendis donc que Silvandre continuoit ainsi : «Ne pouvant vous éviter à cause de Diane, que pouvois je faire ? Vous deviez vous conduire avec plus de circonspection, répondit Phylis, en presence de Lycidas. Mais, dit Silvandre, lors qu'il devint jaloux, vous ne vous en apperçûtes pas vous même ; & lors que sa jalousie eut fait des progrès, si je m'étois retiré de vous, qu'eut-il pensé ? Croyez, Phylis, qu'il étoit plus convenable que je vêcusse avec vous comme j'avois commencé ; puisqu'il a dû connoître par là qu'il n'y avoit point d'intelligence entre nous.»

 A ce mot je m'écriai : «Ah, Phylis, que Silvandre sçait bien aimer, & qu'il est veritable en ses discours !» En même temps je vins me jetter aux genoux des bergeres, qui demeurerent comme ravies. Pour moi j'étois si content de ma fortune, que je ne sçavois comment exprimer ma joye. Enfin m'adressant à Phylis : «Ma bergere, lui dis-je, si votre amour n'a point cedé à ma jalousie, j'espere qu'il triomphera encore de votre ressentiment. Voici ce même Lycidas qui vous a si cruellement offensée par ces injustes soupçons ; mais le voici qui vous crie merci ; pardonnez-lui seulement, & il se soumet à tout ce qu'il vous plaira d'ordonner.» Phylis tourna la tête de mon côté, mais tenant les yeux baissés ; & comme elle ne répondoit rien, Silvandre prit la parole : «Bergere, lui dit-il, j'ai vu Lycidas jaloux sans fondement, vous verrai-je plus vindicative que tendre ? Il n'est plus temps de consulter sur ce que vous avez à faire. Ma sœur, dit Astrée, croyez Silvandre, il ne faut imputer qu'à l'amour la jalousie de Lycidas ; s'il vous a fait une offense, ne l'a-t'il pas bien expiée ?»

 Alors Phylis levant un peu les yeux : Lycidas, me dit-elle, vous m'avez tellement offensée, qu'il me sera bien difficile de n'en pas conserver long temps le souvenir. Cependant puis qu'Astrée le veut ainsi, je vous pardonne, mais je jure que si vous retombez dans la même faute, vous perdrez pour toujours mon affection. Puis élevant sa voix : Avez-vous bien pû, continua-t'elle, douter si aisément de ma bonne volonté ? M'avez-vous connue si legere que vous dussiez penser que je recevois tous ceux qui me regardoient.

 C'est assés, ma sœur, interrompit Astrée, vous ne pouvez lui faire de reproches si cruels, qu'il ne les ait merités. Mais souvenez-vous que c'est ce Lycidas à qui vous avez donné de plus grandes preuves d'amitié que celle qu'il vous demande. Je veux, répond Phylis, après avoir gardé quelque temps le silence, je veux bien oublier sa faute, pourvu qu'il ne me donne jamais lieu de m'en souvenir.»

 Voilà, madame, comment je fus gueri, & comment je me suis reconcilié avec Silvandre, qui est maintenant celui de tous les bergers que j'aime le plus. «Ne craignez-vous point, dit Leonide, qu'il ne vous donne encore de la jalousie ? Cela pourroit être absolument, répondit Lycidas ; mais je compte trop sur Phylis ; & le berger est trop amoureux de Diane, pour me causer desormais aucun ombrage.»

 Ainsi discouroient Leonide & Lycidas, tandis qu'Hylas entretenant Alexis, en devenoit insensiblement amoureux. De son côté Alexis qui avoit entendu parler de son humeur agréable, mettoit tout en usage pour lui donner de l'amour. Elle y réussit si bien, que le berger s'écria tout à coup, en frappant des mains : «C'en est fait belle Phylis, la nymphe vous enleve votre conquête ; & tout ce que je puis c'est de vous donner le congé que je prens pour moi.» Silvandre & Corylas pour lui donner occasion de commencer quelques discours agréables prirent le parti de Phylis : «Quoi berger, lui dit Corylas, vous quittez ainsi la belle Phylis ? Pourquoi n'est-elle pas aussi belle qu'Alexis, répondit froidement Hylas ? Cependant, repartit Corylas, Phylis ne manque pas de beauté. J'en conviens, replique Hylas, mais elle en a moins qu'Alexis, & cela me suffit.» Silvandre voyant que Corylas ne répondoit point, prit la parole : «Ce n'est point défaut de beauté dans Phylis, dit le berger ; c'est inconstance naturelle dans Hylas. Appellez-vous inconstance, dit Hylas, d'arriver lentement au but ? J'ai dessein de m'attacher à la parfaite beauté, je l'ai cherchée jusqu'ici ; je la trouve dans Alexis, & je m'y tiens. Berger, interrompit Alexis, considerez quel est votre engagement ; & combien il me seroit douloureux si vous veniez à me quitter ; ce seroit une preuve que vous n'auriez point trouvé en moi ce que vous cherchez, & que vous y trouvez selon vous.»

 Cependant Adamas entretenoit Phocion, Diamis & Tyrcis, n'oubliant rien pour les amuser, soit qu'il estimât leur vertu, soit qu'il eût resolu de faire épouser Astrée à Celadon. Et comme Tyrcis étoit étranger, il lui proposa de visiter sa maison. Il le prit donc par la main, & chargea Pâris de conduire Hylas & les autres bergers, s'ils avoient la même curiosité que Tyrcis. Hylas donna la main à Alexis, & tous ensemble ils suivirent Adamas. Ils entrerent dans une galerie d'où l'on voyoit d'un côté la plaine, & de l'autre les montagnes. Elle étoit ornée des portraits de divers souverains ; la voute brilloit d'or & d'azur. Hylas que la beauté seule attiroit, fixa ses regards sur un tableau qui representoit deux princesses : «Voilà, dit-il deux têtes charmantes.» Adamas l'entendant prit la parole : «C'est la sage Placidie fille du grand Theodose, & Eudoxe fille de Theodose le jeune que Genseric emmena en Afrique ; toutes deux ont été cruellement persecutées de la fortune. Mais en quoi, dit Tyrcis, la fortune leur a-t'elle été si contraire ? Je vous le dirai en peu de mots, répondit Adamas.» Et s'étant tû quelque temps, il reprit de la sorte :



HISTOIRE
DE PLACIDIE.



 Après la mort de Theodose, la sage Placidie demeura entre les mains de son frere Honorius, & lui sous la tutele de Stilicon. Ce ministre ambitieux osa bien affecter la souveraineté, & pour arriver à la grandeur qu'il desiroit, il songea à executer par la ruse ce qu'il ne pouvoit executer par la force. Il porta donc au plus haut point son autorité, puis il voulut l'affermir en donnant sa fille à Honorius. Il pratiqua ensuite des intelligences secretes avec tous les ennemis de l'empire. Tels étoient les goths, les francs, les bourguignons dans les Gaules ; les vendales & les alains en Espagne ; les huns & les gepides dans la Pannonie ; les anglois & les pictes en Bretagne. Il arriva qu'Alaric roi des goths fondit sur l'Italie avec une armée nombreuse, qu'Honorius ne pouvant lui resister fut obligé de lui demander la paix. Stilicon mécontent du traité fit charger Alaric dans sa retraite ; & quoiqu'Honorius en le faisant mourir eût assés montré qu'il n'avoit point de part à cette perfidie, Alaric vint assieger Rome, & la saccagea entierement.

 Ce qu'il y eut de plus déplorable fut le sort de Placidie ; elle devint la captive de ces barbares ; & si Ataulphe prince du sang d'Alaric, épris de sa beauté, n'eût resolu de l'épouser, elle auroit perdu la vie. Il l'épousa en effet avec la permission d'Alaric, & par là dieu fit bien connoître qu'il avoit compassion de Rome, puis qu'elle eût été rasée sans cette alliance. Mais dès qu'Ataulphe se vit le maître, il reprit le chemin de Rome dans le dessein de la bruler ; il lui sembloit que tant qu'elle subsisteroit, il y auroit toujours des empereurs, & ce nom lui étoit odieux. La sage Placidie découvrit bientôt son dessein ; & pour l'en détourner, elle s'abandonne à la tristesse, elle verse incessamment des larmes. Ataulphe qui l'aimoit éperdument, ne put la voit en cet état, sans lui demander le sujet de son affliction. «Prince, lui dit-elle, j'ai tenté envain de te cacher mes déplaisirs, mais ne pouvant arrêter les maux qui menacent ma patrie, souffre du moins que je les pleure. Tes armes, seigneur, ces armes toujours invincibles, je les vois tournées contre la malheureuse ville qui m'a donné la naissance. Que ne puis-je de mon sang en racheter la ruine ! Mais quel avantage esperes-tu d'en tirer ? Des trésors ? Helas combien t'en laisse la mort d'Alaric ! Et quand une ville déja saccagée en possederoit encore, ces choses sont trop indignes de la grandeur de ton courage. De la gloire ? mais quelle gloire peut être ajoutée à la tienne ? Et y en auroit-il à massacrer un peuple soumis ? L'affermissement de ta domination ? Mais la ruine de l'Italie ne feroit que t'attiter la haine du ciel & de la terre. Ne te seroit-il pas plus avantageux de vivre en bonne intelligence avec mes freres ? Eh ne m'as-tu choisie que pour les haïr, ruiner ma patrie, & mettre mes proches en captivité ? Quelles funestes nôces furent les miennes ! & plût à dieu que le jour où ma ville fut prise, eût été le dernier de ma vie !» A ces mots elle embrasse les genoux d'Ataulphe, & les arrose de ses larmes. Le prince en fut attendri, & la relevant lui dit : «Cesse tes pleurs, je te donne ta ville & ta patrie, & pour te montrer combien ta satisfaction m'est chere, je te jure que jamais je ne tournerai mes armes contre tes freres, & qu'à ta consideration je serai leur ami.»

 Ataulphe fait la paix avec Honorius, & quittant l'Italie, il s'en retourne dans les provinces qui avoient été abandonnées à Alaric. Mais ses sujets qui ne respiroient que la guerre, le firent enfin mourir dans une sedition. La mort du roi n'abattit point le courage de la généreuse Placidie ; elle fit élire un grand prince d'entre les gots sur qui elle comptoit ; il s'appelloit Sigeric. Celui-ci reconnoissant l'obligation qu'il avoit à la sage Placidie, fit alliance avec les empereurs romains, ce qui le fit massacrer aussi comme Ataulphe. Après Sigeric, elle fit élire Wallia sage & grand capitaine. Celui-ci pour éviter le malheur des deux rois qui l'avoient précedé, feignit d'abord qu'il étoit le plus grand ennemi de l'empire, & de la sage Placidie. Il déclare la guerre à son frere, & l'empereur averti sous main publie qu'il prépare contre les goths une armée nombreuse. Les goths furent tellement épouvantés de ces bruits, à l'aide de Wallia, qu'ils demanderent la paix ; elle fut conclue, & l'Italie assurée enfin du côté des goths. Placidie voulut s'y retirer ; on la reçut comme un grand capitaine, à qui l'on auroit décerné tous les honneurs du triomphe ; & son frere Honorius resolut de la marier avec Constance qu'il vouloit associer à l'empire, afin de laisser Placidie après lui maitresse des états qu'elle avoit conservés si long temps, & avec tant de prudence.

 Honorius, après avoir donné sa sœur à ce vaillant capitaine, l'envoye en Espagne avec une grande armée contre les alains, les sueves, & les vandales qui l'occupoient presque entierement. Constance vainquit d'abord les alains, dont il tua le roi nommé Acaces, & soumit ensuite les sueves. Il auroit chassé de la Betique les vandales sans un certain Actolus qui s'étoit revolté à Rome, pour se faire déclarer empereur, & qui fit abandonner l'Espagne à Constance, pour venir combattre ce seditieux. Il vint donc à Rome, le prit, & l'enferma dans l'Hippodrome. Pour prix de tant de succès Constance est associé à l'empire, & déclaré auguste ; & la fortune mettant le comble à ses faveurs, lui donne deux enfans de sa chere Placidie, Valentinien & Honorique. Voici le portrait du premier vis à vis d'Eudoxe sa femme, & celui d'Honorique auprès d'Attila qu'elle suivit en Pannonie, après l'avoir épousé.

 Cependant Constance vint a mourir dans le temps même qu'il assembloit une grande armée pour soumettre entierement l'Espagne. Il y avoit alors dans l'armée un sage & vaillant capitaine nommé Ætius, dont nous en particulier, & tous les gaulois en général ne peuvent assés se louer, Il a fait long temps la guerre dans les provinces voisines, sans que nous ayons reçu de ses armes la moindre incommodité ; c'est pour cela que j'ai été curieux d'avoir son portrait. Je l'ai mis auprès d'Attila ce fleau de Dieu qu'Ætius chassa des Gaules. Honorius jetta les yeux sur lui pour achever l'entreprise d'Espagne, & cela par l'avis de Placidie.

 Ætius voulant passer en Espagne, trouva que les bourguignons tentoient de se saisir du pays des heduois, & des sequanois, & que les francs avoient passé le Rhin, pour s'établir dans les Gaules, sous la conduite de Pharamond leur roi. Il fut donc contraint de leur faire tête, avant que de passer outre ; à quoi il reussit avec tant de bonheur, qu'il renvoya les bourguignons au lieu d'où ils étoient partis, & contraignit les francs de repasser les rives du Rhin, où ils s'établirent pourtant après plusieurs combats. Ces victoires affoiblirent Ætius, & lors qu'ils fut en Espagne il trouva que les forces des ennemis étoient bien superieures aux siennes. Il crut devoir temporiser, & ne rien hazarder mal à propos.

 Mais Honorius frappé des premiers succès d'Ætius, le soupçonna de s'entendre avec les ennemis de l'empire. Ce prince étoit timide, & n'avoit pas la moindre experience dans l'art militaire ; & mesurant tout aux évenemens heureux de l'empire de Theodose, ou de Constance, il prit ombrage des lenteurs d'Ætius, il le rappella, & lui donna Castinus pour successeur. Castinus étoit ami d'Ætius : celui-ci lui donna les meilleures instructions qu'il put, il lui ouvrit tous ses desseins, & les moyens de les executer. Cependant il revint à Rome, & connoissant la défiance de l'empereur, il se sauva en Pannonie parmi les huns & les gepides ; il choisit cette nation par préference, parce qu'elle étoit à peine connue des romains, & qu'il auroit justifié les soupçons de l'empereur, s'il s'étoit retiré vers les francs, les bourguignons, les goths, ou les vandales.

 Placidie ne pouvant souffrir la mauvaise administration de son frere, se retire à Constantinople vers son neveu Theodose. Et comme cette princesse étoit infiniment aimée, & que le jeune Valentinien commençoit à donner de grandes esperances, plusieurs des senateurs & des chevaliers mirent leurs enfans auprès de lui : Ursace entr'autres fils d'un des principaux chevavaliers, je nomme celui-ci, parce qu'il vengea dans la suite la mort de Valentinien.

 «Mon pere, interrompit Silvandre, si vous parlez de cet Ursace qui tua Maxime, personne n'en peut dire plus de particuliarités que moi ; j'étudiois chés les massiliens, lors que son vaisseau échoua sur une côte, où sans le secours que nous lui donnâmes il seroit mort avec Olimbre son ami.»

 C'est de lui même que je parle, dit Adamas ; & je suis persuadé que cette troupe sera ravie d'entendre ce que vous en sçavez, après que j'aurai fini l'histoire de la sage Placidie. Ætius ne demeuroit pas inutile en Pannonie, il songeoit à la vengeance, qui a toujours tant d'attraits. Comme il avoit un grande reputation, il persuada ce qu'il voulut à ces barbares, en leur representant avec quelle facilité ils pouvoient entreprendre sur l'Italie, & de quels trésors ils pourroient s'emparer. Ces peuples ne desiroient rien tant que de changer de demeure ; déja ils s'apprêtoient de fondre sur l'Italie, mais dieu détourna cet orage par la mort d'Honorius. Ætius en ayant reçu la nouvelle, changea incontinent de dessein, & fit entendre à ces barbares qu'il étoit nécessaire qu'il allât à Rome, pour voir la disposition des esprits.

 Il y vint donc, & fit prendre le titre d'empereur au premier secretaire d'Honorius avec qui il avoit toujours été en bonne intelligence, & sous son nom il disposoit de tout. Theodose qui n'approuvoit point ce choix déclare Valentinien empereur d'Occident, & tout de suite il envoye sous la conduite d'Artabure une puissante armée en Italie. Artabure avoit une experience consommée ; mais une tempête le jetta sur la côte de Ravenne, où son vaisseau se brisa contre un écueil. Tout ce qu'il put faire, fut de gagner le rivage, où il fut arrêté incontinent, & conduit prisonnier à Ravenne. Le reste de l'armée avoit été écarté en divers lieux. Mais Aspar fils d'Artabure qui avoit accompagné son pere, & qui montoit un autre vaisseau, recueillit ce qu'il put de l'armée, descendit à terre pendant la nuit, & par un espece de miracle il fut conduit dans Ravenne avec toutes ces forces par un acqueduc. Dès que le jour parut, il s'assura de la personne du nouvel empereur, lui fit trencher la tête au milieu de la place, & délivra son pere.

 Presqu'en même temps la sage Placidie arriva à Ravenne avec le jeune empereur son fils ; où peu de jours après tout lui réussit au gré de ses desirs. Castinus venoit d'Espagne à grandes journées, ignorant ce qui s'étoit passé. Placidie en étant avertie, envoye Artabure pour l'empêcher de joindre ses forces avec celles d'Ætius. Artabure le rencontre à Verceil, lui donne la bataille, défait son armée, & le mene prisonnier à Ravenne. Et comme si le ciel eût voulu d'abord affermir l'empire de Valentinien, Ætius qui attendoit à Rome les forces de Castinus, & celles des huns & des gepides, fut pris par les partisans d'Honorius, & conduit à Ravenne entre les mains de Placidie.

 Ce fut en cette occasion que Placidie montra tout à la fois sa prudence & sa generosité ; au lieu de faire mourir ces deux grands hommes, elle tâcha de les gagner à Valentinien : pour Castinus, elle ne l'aimoit pas beaucoup, mais elle crut devoir le ménager par consideration pour Ætius qui l'aimoit, & dont elle connoissoit le jugement, l'experience & la valeur. Elle fit donc enfermer Castinus dans l'hyppodrome, d'où elle le tira peu de temps après, pour obliger davantage Ætius. Elle retablit celui-ci dans ses premieres charges, elle fait ensorte que Valentinien le déclare patrice, & l'envoye dans les Gaules contre les differentes nations qui les occupoient. Avant que de partir il rendit preuve de sa fidelité, en faisant rebrousser chemin aux huns qui venoient en Italie. A peine est-il arrivé dans les Gaules qu'il délivre Archilla que Thieri tenoit assiegée ; puis se tournant contre les bourguignons, il les repousse dans les limites que l'empereur leur avoit assignées. Pour les francs, ne pouvant empêcher qu'ils ne fissent quelques progrès sous leur roi Clodion, il leur donna tant d'inquietudes, qu'ils ne gagnerent alors que peu de terrain sur les bords du Rhin.

 Jusqu'ici tout réussissoit à la sage Placidie, & à lempereur son fils. Mais Boniface gouverneur d'Afrique qui avoit une haine mortelle pour Castinus, & par consequent pour Ætius, ne put souffrir l'autorité de celui-ci ; il refusa de revenir à Rome ; & Placidie envoya contre lui une puissante armée, sous la conduite de Mahortius. Elle fut battue par Boniface ; & Sisulphus sage & vaillant capitaine dont vous voyez le portrait sous celui de Valentinien, ayant été envoyé à sa place, il se saisit d'abord de Cartage, & contraignit Boniface de se sauver en Mauritanie. Boniface ne s'y trouvant point encore assuré appelle Genseric roi des vandales qui pour lors occupoient la Betique, & lui propose de partager l'Afrique avec lui. Genseric accepte ce parti ; il passe en Afrique avec sa femme & ses enfans ; mais il apprit bientôt à Boniface combien peu l'on doit se fier à des barbares. Il commence par se saisir de la Mauritanie, puis il reduit Boniface entre des montagnes inaccessibles, & traite avec les romains, à condition qu'ils lui laisseroient ce qu'il avoit enlevé à Boniface.

 Valentinien y consent, & sur la foi de la paix nouvellement faite avec le vandale, il rappelle le vaillant Sisulphus, pour s'en servir dans l'Italie & dans les Gaules. Mais Genseric ne lui fut pas plus fidele qu'il l'avoit été à Boniface. A peine Sisulphus fut en Italie avec toutes ses legions, que le vandale se saisit de Carthage, & chassa les romains de toute l'Afrique. Il sembla qu'alors dieu voulût transporter les peuples de l'Europe d'une region à une autre region. La domination des vandales commença en ce même temps dans l'Afrique ; celle des visigots en Espagne, car ils prirent la place des vandales ; celle des anglois dans la grande Bretagne, & celle des francs dans les Gaules. C'est ainsi, sages bergeres, que dieu change comme il lui plait les royaumes & les empires.

 Or la sage Placidie, à qui son grand âge ne permettoit plus de soutenir le poids des affaires, resolut de faire épouser à Valentinien la fille de son neveu Theodose ; elle l'engagea donc à faire le voyage de Constantinople, où les noces furent célébrées avec une extrême satisfaction pour Theodose & Placidie ; pour Theodose, parce qu'il voioit sa fille imperatrice ; & pour Placidie, parce qu'elle sentoit bien que cette alliance seroit d'un grand secours à Valentinien contre ses ennemis. En effet Theodose envoya avec sa fille Eudoxe une grande armée pour servir Valentinien au besoin, & Placidie mourut presqu'aussitôt que Valentinien fut revenu en Italie.

 Adamas finit de la sorte, & tous les bergers admirant la vertu de Placidie consideroient particulierement tous les traits de son visage ; mais Alexis qui avoit été frapée de ce que Silvandre avoit dit de la belle Eudoxe, desiroit de sçavoir s'il avoit entendu raconter cette histoire, comme elle l'avoit aprise de la bouche d'Ursace même, ainsi qu'elle avoit commencé de dire à Leonide, lors qu'Adamas les avoit interrompues. Elle pria donc tous bas la nymphe d'engager Silvandre à s'acquiter de sa promesse : qu'aussi bien il étoit tard ; & qu'Adamas ne permettroit à ces vieux bergers de partir que le lendemain. Leonide somma le berger de sa parole, & comme il s'excusoit sur le peu de jour qui restoit, Adamas lui répondit qu'il vouloit jouir de leur compagnie pour tout ce jour.

 Diamis, Phocion, & Tyrcis firent quelque difficulté ; mais Hylas se tournant vers le druide : «Je suis d'avis, dit-il, que ceux qui voudront se retirer, se retirent, & qu'il soit permis de demeurer à ceux qui le voudront. Pour moi, ajouta-t'il, je resterai bien volontiers, & surtout tant qu'Alexis y restera.» Adamas sourit à ce discours. Après avoir remercié Hylas de sa bonne volonté au nom de sa fille, il se tourna vers les autres bergers, & les pria de sorte qu'ils ne purent lui resister davantage. Il fit en même temps apporter des sieges, & chacun s'étant placé, Silvandre commença en ces termes.

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LIVRE DOUZIÈME.



 Sage Adamas, & vous grande nymphe, quoique je paroisse devant vous en habit de berger, & que je vive dans le hameau de ces bergers qui m'entendent, ce n'est pas que j'aye été élevé pour mener la vie pastorale. On m'envoya dès l'enfance aux écoles des massiliens, où je finis mes études, & où j'appris tous les exercices convenables à un jeune homme. Quelquefois nous nous assemblions sur le bord de la mer, où nous prenions differens amusemens. Un jour d'été que nous étions cinq ou six, & que nous avions resolu de nous baigner, nous sortîmes de la ville, & prenant le côté de la Ligurie nous cherchions la pointe d'un rocher d'où nous avions coutume de sauter la tête la premiere. Mais lors que nous quittions nos habits, après avoir monté cet écueil, un orage qui survint nous empêcha de continuer. C'étoit une chose épouvantable, que d'entendre le mugissement de la mer, & de sentir l'èbranlement du rocher. Nous resolumes d'attendre que l'orage fût passé, pour voir si nous ne pourrions point secourir quelque vaisseau surpris de la tempête ; & pour nous garantir de la pluye, nous nous cachâmes dans le creux du rocher, où nous avions accoutumé de mettre nos habits, quand nous nous baignions. Bientôt l'orage s'étant dissipé, nous remontâmes sur le haut de l'écueil, & quelqu'un de nous s'écria dans le moment : «Voiçi deux vaisseaux que le vent brisera contre notre rocher, si dieu ne les favorise.» Le vent étoit si impetueux, que ces vaisseaux furent bientôt à la portée de notre vue. Ils n'avoient plus ni voiles, ni antennes, ni mât. Le vent nous apportoit les cris de ceux qui étoient à genou sur le tillac & sur la poupe, élevant leurs mains au ciel. Un tourbillon les poussa heureusement contre notre rocher, où ils se briserent. Les uns en voulant prendre le rocher tomboient dans la mer, les autres nageoient sur des planches ; mais la plûpart se noyerent. Ce qui excita davantage ma compassion, ce fut des femmes, qui n'avoient d'autre ressource que leurs cris ; je me deshabillai à l'instant, & je sautai dans la mer.

 Lors que je fus revenu sur l'eau, j'apperçus deux femmes que leurs robes soutenoient encore un peu, & qui se tenoient embrassées. J'en pris une par les cheveux, & je les tirai toutes deux à bord ; ensuite je courus à deux hommes dont l'amitié m'avoit attendri ; l'un d'eux sçavoit nager, & portoit l'autre sur son dos ; déja ils s'étoient enfoncés plusieurs fois ; mais enfin en leur donnant de temps en temps du pié, je les poussai contre terre. Mes compagnons imitant mon exemple en sauverent plusieurs. Pour moi je crus devoir prendre un soin particulier de ceux que j'avois sauvés du naufrage. Ils nous demanderent nos noms, & quand je leur eus appris que je me croyois segusien : «Ciel, s'écria l'un d'eux, les segusiens sont destinés à nous conserver la vie.» Nous allâmes dans la ville voisine leur chercher des habits ; & ces deux hommes furent reçus humainement en diferentes maisons. J'emmenai chés moi les deux que j'avois sauvés, & parce qu'ils ne vouloient point quitter les deux femmes qui me devoient aussi la vie, je les conduisis chés un riche bourgeois, avec qui j'avois une étroite familiarité, & que je connoissois humain & genereux. L'un de ces hommes s'appelloit Ursace, & l'autre Olymbre, tous deux des meilleures maisons de Rome. Ils y envoyerent incontinent pour avoir de l'argent & des domestiques ; cependant ils ne vouloient point que je les quittasse ; j'en étois ravi, parce que leur conversation étoit extrêmement agréable. Un jour enfin que j'étois seul dans leur chambre, je les suppliai de me dire, pourquoi, lors qu'ils avoient sçu que j'étois segusien, ils avoient dit que les segusiens étoient destinés à leur sauver la vie. Le plus âgé me répondit ainsi :



HISTOIRE
D'EUDOXE, DE VALENTINIEN,
ET D'URSACE.



 Silvandre, il est bien juste que vous sçachiez à qui vous avez sauvé la vie ; & nous aurions prévenu vos desirs, si nous n'avions interêt à n'être pas connus. Mais après ce que vous avez fait pour nous, nous sommes en droit de compter sur votre discretion.

 Sçachez donc que le jeune Theodose épousa Eudoxe fille de Leontius Philosophe Athenien, à cause de sa beauté & de sa vertu. Theodose n'en eut qu'une fille, à qui il donna le nom de son épouse qu'il aimoit éperdument. Elle fut appellée Eudoxe, & cette jeune princesse effaça bientôt la beauté de sa mere. En ce même temps Placidie s'étoit retirée à Constantinople, emmenant avec elle Valentinien & Honorique. Je fus donné jeune à Placidie pour être nourri avec son fils, cõme plusieurs autres enfans des chevaliers & des senateurs romains ; & lors qu'elle quitta l'Italie, j'avois conçu tant d'attachement pour Valentinien, & lui tant de goût pour moi, que nous ne pouvions nous séparer.

 L'empereur Theodose resolut de donner sa fille à Valentinien, & l'empire après la mort d'Honorius qui n'avoit point d'enfans. La sage Placidie sentoit combien ce mariage étoit avantageux à son fils ; mais toute belle qu'étoit Eudoxe, il ne put jamais l'aimer ; cependant pour ne pas déplaire à Placidie, il resolut de feindre. Pour moi, je l'avouerai, j'en devins si amoureux, que je n'ai pû rompre mes chaînes. En même temps on mit auprès d'Eudoxe une jeune grecque d'une naissance illustre. Elle étoit si belle, qu'elle ne le cedoit qu'à Eudoxe ; elle s'appelloit Isidore. A peine Valentinien eut jetté les yeux sur elle qu'il en devint éperdument amoureux. Mais Isidore qui sçavoit la volonté de Theodose, loin d'écouter Valentinien, le rebuta peut être avec trop de rigueur, & lui déclara que s'il persistoit, elle en avertiroit Theodose & Placidie. Ce jeune Prince, pour ne leur point déplaire, cacha si bien ses desirs, qu'Eudoxe & moi fûmes les seuls qui nous en apperçûmes.

 Cependant mon affection croissoit de jour en jour, & je ne perdois pas une occasion d'être auprès d'Eudoxe. Je me souviens qu'un jour se promenant dans une galerie, elle s'arrêta à considerer un Icare qui tomboit dans la mer. «Ursace, me dit-elle (car tel est mon nom) que signifient ces plumes éparses, & cet homme qui tombe d'en-haut ? Madame, lui répondis-je, c'est un jeune hõme qui plein d'un genereux courage voulut voler plus haut que son pere, que vous voyez au dessous de lui, & qui fut contraint de tomber, parce que le soleil fondit la cire qui attachoit ses aîles. Eh quoi, me dit-elle, vous louez cette action ? Oui, Madame, & je ne refuserai jamais d'acheter une gloire semblable au prix de ma vie. Vous l'estimez donc bien peu, repartit Eudoxe ? C'est, lui repliquai-je, qu'il y a des choses que j'estime plus que la vie : telles sont l'honneur & l'amour. Qu'est ce que l'honneur, me dit-elle ? C'est une opinion, répondis-je, que nous laissons de nous & de notre courage ; & l'amour est un desir de posseder quelque chose de grand. Ainsi, madame, je mourrois volontiers dans une action genereuse pour la gloire qui m'en reviendroit ; ou en vous servant, pour l'affection que je vous porte.»

 Eudoxé étoit trop jeune encore pour entendre ce langage ; mais elle devint avec l'âge plus sçavante, & moi plus amoureux. La premiere fois qu'elle me soupçonna de l'aimer serieusement, fut un jour que s'étant endormie sous un ombrage frais, dans les jardins de l'empereur, où nous étions presque tous, elle fut piquée à la lévre par une abeille. Au cri qu'elle fit, nous accourumes, & Valentinien dit que je la guérirois, si elle le vouloit. J'approche donc ma bouche de la sienne ; mais elle me repousse soudain ; cependant comme la douleur augmentoit, elle me permit de faire mon enchantement. Je dis donc les paroles sur sa lévre ; mais quand je la pris entre les miennes, & qu'en suçant, je la pressai un peu, j'avoue que si l'on pouvoit mourir de joye, Ursace ne seroit plus. «Madame, lui dis-je, votre douleur passera bientôt, mais j'en aurai tout le mal ; ah, si je pouvois aussi bien me donner tous ceux que vous devez jamais ressentir, soyez assurée que vous n'en ressentiriez jamais. Madame, dit Isidore en souriant, si vous aviez autant de bonne volonté pour lui, il faudroit qu'à votre tour vous lui ôtassiez le mal qu'il vous a pris. J'aime mieux, répondit Eudoxe, lui être obligée, que s'il me l'étoit ; d'ailleurs ce seroit toujours à recommencer. Il est vrai, madame, ajoutai-je, & puis mon mal n'est plus à la lévre, il a passé au cœur.» Elle feignit de ne me point entendre, & sans Isidore qui étoit près de nous, je lui en aurois dit davantage.

 Mais je passe le commencement & les progrès de mon amour, & je vous dirai seulement ce qu'il est plus necessaire que vous sçachiez. Je resolus enfin de lui déclarer ma passion, & voici l'occasion que la fortune m'en presenta. Pour aller aux jardins de l'empereur situés à Calcedoine en Asie, il ne faut que passer le Bosphore. Eudoxe aimoit à s'y promener ; & je l'y accompagnois toutes les fois qu'il m'étoit permis ; heureux quand je pouvois dans toute une journée lui cueillir une fleur ! car je sçavois qu'en amour les petits services, s'ils sont réiterés souvent, font plus d'impression que des services importans, mais rares. Un jour que Valentinien avoit suivi Eudoxe en ce lieu, à cause d'Isidore, celle-ci se trouvant fatiguée entra dans un cabinet pour se reposer. Valentinien l'y suivit bientôt, feignant d'être las ; alors Isidore en voulut sortir, mais il la retint par sa robe. Eudoxe le remarqua, & ne put s'empêcher de sourire en me regardant. Je souris comme elle, & m'en ayant demandé le sujet : «C'est, répondis-je, parce que Valentinien vous quitte pour Isidore. Ursace, me dit-elle, n'en feriez-vous pas de même ? Vous le devriez du moins, puis qu'il y a plus d'apparence qu'elle doive être servie de vous que de Valentinien. J'en conviens, madame, repartis-je, mais j'aimerois mieux faire une faute contraire à celle de Valentinien. Comment l'entendez-vous, répondit-elle ? Je veux dire, continuai-je, que j'aime mieux mourir d'amour pour vous, que de servir Isidore. Pour moi, reprit Eudoxe ? Et que pensez-vous dire, Ursace ? Que j'aime mieux mourir en vous adorant, que de vivre aimé d'Isidore, lui répondis-je, & que la grande inégalité qui est entre nous n'a pû m'ôter ce desir, depuis le jour qu'il me fut permis de vous voir.

 Parlez-vous serieusement, dit Eudoxe, en me lançant un regard severe ? Madame, repliquai je, je jure par le service que je vous dois, que je ne proferai jamais de paroles plus veritables, & que cette extrême passion ne changera jamais, de quelque rigueur que vous m'accabliez. Ursace, me dit-elle, je vous voyois avec plaisir ; mais puis que vous avez oublié ce que vous me deviez, souvenez-vous que si jamais vous me tenez un pareil langage, je vous ferai repentir de votre témerité. Madame, lui répondis-je, si je ne craignois d'être apperçu, je me jetterois à vos genoux, pour vous demander pardon de cette offense ; mais vos menaces, permettez-moi de le dire, ne peuvent rien sur moi. Tout ce que je puis, c'est de me taire & de mourir d'amour pour la belle Eudoxe. Je vous jure donc que je ne vous tiendrai plus de ma vie ces discours qui vous ont offensée ; mais souvenez vous seulement que toutes les fois que je vous dirai bon jour, ce sera vous dire que je meurs d'amour pour vous ; & qu'en vous donnant le bon soir, ce sera comme si je vous disois : Jusqu'à quand ordonnerez-vous que je sois malheureux ? & combien encore durera votre rigueur ? Et pour commencer, ajoutai-je froidement, permettez que je prenne congé de vous, & que je vous donne le bon soir.» A ce mot, je fis une grande reverence, & me retirai, de peur que ces deux mots ne me fussent interdits. Cependant je m'apperçus qu'en se tournant de l'autre côté, elle avoit souri : ce qui ne me donna pas une petite esperance.

 Je vêcus de la sorte plus de six mois, sans qu'Eudoxe daignât recevoir mon affection ; je vainquis enfin : car que ne peut la perseverance en amour ? Un matin que Valentinien la conduisoit au temple, je m'avançai, & lui faisant une grande reverence, je lui dis : «Bon jour, madame.» Elle sourit, & se tournant vers moi, «Vos bons jours, Ursace, me dit-elle, sont reçus de bon cœur.» Dieux ! quelle fut ma satisfaction ! Dès ce jour elle permit qu'en particulier je la nommasse ma princesse, & elle m'appelloit son chevalier.

 Pendant que nous vivions de la sorte, Honorius mourut sans enfans ; & Theodose qui vouloit faire empereur d'Occident son cousin Valentinien, resolut de l'y envoyer avec sa mere Placidie. Je feignis de vouloir la suivre en ce voyage, mais en effet je ne desirois que de rester à Constantinople auprès d'Eudoxe. Le desir de la gloire m'attiroit en Italie, mais l'amour plus fort me retenoit à Constantinople, car Eudoxe m'aimoit presqu'autant que je l'aimois. Lors que je cherchois des excucuses, on annonça à l'empereur qu'une armée nombreuse venoit l'attaquer ; & ces nouvelles me firent demeurer avec plusieurs autres que leur devoir auroit obligés à partir. Je ne vous dirai point où alla Valentinien, vous le sçavez sans doute, & qu'après avoir mis ordre aux affaires, il revint à Constantinople. Theodose l'y reçut, comme s'il avoit été son fils, & soudain à la sollicitation de Placidie qui étoit demeurée en Italie, le mariage de la belle Eudoxe fut conclu avec Valentinien. Je fus si combatu de crainte & de regret, que sans Eudoxe j'aurois succombé. De son côté elle souffroit infiniment à se voir entre les mains d'un prince qui ne l'aimoit point, mais elle surmonta ce déplaisir par sa fermeté. Et parce qu'elle sentoit bien en quelle peine je vivois, elle m'admit dans son cabinet, en presence de la seule Isidore, & me dit, en me permettant de lui baiser la main : «Vous plaindrez-vous éternellement de moi ? & douterez-vous toujours de mes sentimens pour vous ?

 Ma princesse, lui dis-je, si vous n'aviez accoutumé de m'accorder plus de faveurs que je n'en merite, vous auriez raison de me faire cette demande, maintenant que je reçois celle-ci. Mais pourquoi ne me plaindrois-je point de la fortune, qui me montre un bien qu'elle pouvoit me donner, & qu'elle donne à un autre qui le merite moins que moi, si on pouvoit le mériter par un extrême amour. Vivez heureux, me dit-elle. Ursace possede tout ce qu'une extrême affection peut obtenir de moi ; le reste c'est le devoir qui le donne : pourquoi donc vous plaindre de la fortune ? Pourquoi, lui repliquai-je, ne m'en plaindrois-je pas, puis qu'elle m'a toujours privé du seul bien que je desirois ? Comment, dit-elle, vous ne m'avez aimée, que pour obtenir ce que mon devoir me défend ? Mais comment avez-vous pû m'aimer, si vous aviez de moi si mauvaise opinion ? Je lui répondis en soupirant : Ma belle princesse, je vous aime plus que vous ne voulez, plus même que la raison ne le veut, je l'avoue. Mais qui pourroit vous aimer autrement ? Cependant si l'amour avoit plus de pouvoir sur vous, ce devoir que vous m'opposez en auroit moins, & le trop heureux Valentinien possederoit ce qu'il recherche, & moi je possederois ce que je desire. Ah, me dit-elle, si vous sçaviez tout ce que je ressens, & quelle violence je me fais, vous seriez persuadé que l'amour a sur moi tout l'empire qu'il peut avoir sur un cœur. Mais souvenez-vous quelle je suis née, & à quoi ma naissance m'oblige. Si la fortune m'avoit fait naître comme ma mere d'un philosophe Athenien, je pourrois disposer de moi, mais étant fille d'empereurs, ne suis-je point obligée à leur obéir ? Et ne sçavez-vous pas que c'est la raison d'état qui fait les mariages des princesses ? Lors que je vous aimai, ce fut avec cette resolution que Valentinien seroit mon époux ; vous-même vous avez eu sans doute les mêmes sentimens, quand vous avez jetté les yeux sur moi. Qui peut donc vous affliger maintenant ?

 Vous pensez donc, madame, interterrompis-je, que l'amour est sujet aux loix du devoir. O dieux ! que vous & moi nous sommes trompés ! vous qui avez crû aimer, & moi qui croyois être aimé de vous.» Et là m'arrêtant un peu, je repis de la sorte, lors que je vis qu'elle vouloit prendre la parole : «Madame, les loix d'amour sont bien differentes de celles que vous proposez. Si l'inégalité qui est entre nous ne m'a point empêché d'élever mes yeux jusqu'à vous, elle ne doit pas vous empêcher de baisser les vôtres jusqu'à moi. Vous dites qu'en commençant de vous servir, je sçavois bien que Valentinien seroit votre époux, ah, madame, je crus que je pourrois le supporter ; mais maintenant que mon affection n'y peut consentir, que m'oposerez-vous que la foiblesse de votre amitié qui ne s'est point accrue ? Quoi, vous refuserez à mon amour des faveurs que vous accorderez à qui ne vous aime point ?»

 Isidore qui entendoit une partie de nos discours, & qui vouloit nous favoriser, dans l'esperance de rompre le mariage d'Eudoxe avec Valentinien, se retira peu à peu dans un cabinet où elle s'endormit. La princesse étoit si attentive à mes discours, qu'elle ne s'apperçut de rien. Elle demeura quelque temps sans me répondre : «Que puis-je faire, me dit-elle enfin ? Que deviendrai-je, si je n'épouse Valentinien ? & si je l'épouse, dieux, à quel supplice je me vois destinée !» A ce mots elle garde le silence, & verse des larmes. Ce silence & ces larmes m'enhardirent, je m'approchai d'elle, & feignant de lui soutenir la tête, je lui baisai les yeux & la bouche qu'elle tint long temps sur la mienne ; je lui mis ensuite une main dans le sein, mais avec tant de transport, que je tremblois comme un roseau agité par le vent. J'allois devenir plus temeraire, quand je vis que cette privauté ne m'étoit point interdite ; mais elle me dit : «Si vous m'aimiez, vous seriez content de ce que je vous ai permis ; si pourtant cela ne vous suffit pas, je consens à tout, à condition que j'aurai un poignard nud à la main pour me percer dans le moment, & me punir moi-même du crime que j'aurai commis.» Ces paroles me rendirent si confus, que me jetant à ses genoux je lui protestai de ne lui demander jamais d'autres preuves de son amour, que celles qu'elle venoit de me donner. En même tems Isidore qu'Eudoxe avoit appellée me conduisit par un escalier dérobé, dans la cour.

 Voilà en quels termes j'étois, lors que Valentinien épousa cette belle princesse, qu'incontinent il emmena en Italie. Heureusement j'eus la permission de suivre Ariobinde que l'empereur envoyoit à Valentinien avec une armée, pour le secourir contre les barbares, qui de toutes parts venoient ravager l'empire. Nous reçumes en Sicile la nouvelle de la mort de Theodose, & j'accompagnai à Rome celui qu'Ariobinde envoyoit pour en faire part à Eudoxe. J'y fus reçu avec tout l'accueil que je pouvois desirer ; cependant Valentinien apprit qu'Attila s'étoit emparé de la Gaule. Quelque difficile qu'il me fût de quitter la belle Eudoxe, il fallut partir, car quelle opinion auroit-on eu de mon courage, si j'étois resté à la cour, tandis que toute la jeunesse se rendoit à l'armée d'Ætius que Valentinien avoit renforcée, pour arrêter les progrès d'Attila. Je demandai mon congé à l'imperatrice : «Souvien-toi, me dit-elle en m'embrassant, de revenir bientôt, & de m'être toujours fidele.»

 Cependant Valentinien crut qu'en mariant Isidore, il en viendroit plus aisément à bout. Il la fit donc épouser à Maxime chevalier romain, & qui avoit été deux fois consul. Mais quelques jours après, Valentinien ayant voulu sonder le cœur de la sage Isidore, il la trouva plus opposée à ses desirs qu'auparavant. Ces refus ne firent que l'irriter. Un jour que Maxime avoit perdu jusqu'à sa bague, en jouant avec le prince, il feignit d'avoir quelque affaire d'importance, & laissa un des siens à sa place pour jouer avec Maxime jusqu'à ce qu'il se fût acquitté. En même temps il envoye vers la sage Isidore de la part de son mari, pour lui commander de venir chés l'imperatrice, & pour marque on lui montra la bague. Isidore trompée suivit le messager ; elle fut conduite en des lieux où l'empereur l'attendoit ; il la prit incontinent par la main, & la porta malgré elle dans un cabinet dont il ferma la porte. «Belle Isidore, lui dit-il, vous serez étonnée sans doute que je vous en aye imposé de la sorte ; mais quand vous considererez quelle est la grandeur de mon amour, & combien il a duré malgré tout ce que j'ai pû me dire à moi-même, malgré toutes vos rigueurs : j'espere que vous me pardonnerez, & que devenue enfin sensible, vous ne differerez pas plus long temps mon bonheur. J'ai pour moi mon amour, ma qualité d'empereur, cette bague même qui vous fait assés comprendre que Maxime ne s'oppose point à mes desirs.» A ces mots il voulut l'embrasser ; mais Isidore sentant qu'en l'état où elle étoit, elle avoit besoin d'une grande prudence, se contenta de le repousser doucement, & le supplia de l'écouter. «Seigneur, lui dit-elle, je vous avouerai que ma surprise est extrême, quand je me vois seule auprès de vous en ce lieu écarté ; mais je me rassure, en ce que je suis persuadée que vous n'entreprendrez rien contre votre devoir, & contre ma volonté. Je n'oublie pas que je suis entre les mains du genereux Valentinien, du fils de l'empereur Constance, & de la sage Placidie. Qu'aurois-je à craindre d'un prince aussi accompli que vous ? Votre puissance est égale partout, & n'a d'autres bornes que votre volonté ? mais si cette volonté m'est acquise, seigneur, comme vous me l'avez juré tant de fois, puis-je craindre qu'elle aille plus loin que je ne le voudrai ? J'avoue que je ne puis concevoir que l'on m'ait conduite en ce lieu, du consentement de Maxime. J'en suis indignée, comme je le dois ; il est indigne d'avoir Isidore pour épouse ; mais Isiore n'en sera pas plus disposée à rien faire dont elle puisse rougir.

 Seigneur, je ne vous demande point ce que vous prétendez, le perfide dont je vois la bague le sçait assés, & vos discours ne me le font que trop entendre ; mais souvenez-vous, seigneur, de ce qu'est une femme deshonorée ; souvenez-vous que vous insultez à une personne que vous dites que vous aimez. Si vos discours sont veritables, vous m'aimez en effet ; & si vous m'aimez, que pouvez-vous desirer de plus, sinon que je vous aime ? Vous avez été votre maître jusqu'ici : continuez à l'être. Rappellez-vous les faveurs dont le ciel vous a comblé. Il vous a conduit comme par la main sur le thrône ; il vous a délivré de vos ennemis, il vous a suscité des amis puissans. Tant de graces demandent toute votre reconnoissance, & vous voulez les payer par la plus noire ingratitude, & vous en priver pour jamais.

 Dieu puissant, plus tôt qu'à mon occasion, ton couroux tombe sur ce grand empereur, écrase-moi de ta foudre ! Et vous, seigneur, ôtez-moi plus tôt la vie que l'honneur. Montrez que vous êtes veritablement césar, & que vous sçavez aussi bien vous vaincre vous-même, que vous avez sçu vaincre vos ennemis.»

 Valentinien la voyant à ses genoux la releva, & touché de ses discours & de ses larmes, il lui jura qu'il n'useroit jamais de violence ; mais qu'il la supplioit d'avoir égard à son amour, & de lui promettre, si Eudoxe & Maxime venoient à mourir, qu'elle l'épouseroit. La sage Isidore lui ayant promis ce qu'il vouloit, il lui permit de se retirer. Après lui avoir baisé la main, il appelle Heracle, celui de tous ses eunuques en qui il avoit le plus de confiance, & qui avoit conduit Isidore en ce lieu. Lors qu'il sçut que l'empereur la renvoyoit sans avoir satisfait sa passion : «Seigneur, lui dit ce méchant, pouvez-vous perdre une si belle occasion, & compter sur les promesses qu'elle vous fait ? Qui ne croira d'ailleurs, si l'on sçait qu'elle est venue en ce lieu sans autre témoin qu'Heracle, qu'elle ne vous a point été cruelle ? Et si on l'ignore, qu'importe à sa reputation qu'elle ne l'ait point été ? Ne laissez point aller une si belle occasion que vous regreteriez en vain.» La sage Isidore voulut répondre ; mais l'eunuque l'interrompant : «Seigneur, ajouta-t'il, n'écoutez point la voix de cette siréne ; elle vous a déguisé ses sentimens, & si vous manquez l'occasion, elle se moquera de vous.» Il la prit à l'instant, & lui lia tellement les bras qu'elle ne pouvoit se défendre. Ses cris, sa résistance, ses efforts, tout lui fut inutile ; l'empereur avec le secours de l'infâme Heracle lui arracha ce qu'il vouloit. «Valentinien, lui dit-elle alors, souvien-toi de l'offense que tu m'as faite, & que je mourrai vengée.» Aussitôt qu'elle fut libre, elle se jetta sur Heracle, & après l'avoir meurtri de coups, elle chercha des armes pour tuer cet infâme, & Valentinien, & se tuer avec eux.

 Valentinien essaya de la consoler ; il lui representa que personne ne sçauroit ce qui s'étoit passé, & que son mari même l'ignoreroit. Il lui déclara ensuite de quelle maniere il avoit eu la bague.

 Admirez, Silvandre, quelle impression fit ce dernier aveu. Elle feignit quelle étoit ravie de ce que Maxime n'avoit point de part à cette aventure, & conjura l'empereur de ne lui en rien dire. Valentinien le promit avec les sermens les plus solemnels ; & lors qu'elle se fut un peu remise, elle se retira chés elle, où elle attendit son époux que Valentinien retrouva encore au jeu.

 La nuit étant venue, Valentinien renvoya Maxime. Celui-ci vint, suivant sa coutume, voir la sage Isidore ; il la trouva seule dans un cabinet, versant un torrent de larmes. Isidore l'ayant prié de s'asseoir auprès d'elle : «Ne soyez point surpris, lui dit-elle, de l'état où vous me voyez : il ne m'est plus permis de vivre ; mais avant que je meure, jurez-moi que vous vengerez ma mort.» Maxime voulut s'approcher d'elle pour l'embrasser ; mais elle s'éloigna, & lui dit : «Je ne suis plus cette Isidore que vous avez tant aime, & qui n'aima jamais rien que vous. Le plus cruel des tyrans m'a deshonorée, & ne meritant plus de vivre votre épouse, je ne veux plus respirer la lumiere.» Elle lui raconta en même temps tout ce que vous venez d'entendre. Je ne vous redirai point leurs plaintes, & leurs imprecations contre l'empereur. Maxime la pria de ne point avancer ses jours, de peur d'irriter le ciel ; il lui representa que n'ayant point consenti à cette violence, il ne la croyoit pas moins chaste, ni moins digne d'être son épouse ; mais que pour tirer vengeance de cet outrage, il falloit qu'elle dissimulât, & qu'elle assurât l'empereur, qu'elle ne lui avoit rien dit.

 Environ ce même temps Eudoxe eut une fille que l'on nomma Eudoxe comme elle, & l'année suivante une autre à qui l'on donna le nom de son ayeule Placidie. Cependant nous étions dans les Gaules, attendant Attila qui vint jusqu'à une ville des carnutes nommée Aurelie. Il l'eût prise sans doute si les francs & les visigots ne l'eussent contraint de se retirer. Après avoir interrogé ses sacrificateurs sur le succès de la bataille, ils lui répondirent qu'il la perdroit, mais que le principal chef des ennemis y seroit tué. Il se détermina de la donner, esperant d'assujettir l'empire romain, dès qu'il n'auroit plus affaire à un aussi grand capitaine qu'Ætius. Attila fut vaincu, & contraint de se retirer dans son camp où il se fortifia. C'étoit fait de lui, si Ætius avoit voulu l'y attaquer ; mais il le laissa échaper pour des raisons politiques qu'il seroit trop long de vous expliquer.

 Je suivis toujours Ætius dans ces dernieres expeditions, sans oser partir de l'armée, parce qu'il se presentoit sans cesse des occasions de combattre, & pour obéir à la belle Eudoxe, qui craignoit que si j'étois à la cour, on ne s'apperçût de mon amour. J'y demeurai douze années entieres ; & ce fut alors que se donna la bataille dont je vous ai parlé. Il est vrai que pendant cet éxil je reçus plusieurs lettres d'Eudoxe, où elle me felicitoit sur les preuves que je donnois de mon courage, comme elle l'apprenoit par les lettres qu'Ætius écrivoit à l'empereur.

 Pendant que je demeurai à l'armée, je liai une amitié étroite avec un jeune chevalier romain nommé Olymbre ; c'est lui que vous voyez ici. Depuis que nous nous sommes connus, rien n'a pû nous séparer, si ce n'est la nécessité de nous rendre des services mutuels. Me voyant resolu de retourner à Rome en même temps qu'Ætius, il voulut m'accompagner ; & comme nous n'avions rien de secret l'un pour l'autre, je lui déclarai mon affection pour Eudoxe, & la bonne volonté qu'elle me témoignoit. Cette déclaration l'enhardit à regarder Placidie sa fille ; il commença de s'attacher à elle, qu'elle n'avoit pas plus de douze ans ; & ce fut presqu'à ce même âge que je commençai de servir la mere, dont la jeune Placidie avoit beaucoup de traits. Olymbre avoit alors environ vingt sept ans, & moi trente cinq, & la belle Eudoxe trente. Eudoxe & moi nous nous aperçumes du goût qu'il prenoit pour la princesse, & de celui de la princesse pour lui. Cette affection n'offensoit point Eudoxe parce que les ayeux d'Olymbre avoient été senateurs, & plusieurs fois consuls.

 Je viens maintenant à l'accueil que me fit la belle Eudoxe, lors que je revins avec Ætius. Dès que je fus arrivé, & que j'eus baisé la main de Valentinien, je passai à l'appartement de l'imperatrice ; je feignis d'avoir quelque chose à lui dire de la part du général, & je la vis en particulier. J'allai voir ensuite la sage Isidore, comme celle que j'aimois le plus après Eudoxe. Je la trouvai bien changée, & lui en ayant demandé la cause, je n'en pus tirer d'autre réponse que des larmes. Je crus que son époux manquoit d'égards pour elle ; mais les caresses que Maxime lui faisoit m'ôterent bientôt cette idée ; je soupçonnai, non pas tout ce qui étoit arrivé, mais une partie. Un soir je demandai à Eudoxe si Valentinien aimoit toujours Isidore ; & lors qu'elle m'eut répondu qu'elle n'y avoit point fait attention : «Croyez, lui dis-je, ma princesse, qu'il y a de la mesintelligence entr'eux, & que l'empereur lui a voulu faire quelqu'outrage. Je croi, me dit-elle, que vous avez raison, car elle ne paroit jamais devant moi que les larmes aux yeux ; & lors que l'empereur arrive, je la vois pâlir, & se retirer incontinent.»

 Eudoxe me chargea de découvrir s'il étoit possible la verité. Je rendis à Isidore plusieurs visites dans cette vue ; j'usai de tous les artifices imaginables ; mais je ne pus rien démêler qu'une grande animosité contre l'empereur. Lors que j'eus fait ce rapport à la belle Eudoxe, je lui conseillai de feindre qu'elle en avoit sçû quelque chose de l'empereur même, & que peut-être Isidore lui avoueroit la verité. Ce que j'avois prévu arriva. Un soir que nous étions nous trois dans le cabinet de l'imperatrice, nous pressâmes tant Isidore ; Eudoxe sçut si bien feindre qu'elle en sçavoit une partie, que la sage Isidore nous avoua les larmes aux yeux ce qui s'étoit passé. Eudoxe en fut touchée & ne put retenir ses pleurs. Lors qu'ils eurent cessé de couler. «Vengez-vous, ma belle princesse, dis-je à Eudoxe, & des mêmes armes dont vous avez été offensée. Vous donnerez ainsi quelque satisfaction à Isidore, vous punirez le coupable, & vous me récompenserez.

 Madame, dit la sage Isidore, en se jettant à ses genoux, ce seroit la plus juste & la plus grande vengeance que je pusse recevoir. Il est indigne de vous posseder. Ses mépris, son ingratitude, mon injure, tout invite à rendre Ursace heureux. Si l'empereur a failli, répondit Eudoxe, je n'en suis point coupable ; mais je la deviendrois, si je commettois la même faute. Ursace, je vous aime comme je dois, & je voudrois bien me venger, mais sans me faire tort à moi même.»

 Cependant Isidore sollicitoit sans cesse son époux de venger l'injure qu'elle avoit reçue. Maxime de son côté qui ne respiroit que la vengeance, méditoit jour & nuit ce qu'il avoit à faire. Il crut avant que de rien entreprendre contre l'empereur, qu'il devoit se défaire d'Ætius dont il craignoit la valeur. La difficulté étoit d'executer. Il lui vint dans l'esprit qu'il n'y avoit point de meilleur instrument que Valentinien même qu'il connoissoit soupçonneux & défiant. Il s'adresse à Heracle, il lui exaggere la puissance d'Ætius, les honneurs que toute l'Italie lui avoit rendus à son retour, l'affection que les soldats lui portoient, les richesses qu'il avoit acquises dans les Gaules, les liberalités qu'il exercoit envers tous, le credit qu'il avoit parmi les étrangers : il ajoute qu'ayant pû ruiner entierement Attila, il lui a donné passage, esperant sans doute d'en être assisté dans ses pernicieux desseins ; que pour lui il étoit d'avis qu'on les prévint. Heracle qui étoit naturellement effeminé, & par consequent soupçonneux & cruel, crut facilement qu'Ætius affectoit quelque nouveauté. Il va trouver aussitôt l'empereur, & lui represente le danger si proche & si grand, que le jour même ce Prince fit tuer Ætius par ses eunuques.

 Dès ce moment, Valentinien fut détesté : on ne le regarda plus que comme un tyran, & bientôt il connut quel tort il s'étoit fait à lui même, en se privant d'Ætius. Attila n'eut pas plus tôt appris que ce grand capitaine n'étoit plus, qu'avec une armée nombreuse il vint en Italie ; il défit nos troupes qui voulurent s'opposer à lui, & comme il n'y avoit plus que les villes qui l'arrêtassent, il mit le siege devant Aquilée, qu'il prit enfin après trois ans, & qu'il démolit entierement. Ceux de Padoue, & quelques autres peuples nommés venetes, se retirerent alors dans quelques isles de la mer Adriatique.

 Attila marcha ensuite droit à Rome ; il l'auroit sans doute prise & saccagée, si Valentinien ne s'étoit rendu son tributaire, & ne lui avoit accordé sa sœur Honorique pour femme. Pour moi j'aurois rougi de me trouver en Italie, & de la voir en cette désolation, sans essayer de me perdre avec elle ; mais dès qu'Aquilée fut assiegée, Eudoxe & l'empereur m'avoient envoyé demander du secours à l'empereur Marcien. Je n'en pus rien obtenir ; cependant je tombai dangereusement malade, & l'on dit même à Eudoxe que j'étois mort. Jugez quelle fut sa douleur. Je restai donc inutilement plus d'un an à Constantinople, après quoi je m'en vins à Ravenne, où Valentinien s'étoit jetté avec Eudoxe, abandonnant Rome à la fureur de l'ennemi, si, comme je vous l'ai dit, la paix ne s'étoit conclue.

 On apprit bientôt la mort d'Attila. Maxime regarda cette conjoncture comme le moment favorable pour executer sa vengeance. Il avoit une grande autorité dans l'empire, parce qu'il étoit patrice. Il avoit gagné les soldats par ses largesses, & le peuple par son affabilité. Il se lia avec les amis d'Ætius, sans que l'empereur en prît ombrage, puis que lui-même avoit conseillé sa mort. Un jour tirant à part Thrasyle l'un des meilleurs amis d'Ætius, & capitaine des gardes, il sçut si bien lui remettre devant les yeux la mort de ce grand homme, la moliesse de Valentinien, & la facilité de la vengeance, qu'il le porta à tout ce qu'il voulut. Cette resolution prise, ils ne tarderent gueres à l'exécuter. Ils prirent leur temps que Valentinien mangeoit seul, & le tuerent avec l'eunuque Heracle.

 Si j'eusse été près de sa personne, je l'aurois défendu, ou je serois mort avec lui. Quelque coupable qu'il fût pour la violence dont il avoit usé à l'égard d'Isidore, il n'est jamais permis à un sujet de mettre la main sur son maître, moins encore d'ôter la vie à celui pour qui il est obligé de donner la sienne. J'étois pour lors au sacrifice avec la belle Eudoxe ; le tumulte y fut si grand, qu'elle fut contrainte de fuir de Rome, mais il fallut bientôt y retourner.

 Maxime s'étant fait incontinent proclamer empereur, sans aucune opposition, à cause du trouble où étoit la ville, Isidore en fut avertie par Maxime même. Elle haïssoit tellement Valentinien, qu'elle ne put croire qu'il fût mort. Pour s'en assurer, elle court au palais, elle se lave les mains dans le sang de ce malheureux prince, & la joye dissipant ses esprits, elle tombe morte de l'autre côté. Pour moi j'étois avec la belle Eudoxe ; je l'accompagnai par tout où elle voulut, trop heureux de lui prouver tout ensemble mon amour, & ma fidelité !

 Vous dirai-je, ami Silvandre, combien de fois je la tins évanouie entre mes bras, & combien de fois j'arrosai son visage & son sein de mes larmes ? Nous étions partis avec tant de précipitation, que nous étions presque seuls, & que la nuit nous surprit dans un bois où nous fûmes obligés de nous arrêter. Eudoxe n'avoit avec elle que ses deux filles, Olymbre, & deux jeunes hommes qui nous suivoient ordinairement. Je me couchai par terre, Eudoxe appuya sa tête sur mon sein, & ses filles étoient à ses piés. Quelle nuit pour la belle Eudoxe ! mais qu'elle me parut charmante ! Je possedois enfin ce que j'aimois uniquement, & ce qui pensa me faire mourir de plaisir, c'est qu'Eudoxe me jura qu'elle n'épouseroit jamais que moi. «Peut-être, ajouta-t'elle, la fortune vous sera si favorable, que je le pourrai sans me dégrader. Je reçois, lui dis-je, cette promesse avec la plus vive reconnoissance ; en échange je me donne entierement à vous. Mais si jamais un autre devient votre époux, je jure que je le tuerai de cette même main que vous tenez entre les vôtres, sans que vous puissiez vous en offenser, ni diminuer la tendresse que vous m'avez promise.»

 Je ne jouis pas long temps du plaisir d'être seul auprès d'elle, ni mon ami d'être auprès de Placidie. Le lendemain Maxime envoya de tous côtés pour nous arrêter. Il dépêcha tant de gens, qu'enfin nous fûmes rencontrés. On nous mena vers le tyran, quelque défense qu'Olymbre & moi nous pussions faire. Nous reçûmes plusieurs blessures l'un & l'autre ; Maxime non content d'avoir tué Valentinien, & usurpé l'empire, voulut, pour donner quelque couleur à son usurpation, épouser la belle Eudoxe. Dieux, que ne fit-elle point pour l'éviter ! mais, ô dieux, que ne ressentis-je point ! mes blessures m'empêchoient de sortir, & par consequent de rien entreprendre. Dix jours après la mort de Valentinien, le tyran contraignit Eudoxe à l'épouser. je sçus cette affreuse nouvelle par Olymbre qui étoit déja presque guéri, & qui ne me quittoit point. Et lors que nous ne sçavions que juger de cette action, & que nous doutions presque si Eudoxe n'avoit point consenti, je reçus de sa part ce billet :


EUDOXE A URSACE.



 Je suis entre les mains d'un tyran qui me force à l'épouser. Je prens à témoin le dieu qui a entendu les sermens que je vous ai faits, que je n'ai point consenti, & que je ne consentirai jamais à ses desirs. Je vous somme de la promesse que vous me fîtes en même temps, si vous ne voulez que je me plaigne autant de vous, que nous avons lieu de nous plaindre de la fortune.

 Que n'eusse-je point entrepris, si mes blessures me l'avoient permis ! mais helas, je n'eus pas même la force de me percer le sein. J'y aurois peut être réussi sans mon cher Olymbre, qui m'en ôtoit tous les moyens, & qui me persuada enfin de vivre, jusqu'à ce que je vis entrer la sage & belle Eudoxe dans ma chambre, quelques jours après ces injustes nôces. Elle avoit obtenu cette permission de Maxime qui vouloit s'il étoit possible la gagner par la douceur, & qui n'avoit nul soupçon de moi. Elle lui avoit representé qu'il étoit bien juste qu'elle me vît en l'état où j'étois, puis que c'étoit en la défendant que j'avois été blessé. Elle s'approcha de mon lit, elle essaya de me parler, mais inutilement. Pour moi je m'armai de courage, & je lui dis : «Madame, il me semble qu'en ce malheur il n'y a que Valentinien & moi qui soyons à plaindre. Il a perdu l'empire, la vie, & son épouse ; & moi je pers les bonnes graces d'Eudoxe. Loin, me répondit-elle, de soulager ma douleur, vous vous plaisez à m'accabler ; mais je défie le ciel, & vous d'augmenter mes ennuis. Il ne me reste plus que la mort à souffrir ; & que m'importe la vie, puisqu'Ursace ne m'aime plus ?

 Comment, m'écriai-je, Ursace ne vous aime plus ? Ursace ne vous aime plus, madame, & depuis quand l'avez-vous reconnu ? Depuis l'outrage que vous m'avez fait, en vous donnant au tyran ? C'est donc parce que j'ai pû survivre à cette offense ? mais prenez-vous-en à Olymbre qui m'y a forcé, & qui m'a fait entendre que vous l'ordonniez. Donnez-moi le fer que l'on m'a ravi, & vous verrez si c'est volontairement que je vis après un si grand outrage.» Elle ne put soutenir plus long temps de pareils discours, & m'interrompant elle me dit : «Je vous ai toujours connu veritable ; vous dites que vous m'aimez encore, je le crois, & je ne me trouve plus si malheureuse. Je vous en dirois davantage, si je ne craignois que l'on nous écoutât, je vous conjure seulement par votre amour d'être bien persuadé que c'est malgré moi que je vis auprès de Maxime que je regarde comme un monstre. Mais le ciel me promet que je serai vengée, aussi bien que Valentinien & Ursace ; cependant dissimulez, & guérissez-vous : nous ne pouvons autrement arriver à ce que nous desirons. Elle ne put m'en dire davantage, étant contrainte de s'en aller, de peur de faire soupçonner notre dessein.»

 Elle revint quelques jours après, & me dit qu'elle avoit resolu de faire mourir Maxime à quelque prix que ce fût. «Ma princesse, lui dis-je, vous ne devez point m'envier ce bonheur ; mais il est besoin d'une grande prudence. Voiçi ce que j'imagine : Depuis que Valentinien laissa l'Afrique à Genseric, ce barbare n'a point voulu s'allier avec ses ennemis. Faites-lui sçavoir le meurtre de Valentinien, il viendra vous secourir. Offrez-lui l'empire ; il vaut encore mieux voir un barbare maître de l'Italie, que de rester sans vengeance.» Nous chargeâmes Olymbre de passer en Afrique ; en moins de quinze jours il arrive à Carthage, & dispose de la sorte Genseric à l'entreprise qu'il lui proposoit, que deux mois après le roi vandale prit terre en Italie avec trois cens mille combatans. Il arriva dans la capitale sans s'arrêter, ainsi que nous l'en sollicitions. Maxime fut tellement effrayé, qu'il permit à ceux qui le voulurent de se retirer dans les montagnes, & qu'il songeoit lui même à prendre la fuite. Je le poursuivis avec quelques-uns de mes amis, & je l'attegnis sur les bords du Tybre, comme il remontoit à cheval, pour se jetter ensuite dans les montagnes ; quoique nous fussions inferieurs en nombre, je resolus de le charger. Je le défiai sur ses attentats, il refusa d'en venir aux mains avec moi ; il voulut continuer sa fuite ; & les siens en furent si indignés, que se joignant avec mes amis, ils se mirent à le poursuivre. Je l'atteignis le premier, & je lui déchargeai sur la tête un si grand coup, qu'il se laissa tomber. Incontinent, ceux qui venoient après moi acheverent de le tuer.

 Jusqu'ici vous avez entendu des accidens bien funestes pour la belle Eudoxe, & pour moi ; mais ceux qui me restent à vous raconter le sont bien plus Ils m'ont reduit, helas, en l'état où vous m'avez vu, lors que le ciel vous a fait arriver pour me sauver la vie.

 Voilà donc Genseric maître de la ville, où il étoit entré sans resistance. Eudoxe le reçoit, lui donne le titre d'auguste, & de liberateur de l'empire. Elle l'accable d'honneurs & d'actions de graces ; mais le barbare au lieu de meriter ces beaux titres, donne la ville au pillage, & s'en retourne en Afrique chargé de dépouilles. Encore s'il s'étoit contenté des choses inanimées ; mais helas il emmena la belle Eudoxe & ses deux filles. J'étois auprès de cette infortunée princesse, lors qu'il lui manda de se tenir prête à partir dans trois jours. Elle tomba évanouie, & plût à dieu qu'elle & moi nous fussions morts en ce moment, elle n'auroit point été captive, & moi je n'aurois pas été témoin de sa captivité. Dieux ! comment puis-je me rappeller cette aventure, sans mourir ! Je sors de Rome avec quelques personnes affidées, sans communiquer mon dessein à mon cher Olymbre, à qui je ne pus parler, parce qu'il étoit auprès de Genseric qui l'avoit pris en amitié, & que pour obéir à Eudoxe, il ne quittoit point le barbare. J'envoyai depuis vers lui, afin qu'il assurât Eudoxe que je la tirerois des mains des barbares, ou que je mourrois à ses yeux.

 Si Eudoxe avoit sçu en quel lieu j'étois, elle m'auroit défendu de songer à ce dessein, dont l'execution étoit absolument impossible. J'assemblai environ mille chevaux, & ne pouvant souffrir que l'on emmenât Eudoxe, je resolus de combattre l'armée entiere de Genseric. Je comptois de mourir les armes à la main pour une cause si glorieuse, & que ma vie ne pouvoit être plus honorablement employée. Je me cachai dans un bois qui est sur le chemin d'Ostie. Je vis passer une partie de l'armée assés en désordre, mais n'en voulant qu'à Eudoxe j'attendis jusqu'à ce qu'il vint quelques chariots. Il en parut dans les quels j'apperçus des dames. Je crus que c'étoit celles que je cherchois ; j'exhorte mes gens à faire un action digne du nom romain ; je pousse mon cheval, nous chargeons ces chariots que dix mille barbares escortoient. Nous battons les barbares, & je délivrois Eudoxe, si elle avoit été dans l'un de ces chariots. O dieu, quel regret fut le mien, quand je vis mon entreprise manquée, & que j'avois toute l'armée ennemie sur mes bras ! Nous voilà investis de tous côtés. Quelques-uns se sauverent ; moi je demeurai parmi les morts, je fus dépouillé comme tel ; & c'est ce qui me sauva la vie. Eudoxe reconnut mes habits que portoit un soldat, & les montrant à Olymbre qui ne l'abandonnoit point : «Ursace, lui dit-elle, a enfin trouvé le repos que la fortune lui a toujours refusé.» A ce mot elle s'évanouit.

 Olymbre courut après le soldat, & ayant sçu de lui où il avoit pris mes habits, il partit incontinent, & chercha tant qu'il me trouva. Il eut permission du barbare de me rendre les derniers devoirs. Il me faisoit porter à Rome sur un brancart ; il arriva je ne sçai comment que je donnai quelque signe de vie. Olymbre qui avoit sans cesse les yeux sur moi, s'en apperçut ; & transporté de joye, il me fit mettre dans la premiere maison qu'il rencontra. Je revins enfin de ce long évanouissement. Ami Silvandre, il vous dira mieux que moi quels furent ses transports, quand il me revit vivant, après m'avoir pleuré mort. Ceux qui le virent en cet état, jugerent bien que sa vie ne lui étoit pas plus chere que la mienne. Heureux, mille fois plus heureux, si j'étois mort en cette occasion ! Je n'aurois point eu les déplaisirs que m'ont causé l'absence & le ravissement d'Eudoxe. Olymbre ne seroit point separé de sa chere Placidie, ni Eudoxe abandonnée d'Olymbre qui lui eût été si utile.

 C'est ce qui me fit résoudre à la mort ; mais tant que mes blessures me retinrent au lit, Olymbre m'empêcha d'executer ce généreux dessein. Dès que je pus monter à cheval, je me dérobai secretement, & prenant le chemin de l'Etrurie, je me cachai dans les montagnes de l'Apennin, resolu d'y mourir de faim, & ne voulant point verser mon sang, pour ne pas offenser le dieu vengeur des homicides. Mais lors que l'impatience me fit oublier le ciel, & que je voulois me percer, Olymbre survint qui m'arrêta le bras, & me rendit encore une fois la vie. Cependant je m'opiniâtrois dans ma resolution, mais le ciel m'envoya un jeune homme d'une sagesse & d'une beauté admirables, pour me détourner de ce dessein. Je le crus, je lui obéis, esperant de lui quelque secours extraordinaire.

 Quand je sçus que ce jeune homme étoit segusien comme vous, & qu'il étoit arrivé au lieu ou j'étois par hazard, j'avoue que je pris une plus forte resolution de mourir, qu'auparavant ; & je l'eusse fait, sans ce jeune homme qui s'appelloit Celadon, comme il me le dit depuis, qui me détermina a attendre la guerison d'Olymbre qui s'étoit blessé à la main, en voulant m'empêcher de me donner la mort. Le chyrurgien qui le pensoit avoit beaucoup voyagé, & ces voyages lui ayant donné de l'experience, il devina en partie quel étoit mon dessein.

 Un jour donc qu'il me tira à part : «Seigneur, me dit-il, ne trouvez point étrange que je vous donne un conseil que vous ne me demandez point. J'ai reconnu que vous vouliez attenter à votre vie : gardez-vous de le faire ; dieu punit rigoureusement les homicides d'eux-mêmes ; outre que c'est manquer de courage que de se tuer. C'est fuir un jour de bataille par la crainte des ennemis. Non que les hommes doivent être livrés comme des esclaves à toutes les indignités de la fortune ; pour juger si ces outrages doivent être supportés, le ciel a établi les massiliens. Ils ont regardé la mort comme un tribut de la nature, & qu'il étoit injuste de refuser a ceux qui le demandent avec raison. C'est pour cela qu'il y a dans leur ville un lieu public où ils gardent de la cigue qu'ils donnent à boire à celui qui veut mourir, si toutes fois le conseil des six cens approuve ses raisons.»

 Je vous donne cet avis, seigneur, afin que si la fortune vous persecute injustement, vous puissiez sans blesser la justice, vous soustraire à sa tyrannie. Et ne croyez pas que je vous donne un conseil que je refuserois pour moi : je partirai dans peu de jours, pour terminer heusement ma vieillesse. J'ai quatre-vingt dix-neuf ans, j'ai vêcu heureux selon ma condition, & je ne veux point attendre la centiéme année, de peur que le sort ne me fasse mourir malheureux.» Tel fut le discours que me tint le bon vieillard. J'en fus vivement touché, je le redis à Olymbre, & nous nous unimes tous trois pour venir ensemble en ce lieu terminer notre carriere. Mais le ciel ne l'a pas voulu, en faisant mourir le vieillard, lors que vous nous avez secourus. Les deux femmes que vous avez sauveés sont ses filles ; elles étoient venues pour lui fermer les yeux, si le conseil des six cens lui avoit accordé le poison. Nous avons cru que nous ne devions point les abandonner, jusqu'à ce qu'elles ayent trouvé le corps de leur pere, & qu'elles lui ayent rendu les derniers devoirs, afin que n'ayant point éprouvé de disgraces, pendant le cours de sa vie, il ait après sa mort le bonheur d'être enseveli par ses enfans. Notre dessein est de les renvoyer ensuite à nos dépens, dès que nous aurons reçu des nouvelles de Rome. Nous attendons de l'argent & des esclaves, après quoi nous poursuivrons notre dessein, & nous nous presenterons devant les juges de la mort.

 Ursace finit de la sorte, me laissant infiniment touché de sa fortune, & de celle d'Eudoxe. Il me recommanda le silence, de peur que quelque ami de Maxime ne les prévint, & ne les empêchât de mourir volontairement. Il me demanda ensuite quelles cérémonies il falloit observer, & je lui répondis qu'il falloit présenter au magistrat une requête sans nom, qu'il la raportoit ensuite au conseil, & qu'elle devoit être conçues en ces termes :


 Le souverain conseil des sixcens est requis d'accorder au suppliant le soulagement des miseres humaines, en vertu des sages loix des massiliens. Et pour cet effet lui soit donné un jour pour déduire devant eux ses raisons.

 «On vous assignera le jour, continuai-je ; vous déduirez en termes clairs & précis vos raisons, & si elles sont jugées bonnes, soyez persuadé que vous obtiendrez ce que vous desirez.» Quelques jours s'étant écoulés, ils reçurent par un vaisseau quantité d'esclaves & de richesses. Toutes choses étant disposées, ils me prierent de les accompagner devant les juges. Je le fis à regret, car je les aimois. Ils presentent leur requête, ils sont assignés au troisiémier jour, car c'étoit le terme que l'on donnoit pour changer d'avis. Mais Ursace parut dès le matin avec Olymbre ; Ursace parla en ces termes :


DEMANDE D'URSACE.



 Je veux mourir, seigneurs massiliens, parceque la vie m'est desagréable, inutile, honteuse. Desagreable ; parce qu'aimant & qu'étant aimé d'une dame belle & vertueuse, on me l'a enlevée, & qu'on l'a menée en captivité dans une terre étrangere. Inutile, parce que le ravisseur est infiniment plus puissant que moi. Honteuse, parce que j'ai mille fois juré à celle que j'aimois, qu'il ne lui seroit fait aucun outrage, tant que je vivrois, & que ce m'est une honte extrême de vivre & de ne la pas secourir.

 Ursace prononça ces mots avec une fermeté qui étonna les juges. Quand il eut fini, Olymbre parla de la sorte :


DEMANDE D'OLYMBRE.



 Seigneurs massiliens, je veux mourir pour toutes les raisons que mon ami vous a déduites ; & par ce que je vois qu'il veut mourir. Car l'aimant plus que tout ce qui est dans l'univers, je ne puis ni ne dois me separer de lui. Or il n'est rien qui ne m'ait attaché à lui. Il est vertueux, ami fidele, & je lui dois la vie.

 Tout le monde admira la resolution de ce généreux ami ; cependant le conseil hesita s'il devoit leur accorder ce qu'ils demandoient, jusqu'a ce que le principal juge demanda de l'avis de tous à Ursace s'il consentoit que son ami mourût. Ursace ayant répondu que non, le sage massilien lui en demanda la raison. «Parce, dit Ursace, qu'il doit vivre pour soulager sa maitresse & la mienne. Et vous, continua le massilien, avez-vous permission de celle que vous aimez de vous ôter la vie ? Je ne l'ai point, dit Ursace, par ce que je ne l'ai point vue depuis ce malheur ; mais je suis assuré que son cœur généreux y consentira.» Les seigneurs du conseil opinerent long temps ; enfin le principal juge ayant recueilli les voix, prononça de la sorte :


JUGEMENT DU CONSEIL.



 Sur les requêtes à nous présentées par les deux supplians, le conseil ordonne avant que d'accorder la premiere, que l'un pourra disposer de sa vie, s'il revient avec cette permission ; pour l'autre il est déclaré incapable d'obtenir cette grace, puisque son ami refuse d'y consentir.

 «O dieu, s'écria Ursace, combien il me reste à passer de tristes jours, & de malheureuses nuits !» Ils se retirerent donc tous deux, en se plaignant de la fortune qui ôtoit aux massiliens la volonté de leur accorder ce qu'ils ne refusoient point aux miserables. Le bruit s'étant répandu que ces deux seigneurs avoient quitté l'Italie pour venir demander le poison, un grand astrologue qui desiroit les cõnoître vint les visiter. Je l'introduisis parce que j'en étois connu depuis quelque temps. Le vieillard après plusieurs discours, & sçachant le point de leur nativité traça quelques figures, & leur parla ainsi : «Vivez, seigneurs, vivez : vous êtes reservés à une meilleure fortune ; vous, dit-il, en s'adressant à Ursace, vous recouvrerez par votre meilleur ami celle que vous avez perdue, & vous la possederez longues années dans la même ville où votre amour à pris naissance. Et vous dit-il, en se tournant vers Olymbre, vous épouserez celle que vous aimez, vous la ramenerez dans sa patrie avec sa mere, & vous mourrez empereur d'Occident. Ce que je vous dis arrivera infailliblement.» La reputation du vieillard, le détail qu'il fit à Ursace de sa vie passée, l'engagerent à suivre le conseil qu'il lui donneroit. Il pria donc l'astrologue de vouloir l'aider de ses avis, & lui proposa le danger qu'il y avoit pour lui d'aller en Afrique. «Renvoyez vos esclaves, dit le vieillard, faites semblant de vous tuer, afin que le bruit de votre mort se répande par tout. Vous vous déguiserez ensuite en esclave, & vous passerez avec votre ami en Afrique, où vous executerez ce que vous avez resolu.»

 Ursace, après avoir long temps déliberé prend le parti d'executer ce que l'astrologue lui avoit dit. Un soir donc que nous nous promenions ensemble sur le bord de la mer avec plusieurs de la ville, il fait semblant de se percer, & se jettant dans la mer, il nous laisse sa robe qu'il avoit exprès teinte de sang. Nous feignîmes, Olymbre & moi, de le regretter beaucoup, nous dîmes alors son nom, & bientôt la nouvelle de sa mort fut divulguée. Cependant je lui portai des habits d'esclave au lieu où je sçavois qu'il devoit se retirer. Il arriva qu'Olymbre feignant le lendemain de chercher le corps de son ami, trouva celui du vieil myre. Il le remit entre les mains de ses filles qui lui rendirent les derniers devoirs ; & quelques jours après Olymbre les renvoya avec tous ses domestiques, & ceux d'Ursace, à qui il fit de grands biens. Il s'en alla ensuite en Afrique avec son ami déguisé en esclave. Il vouloit m'emmener ; mais je ne croyois pas pouvoir disposer de moi, sans le consentement de celui qui m'avoit élevé.

 Voilà, madame, dit Silvandre en s'adressant à Leonide, tout ce que j'ai sçu de la fortune d'Ursace, qui pour sa fidelité meritoit un autre sort. Leonide vouloit répondre, lors qu'Hylas se levant dit : «Voilà le plus grand extravagant qui ait jamais fait profession d'aimer. Comment avoir servi si long temps pour n'avoir d'autre salaire qu'un baiser ? & cependant avoir tant de fois exposé sa vie, demandé le poison, s'être enfin rendu esclave ; je conclus pour moi que le ciel lui a fait justice en l'abaissant à cet état, puisqu'il a toujours fait les actions d'un esclave.» Il auroit continué ; mais il étoit heure de souper ; & le druide prenant Tyrcis d'une main, & Phocion de l'autre & se tournant vers Hylas : «Berger, lui dit-il, avouez la verité ; qu'avez-vous trouvé de plus beau en ce lieu ? Pour moi, dit Hylas, je n'ai rien vu qu'Alexis.» Ace mot ils sortirent de la galerie. Lors qu'on eut soupé, & qu'une partie de la nuit se fut passée en divers entretiens, on les conduisit dans leurs chambres, & dès le matin ils se retirerent dans leurs hameaux, satisfaits au dernier point de la politesse d'Adamas, & de la beauté d'Alexis.

 Ils rencontrerent par hazard dans la prairie Astrée, Diane & Phylis, avec Madonte, Laonice, Palinice, Circène & Florice qui les attendoient, pour sçavoir des nouvelles de la beauté d'Alexis. «Eh bien, mon serviteur, dit Phylis à Hylas, que dites-vous d'Alexis ? Votre serviteur, dit Hylas ? n'usons plus, je vous prie, des mots de serviteur & de maitresse, ils ne sont plus de saison entre nous. Ne sçavez-vous pas que je donne congé à celles que j'aime, quand j'en trouve de plus belles ? Interrogez Florice, Circène, Palinice, Madonte & Laonice, & si elles ne vous répondent pas, interrogez Phylis, elle vous pourra dire que je la quitte pour Alexis.» On rit des discours d'Hylas, & Phylis lui répondit de la sorte : «Est-il possible que vous me quittiez pour une druide ? Il faut, repartit Hylas, que je vous communique une idée qui m'est venue. J'ai aimé des filles, des femmes, des veuves ; j'en ai recherché d'égales à moi, d'une plus haute & d'une moindre condition que moi ; j'ai servi des stupides, des rusées ; j'en ai trouvé de cruelles, de sensibles, d'indifferentes ; j'en ai eu de vieilles, de jeunes, de blondes, de noires ; mais je n'ai point encore servi de vestale. Et je pense que les dieux m'ont envoyé la belle Alexis, afin que je fasse cet apprentissage, & que je sois le plus accompli des amans.»

 Cependant Lycidas racontoit à Phylis & à la belle Astrée ce qu'il avoit vu chés Adamas. Alexis, leur dit-il : «Elle ressemble si parfaitement à mon frere, que l'œil y est trompé, & que s'il n'étoit pas mort, je croirois que c'est lui même. O dieux, dit Astrée, faites que j'aye le plaisir de la voir !» Puis se tournant vers Diane : «Je vous jure, ma sœur, lui dit-elle à l'oreille, que je n'oublierai rien pour l'engager à me mener avec elle dans l'antre des carnutes.»

 Ils choisirent le troisiéme jour pour visiter le sage Adamas, & la belle Alexis. Ce terme parut long à l'impatience d'Astrée ; Celadon de son côté l'attendoit avec une impatience égale. C'est ainsi qu'amour se jouoit de ces deux amans, en ne leur permettant pas de jouir du bien qui étoit en leur puissance, s'ils l'avoient connu.


Fin de la seconde Partie.


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TABLE
DES HISTORIES
contenues en cette II. Partie.


HISTOIRE DE CELIDÉE, DE THAMYRE, ET DE CALYDON, page 26

DISCOURS DE CALYDON, 49

RÉPONSE DE CELIDÉE, 59

RÉPONSE DE THAMYRE, 71

HISTOIRE DE PALINICE, ET DE CIRCENE, 121

HISTOIRE DE PARTHENOPE, DE FLORICE, ET DE DORINDE, 135

LES LOIX D'AMOUR, 189

CHANGEMENS AUX LOIX D'AMOUR, 201

HISTOIRE DE DAMON ET DE MADONTE, 114

HISTOIRE DE GALATÉE, 272

HISTOIRE DE DORIS ET DE PALEMON, 342

REPONSE DE PALEMON, 349

HISTOIRE D'ADRASTE, 358

JUGEMENT DE LEONIDE, 363

HISTOIRE D'URSACE, ET D'OLYMBRE, 390

SUITE DE L'HISTOIRE DE LINDAMOR, 399

SUITE DE L'HISTOIRE DE CELIDÉE, 421

HISTOIRE DE PLACIDIE, 448

HISTOIRE D'EUDOXE, DE VALENTINIEN, ET D'URSACE, 465

DEMANDE D'URSACE, 503

DEMANDE D'OLYMBRE, 504

JUGEMENT DU CONSEIL, 505

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L'ASTRÉE
DE
M. D'URFÉ.
PASTORALE ALLEGORIQUE.



TROISIÈME PARTIE.


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LIVRE PREMIER.



 Depuis que les bergeres du Lignon eurent résolu d'aller ensemble visiter la feinte Alexis, Amour qui se plaît à tourmenter davantage ceux qui le servent mieux, fit sentir à la bergere Astrée certaines impatiences, dont elle n'eût pû se rendre raison à elle-même. Les trois jours qu'elles avoient pris pour faire cet agréable voyage lui parurent d'une longueur extrême ; mais quels furent les sentimens de la feinte druide, lorsqu'elle apprit qu'Astrée devoit bientôt lui rendre visite ! Deux passions bien differentes l'agitérent tout à la fois. Si l'idée de voir Astrée, & de pouvoir l'entretenir à la faveur de son déguisement, la transporta de joye ; la crainte d'être reconnue, & d'avoir desobéi à sa bergere ne la tourmentoit guere moins. Elle eût mieux aimé mourir, que d'avoir à se reprocher la moindre infidelité, ou la plus legere desobéissance ; neantmoins suivant la coutume des vrais amans, elle s'arrêtoit plus aux images flateuses que lui présentoit l'esperance, en sorte que les trois jours lui parurent couler trop lentement au gré de son impatience.

 Si Leonide qui sçavoit tous les secrets de son cœur, & qui sembloit n'être destinée qu'à contribuer au bonheur d'autrui, n'eût flaté les ennuis d'Alexis par la douceur de ses entretiens, combien son attente l'eût-elle fait souffrir davantage ! Mais si le berger avoit sçû l'impatience d'Astrée, & si la bergere n'avoit point ignoré, que c'étoit Celadon même qu'elle verroit, combien ce terme leur eût-il paru plus long ! O qu'Amour récompense mal ses plus fideles serviteurs ! Il accorde à ces Amans tout ce qu'ils peuvent desirer ; il fait qu'ils s'aiment d'un amour mutuel ; mais comme s'il envioit aux mortels cette satisfaction, la plus grande que les Dieux mêmes puissent ressentir, il veut qu'ils ignorent ses propres faveurs, & ne leur permet pas d'en jouir. Que pouvoit penser Celadon que sa bergere trop cruelle avoit condamné à un éternel exil, sinon qu'elle ne l'aimoit plus ? D'un autre côté, la bergere qui l'avoit vû se précipiter dans les eaux du Lignon, & qui s'imaginoit avoir vû son ombre en dormant, ne devoit-elle pas croire que son berger n'étoit plus, & que ne pouvant supporter la rigueur de son arrêt, il avoit eu recours à la mort ? Elle n'étoit jamais seule que cette idée funeste ne lui revint dans l'esprit, & qu'elle ne temoignât ses regrets par ses soupirs & ses larmes.

 Le jour si ardemment souhaité arriva enfin. La bergere & la nouvelle druide se leverent avant le soleil. Celadon conjura l'aurore d'ouvrir promptement les portes du ciel, & de faire briller ce jour fortuné, & si long-temps attendu. Cependant à la premiere clarté il prend les habits d'Alexis, & laisse le nom de Celadon pour celui de la fille d'Adamas ; heureux s'il avoit également pû se dépouiller de la passion qui l'engageoit à se déguiser ainsi ! A peine la porte est ouverte, qu'il va seul dans le bocage, d'où l'on découvroit la plaine, & les bords de la delectable riviere du Lignon. Il promene par tout ses regards, mais il les fixe bientôt sur la cabane d'Astrée ; alors que de soupirs lui échaperent, lorsqu'il se rappella les jours heureux qu'il avoit passés en ce même lieu, quand il lui étoit permis d'être auprès de sa bergere ! Il repete toutes les réponses favorables qu'il en avoit reçues lorsqu'il la supplioit de lui donner quelque assurance de son affection, ou qu'il craignoit que la haine de leurs parens ne prévalût sur ses services. Les traverses d'Alcippe & d'Hippolyte, les contrarietés d'Alcé, la colére de leurs parens, les longs voyages qu'il avoit faits malgré lui, les ruses qu'Amour lui avoit enseignées, la constance de sa bergere, les preuves qu'elles lui avoit données de son amour, tout s'offre à sa memoire. Puis considerant ce qui lui étoit arrivé, lorsqu'elle le bannit de sa présence, & cherchant des yeux le lieu fatal, où il avoit entendu ce cruel arrêt, le voilà, dit-il, ce lieu funeste à mon bonheur. Mais, est-il possible, s'écrioit-il ensuite, qu'à tant d'amour ait succedé tant de haine, à tant de fidelité un si grand changement, à une felicité si parfaite un desastre si complet !

 D'un autre côté, Astrée ne vit pas plus tôt les premiers raions du soleil qu'elle s'habilla en diligence, & vint trouver ses compagnes qui dormoient encore tranquillement. Elle apperçut bien Silvandre couché sur les marches du terme, au carrefour de Mercure, mais elle continua son chemin, sans lui parler, afin de joindre plus tôt ses deux amies qu'elle avoit dessein de hâter. Elle les éveille donc, les appelle paresseuses, & pour les faire lever plus promptement, elle leur tire draps & couverture. Les bergeres furent bien plus étonnées de ce que faisoit Astrée, que de se voir nues à ses yeux. Diane surtout lui parut si belle, qu'elle lui dit dans le ravissement où elle étoit : «Ah, Diane, si vous aviez été la troisiéme dans le temple, sans doute Celadon vous auroit donné la pomme, & ce jour n'auroit point vû naître notre malheureuse amitié. Astrée, répondit la bergere, le moindre de mes soucis est celui de la beauté, & rien au monde ne peut me la faire desirer. En venant ici, repartit Astrée, j'ai rencontré un berger qui aimeroit mieux mourir, que de vous souffrir ces sentimens ; & si vous l'aviez vû comme moi renversé sur les marches du terme, les bras croisés, & les yeux fixés vers le ciel, vous seriez persuadés que je ne vous impose point. Vous voulez, dit-elle, parler de Silvandre, mais ignorez-vous que ce qu'il fait, c'est par gageure ? On n'a point l'air si passionné, quand on feint, replique Astrée, & je ne me connois point en amour, ou cette passion le suivra au cercueil : qui aime lentement, ne cesse plus d'aimer, quand une fois il a commencé. Voilà ce que j'ai craint dès le commencement, répond Diane, & jamais je n'aurois consenti à la gageure, si je n'avois connu que vous le vouliez ainsi. Je n'ignorois pas combien ces feintes sont dangereuses, & quelle est l'importunité des amans ; plus nous leur opposons de resistance, plus ils s'obstinent à vouloir en triompher ; mais je veux aujourd'hui donner mon jugement en présence d'Alexis & de Leonide, aussibien les trois lunes sont écoulées, & je n'ai differé que parceque je voulois que la nymphe qui a vû le commencement, vît aussi la fin de cette action.»

 Astrée se tut, pour ne lui pas déplaire ; mais Phylis prenant la parole : «Hé quoi, ma sœur, lui dit-elle, pensez-vous qu'alors il cesse de vous aimer s'il vous aime en effet ? Je pense, répondit Diane, qu'il ne me tiendra plus le même langage... Que vous l'entendez mal, interrompit Phylis, maintenant vous pouvez feindre que tout ce qu'il vous dit n'est qu'une suite de notre gageure, mais quand ce prétexte aura cessé, vous serez obligée de prendre serieusement ces mêmes discours. J'en conviens, reprit Diane, mais s'il me parle autrement qu'il ne doit, j'espere que je lui aurai bien-tôt imposé silence, & pour toujours. O ma compagne ! dit Phylis en riant, nous avons vû plus d'une bergere qui avoit formé la même résolution, contrainte enfin de la changer. Car dites-moi, si après la premiere défense il continue à vous parler... Je lui répondrai si bien, interrompit Diane, que s'il m'aime, il craindra de me déplaire, & que s'il ne m'aime pas il cessera de feindre. Au contraire, dit Phylis, s'il ne vous aime pas, il se souciera peu de vous déplaire, & s'il vous aime, son amour l'empêchera de vous obéir. Peut-être se contraindra-t'il quelques jours, mais sa passion prévaudra à toutes vos défenses, & dieu veuille qu'elle n'éclate pas alors. Que feriez-vous de plus, que renouveller vos premieres défenses ? Elles seront plus rigoureuses, je le veux, mais enfin ce ne seront que des paroles, & ces paroles n'ont guere de pouvoir sur ceux qui aiment comme je croi qu'aime Silvandre. Ma sœur, ajouta Diane, je n'ai point encore vû de ces amans obstinés, & quand j'en rencontrerai, je chercherai les moyens de m'en délivrer : le ciel qui nous a refusé la force, nous a peut-être donné assés de prudence pour nous conserver.»

 C'est ainsi que discouroient les bergeres en s'habillant. Déja elles étoient prêtes, & après avoir chargé du soin de leurs troupeaux quelques jeunes enfans qui demeuroient dans leurs cabanes, elles s'acheminent vers le carrefour de Mercure, où l'on devoit s'assembler pour aller ensuite au temple de la bonne déesse, & de là chés Adamas. Silvandre avoit devancé tous les autres. Lorsqu'elles arriverent, il étoit tellement occupé de ses rêveries qu'il n'apperçut point les bergeres. Diane comprit alors qu'il se préparoit un grand combat pour elle ; car depuis la mort de Filandre elle n'avoit rien senti que pour ce berger. Cependant comme elle ne pouvoit souffrir qu'un inconnu la servît, elle usoit d'une extrême rigueur envers Silvandre. D'un autre côté Phylis qui aimoit Silvandre, depuis qu'il avoit gueri la jalousie de Lycidas, eut pitié du berger, & se tournant vers Diane, elle lui dit tout bas : «Ma maîtresse, je vous avoue que Silvandre sçait mieux aimer que moi, & je crains bien que vous ne prononciez en sa faveur contre moi.» Diane ne répondant rien, elle feignit selon sa coutume de le vouloir contrarier. «Comment, dit-elle, Silvandre, estimez-vous si peu la compagnie qui est ici, que vous ne daigniez pas même la regarder ?» Silvandre s'éveille à cette voix, car il étoit enseveli dans ses pensées comme dans un profond sommeil, & se relevant promptement pour saluer les bergeres : «J'avoue, dit-il, que Phylis vient de m'obliger, mais peut-être contre son intention. Est-ce ainsi berger, dit-elle, que vous me remerciez de vous avoir averti de votre devoir, & de vous avoir fait remarquer celle que vous dites que vous aimez ? Phylis, répondit froidement Silvandre, vous me faites souvenir de ces chévres, qui après avoir rempli le vase de leur lait, donnent du pié contre, & le cassent. Vous avés commencé par m'obliger en quelque sorte, puis vous rompez cette obligation par vos reproches qui me sont d'autant plus difficiles à supporter, qu'il m'est impossible de ne pas reconnoître les graces que l'on me fait. Je vous ai obligation, je l'avoue une seconde fois, mais beaucoup moindre que vous n'essayez de le persuader. Car enfin qu'avez-vous fait pour moi, que ne fît Driopé en abboyant, si quelqu'un survenoit, quand Diane est endormie ? Cela même exige quelque reconnoissance, j'en conviens. Mais quelle reconnoissance ? Celle que témoigne Diane à son cher Driopé quand il a fait quelque chose qui lui est agréable. Diane elle-même vous dira que pour toute récompense, elle lui passe la main sous le menton, l'approche de sa joue, & lui donne de petits coups sur la tête. Puisque vous n'avez rien fait davantage pour moi, le même salaire doit vous suffire.» En même temps il s'avança feignant de vouloir lui passer la main sous le menton ; mais Phylis se retirant, & lui montrant un visage severe : «Ingrat, dit-elle, n'est-ce point moi qui vous ai tiré des fâcheuses pensées qui vous occupoient, pour vous faire remarquer la présence de Diane ? Si vous avez eu cette intention, répondit le berger, je vous suis redevable en effet ; mais tout bien qui part d'une main ennemie peut être suspect, & vous pourriez bien avoir eu un dessein tout contraire. Quel dessein, repliqua Phylis ? Peut-être, dit le berger, avez-vous pensé que je souffrirois davantage des rigueurs de Diane, que de l'incertitude de mes pensées.»

 La dispute auroit duré plus long-temps, s'ils n'avoient remarqué près d'eux une grande troupe qui arrivoit au carrefour de Mercure. Silvandre se tût alors pour entendre un berger, que Diane sembloit aussi écouter avec plaisir. Il chantoit ces vers :


Esprit plus dangereux que la mer insensée !
 Tous vos discours sont superflus,
 Vous m'apprenez à n'aimer plus
 Et ma flamme est usée.
 Peu sage est le nocher
 Qui battu de l'orage
 Contre un même rocher
 Fait un second naufrage.

 On reconnut bientôt que c'étoit Corylas. Il se souvenoit encore de la perfidie de Stelle, & ne pouvoit dissimuler la haine qu'il avoit conçue pour elle. La bergere de son côté, après avoir inutilement recherché Corylas, étoit parvenue enfin à le hair ; aussi les appelloit-on d'ordinaire les amis ennemis. Stelle alloit répondre, mais Hylas l'en détourna par ces vers qui sembloient également faits pour sa défense, & assortis au caractere du berger :


Si l'amour est un bien, nous devons le répandre ;
Si l'amour est un mal, il faut nous en défendre.
 Tout aime & change en l'univers ;
 Aimons donc, & changeons de fers.

 A ces mots ils se trouvérent près d'Astrée & de ses compagnes, & se saluerent mutuellement. Cependant Hylas qui s'embarrassoit peu de ce que faisoient les bergeres, dit à Silvandre : «Berger, est-il possible que je sois le seul ici qui sçache aimer ? S'il y en a quelqu'autre, à quoi vous amusez-vous ? que n'allons-nous sans differer vers la belle Alexis ? Nous y serons assés tôt, répondit Phylis qui avoit entendu ces reproches, pour y voir ta constance lassée. Dites plus tôt, ajouta Silvandre, qu'il a raison de nous hâter, sans quoi son amour pourroit bien finir avant notre départ. Crois-tu m'abbaisser en disant que je n'aime pas long-temps, dit Hylas ? Sçache au contraire que c'est une des plus grandes louanges que tu puisses me donner, car n'est-il pas estimable de faire en un jour, ce qu'un autre n'oseroit entreprendre dans un an ? Nous devons notre estime, repartit Silvandre, à celui qui fait le mieux, & non pas à celui qui fait le plus vîte ce qu'il entreprend.»

 Leur dispute auroit duré plus long-temps, si les bergeres ne s'étoient mises en chemin pour se rendre au temple de la bonne déesse. Chrysante qui avoit sçû leur dessein, & qui vouloit rendre le même devoir à la belle Alexis les attendoit à diner. Silvandre quitta brusquement l'inconstant Hylas, & donna la main à Diane, ravi d'être seul auprès d'elle, sans un témoin aussi dangereux que Pâris. Cependant la feinte Alexis se promenoit dans le bocage qui s'éleve au dessus de la maison ; elle ne cessoit de tourner ses regards vers le lieu où elle pensoit qu'étoit alors la belle Astrée, & si Leonide ne l'eût tirée de sa rêverie, elle l'auroit long-temps entretenue. La nymphe qui ne pouvoit renoncer à son amour pour Celadon, ne l'abandonnoit que rarement. Aussi le sage Adamas qui n'avoit point oublié ce que Leonide lui en avoit dit, étoit dans des inquiétudes continuelles, quoiqu'il eût assés reconnu quelle étoit la passion de Celadon pour Astrée. Et jamais il n'auroit reçu le berger sous le faux nom d'Alexis, si l'oracle ne lui avoit prédit que le bonheur de sa veillesse étoit attaché à celui de Celadon. Mais comme les affaires publiques l'appelloient souvent ailleurs, il avoit commandé à Pâris de ne point quitter les deux nymphes, de peur qu'Alexis ne s'ennuyât si elle restoit seule.

 Ce matin, aussi tôt qu'il sçut qu'elles étoient sorties, & que Paris trop paresseux n'étoit point avec elles, il les suivit incontinent, & arriva au bocage presqu'aussi tôt que Leonide. Le bruit que fit la nymphe en arrivant fut cause que Celadon se tourna vers elle, & qu'il apperçut le druide. Aussi tôt la feinte Alexis s'avança vers lui, & le salua d'un air plus gai qu'à l'ordinaire ; Adamas le remarquant, il lui dit que c'étoit un présage que cette journée lui seroit heureuse. «Dieu veuille, mon pere, répondit Alexis, qu'elle le soit pour vous, car l'infortunée Alexis n'attend d'autre satisfaction que la mort. Mon fils, dit Adamas, c'est offenser Thautates & ceux qui prennent soin de notre conduite, que de vivre sans esperance. Ainsi j'aurois lieu de me plaindre de vous & comme druide, parceque vous outragez la providence, & comme Adamas, puisque l'oracle vous a remis entre mes mains. Si je me suis mal expliquée, repartit Alexis ; du moins puis-je vous assurer que mon intention étoit pure, & que je ne doute ni de la providence de Thautates, ni de votre prudence. J'ai crû seulement que le ciel ne vouloit m'accorder aucune felicité, & que mon malheur est au dessus de la prudence humaine. Sçachez, reprit Adamas, que l'ingratitude écarte les bienfaits, & craignez que le ciel qui commence à se changer pour vous, ne redevienne plus severe. Oubliez-vous qu'après avoir si long-temps demeuré seul dans un antre sauvage, il y a conduit Silvandre pour vous donner quelque consolation, qu'ensuite Astrée elle-même y est venue, & que vous avez presqu'entendu les regrets que vous lui causez ? Je ne parle point des visites que Leonide & moi nous vous avons rendues, peut-être vous ont-elles été importunes ; mais dois-je passer sous silence la pensée qu'il m'inspira de vous emmener & de vous recevoir sous le nom & les habits de ma fille Alexis ? Car c'est lui sans doute qui m'inspira cette pensée ; il a voulu qu'ayant perdu tout votre bonheur sans qu'il y eût de votre faute, il vous fût rendu, sans que vous y contribuassiez. Pensez-vous que sans une providence particuliere, ce déguisement pût imposer à tant de personnes de vos amis, à votre frere même ? Ce n'est pas tout encore, la même providence n'a-t-elle pas suggeré à la belle Astrée de venir vous rendre visite ? Cependant vous ne répondez à tant de bienfaits que par une ingratitude marquée. Prenez garde encore une fois que Thautates n'appesantisse sa main sur vous, & que vos plaintes ne deviennent legitimes.

 Mon pere, dit Alexis, je suis sensible au-delà de toute expression à la bonté celeste, & aux soins que vous daignez prendre de moi ; mais je suis encore si malheureux, qu'il me doit être permis de me plaindre.» Le druide alloit continuer, mais il apperçut Pâris, & ne voulant pas qu'il entendît ces discours, qui auroient pû lui faire connoître que le déguisement d'Alexis étoit feint, il remit à une autre fois ce qu'il vouloit dire. Il se mit donc entr'elle & Leonide, & se promena dans le bocage, feignant de n'avoir point vû Pâris, qui arriva presqu'en même temps. Ses habits de berger étoient si propres, que l'on devinoit aisément son dessein. Leonide de son côté n'avoit pas épargné l'artifice dans sa parure ; elle se flatoit que les habits simples d'Astrée terniroient en quelque façon sa beauté naturelle, & qu'elle l'emporteroit sur la bergere aux yeux mêmes d'Alexis. Alexis seule vêtue à l'ordinaire sembloit prendre peu d'interêt à cette visite ; mais outre qu'elle ne vouloit point donner à connoître ses vrais sentimens, ce n'étoit point de sa beauté, mais de la fortune qu'elle attendoit son bonheur ; & toutefois en cet habit simple & sans artifice, elle paroissoit si belle, que Leonide ne pouvoit en détacher les yeux.

 Après quelques discours jettés au hazard, Pâris qui n'avoit pris les habits de berger, que pour être plus agréable à Diane, dit au sage Adamas, que s'il le trouvoit bon, il iroit au devant des bergeres, & qu'il les ameneroit par un chemin plus court & plus beau, qu'il ne connoissoit que depuis quelques jours. Adamas qui n'ignoroit pas son goût pour Diane, loua son dessein, ajoutant que la politesse est de toutes les vertus celle qui gagne plus surement les cœurs, & qui siéd mieux aux personnes bien nées. Pâris se met en chemin incontinent, & descendant à grands pas la colline, il passe le pont de la Bouteresse, & prend un petit sentier qui le conduit au temple d'Astrée. A peine il y fut arrivé, qu'il apperçut deux hommes à cheval, dont l'un étoit armé de pié en cap, le heaume ombragé d'un grand pennache blanc & noir qui descendoit presque sur la croupe du cheval. Une épée qui sembloit tourner en demi cercle, pendoit d'un large baudrier de la même couleur que le pennache.

 Pâris se souvint en ce moment de ce qui étoit arrivé à Diane, lorsque Filidas & Filandre furent tués, & s'enfonçant dans le bois, il suivit des yeux les cavaliers. Lorsqu'ils eurent apperçu la fontaine qui étoit à l'entrée du temple, il remarqua que le chevalier voulant mettre pié à terre, l'autre qu'il jugea son écuyer courut promptement, lui tint l'étrier, & prit son cheval, que sans respect pour le lieu, il laissa paître l'herbe sacrée. Cependant le chevalier se coucha sur le bord de la fontaine, & quittant son heaume, il prit de l'eau, & s'en lava la bouche & le visage. Pâris crut qu'en cet état il n'avoit intention d'insulter personne ; il s'approcha donc à la faveur des arbres qui le couvroient, & vint si près d'eux, qu'il put les voir & les entendre. Il remarqua d'abord que le chevalier étoit jeune & beau, malgré la tristesse qui étoit peinte sur son visage ; puis considerant ses armes, il jugea qu'il étoit gaulois, & de plus, amoureux ; car il portoit d'argent à un tygre qui se repaissoit d'un cœur humain, avec ce mot :


 Tu me donnes la mort, & je soutiens ta vie.

 En même temps il vit le chevalier après avoir tenu les yeux comme immobiles sur la fontaine les lever au ciel, & l'entendit faire ces plaintes qu'il entrecoupoit de profonds soupirs : «Dois-je encore me flatter d'une esperance frivole ? Non, non, une patience plus longue marqueroit trop de lâcheté, & je vivrois pour de nouveaux outrages. La mort, la mort seule peut terminer les peines que j'endure.» A ces mots il verse un torrent de larmes, puis se laissant aller par terre, il pâlit, il change de visage. L'écuyer qui avoit toujours les yeux sur lui accourut promptement, & le fit revenir peu à peu, en lui jettant de l'eau. «O dieux, s'écria aussitôt le chevalier affligé, jusqu'à quand voulez-vous que je languisse !» Puis levant les mains, il les joignit sur son estomach qu'il arrosoit de ses larmes. A ce spectacle l'écuyer attendri ne put retenir ses soupirs. Et le chevalier s'en étant apperçu, «Hé quoi, Halladin, lui dit-il, tu soupires ? Il est vrai, répondit l'écuyer, mais c'est moins pour le désastre dont vous vous plaignez, que pour l'extrême changement que je remarque en vous ; en effet que l'on soit trompé par une femme, & trahi par un rival, que la vertu soit enviée & malheureuse, je n'en suis point surpris ; mais que le courage de Damon que j'ai cru invincible, & dont il a rendu tant de preuves, se laisse abbattre par un revers aussi ordinaire, voilà ce que je ne puis comprendre. Est-il possible, seigneur, que vous ne songiez point à vous conserver, du moins jusqu'à ce que vous ayez trouvé Madonthe, & qu'en sa presence vous ayez tiré raison de ceux qui causent votre déplaisir ? Daignez considerer que la calomnie a droit de passer pour verité, tant qu'elle n'est point détruite, & qu'ainsi Madonthe a dû vous traiter comme elle a fait.

 Au nom de Madonthe le chevalier parut reprendre un peu de vigueur, & tournant les yeux de côté, comme pour regarder celui qui lui parloit, «Halladin, répondit-il d'une voix foible, si tu sçavois quels sont les tourmens que j'endure, tu conviendrois toi-même qu'il y auroit de la lâcheté à souffrir plus long-temps. Dieux qui entendez mes justes plaintes, ou donnez-moi la mort, ou delivrez-moi de ces cruels déplaisirs ! Les dieux, répondit l'écuyer, ne se plaisent pas moins à favoriser ceux qui s'aident eux-mêmes dans leurs disgraces, qu'à persecuter ceux qui perdant courage, ne sçavent recourir qu'à des larmes superflues. Pourquoi vous auroient-ils donné une ame si genereuse ? Ne seroit-ce que pour les prosperités, & pour les combats ? Non, seigneur, c'est pour toutes les occasions, & surtout pour l'adversité, afin qu'à la vue de tant de vertus, ils soient loués & benis. Voudriez-vous donc trahir leur intention, & les esperances que l'on a conçues de vous ? Je me souviens, seigneur, d'avoir oui dire à ceux qui vous ont vû dans l'enfance, que dès lors vous faisiez connoître que votre ame seroit invincible. Irez-vous démentir des jugemens si flateurs ? Le sexe même tout foible qu'il est naturellement, combien n'offre-t'il pas d'exemples d'un courage à l'épreuve des revers ? Et vous dont la profession exige tant de fermeté, vous nourri aux penibles exercices de la guerre, vous qui dans les plus grands perils vous êtes fait un si beau nom, vous que nulle difficulté n'a jamais pû rebuter, vous laisserez-vous abbatre jusqu'au point de vouloir mourir sans faire aucune action digne de vous ? Halladin, Halladin, repartit le chevalier en soupirant, tes reflexions seroient bonnes dans une autre saison. Helas ! que puis-je faire, sinon de mourir, puisque celle pour qui seule je veux vivre, m'interdit toute autre action ! Tu sçais que Madonthe est le seule bien que je désire : puisqu'elle est perdue pour moi, puis-je souhaiter autre chose que la mort ? Mais, ajouta l'écuyer, êtes-vous assuré que Madonthe soit perdue pour vous ? Et toi, dit le chevalier, es-tu seur qu'elle ne le soit pas ? Permettez-moi, repliqua-t'il, de vous dire qu'au moins je puis en être mieux instruit que vous. Quand vous me commandâtes, seigneur, de lui porter votre lettre, avec la bague de Thersandre, & à l'indigne Leriane le mouchoir teint de votre sang, je les rencontrai par hazard toutes deux ensemble. La perfide Leriane demeura immobile, il est vrai, mais je remarquai d'abord que Madonthe palissoit, & lorsqu'elle vit votre sang, & qu'elle apprit votre mort, elle seroit tombée évanouie, si on ne l'avoit soutenue. Je vous en aurois sans doute apporté des nouvelles agréables, si j'avois crû que vous viviez encore.

 O Halladin, dit le chevalier, que ta conjecture est foible ! Si tu connoissois le sexe, tu conviendrois que ces changemens sont moins l'effet de l'amour, que de la compassion. Les femmes sont naturellement sensibles à la pitié ; de là vient que tu as remarqué quelque alteration sur le visage de Madonthe. Mais, Halladin, ce n'est point de la pitié que je lui demande, c'est de l'amour, & voilà les sentimens qu'elle n'aura jamais pour moi. O dieux, s'écria l'écuyer, faut-il que vous soyez vous même votre plus cruel ennemi ! Mais, je suppose que Madonthe ne vous aime point ; si vous l'aimez, vous, si vous desirez d'en être aimé, pouvez-vous fuir ainsi le commerce des hommes,& ne vous pas rendre auprès d'elle ? La haine, repartit le chevalier, ne fait qu'augmenter à la vue de l'objet haï ; pourquoi donc n'éviterois-je pas la presence de Madonthe, quand je ne puis douter de sa haine ? Ne m'envie point, Halladin, le foible soulagement que je trouve dans la solitude. Mais, reprit l'écuyer, que cherchez-vous dans ces lieux inhabités ? La mort, dit le chevalier. Mais ne vaudroit-il pas mieux aller mourir aux yeux de Madonthe, que de languir de la sorte au milieu de ces rochers, & de ces bois solitaires ? J'en convient, répondit le chevalier en soupirant ; mais ignores-tu qu'elle a pris la fuite avec son cher Thersandre, & que le lieu de leur retraite est inconnu ? Penses-tu qu'après m'être inutilement précipité dans le fleuve, je n'aurois point recouru au fer, si je n'avois eu le dessein dont tu parles ? Mais helas, il semble que toute la nature soit conjurée contre moi, ni le fer, ni l'eau ne peuvent m'ôter la vie !»

 A ces mots la douleur étouffa sa voix, & tous deux demeurerent quelque temps dans un morne silence. Pâris qui écoutoit attentivement, ne pouvoit se figurer que Madonthe dont ils parloient, fût cette même bergere qu'il avoit vue avec Astrée & Diane ; mais quand il entendit le nom de Thersandre, il n'en douta plus. Il redoubloit d'attention, lorsque l'écuyer reprit en ces termes : «Pour moi, si j'étois à votre place, je me garderois bien de mourir pour une infidelle, & si je pouvois me déterminer à mourir, du moins j'immolerois auparavant mon rival. Outre le plaisir que je gouterois à me venger, je voudrois convaincre de perfidie celle qui m'auroit trahi. Je vous conseillerois donc, seigneur, si vous avez pris la cruelle résolution de mourir, de vous défaire auparavant, je ne dis pas de Madonthe, car vous l'avez trop aimée pour la hair, mais de Tersandre qui vous a ravi votre bien, & à qui vous n'avez jusqu'ici laissé la vie, que pour être l'instrument de votre mort. Oui, répondit incontinent le chevalier, il mourra, fût-ce aux yeux de l'ingrate : mais, Halladin, où l'irai-je chercher ? Le lâche se tient caché avec Madonthe & sa nourrice. O dieux, si telle est ma destinée que je ne doive jamais recevoir de contentement de celle que j'aime, permettez du moins que j'en reçoive en me vengeant de ce que je hai !

 Pendant qu'il parloit ainsi, le malheureux berger Adraste, venoit chantant de toutes ses forces des vers mal arrangés & sans suite. Cet amant infortuné, depuis que Leonide eût prononcé en faveur de Palémon, fut tellement touché de la perte de Doris, qu'il en perdit l'esprit. Il avoit pourtant quelques bons intervales, mais ils ne duroient pas long-temps. Comme c'étoit l'amour qui l'avoit dérangé, cette impression lui étoit tellement demeurée dans l'esprit, que toutes ses folies rouloient sur l'amour. Et lorsqu'il avoit de bons intervales, il ne les employoit qu'à se plaindre de la rigueur de Doris, de l'injustice de Leonide, de la fortune de Palémon, & de son propre malheur. Les étrangers se turent pour l'écouter, mais il n'étoit pas possible de rien comprendre à ce qu'il disoit. Il vint toutesfois près d'eux en chantant, & tellement occupé que sans le hennissement des chevaux il eût passé sans voir ces étrangers. Le chevalie qui l'avoit souvent entendu repeter les mots d'amour, de beauté, de passion, connut sans peine quel étoit son mal ; & desirant sçavoir en quelle contrée il étoit, il se leva à l'aide de son écuyer, & parla en ces termes à Adraste : «Ainsi les Dieux puissent-ils vous être favorables, dites-nous en quelle contrée nous sommes, & quel est le malheur dont vous vous plaignés. Adraste qui pensoit uniquement à son amour, répondit au chevalier : elle est si belle qu'il n'y en a point qui l'égale ; mais Palémon me l'a ravie. Comment t'appartenoit-elle, reprit le chevalier étonné ? Par un droit incontestable, répondit-il ; elle t'appartiendra de même, si tu ne portes point ce fer inutilement, & si tu as le courage de tuer cet usurpateur. Qui est-ce Palemon, répliqua le chevalier ? C'est Palemon, répondit froidement le berger. J'entends, ajouta l'étranger, qu'il se nomme Palemon ; mais quel est-il, & de quelle condition ? A ces mots Adraste se troubla davantage, & regardant le chevalier d'un œil farouche, il répondit : Palemon, c'est l'ennemi d'Adraste. Et Adraste, reprit le Chevalier ?»

 Alors le berger entrant tout-à-fait en phrenesie fit un grand éclat de rire, puis se mettant à pleurer, «Si la perfide nymphe, dit-il, a méprisé son amour, Doris qui d'abord en versa des larmes, prit enfin le parti de se retirer. J'eus beau l'appeller, elle ne daigna pas seulement tourner la tête : mais ajouta-t-il, éprouveroit-on ailleurs les mêmes traitemens ?» Le chevalier connut enfin qu'il avoit l'esprit troublé, & jugeant que c'étoit l'amour qui causoit ce dérangement, il en eut plus de compassion. «Voilà, dit-il, en se tournant vers son écuyer, le sort qui m'attend, si la mort ne vient bientôt à mon secours. Car la folie de ce berger est sans doute un effet de l'amour. L'amour, reprit incontinent Adraste, est plus aimable que Palemon, & si celui-ci n'avoit jamais existé, je crois que Doris seroit ici, où que je serois aux lieux qu'elle habite. L'infortuné berger tint alors des propos si extraordinaires, que l'écuyer fut contraint d'en sourire. Et le chevalier s'en étant apperçu, tu ris, lui dit-il, Halladin, tu ris de ce malheureux berger, & tu ne consideres pas que tu auras peut-être bientôt le même sujet de rire de moi. De moi, reprit le berger ? Je suis Adraste, & je voudrois bien sçavoir si Palemon vivra long-temps.»

 Il reprenoit toujours ainsi la derniere parole qu'il entendoit, & le chevalier ennuyé de ces discours commanda à son écuyer de brider leurs chevaux, & montant sur le sien, il entra dans le bois. Pâris fut plusieurs fois tenté de lui offrir son assistance ; mais il craignit que s'il engageoit la conversation avec cet étranger, il ne manquât l'occasion de faire sa cour à Diane. D'ailleurs, comme il connoissoit Thersandre & Madonthe, il vouloit les avertir promptement de ce qu'il venoit d'apprendre. Il reprit donc le chemin qu'il avoit laissé.

 A peine il étoit sorti du bois qu'il apperçut les bergeres ; elles venoient lentement, tantôt chantant, & tantôt discourant de diverses choses. Il y avoit entre les bergeres Astrée, Diane, Phylis, Stelle, Doris, Aminthe, Celidée, Florise, Circéne, Palinice, & Laonice. Quelques-unes d'elles étoient étrangéres ; mais le désir de voir la belle Alexis, & la maison d'Adamas les avoit engagées à ce petit voyage. Il y avoit aussi plusieurs bergers, entre lesquels étoit Lycidas, Silvandre, Hylas, Tyrcis, Thamire, Calydon, Palemon, & Corylas, qui ne cessoient de chanter, ou de discourir, pour tromper la longueur du chemin. Quand Pâris les apperçut, Hylas chantoit ces vers :


Je respecte Phylis, j'estime son merite,
 Et tout ce qu'elle fait ;
Mais veut-elle sçavoir d'où vient que je la quitte ?
 C'est parcequ'il me plaît.
Qui ne doit preferer à tout autre avantage
 Sa vie & son bonheur ?
Je vous aime, il est vrai ; mais j'aime davantage
 Le repos de mon cœur.
Bergers, si parmi vous ne regnoit la feintise,
 Vous en diriez autant.
Mais j'aime beaucoup mieux conserver ma franchise,
 Et me dire inconstant.

 Silvandre fut le premier qui reconnut Pâris. Comme il donnoit la main à Diane, il jugea bien qu'il lui déplairoit, s'il ne cedoit sa place à Pâris pour lui faire honneur. «Ordonnez-moi, lui dit-il, ma belle maîtresse, de vous laisser ; je ferai alors pour vous obeir ce que je ne puis faire volontairement. Berger, dit-elle, en souriant, puisque vous avez besoin de mes ordres, je vous les donne.» Le berger n'eut pas le temps de répondre, Pâris étant déja si près, que Diane fut obligée de s'avancer pour le saluer. En même-temps celui-ci prit la place que lui laissoit son rival. Après quelques discours, il s'apperçut que Madonthe & Thersandre manquoient à la compagnie, il en demanda des nouvelles à Diane, & Laonice répondit que Madonthe étant incommodée, Thersandre étoit resté auprès d'elle. J'aurois souhaité, ajouta Pâris, la rencontrer ici, pour l'avertir qu'il y a de ses ennemis qui sont arrivés en cette contrée. Silvandre qui avoit continuellement les yeux sur Diane entendit ces mots, & parcequ'il estimoit fort la vertu de Madonthe, il se chargea de l'avertir à son retour.

 Laonice qui cherchoit toutes les occasions de nuire au berger remarqua avec quel empressement il s'étoit offert & résolut de s'en prévaloir. Diane même qui commençoit à goûter Silvandre, s'en apperçut, comme nous le dirons ensuite, & Laonice le remarqua aussi. Cependant, pour ne point faire attendre Chrysante, ils se mirent en chemin. Diane étoit entre Pâris & Phylis qui lui donnoient la main ; Calydon menoit Astrée. Tyrcis & Silvandre marchoient ensemble. Pour Hylas, il n'avoit point de place marquée ; tantôt le premier, & tantôt le dernier de la troupe, il ne s'attachoit à aucune des bergeres en particulier ; mais surtout il ne paroissoit pas songer plus à Phylis, que s'il ne l'eût jamais vue. Tyrcis frappé de cette indifference ne pût s'empêcher de lui dire : «Est-il possible, Hylas, que vous soyez auprès de Phylis, sans daigner la regarder ?» Hylas feignit de ne l'avoir point encore apperçue, & tourna la tête, comme s'il eût voulu la chercher ; mais enfin arrêtant les yeux sur elle, «En verité, lui dit-il, bergere, mon cœur est si loin d'ici, que mes yeux ne m'avoient point encore dit que vous y fussiez, cependant vous y êtes, & j'ignore si c'est le même sujet qui nous y amène tous deux. Je le croi, répondit Phylis ; mais nous n'y sommes pas en même compagnie. Vous êtes occupé de la belle Alexis, & moi du regret de vous avoir perdu. La perte est grande sans doute, répondit Hylas, & si grande qu'elle ne peut se réparer. Car ignorez-vous que la premiere chose que le ciel nous ravit est la plus estimable ?» Hylas, interrompit Tyrcis, «se peut-il que vous fassiez le ciel auteur de votre inconstance ? Il ne l'est pas moins, répondit Hylas, que des larmes inutiles que vous répandez sur les cendres de Cleon. Ce qui ne dépend pas de nous, reprit Tyrcis, ou dont les causes nous sont inconnues, le respect que nous portons aux dieux, nous le fait ordinairement rapporter à leur puissance, ou à leur volonté suprême, mais ce que nous produisons nous-mêmes, ou dont les causes nous sont connues, jamais nous ne l'imputons aux dieux, sur tout, s'il est mauvais en soi, comme l'inconstance, car ce seroit un blasphême. Ah Tyrcis, répondit Hylas, avouez que l'inconstance, soit vice ou vertu, vient des dieux, ou que ces bergeres reconnoissent que la douleur vous a troublé le jugement. La beauté n'est-elle pas l'ouvrage du grand Thautates ? Or qui me rend inconstant que la beauté ? Si Phylis ne le cedoit point à la belle Alexis, je ne l'aurois point abandonnée pour elle. Maintenant si vous niez que ce changement soit un effet de la beauté, il faut bien que la cause en soit inconnue, du moins je ne la connoîtrois pas moi-même. Pourquoi donc ne pourrions-nous sans blasphême la rapporter aux dieux. D'ailleurs ce changement n'est-il pas conforme à la nature qui nous oblige de chercher ce qui nous est plus convenable ?

 J'avoue, répondit froidement Tyrcis, que la beauté est l'ouvrage de Thautates, & même le plus grand de tous ceux qui tombent sous nos sens ; mais je nie que la beauté soit la cause de l'inconstance. Comme ce n'est point le jour qui fait égarer les voyageurs, en leur montrant differens chemins, moins encore est-il vrai que l'inconstance soit conforme à la nature, si ce n'est à une nature dépravée. Car enfin quel bien vous est-il arrivé de ces changemens éternels ? Pour moi je n'y remarque autre chose qu'un temps considérable perdu, une peine inutilement prise, & le déplaisir de voir votre affection méprisée.»

 Diane s'étant apperçue que leur dispute devenoit serieuse, voulut les interrompre, & fit signe à Phylis de prendre la parole. «Hylas, dit Phylis, vous vous plaigniez autrefois que vous n'aviez d'autre ennemi que Silvandre ; mais il me semble que Tircis n'est pas trop votre partisan.» Tircis alloit répondre, mais il en fut détourné par le malheureux Adraste. Lorsqu'ils furent arrivés dans le bois de Bonlieu, ils le virent qui parloit aux arbres & aux fleurs. Tantôt il se figuroit que Doris étoit presente, & se prosternant alors il l'adoroit, & lui tenoit de longs discours mal arrangés ; tantôt il s'imaginoit voir Leonide, & ses imprécations ne finissoient point. Mais quand il se representoit Palémon, alors il faisoit éclater toute sa jalousie.

 Les bergers étoient attendris d'un spectacle si digne de compassion ; mais le spectacle devint bien plus touchant, quand il apperçut Doris. Il demeura immobile comme un terme, les yeux fixés sur la bergere, & les bras croisés sur l'estomach. Et lorsqu'elle passa devant lui, «La voilà, dit-il en poussant un profond soupir.» Puis il la suivoit des yeux, tant qu'il pouvoit la voir, & quand il l'avoit perdue de vue, il prenoit sa course, la devançoit, s'arrêtoit devant elle, & la laissoit aller, sans lui rien dire. Seulement il n'osa passer le lieu où Diane le vit pour la premiere fois auprès de Doris, comme si ce lieu eût été pour lui une barriere, & rentra ensuite dans le bois où il faisoit sa retraite ordinaire, parceque c'est là que Leonide avoit prononcé son arrêt contre lui. Le seul Hylas ne parut point sensible à la pitié ; il rit au contraire de l'état où il venoit de voir Adraste, & se tournant vers Silvandre : «Berger, dit-il, voilà un merveilleux effet de cette constance que vous exaltez tant. Qui de nous, à votre avis, risque plus de lui ressembler ? Pour moi, répondit Silvandre en souriant, j'aimerois mieux être Adraste, qu'Hylas. L'un dépend de vous, répartit Hylas, mais l'autre n'est pas en votre pouvoir. Je ne comprens rien à ce discours, reprit Silvandre. Il faut donc vous l'expliquer, dit Hylas. Je veux dire que vous pouvez devenir fol comme Adraste, n'y ayant déja que trop de disposition ; mais que vous n'aurez jamais assez de merite pour ressembler à Hylas. Quelle est votre erreur, repliqua Silvandre ? On peut être vertueux ou vicieux à son gré, parce que l'un & l'autre dépendent de la volonté, mais sain ou malade, voilà ce qui n'est point en notre pouvoir. Or l'état où est Adraste, est un état involontaire ; c'est un mal dont il n'a pas le remede en ses mains : mais l'état où vous êtes dépend absolument de la volonté. Il est donc plus aisé de vous ressembler qu'à ce malheureux berger. Encore, dit Hylas, vaudroit-il mieux être comme moi qui puis me délivrer de ce prétendu mal, que comme Adraste, puisque selon vous-même il ne peut se guérir. Je l'avoue, répondit froidement Silvandre, mais ne sentez-vous pas que si vous cessiez d'être inconstant, vous ne vous ressembleriez plus à vous-même, & j'ai dit que je préferois l'état d'Adraste fol, à celui d'Hylas inconstant.

 Vous pressez trop mon ancien amant, interrompit Phylis : je dirai en sa faveur que du moins l'inconstance n'ôte pas l'usage de la raison. Vous vous trompez, bergere, reprit Silvuadre ; le mal d'Hylas & celui d'Adraste sont de vrayes maladies, avec cette difference que la maladie d'Hylas est plus terrible, puisqu'elle attaque l'ame elle-même. D'ailleurs, quoique l'ame ne produise point ses effets ordinaires, si le corps est mal disposé ; elle ne laisse pas d'être raisonnable, comme en ceux que l'ivresse a surpris. Or le mal d'Adraste vient sans doute de la foiblesse de son cerveau, qui n'a pû soûtenir l'arrêt de Leonide ; mais le mal d'Hylas n'a d'autre principe qu'un jugement imparfait qui ne lui permet pas de discerner le bien d'avec le mal. Et puisque c'est l'ame raisonnable qui distingue l'homme des animaux, il vaut mieux avoir quelque imperfection dans le corps que dans l'ame. Je dis plus, il vaudroit mieux être un bel animal, que d'avoir la figure d'un homme, & ne l'avoir pas telle qu'elle doit être, parce qu'un animal tel que je le suppose, est un animal parfait, & que l'homme dont les facultés intellectuelles sont imparfaites, est un homme très imparfait. Je conclus donc que le mal d'Adraste est moins à redouter que le mal d'Hylas.»

 A ces mots, toute la troupe éclata de rire ; & lors qu'Hylas voulut reprendre la parole, ils apperçurent la sage Chrysante qui venoit au devant d'eux, accompagnée de plueurs de ses vierges. Ils mirent donc sin à leur dispute, & s'avancerent pour lui rendre l'honneur qui étoit dû à ses vertus & à son caractére.

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LIVRE SECOND.



 Le temple où présidoit la sage Chrysante, étoit situé au pié d'une colline agréable. D'un côté s'élevoit un bocage consacré à Thautates, & de l'autre on voyoit serpenter un des bras du lignon. Dans ce temple somptueux que les romains avoient construit, servoient les vestales, suivant l'usage des romains, & les vierges druides offroient leurs sacrifices dans le bocage sacré, selon la religion des gaulois. La sage Chrysante, quoique gauloise, & de l'ordre des druides leur commandoit à toutes. Quand les romains, sous prétexte de secourir le eduois s'emparerent des gaules, ils y établirent leur culte, persuadés qu'il manquoit quelque chose à leurs conquêtes, si leurs dieux n'y étoient point interessez. Cependant comme ils n'ignoroient pas que rien n'est plus insupportable que la contrainte en matiere de religion, ils permirent aux gaulois, qui n'adoroient qu'un dieu sous les noms de Thautates, de Hesus, de Tharamis, & de Belenus, de retenir leurs anciennes céremonies. Et lorsqu'ils entrerent dans les états des segusiens, ils ne voulurent y introduire aucun changement ; mais quand ils trouverent en ce bocage sacré un autel servi par des filles druides, & consacré à la vierge qui devoit enfanter, & qui tenoit un enfant entre ses bras, ils sentirent leur respect s'augmenter. Ils crurent que ce lieu étoit consacré sous un autre nom où à la bonne déesse dont les mysteres étoient interdits aux hommes, où à Vesta dont ils couronnoient le temple de la statue d'une vierge, qui tenoit aussi un enfant dans ses bras. Ils bâtirent donc un temple à ces deux divinités, & l'appellerent Bonlieu, en l'honneur de la bonne déesse, & ils y établirent des vestales en l'honneur de Vesta. Incertains d'ailleurs si ces déesses vouloient être servies suivant leur rite, ou celui des gaulois, ils y laisserent les vierges druides avec la liberté de pratiquer leurs ceremonies, & l'autorité en ce qui regardoit les mœurs, & le gouvernement. Ainsi les druides & les vestales étoient également soumises à la sage Chrysante.

 Ce temple étoit rond, & couvert de plomb. La statue de la vierge tenant un enfant entre ses bras, étoit placée sur le faîte, & couronnoit l'édifice. On voyoit deux autels au milieu du temple, & à côté de chaque autel un petit arc de marbre blanc soutenu de trois colomnes, où l'on mettoit les prémices & les fruits, avant que de les offrir. A la porte on remarquoit un vase plein d'eau lustrale ; c'est dans cette eau que l'on éteignoit la torche qui avoit brûlé sur l'autel, durant le sacrifice.

 Les sacrifices journaliers n'étoient pas encore commencés, quand la sage Chrysante rencontra les bergeres ; elle les y invita, non sans faire bien des excuses aux bergers à qui elle les enlevoit.

 Pâris, Calidon, & Silvandre, qui y étoient les plus interessés, répondirent qu'il étoit humiliant pour les hommes que la déesse ne les jugeât pas dignes d'assister à ses sacrifices, que cependant ils alloient la supplier de ne point inspirer à leurs bergeres une haine semblable. La sage Chrysante repartit que les déesses en bannissant les hommes de leurs autels n'avoient peut-être eu d'autre vue que de tenir les vestales dans un plus grand recueillement. Hylas qui respectoit peu les dieux de son pays, moins encore des dieux étrangers, prit la parole, & répondit : «Vous avouerez du moins, madame, que nous avons lieu de nous plaindre de vos déesses, & que nous pouvons bien désirer, si elles ne prennent des sentimens plus favorables, que leur culte soit aboli dans ces contrées.» Berger, dit la sage Chrysante, «dieu n'exauce que les vœux légitimes,» en même temps elle se retira dans le temple, parce qu'on avoit déja crié trois fois, suivant la coutume : loin d'ici profanes mortels, & les portes furent à l'instant fermées. Les bergers furent donc obligés d'aller attendre les bergeres dans le bocage sacré, où le druide devoit offrir le sacrifice, après que celui de Vesta seroit achevé.

 Les vestales étoient vêtues de robes blanches, & trainantes. Ce jour étoit consacré à Vesta ; car on sacrifioit alternativement aux deux déesses. Dès que le temple fut fermé, toutes les vierges se prosternerent au signal que donna la premiere vestale ; puis cette même vestale s'étant relevée, on lui présenta un rameau de laurier trempé dans l'eau lustrale, elle prit de cette eau, & en jetta ensuite sur les druides, & les bergeres qui la reçurent prosternées. Une autre vierge presenta à la premiere vestale une corbeille où étoient des chapeaux de fleurs, elle en mit un sur sa tête, & sur celles des six vierges qui devoient servir au sacrifice. Aussi-tôt une d'elles prit le vase destiné à cet usage. L'autre prit le coffre des parfums, la troisiéme porta le gateau de froment ; la quatriéme l'eau qui devoit servir au sacrifice ; car on n'usoit point de vin dans ceux de Vesta : la cinquiéme portoit la verveine, & la sixiéme enfin une corbeille de fleurs & de fruits. La premiere des vestales accompagnée des six autres s'achemina vers l'autel, & après avoir demeuré quelque temps prosternée, elle commença à l'honneur de la déesse un hymne qui fut continué par les autres. Cependant elles se leverent toutes, & tenant un flambeau à la main, elles firent trois fois le tour de l'autel, après quoi elles retournerent à leur place, excepté celles qui devoient servir. La jeune vestale qui portoit la verveine la plaça au côté gauche de l'autel. Là bruloit jour & nuit le feu sacré que l'on ne devoit rallumer qu'aux rayons du soleil, lorsque par malheur il venoit à s'éteindre. La corbeille de fleurs & de fruits fut placée sur l'arc de marbre. Après avoir encensé l'autel, la premiere vestale prit le gateau salé, puis se tournant du côté de l'orient, elle profera à haute voix & lentement ces paroles : «O redoutable déesse, fille de la grande Rhée, & du puissant Saturne, toi qui nourris, qui élevas Jupiter, lorsque sa mere le tenoit caché, Vesta, daigne recevoir notre offrande, pour le peuple & le sénat romain, pour la prosperité des gaulois, & pour la conservation d'Amasis notre souveraine. Fai que le feu confié à nos soins ne s'éteigne jamais, & que nous soyons toûjours vierges comme toi.» Le chœur des vierges répondit «qu'il soit ainsi.» Alors le gateau & la corbeille de fleurs & de fruits furent posés sur l'autel, & offerts par la premiere vestale qui en jetta un peu avec de l'encens, & d'autres parfums dans le feu qui étoit allumé pour le sacrifice ; puis elle arrosa le gateau, les fleurs, les fruits & le feu d'eau lustrale, & commença à l'honneur de la déesse un autre hymne qui fut continué par les autres. L'hymne fini, une des vestales qui servoit à l'autel, se tournant vers les autres, elle dit à haute voix, il est permis de se retirer.

 Alors la sage Chrysante sortit du temple, & avec toute sa suite, excepté les vestales qui se retirerent en leurs demeures, elle s'en alla au bocage sacré, où les vacies & les bergers l'attendoient, les uns pour offrir le sacrifice, & les autres pour revoir leurs bergeres.

 Hylas qui ne songeoit plus qu'à la belle Alexis, fut contraint, malgré son impatience, d'assister à la ceremonie ; à peine fut-elle achevée qu'il se leva ; & le dîner fini, son impatience fut la même. Il osa même interrompre la sage Chrysante, & lui dit, «madame, si vous n'ordonnez promptement notre départ, une partie de ces bergers ont résolu d'aller vous attendre auprès de la belle Alexis. Quelle mauvaise humeur est la votre, dit Phylis ? Où esperez-vous de trouver une meilleure compagnie ? Si je vous aimois comme j'aime la belle Alexis, répondit Hylas, & que vous ne fussiez point ici, je répondrois que la meilleure compagnie pour moi seroit où vous seriez ; maintenant je vous dirai qu'elle est auprès d'Alexis, & que si vous ne partez incontinent, il n'y aura point d'Hylas aujourd'hui pour vous.

 Déja il se préparoit à partir, lorsqu'on vint de la part d'Amasis avertir la sage Chrysante que la reine venoit coucher chez elle pour faire le lendemain un sacrifice aux dieux infernaux, à cause d'un songe fâcheux qui l'avoit tourmentée pendant la nuit. Hylas saisit l'occasion, & pressa davantage les bergeres, puisqu'aussi bien Chrysante ne pouvoit les accompagner. Astrée n'étoit pas moins impatiente qu'Hylas ; mais elle cachoit par discretion ses vrais sentimens. Après qu'ils eurent remercié la sage Chrysante, ils se mirent en chemin, & chacun prit la bergere qui lui plaisoit davantage, excepté Silvandre que son respect pour Pâris contraignit de lui laisser Diane. Cependant Phylis ne s'éloignoit point d'eux, & se mêloit à leur entretien, comme Diane l'en avoit priée, craignant que Pâris ne lui parlât encore de sa passion.

 Lorsqu'ils furent sortis du bois, & qu'ils eurent passé le lignon sur le pont de la Bouteresse, ils purent marcher plusieurs de front, & Phylis appella encore Lycidas, & voyant que Silvandre étoit obligé de s'entretenir avec Hylas, «Hé bien Silvandre, lui dit-elle, qui de nous deux a rencontré la meilleure place ? Je crois, répondit le berger, que celle que j'occupe depuis long-temps est la meilleure. C'est de quoi, repartit Phylis, je ne conviendrai pas aisément, & vous même, si vous croyiez ce que vous dites, vous ne seriez guere épris. De quelque maniere que vous en jugiez, répliqua froidement Silvandre, mon amour sera toujours le même ; cependant il est bien certain que ma place est la meilleure ; si vous êtes à côté de Diane, je suis moi dans son cœur. Hylas voulant plaisanter à son ordinaire : ce n'est pas à toi que je parle, dit Silvandre ; c'est à Phylis, qui ignore comme toi les mysteres d'amour, mais qui souhaite plus les apprendre. O la flateuse louange pour Phylis, dit Hylas ! qu'elle vienne à moi, & je les lui apprendrai.» Tous les bergers sourirent à ce discours d'Hylas. Et Silvandre ayant remarqué qu'Astrée & Diane baissoient les yeux, revint tout à coup à Phylis. «Voici, dit-il, un de ces mysteres que vous ignorez. On est dans un lieu, quand l'ame qui est toute spirituelle agit en ce lieu ; si donc mon ame agit immediatement dans le cœur de Diane, il suit nécessairement qu'elle est dans ce même cœur. Or si l'ame vit plus dans l'objet qu'elle aime, que dans le corps qu'elle anime, si j'aime Diane, je suis veritablement en elle. Voila qui est bien obscur pour moi, dit Phylis : il me paroît cependant que ma place est la meilleure, puisqu'au moins une partie de moi-même, & celle qui est la plus fertile en passions, comme je l'ai oui dire, est plus près de Diane que vous n'en êtes près. J'en conviens, répondit Silvandre, mais gardez-vous d'en conclurre, que votre place soit la meilleure ; l'ame est tellement superieure au corps, qu'en comparaison d'elle, le corps n'est d'aucune consideration.

 Plût à dieu, interrompit Hylas, que nous aimassions tous deux une même bergere ! Ce corps que tu méprises tant, je le prendrois pour moi, & je t'abandonnerois volontiers l'esprit, fût-il le plus sçavant & le plus éclairé. Et pour te convaincre de la verité de ce que je dis, laisse-moi le corps d'Alexis, & je te laisse l'esprit du sublime Adamas.»

 Les bergers se mirent à rire du parti que l'inconstant offroit à Silvandre ; ce qui l'empêcha de répondre incontinent ; mais enfin reprenant la parole : «Laissons à ces ames terrestres des sentimens qui leur conviennent, & qu'elles aiment ce qui leur est égal. Mais outre qu'il est honteux d'aimer ce qui est si inferieur à soi, je tiens que cela même est impossible, si l'on veut y ajouter les conditions qu'exige le veritable amour ; car quiconque aime, ne désire rien tant que d'être aimé à son tour. Or se peut-il que qui n'aime que le corps en soit aimé. Conçois donc, Hylas, qu'aimer seulement le corps, c'est imiter l'extravagance de ce sculpteur qui devint amoureux d'une statue. Mais afin que tu ne m'échappes pas, si Alexis étoit morte, aimerois-tu son corps ? Hylas ne répondant rien, tu gardes le silence, continua-t'il, est-ce la verité qui te confond, ou la honte d'avoir eu de si bas sentimens ? Ni l'un, ni l'autre, dit Hylas. Mais que puis-je te répondre ? Je n'ai point la science des devins ; ignores-tu que le cœur pense ce qu'il n'a point pensé, quand les yeux voyent ce qu'ils n'avoient point vû ? Je parle avec certitude du passé quand je m'en souviens, & du present quand je le sçai ; mais de l'avenir, en verité tu ne me connois gueres. Penses-tu que j'aye instruit les sybilles, où qu'elles m'ayent enseigné l'art de prédire ? Silvandre, si tu veux discourir avec moi, parlons de ce qui est à la portée des hommes, & ne cherchons point à pénétrer l'avenir, dont les dieux se sont réservé la connoissance. Demande-moi maintenant si j'aime le corps d'Alexis, & je te répondrai que j'aime la nymphe, mais de façon que si elle n'avoit point de corps, je ne l'aimerois pas ; mais lorsque tu me demanderas ce que je ferois, si ce corps n'étoit plus animé, je t'envoyerai à ceux qui se mélent de prédire l'avenir. Cependant j'aimerai toujours le beau corps d'Alexis, non tel qu'il sera dans cent ans, mais tel qu'il est aujourd'hui, c'est-à-dire, l'ouvrage le plus parfait qui soit sorti de la main des dieux.»

 Ainsi parloit Hylas, lorsqu'il leur fallut passer sur une planche étroite ; & lorsqu'ils furent tous de l'autre côté, & que Silvandre voulut répondre au berger inconstant, Diane le pria d'écouter une voix qu'elle entendoit. Ils s'approcherent, & virent une bergere assise sous des arbres touffus, avec un berger qui étoit à ses genoux. «C'est assez, Alcidon, disoit la bergere, si vous voulez que je reste ici plus long-temps, finissez vos discours, & croyez que ceux que vous m'avez tenus ne serviront qu'à augmenter ma froideur pour vous. Il y a long-temps, répondit le berger, que j'aurois cessé même de vivre, si je n'avois mis mon esperance en la justice d'amour. Et quelle esperance est la vôtre, dit Daphnide ? S'il étoit juste ce dieu dont vous parlez, il y a long-temps que vous serviriez d'exemple à ceux qui osent l'outrager. N'offensez point, répartit Alcidon, celui dont la puissance ne se mesure qu'à sa volonté, & dont l'empire ne vous est pas si inconnu, que vous deviez le mépriser. La bergere eût répliqué, si elle n'avoit apperçu les bergers près d'elle.

 Astrée & les autres bergeres qui avoient entendu ce discours, pour satisfaire tout ensemble à leur curiosité, & aux loix de l'hospitalité religieusement observées en cette contrée, saluerent la bergere, & lui offrirent & à toute sa troupe, car en même tems parurent deux autres bergeres, & un berger, toute sorte d'assistance & de secours. Daphnide répondit avec beaucoup de civilité à des offres si genereuses, & leur dit en general : «Je ne m'étonne plus que cette contrée soit si favorisée des dieux, puisqu'elle est habitée par des personnes si accomplies. Je commence, ajouta-t'elle, à bien esperer maintenant de mon voyage ; & puisque vous m'inspirez cette hardiesse, je vous supplie, belle bergere, de me dire s'il y a dans cette contrée une fontaine qui se nomme la fontaine de la verité d'amour, & quelle route je dois tenir pour m'y rendre.

 Astrée regardant Pâris & Silvandre, comme pour leur en demander des nouvelles, demeura sans parler. Silvandre prit donc la parole, & lui dit : «Belle bergere, la fontaine que vous demandez est bien dans cette contrée, mais il vaudroit autant qu'elle n'y fût point ; car des animaux enchantés en défendent l'accès. Où est-elle, reprit Astrée ? Comment, dit l'étrangere, pouvez-vous ignorer une chose si merveilleuse ? Vous qui êtes de cette contrée, & qui ne pouvant être vue sans amour, vous avez du être curieuse de sçavoir qui de vos amans avoit pour vous l'affection la plus sincere ? Pour ce qui regarde ma prétendue beauté, répondit Astrée, ce que vous en dites n'étant qu'un pur compliment, je me dispenserai d'y répondre. Mais, pour la curiosité que vous croyez que je doive avoir, outre que je n'ai jamais été assés heureuse pour être aimée, nous ne recourons jamais à la fontaine pour connoître la volonté de ceux qui nous servent ; nous avons un autre moyen beaucoup plus assuré. Quel est ce moyen, répartit incontinent l'étrangere ? Le temps & les effets, dit Astrée. Malgré la prévention contraire, ajouta Daphnide, ce moyen est encore bien incertain, & je puis en parler d'après une triste experience. Si la même chose nous étoit arrivée, reprit Diane, nous userions d'un autre remede. Quel est ce remede, dit l'étrangere ? De ne plus rien aimer, répondit Diane. Voila, dit Alcidon, un remede bien injuste, puisqu'il punit l'innocent, & qu'il ne châtie point le coupable ; qui trompe une bergere, en feignant de l'aimer, se soucie peu d'en être aimé, ainsi il ne reçoit point le châtiment de sa faute, quand elle ne l'aime point. Gentil berger, interrompit Hylas ; vous voyez que nos bergeres sont aussi injustes que belles ; cependant nous ne pouvons nous empêcher de les aimer : jugez ce que nous ferions si la douceur qu'elles ont dans les yeux étoit moins trompeuse.»

 A ces mots une des bergeres fixa les yeux sur Hylas ; elle crut le connoître ; & sans doute qu'elle n'eût pas demeuré dans cette incertitude, sans le déguisement où il paroissoit. Mais enfin, pour ne se point méprendre, elle s'adressa à Thamyre, & lui demanda tout bas si le berger qui parloit n'étoit point Hylas. Et Thamyre ayant répondu que c'étoit lui-même, elle revint à Daphnide, & lui dit à l'oreille : «Madame, c'est à Hylas que vous parlez.» L'étrangere changea de couleur, & se mettant une main sur le visage, elle s'écria : «Mon dieu, Hylas, que cet habit vous change, je ne sçai si le mien m'en fait autant !» Alors Hylas s'approcha, & considerant l'étrangere avec plus d'attention, il la reconnu pour Daphnide, qui passoit pour la plus belle personne de la province des romains. Telle fut sa surprise, qu'il ne put proferer un seul mot. «C'est ici la contrée des merveilles, dit l'autre étrangere, puisque j'y voi des bergeres dont rien n'égale la politesse, des beautés sans curiosité, & ce qui est plus admirable encore, des Hylas muets.» A ce discours Hylas reconnut que c'étoit Carlis qui parloit, que l'autre étoit Stiliane, & que c'étoit Hermanthe qui les accompagnoit. Il courut à l'instant embrasser son ami Hermanthe ; & après l'avoir quelque temps serré entre ses bras sans rien dire, «Est-ce bien, dit-il enfin, mon cher Hermanthe que je vois, & que je tiens dans mes bras ? Se peut il que je voye à la fois la belle Daphnide, la fiere Stiliane, & cette Carlis qui m'apprit à aimer ? Les dieux m'ont fait trop de grace, madame, dit-il, en s'adressant à Daphnide, de vous avoir conduite en ces lieux avec les personnes qui vous accompagnent. Hylas, répondit l'étrangere, je participerai toujours à votre satisfaction ; mais, si mon déguisement vous a surpris, je ne suis pas moins étonnée de vous voir sous cet habit, & dans un lieu où je n'avois aucune esperance de vous trouver. Quelque motif qui vous ait animé, je regarderai cette fortune comme une des meilleures de ma vie, si elle me fait participer à votre félicité.

 Madame, interrompit Carlis, je ne croi pas qu'il se réjouisse beaucoup de retrouver ici, ni Stiliane, ni moi. Qui vous donne une opinion si injuste, ma belle maîtresse, dit-il ? Ignorez-vous que les premieres amours ne s'effacent jamais ? Cependant vous m'aviez tellement oubliée, répondit Carlis, que vous ne m'avez pas même reconnue. Je ne suis point fait comme les autres amans, répartit Hylas, mon amour se lasse quelquefois comme un arc qui a demeuré long-temps tendu, mais aussi il s'augmente par de nouvelles faveurs. Je voi bien, dit Stiliane, qu'Hylas est toujours Hylas. Mais, ajouta Daphnide, nous sçaurons à loisir un peu plus de vos nouvelles. Cependant dites-nous qui sont ces aimables bergeres, & si Astrée & Diane ne sont point ici. Madame, répondit Hylas, si vous n'êtes venue en cette contrée que pour les voir, vous pouvez vous en retourner quand il vous plaira, car les voici toutes deux en votre présence, ajouta-t'il en les montrant. Alors Daphnide s'avança pour les saluer encore une fois, & après les avoir long-temps considerées, il est vrai, dit-elle, que la renommée est au dessous de la verité, & que votre beauté surpasse ce que l'on en publie. Madame, répondit Astrée en rougissant, nous ne voyons que nos bois & nos pâturages ; ainsi loin que la renommée puisse rien publier de nous, elle ne peut presque se charger de nos noms. Cependant reprit Daphnide, elle les a portés jusques dans notre province, & quelques discours qu'elle publie à votre avantage, je les trouve bien au dessous de la verité. Que diriez-vous, madame, interrompit Hylas, si je vous assurois, comme il est vrai, que toutes belles qu'elles sont en effet, je n'en ai jamais été amoureux ? Je dirois, répondit Daphnide, qu'il n'appartient pas à tous les oiseaux d'aimer la pure lumiere du soleil. Au contraire, répliqua Hylas, c'est parce qu'il y en a de plus belles en cette contrée, & vous sçavez qu'Hylas n'aime que la beauté. Je croirai difficilement ce que vous dites, répondit l'étrangere. Si vous voulez venir où nous allons, vous en conviendrez, dit Hylas. Et pour ne vous point méprendre, discrettes bergeres, ajouta-t'il en se tournant vers Astrée & Diane, sçachez que sous ces habits vous voyez la beauté la plus accomplie, & le plus aimable chevalier de la province des romains. Ne souffrez donc pas, gentil Pâris, qu'ils nous quittent avant qu'Adamas les ait reçus dans sa maison.» Pâris & les bergeres firent à Daphnide leurs excuses de ne lui avoir pas rendu les honneurs qu'elle méritoit ; & la supplierent avec tant d'instances de les accompagner chés Adamas, qu'enfin elle y consentit, autant pour entretenir le sage Adamas sur les affaires qui la conduisoient en ce lieu, que pour déserer à leurs prieres.

 Hylas fut charmé que Daphnide eût pris cette résolution. Et comme Daphnide l'avoit connu dans l'isle de Camargue, elle lui fit plusieurs questions ausquelles les bergeres répondoient quelquefois ; & quelquefois Silvandre y répondoit pour lui. Il voulut en vain se contraindre devant les étrangeres ; il s'échappa souvent, mais sur tout lorsque Silvandre prenoit la parole. Daphnide, Stiliane, & Carlis en rioient de sorte qu'enfin s'adressant à Daphnide, «Je croi, madame, dit Hylas, qu'en prenant le même habit que ces bergeres, vous avez pris aussi le même caractere, puisque les discours de Silvandre vous plaisent tant. Mais Silvandre mon ami, continua-t'il, en se tournant vers le berger, sois persuadé que c'est Silvandre, & non pas Hylas qui est la risée de Daphnide ; il n'est pas surprenant qu'ayant toûjours été nourri aux villages, tes discours la fassent rire. Gentil berger, dit incontinent Daphnide, ne croyez point Hylas, vous connoissez son caractere, & je serois extrêmement touchée que vous eussiez de moi une pareille opinion.

 Madame répondit Silvandre, nous nous faisons souvent de semblables reproches ; mais, Hylas, ajoûta-t'il, en se tournant vers le berger, tu es dans l'erreur si tu penses que je ne connoisse point Daphnide. J'ai demeuré trop long-temps parmi les massiliens, pour n'avoir pas entendu parler de son merite & de sa beauté. Je sçai peut être mieux que toi qui est la belle Daphnide, qui sont Alcidon, & le redoutable roi Euric. Tout berger que je suis maintenant, je n'ai pas toujours porté la houlette, ni la panetiere ; ne croi donc pas que tu puisses me déconcerter par tes discours.»

 Alors Daphnide prit la parole. «Hylas, dit-elle, ce berger montre assés qu'il ne me connoît pas mal ; mais gentil berger, ajouta-t'elle en s'adressant à Silvandre, dites-nous où vous avez appris ce que vous racontez. Madame, répondit Silvandre, j'ai long-temps frequenté les écoles des massiliens, où les bardes ont tant de fois chanté votre nom. Par quelle avanture êtes-vous maintenant dans cette contrée sous cet habit, & quel motif vous y retient ? La fortune m'y a conduit, répondit Silvandre, & c'est l'amour qui m'y arrête. Et moi, dit Hylas, l'amour m'y a conduit, & la belle Alexis m'y retient. Qui est cette heureuse Alexis, dit Daphnide en souriant ? C'est celle-là même, continua Hylas, qui vous fera rougir de honte, & pâlir d'envie, quand vous la verrez si belle.» Alors Alcidon prenant la parole, «Hylas, dit-il, on veut bien vous avouer que votre maîtresse est belle ; mais qu'elle le soit plus que Daphnide, c'est un article dont je ne conviendrai jamais, dût-il m'en coûter la vie. Et moi, dit Hylas d'un air sérieux, tant qu'il ne faudra que des paroles pour soutenir le contraire, je le maintiendrai contre quiconque ; mais dès qu'il faudra du sang, je ne le cede pas seulement à vous, mais à tout autre. Je fais bien profession de parler, mais non pas de me battre.»

 Ces discours qui répandirent la joye parmi les bergers, auroient continué plus long-temps, si ne s'étant enfin trouvés près de la maison d'Adamas, ils ne s'étoient arrêtés pour la considerer. Cependant Alexis, pour hâter la satisfaction que devoit lui procurer la vue d'Astrée, étoit appuyée avec Leonide sur une fenêtre d'où elle découvroit toute la plaine. Mais lorsqu'elle apperçut cette nombreuse compagnie, lorsqu'elle démêla Astrée parmi les bergeres, ô dieux que devint-elle ! Elle garda long-temps un profond silence, les yeux attachés sur cet agréable objet ; enfin poussant un soupir, & la montrant à Leonide : «La voici dit-elle, la plus belle & la plus aimable bergere de l'univers.» Puis s'éloignant un peu de la fenêtre, & croisant les bras : «Mais ô dieu, dit-elle, comment oserai-je me presenter à ses yeux après la défense qu'elle m'en a faite ? Vous voilà donc revenue à votre ancienne erreur, dit Alexis. Avez-vous déja oublié ce qu'Adamas vous a dit ? non, répliqua Alexis, je ne l'ai point oublié ; mais je sçai bien aussi que je verrai Astrée, & qu'Astrée me verra, qu'Astrée me parlera, & que je lui parlerai ; & n'est-ce pas là lui désobéir ? Va, me dit-elle, car je me souviendrai toute ma vie de ces cruelles paroles, va perfide, & garde-toi de paroître jamais en présence d'Astrée, qu'elle ne te l'ordonne.

 La pierre en est jettée, interrompit Leonide ; il n'est plus temps de déliberer. Voici l'heure où vous devez montrer que vous êtes fils de cet Alcippe dont on a tant vanté le courage. Il faut que vous receviez Astrée sans étonnement, & qu'à son abord vous ayez assés de pouvoir sur vous-même, pour ne pas faire remarquer ce que vous voulez tenir caché. Car sçachez que les premieres impressions sont les plus durables, & qu'elles donnent lieu aux jugemens les plus assurés ; dissimulez donc si bien, que vos actions n'aillent point trahir votre déguisement. Ah madame, dit Alexis, que ces conseils vous coutent peu ! Pourquoi me nommer de la sorte, interrompit Leonide ? Vous sçavez qu'Adamas veut que j'appelle Pâris mon frere, & qu'il m'a ordonné de vous traiter de sœur ; si vous en usez autrement que moi, à quels soupçons ne donnerez-vous point lieu ? Alexis, vous ressemblez tellement à Celadon, que vous avez besoin d'un grand artifice, pour n'être point reconnue. Ma sœur, répondit Alexis, puisque vous souhaittez que je vous nomme ainsi, je m'observerai avec plus d'attention ; mais souvenez vous que nul embarras n'a égalé le mien. Comment pourrai-je tromper les yeux d'Astrée, moi qui n'ai jamais usé du moindre artifice avec elle. C'est dans les occasions, dit la nymphe, qu'il faut montrer ce que l'on est. Faites comme on dit ordinairement de nécessité vertu, & reposez-vous sur le crédit, & sur la réputation d'Adamas. L'un & l'autre sont si bien établis que l'on vous croira certainement sa fille, si vous même vous ne vous trahissez.»

 Elle parloit de la sorte, lors qu'Adamas averti de l'arrivée d'Astrée, entra fort à propos pour rassurer Alexis. En même temps on vint dire que toute la troupe s'avançoit. Alexis changea de couleur, & ses genoux se dérobant sous elle, elle fut contrainte de s'assoir. Leonide representa qu'il falloit tirer les rideaux afin que l'on s'apperçût moins des émotions d'Alexis, & le druide ayant goûté cet avis, il fut suivi à l'instant.

 Astrée de son côté n'étoit pas moins embarassée ; elle s'approcha de Phylis, & lui dit à l'oreille de s'arrêter un peu avant que d'entrer ; car, «ajouta-t'elle, l'esperance que j'ai de trouver dans Alexis les traits de Celadon, me transporte tellement hors de moi-même, que si je n'ai le loisir de me rassurer, je ferai connoître ce que je désire tant cacher, & surtout à ces étrangers.» Aussi-tôt Phylis vint à Daphnide, & lui dit : «Madame, n'êtes-vous point fatiguée ? & ne trouvez-vous point à propos que nous nous reposions un peu, avant que de monter à la sale. Pour moi, dit-elle, je suis bien de cet avis, & si je n'avois craint de vous déplaire, je l'aurois déja proposé.» Hylas qui étoit impatient de voir sa chere Alexis, monta l'escalier sans attendre personne. Il rencontra à l'entrée de la sale Adamas, Leonide, & Alexis. Et parce qu'ils avoient jugé tous trois que l'amour d'Hylas favoriseroit leur artifice, ils lui firent un accueil très gracieux. Le druide même, après l'avoir embrassé, lui dit en souriant : «Il est aisé de connoître qui de toute la troupe est plus de nos amis. Si mon empressement à venir le premier, dit Hylas, vous en a donné quelque preuve, mon attention à partir le dernier ne vous en convaincra pas moins ; heureux si je vous fais autant de plaisir que j'en reçois. Mais ajouta-t'il tout bas, en s'approchant d'Alexis, il me suffit que de vous trois seule vous ayez quelque joye de me revoir. Comment, dit Leonide, qui avoit entendu ce discours, estimez-vous si peu Adamas & Leonide ? Je vous jure que je m'en vengerai, & qu'avant la fin du jour vous vous repentirez de vos mépris.»

 Hylas vouloit répondre, lors qu'Adamas lui demanda qui étoient les bergers & les bergeres qui arrivoient. «Je suis ravi, mon pere, répondit Hylas, que vous m'en rappelliez le souvenir. Je les ai devancez en partie pour vous en informer, & la présence de la belle Alexis m'a tout fait oublier. Sçachez donc qu'Astrée, Diane, & Phylis, & plusieurs bergeres des hameaux voisins vont paroître. Il y a encore quelques étrangeres, comme Florice, & Circéne ; mais si nous n'avions rencontré la belle Daphnide, & le gentil Alcidon qui viennent dans cette contrée, pour consulter la fontaine de la verité d'amour, je ne serois point venu vous donner cet avis. Daphnide est la plus belle personne de la province des romains, & Alcidon le plus aimable chevalier de Thierry & du grand Euric. Ainsi vous voyez que je ne suis pas le seul qui me déguise en berger, pour mener dans ce climat une vie heureuse. Est-il possible, répondit Adamas, que ce soit cette belle Daphnide, de qui le grand Euric roi des visigots a été si épris ?» Hylas ayant répondu que c'étoit elle même, il continua : «Quoique je ne l'aye jamais vue, je ne laisserai pas de la connoître, parce que j'en ai un portrait que l'on m'a dit fort ressemblant. Je feindrai pourtant de l'ignorer, afin de pouvoir faire à nos bergeres l'accueil qu'elles méritent.»

 En même temps les bergeres parurent ; car Astrée ne pouvoit plus résister à l'impatience qu'elle avoit de voir Alexis. Elle fit un signe à Phylis, qui s'adressant à Daphnide & à Pâris, leur dit : «Hylas nous empêche de reprendre haleine, en nous contraignant de le suivre ; car que dira le sage Adamas, lorsqu'il sçaura par lui que nous sommes arrivées ? Daphnide prit Astrée & Diane par la main, & elles marcherent toutes de compagnie.» Adamas les attendoit à l'entrée de la sale, où il les reçut avec beaucoup de civilité ; & feignant de ne connoître ni Daphnide, ni Alcidon, il adressa la parole aux bergeres : «Hé quoi, leur dit-il, vous méprisez tellement vos voisins, que si je ne m'étois plaint, ma fille eût été long-temps ici, sans que vous eussiez daigné la venir voir. Astrée prenant la parole, parce qu'Adamas avoit tourné les yeux de son côté : Mon pere, répondit-elle, c'est ainsi que les choses qui dépendent de plusieurs sont souvent retardée, quoi qu'on juge qu'elles doivent être promptement faites. Foible excuse, repartit Adamas, il me semble que chacune de vous me doit cette marque d'amitié.» A ces mots, parce que Daphnide s'étoit retirée exprès, après avoir salué Leonide, Astrée s'avança pour saluer à son tour la feinte Alexis. Mais quelle devint-elle, quand elle jetta les yeux sur cet objet ! Et quelle devint Alexis, lorsqu'elle vit Astrée qui s'avançoit pour l'embrasser ! O amour, quel fut leur état, lorsqu'elles s'embrasserent mutuellement ! Astrée rougit, Alexis trembla. Hylas qui remarqua de quel air Alexis avoit salué la bergere, en devint jaloux, & les sépara : ensorte que Diane prit la place d'Astrée, Phylis celle de Diane, ainsi des autres bergeres.

 Adamas qui vouloit cacher son artifice, fit asseoir Alexis dans le lieu le plus obscur. Ensuite, comme s'il n'eût fait que remarquer alors Daphnide & sa suite, il demanda à Thamire qui étoient ces belles étrangeres. «Hylas, dit le berger peut vous en instruire mieux que moi ; car, mon pere, ajouta-t-il, je sçai seulement, & c'est lui qui nous l'a dit en chemin, qu'elles sont d'une illustre naissance.» Alors Pâris s'approchant d'Adamas, lui dit que c'étoit la belle Daphnide, & le celebre Alcidon, si connus l'un & l'autre à la cour du grand Euric. Adamas feignit de se mettre en colere contre Pâris, de ce qu'il ne l'en avoit point averti. Et s'adressant à Daphnide : «Madame, dit-il, pardonnez à mon ignorance, & si je ne vous ai pas rendu l'honneur qui vous est dû, accusez-en votre habit. Mon pere, répondit Daphnide, lorsque je me suis déguisée de la sorte, je n'ai point eu intention d'être reconnue en cette contrée, ni d'y tenir le rang de Daphnide ; mais seulement d'y trouver le repos que les dieux m'y ont promis. Et sans Hylas, j'aurois achevé mon voyage aussi inconnue que je le désirois. Mais puisque sa rencontre me ravit cette satisfaction, je vous supplie, mon pere, de m'aider à trouver les remedes salutaires que les dieux m'ont fait esperer que je trouverois en ce climat.» Adamas répondit qu'elle pouvoit disposer de lui, mais qu'il ne pouvoit se dispenser de lui rendre les honneurs qu'il lui devoit. En même temps il lui présenta un siege & à Alcidon. Et chacun ayant pris sa place, Astrée se trouva près d'Alexis, & Leonide qui étoit de l'autre côté empêcha qu'Hylas ne pût en approcher. Le berger trouvant qu'Alexis se plaisoit trop avec Astrée, les interrompoit autant qu'il pouvoit. Mais Phylis s'apperçevant qu'il ennuyoit Astrée, lui dit : «Berger, il n'est rien tel que les anciennes amitiés ; la belle Alexis que vous estimez tant s'embarrasse peu de vous. Revenez à moi ; je vous aime & je vous estime comme vous le méritez. Ne parlez plus d'anciennes amitiés, répondit le berger ; ce nom seul me les fait haïr ; & pour vous convaincre que ces sentimens ne me sont pas nouveaux, écoutez des vers que je fis il y a long-temps sur ce sujet, lorsque j'étois sur les rives de l'Arar, & que suivant l'usage établi aux Bacchanales, nous nous déguisions pour danser. C'est l'amour qui parle :»


Enfant j'aime les enfans.
Chacun aime ses semblables.
Et des vieux je me défens
Comme d'amour incapables.


Je tiens pour un grand malheur
D'aimer long-temps une belle ;
Car plus que la vieille fleur,
J'aime l'épine nouvelle.


Mais je ne sçai toutesfois
Quelle est l'erreur mensongere
Qui mêle parmi mes loix
Une doctrine étrangere.


Elle dit qu'il faut aimer
Jusques dans la sépulture,
Et qu'on ne doit estimer
Qui cherche une autre aventure.


Dogme trop pernicieux
Que vous ne devez point suivre !
A quoi serviroient les yeux ?
Et pourquoi faudroit-il vivre ?

 «Si donc vous voulez, continua le berger, que je revienne à vous, ne me parlez plus de ces anciennes amitiés, car je tiens pour ma devise ; aimer une heure, c'est aimer long-temps ; il suffit d'aimer un moment, & ne croyez pas que votre prétendue estime puisse m'attirer ; on se soucie peu des sentimens de ceux que l'on a quittés. Silvandre prenant la parole pour Phylis, la réputation, dit-il, que les hommes désirent avec tant de passion, est-elle autre chose que cette estime qui t'est si indifferente ? Je voi bien, répondit froidement Hylas, que Silvandre n'a pas la place qu'il désire, & que dans sa mauvaise humeur il s'en prend à moi. Mais, Silvandre mon ami, il faut se roidir contre la mauvaise fortune, & nous contenter l'un & l'autre, car je suis dans le même cas que toi, de dire que ce siecle est dépravé, & que la faveur ne suit jamais le mérite.»

 Hylas tenoit ce langage à Silvandre, parceque Leonide avoit placé Diane entre elle & Pâris. Silvandre ne pouvant s'approcher de la bergere, avoit été contraint de se mettre entre Celidée & Florice. C'est pour cela que les bergers rirent de la réponse d'Hylas, & Phylis sur tout qui ajouta : Avouez, Silvandre, qu'il vous est arrivé ce qui arrive d'ordinaire à ceux qui pour séparer deux combattans se mettent au milieu d'eux, & se trouvent blessés, sans avoir eu de querelle. «Vos discours me surprendroient moins, répondit Silvandre, si vous n'aviez pas tant de fois éprouvé, combien foibles sont les armes d'Hylas. Que votre surprise cesse, dit la Bergere ; Hylas combat maintenant avec d'autres armes que les siennes ; celles dont il vous a blessé, il les a empruntées d'une personne qui est accoutumée à vaincre. Et moi, interrompit Hylas, je dirai avec plus de verité, que l'un & l'autre vous ne pouvez blesser, ni de vos propres armes, ni de celles même que vous emprunteriez, parce qu'elles demeureroient sans force contre moi, entre vos mains. Que deviendroient-elles entre les miennes, dit Cyrcéne ? J'avouerai, répondit Hylas, que je vous aimai beaucoup, quand je vous vis peu, & que je commençai à vous aimer peu, en commençant à vous voir beaucoup. Je m'assure, dit Palinice, que vous ne tiendrez pas de moi le même langage. De vous, reprit-il, comme s'il eût été étonné ? Par Hercule, dites-moi votre nom, peut-être me blessera-t-il plus que vos yeux. Je voi bien, interrompit Stiliane, que je suis la seule qui ait pû le vaincre. Le peu, répondit Hylas, que je restai dans vos fers, montre assés qu'elle fut votre victoire. Croyez, Stiliane, ajouta Carlis qu'Hylas est à moi seule, & que comme j'ai été ses premieres amours, je serai aussi les dernieres. Carlis, dit-il, souvenez-vous que d'abord je ne vous aimai point, & qu'aujourd'hui je ne vous aime pas davantage.»

 Cependant Astrée & la feinte Alexis s'entretenoient ensemble, quoiqu'Alexis eût peut-être perdu un temps si favorable, & si précieux, si Astrée n'avoit enfin rompu le silence. Alexis se souvenoit de l'ordre cruel qu'elle avoit reçû, & n'osoit parler, de peur d'être reconnue. Astrée de son côté attribuoit ce silence au peu de familiarité qui étoit entr'elles, ou bien à l'ignorance où elle étoit des affaires de la contrée. Elle commença donc la premiere en ces termes : «A voir cette beauté si rare dont le ciel vous a douée, qui ne l'appellera injuste de nous en avoir si long-temps privés, en vous cachant si loin de nous parmi les vierges druides ; mais quand je fais réflexion que rien dans l'univers n'est trop parfait pour servir la grandeur de dieu, je trouve ce même ciel juste dans le choix qu'il a fait de vous. Si j'avois une partie des perfections qui brillent en vous, dit froidement Alexis, je ne rougirois pas, belle bergere, de vous entendre tenir ce langage qui me reproche plus tôt mes défauts, qu'il ne me represente telle que je suis en effet. Quoique le ciel m'ait fait naître bergere, je ne suis pas, reprit Astrée, si dépourvue de jugement, que je ne sçache en quelque sorte reconnoître tout ce que vous valez. Loin de vous contredire, replique Alexis, je prie dieu que vous ne changiez point de sentiment, lorsque vous me connoistrez mieux. Quoique je ne doive point faire un long séjour en ce lieu, je serai toujours ravie de plaire à toutes celles qui vous ressemblent, à vous sur tout dont je désire il y a si long-temps d'être connue ; & je vous proteste que ce désir m'a fait quitter mes compagnes avec moins de regret. Madame, répondit la bergere, cette faveur est extrême, & demande toute notre reconnoissance. Aussi puis-je bien dire que la nouvelle de votre arrivée nous remplit de tristesse & de joye ; de tristesse, en nous apprenant votre maladie ; & de joye, en nous faisant esperer que nous aurions le bonheur de vous voir. Cependant belle bergere, dit Alexis, vous avez bien tardé à venir ici. Mais pour changer d'entretien, dites-moi, je vous supplie quelles sont vos occupations les plus ordinaires ; car on m'a fait entendre que les bergeres de Foreste menent une vie délicieuse. Elle est en effet telle, dit Astrée, pour ceux que la fortune n'a point regardés d'un œil plus favorable ; car vous sçavez, madame, que ceux qui ont été une fois heureux, & qui cessent de l'être, sont infiniment plus à plaindre que s'ils ne l'avoient jamais été. J'en conviens, dit Alexis ; mais dans une vie champêtre & retirée, on n'est guere en bute aux revers. Nous avons les nôtres, dit Astrée, & je puis en parler sçavamment, moi qui ai perdu presqu'en un même jour & mon pere & ma mere. Y a-t-il long-temps, reprit Alexis, que vous l'avez perdus ? Quatre ou cinq lunes, répondit la bergere, & ce jour, ajouta-t-elle en poussant un profond soupir, me sera à jamais déplorable. Mais une des choses qui m'a le plus vivement touchée, c'est que je suis, pour ainsi dire, cause de leur mort. Il me semble, dit Alexis, que j'en ai oui parler, & que l'on me raconta qu'ils s'étoient noyés, en voulant vous retirer d'une riviere où vous êtiez tombée. Pardonnez-moi, madame, dit Astrée : il est vrai que je tombai dans le Lignon, en voulant secourir un berger qui s'y noya ; ma mere le sçut incontinent, car les nouvelles funestes sont bientôt répandues, & comme on se plaît toujours à exagerer, on lui dit que je m'étois noyée aussi : elle fut tellement saisie à ce récit, qu'elle ne put revenir de sa frayeur, & qu'elle mourut peu de temps après ; sa perte entraîna celle de mon pere qui ne put lui survivre. Qui étoit l'infortuné berger qui périt dans les eaux, dit Alexis ? Je ne crois pas, dit froidement Astrée, que son nom vous soit connu. Il se nommoit Celadon, frere de Lycidas que vous voyez ici. Est-ce, poursuivit Alexis, Celadon fils d'Alcippe & d'Amaryllis ? Lui-même, dit Astrée. Je connois son nom, repartit Alexis, & je me souviens d'en avoir souvent entendu parler. Ce fut à la verité un malheureux accident. Je vous assure, madame, dit Astrée, que depuis tous les plaisirs ont abandonné nos rivages. On ne voyoit auparavant que jeux & que fêtes parmi nous ; aujourd'hui tout languit, & l'on ne croiroit pas que nous fussions encore ces mêmes bergers & bergers. Pour moi qui ai perdu les auteurs de ma naissance, dont j'étois tendrement cherie, & qui suis tombée entre les mains d'un oncle severe, je ressens doublement une si grande perte. Mais, madame, ces discours doivent vous ennuyer. Vous me faites au contraire un plaisir extrême, repondit Alexis ; & vous m'obligerez infiniment, si vous voulez bien continuer ; car outre que vous avez gagné mon estime, je souhaite avec ardeur que vous m'aimiez. Madame, dit Astrée, si dieu vous a inspiré pour moi des sentimens si favorables, je vous jurerai, si pourtant vous me le permettez, que dès le moment que j'ai eu l'honneur de vous voir, je me suis tellement donnée à vous, que je sens bien que mon attachement ne finira qu'avec moi.»

 Hylas cedant aux mouvemens de sa jalousie vint interrompre cet entretien ; il se jetta aux genoux d'Alexis, & sans qu'elle y fît attention, il lui baisa la main. «Hé quoi, lui dit-elle enfin, les bergeres du Lignon vous permettent-elles ces familiarités ? Nos vierges les trouveroient fort étranges. Ma belle maîtresse, dit Hylas, comme les manieres de ces bergeres ne sont point des régles pour moi, les manieres de ces vierges n'en doivent point être pour vous.»

 Cependant Adamas entretenoit Alcidon & Daphnide, Madame, lui disoit-il, je ne doute point que ce ne soit un sujet important qui vous ait amenée dans notre contrée ; autrement vous qui êtes nourrie & élevée à la cour, vous ne vous seriez point exposée aux fatigues d'un tel voyage. Et si vous ne m'aviez déja prévenu, je n'aurois garde de vous en demander le sujet. Vous m'avez fait connoître que vous attendiez de moi quelque service, & c'est ce qui m'enhardit, afin que je vous serve selon votre mérite, & selon mon devoir. Le besoin que j'ai de votre secours, mon pere, & plus encore votre vertu m'engageroient à vous confier des secrets plus importans, si cela étoit possible. Plus j'aurai occasion de vous servir, madame, repartit le druide, plus je m'estimerai heureux. Et pour vous prouver combien je vous estimois, avant que d'avoir eu l'honneur de vous voir, si vous daignez passer dans ma galerie, vous y verrez votre portrait. Je veux croire, dit Daphnide, que les dieux qui sont bons, vous ont donné cette curiosité, pour vous engager à me sécourir dans une occasion d'où dépend tout mon repos ; je vous revelerai tout avant mon départ. Cependant, mon pere, dites moi, je vous supplie, en quel lieu de cette contrée est la fontaine de la verité d'amour, & comment je pourrai y aller ? Il est aisé, dit Adamas, de vous satisfaire sur le premier article ; la fontaine n'est pas loin d'ici. Mais je croi qu'il est impossible à present que vous y alliez. Depuis quelques lunes l'entrée en est gardée par des lions, & par d'autres animaux sauvages. S'il ne faut, dit Alcidon, que donner ma vie... Je le croi, interrompit froidement le druide ; si le courage & la valeur pouvoient quelque chose contre les enchantemens, je suis persuadé que la belle Daphnide obtiendroit ce qu'elle désire, par le courageux & le vaillant Alcidon. Mais sçachez que la force de tous les hommes ensemble est impuissante contre le moindre enchantement : les esprits sont d'un ordre si superieur, que si le grand Thautates ne bornoit leur puissance pour la conservation de l'univers, ils pourroient le renverser. Or ces esprits par leurs conventions avec certains hommes que l'on nomme magiciens, s'obligent si étroitement à executer leurs volontés, que nulle force humaine ne peut s'y opposer. Il faut donc recourir au dieu fort & l'engager par nos sacrifices à rompre ces enchantemens, ou bien il faut attendre que le temps qu'ils doivent durer soit expiré, & que les conditions soient remplies.

 Quelles sont ces conditions, dit Alcidon ? Elles sont terribles, répondit Adamas. L'enchantement ne peut finir que par la mort du plus fidele amant, & de la plus fidele amante qui soient dans la contrée. Pourvu, dit Alcidon, que l'amante se trouvât, j'aurois bientôt fourni ce fidele amant. Oui, répondit Daphnide en souriant, si c'est fidelité, qu'aimer à la fois plusieurs objets. Pussiez-vous aussi-bien, repliqua-t'il, produire des témoignages de votre fidelité ? Pour moi, dit Daphnide, je suis bien éloignée de vouloir tenter l'aventure. Cependant, madame, ajouta Alcidon ; il semble que telle est la volonté des dieux, puisqu'ils nous ont ordonné de venir en cette contrée. Je respecterai toujours leur volonté, repartit Daphnide ; mais pour celle-ci, il faudra qu'ils me la fassent connoître plus clairement. A ce trait, repliqua Alcidon, je reconnois les affections de nos jours. Jugez comme il vous plaira, dit Daphnide ; mais je ne puis me résoudre à m'immoler pour le public. Mon pere, ajouta-t'elle, en se tournant vers Adamas, je voi bien qu'Alcidon me contraint à vous découvrir le sujet qui nous amene en ces lieux ; mais je voudrois bien que nous n'eussions point de témoins.»

 A ces mots Adamas se leve, & s'adressant à Leonide, à Pâris, & à la feinte Alexis, il leur ordonne de rester avec les bergeres, pendant qu'il conduiroit Daphnide dans la galerie. «Et vous Hylas, ajouta-t'il, faites comme le meilleur de nos amis, les honneurs de la maison. J'y consens, dit froidement Hylas, pourvû que ma belle maîtresse me promette de faire ce que je lui dirai : peut-être, dit Alexis, voudriez vous vendre cher vos paroles. Non non, dit incontinent Hylas, je ne veux que parole pour parole. En ce cas, & si Adamas le permet, répondit Alexis, je le veux bien. Ma belle maîtresse, continua Hylas, priez donc ces bergeres de vous tenir compagnie aujourd'hui & plus long-temps, si vous le souhaitez. Adamas prit la parole, avant qu'Alexis pût répondre, & dit : Je vous assure Hylas, que je vous prie tous bien sincerement, & que vous m'accorderez tous cette grace, si vous ne voulez me desobliger.» En même temps il se retira dans la galerie avec Daphnide qui emmenoit Alcidon, Stiliane, Carlis, & Hermante. Les autres demeurerent dans la sale, où la collation fut apportée, en attendant l'heure du souper.

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LIVRE TROISIÈME.



 La galerie où le sage Adamas conduisit Alcidon & Daphnide étoit plus considerable par les curiosités qui y étoient rassemblées, que par la magnificence de sa structure. Les portes & les fenêtres étoient incrustées de marbre ; les proportions y étoient exactement observées ; on n'y avoit épargné ni la sculpture, ni la dorure. Mais si l'édifice attiroit les yeux par sa richesse & par sa beauté, toutes les raretés dont Adamas avoit pris soin de l'enrichir, retenoient les esprits dans une admiration continuelle.

 La voute qui sembloit être soutenue sur une grande frise, étoit peinte par les plus grands maîtres. Elle représentoit les plus anciennes histoires des gaulois depuis Samothes, jusqu'à ce Francus, qui tandis qu'il s'occupoit à faire des conquêtes, laissa l'administration de ses états aux druides, & aux chevaliers gaulois. Là n'étoient oubliés ni le grand Druis instituteur des druides, ni l'Hercule gaulois, qui par son éloquence encore plus que par ses armes poliça cette nation. Là se voyoient & Sigovese, & Bellovese, dont l'un passa les alpes, & l'autre la forêt Hircinie. On voyoit enfin les gaulois sous Brennus triompher des romains dans Rome même, & à l'or de leur rançon ajouter l'épée de leur vainqueur ; & de là passant dans la Gréce fonder les galates, ravir les trésors du temple d'Apollon, & revenir victorieux dans leur patrie.

 Au-dessous des frises dorées étoit une seconde frise ornée de divers festons. Les statues des empereurs romains depuis le premier des Cesars jusqu'au troisiéme des Valentiniens, étoient placées dans des especes de niches. Mais ce qu'il y avoit de plus curieux en ce beau lieu, c'est que les embrasures des fenêtres étoient remplies des cartes de toutes les provinces de la gaule, & que dans ces cartes on n'avoit oublié ni bataille remarquable, ni siege d'importance ; en sorte que celui d'Alexia, & toutes les expeditions de Cesar se voyoient dans les mêmes lieux où elles avoient été faites.

 Autour de ces cartes on remarquoit les portraits au naturel des princes qui de temps en temps avoient dominé dans ces provinces. Du côté de la seconde Belgique, on voyoit Pharamond, Clodion, & Merovée ; auprès de celui-ci Childeric son fils, mais sans couronne, parce qu'il n'étoit pas encore roi des francs. Dans la carte des sequanois paroissoient Athanaric, & sa femme Blisinde, qui avoient donné la naissance au vaillant Gaudiselle premier roi des bourguignons. Aprês eux leur fils Gundioch qui assura sa domination dans les gaules ; enfin Gondebaut avec ses trois freres, Chilperic, Godomar, & Godegesile. La belle Daphnide ayant par hazard jetté les yeux sur la carte d'Aquitaine, elle vit ces vaillants visigots qui y avoient regné. Depuis qu'elle les eut apperçus, il lui fut impossible de les quitter, parce qu'elle reconnut le nom & les traits de plusieurs, de Torismond sur tout, de Thierri son frere, & du vaillant Euric près duquel elle se vit peinte, telle qu'elle étoit à l'âge de vingt-ans. A la vue du portrait d'Euric ; «O grand Euric, dit-elle en soupirant, que cette journée qui te ravit au trône & à ton peuple, fut malheureuse ! & que mes regrets sont légitimes, puisque je n'ai pû te suivre ! Madame, reprit Alcidon, pensez-vous qu'en vous conservant, les dieux ne m'ayent point protegé ; ils ne rejettent jamais ces dieux équitables nos justes prieres. S'ils ne les rejettent point, répartit Daphnide, pourquoi n'ont-ils pas exaucé les miennes. Est-il rien de plus juste que de suivre au tombeau ceux que l'on a tant aimés pendant leur vie ?»

 Adamas qui sentoit que cet entretien ne pouvoit qu'affliger la belle Daphnide, l'interrompit en l'invitant à s'asseoir. Il la supplia de conformer sa volonté à celle du grand Thautates, & de croire qu'il disposoit de tout avec tant de sagesse, que la prudence humaine étoit forcée d'avouer qu'elle est aveugle au prix de la sienne. Alors Daphnide s'étant assise auprès d'Adamas, elle commença en ces termes :



HISTOIRE D'EURIC,
DE DAPHNIDE, ET D'ALCIDON.



 Après toutes les disgraces que les dieux m'ont envoyées, j'avois résolu de me confiner dans une solitude ; les importunités seules de ce chevalier m'en ont détournée ; & puisque c'est elles qui nous ont conduits dans cette contrée, permettez-moi, mon pere, de vous raconter ce qui s'est passé entre nous, afin que la fontaine de la verité d'Amour nous étant interdite, nous puissions par vos conseils sortir de l'état déplorable où nous sommes l'un & l'autre.

 Sçachez donc qu'entre les enfans que laissa Thierry ce grand roi des visigots, Thorismond fut celui qui recueillit sa succession. Il fut couronné à Toulouse. Il pensa non-seulement à étendre les limites de son royaume, mais encore à se faire une cour brillante. Mon étoile voulut que j'y fusse conduite alors par ma mere. J'avois environ quinze ans. J'avouerai même que je croyois ne le ceder à personne en beauté. Le roi me voyoit avec plaisir ; mais la disproportion qui étoit entre nos âges, fit qu'il s'éloigna de moi.

 En ce même temps Alcidon étoit auprès du roi. Je puis dire sans flatterie, qu'il effaçoit les chevaliers les plus accomplis. Son mérite qui le distinguoit d'une maniere si avantageuse, quoique dans ses premieres années, lui attira toute l'attention du prince. Il en prit un soin particulier, ne doutant pas que si on le cultivoit, il ne dût faire l'ornement & la gloire de sa cour.

 Ne rougissez point, Alcidon, de ces louanges ; je veux, dit-elle en se tournant vers lui, que vous sçachiez que ma haine pour vous ne me cache point ce que vous valez. Pourquoi donc, interrompit Alcidon, vous cacher à vous même mon extrême affection qui est si connue de tout le monde ? C'est un point, dit-elle, que nous éclaircirons une autrefois. En même temps elle continua de la sorte :

 Dans le dessein qu'avoit Thorismond de rendre Alcidon un chevalier accompli, comme il n'ignoroit pas que l'amour est presque toujours le principe des plus genereux desseins, il lui ordonna de me servir, & de m'aimer. Alcidon avoit environ dix-huit ans. Il comprit quelle étoit la faveur que le roi lui faisoit ; il résolut de lui obéir, & se donna à moi. Il y eut peu de temps après un bal que le roi donnoit, & où il assista avec la reine. Alcidon & moi nous nous trouvâmes par hazard vêtus de blanc ce jour-là. Alcidon vint me prendre pour danser ; & le roi ayant remarqué que nous n'osions nous parler, dit en riant : «Ce couple me paroît bien assorti ; mais je croi que la couleur de leurs habits désigne parfaitement leur innocence.» En effet, soit honte, soit amour, Alcidon ne me dit rien tant que le bal dura ; pour moi qui étois encore sans dessein, je ne pensai qu'à étaler les prétendus charmes que pour me flatter on feignoit de me trouver. Depuis ce jour, s'il conçut pour moi quelque passion, il sçut bien l'expliquer ; & j'avoue que ses services me persuaderent qu'il m'aimoit, & qu'il méritoit d'être aimé. Il ne réussit pas moins auprès du prince ; & bientôt il put, sans témerité, aspirer aux plus grandes charges de l'état ; en effet, malgré sa jeunesse il en obtint une des plus considerables ; & sans que la cour en murmurât. Mais, ô sage Adamas, Thorismond vit bientôt interrompre le cours de ses prosperités. Un myre, soit parricide, soit accident, appellé pour le seigner, lui coupa tellement la veine que l'on ne put arrêter le sang. Le roi transporté de colere tua inutilement le myre, il le suivit au tombeau, regretté de tous ses sujets.

 Cette mort inopinée nous consterna ma mere & moi. Nous nous retirâmes aussi-tôt que nous le pûmes, dans la province des romains, où étoient nos terres. Nous craignions après la mort d'un si grand prince quelque tumulte dans le royaume. Pour Alcidon, il fut si sensible à la perte qu'il venoit de faire, que l'on crut qu'il ne survivroit point à son maître. Il sçait que je partageai ses ennuis, comme je le devois, quoiqu'il m'eût oubliée jusqu'au point de ne me donner durant tout ce temps-là aucune de ses nouvelles.

 Thorismond eut pour successeur Thierry son frere. Thierry se vit à peine sur le trône, qu'il pensa à faire des conquêtes. Le roi des sueves qui avoit épousé sa sœur vouloit étendre ses limites du côté de l'Espagne : il lui fit sçavoir que s'il n'abandonnoit ce projet, il ne manqueroit pas de s'y opposer. Richard, c'est ainsi que s'appelloit le roi des sueves, méprisa ces menaces ; & Thierri après avoir passé les pyrenées lui présenta la bataille, & le vainquit. Thierry mourut bientôt ; il fut remplacé par son frere Euric qui après avoir soumis tous les peuples révoltés, tourna ses armes contre les romains, & fit passer des armées dans la province de leur nom. Il prit la ville des massiliens, & vint assieger celle d'Arles. Jusques-là je n'avois point eu de nouvelles d'Alcidon ; mais alors, comme s'il se fût éveillé d'un profond sommeil, il m'écrivit. J'hesitai si je lirois sa lettre, car je l'avois aimé ; & j'étois sensible, comme je le devois à ses mépris. L'amour surmonta le dépit. La lettre étoit conçue en ces termes :


ALCIDON A DAPHNIDE.



 Je ne sçai, Madame, si vous reconnoîtrez ce caractere, & si vous vous souviendrez du nom d'Alcidon. Si vous ne l'avez point oublié, & si les guerres où j'ai été occupé en des climats éloignés peuvent m'excuser auprès de vous, je vous conjure, madame, par la memoire du grand Thorismond, de pardonner à mon silence. J'attens la permission de voùs justifier à vous même ma conduite. Ordonnez du lieu ou je dois recevoir cette satisfaction, & vous verrez qu'Alcidon ne fut jamais plus à vous qu'il l'est aujourd'hui, & peut-être le trouverez-vous moins incapable de vous servir, que lorsque vous le lui permites la premiere fois.

 Quoique je sçusse qu'il ne m'aimoit plus, je consentis à me laisser voir. Il est vrai que craignant sa legereté qui m'étoit si connue, je résolus de le laisser quelque temps dans l'incertitude, & de lui faire une réponse telle qu'il l'avoit meritée par un silence de deux ans. Mais venant à me representer le mérite d'Alcidon, sa jeunesse, ses diverses aventures, je pris le parti de le voir, dans l'intention de lui faire ensuite payer cherement sa faute, s'il rentroit dans mes liens. Je lui répondis donc en ces termes :


DAPHNIDE A ALCIDON.



 C'est par curiosité, & non par amour que je vous permets de me voir. Ne triomphez donc point de cette permission, & profitez mieux de cette faveur que vous n'avez profité de celles que votre enfance vous à obtenues. Adieu.

 L'armée d'Euric étoit alors autour d'Arles, dont ce prince pressoit le siege autant qu'il pouvoit. Lorsque nous abandonnâmes la cour, ma mere & moi, mon pere s'étoit retiré dans une place forte qu'il avoit en Aquitaine. Ma mere qui craignoit la guerre, la trouva dans la province des romains, où elle étoit venue pour l'éviter. Au premier bruit de l'arrivée d'Euric avec une armée, elle se retira aux extremités du Venaissin sur la Sorgue, où elle avoit une maison fortifiée, & une sœur dans le voisinage mariée à un des principaux chevaliers de la contrée.

 Lorsque je reçus la lettre d'Alcidon, ma mere avoit une de ces indispositions que l'âge traîne après soi, & ou l'art ne trouve point de remede. Elle étoit ravie que je passasse mon temps tantôt à me promener sur les bords de la Sorgue, tantôt à visiter mes voisines, dont la plûpart m'étoient alliées. Je mandai à Alcidon par le messager qu'il m'avoit envoyé, que si le quatriéme de la lune suivante, il se trouvoit à Lers château situé sur le rhône, il m'y verroit ; mais qu'il y vînt le plus secretement qu'il pourroit, & pour menager ma réputation, & pour ne point s'exposer lui-même dans un pays ennemi.

 A ces mots la belle Daphnide s'interrompit, & après s'être passé plusieurs fois la main sur le front, se tournant enfin vers Alcidon, je voulois continuer, lui dit-elle ; mais il me semble plus à propos que vous racontiez maintenant ce que vous avez fait, afin que le sage Adamas entendant de notre bouche ce qui nous est arrivé, il puisse mieux s'assurer de la verité. Alcidon répondit alors : «Commandez, madame, & j'obéirai ; mais vous sçavez beaucoup mieux que moi-même ce que je fais, & ce que je pense, puisque je ne fais, ni ne pense rien que par vous. Seigneur chevalier, dit Adamas, puisque Daphnide vous le permet, vous ne devez point hésiter. Je le lui ordonne, interrompit Daphnide.» Au même temps Alcidon prit la parole, & commença en ces termes :

 Je ne répeterai point ce que la belle Daphnide à dit ; moins encore entreprendrai-je d'excuser ce qu'elle blâme en moi ; avant que ce discours finisse, j'aurai quelque autre occasion plus favorable de lui prouver la sincerité de mon amour contre les impressions de la calomnie. Je dirai seulement qu'après avoir reçu sa réponse, je la relus, je la baisai cent fois, que je me fis redire de même ce qu'elle me mandoit par le messager, & qu'à chaque fois je l'embrassai. Je lui fis cent questions, & lorsqu'il me répondoit selon mon désir, je redoublois mes caresses. Euric qui succeda à Thierri, & qui mérita par ses actions éclatantes le surnom de grand, lui succeda aussi à toutes ses bontés pour moi, par un bonheur assés rare en de pareils changemens. Il me permettoit tant de familiarité, que je ne pouvois presque lui rien cacher, & moins ce qui avoit rapport à l'amour. Dans cette occasion, ne pouvant m'éloigner de l'armée sans un congé exprès, j'entrai dans le cabinet du roi, je saisis le moment qu'il étoit seul. «Seigneur, lui dis-je, permettez-moi de vous proposer une entreprise, & même de l'executer. Alcidon, me répondit-il, votre courage vous porte toujours à ce qu'il y a de plus périlleux ; je voudrois que vous ménageassiez davantage une vie qui m'est chere. Dites-moi cependant quelle est cette entreprise, afin que je juge si elle peut réussir, & que je vous donne mes conseils. Seigneur, repliquai-je en souriant, dans l'entreprise dont il s'agit, je n'ai besoin d'autre guide que de l'amour, de l'amour, dis-je, qui est aveugle.» Alors il me dit en m'embrassant : «mes avis ne vous seront pas inutiles ici ; vous sçavez que je ne suis pas moins amant que soldat.» Et me prenant par la main, il ne me laissa point en repos que je ne lui eusse nommé Daphnide, & le lieu où je devois aller. Euric qui avoit entendu parler de Daphnide, me proposa de m'accompagner ; & lorsqu'il vit que je ne pouvois y consentir, il m'ordonna de mener peu de personnes avec moi, pour ne me point rendre supect à l'ennemi. Il me défendit surtout de séjourner dans aucune ville, & de m'arrêter ailleurs, s'il étoit necessaire, que dans quelque bois. «Mais, ajouta-t'il, si Daphnide vous fait paroître quelque bonne volonté, ne manquez pas l'occasion. Outre que vous en aurez peu de la revoir, on ne retrouve que rarement celle que l'on a perdue.»

 Le château de Lers, où Daphnide avoit choisi le lieu de notre entrevue, étoit situé dans le Venaissin, sur les bords du Rhône. Le seigneur de ce lieu servoit dans l'armée d'Euric, & de plus étoit mon ami. Il y avoit quelque alliance entre Daphnide & sa femme ; ensorte qu'il étoit comme impossible de choisir un lieu plus commode. Je n'y voyoit d'autre inconvenient que celui de faire douze grandes lieues dans un pays ennemi ; mais l'amour qui me transportoit me ferma les yeux sur tous les dangers que j'allois courir.

 Je pris avec moi le messager que j'avois envoyé à Daphnide, homme sur qui je pouvois compter, & qui d'ailleurs sçavoit les chemins. Je me fis accompagner encore de deux chevaliers seulement. Nous partons déguisés, une heure après le dîner, & après avoir marché le reste du jour, & la nuit suivante, nous arrivons au lever du soleil à Lers. La dame du lieu me reçut avec tout l'accueil imaginable, parce qu'elle n'ignoroit pas l'amitié que son mari me portoit. Elle me parut très curieuse de sçavoir le sujet de mon voyage. Je lui fis entendre que c'étoit une affaire très importante au service du roi, & que n'osant me montrer, de peur d'être reconnu, je la suppliois de tenir la porte du château bien fermée, & que je partirois le plus secretement qu'il me seroit possible, quand la nuit seroit venue.

 Déja la moitié du jour étoit passée, sans que la belle Daphnide parût. Dans ma juste impatience, je montai au haut d'une tour, feignant de vouloir découvrir le pays. Enfin lorsque je commençois à perdre toute esperance, j'apperçus un char du côté même par où je sçavois que Daphnide devoit arriver. Après l'avoir consideré quelque temps, on me dit : ce char vient ici sans doute, & vous allez voir la plus belle personne qui soit dans cette contrée ; c'est la jeune Daphnide que vous pourriez avoir vue à la cour de Thorismond. En même temps la dame du château descendit pour aller recevoir Daphnide qui amenoit avec elle deux de ses sœurs, fort belles à la verité, mais infiniment moins qu'elle. Pour moi je restai dans une sale, d'où je faisois semblant de n'oser sortir. A son aspect, je fus tellement ému, que si je n'avois été seul, on eût aisément deviné ce qui se passoit en moi. Mais le temps qu'elles donnerent à la cérémonie me donna le loisir de me remettre un peu. Après les avoir saluées, je m'adressai à celle que j'adorois : «madame, lui dis-je, puisque la fortune l'a voulu ainsi, j'avoue que je suis votre prisonnier. Seigneur chevalier, me répondit-elle, nous ne refusons point cet avantage, mais nous aimerions mieux le devoir à nous-mêmes, qu'à la fortune. C'est la fortune, repliquai-je plus bas, qui vous rend ce que votre mérite vous avoit déja acquis. Cela n'est pas sans difficulté, ajouta Daphnide : cependant songez comment vous payerez votre rançon, car n'esperez point de recouvrer autrement votre liberté. Madame, lui dis-je, le prix de ma rançon seroit facile à trouver, mais il me seroit moins aisé de consentir à me tirer de vos mains. Je croyois, répondit-elle, que des guerriers qui suivent le roi Euric ne parloient que de meurtre & de carnage. Mais je voi bien qu'Alcidon est par tout le même, toujours civil & galant.» A ces mots, elle entra dans la sale avec toute la compagnie.

 Après les premieres cérémonies on nous apporta des sieges, & je me trouvai près de Daphnide, un peu éloigné des autres. Lorsque je me vis en lieu où je pouvois m'expliquer plus librement, je voulus remercier Daphnide de la faveur qu'elle m'accordoit. Mais lorsque je voulus ouvrir la bouche, elle m'interrompit d'un air severe. «Alcidon, me dit-elle, vous m'êtes moins obligé que vous ne pensez ; je ne vous ai accordé cette visite que pour vous punir, sçachant bien que pour peu que vous m'ayez aimée dans votre enfance, vous mourrez maintenant d'amour, en me voyant telle que je suis. Trouvez-vous, ingrat, que j'aye mérité votre oubli ? Pensez-vous, infidele, que rien puisse excuser un silence de deux ans entiers ? Je sçai que vous ne manquerez pas d'excuse, si je veux vous écouter, on dit beaucoup quand on aime peu. Mais je vous défends de parler : non que je craigne d'être persuadée par vos discours. Je ne veux pas même vous donner une satisfaction qui vous soit aussi agréable, que le seroient vos excuses.» J'essayai inutilement de répondre, elle m'interrompit aussi-tôt, en me disant : Alcidon, vous craignez si peu de me déplaire ? Ce n'est pas ainsi que l'on fléchit Daphnide. Que me reste-t'il donc, lui repartis-je ? Souffrir & vous taire, ajouta-t'elle.» Je gardai le silence pour lui obéir, montrant néanmoins combien je souffrois de ne pouvoir me justifier. Daphnide au contraire après s'être tue quelque temps, reprit ainsi la parole d'un air plus gracieux.

 «Cette Daphnide que vous voyez maintenant, est la même à qui vous fîtes les premiers sermens de fidelité, & qui la premiere vous donna sa foi ; la même dont vous avez tant de fois mouillé la main de vos larmes innocentes, lorsqu'elle feignoit de ne vous croire pas, ou qu'elle vous répondoit trop lentement à votre gré. Mais elle peut bien dire aussi à votre confusion, qu'elle seule a conservé sans tache la foi qu'elle vous a donnée, & qu'elle a toujours continué de vous aimer, malgré tous les sujets que vous lui avez donnés de vous hair. Lorsque je me suis rappellé notre enfance, & vos promesses si trompeuses, ces yeux que vous avez idolâtrés, n'ont point vû tarir la source de leurs larmes. Ecoutez, Alcidon, comment j'ai vêcu depuis la mort de ce grand roi à qui vous & moi nous avons tant d'obligation ; & vous jugerez que vous êtes le plus injuste des hommes, & que votre silence vous auroit rendu indigne de mon affection, si elle n'étoit encore plus grande que votre offense.»

 Alors reprenant les choses dès notre séparation jusqu'à cette entrevue, elle ramena toutes les occasions où elle avoit pû sçavoir de mes nouvelles, pour me reprocher l'oubli dont elle m'accusoit. Et pour me prouver d'un autre côté qu'elle s'étoit souvenue de moi, elle me rapporta presque tout ce qui m'étoit arrivé de plus remarquable. Comme j'étois véritablement surpris de toutes les particularités qu'elle me racontoit : «Vous êtes étonné, me dit-elle, mais si vous aviez été ce que vous deviez être, c'est par vous que je les eusse apprises.» Elle continua long-temps ces reproches, sans me permettre d'ouvrir la bouche pour me défendre, ni pour lui répondre. Enfin cette orgueilleuse beauté croyant s'être assés assurée de son pouvoir sur moi, changea tout-à-coup de visage & de discours. «Maintenant, me dit-elle, je vous permets de parler, il me suffit de vous avoir ôté la parole pendant deux heures, pour vous punir d'un silence volontaire de deux années.» Je veux bien vous montrer autant d'indulgence, que vous me reconnoissez puissante à me venger, si je le voulois. «Madame, lui dis-je alors transporté de joye, que ne m'est-il permis de me jetter à vos genoux, & de vous exprimer toute ma reconnoissance ? Je ne veux point vous contredire ; j'avoue la faute dont vous m'accusez ; mais si vous me permettiez de parler pour le seul interêt de la verité, peut-être jugeriez-vous que je merite plus tôt des louanges que des reproches. Maintenant, dit-elle, que je vous ai pardonné, vous pouvez dire tout ce qu'il vous plaira ; & dieu veuille que vous me persuadiez que vous n'avez point cessé de m'aimer ?

 Si vous avez crû quelquefois, continuai-je, que le jeune Alcidon ait éperdument aimé la belle Daphnide, vous croirez aussi, madame, qu'après la perte de Thorismond, la plus grande satisfaction qu'il pût recevoir alors, étoit de recevoir de vos nouvelles. Mais pour satisfaire à mon devoir, je voulus m'interdire tout ce qui pouvoit me divertir de mon affliction. Amour sçait si de tous mes ennuis, j'en ai ressenti quelqu'un plus vivement que de me voir éloigné de votre présence. Ce qui doit vous en convaincre, c'est qu'aussitôt que mes regrets un peu didiminués me l'ont permis, je n'ai point eu de repos que je n'eusse l'honneur de vous voir, malgré le péril des chemins, & les bontés du grand Euric dont il m'a fallu m'éloigner. Me voici donc à vos piés, madame, pour vous supplier de me recevoir comme votre ancienne conquête, puisque je suis à vous dès l'enfance. Je reçois, me dit-elle d'un visage riant, votre excuse toute foible qu'elle est, mais à condition que jamais vous ne me donnerez sujet de révoquer endoute votre amour.

 J'allois répondre, lorsqu'on vint nous avertir qu'il étoit temps de souper. Nous renvoyâmes donc à un autre temps le reste de notre entretien. Nous le reprîmes, dès que le repas fut fini. L'heure du repos nous contraignant enfin de nous séparer, nous jugeâmes qu'il n'étoit pas naturel que pour une entrevue si courte j'eusse fait un voyage si hazardeux. Nous prévoyions d'ailleurs que nous ne pourrions nous revoir de long-temps, & cependant comme elle étoit obligée, pour éviter tout soupçon, de partir le lendemain, nous fûmes en peine de trouver un lieu favorable. «Je ne voudrois pas, Alcidon, me dit-elle enfin, vous exposer ; mais puisque vous me pressez si vivement, je vous dirai que j'ai une sœur mariée à cinq ou six lieues d'ici, & que nous pourrions fort bien nous voir dans sa maison, si mon beaufrere n'étoit ennemi du roi Euric, & si par malheur il n'avoit à l'occasion d'un mariage une nombreuse assemblée chés lui.» J'avouerai, mon pere, que ce parti me parut dangereux ; mais lorsque je me representois que je ne pouvois autrement voir la belle Daphnide, le péril disparoissoit à mes yeux. Je lui répondis donc que le danger me touchoit peu ; qu'elle n'avoit seulement qu'à me commander, & que je ne doutois point que tout ne me réussit en lui obéissant.

 Nous nous séparâmes dans cette résolution, & le matin, après m'avoir laissé un des siens qui lui étoit affidé, elle partit exprès sans que je la visse, afin d'ôter tout soupçon. Pour moi, je partis sur les trois heures du soir avec mon guide, après avoir fait à mes hôtes les remercimens que je devois. Je ne parlerai point des périls que je courus, & dont l'amour me tira. Le lieu où je fus conduit, un des plus solitaires de la contrée, étoit bien propre à cacher les entreprises d'un amant. Au bas de rochers épouventables, dans une isle que forme la riviere de Sorgue, est une maison isolée. Il étoit neuf heures du soir, quand nous arrivâmes à la porte du jardin, que je trouvai fermée, & qui fut long-temps à s'ouvrir, même après que nous eûmes donné le signal dont nous étions convenus. Jugez, Adamas, quelles devoient être mes frayeurs ; cependant l'amour me déterminoit à tous les évenemens. La porte s'ouvre enfin, & d'abord se présente à mes yeux une dame que vous eussiez pris pour Diane. Elle avoit les cheveux épars, le sein & les épaules découvertes, des brodequins dorés, un carquois, & dans la main gauche un arc d'y voire. Je sçus depuis qu'elle s'étoit déguisée de la sorte, parcequ'elle se nommoit Delie, pour danser avec ses sœurs, & d'autres dames qui étoient venu honorer cette grande assemblée ? Dès qu'elle me vit, Entrez, dit-elle, chevalier ; & venez sous les auspices de Diane éprouver cette périlleuse avanture.

 Je lui répondis que sous de tels auspices, il n'y avoit rien que je ne tentasse. Je suis ravie, me dit-elle, de vous voir si déterminé : Sçachez qu'amour & la fortune aident toujours à une ame courageuse. Entrez, ajouta-t-elle, vaillant chevalier. J'entrai donc, & la porte fut aussitôt refermée. Alors je me vis seul avec Delie dans ce jardin ; j'avouerai qu'un cœur qui n'eût été prévenu d'aucune passion, n'auroit gueres pû se défendre de l'aimer, tant cet habit rehaussoit sa beauté naturelle. Comme je l'examinois en silence, elle crut que j'étois impatient de revoir la belle Daphnide. Héquoi, me dit-elle, en souriant, avez-vous paru si hardi en entrant dans ce lieu, pour montrer ensuite si peu de courage ? Contre qui, répondis-je, voulez-vous que j'éprouve ma valeur ? N'avez-vous point sous vos yeux, reprit-elle, un assez fier ennemi ? J'avouerai, lui dis-je, que si la belle Daphnide ne possedoit mon cœur, je vous tiendrois pour infiniment dangereuse. Alcidon, continua-t-elle, avant que vous m'échappiez, vous tiendrez un autre langage. Quel honneur sera le vôtre, répliquai-je, de vaincre une personne déja vaincue ? Je vous entens, me dit-elle, vous voudriez que je vous menasse promptement vers Daphnide ; mais Alcidon, croyez que je l'aurois déja fait, s'il en avoit été temps. On doit mettre un flambeau à cette fenêtre où est un balcon, pour nous avertir. Après plusieurs autres discours, elle se fit connoître pour la sœur de Daphnide, lorsque le flambeau tant desiré parut enfin. Je montrai le signal à Delie, je la suppliai d'achever ce qu'elle avoit si bien commencé. Je le veux, me dit-elle en me prenant par la main. En même-temps nous nous acheminâmes vers la maison.

 Delie me conduisit par un escalier dérobé à l'appartement de la belle Daphnide. Et lorsqu'elle se fut assurée que Daphnide étoit seule, elle m'introduisit. Daphnide pour écarter les importuns avoit feint un mal de tête, & s'étoit jettée sur son lit. Une simple bougie éclairoit la chambre. Je me jettai incontinent à genoux, & disant à la belle Daphnide que je venois remettre & ma vie & mon ame entre ses mains, je les lui baisai plusieurs fois, sans qu'elle me répondît un seul mot. Comment s'écria Delie, vous ne dites rien à cet aimable chevalier ? «Qu'il me pardonne, dit-elle en me relevant, la crainte m'a tellement saisie que je ne suis plus à moi-même ; je tremble à la vue des dangers où il s'expose à mon occasion. Mais qu'il se souvienne que si je ne l'aimois point, je ne serois pas maintenant dans la crainte, ni lui dans le peril où je le vois. Garantissez-moi, madame, la verité de vos paroles, aimez-moi, & je ne crains rien.»

 Parlez bas, dit Delie, je vais m'asseoir ici faisant semblant de lire, pour éteindre la lumiere, si quelqu'un vient, ou pour l'entretenir, afin que vous ne soyez point interrompus. Mais souvenez-vous de ne rien entreprendre contre l'honneur des dames qui sont ici, & de vous contenter des faveurs qu'elles voudront bien vous accorder. A ces mots, sans attendre ma réponse, elle s'assit avec un livre à la main ; elle me laissa avec Daphnide. Je m'assis sur son lit, & après lui avoir plusieurs fois baisé les mains : Madame, lui dis-je, se peut-il que jamais je puisse m'acquitter envers vous ? Vous me devez plus que vous ne pensez, répondit Daphnide. Que ne m'en a-t-il pas couté pour vous donner cette preuve de ma tendresse ? Alcidon, ce n'est qu'avec des peines extrêmes que j'ai persuadé à ma sœur de vouloir bien se prêter à mon dessein. Il m'a fallu employer tous les artifices imaginables pour tromper son mari, ses amis, ou plus tôt la province entiere. Considerez encore, Alcidon, quelle a dû être ma résolution, pour exposer de la sorte mon honneur & votre vie. J'avoue, madame, lui répondis-je, que je ne mérite point tant de bonté ; mais daignez aussi faire réflexion que la crainte d'une mort presqu'assurée n'a pû m'effrayer. Alcidon, me répliqua-t-elle, dieu veuille que votre amour pour moi dure autant que ma vie ! mais je crains bien que ce ne soit l'amour d'un jeune cœur, un amour tel que celui que vous m'avez déja fait éprouver. Madame, lui dis-je, le vériritable amour est incompatible avec la défiance.

 Elle vouloit me répondre, lorsque Delie nous avertit qu'elle entendoit quelqu'un. C'étoit en effet son beau frere qui venoit pour sçavoir des nouvelles de Daphnide. Delie lui fit signe de ne point entrer, & lui dit que Daphnide après s'être plainte quelque temps, venoit de s'endormir. Hé quoi, lui dit-il, ne viendrez-vous point danser ? & votre déguisement vous sera-t-il inutile ? Je ne sçai, mon frere, lui répondit-elle, mais si ma sœur repose encore dans une demie heure, vous viendrez me prendre, & je vous suivrai. Delie nous ayant rendu ce discours, Daphnide lui dit : S'ils veulent danser ici, j'en serai charmée, pourvû qu'il y ait le moins de personnes, & le moins d'instrumens qu'il se pourra, & qu'après avoir dansé, on se retire dans un autre endroit. Nous cacherons Alcidon dans ce petit cabinet, & j'ouvrirai mes rideaux pour écarter tout soupçon.

 Aussitôt elle me donna la clef du cabinet, & me dit que j'y pourrois demeurer en assurance, & que si je laissois la porte entr'ouverte, je ne serois point mécontent du bal, quoique je fusse accoutumé aux magnificences du grand Euric. Pendant qu'elle me parloit ainsi, le maître de la maison revint, & si doucement, de peur d'éveiller Daphnide, qu'il pensa nous surprendre. Mais Delie nous faisant signe alla au devant de lui avec la bougie pour empêcher qu'il ne m'apperçut. J'avois bien prévû, lui dit-elle, que si nous avions un peu de patience, ma sœur, nous verroit danser. N'est-il pas vrai, ma sœur, ajouta-t-elle, en s'adressant à Daphnide ? Oui, répondit-elle. Mais je vous supplie, mon frere, qu'il y ait peu de personnes, & peu d'instrumens je crains que le bruit ne renouvelle ma douleur. Tandis que le frere alla annoncer cette nouvelle, j'eus le loisir de me retirer dans le petit cabinet ; & l'on ajusta de telle sorte la tapisserie, que je pus tout voir, sans être vû.

 A peine tout étoit disposé, que nous vîmes entrer une partie des chevaliers, avec un grand nombre de belles dames, Stiliane & Carlis entr'autres qui ont accompagné ici la charmante Daphnide. Après les premiers complimens, & quelques discours jettés suivant la coutume sans dessein, on vint à parler d'Euric & de la guerre qu'il avoit portée dans la province. Tous en médirent, & le traiterent de barbare & de cruel. L'un souhaitoit de l'avoir à sa discrétion ; un autre le chargeoit d'imprécations. Jugez quel traitement je devois attendre, si l'on m'avoit reconnu ? Quelque instrument que l'on entendit interrompit ces discours. Les dames richement vêtues entrerent en cadence. Les unes habillées en déesses. & les autres en nymphes, répresentoient tous les meteores. Mais quelque beau, quelqu'ingénieux que fût ce spectacle, combien le temps me sembla long ! Le bal finit enfin, & je sortis de ma prison ; mais Delie & Daphnide furent d'avis que je rentrasse dans le petit cabinet, jusqu'à ce qu'elles se fussent déshabillées, & que leurs femmes se fussent retirées. Quand elles m'ouvrirent la porte, je trouvai que Delie s'étoit couchée avec sa sœur. Daphnide remarquant que je n'en étois pas trop satisfait, «c'est moi, dit-elle, qui l'ai voulu ainsi. Et quand vous en sçaurez le motif, peut-être en tirerez-vous vanité. Ce n'est pas que je ne sois assurée de la discretion d'Alcidon, & du pouvoir que j'ai sur lui ; mais je me suis défiée de moi-même. J'avoue, lui répondis-je, madame, que cette défiance m'est bien glorieuse, mais le remede que vous employez est bien cruel. Il faut me repliqua-t'elle, Alcidon, que vous m'aimiez comme je vous aime.»

 Après avoir long-temps discouru sur ce sujet, j'apperçus le jour au travers des vîtres. Nous consultâmes alors si je devois partir, ou demeurer. Daphnide que mes propres dangers allarmoient, vouloit d'abord que je partisse avant que le jour fût plus grand ; mais je la rassurai, & après lui avoir representé que de long-temps je ne pourrois la revoir, elle consentit à ce que je demeurasse encore tout ce jour. La belle Daphnide résolut de garder le lit, pour ne me point laisser seul, & Delie avertit le messager & les chevaliers qui m'avoient accompagnés, de se trouver au lieu & à l'heure que nous avions choisis.

 Lorsque tout le monde se fut levé, Delie en fit autant, & je fus obligé de me remettre dans le cabinet, parce qu'elle ne voulut point que je la visse s'habiller. Elle ferma donc la porte sur moi, & lorsqu'elle fut habillée, elle alla donner ordre à ce que nous avions résolu. Dès qu'elle fut de retour, elle fit apporter à Daphnide un bouillon qu'elle lui présenta elle-même, puis me délivrant de ma prison, «chevalier, dit-elle, approchez, voici de quoi vous soutenir un peu, car je serois très fâchée que votre mort devançât ma vengeance.» Je m'entretins avec la belle Daphnide jusqu'à l'heure du dîner que je fus obligé de me renfermer encore dans le cabinet, pour n'être point apperçu de ceux qui venoient servir Daphnide. Mon malheur voulut qu'à peine elle avoit fini son repas, que la chambre fut remplie de ces chevaliers dont peut-être y en avoit-il plusieurs qui étoient épris de ses charmes. Son beau frere s'assit sur son lit, & si près de moi, que je ne pouvois presque souffler sans être entendu. Jugez, sage Adamas, en quelle contrainte je devois être.

 Tous leurs discours roulerent sur le roi Euric, & sur les préparatifs que l'on faisoit en divers lieux pour lui résister. Je fus charmé de les entendre pour en informer mon maître ; & mes avis ne lui furent pas inutiles. Ce qu'il y eut de fâcheux pour moi, c'est que ces chevaliers demeurerent jusqu'au soir près de la belle Daphnide ; ils prirent enfin le parti d'aller se promener, & l'ayant laissée seule, Delie vint m'ouvrir la porte, & je sortis du cabinet. «Hé bien, me dit-elle, que vous semble de cette aventure, & de la longueur de votre prison ? Que je suis trop heureux qu'il m'en ait couté si peu, puisque j'ai vû ce matin les beaux yeux de Daphnide, & que je ne goutai jamais tant de plaisirs dans le palais du grand Euric. Dans ces doux entretiens, les heures me parurent des momens. Celle du souper étant venue, il me fallut encore me renfermer, mais pour peu de temps, car Daphnide par compassion pour moi sans doute, se hâta de manger. Je la suppliai, puisque je devois partir si-tôt, de ne plus recevoir la visite des chevaliers, afin que je pusse employer près d'elle le peu de temps qui me restoit ; ce qu'elle pouvoit faire en feignant de se trouver mal, & qu'ils en étoient cause. Elle y consentit avec quelque peine, & Delie alla aussi-tôt les saluer de sa part, & leur faire ses excuses de ce qu'elle ne pouvoit les recevoir.

 Cependant me voila seul auprès de ma belle maîtresse ; car Delie, de peur que l'on ne me surprît, nous avoit enfermés. Alors l'amour, & l'occasion me livrerent un cruel assaut ; d'ailleurs j'étois presque seur d'être aimé, & je n'avois point oublié les leçons du grand Euric. Mais, madame, jugez de quelle nature est mon amour ; je me jettai seulement à genou, je vous baisai la main, en poussant un profond soupir : tant le respect qui accompagne toujours un amour violent, eut alors d'empire sur moi. Il est vrai, sage Adamas, qu'ayant demeuré ainsi quelque temps, je lui dis comme transporté hors de moi-même : «Hé bien, madame, comment ordonnez-vous que je vive ? autrement que vous n'avez fait, me répondit-elle, car je ne vous le pardonnerois jamais. Voilà, repliquai-je, une loi bien dure, & que je proteste de ne point observer. Comment, répartit-elle en se levant sur son lit, vous protestez de me désobéir ?»

 En même temps Delie ouvrit la porte, & craignant qu'il n'y eût quelqu'un avec elle, je me retirai dans le cabinet ; mais quand elle eut refermé la porte, & que je la vis seule, je revins en ma place, & je voulus reprendre la main de ma belle maîtresse ; mais elle la retira, & me dit si haut que Delie l'entendit : «Vous me ferez plaisir, Alcidon, puisque vous en usez de la sorte, de ne me plus importuner. Chevalier, interrompit Delie, je gage que vous avez violé les conditions ausquelles vous vous étiez soumis en entrant ici. Non, répondit Daphnide ; en ce cas il ne seroit qu'amant parjure : au lieu qu'il s'est montré trâit*** & perfide. & je veux bien, ma sœur, que vous nous jugiez. J'y consens, répartis-je ; mais daignez, ajoutai-je en m'adressant à Delie, entendre de sa propre bouche de quoi je suis coupable ; & de quelle faute je dois être puni. Nous n'avons pas tenu de longs discours, repartit Daphnide. Il m'a demandé comment je lui ordonnois de vivre, & je lui ai répondu que je voulois que ce fût d'une maniere differente qu'il n'avoit fait, qu'autrement je ne lui pardonnerois jamais : à quoi il a repliqué que la loi étoit trop dure, & qu'il protestoit de la violer. Vous êtes entrée, quand je lui faisois les reproches qu'il mérite.» Alors Delie se tournant vers moi, «ma sœur, me dit-elle, ne vous en impose t'elle point ? Non, répondis-je. J'ai en effet protesté de lui désobéir, & je le proteste encore dût-il m'en couter la vie. Car si je l'ai aimée jusqu'ici de l'amour le plus tendre, en m'ordonnant d'en user à l'avenir d'une maniere differente, n'est-ce pas m'ordonner de ne l'aimer plus ? Non, madame, continuai-je en m'adressant à Daphnide, je vous ai aimée dans mon enfance, & je vous aimerai jusqu'au dernier soupir.»

 Je ne finirois point, si je vous racontois tous nos entretiens. L'heure fatale où je devois me retirer étant venue, je dis à Daphnide : «Delie & le temps me pressent de partir ; mais vous qui en êtes la cause serez-vous insensible à ma douleur ? Alcidon, me répondit-elle, ne vous plaignez point de moi. Souvenez-vous que si je ne vous avois aimé, je n'aurois pas exposé mon honneur & votre vie, pour vous voir ici.» A ces mots elle me serra la main, & je la lui baisai, en souhaitant que Saturne hâtat le moment de mon bonheur, où celui de mon trépas. «Vivez content, me dit-elle, chevalier ; & n'oubliez jamais que je vous aime.» Telles furent ses dernieres paroles, car minuit sonna dans l'instant, & Delie ne me permit pas de rester davantage. Elle me reconduisit à la porte du jardin ; je pris congé d'elle, & ayant trouvé mon guide, nous regagnâmes doucement nos rochers. Mais il s'éleva aussitôt un orage qui nous déroba la clarté de la lune, & nous contraignit de nous retirer sous un arbre. Mon guide s'égara ; au lieu de me conduire oû étoient les chevaliers qui m'avoient accompagné, il me mena à la source de la Sorgue. Cette source est entourée de rochers escarpés, comme de hautes murailles, excepté du côté d'où nous venions. Quelquefois elle pousse ses eaux jusqu'à la hauteur de ces rochers, avec autant de bruit que si c'étoit une mer irritée, & cela très souvent lorsque le temps est le plus serrain. Sans doute que ce sont des vents enfermés qui faisant effort pour sortir produisent un effet si merveilleux.

 Cependant la pluye augmentoit, & ne pouvant plus marcher, j'envoyai mon guide chercher ceux qui m'attendoient. J'esperai qu'en attendant l'orage finiroit, & que la lune nous rendant sa lumiere nous pourrions retrouver notre chemin. Or, mon pere, si je vous raconte ces choses qui paroisse étrangeres, à mon dessein, c'est pour vous faire part d'une aventure bien singuliere. Lorsque mon guide m'eut quitté, & que je me vis seul sous un rocher où je m'étois mis à l'abri, je m'occupai de la belle Daphnide. Je chantai ensuite des vers, dont voici à peu près le sens : «Que l'amour est plein d'amertumes, combien de peines à dévorer : & que l'on en tire peu de fruit ! Si par hazard on a le bonheur de voir ce que l'on aime, helas, ce plaisir ne dure qu'un moment, & presque toujours il est suivi d'une longue absence !»

 Tandis que je m'entretenois de la sorte, le temps parut s'éclaircir, & la lune perçant les nuages me sembla plus belle qu'auparavant. Je sortis du rocher, & j'entendis aussi-tôt bouilloner la source. Je courus sur le bord, pour m'assurer si elle élevoit ses eaux, comme je l'avois entendu dire. Je vis en effet quelque chose de bien surprenant. L'eau s'étant élevée à la hauteur de trois ou quatre piés, elle se fendit tout à coup. En même temps parut un viellard couronné d'algue & de joncs. Il tenoit sous le bras gauche une grande urne, & dans la main droite un roseau qui lui servoit de sceptre. L'onde s'élevoit autour de lui en divers bouillons ; & ces bouillons dès qu'il les eut touchés, s'étant aussi fendus, il en sortit autant de naïades qui s'inclinerent en sa présence. Puis le vieillard s'étant relevé au dessus d'elles, comme en un trône que l'eau même lui faisoit, elles lui baiserent la main, & lui ***rent chacune leur present. C'étoit des guirlandes de roseaux, des ceintures d'algue, des poissons, & des sieges couverts de mousse. Après qu'il eut reçu ces divers tributs, & qu'il les eut remerciées par differens signes, j'entendis qu'il leur parla en ces termes :

 «Divines naïades à qui le destin a ordonné de vivre dans mes eaux, & qui vous plaignez d'être confinées dans une source si petite, tandis que vos sœurs habitent le Rhône & la Durance, cessez vos plaintes, & réjouissez-vous de votre partage. Notre vie est douce & tranquille. Rien n'interrompt nos plaisirs. Nos rives ne sont jamais ensanglantées ; jamais les torrens ne troublent nos petits flots. Mais ce qui nous distingue avec avantage des plus grands fleuves, c'est la promesse que le destin nous a faite, & qu'il m'a depuis peu confirmée en ces termes : Ecoute, m'a-t'il dit, quand vingt-neuf siecles seront écoulés, sur tes bords viendra le cygne florentin qui à l'ombre d'un laurier chantera avec tant de douceur, que ravissant les hommes & les dieux, il rendra à jamais ton nom célébre dans tout l'univers.

 Il alloit continuer, lors qu'entendant quelque bruit, & appercevant, comme je croi, ceux qui me cherchoient, lui & ses naïades frappant l'eau de leurs mains, ils la pousserent si haut que je la perdis de vue. Je demeurai comme assoupi, ainsi que me dirent ceux qui me trouverent, non si près de la fontaine que je le croyois, mais au même lieu où mon guide m'avoit laissé.

 «Voilà, dit Adamas, une vision bien merveilleuse. Je pense pour moi qu'elle signifie que quelque grand personnage habitera ces rochers solitaires. Je ne sçai ce qu'elle signifie, répondit Alcidon, mais si c'étoit un songe, il me sembla du moins que je veillois.» Puis il continua de la sorte : Je montai à cheval ; &, pour abreger, j'arrivai après divers perils au lieu ou j'avois laissé le roi Euric. Il me fit beaucoup de caresses, & curieux de sçavoir mon aventure, il me conduisit dans son cabinet. Hé bien, me dit-il, soldat d'amour, votre entreprise a-t'elle été heureuse ? Seigneur, lui répondis-je, quand vous en aurez entendu le récit, vous en jugerez mieux que moi. Il m'ordonna à l'instant de commencer ; & pour lui obéir je racontai ce que vous venez d'entendre. Je me répentis bien dans la suite de lui avoir parlé si avantageusement de l'esprit & de la beauté de Daphnide, car je m'apperçus qu'il avoit une secrete satisfaction que je n'eusse obtenu que des paroles, & des baisers. Et lorsque je voulus remedier à la faute que j'avois faite, il n'en étoit plus temps. Cependant, pour lui donner le change, j'exaltai fort les charmes de Delie, mais cet artifice ne me réussit pas, quoiqu'il dissimulât si bien, que tout autre y eût été trompé. O qu'il est imprudent de faire connoître à son maître ce qui touche notre cœur ! Souvent on éveille en lui des pensées que peut-être il n'auroit jamais eues. Et l'ambition peut tout sur l'esprit des femmes, & des femmes genereuses surtout.

 Cependant on vint avertir le roi que la ville d'Arles demandoit à se rendre aux conditions qu'il leur avoit fait proposer, c'est-à-dire, qu'il leur conserveroit leurs franchises & leurs privileges ; sans quoi ils auroient mieux aimé perdre la vie. Nous sçaurons une autre fois, me dit Euric, le reste de votre aventure ; je vais maintenant tâcher de gagner ces habitans, afin d'inviter les autres à suivre leur exemple. C'est, lui dis-je, seigneur, le meilleur conseil que vous puissiez prendre ; un grand roi comme vous doit plus soumettre les peuples par la douceur que par la force.

 Pendant que le roi travailloit de son côté, je ne demeurai pas inutile. Je dépêchai Alizan (c'est le nom du guide que Daphnide m'avoit donné) je le priai, parce qu'elle avoit grande confiance en lui, de faire ensorte que je la revisse encore : que je n'oublirois jamais les obligations que je lui avois, & que je lui marquerois à son gré ma reconnoissance. Il part avec une lettre, & me promit tout ce que je voulus.

 Le grand Euric voulut pour quelques jours rafraîchir son armée, qu'un siege si long & si opiniâtre avoit excedée de fatigues. Il la sépara en divers lieux, & ne retint près de lui que ce qui étoit nécessaire pour sa sureté. Dans ces intervales, c'étoit sa coutume de faire l'amour, & de chasser ; son genereux courage ne haissant rien tant que l'oisiveté. Ma charge, & plus encore mon attachement me tenoient toûjours auprès de sa personne. Un jour que le roi chassoit, il s'apperçut que j'étois sombre, & me dit en souriant, «c'est trop mépriser les personnes presentes, que de garder toujours le silence, pour ne point interrompre ses pensées, Je crains bien d'être le seul qui aye perdu à votre derniere entreprise. J'étois seul à vous posseder auparavant, & maintenant je vous partage avec Daphnide. Si ma passion, lui répondis-je, pouvoit diminuer mon affection pour votre personne, je ne balancerois pas à m'en défaire, où à mourir. Mais, si, sans manquer à votre service, je puis obtenir la felicité qu'amour me promet, vous ne perdez rien, seigneur, puisqu'un bon maître est toujours charmé de voir heureux ceux qui lui appartiennent. Du moins, ajouta-t'il, je crains fort que votre mal n'augmente, & qu'alors je ne vous perde tout-à-fait. Seigneur, lui dis-je, je ne croi pas que mon amour puisse augmenter, & moins encore que je pusse y renoncer, s'il le falloit, Si vous connoissiez, ajoutai-je, la personne qui en est l'objet, ce que j'ai l'honneur de vous dire n'auroit rien qui vous surprît. Mais je me tais, pour n'être pas moi-même la cause de ma ruine. Parlez, Alcidon, je l'ordonne, dit Euric. Seigneur, continuai-je, je crains avec raison que Daphnide ne fasse sur votre cœur les mêmes impressions qu'elle a faites sur le mien. Si ce malheur m'arrivoit, je n'aurois d'autre ressource que la mort.

 Je veux, me dit-il alors, vous ôter une inquietude dont je m'apperçus il y a quelques jours, aux discours que vous me teniez. Sçachez donc qu'il n'y a personne à qui je voulusse faire un pareil outrage, moins encore à vous à qui j'ai donné tant de preuves d'une bienveillance particuliere. Vivez tranquille, je vous jure par la couronne que je porte, que nulle beauté ne me fera jamais commettre une faute semblable.» La chasse qui vint à nous nous interrompit. Pour moi je ressentis une joye extrême ; & comptant sur la parole du roi, toutes les fois qu'il me parla de Daphnide, je lui en dis ce que ma passion m'en faisoit juger.

 Quelques jours s'écoulerent de la sorte, sans que j'eusse aucune nouvelle d'Alizan, mais les affaires du prince l'obligerent à marcher du côté où Daphnide demeuroit, pour recevoir quelque place qui vouloit se rendre. Voila donc le roi en chemin ; je laisse, sage Adamas, à ceux qui écriront son histoire, le soin de raconter les exploits qu'il fit en ce voyage, je viens à ce qui me regarde. Lorsque nous fûmes à une lieue de la maison de Daphnide, le roi me dit qu'il vouloit la voir, & qu'il n'oseroit passer si près d'elle & de sa mere, sans donner cette marque de bien--veillance au pere qui l'avoit si bien servi, & qui le servoit encore avec tant de zele.

 Je dépêchai incontinent vers Daphnide pour l'avertir que le roi arrivoit. «Seigneur, dis-je alors au grand Euric, prenez garde que vous ne perdiez en cette maison le nom d'invincible. On peut la nommer à juste titre la maison des graces, Daphnide ayant deux sœurs qui ne lui cedent point en beauté ; & si je n'avois point été engagé à Daphnide, je me serois entierement donné à celle que l'on nomme Delie. C'est à elle, repliqua le roi en souriant, que je dois m'adresser.» En même temps nous arrivâmes près du château : & le roi ayant apperçu les dames, mit pié à terre pour les saluer. Nous entrâmes dans la sale, & le roi entretient quelque temps la mere. Cependant je parlois à la belle Daphnide, qui ce jour-là étoit si parée à son avantage, que je n'ai jamais rien vû qui l'égalât. Aprés lui avoir renouvellé les protestations de mon amour, je lui dis tout ce que m'inspiroit ma passion. Elle me demanda ensuite où alloit le roi ; mais je ne pus lui répondre, parce qu'Euric m'appella. Alcidon, me dit-il, madame ne veut point croire que la ville d'Arles se soit rendue. Ce n'est pas, seigneur, répondit-elle, que je n'ajoute foi à vos discours, mais on avoit jusqu'ici regardé cette place comme imprenable.» Aussi-tôt le roi m'ordonna de lui raconter les choses en détail, il me mit en sa place, & prit la mienne. Je n'en conçus point d'ombrage alors, parce que Delie ayant voulu se retirer, il la retint auprès de Daphnide. Je ne pus entendre leurs discours, parce que j'étois occupé auprès de la mere. Mais lorsque je vis le roi prendre Daphnide par la main, & la tirer seule dans l'embrasure d'une fenêtre, j'entrai en de violens soupçons. Je ne sçai s'il demeura long-temps ; mais je sçai bien que jamais les heures ne me parurent si longues. Le roi prit enfin congé des dames, & remontant à cheval, il continua son voyage. Daphnide m'ayant fait signe qu'elle vouloit me parler, je fis cacher exprès mon cheval, pour avoir un prétexte de retarder un peu. «Hé bien, madame, dis-je à Daphnide, lorsque je me vis seule auprès d'elle, que vous semble du grand Euric ? Mais vous, dit-elle, que pensez-vous des discours qu'il m'a tenus ? Je veux vous les rendre mot pour mot, afin que vous jugiez qui des deux vous aime le plus. Je ne m'étonne plus, m'a-t'il dit, qu'il se soit exposé pour vous à tant de perils. Il m'a fait un peu rougir, je l'avoue ; mais faisant semblant d'ignorer ce qu'il vouloit dire, je lui ai répondu que j'ignorois à quel propos il me parloit d'Alcidon, & des perils qu'il avoit courus. Pensez-vous, m'a-t'il dit, qu'Alcidon soit parti de mon armée sans ma permission, & sans me dire où il alloit ? D'ailleurs à son âge on ne taît guere de pareilles fortunes. Je sçai qu'il vous a vue deux fois, d'abord chez un chevalier qui sert dans mes armées, ensuite chez votre sœur, où vous l'avez tenu dans un cabinet autant qu'il a voulu y demeurer. Seigneur, lui ai je répondu, il faut qu'Alcidon ait en vous une grande confiance ; car je ne croi pas que les loix de la guerre l'ayent obligé à vous faire ce détail. En disant ces mots j'ai été obligée de mettre la main sur le front, pour cacher ma rougeur. Mais le roi en souriant, ce n'est pas, m'a-t'il dit, les loix de la guerre qui l'y ont obligé, mais celles de l'amour propre si ordinaire aux jeunes gens. Ne soyez point fâchée, a-t'il ajouté, que ce détail me soit connu, je vous aime, je vous honore trop pour en faire jamais usage. Je vous conseille seulement de rompre avec Alcidon, si vous aimez votre réputation : car vous devez être persuadée qu'il ne sera pas plus discret avec d'autres, qu'il l'a été avec moi.

 Jugez maintenant, Alcidon, en quel état vous m'avez réduite. Madame, lui répondis-je, j'avoue que ma faute est grande. Je me flatte pourtant que vous l'excuserés, si vous daignez vous rappeller de quelle sorte nous avons vêcu sous le regne de Thorismond. Ce prince avoit souhaité que nous nous aimassions, & j'ai crû que celui-ci me témoignant la même bienveillance, il seroit aussi favorable à notre amour. Mais je conçois qu'il veut me plonger dans l'abîme du malheur, en me ravissant ce qui m'appartient, & sans quoi il sçait bien que je ne veux pas même la vie. Il cherche à vous inspirer de l'éloignement pour moi, afin de vous gagner ensuite avec plus de facilité. Mais, madame, si vous devez changer un jour, je vous conjure par les manes du grand Thorismond de me le dire maintenant, afin que je prévienne par mon trépas un malheur si affreux. Je suis charmée, me répondit Daphnide en souriant, de vous voir en ces allarmes, parce qu'elles me font connoître que vous m'aimés, & quelles vous apprendront peut-être à user dans la suite d'une plus grande retenue. Mais, Alcidon, je vous aime trop, pour vous y laisser plus long-temps, vivez donc heureux, & soyez bien persuadé que tant qu'Alcidon aimera Daphnide, Daphnide n'aimera qu'Alcidon.»

 Le roi qui avoit déja envoyé deux fois me chercher, parce qu'il soupçonnoit que Daphnide me rediroit leur entretien, si elle en avoit le loisir, renvoya une troisiéme fois, & je fus obligé de partir. Lorsque je fus près du roi, «j'ai envoyé vous chercher, me dit-il, parce que mes espions m'ont rapporté que l'ennemi n'est pas loin, & que je craignois pour vous quelque insulte.» Je le remerciai, comme je le devois, mais je compris que j'avois en effet près de moi dans sa personne un ennemi bien dangereux, & bien cruel. Si j'avois suivi mon premier mouvement, je me serois du moins plaint à lui du tort qu'il me faisoit ; mais après avoir fait mes reflexions, je jugeai qu'il valoit mieux dissimuler, parce que les désirs contraints deviennent plus violens, & que si quelque chose peut retenir ceux qui ont la puissance en main, c'est l'idée que leur dessein n'est pas entierement connu.

 La grande contrainte où il me fallut vivre, me fit tomber dans une maladie dangereuse, & les medecins qui dirent au roi qu'elle étoit sérieuse, l'engagerent à me laisser dans la ville d'Avignon. En cet état, & ne pouvant suivre Euric dans ses conquêtes, je serois mort de déplaisir, autant que de mon mal, si je n'avois reçu par Alizan des nouvelles de Daphnide. Cependant je fus plus de huit jours sans en avoir, parce que n'étant point avertie de mon mal, & me croyant à l'armée, elle y envoya Alizan. Je croyois de mon côté que ce silence n'avoit d'autre cause que le gout qu'elle avoit pris pour le roi. Enfin ne pouvant plus vivre dans cette incertitude, j'envoyai celui des miens qui lui avoit déja porté de mes lettres, & je lui écrivit ces mots :


ALCIDON A DAPHNIDE.



 C'est maintenant que je puis me plaindre de ma fortune, abandonné en même temps de ma maîtresse, & de mon roi. Mais aussi je dois m'en louer puisqu'elle ne veut pas me laisser plus long-temps envie.

 Cependant, Adamas, voyez comment amour se plait quelquefois à blesser & à guerir presqu'en même temps ceux qui sont à lui. Alizan sçut à l'armée que j'étois resté malade à Avignon ; il retourna promptement vers sa maîtresse, & Daphnide me le dépêcha incontinent ; ensorte que nos lettres se croiserent. Elle m'écrivoit en ces termes :


DAPHNIDE A ALCIDON.



 Ce messager qui est allé à l'armée vous chercher vous trouvera malheureusement plus près. Que je sçache l'état de votre santé, si la mienne vous est chere.

 Lorsque j'appris qu'elle ne m'écrivoit une lettre si courte, que parce qu'elle me croyoit plus malade, je ne puis vous exprimer, sage Adamas, qu'elle fut ma joye. J'étois à la verité fort mal, & les medecins avoient travaillé en vain pour me guerir, ils n'ont point de remede pour les maladies de l'esprit. Je repris à la verité quelques forces à l'arrivée du fidele Alizan, & pour obéir à Daphnide, je le renvoyai le lendemain avec cette réponse à Daphnide.


ALCIDON A DAPHNIDE.



 C'est à vous, madame, qu'il faut demander des nouvelles de la santé d'Alcidon, car elle dépend uniquement de vous. Si vous continuez de l'aimer, il se porte bien. Si vous ne l'aimez plus, c'est fait de lui.

 Daphnide concevant qu'elle étoit ma jalousie, fut charmée qu'Alizan en qui elle sçavoit que j'avois confiance pût m'en délivrer. Et pour me convaincre encore mieux de ses dispositions à mon égard, elle me renvoya le messager qu'elle avoit reçu de moi, avec tant d'assurance de fidelité, que je la crus en effet fidele. Voici sa réponse.


DAPHNIDE A ALCIDON.



 S'il est vrai que l'on juge d'autrui par soi-même l'ai bien lieu de soupçonner votre fidelité. N'est-ce point que si vous étiez à ma place, l'ambition l'emporteroit sur l'amour ? Ah ! je ne veux pas même avoir de vous cette opinion. Si je l'avois, Alcidon, je vous avoue que je vous aimerois bien moins que je ne vous aime. Ne soyez donc pas plus injuste à mon égard, si vous ne voulez que je croye votre amour diminué.

 La joye que je ressentis de ces nouvelles assurances de Daphnide, & de ce qu'elle m'envoya presqu'en même temps deux lettres du roi encore cachetées, en me marquant que je recevrois de même toutes celles qui tomberoient entre ses mains, ne contribua pas peu à mon rétablissement.

 Cependant le roi qui vouloit vaincre en amour, comme à la guerre, s'opiniâtra de sorte, que Daphnide soit ambition, ou peut être amour, se détermina enfin à l'écouter. Nous ne laissions pas de nous écrire de notre côté, tandis que le roi poursuivoit son dessein. Je ris d'abord de son obstination, mais je ne fus pas long-temps sans rire à mes dépens. Pardonnez, Daphnide, des mots qui vous offensent, mais puis-je refuser à la verité ce que vous entendez ? Continuez en quels termes il vous plaira, interrompit Daphnide ; je répondrai dans la suite.

 Le roi ayant achevé ce qu'il avoit entrepris, revint par le même chemin, exprès pour voir sa nouvelle conquête. Mais pour me dérober sa marche, il passa presque seul avant son armée, & vint loger chez Daphnide. Je n'en fus informé que long-temps après, & cela par un pur effet du hazard. Le roi vint aussi à Avignon, où il me fit l'honneur de s'informer de moi ? Le déplaisir qu'il me causoit, m'avoit réduit dans un état digne de compassion. Il prit la peine de me visiter lui-même, mais sans me toucher un seul mot de Daphnide, comme si il ne l'avoit point vue, & qu'il l'eût absolument oubliée. Sa présence ne faisoit qu'augmenter mon mal. J'étois indigné de me voir si mal traité par un maître que j'avois si utilement servi.

 Depuis la visite que Daphnide reçut d'Euric, elle ne m'écrivit plus, que pour m'ôter la connoissance de ce que je devois enfin sçavoir ; car les amours des grands princes ne tardent pas à éclater. Elle ne me renvoyoit plus que les lettres qui ne marquoient pas une grande intelligence entr'eux ; & cela très rarement. Je traînois donc une vie languissante, en proye aux plus cruels déplaisirs. Un jour que je m'étois promené seul, & toujours occupé de l'ingrate, dieux, que ce jour m'a été funeste ! Un jeune chevalier de mes amis, dont le pere servoit le roi dans la recherche qu'il faisoit de Daphnide, passa près de moi sans me reconnoître ; & ayant sçû d'un jeune écuyer qui étoit à moi que celui qu'il avoit vû se promener seul, étoit Alcidon, il rebroussa chemin, & vint à moi. Après quelques discours generaux, je lui demandai d'où il venoit, & où il alloit. «Je viens, me répondit-il, d'un lieu où l'on s'est souvenu de vous ; je vous en apporte une lettre.» Alors mettant la main dans sa poche, il la prit mais avec elle une autre parfaitement semblable à la mienne, n'y ayant qu'un chiffre sur le pli. Je reconnus d'abord le caractere, & je soupçonnai que celle qui n'avoit qu'un chiffre étoit pour le roi. Je le demandai donc au jeune chevalier en qui je trouvois tant de franchise, & qui ignoroit ma passion pour Daphnide. «Pour qui seroit-elle, me répondit-il, si elle n'étoit pour le roi ? Mon pere qui est tombé malade, m'a chargé de la rendre au grand Euric.» Il me parloit de la sorte, parce qu'il s'imaginoit que j'avois connoissance de cette nouvelle passion, comme je l'avois eue de toutes les autres. «Je croi, lui dis-je, que votre pere & vous vous n'êtes pas sans occupation. Seigneur, me répondit-il, je vous jure que tous les voyages de guerre que nous avons faits nous ont moins couté que cette maudite passion, sur tout depuis que le roi a passé en revenant chés Daphnide. Jugez-en par la maladie de mon pere, laquelle n'est que le fruit de ses fatigues. Chevalier, repliquai-je en l'embrassant, les grands princes n'employent pas en de semblables occasions ceux qu'ils aiment le moins ; & vous n'avez pas peu d'obligation à la belle Daphnide, qui vous fera cherir encore davantage. Seigneur, ajouta-t'il, j'ignore ce qui en arrivera ; mais je crains bien qu'elle ne possede tellement sa faveur, qu'elle ne la partagera avec personne.» Ces paroles me perçerent le cœur. Je renvoyai donc le jeune chevalier plus tôt que je n'aurois fait, en lui disant que le roi devoit l'attendre avec impatience.

 Je demeurai seul, accablé de désespoir. La nuit étant venue, je me retirai dans la ville, résolu d'en partir le lendemain, & de m'éloigner pour toujours de la societé des hommes. Je rentrai par un escalier dérobé, & je chargeai cet écuyer que j'avois mené avec moi de renvoyer, parce que je m'étois trouvé mal, tous les chevaliers qui m'attendoient. Je ne pus fermer l'œil un instant ; l'aurore me surprit que je n'avois pas encore gouté le moindre repos. Lorsque je voulus executer mon dessein, la fievre me reprit avec plus de violence. Je n'avois point encore lû la lettre que Daphnide m'écrivoit, n'ayant ni assés de courage pour la voir, ni assés de haine pour la jetter au feu. Enfin transporté de colere, & me voyant seul, il faut, me dis-je à moi-même, voir les perfidies de l'ingrate, & l'arracher si bien de ma memoire, qu'il n'y en reste plus qu'un éternel mépris. A quoi serviroit, sage Adamas, de vous repeter ce qu'elle ne m'écrivoit que pour m'abuser plus long-temps ? Mais aussi pourquoi ne le redirois-je pas au sage Adamas, qui doit me juger ?


DAPHNIDE A ALCIDON.



 N'apprendrai je jamais que mon cher Alcidon est rétabli ? Ne le reverrai-je jamais tel qu'il étoit, quand il entra dans le cabinet ? Et mes vœux ne seront-ils jamais exaucés ? O dieux, s'il doit être ainsi, abregez mes jours ; ou changez mon cœur ? Et vous, Alcidon, guerissez, ou je meurs de déplaisir.

 Quelle lettre, mon pere, après ce que je venois d'apprendre ! Dans ma colere, je lui fis cette réponse :


ALCIDON A DAPHNIDE.



 Alcidon ne peut plus guerir que par le trépas. Et pourquoi souhaiteroit-il de prolonger ses jours, abandonné, trahi par sa maîtresse & par son roi ? Ne vous plaignez plus que les dieux soient sourds ; ils vous ont exaucée, ils ont changé votre cœur ; ils l'ont rendu sensible pour un autre qui peut-être me vengera de vos perfidies. Tenez cet augure pour veritable. Les dieux sont trop justes pour vous laisser impunie.

 Je chargeai de cette lettre le même homme qui avoit porté les autres, & je lui recommandai de revenir sans aucune réponse. Mon mal augmenta chaque jour. Le grand Euric en étant informé, crut me devoir une visite, tout confus qu'il étoit de m'avoir enlevé tout ce qui pouvoit me retenir à la vie. Il vint donc un jour que j'étois en effet très malade ; mais quand on m'annonça qu'il arrivoit, un nouvel accès me saisit. Il s'assit près de moi. Après m'avoir demandé de mes nouvelles, il s'approcha davantage, & commença de me parler plus bas. Comme il voyoit qu'à peine j'ouvrois la bouche, il crut me réveiller en me parlant de Daphnide, car il ignoroit que je fusse averti de ce qui se passoit entr'eux. Il me demanda s'il y avoit long-temps que je n'avois reçu de ses nouvelles. Je lui répondis froidement que je n'en avois point eu depuis le jour qu'elle lui avoit écrit par ce jeune chevalier dont je vous ai parlé, & que je lui nommai. Le roi rougit, & voulut d'abord nier qu'il en eût reçu ; mais je lui dis qu'il me pardonnât, & qu'il s'en souvînt bien, parce qu'elle même me l'avoit mandé, & qu'elle m'avoit informé de l'honneur qu'il lui avoit fait de la voir à son retour. Il fut un peu confus, lorsqu'il vit que j'étois si bien instruit ; & après s'être tû quelque temps, «Alcidon, me dit-il, il faut que je vous avoue la verité. J'ai vû Daphnide, & j'en ai reçu des lettres ; je vous dirai plus, je l'aime autant que ma vie. Je conviens qu'en cela même, je suis infidele ami, & maître injuste : mais que puis-je dire pour ma défense, sinon que je me suis trahi moi-même, avant que de vous trahir ? Je m'étois persuadé que nul ennemi n'ayant pû me vaincre, une femme n'en viendroit pas à bout, & c'est dans cette idée que je vous ai fait des sermens que j'ai depuis violés malgré moi ; ce qui m'afflige davantage, c'est que j'offense Alcidon, Alcidon que j'ai tant aimé. Mais je lui proteste que je n'oublierai rien pour rompre mes liens.» Le roi me tint ce discours d'un air à me persuader qu'il étoit sincere. «Seigneur, lui répondis-je, il n'y a rien sur la terre qui ne doive servir à votre grandeur, & à votre satisfaction ; mais Alcidon plus que personne. Le ciel, pour vous donner absolument Daphnide, sans qui je ne puis vivre, va m'ôter la vie ; cependant elle durera toûjours au delà de mes vœux, puisque mon trépas est si nécessaire à votre bonheur.»

 En prononçant ces paroles, je ne pus retenir mes larmes ; & le roi touché, comme je le croi de ma douleur, après avoir gardé quelque temps le silence, me dit : «Alcidon, vous ne sçauriez me hair autant que je le mérite, je l'avoue ; & je voudrois y pouvoir remedier aux dépens de ma vie ; peut-être en viendrai-je à bout avec le temps. Cependant je suis déterminé à tout ce que vous voudrez. Tâchez de vous rétablir, & croyez que je ferai pour votre satisfaction tout ce qui ne me sera pas absolument impossible.» A ces mots le roi me laissa livré aux plus cruels déplaisirs, & au désespoir le plus violent.



LIVRE QUATRIÈME.



 Alcidon demeura quelque temps, sans pouvoir continuer, dans l'accablement où l'avoit jetté le souvenir de l'outrage qu'il avoit reçu de son maître. Enfin prenant sur lui-même, «madame ajouta-t'il ; vous voyez l'état où je me suis réduit pour executer vos ordres ; mais si quelque chose peut adoucir la rigueur d'un souvenir si cruel, c'est ce que je vous obéis. Cependant, si votre cœur n'est pas insensible à la pitié daignez vous-même continuer un récit si douloureux pour moi. Vous avez souhaitté que le sage Adamas apprît de ma bouche ce que j'ai fait ; n'est-il pas juste qu'il sçache par vous les faits ausquels je n'ai point de part.

 Madame, dit Adamas, sans attendre la réponse de Daphnide, il me semble que sa demande est équitable, & que vous êtes obligée à la lui accorder. Mon pere, dit-elle, la loi n'est pas égale ; cependant, puisque vous le jugez à propos, j'obéis ; aussi-bien me suis-je apperçue qu'il donnoit à sa cause un tour favorable, quoiqu'il dise la vérité.» Daphnide garda quelque temps le silence, & reprit ainsi son discours.



SUITE DE L'HISTOIRE
DE DAPHNIDE ET D'ALCIDON.



 Alcidon prouve bien par les choses qu'il a tournées à son avantage, que ceux qui sont préoccupés de quelque passion ne peuvent être des juges équitables. Mon récit deviendroit trop long, si j'entreprenois de le relever sur tous les points qui le méritent ; ainsi je ne m'y arrêterai point. Je continuerai seulement où il a fini, & vous laisserai le soin de démêler ce qui appartient à la passion, d'avec la vérité.

 Lorsque j'eus reçu la lettre qu'il m'envoyoit, & à laquelle je ne pus répondre, parce que le messager qu'il m'avoit dépêché, s'en étoit retourné par son ordre, sans me dire adieu, je demeurai consternée, en voyant que l'on me blâmoit avec quelque fondement specieux, d'une chose à quoi je ne pouvois remedier. J'appris bientôt par des lettres du roi l'entretien qu'ils avoient eu ; je sçus même par Alizan quel étoit son mal, & combien on le jugeoit dangereux. Je déliberai long-temps sur ce que j'avois à faire. D'un côté mon amour me sollicitoit d'aller le désabuser, & de l'autre je n'osois risquer une démarche qui pouvoit me faire tort. Enfin les tristes nouvelles qu'Alizan me rapporta après un second voyage, me déterminerent à partir. Je cherchai quelque couleur à mon dessein ; il arriva dans ce même temps que mon beau frere fut obligé d'aller à Avignon, & qu'il mena ma sœur avec lui. Il souhaita que je les accompagnasse, parce qu'il s'agissoit d'obtenir du roi la liberté d'un de ses proches. Ma mere consentit à ce voyage, & deux jours après nous nous mîmes en chemin. Nous arrivons, & par hazard nous prenons un logement vis-à-vis de celui d'Alcidon. On ne parloit dans la ville que de son mal. Le roi qui aimoit Alcidon, lui rendoit de fréquentes visites ; mais lorsqu'il sçut mon arrivée, il souhaita encore plus sa guerison, pour avoir occasion de me voir. Il venoit donc tous les jours le visiter, & passer d'ordinaire chés moi, soit en allant, soit en s'en retournant. Pour moi dès le lendemain que je fus arrivée, j'envoyai vers Alcidon ; je lui mandai par Alizan, que s'il l'avoit agréable, je le verrois volontiers ; & je n'eus pas plus tôt sa réponse que je partis.

 Je le trouvai fort mal, & sa chambre pleines de myres & de medecins. Je ne pus lui parler que de sa maladie ; il ne me répondit que par des soupirs. Le jour suivant, je m'arrangeai de façon, que je le trouvai presque seul ; alors je m'approchai de lui, & je lui demandai en quel état il se trouvoit. Il me répondit les larmes aux yeux, & d'une voix foible & languissante : «Madame vous devez le sçavoir mieux que moi, & mieux que mes medecins. Alcidon, lui répondis-je froidement, je sçai la maladie de votre esprit, mais j'ignore celle du corps, qui seule me donne de l'inquiétude ; pour ce qui est de l'autre, je m'assure que vous en serez gueri quand vous voudrez m'écouter. Ah Daphnide ! me dit-il, en poussant un profond soupir ; cette partie de moi-même que vous négligez, est pourtant celle dont vous devriez faire plus de cas, puisqu'elle, vous a aimée de l'amour le plus tendre, & le plus sincere. Je conçois, lui répondis-je, que vous êtes blessé. Vous croyez que les recherches du grand Euric vous ont effacé de mon cœur ; n'est-ce pas là votre mal, Alcidon ? Plût à dieu, repartit le chevalier, que vous sçussiez aussi-bien guerir mon mal, que vous sçavez le connoître ! Il m'est encore plus aisé de le guerir, interrompis-je ; car, dites moi, Alcidon, à quoi avez-vous reconnu que je ne vous aimois plus ? Aux réponses que j'ai faites au roi, aux visites que j'en ai reçues ? Mais suspendez un moment toute passion, & considerez qui est Euric, qui je suis, en quelles circonstances nous sommes. Euric est un prince qui peut ce qu'il veut, rien jusqu'ici n'a pû résister à ses armes ; pensez-vous que l'amour soit une passion moins forte que l'ambition ? Je suis sa sujette ; je demeure dans un pays qui lui appartient par droit de conquête. Me croiriez-vous bien prudente, si je le dédaignois en un temps où il semble que tout lui soit permis ? demeureriez-vous en assurance auprès de sa personne, ou même dans ses états, si je lui marquois des mépris, quand il sçait par vous-même que je vous aime, & qu'il pourroit s'en prendre à vous de mes rigueurs ? Votre passion a-t'elle pû vous aveugler jusqu'au point, que vous n'ayez pas compris qu'autrement il ne m'eût plus été permis de vous voir ? L'amour dédaigné ne se tourne-t'il pas en haine, en colere, en rage ? Considerez, Alcidon, à quoi je m'exposois & vous aussi, en suivant ce conseil. Vous étiez au moins proscrit, & j'étois en butte à des calomnies que ni vous ni moi nous n'aurions pû supporter sans mourir, ou sans nous venger. Avouez que j'ai pris le meilleur parti, puisqu'en nous épargnant tous ces malheurs, il nous procure encore le bien inestimable de nous voir plus souvent.

 Ah, madame, si tel avoit été votre dessein, pourquoi m'en auriez vous fait un mystere ! Pourquoi du moins ne me l'eussiez vous pas découvert, lorsque vous entendîtes mes premieres plaintes ? Helas, j'ignorerois encore votre perfidie, si la fortune qui s'acharne contre moi, n'avoit voulu que j'en fusse informé. Alcidon, je vous avouerai encore ici la verité ; je vous reconnus si éloigné de gouter ce parti, que je crus devoir dissimuler avec vous, pour vous conserver la vie. Je me flattois que vous m'approuveriez, lorsque vous seriez instruit de mes intentions, & du remede à cet artifice. Remede, helas, plus amer que le mal que vous voulez guerir. Tous les malades, lui répondis-je, quand on leur présente des remedes, tiennent le même langage que vous ; mais quand ils sont gueris, ils se louent du remede & du medecin, J'espere que vous les imiterez bientôt.»

 Il vouloit me répondre ; mais il survint un grand nombre de chevaliers avec qui je le laissai au moins disposé à écouter mes raisons. Pendant plusieurs jours que je le vis assiduement, je le convainquis si bien que je devois en user de la sorte avec Euric, que lui même y consentit. Je lui promis de l'aimer jusqu'au dernier soupir. Je donnai le nom de raison d'êtat à l'amour que j'aurois pour Euric, & j'appellai pendant du cœur, l'amour que je continuerois à Alcidon. Voilà, mon pere, les remedes que j'employai pour le guerir. Ils furent efficaces, & lorsque je partis d'Avignon, il étoit si bien rétabli, & tellement déterminé à me voir favoriser le roi, que souvent il accompagnoit ce prince, lorsqu'il venoit me rendre visite. A la verité j'eus besoin de beaucoup d'artifices, pour persuader au roi que je n'avois plus de goût pour Alcidon, & que j'avois renoncé à un jeune homme beau, bien fait, pour lui dont la belle saison étoit passée. Il crut long-temps que nous le trompions ; mais la prudence d'Alcidon, & la froideur dont j'usois avec lui, persuaderent enfin à Euric qu'il étoit aimé seul. Alors il montra ouvertement l'affection qu'il avoit pour moi, de sorte qu'après avoir accordé à ma supplication ce que mon beau frere lui demandoit, il manda à mes parens de venir à la cour, pour avoir occasion de me retenir auprès de lui. L'ambition leur fit abandonner la tranquilité dont ils jouissoient.

 Le roi ne trompa point leurs esperances ; il les combla de biens & d'honneurs ; mais, comme s'ils ne fussent venus à la cour, que pour me laisser à la merci du prince, ils moururent peu de temps après. Je restai donc à la cour, sous prétexte de donner ordre à quelques affaires domestiques, puis de poursuivre quelques procès ; enfin quand la passion du roi fut absolument connue, dans l'esperance de devenir reine, car il publioit lui même qu'il vouloit m'élever au trône.

 Pendant tout ce temps, Alcidon me vit presque tous les jours en particulier, & les heures qu'il passoit auprès de moi me paroissoient toujours fuir avec trop de rapidité. Je me dois louer de sa discretion, il est vrai ; car il ne s'écarta jamais du respect qu'un chevalier bien né doit à notre sexe. En cet état, j'avois toûjours à craindre que le roi ne s'apperçût de notre intelligence, & qu'il ne me quittât, comme il en avoit fait tant d'autres. Je remarquai en même temps que parmi toutes les femmes qui aspiroient à posseder ce grand prince, soit par vanité, soit par ambition, il y en avoit deux principalement ; l'une qui se nommoit Clarinte, & l'autre Adelonde.

 Clarinte, je l'avoue, méritoit d'être aimée. On ne vit jamais une beauté plus réguliere, une taille plus charmante, un port plus majestueux ; & ce qui rendoit ses coups comme inevitables, à tant de charmes se joignoient encore tous les agrémens de l'esprit, & tous les avantages de la naissance. Oui, je l'aurois servie, même sans esperance, si j'avois été d'un sexe different.

 Adelonde avoit de la beauté, mais en elle les qualités de l'esprit & du corps étoient bien inferieures à celles de Clarinte ; d'ailleurs, comme elle étoit mariée, elle ne pouvoit avoir les mêmes prétentions. Quoique l'accueil qu'Euric lui marquoit, me déplût beaucoup, Adelonde me donnoit moins d'allarmes que Clarinte ; cependant je résolus de les écarter toutes deux, & de commencer par celle-ci, comme la plus dangereuse. Mes émissaires m'avertissoient que le roi lui rendoit depuis quelques jours des visites plus fréquentes. Je compris que je n'avois pas un moment à perdre, & qu'il falloit éteindre ce nouveau feu dans sa naissance. Il me sembla qu'Alcidon me seroit d'un grand secours, s'il vouloit se prêter à mes vues. A la premiere occasion, je lui parlai en ces termes :

 «J'ai balançé quelque temps si je vous communiquerois une affaire qui me donne de mortelles inquiétudes. J'ai craint que vous ne donnassiez à ce que j'ai à vous dire un sens contraire à mes intentions. Cependant, si vous faites réflexion sur la maniere dont j'ai vêcu jusqu'ici avec vous, vous jugerez sans doute que la necessité seule m'a contrainte à vous demander ce que vous allez entendre. Vous sçavez combien je suis enviée, & que tout le monde a pû remarquer avec quelle chaleur vous avez toûjours pris mes interêts. Vous conçevez d'ailleurs que ma perte doit entraîner la vôtre, suivant les maximes d'état. Vous connoissez l'inconstance du roi, & les vues de Clarinte. Si elle réussit, il est certain qu'elle nous éloignera de la cour, pour ne pas tomber dans la confusion où elle nous jetteroit infailliblement. Il est de notre interêt d'écarter l'orage qui nous menace. La dissimulation est un parti dangereux. L'amour qui n'est point traversé se détruit peu à peu de soi-même, mais aussi il ne diminue que par la possession. Euric ne possedera point Clarinte qu'il ne l'épouse ; & s'il l'épouse, quand il viendroit à s'en détacher, elle n'en seroit pas moins reine des visigots, & nous, nous serions assujetis à ses caprices, même à ses violences.

 Après bien des réflexions, je n'ai trouvé que ce remede que je vous conjure de prendre dans le sens que je vous le propose. Feignez de vous attacher à Clarinte, elle ne pourra résister à votre mérite. Alors, ou bien elle vous aimera, & méprisant Euric, elle se donnera toute entiere à vous ; ou le roi remarquant vos assiduités & son gout pour vous, s'éloignera d'elle ; & par-là nous éviterons les malheurs qui nous menaçent. Soyez persuadé au reste que mon unique dessein est de pouvoir à l'avenir demeurer avec vous avec plus de satisfaction, & plus de sureté.»

 Alcidon ne put croire que je parlasse sincerement. Il s'imagina que je voulois l'éloigner de moi, pour me rendre plus agréable au grand Euric. Il garda quelque temps le silence, & me répondit enfin avec un souris mocqueur : «Dieu veuille, madame, que je puisse en cette occasion vous servir comme vous le désirez ! Pour ce qui me regarde, il vous suffit, sans m'alleguer tant de motifs, de me dire que vous le voulez ainsi. Mais que j'en augure de funestes suites pour moi ! Je vous obéirai uniquement pour vous faire connoître que je vous serai soumis jusqu'au dernier soupir. Est-il possible, ô dieux qu'aimé de vous, le roi ne soit point satisfait, s'il ne me rend le plus malheureux des hommes ? Alcidon ! Comment supporter ces outrages de la fortune ? Mais pourquoi ne les supporterois-tu pas, puisque Daphnide l'ordonne ainsi ? Oui, madame, ajouta-t'il, j'executerai vos ordres, dût-il m'en couter la vie.»

 A ces mots, il voulut me quitter ; mais je le retins par le bras, & je le priai de ne point m'obéir, parce que je soutiendrois plus facilement toutes les disgraces, que son déplaisir. J'ajoutai pourtant que s'il vouloit écouter la raison, il verroit bien que ces soupçons étoient injustes, & qu'ils devoient m'offenser. «Si c'est vous offenser, madame, me dit-il, j'expierai bien-tôt ma faute, en vous obéissant. Alcidon, lui dis-je alors, transportée de joye, ma reconnoissance égale, s'il est possible, ce que vous daignez faire pour moi. Aussi je prens à témoins les dieux qui punissent les parjures, que je prendrai sur mon compte vos assiduités pour Clarinte, & que c'est moi qui vous en recompenserai. Si Alcidon m'avoit aimée, ne devoit-il pas être content de ces paroles.» Cependant je remarquai qu'il ne prenoit cet engagement que pour ne me pas désobéir. Il commença enfin à rechercher Clarinte. Il rencontra dans son dessein plus d'obstacles que nous n'avions pensé ; mais la fortune qui seconda toujours ses entreprises amoureuses, écarta ces mêmes obstacles.

 Clarinte étoit trop belle, & la cour où elle vivoit trop galante, pour avoir demeuré si long-temps sans amant, & peut-être sans amour. Deux chevaliers aussi braves qu'aimables s'étoient insinués dans son esprit, à la faveur d'une alliance qu'ils avoient avec elle, & sous le nom de l'amitié : stratagême ordinaire à l'amour, quand il veut surprendre celles qui paroissent les plus farouches. L'un s'appelloit Amintor, & l'autre Alcyre. La proximité qui étoit entre les deux chevaliers, la conformité d'âge & d'inclinations, le goût pour les mêmes exercices, la même éducation, tout les avoit engagés à se faire freres d'armes, & à se jurer l'assistance & l'amitié que ce nom exige. Mais amour rompit bientôt cette union. Ils s'apperçurent de la passion qu'ils avoient pour le même objet. Alcyre connut qu'Amintor étoit plus agréable, & les moyens légitimes ne lui ayant point réussi, il recourut à l'artifice, persuadé que, quand il s'agit de vaincre, il n'y en a point qui soit blamable.

 Clarinte, suivant l'usage ordinaire aux personnes de condition, avoit mis sa confiance dans une des filles qui la servoient. Alcyre dont l'humeur étoit liberale, avoit gagné cette fille. Or quand Amintor le rencontroit auprès de Clarinte, il lui laissoit la place, & se retiroit vers la favorite. S'il sentoit qu'Amintor le remarquât, il lui parloit à l'oreille, & n'oublioit rien pour donner quelque soupçon à son rival. Il y réussit, Amintor qui étoit plein de franchise, lui dit un jour : «Se peut-il, Alcyre, que vous ayez avec la fille de Clarinte autant d'affaires que vous voulez le persuader ?» Alcyre ne répondit d'abord que par un souris. «Que vous dirai-je, ajouta-t-il ensuite ? Vous êtes si bien avec Clarinte, que si je ne veux demeurer seul, il faut, quand vous arrivez, que j'entretienne celle qui me reste. Il me semble, répartit Amintor, que vous n'en usiez pas ainsi auparavant, quoique je ne sois pas mieux avec Clarinte.» Alcyre gardant le silence, & se contentant de sourire, acheva de troubler Amintor ; «Pourquoi, reprit-il, ne me répondez-vous point ? Vous entreteniez-vous à mes dépens ? Amintor, bannissez de pareils soupçons. Mais si je n'avois crains de vous déplaire, il y a long-temps que je vous eusse instruit de ce que vous désirez sçavoir. Si pourtant vous me promettez de la discretion, si vous m'assurez que vous ne ferez usage de mon avis, que pour vous détromper, je vais tout vous reveler.» Amintor lui ayant promis ce qu'il demandoit, Alcyre poursuivit en ces termes :

 «Sçachez, Amintor, que mes services ne sont pas sans recompense, & que je possede enfin la belle Clarinte. Vous possedez Clarinte, ô ciel, que me dites-vous, répondit Amintor ! Oui je la possede, reprit froidement Alcyre, & je passe les nuits auprès d'elle : de-là vient que j'affecte de ne la pas regarder, quand nous avons des témoins ; & c'est elle-même qui m'a prié d'en user de la sorte. Dieux ne punirez-vous point la perfide, s'écrie Amintor, les mains au ciel ! J'ai voulu plusieurs fois, dit Alcyre, vous avertir de se qui se passoit, mais j'ai toûjours craint de vous affliger.» Amintor après avoir pensé quelque temps, reprit ainsi la parole : «J'aurois bien lieu de me plaindre de vous, Alcyre, pour m'avoir enlevé Clarinte, si en recherchant ses bonnes graces, nous nous en étions fait un mystere ; mais je ne puis vous faire un crime d'avoir obtenu le prix que nous disputions tous deux. Je me dois plus tôt louer de vous, puisque vous voulez bien me tirer de mon erreur. Pour mettre le comble à ma reconnoissance, il ne vous reste plus qu'à me convaincre par mes propres yeux. Je ferai, répondit Alcidon, tout ce qui dépendra de moi pour votre satisfaction, mais ne seroit-ce point plus tôt augmenter votre déplaisir ? Tant mieux, dit Amintor, j'en prendrai avec plus de résolution le parti que je dois.»

 Quoiqu'Alcyre eût prévû cette demande, il faignit qu'elle l'embarrassoit. «J'ignore, répondit-il enfin, comment je pourrai satisfaire votre curiosité ; car il faudroit vous cacher dans sa chambre, & je n'y entre pas tous les jours, mais seulement lorsqu'elle me fait avertir, & que tout le monde est déja couché. Il me suffit, dit Amintor, de vous y accompagner. A cette condition, répondit Alcyre, peut-être dès ce soir vous serez satisfait ; attendez-moi seulement. Amintor le promit, & ils se séparerent.»

 La nuit étant avancée, Alcyre qui avoit concerté toutes ses mesures, vient trouver Amintor. Clarinte occupoit un appartement dans le palais. On entroit dans sa chambre, par deux endroits ; par l'un on trouvoit une grande sale, & une anti-chambre ; avant que d'y entrer par l'autre, il falloit passer une galerie obscure, qui par une porte dérobée conduisoit dans un cabinet où Clarinte couchoit d'ordinaire ; & quand on vouloit passer outre, sans entrer dans ce cabinet, par une grande sale qui menoit hors du palais. Alcyre ayant amené Amintor dans cette galerie obscure, où ils étoient sans lumiere, il lui dit : «Amintor, vous verrez que dès que je frapperai à la porte du cabinet, on viendra m'ouvrir ; mais dès que je serai entré, je vous supplie de vous en retourner sans bruit.» Puis le laissant à quelques pas, il feignit de grater à la porte du cabinet, & vint à celle de la sale qui étoit proche. Peu de temps après il rejoint Amintor, & lui dit, «j'ai entendu qu'elles se levent ; cependant éloignez-vous encore, de peur que l'on ne vous voye, quand on ouvrira, si les flambeaux ne sont pas éteints.» Amintor qui étoit sans soupçon s'éloigne ; & Alcyre ouvrant la porte qui conduisoit dans la grande sale, la referme incontinent. Amintor ne douta point qu'il ne fût en effet entré chés Clarinte. Pour s'en assurer mieux, il s'approche, prête une oreille attentive, & crut entendre quelque bruit. Amintor étoit au désespoir. Il auroit éclaté sans doute, sans la parole qu'il avoit donnée à Alcyre. Il se retira donc, mais si affligé, qu'il ne put dormir de toute la nuit. Cependant Alcyre, pour mieux cacher son artifice, passa cette même nuit dans quelques grottes d'un jardin dont il avoit pris la clé. Quelle prudence doit avoir un amant, pour éviter les pieges de son rival ! Amintor se livra tellement à sa douleur, qu'il tomba malade ; & Clarinte l'ayant sçû par le bruit public, résolut de l'aller voir. Elle le trouva si triste, qu'elle ne put s'empêcher de lui en marquer son étonnement ; mais les medecins qui survinrent ne permirent pas à Amintor de s'expliquer. Cependant Alcyre ne le quittoit point ; il ne vouloit pas que Clarinte pût le détromper, où qu'on lui fit connoître la verité. Mais, comme il étoit necessaire qu'il imposât aussi à Clarinte, afin qu'elle évitât Amintor, comme Amintor l'évitoit ; un jour qu'il étoit dans la chambre de celui-ci, il fit semblant de vouloir écrire quelque chose qui lui étoit d'une grande importance. Et comme s'il n'eût pû trouver les expressions dont il avoit besoin, il effaçoit un mot, puis une ligne entiere, & déchira enfin le papier. Amintor qui ignoroit la cause de ce dépit apparent, lui demanda ce qu'il avoit. «Ce matin, dit Alcyre, le roi m'a commandé de faire pour lui une lettre de remerciment à une dame, à l'occasion de quelques faveurs qu'il en a reçues ; mais je suis aujourd'hui le plus stupide des hommes, & je ne puis écrire deux mots de suite.» Amintor voulut essayer si son mal lui permettroit de faire cette lettre pour son ami. Il la fit ainsi, après y avoir songé quelque temps :

 C'est plus à mon amour extrême, qu'à mon foible merite que vous avez mesuré vos faveurs. Mais comment vous en remercier dignement ? Comment vous faire comprendre quelle est ma reconnoissance ? Elle égale, s'il se peut l'excès de ma passion qui est infinie, comme vous l'êtes par vos qualités.

 Alcyre après avoir loué Amintor, & la vivacité de son esprit, après lui avoir rendu mille actions de graces de ce qu'il l'a tiré de l'embarras où il étoit, se retire sous prétexte de transcrire la lettre, & de la porter ensuite au roi. Cependant il la ferme, & vient trouver Clarinte. Deux jours s'étoient passés depuis la derniere visite qu'elle avoit rendue à Amintor, & qu'elle l'avoit quitté si mécontente ; elle lui demanda comment il se portoit ; & Alcyre feignant d'ignorer que son ami l'aimât, répondit froidement. «Je croi, madame, qu'il sera bientôt gueri, car les medecins prétendent que son mal ne vient que d'une grande tristesse ; & je le vis hier nageant dans la joye. Vous me surprenez, dit Clarinte, car il y a deux jours à peine put-il ouvrir la bouche pour me parler. J'ignore quel il étoit, lorsque vous l'avez vû, répondit Alcyre ; mais je sçai qu'il me parut hier l'homme du monde le plus content ; & ce n'est pas sans raison, si l'on doit être content, lorsqu'on a obtenu ce que l'on désiroit. Alcyre, dit incontinent Clarinte, faites-moi part de son bonheur, afin que je m'en réjouisse comme sa parente & comme son amie. Je vous obéirois volontiers, madame, si je pouvois compter sur votre discretion. Vous le pouvez interrompit Clarinte, & je vous jure un secret inviolable. Sçachez, continua Alcyre, qu'Amintor s'est laisse surprendre aux charmes d'une des plus belles personnes de la cour, & que s'étant figuré qu'elle devoit l'aimer, il voulut il y a quelques jours avoir quelques preuves de son retour ; mais parce qu'il fut moins heureux qu'il ne l'avoit esperé, il en ressentit un si grand déplaisir, qu'il tomba malade. La dame en étant avertie, elle fut touchée de compassion ; elle vint le visiter, & connoissant la grandeur de son amour, elle lui a donné autant lieu de se louer d'elle, qu'elle lui en avoit auparavant donné de s'en plaindre. Jugez-en, madame, par le changement qui est arrivé à son état. Ce matin il lui a écrit, & m'a prié de porter sa lettre, parce qu'il n'a confiance en personne.»

 Clarinte, à cette nouvelle, ne put s'empêcher de rougir ; & pour cacher son embarras elle feignit de se moucher. Elle lui demanda en même temps qui étoit cette dame, sans ôter le mouchoir, pour empêcher qu'Alcyre ne s'apperçût du changement de sa voix. «C'est, dit Alcyre, ce que je ne puis, ni ne dois vous expliquer ; mais afin que vous ajoutiez foi à mes paroles, je vais vous montrer la lettre, bien qu'elle soit cachetée, parce que je reprendrai bien son cachet, sans qu'il le sçache.» En même temps il ouvre la lettre & la presente à Clarinte. Clarinte reconnut le caractere : ce qui lui fit croire tout ce qu'Alcyre lui avoit dit. Elle lut cette lettre avec beaucoup d'émotion, & désira encore plus de sçavoir à qui elle s'adressoit. «Madame, dit Alcyre, je vous aurois d'abord nommé la personne, si je ne m'étois engagé au secret par les sermens les plus inviolables. Ne vous suffit-il pas de sçavoir que c'est une des plus belles dames de la cour. Je le croi, dit-elle, puisque vous l'assurez ; mais aussi, puisque vous refusez de me dire son nom, ne pouvant me venger d'une autre maniere, je ne veux pas qu'elle ait le plaisir de lire cette lettre,» & incontinent elle la déchira. Alcyre feignit d'obord de s'y opposer, puis de se consoler, quand il n'y vit plus de remede. Pourroit-on imaginer un plus grand artifice ! Clarinte abusée par la lettre, & Amintor trompé par les privautés qu'il croyoit avoir vues, étoient si mécontens l'un de l'autre, qu'ils n'attendoient plus que l'occasion de se voir, pour en venir aux derniers reproches.

 Admirez, mon pere, comment la fortune prépare les voyes à ceux qu'elle veut favoriser. Car ce n'est qu'à la faveur de cette dissension qu'Alcidon, pour m'obéir, s'insinua dans les bonnes graces de Clarinte. Il a déguisé dans le discours que vous avez entendu, son infidelité. Cependant, quoique j'aye gardé le silence ; quoique j'aye dissimulé, lorsqu'il vint me retrouver pour la premiere fois, je n'ignorois pas que s'il avoit demeuré si long-temps, sans me donner de ses nouvelles, je devois m'en prendre à son changement ; je sçavois à n'en pouvoir douter, qu'après la mort de Thorismond il vit dans l'Aquitaine Clarinte, & qu'il l'aima. Alcidon, continua-t'elle, en se tournant de son côté, vous sçavez que je dis vrai, & que peu de temps après l'accident de Damon & de Madonthe, vous suivîtes Thierry dans ses voyages, qu'au siege d'une ville vous vîtes Clarinte, que peut-être l'auriez-vous aimée plus long-temps, si Thierry n'étoit venu à mourir presqu'aussi-tôt qu'il fut roi, & si le grand Euric en vous occupant à differentes expeditions ne vous l'avoit fait oublier, comme vous m'aviez oubliée avant elle. Je vous dirai plus, Alcidon. Je pourrois vous raconter le commencement & le progrès de cette passion, & tant de circonstances de votre vie, que vous seriez dans un étrange étonnement.

 Ce n'est pas, sage Adamas, que je veuille lui reprocher son inconstance ; son âge la permettoit, & il ne me devoit pas une plus grande fidelité ; je veux seulement vous faire entendre qu'il lui en couta peu, pour feindre l'attachement que je lui demandois. «J'avoue, interrompit Alcidon, que j'ai vû en effet Clarinte, par une rencontre inesperée. Le roi assiegeoit une ville ; il y eut quelque suspension d'armes, pendant laquelle m'étant approché de la muraille, j'apperçus Clarinte sur les creneaux, qui parloit à quelqu'un des nôtres. J'avouerai encore qu'elle me parut d'une beauté admirable, & qu'elle pensa me couter la vie, parce que la suspension ayant fini, tandis que j'étois occupé à considerer Clarinte, je fus incontinent couvert de flêches, & de traits. Mais je n'avouerai jamais qu'elle m'ait fait manquer à ce que je vous dois. Alcidon, reprit Daphnide, nous en croirons tout ce qu'il vous plaira ; mais enfin lorsque pour m'obéir vous lui parlâtes d'amour, ce n'étoit pas la premiere fois que vous lui teniez ce langage.»

 Cependant, comme le roi même lui avoit raconté ce qui s'étoit passé entre nous, elle rebuta d'abord Alcidon ; car, mon pere, le grand Euric faisoit entendre à Clarinte qu'il ne me recherchoit que pour Alcidon. Un jour qu'il se promenoit sur le Rhône avec l'élite de la cour, je remarquai qu'Alcidon s'approcha de Clarinte, & qu'après lui avoir parlé quelque temps, il lui donna un papier qu'elle déplia, & qu'elle jetta ensuite dans le fleuve, sans le lire. Je ne pus alors entendre leur entretien ; mais je sçus depuis par Alcidon qu'il lui avoit dit : «ne soyez point surprise, madame, si je viens tenter ici ce que je n'ai pû obtenir ailleurs, & si j'ai mis sur ce papier une partie des choses que je ne puis vous dire.» En même temps il lui présenta ce papier qu'elle reçut dans la crainte d'être remarquée si elle le refusoit ; puis elle le jetta en lui reprochant son inconstance. «Ah, madame, dit alors Alcidon, pourquoi rebutez-vous ainsi les plus sinceres hommages qui vous ayent jamais été offerts ?»

 Tandis qu'Alcidon parloit à Clarinte, le roi m'entretenoit ; néanmoins je n'étois pas si attentive à ses discours, que je ne les observasse tous deux. Je fis même remarquer à Euric que le chevalier donnoit une lettre, ensorte qu'il put la voir déchirer. Je fus ravie qu'il s'apperçût de cette nouvelle passion, n'ignorant pas qu'en de semblables affaires, il ne faut qu'en montrer un peu, & laisser à la jalousie le soin de faire le reste. Depuis ce jour Alcidon poursuivit tellement son entreprise, que la belle Clarinte pensant tout à la fois gagner Euric, & se faire regretter d'Alcidon, feignit de lui vouloir du bien ; car elle sçavoit que pour rappeller un amant il n'étoit rien tel que la jalousie : non qu'elle aimât le roi ou Amintor ; elle n'étoit que piquée contre celui-ci, & son ambition lui faisoit désirer d'être aimée du prince. Dans cette consideration, elle commença d'écouter le chevalier, & à lui faire de petites faveurs. Pour moi j'en étois charmée ; je prévoyois bien que si le roi s'en appercevoit, il s'en tiendroit offensé. Aussi, lorsque je pouvois entretenir Alcidon en particulier, je le sollicitois de redoubler ses assiduités, à la vue même du prince, mais avec discretion. Il suivit si bien mes conseils, qu'Amintor, que le roi, & que toute la cour s'apperçurent de leur intelligence. Elle éclata d'autant mieux qu'au commencement ils ne croyoient point s'aimer, & que pour arriver au but qu'ils se proposoient en secret, ils devoient faire connoître cette même intelligence.

 Pendant qu'ils vivoient de la sorte, Amintor essayoit de bannir Clarinte de son cœur. Il étoit trop genereux pour aimer volontairement une personne qu'il croyoit avoir si lachement trahie ; d'un autre côté Clarinte qui croyoit dévoir le hair, puisqu'il l'avoit abandonnée, ressentoit un vif dépit contre lui, qu'elle dissimuloit pourtant. Elle ne put se défendre de cette extrême tristesse qui peint sur le visage les ennuis même que l'on veut tenir cachés ; & quelqu'indisposition se joignant à cette tristesse, elle fut obligée de garder le lit, où elle ne faisoit que soupirer & se plaindre. Amintor en fut averti aussitôt, mail il étoit trop irrité pour être attendri de son état. Le mal augmentant chaque jour, il sçut qu'une nuit elle avoit eu des défaillances qui avoient pensé l'emporter. Il ne put tenir davantage ; il se fit porter tout malade qu'il étoit chés Clarinte. Il la trouva mieux qu'on ne lui avoit dit. Clarinte qui ne s'attendoit point à cette visite, & qui croyoit qu'Amintor venoit pour la tromper encore, n'oublia rien pour lui déplaire.

 Dans cette vue, après quelques discours generaux, elle lui demanda des nouvelles de la cour ; «car, dit-elle, en l'état où je suis, je n'en sçai que ce que l'on vient m'apprendre par pitié. En revanche, ajouta-t'elle, je vous apprendrai des miennes. Madame, dit froidement Amintor, il y a si long-temps que je suis malade, que ce n'est pas à moi qu'il faut s'adresser ; mais n'étant venu ici que pour sçavoir des vôtres, vous m'obligerez infiniment de m'en dire. Cependant je me réjouis de vous voir en meilleure santé qu'on ne me l'avoit dit ce matin. Aviez-vous crû, répondit Clarinte, me trouver sans vie ? Non, non ; je veux même vous prouver que mes pensées tendent bien ailleurs.» Alors passant la main sous le chevet, elle en tira un papier qu'elle lui présenta. «Tenez, Amintor, continua-t'elle, lisez ces vers sur les fleurs que vous voyés ; puis je vous en nommerai l'auteur, si vous ne pouvez le deviner.» Amintor lut ce quatrain :


Que votre sort est doux ! qu'il a pour moi d'appas !
 Belles fleurs que cueillit Amynte,
 Vous mourrez auprès de Clarinte.
O Dieux ! qui n'envieroit un semblable trépas !

 Il s'imagina d'abord que les vers étoient d'Alcyre ; mais il n'y reconnut ni le tour de son esprit, ni le caractere de sa main. Clarinte voyant qu'il n'en pouvoit deviner l'auteur, les reprit, & se tournant vers Amintor, «Je conçois, lui dit-elle, que vous vous tourmentez en vain. J'avoue, madame, répondit-il, que le sens des vers dérange ma conjecture, à moins que l'auteur pour se déguiser, ne se feigne moins favorisé qu'il ne l'est en effet. Vous figurez-vous, reprit incontinent Clarinte, que j'accorde des faveurs à quelqu'un, & que je ressemble à celle à qui vous faites de si beaux remercimens ? Si vous avez oublié la maniere dont j'ai vêcu avec vous, souvenez-vous que ce n'est point de moi qu'il faut attendre des faveurs. Ah madame, répondit-il en soupirant, de tant de services que je me suis efforcé de vous rendre, il ne me reste que le souvenir de vos rigueurs ! Mais aussi comment pourrois-je démentir mes propres yeux ?»

 Clarinte souffroit beaucoup ; mais quand elle entendit Amintor tenir ce langage, «Qu'avez-vous vû, lui dit-elle d'un ton furieux, qui puisse être à mon désavantage ? Et comme il ne répondoit point, non, non, Amintor, continua-t'elle, ne cachez point votre haine sous le voile du respect, & pour excuser vos perfidies, cessez de me les imputer. Ni Amintor, ni tous les hommes ensemble ne peuvent rien me reprocher : au lieu que mes yeux m'ont appris que vous êtes un monstre de perfidie, & d'ingratitude. Que ce moment, dit Amintor, soit le dernier de ma vie, si jamais j'ai manqué à la fidelité que je vous dois ! Mais si vous me permettez... Oui, oui, interrompit-elle brusquement, dites ce que vous sçavez. J'avois résolu de me cacher à moi-même, s'il avoit été possible, ce que j'ai vû, ce que vous m'ordonnez de vous dire. J'attens avec la derniere impatience que vous vous soyez expliqué, dit Clarinte, pour vous faire avouer ensuite que vous êtes le plus perfide, & le plus ingrat des hommes ; & je vous en convaincrai par votre écriture même.» Amintor se tût quelque temps, & reprit ainsi : «Puisque vous me le commandez, madame, & que vous me promettez de m'éclaircir à votre tour un mystere qui me semble impenetrable ; vous allez être obéie ; mais puissent les dieux, si je trahis la verité, me punir incontinent. Lorsque vous m'avez montré ces vers, j'ai crû que l'heureux Alcyre en étoit l'auteur ; mais lorsque je l'ai vû se plaindre que ces fleurs eussent le bonheur qu'il désiroit, j'ai changé à l'instant d'opinion ; car je l'ai vû tant de fois entrer pendant la nuit dans votre appartement... O dieu ! interrompit Clarinte. Vous avez vu Alcyre entrer pendant la nuit dans mon appartement ? Oui, madame, je l'ai vû, répondit Amintor, & de mes propres yeux, j'ose même en prendre le ciel à témoin. O l'insigne, ô la détestable calomnie, dit Clarinte ! Et vous dieux protecteurs de l'innocence, punissez ces impostures ! Il n'est plus temps de dissimuler, continua-t'elle, en s'adressant à Amintor, l'honneur m'est plus cher que la vie. Dites-moi quand & comment vous avez vû Alcyre entrer dans mon appartement ; où je vous crois l'inventeur de cette horrible calomnie. Madame, répondit-il froidement, c'est Alcyre qui m'a désillé les yeux. Il a commencé par me dire, il m'a fait voir ensuite à cause de mon incredulité les extrêmes faveurs qu'il reçoit de vous, & je l'ai accompagné jusqu'à la porte de votre chambre.» Sur cela il lui fit le détail de tout ce qui s'étoit passé entre Alcyre & lui.

 Clarinte fut si étonnée de cette calomnie, qu'elle demeura quelque temps sans pouvoir parler. Mais enfin revenant à elle même & recueillant ses esprits : «Est-il possible, dit-elle, qu'il y ait des hommes aussi méchans, que doit l'être Alcyre, & que les dieux ne l'ayent point encore puni ? Je vous proteste, Amintor, je vous jure par toutes les divinités que ce récit est un tissu de calomnies. Au nom de notre amitié passée, & des sermens que vous m'avez tant de fois réiterés, au nom des liens qui nous unissent, Amintor développez cet artifice monstrueux : à ce prix, je vous pardonne l'offense que vous m'avez faite par votre crédulité. Je pourrois à l'instant vous désabuser ; mais je veux pour ma satisfaction que vous soyez détrompé par Alcyre, & par vos propres yeux, puisqu'Alcyre & vos yeux vous ont déçu. Il vient souvent me trouver, dites-vous ; éclairez-le, & vous verrez qu'il va ailleurs. Cependant je veux vous convaincre tout à l'heure qu'Alcyre a bien manqué de jugement, lorsqu'il a tramé cet indigne complot. Vous m'avez dit qu'il vous avoit conduit à la porte de mon cabinet, le jour même qu'Euric à la priere de Daphnide accorda la liberté à ce prisonnier. C'étoit le quinze de la lune de Mars, je dois m'en souvenir à cause d'un accident qui m'arriva. Or plus de huit jours auparavant, & plus de huit jours après j'ai couché toutes les nuits chés ma mere. Et je veux que vous entendiez sur cela les témoignages de tous mes domestiques. A l'instant elle appelle ses filles, & devant Amintor elles verifient tellement l'imposture, qu'il ne pouvoit plus avoir aucun doute.»

 Jugez, mon pere, quel dut être l'étonnement du chevalier, lui qui avoit cru si positivement le contraire de ce qu'il voyoit bien prouvé. Après que les filles de Clarinte se furent retirées, il reprit la parole en ces termes : «Madame, Alcyre a manqué à mon égard, & m'a fait manquer au vôtre : Je reconnois tout ensemble mon erreur, & son indigne artifice ; je commence donc, ajouta-t'il, en se jettant aux genoux de Clarinte, par vous demander pardon de ma crédulité ; puis, quand j'aurai obtenu ce pardon, en consideration de mon amour, je sçaurai d'Alcyre pour quelle raison il m'a fait une si cruelle offense, & pourquoi il a voulu ternir la réputation de Clarinte.»

 Clarinte, qui au milieu même de ses dépits les plus violens avoit toujours conservé un fonds d'estime pour Amintor, le releva avec bonté, & lui dit les larmes aux yeux : «Quel que fût l'artifice d'Alcyre, vous ne deviez point croire des choses qui m'étoient si desavantageuses, & vous m'avez fait en les croyant la plus piquante des injustices. Mais lorsque je considere l'affection que vous m'avez marquée, je ne puis m'en prendre qu'à votre jalousie ; & puisque vous ne m'avez offensée, que parce que vous m'aimiez, je vous pardonne, à ces deux conditions pourtant : l'une, que vous suivrez Alcyre, pour sçavoir où il va, lorsqu'il se vante de me venir trouver ; l'autre que vous ne vous ressentirez jamais de cette offense contre Alcyre, vous m'offenseriez plus que lui, parce que vous feriez sçavoir à toute la cour, ce qu'il n'a fait entendre qu'à vous seul ; & vous sçavez combien facilement la calomnie flétrit notre réputation. Madame, dit Amintor, considerez, je vous supplie, que je dois faire connoître à cet imposteur ; que je ne suis pas homme à souffrir de telles offenses, & qu'encore que celle-ci fût ignorée, notre propre conscience vaut mille témoins. Se peut-il Amintor, poursuivit Clarinte, que j'aye si peu d'empire sur vous, & que vous consultiez plus votre ressentiment que ma réputation. Madame, interrompit le chevalier, je vous obéirai, mais à condition que vous m'expliquerez la perfidie dont vous m'accusez, & que vous me direz si Alcyre n'est point ici pour quelque chose. Cela pourroit-être, dit-elle ; mais je ne puis croire qu'il vous ait rien supposé, car je reconnois votre main. Alors lui montrant un papier, pouvez-vous nier, continua-t'elle, que ce soit là votre caractere ? Non, madame, je ne le nie point, répondit-il, après avoir consideré quelque temps ce papier ; mais il faut avouer qu'Alcyre est bien le plus artificieux des hommes. J'ai écrit cette lettre, il est vrai, je la lui ai donnée sans cachet, & seulement comme une copie.» En même temps il lui raconta tout ce qui s'étoit véritablement passé dans cette affaire. «Mais permettez-moi, continua-t'il, que j'envoye chercher des tablettes où j'ai mis le papier qu'Alcyre a barbouillé, lorsqu'il feignit de ne pouvoir répondre aux intentions du roi ; & vous verrez que ce que j'ai écrit étoit uniquement pour le soulager : ainsi que je l'ai dit. Clarinte souhaita de voir le papier ; on l'apporta incontinent ; & convaincue enfin qu'Amintor ne lui avoit point imposé, elle lui dit, en lui tendant la main : Je vous demande pardon, Amintor, de vous avoir rendu si mal la justice qui vous est due ; je vous proteste que nul artifice ne pourra desormais me rendre votre affection suspecte. Madame, répondit Amintor, voici le plus beau jour de ma vie, puisqu'il m'a fait connoître que mes yeux m'avoient trahi, & à vous que je suis toujours le même.»

 Il vouloit continuer ; mais le roi survint dans le moment presque seul, pour ne point incommoder Clarinte qu'il venoit visiter, ayant été averti de son mal. On l'attendoit si peu qu'il surprit le papier qui étoit encore sur le lit. Pour Amintor, il serra promptement le sien. Euric se jetta si promptement sur celui de Clarinte qu'elle ne put jamais l'empêcher de le prendre. Lorsqu'il se fut retiré, & qu'il vit le remerciment que faisoit Amintor, jugez quel il devint. La jalousie est ordinaire aux amans, mais personne n'en fut jamais si susceptible qu'Euric, soit qu'il aimât avec plus de violence, ou qu'un courage si genereux ne pût souffrir de partage. De la jalousie, il passa bientôt à la haine, & sa haine éclatant, la cour eut dequoi satisfaire sa curiosité, & son penchant à la médisance.

 C'est ainsi qu'amour se joue ordinairement de ceux qui le servent. Je veux brouiller Euric & Clarinte ; & pour y réussir, je me sers d'Alcidon. Amour suscite Alcyre qui sans moi execute ce que je désirois, par une lettre tombée entre les mains du roi. Alcyre veut enlever à Clarinte un amant, & par ses artifices lui faire hair un rival ; mais au contraire le mécontentement de Clarinte l'engage à écouter Alcidon, & par là Alcyre, au lieu d'un rival en trouve deux. D'un autre côté Alcidon qui donne des vers à Clarinte, occasionne par ces mêmes vers la reconciliation d'Amintor avec elle. Alcyre tire une lettre des mains d'Amintor pour le faire hair de la belle Clarinte, & cette lettre lui fait perdre à lui-même l'honneur de ses bonnes graces. Mais ce qu'il y a d'affligeant pour moi, & ce qui m'a déterminée à venir dans ces contrées, en voulant ravir un serviteur à Clarinte, je lui en donnai un, & me le ravis à moi-même ; car depuis Alcidon n'aima plus qu'elle, & ne fut plus à moi que de bouche. O inconstance des hommes, qui pourra jamais vous fixer !

 Ce qu'Alcidon avoit commencé par mes ordres, il le continua par inclination. Ainsi Clarinte put bien se vanter que si je lui avois enlevé un serviteur qu'elle n'aimoit que par ambition, elle m'en avoit ravi un que j'aimois veritablement. Il est vrai que le plaisir d'avoir écarté une si dangereuse rivale m'empêcha de ressentir la perte que je faisois ; mais ce plaisir m'échappa bientôt. A peine m'applaudissois-je de ma victoire, qu'il me fallut reprendre les armes contre une nouvelle ennemie.

 Euric se proposa de punir Clarinte, en lui donnant de la jalousie, & en comblant de ses faveurs une autre personne. Il se donna tout entier à cette Adelonde dont je vous ai parlé. J'en conçus en particulier un tel dépit, que je voulus plusieurs fois rompre avec Euric. Je l'eusse fait sans doute, si Alcidon ne m'en eût détournée par des conseils salutaires, & si par sa patience il n'avoit fait ensorte que je me vainquis moi-même, & ma rivale, & le roi.

 Adelonde flattée de la préference que lui donnoit Euric, porta loin ses prétentions ; elle ne vit plus qu'à regret un époux qu'elle estimoit auparavant, quoique beaucoup plus âgé qu'elle, parce qu'il étoit d'une naissance illustre. Il vivoit trop long temps au gré de ses désirs. D'un autre côté, quelque violente que parût la passion du prince, elle ne songeoit qu'à l'augmenter. On lui proposa d'employer les charmes, pour le retenir dans ses fers. Elle employa les charmes. Elle donna à son amant un bracelet de ses cheveux, ou des lions servoient à le fermer. Telle étoit la vertu de ces lions, qu'Euric ne devoit aimer qu'Adelonde, tant qu'il les porteroit. Encore si elle s'étoit bornée là, mais elle lui dit qu'un sçavant druide instruit des complots qui se tramoient contre sa vie, & contre son état, avoit fait ces lions sous de certaines constellations, & avec tant d'art, que tant qu'il les auroit au bras, tous ces complots échoueroient, & qu'il en seroit même averti par les lions qui le serreroient doucement.

 Mais écoutez, mon pere, comment le ciel se plait à confondre ceux qui employent des moyens injustes pour arriver à leur but. Dès qu'Euric fut informé qu'Adelonde avoit eu recours à la magie, il crut que l'amour qu'il avoit eu pour elle en étoit l'effet, & depuis il eut pour elle tant d'horreur, qu'il ne lui donnoit plus que les noms odieux de Circé, & de Medée. Le roi revint à moi. Alcidon continua d'aimer & de servir Clarinte à mes yeux, sans me rendre aucun de ces devoirs qu'il m'eût rendu, s'il avoit été fidele. Pour moi au milieu des soins qu'il me falloit prendre, pour conserver les bonnes graces du roi, au milieu des inquiétudes que me donnoit son humeur volage, je n'étois sensible qu'à l'infidelité d'Alcidon.

 Il arriva enfin que le roi rebuté de Clarinte & d'Adelonde, s'attacha uniquement à moi, & qu'il déclara ce que je souhaitois depuis si long-temps, qu'il vouloit m'élever au trône. Helas ! j'eprouvai bien alors que les dieux ne nous accordent pas pour long-temps un grand bien. Au milieu des réjouissances publiques, & des préparatifs des nôces, un parricide détestable animé par quelque furie, me ravit le roi d'entre les bras, & lui perce le cœur. Cette nouvelle funeste me fut apportée par les clameurs du peuple qui redemandoit son pere & son maître. Je ne puis, mon pere, vous rendre compte de ce qui se passa alors en moi. Je fus long-temps évanouie : heureuse si j'étois morte avec un si bon prince, & si l'on m'avoit enfermée dans le même tombeau !

 Tandis que je me consumois en regrets, sans pouvoir trouver ni consolation, ni repos, Alcidon, pour mettre le comble à mes ennuis, laisse tout à coup Clarinte, & revient à moi avec la même hardiesse que s'il m'avoit toujours aimée. Si j'en fus surprise, je ne m'en trouvai pas moins offensée : il me sembloit que c'étoit trop abuser de mes bontés, que de venir me parler de son amour, sans m'avoir demandé pardon de l'outrage qu'il m'avoit fait. J'essuyai deux ou trois fois ses discours, sans lui répondre ; mis enfin la patience m'échappant : «Alcidon, lui dis-je, cessez de me tenir un langage qui n'est plus de saison entre nous ; nous sommes trop differents de ce que nous étions l'un & l'autre, pour les continuer.» Il vouloit me répondre ; mais je l'interrompis. «Oui, Alcidon, continuai je, nous avons changé tous deux ; moi, parce que si j'ai crû autrefois que vous n'aimiez que Daphnide, je suis maintenant assurée du contraire ; vous, parce qu'autrefois vous étiez à moi seule, & que la belle Clarinte vous possede maintenant.».

 Alcidon voulut se justifier, mais j'étois trop irritée pour l'écouter. Cependant il me surprit un jour que je n'étois point encore habillée, & qu'il n'y avoit dans ma chambre que Carlis & Stiliane, ces deux belles filles que vous voyez, mon pere. Il se jette à mes genoux, & proteste de ne point se lever que je ne lui aye promis de l'entendre, qu'ensuite il se soumettra à tout ce que j'ordonnerai. Je persistois à ne point l'écouter, je craignois qu'Alcidon ne me persuadât ce qu'il désiroit, car je connoissois son langage séducteur. Mais Carlis & Stiliane s'écrierent qu'il y avoit de l'injustice dans mes refus ; elles me promirent d'ailleurs de me secourir dans ce qui pourroit arriver. Alors Alcidon s'étant levé parla tant, & sçut si bien s'excuser, que Carlis & Stiliane se déclarerent pour lui. Cependant je résistai de sorte, qu'enfin nous résolûmes d'aller consulter l'oracle, qui nous rendit cette réponse :


Pour sortir de votre peine,
Dans le Forest quelque jour
Vous pourrez voir la fontaine
De la verité d'Amour.

 Cette réponse étoit bien obscure pour nous, qui ne connoissions ni la fontaine dont il s'agit, ni cette contrée même. Alcidon, pour me faire entendre que son amour étoit sincere & véritable, s'informa de tant de côtés, qu'enfin il apprit des nouvelles de cette fontaine ; & il nous tourmenta jusqu'à ce qu'il nous eût déterminées à ce voyage. Mais une des principales raisons qui m'y engagerent, c'est que j'esperai qu'en m'éloignant des lieux funestes où j'étois, ma douleur se calmeroit : à ce motif se joignit encore celui de la curiosité. On me racontoit des merveilles de la beauté du Forest, & de la vie heureuse qu'y menoient les bergers & les bergeres, & je voulois sçavoir si ce que la renommée en publioit, étoit veritable. Nous prîmes donc les habits que vous voyez, parce que nous étions informées que l'on alloit vêtu de la sorte en cette contrée ; & parce que nous ne voulions point être reconnues.

 Vous avez entendu, mon pere, & notre vie passée, & nos disputes, & le sujet de notre voyage ; je vous conjure maintenant de nous enseigner ce que nous avons à faire pour voir cette fontaine, & de nous donner les sages conseils que vous ne refusez point à ceux qui ont recours à vous.

 Adamas fut charmé de la prudence, & de l'esprit de Daphnide ; & comme il vit qu'elle attendoit sa réponse, il lui parla en ces termes : «Belle Daphnide votre merite & votre beauté sont connus dans tout l'univers. Je loue le ciel qui vous a envoyée en ce lieu, & je regarderai comme le plus heureux jour de ma vie celui où je pourrai vous convaincre aussi bien qu'Alcidon, de mon zele pour votre service. Pour la fontaine, il est impossible, madame, que vous en tiriez l'éclaircissement que vous promet l'oracle, sans qu'il arrive de grandes choses. La fontaine est en effet dans cette contrée ; elle n'est pas même loin de cette maison. Mais il y a quelque temps qu'un sçavant druide l'enchanta, & comme je l'ai déja dit, le charme ne peut être rompu que par la mort du plus fidele amant, & de la plus fidele amante. Cependant comme les oracles de Thautates ne sont point menteurs, il faut quelquefois les entendre à la lettre, & quelquefois dans un sens allegorique. En prenant dans le sens litteral l'oracle qui vous a été rendu, on pourroit croire que l'enchantement doit finir ; mais ce mot quelque jour semble insinuer que ce temps est éloigné. J'expliquerois donc l'oracle dans un autre sens.

 La fontaine que vous cherchez a cette proprieté, qu'elle fait voir si l'on aime veritablement. Ainsi le temps, les services, la perséverance, qui produisent le même effet, peuvent en un sens être appellés la fontaine de la verité d'Amour. Et je croi que l'oracle a nommé le Forest, parce qu'en vous éloignant du lieu de votre naissance, où vos affaires vous emporteroient une partie du temps qui doit être employé à vous faire connoître votre amour réciproque, il vous envoye ici, où vous êtes libres & sans contrainte ; & parce que le commerce que vous aurez avec ces bergers, & ces bergeres vous apprendra mieux si l'amour d'Alcidon est veritable, par la comparaison que vous pourrez en faire avec celui des bergers. Mais dans quelque sens que vous entendiez l'oracle, vous devez demeurer quelque temps en cette contrée ; cependant qu'Alcidon espere ; si les dieux eussent connu que la colere de Daphnide ne dût jamais s'appaiser, ils ne lui auroient point ordonné d'entreprendre ce voyage.»

 Lorsqu'Adamas eut fini, Daphnide vouloit se lever, mais Alcidon supplia le druide de la retenir, parce qu'il vouloit en sa présence se justifier. Puis se tournant vers Daphnide ; «permettez-moi, madame, de dire quelques mots pour ma défense ; & le druide ayant répondu que sa demande étoit raisonnable, il commença en ces termes :»

 Daphnide vous a raconté, mon pere, la suite de mes malheurs ; & j'avoue que je n'aurois point à me plaindre d'elle, si elle avoit aussi bien jugé de mes actions, qu'elle les a rapportées fidelement. Mais prévenue où par l'ambition, où par l'affection qu'elle avoit pour le roi, tout ce qu'elle voyoit en moi, lui sembloit tel qu'elle le voyoit en elle-même. C'est avec regret, Daphnide, que je vous fais ce reproche, & je voudrois qu'il m'en eût couté la vie, & n'être point en droit de le faire ! Vous avez entendu, mon pere, les motifs qui la porterent à m'ordonner que je servisse Clarinte. Si l'on me supplante, dit-elle, vous le serez aussi, & l'on nous éloignera de la cour. Mais, Daphnide, est-ce donc un supplice, que de passer ses jours avec une personne qui nous aime ? Ah, si vous aviez moins écouté l'ambition que l'amour, vous auriez saisi une occasion qui en nous éloignant de la cour nous rendoit à nous mêmes. Pourquoi m'ordonner de servir Clarinte ? Parce que, dites-vous, elle vous aimera, & qu'Euric s'en apperçevant la méprisera. Je ne plains ni le temps, ni les soins que j'ai perdus dans cette recherche, j'obeissois à Daphnide. Mais ne puis-je pas me plaindre de ce qu'elle m'impute, quand je reviens à elle, une faute qu'elle a faite elle-même ? Comment a-t'elle pû oublier les sermens qu'elle me fit, de prendre sur son compte tout ce que je ferois pour Clarinte ?

 Mais, direz-vous, lorsqu'Euric la quitta, vous deviez la quitter aussi. Si je l'eusse quittée, ne se pouvoit-il pas qu'alors le roi revînt à elle ? Et si vous vouliez que je revinsse à vous, que ne me l'ordonniez vous ? Ne devois-je pas attendre vos ordres ? Cependant à peine Euric est mort que j'abandonne Clarinte, parce que les prétextes de la servir ne subsistoient plus.

 Peut-être, mon pere, me demanderez-vous pourquoi la belle Daphnide qui m'avoit montré tant de bonne volonté, dans le temps même qu'elle étoit aimée d'Euric, n'auroit pas voulu me recevoir après la mort de ce prince, si elle ne m'avoit reconnu coupable des fautes dont elle m'accuse. Il est vrai que d'abord elle n'aima Euric que par ambition, & comme elle le disoit, par raison d'état ; mais elle l'aima dans la suite, comme il le meritoit, c'est-à-dire pour sa personne. La douleur, les regrets, les déplaisirs qu'elle témoigna à sa mort n'en sont que de trop bons garants. Mais, belle Daphnide, que vous ayez aimé le grand Euric non par raison d'état, mais d'un amour veritable, à qui croyez-vous avoir manqué ? A quelqu'un qui ne vous aime point assez pour l'oublier ? Non, Daphnide ; Alcidon sur qui vous avez un empire souverain, vous donneroit plus tôt sa vie, que de vous reprocher cet outrage. Pourquoi tardez-vous à lui tendre les bras ? Que ne l'assurez-vous par cette action que rien ne pouvoit lui nuire que la fortune du grand Euric, comme rien n'a pû résister au grand Euric que la mort ? Pourquoi voulez-vous m'affliger plus long-temps, & me faire expier un crime que je n'ai point commis ?

 A ces mots, Alcidon se jette aux genoux de la belle Daphnide, & lui prenant la main : «Je jure, dit-il, par cette main, que jamais mon cœur n'a rendu d'hommage qu'à vous seule, & que vous seule aurez toujours tout pouvoir sur moi. Ordonnez d'Alcidon, & de sa fortune ce qu'il vous plaira. Et vous mon pere, ajouta-t'il, en s'adressant au druide, vous que le grand Thautates a établi juge en cette contrée, que tardez-vous à condamner la belle Daphnide à me rendre son cœur ? Elle dit que j'aime Clarinte ; je proteste que je ne l'ai jamais aimée ? Pourquoi voudrois-je la tromper ? Si je ne l'aime pas, qu'ai-je à faire de son amour ? Et si je l'aime, peut-elle se persuader que je veuille lui en imposer ?»

 Ainsi parloit Alcidon pour sa défense, & Daphnide ne pouvant répondre que par des mots interrompus, il me semble, madame, dit Adamas, que l'oracle est éclairci, & qu'il est temps de terminer ce differend. «Plût à dieu, s'écria Daphnide, qu'il pût être terminé de maniere qu'Alcidon & moi nous jouissions du repos que nous nous ravissons l'un à l'autre ! Voulez-vous, madame, dit Adamas, que j'en sois juge ? Je le veux, répondit Daphnide, pourvû qu'Alcidon y consente, & qu'il ne contrevienne jamais à votre arrêt. Je proteste, dit Alcidon, que rien ne peut m'empêcher de vous aimer ; mais je vous jure que si le jugement d'Adamas m'est contraire, jamais je ne vous importunerai ; & si je manque à ce serment, je veux que les sacrifices, le feu & l'eau me soient à jamais interdits.»

 Alors Adamas, après avoir refléchi quelque temps, madame, dit-il, d'un air majestueux que lui donnoit sa vieillesse : «Dites-moi, vous avez bien aimé Alcidon ? Plus que ma vie, répondit-elle. Et maintenant le haissez-vous, reprit Adamas ? Je ne hais pas sa personne, mais sa legereté, repartit Daphnide. Mais continua le druide, pouvez-vous l'en accuser par rapport à quelqu'autre que Clarinte ? Et quand il a servi Clarinte, ne l'a-t'il pas fait par votre ordre & avec repugnance ? J'avoue, dit-elle, qu'en lui donnant cet ordre, je fus imprudente, mais aussi en s'y soumettant il a bien usé de dissimulation. Mais s'il avoit quitté Clarinte, dit Adamas, & qu'Euric fût retourné à elle, n'auriez vous pas blâmé Alcidon de vous avoir désobéi ? Je le croi, dit-elle.

 Ecoutez maintenant, vous Daphnide, & vous Alcidon : Le grand Thautates qui a formé cet univers par amour, le soutient par amour. De là vient qu'il a donné aux élemens des qualités sympathiques qui les lient ensemble, aux animaux le désir de perpetuer leur espece ; aux hommes la raison qui leur apprend à aimer dieu en ses créatures, & les créatures en dieu. Mais puisque dieu a tout fait pour l'amour, il n'y a donc rien de meilleur. Ainsi la raison nous oblige à l'aimer plus que tout autre chose ; & plus cet amour est connu, plus aussi devons-nous l'aimer.

 L'oracle qui vous a été rendu confirme ce que je vous dis ;


Pour sortir de votre peine,
Dans le Forest quelque jour
Vous pourrez voir la fontaine
De la verité d'Amour.

 C'est-à-dire, vous reconnoîtrez enfin dans le Forest, que veritablement vous vous aimez, & alors vos peines finiront. Daphnide puisque vous êtes assurée de l'amour d'Alcidon, car pourquoi désireroit-il avec tant de passion que vous l'aimassiez, s'il ne vous aimoit point ? Et vous Alcidon, puisque vous êtes assuré de l'amour de Daphnide, car quel autre motif produiroit sa jalousie ? Je vous ordonne, ou plus tôt le grand Thautates vous le commande, que sans attendre d'autre fontaine de la verité d'amour, vous montriez que personne ne peut s'aimer plus tendrement, puisque personne ne le merite autant, que vous le méritez l'un & l'autre.»

 A ces mots, Adamas prenant leurs mains : «Qu'éternelle, dit-il, puisse être votre union ! Alcidon ne pouvoit contenir les transports de sa joye ; mais la modestie de Daphnide témoignoit assez sa vertu. Stiliane, Carlis & Hermante partagerent la satisfaction d'Alcidon, & vinrent se réjouir avec lui de cette reconciliation, comme de la meilleure fortune qui lui pût arriver.

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LIVRE CINQUIÈME.



 Tandis que les choses se passoient ainsi en présence d'Adamas, les bergers & les bergers qui étoient dans la sale avec Alexis & Leonide, après qu'ils eurent achevé leur collation, reprirent les discours qu'ils avoient laissés. Mais Astrée & Alexis, pour n'être point interrompues se promenerent dans la sale. Astrée qui retrouvoit dans Alexis tous les traits de Celadon, étoit charmée de pouvoir lui exprimer en liberté tout ce qu'elle sentoit pour elle. Alexis de son côté pouvoit plus aisement cacher son trouble, & ses discours interrompus. Elles avoient déja fait quelques tours sans rien dire, lors qu'Astrée commença enfin de la sorte :

 «Que ce jour est heureux pour moi, puisqu'il me fait connoître à la personne du monde que j'honore le plus, & que je puis vous assurer de l'envie que j'aurois de vous servir. Le gui sacré que le grand Thautates a bien voulu faire croître cette année dans notre hameau, étoit sans doute un augure du bonheur qu'il vouloit nous envoyer. C'est plus tôt, répondit Alexis, un bonheur pour moi qui me suis trouvée en ces lieux, dans la saison que le gui doit être cueilli, & qui jouis encore de l'avantage de vous voir, & de vous connoître, ce que je désirois avec une passion extrême. Comment, madame, répartit Astrée, seriez-vous assez injuste pour croire que ces bergeres, & moi en particulier, nous ne soyons venues ici qu'à l'occasion du gui salutaire ? Je croirai, madame, tout ce qu'il vous plaira, dit Alexis ; mais enfin, quand je n'aurois point été ici, vous seriez également venus inviter Adamas au sacrifice d'actions de graces. J'ose vous protester, madame, ajouta la bergere, que je n'ai eu d'autre objet en venant ici que l'honneur de vous voir. Il ne m'appartient pas de me mêler des cérémonies publiques ; je laisse ce soin à nos sages pasteurs. Je serois trop flatée, dit Alexis, si je pouvois me le persuader ainsi, car je ne souhaite rien plus vivement. Mais dites-moi, belle bergere, ce gui dont nous parlons, ou a-t'il été trouvé ? Le soleil étant baissé, dit Astrée, je puis vous le montrer d'ici. En même temps ouvrant la fenêtre, elles s'y appuyerent toutes deux, & la belle Astrée poursuivit ainsi :

 Voyez-vous, madame, cette riviere qui semble partager la plaine en deux parties égales, & qui va se rendre au dessous de Feurs dans la Loire ; c'est le malheureux lignon. Vous pouvez découvrir sur ses bords notre hameau vis-à-vis de Montverdun ; si vous jettez maintenant les yeux sur la gauche, vous verrez le temple de la bonne déesse, dont un bras de ce détestable lignon baigne les murailles. Un peu au delà, & toujours sur les bords de la riviere, vous remarquerez un petit bois. Là est le chêne fortuné qui porte cette année le gui salutaire. Il y a dans ce bois une chose bien singuliere. On y voit une espece de temple, formé par de petits arbres pliés avec beaucoup d'art les uns sur les autres ; & personne ne sçait ni en quel temps il a été fait, ni qui y a travaillé. Nous croyons presque tous que c'est quelque Pan, ou Egippan, ou quelqu'autre demi-dieu champêtre. Alexis paroissoit étonnée de ce récit, & pour mieux dissimuler, elle feignoit de ne pouvoir remarquer un lieu qu'elle connoissoit mieux que la bergere. Voyez-vous, madame, lui disoit Astrée en avançant la main, ce bois qui touche presque le bord de la riviere, portez votre vue un peu plus sur la gauche, vous appercevrez un petit pré qui semble plus verd que les autres ; c'est que l'herbe n'y est point foulée, & que par respect pour la divinité qui y préside, on n'y conduit jamais de troupeaux. Or ce pré est comme l'entrée du temple.

 Il me semble, répondit Alexis, que je commence à remarquer ce que vous dites ; j'apperçois même un arbre qui est beaucoup plus élevé que tous les autres. C'est reprit incontinent Astrée, sur cet arbre qu'est appuyé le temple, & que l'on a trouvé le gui sacré. Si je pouvois vous faire une description exacte de ce lieu, je ne doute point que vous ne fussiez saisie d'admiration. Entr'autres choses, j'y ai remarqué une image de la déesse Astrée, (car ce temple lui est dédié) tout-à-fait differente de celle que j'ai jamais vue. Elle est representée en bergere, la houlette à la main, & des troupeaux auprès d'elle. Mais, ce que je trouve plus admirable, c'est que tous ceux qui l'ont vue assurent qu'elle me ressemble. Alexis à ces mots ne pût s'empêcher de rougir, & pour cacher son embarras, elle se cacha le visage avec la main. Je croi, dit-elle, aussi-tôt, belle bergere, que le peintre n'en a pas usé de la sorte sans raison. Astrée, qui est déesse de la justice, ne peut être mieux representée qu'en bergere, soit parce qu'aux lieux mêmes les plus retirés, les foibles ne sont protegés que par elle ; soit pour faire entendre que la justice procure aux hommes la paix & l'abondance. Mais je l'estime encore plus judicieux d'avoir donné vos traits à la déesse. Ces louanges, dit Astrée en rougissant ; ne conviennent gueres à l'état malheureux où je suis, & vous sont bien mieux dues qu'à moi ; cependant, telle que je suis, vous pouvez parler, & disposer de moi comme il vous plaira. Belle bergere, dit Alexis en tournant les yeux vers Astrée, voulez-vous que j'ajoute foi à vos discours ? Je vous en conjure, dit incontinent Astrée, par ce qui vous est de plus cher. Trop aimable bergere, répartit Alexis, je vous promets desormais une créance entiere, lorsque vous me parlerez de votre affection ; je jure, en échange, que je ne vous refuserai jamais rien de ce que vous me demanderez au nom de celle que j'aime le plus.

 Madame, reprit incontinent Astrée, puissent les faisceaux de vervène & de fougere que nous présentons à Thautates, pour notre conservation, être rejettés par les vacies, lorsque je les offrirai ! Puissent la fumée & le feu n'en être jamais agréables à nos divinités, si je manque jamais envers vous, à qui je me consacre de nouveau pour toute ma vie ! Et moi, dit Alexis, je vous reçois, belle bergere, avec la sincerité la plus parfaite, & je vous donne cette main, pour gage de la foi avec laquelle je me lie à vous d'une éternelle amitié.»

 Qui pourroit exprimer la joye mutuelle d'Alexis & d'Astrée ! Ils n'auroient pû sans doute en retenir les transports, si Astrée avoit esperé de faire consentir ses proches au dessein qu'elle avoit de suivre partout Alexis ; & si Alexis n'avoit pensé qu'en se faisant reconnoître, elle perdoit toutes ces faveurs.

 D'un autre côté Pâris qui étoit auprès de Diane, & qui ne pouvoit assez lui marquer son amour, s'ennuyoit d'avoir tant de témoins de son entretien. Il fit présenter une guitarre à Hylas, & le pria de chanter sur cet instrument quelque chanson agréable. Hylas y consentit, mais à condition que les autres & Silvandre surtout, imiteroient son exemple.

 Silvandre, dont les yeux étoient toujours attachés sur Diane, connut qu'elle l'entendroit chanter avec plaisir ; & sans attendre qu'on le lui ordonnât, il prit la guitarre des mains d'Hylas, & chanta ces vers :


N'estimer de ses feux rien que la violence ;
Brûler de cent désirs, mais tous sans esperance,
De mon extrême amour c'est le moindre tourment.
Mais quand je voi l'objet qui captive mon ame,
Je voi tant de motifs & d'amour & de flamme
Que je m'accuse encor d'aimer trop foiblement.

 Silvandre en baisant la guitarre, la présenta ensuite à Corylas ; celui-ci la reçut avec grace, & regardant Stelle, après avoir accordé sa voix avec l'instrument, il chanta de la sorte :


Tant de sermens qu'au mépris de vous même,
 Au mepris du courroux des dieux,
Vous violez, pour nous surprendre mieux,
 Ne sont plus qu'un vain stratagême.

 Stelle entendant les reproches que lui faisoit Corylas, tendoit déja la main pour recevoir la guitarre, & lui rendre ce qu'il lui avoit prêté ; mais le berger qui prévoyoit son intention, lui refusa l'instrument, & dit qu'il n'étoit pas raisonnable qu'Hylas, à qui on l'avoit d'abord presenté, en fût si long-temps privé. «Bergere, ajouta-t'il, ne vous offensez point ; si votre dessein étoit de chanter quelque chose selon votre goût, je suis persuadé que vous serez contente d'Hylas, si ce qu'il va nous chanter est conforme au sien. Du moins, répondit Hylas, nous avons cet avantage, Stelle & moi, qu'étant dans les mêmes sentimens nous avons rencontré qui nous approuve ; pour vous vous avez le plaisir d'être seul de votre parti.» Et sans attendre la réponse de Corylas, il commença ainsi.


Avant qu'une bergere ait usé ma constance,
Je veux chercher ailleurs de nouvelles amours,
Pourquoi se faire honneur de la perseverance ?
Un berger n'est heureux qu'en changeant tous les jours.


Laissons se desoler un amant miserable ;
Qu'il repande des pleurs, qu'il pousse des soupirs.
Au sort de l'inconstant nul sort n'est comparable ;
C'est pour lui que sont faits les solides plaisirs.

 Phylis ne pouvant souffrir qu'Hylas fût sans réponse, «Silvandre, dit-elle, il me semble que vous & moi nous devons répondre à ce berger inconstant, puisqu'il ose tenir de pareils discours en présence de notre maîtresse, outre qu'un veritable amant se sent toujours obligé à prendre la défense de la fidelité. Mon ennemie, dit Silvandre, vous avez raison ; & si je n'avois craint d'être blâmé d'indiscretion, je vous jure que j'aurois interrompu Hylas. Mais s'il veut dire les vers qu'il a chantés, j'essayerai de lui répondre. Je ne ferois qu'ennuyer les nymphes, dit Hylas. Mais Silvandre ajouta-t'il, pour ne te laisser aucune excuse, en voici d'autres qui peut-être ne sont pas moins agréables.» En même temps reprenant la guitarre, il voulut commencer, lorsque Silvandre lui fit signe d'attendre un peu, & après avoir tiré sa musette & l'avoir ajustée à sa voix, «Hylas, dit-il, me voici prêt ; ne laissons point écouler le temps inutilement ; car la bonté de ma cause m'inspire une grande confiance. Et moi, répartit Hylas, c'est à regret que j'entre en lice avec toi ; à combattre un ennemi si foible, on ne peut que triompher sans gloire ?»

 A ces mots, mariant sa voix au son de la guitarre, il commença de la sorte, & Silvandre lui répondit en accordant sa voix au son de la musette.


HYLAS. Mon amour est un feu, dont l'ardeur est durable,
 Tant qu'il trouve un objet propre à l'entretenir.
 Vous êtes cet objet, ô plaisir trop aimable !
 Durez donc, & jamais il ne pourra finir.


SILVAN. Mon amour est un feu, dont l'ardeur est durable,
 Tant qu'il trouve un objet propre à l'entretenir.
 Vous êtes cet objet, ô vertu trop aimable !
 Durez donc, & jamais il ne pourra finir.


HYLAS. Lorsque j'aime une fois, c'est d'un amour extrême.
 Cet amour, j'en conviens, passe rapidement ;
 Mais rien ne peut durer qui soit si vehement.
 Et c'est, vous le sçavez, un arrêt du sort même.


SILVAN. Lorsque j'aime une fois, c'est d'un amour extrême.
 Et cet extrême amour dure éternellement.
 Rien qui soit accompli ne craint le changement ;
 Ainsi plus un amant est parfait, plus il aime.


HYLAS. J'abhorre ces amours si constamment gardées ;
 Est-il rien de si doux qu'une jeune beauté ?
 Quel est enfin le prix de la fidelité ?
 D'insipides amours, & des beautés ridées ?


SILVAN. J'abhorre ces amours dans un jour terminées.
 Est-il rien de si doux qu'une constante amour ?
 Si l'amour est un bien, qui n'en jouit qu'un jour,
 Doit avoir des regrets pendant bien des années.


HYLAS. Le temps qui détruit tout, rend la beauté moins belle.
 Et pourquoi retrancher à nos foibles plaisirs ?
 Changeons donc chaque jour l'objet de nos désirs ;
 Pour jouir chaque jour d'une beauté nouvelle.


SILVAN. Le temps qui détruit tout, nous détruira de même.
 Nous sommes en naissant assevis à ses loix.
 Pourquoi donc réunir tant d'amours à la fois ?
 Un seul, un seul amour suffit s'il est extrême.

 Pendant que les bergers chantoient ainsi, & que les nymphes & les bergeres étoient attentives à les écouter, Pâris saisissant l'occasion s'approcha encore de Diane, & lui dit assés bas : «Y eut-il jamais un caractere plus agréable que celui d'Hylas ? Je croi, répondit Diane, qu'entre les autres & lui il n'y a point de difference, excepté qu'il est plus sincere. Se pourroit-il, répliqua incontinent Pâris, que vous eussiez en effet si mauvaise opinion des hommes. Je ne croi pas, répondit Diane en souriant, qu'ils soient condamnables en imitant ce berger ; il n'y a rien de plus naturel que d'aimer ce qui plaît. Et la plûpart n'aimant que pour eux-mêmes, n'ai-je pas raison de penser qu'ils suivent par tout l'attrait du plaisir, semblables en cela à nos troupeaux qui ne paissent pas toujours dans le même lieu ? La bergere en parlant ainsi, sourioit pour montrer qu'elle ne parloit pas selon ses vrais sentimens ; & Pâris s'en étant apperçu, Hylas, dit-il, seroit bien glorieux, s'il vous avoit entendue. Mais je suis persuadé que vous n'adopteriez pas facilement cette opinion. J'en conviens, repliqua Diane ; mais n'en soyez point surpris ; les bergeres ne sont pas sujetes aux mêmes loix que les bergers, puisqu'elles fuyent l'inconstance, & la constance même. Je le crois, ajouta froidement Pâris ; & je voudrois pour mon interêt que quelqu'une d'entr'elles fût du moins d'un autre caractere.

 Gentil Pâris, répondit Diane, pardonnez à leur rusticité. Nourries dans ces lieux champêtres, comment pourroient-elles penser differemment ? De toutes les bergeres que vous voyez, je suis assurée qu'il s'en trouveroit bien peu qui n'aimassent mieux vivre avec leurs troupeaux, sous le chaume de leurs cabanes, que dans ces palais, & parmi le tumulte des villes. Et vous belle bergere, dit Pâris, quel est votre goût, & que pensez-vous de cette maison ? Je me condamnerois moi-même, répondit Diane, si je ne la trouvois très-belle. Elle le seroit bien plus, ajouta Pâris, si l'une des bergeres qui y est maintenant, y restoit toujours. Elle doit vous être bien obligée (dit-elle froidement, & feignant de ne le pas entendre) quoique ce soit aux dépens de toutes les autres. Personne ne doit m'en sçavoir mauvais gré, repartit Pâris, puisque sans la bergere que j'ai en vue, la vie même me seroit insupportable.»

 A ces mots il se tût, & voyant que Diane gardoit le silence ; «Je ne vis jamais, continua-t'il en souriant, une bergere moins curieuse que Diane. Pourquoi ne me demandez-vous pas de qui je veux parler ? Il y auroit à moi, dit-elle, une trop grande indiscretion. Celle, ajouta Pâris, à qui j'ai donné mon cœur, doit en sçavoir le secret. Oui, belle Diane, dès le jour que je vous vis, je me donnai à vous ; c'est vous que je souhaite qui habitiez cette maison, si j'y dois jamais gouter quelque plaisir. Je reçois avec respect, dit la bergere en rougissant, l'honneur que votre civilité vous porte à me faire. Ne parlez point de respect, interrompit aussi-tôt Pâris, l'amour veut de l'amour, & non pas du respect.»

 Il y avoit quelque temps qu'Hylas & Silvandre ne chantoient plus ; & tous les autres attendoient en silence que ces deux bergers voulussent recommencer. C'est ce qui donna lieu à plusieurs de remarquer avec quel goût Pâris entretenoit Diane, & combien cet entretien dépalisoit à Silvandre. Hylas s'en apperçut, & pensant avoir quelqu'avantage sur le berger, «Silvandre, lui dit-il c'est assez chanter, discourons maintenant, & dis-moi si tu es encore dans tes sentimens ordinaires. Je connois peu le changement, dit Silvandre, mais enfin de quels sentimens veux-tu parler ? Es-tu encore dans le cœur de Diane, reprit Hylas, & Diane est-elle toujours dans le tien ? Hylas, répondit le berger, tu as long-temps dormi, pour te réveiller si mal à propos.» En même temps Phylis appella Diane pour entendre cette dispute, & Hylas répliqua : «berger, désabuser quelqu'un ne fut jamais une œuvre hors de saison ; répons-moi seulement, si comme je te l'ai oui dire plus d'une fois, tu es encore dans le cœur de Diane, & si Diane est toujours dans le tien ?» La bergere s'entendant nommer, «Ecoutons, dit-elle à Pâris, ce que va dire Hylas ;» alors ils entendirent que Silvandre répondoit : «penses-tu Hylas, que, si tu changes sans cesse, les autres bergers imitent ton exemple ? Nous sommes Diane & moi dans le même lieu que nous étions. Répons-moi, Silvandre, continua Hylas, & puisque tu es dans le cœur de Diane, dis-moi si les discours de Pâris lui ont déplu ? Et vous Diane, puisque vous êtes dans le cœur de Silvandre ; dites-nous s'il voudroit que ces discours vous fussent agréables ?»

 A ces mots tous éclaterent de rire ; & la bergere Astrée, & la nymphe Alexis tournerent la tête pour sçavoir ce que c'étoit. Hylas s'en étant apperçu, il courut vers la nymphe, sans attendre la réponse de Silvandre, & lui dit : «Ma belle maîtresse, les bergeres du Lignon sont si séduisantes, qu'il est presqu'impossible de résister à leurs charmes. Mon serviteur, dit Alexis, je croi que vous en parlez sçavamment. Il est vrai, repartit Hylas, que je ne suis pas tout-à-fait novice, mais elles ne doivent pas se vanter de m'avoir instruit. Avant que d'aimer Phylis, j'avois trouvé de la beauté à Laonice, auparavant à Madonthe, & avant que de leur en trouver, Chryseide m'avoit plû. Et voila, continua-t'il en montrant Florice, Palinice, & Cyrcene, trois belles étrangeres qui déposeront que je n'étois pas même novice, lorsque je me déclarai leur amant. Je ne dis pas que si Carlis qui est dans la galerie avec Daphnide étoit ici, elle ne pût se glorifier de m'avoir donné les premieres leçons. Mais, interrompit Alexis, elle n'oseroit se piquer d'être maintenant la derniere, puisque, de votre propre aveu, vous avez aimé toutes celles que vous avez rencontrées. Vous deviez, dit-il, ma maîtresse, ajouter le mot de belles, car, je l'avoue, par tout où j'ai remarqué de la beauté, je m'y suis attaché. Mais il me semble que vous devez cherir cette inclination sans laquelle Carlis me possederoit encore, & je ne serois point à vous. Je la cherirois, dit Alexis, cette inclination, si je ne craignois qu'elle ne me donnât bientôt le regret de vous perdre.

 Ah ! ma maîtresse, ne tenez jamais un pareil langage ; il offense mon amour, & puisque je m'attache uniquement à la beauté, où pourrois-je en trouver plus qu'en vous ? Et je m'assure qu'il n'y a personne ici qui démente ce que me disent mes yeux. Votre bouche, repartit Alexis, dit ce que vous voulez ; & ces louanges témoignent bien que vous avez étudié en plus d'une école. Je l'avoue, reprit Hylas, mais je puis dire sans vanité, qu'en moi l'écolier a surpassé le maître. Vous ne dites pas, interrompit Florice, qu'au même temps que vous preniez mes leçons, vous en preniez aussi de Circéne, & de Palinice ; & que si toutes trois nous unissions notre sçavoir, nous pourrions bien vous en apprendre encore. Mon serviteur, dit incontinent Alexis, comment se peut-il que vous ayez entrepris de les servir en même temps ? Après cela, dit-il froidement, jugez, ma belle maîtresse, si je ne vous servirai pas bien, maintenant que j'entreprens de vous servir seule.»

 Pendant qu'Hylas discouroit de la sorte, Adamas, Daphnide, Alcidon sortirent de la galerie, parce que l'heure du souper approchoit. Après quelques discours sur divers sujets, on servit, & si bien que Daphnide même fut surprise de trouver en un lieu champêtre, tout ce que la prévoyance du sage Adamas y avoit rassemblé. Après le repas, les entretiens recommencerent ; & comme ils duroient depuis long-temps, & qu'Adamas remarqua que les yeux de la plûpart s'appesantissoient, il conduisit Alcidon & Daphnide dans leurs chambres, laissant à Leonide, & à Pâris le soin de mener les bergers & les bergeres dans celles qui leur étoient destinées. Et, quoique la nuit fut déja fort avancée, Alexis qui avoit conduit dans leurs chambres Astrée, Diane & Phylis, ne pouvoit les quitter après leur avoir donné cent fois le bon soir, elle avoit toujours quelque chose à leur dire. Enfin Leonide vint qui la contraignit de se retirer.

 Pendant que les trois bergeres se déshabilloient, car elles voulurent coucher dans la même chambre, & dans le même lit : «Ma sœur, dit Astrée en s'adressant à Phylis, y eut-il jamais rien d'aussi ressemblant que la belle Alexis, & l'infortuné Celadon ?» Diane & Phylis convenant que c'étoit les mêmes traits, «Que diriez-vous, reprit Astrée, si vous l'aviez entretenue ; la voix, les manieres, le souris, tout en elle me retrace Celadon ; je n'y puis remarquer la moindre difference ; & plus je considere Alexis, plus mon étonnement augmente. Mon dieu ! s'écria Phylis, si nous pouvions obtenir du sage Adamas qu'il la laissât quelque temps parmi nous, je croi, ma sœur, que vous seriez bien ravie. N'en doutez point, répondit Astrée ; car je puis bien dire ici que depuis que j'ai perdu Celadon, je n'avois point encore eu autant de plaisir, mais nous ne pouvons esperer ni qu'Adamas y consente, ni qu'Alexis elle-même le veuille. Adamas l'aime trop, pour la perdre de vue, & le genre de vie auquel elle est accoutumée differe trop du nôtre. Et quand il n'y auroit point ces obstacles, ma mauvaise fortune s'y opposeroit. Ma sœur, ajouta Diane, si nous voulons l'amener dans notre hameau, il faut user d'artifice. Réunissons-nous tous pour demander au druide qu'il ne retarde plus le sacrifice pour le gui sacré. Il a déja promis à nos bergers qu'il viendroit lui-même l'offrir. Si nous obtenons cet article, il n'hésitera point à amener Alexis, parce que Leonide y viendra ; nous supplierons aussi Daphnide d'y assister. Si pourtant Adamas fait quelque difficulté, ne laissons pas de prier Alexis & Leonide ; car la nymphe paroît prendre quelque plaisir avec nous ; & si nous la possedons une fois, nous étudierons ses goûts, & nous nous efforçerons à l'envi de lui plaire. Si la nymphe se déplaisoit avec nous, dit Phylis en secouant la tête, elle seroit d'un caractere bien difficile ; qu'elle vienne seulement, & je prens le reste sur moi. Mais sçavez-vous ce que je prévoi, ajouta-t'elle ? Je ne crains pas que le moyen que Diane a proposé echoue, ni qu'Alexis s'ennuye avec nous, mais je sens qu'Astrée nous quittera pour elle ; mais sçavez-vous, Diane, ce que nous ferons ? Alexis ne pourra pas toujours demeurer avec nous, il faudra qu'elle retourne à Dreux, ou vers les carnutes ; alors nous nous vengerons d'Astrée, en la laissant à elle-même. Ah ma sœur ! dit Astrée, pourquoi me rappeller une si dure séparation ! Non, non, repliqua Diane, laissons toutes ces considerations, & faisons ce que l'amitié exige de nous.»

 Les bergeres se coucherent enfin, & s'endormirent dans la résolution qu'elles avoient prise. D'un autre côté, lors qu'Alexis & Leonide se furent retirées, Adamas entra dans leur chambre, après avoir conduit Alcidon & les vieux bergers dans celles qu'on leur avoit marquées ; il venoit pour sçavoir de Celadon ce qui s'étoit passé entre Alexis & lui. «Hé bien, lui dit-il, Alexis, comment se porte Celadon ? Pour Celadon, répondit Alexis, je n'en ai point encore eu de nouvelles ; mais Alexis m'a juré qu'elle n'avoit jamais eu plus de satisfaction, depuis qu'elle est votre fille. Il suffit, dit Adamas ; mais, ajouta-t'il, vous repentez-vous maintenant d'avoir suivi mon conseil ? Vous n'en donnez jamais que de salutaires, répondit le berger ; mais en verité celui-ci me paroît bien dangereux. Car enfin si Astrée venoit à me reconnoître... Hé bien, interrompit Adamas, je voi que vous n'êtes pas encore disposé à recevoir les remedes que je vous avois préparés ; cependant songez à ne me point desobéir, si vous ne voulez être le plus ingrat des hommes. Mon pere, dit Celadon, je vous obéirai toujours, à moins que vos ordres ne soient contraires à ceux que vous m'avez déja donnés. Ne craignez rien de ce côté, ajouta le druide. Demain j'accompagne les bergers & les bergeres pour offrir le sacrifice à l'occasion du gui salutaire trouvé dans leur hameau ; & ce qui est un augure favorable, sur le même chêne que vous avez enfermé dans le temple d'Astrée. Je suis contraint pour obéir à la coutume, de mener avec moi Pâris & Leonide, il faut que vous les accompagniez. Ah ! mon pere, s'écria le berger, que prétendez-vous ? A quel danger m'allez-vous exposer, & vous aussi ? Puisque, graces à Tharamis, j'ai eu le bonheur de voir la bergere, de lui parler, & de n'en être point reconnu, ne nous mettez point dans un plus grand peril, vous dont la réputation en souffriroit, & moi dont la mort est certaine à l'instant où je serai reconnu. Souffrez plus tôt que je me confine dans quelque désert, pour y achever mes tristes jours.

 Le dieu que vous nommez, reprit Adamas, m'a ordonné de prendre soin de vous. En lui obéissant, je ne crains point de faillir ; car, mon fils, sçachez qu'il ne peut rien commander qui ne soit juste, & si quelquefois notre ignorance nous en fait juger autrement, nous voyons toujours que ceux qui se conforment à ses vues, surmontent tous les obstacles. Bannissez donc toute allarme ; c'est Tharamis qui fait pour moi ce que je fais pour vous, puisqu'il me l'a commandé par son oracle.» Celadon vouloit repliquer ; mais Leonide l'interrompit en ces termes : «Berger, il faut souvent faire pour autrui ce que l'on ne feroit pas pour soi-même. Si Adamas vous laisse ici, que pensera-t'on de vous, puisqu'il est contraint de nous mener Pâris & moi ? Songez qu'il s'agit d'un sacrifice solemnel, & que vous portez le nom de druide. Dailleurs, Thautates vous ayant remis entre les mains d'Adamas, si vous desobéissez, vous offensez le dieu & Adamas tout ensemble. Il ne vous reste desormais que de fermer les yeux à toute consideration, & de vous en rapporter à la conduite & à la prudence du sage Adamas.»

 Celadon, à ce mot, baissant les épaules ; «puis, dit-il, que les dieux vous l'ont commandé, mon pere, je me resigne à vous.» Le druide charmé de cette réponse, embrassa à l'instant Celadon, & prenant Leonide par la main, il se retira. Pendant la nuit, Celadon se representa les agréables entretiens qu'il avoit eus avec Astrée, sans oublier la moindre action qu'elle eût faite, & le moindre mot qu'elle eût dit qui pussent lui faire comprendre qu'elle cherissoit toujours sa memoire. Mais ces agréables pensées ne l'occuperent pas long-temps. «Malheureux berger, disoit-il ensuite, comment te laisses-tu séduire ainsi au premier rayon d'une meilleure fortune ? Souvien-toi de ta felicité passée, & tourne incontinent les yeux sur ton état present. On te caresse sous un nom emprunté, & tu prens pour toi ces faveurs, sans considerer que tu n'oserois de toi-même y prétendre ?»

 Peu s'en fallut alors qu'il ne retombât dans le même desespoir où il avoit vêcu dans la caverne, & qu'il ne retournât au premier dessein de vivre éloigné de tous les hommes, puisqu'il ne pouvoit esperer le moindre adoucissement à ses maux. Heureusement quelque genie propice lui rappella les discours du sage Adamas, & il se persuada que s'il n'avoit point dû sortir de l'état malheureux où il étoit, le dieu ne l'auroit point remis entre les mains du druide, dont le mérite étoit si generalement respecté. Cette nouvelle consideration le rendit plus tranquille, & après avoir employé toute la nuit dans ces differentes réflexions, il s'endormit enfin, lorsque l'aurore commençoit déja à paroître.

 Pour Astrée, & Diane, elles s'éveillerent de bonne heure ; Astrée, parce qu'elle désiroit passionnément de mener Alexis en son hameau, & Diane, parce qu'elle craignoit que Pâris ne la surprît au lit. S'étant donc apperçue qu'Astrée ne dormoit plus, elle se leva, & contraignit Phylis à se lever aussi. «Mon serviteur, lui dit-elle, ne rougissez-vous point d'être si endormi auprès de votre maitresse ? Je vous croi bien éveillée, dit Phylis un peu fâchée, mais vous le seriez bien davantage, si Silvandre étoit à ma place. Laissons Silvandre où il est, repartit Diane, il n'est point occupé de nous, ni nous de lui, & vous verrez que lorsque j'aurai prononcé l'arrêt qu'il attend, il reprendra son premier genre de vie. Ma sœur, interrompit Astrée, de bonne foi le croyez-vous ainsi ? Dès que vous me demandez un serment, repartit Diane, il faut que je fasse quelque réflexion, avant que de répondre pour lui ; mais si vous désirez sçavoir ce que je souhaite, je vous dirai avec verité que pour son repos & pour le mien c'est ce que je vous ai fait entendre. Permettez-moi de n'en rien croire, dit Phylis en souriant, car jamais bergere ne se fâcha d'être aimée d'un homme de merite ; & j'en ai bien vû au contraire qui étoient très mortifiées, lorsque ceux qui avoient feint de les aimer les abandonnoient, quoiqu'elles n'eussent point de dessein sur eux. Moi-même qui n'aimois point Hylas, j'avoue que lorsqu'il me quitta, j'en eus du déplaisir ; car l'amour propre ne trouve point son compte à de pareils changemens.

 Vous penserez de moi ce qu'il vous plaira, repartit Diane ; mais je vous jure que s'il étoit à mon choix, je ne sçai lequel j'aimerois le mieux, où qu'il persistât dans son attachement, où qu'il le rompît. S'il persiste, par quel motif le souffrirai-je ? Mes parens ne permettront jamais que j'épouse un berger inconnu, & je rougirois d'une faute semblable. Et si nous nous séparons, je vous assure que je le regreterai long-temps, parce qu'à mon avis, il mérite d'être aimé. Que nous sommes insensées, dit Phylis, de nous regler en ces occasions sur le caprice de nos parens ! Voilà précisement ce qui a réduit Astrée dans l'état où elle est. Si ses parens l'avoient laissé disposer de son cœur, elle auroit épousé Celadon, Celadon vivroit encore, & tous deux jouiroient d'une felicité parfaite. Maintenant, pour l'accabler, on veut lui donner Calydon, & Phocion ne lui laisse aucun repos. Ah que s'il avoit à faire à moi... Que feriez-vous, interrompit Astrée ? Je lui dirois sans autre formalité : vous le voulez, & moi je ne le veux pas. Mais, s'écria Diane, que penseroit-on d'une fille qui en useroit de la sorte ? Ma maîtresse, répondit Phylis, les paroles ne sont que des mots que le vent emporte, & les opinions s'effacent avec la même facilité qu'elles s'impriment. Mais prendre un époux que l'on hait, c'est une action dont les suites durent autant que la vie. Je vous estime donc peu sage, toute sage que vous êtes, lorsque vous dites que vous ne voudriez pas avoir épousé Silvandre, que vous avouez vous être agréable, & cela parce que vous ignorez quel est le lieu de sa naissance. Que nous sommes insensées encore une fois ! pourquoi se fatiguer à poursuivre les apparences, & négliger la réalité ? Mon serviteur, répondit Diane en souriant, vos conseils sont bons ; mais il n'est pas sûr de les suivre. Car, dites moi, ces apparences que vous blamez, cette opinion des hommes que vous méprisez, est-ce autre chose que cette réputation qui doit nous être plus chere que la vie ? J'avoue que si on y fait bien attention, c'est une erreur, une folie ; & que tout ici bas n'est qu'une ombre vaine du bien que nous nous figurons. Cependant ni vous ni moi, nous ne serons les premiers à choquer un préjugé si generalement établi. Les rats proposerent bien pour leur seureté d'attacher une sonette au col du chat qui les étrangloit, mais nul ne fut assez hardi pour l'entreprendre.»

 Les bergeres s'abillerent en discourant ainsi, & sans sçavoir à quel dessein Astrée eut plus soin de son ajustement qu'elle n'avoit fait encore depuis la perte de Celadon. Phylis s'en apperçut ; elle ne put s'empêcher d'en sourire, & la montrant à Diane : «Ma maitresse, lui dit-elle, Astrée est plus occupée de sa parure qu'à l'ordinaire ; je n'en voi point d'autre motif que l'amour qu'elle a conçu pour Alexis. Dites-moi si les bergeres du Lignon ont accoutumé de s'enflammer si promptement, & si elle s'affectionnent plus vîte aux bergeres qu'aux bergers. Il est vrai, répondit Astrée, que je n'ai jamais tant souhaité de paroître aimable ; & il me semble que c'est avec raison. Lorsque des bergers m'ont recherchée, j'ai cru qu'il me suffisoit de me montrer pour leur plaire. Et maintenant que je veux me concilier la belle Alexis, ne dois-je pas y apporter tous les soins imaginables ? Nous nous trompons bien Phylis & moi, reprit Diane, ou vous devez être assurée que si l'on ne vous aimoit pas, ce seroit faute de discernement dans celles qui ne prendroient point pour vous ces sentimens.»

 En parlant de la sorte, elles finirent de s'habiller ; & lorsqu'elles vouloient sortir, elles apperçurent dans la sale voisine Pâris qui se promenoit avec Leonide ; il étoit tellement occupé de ce qu'il disoit, que les bergeres furent près de lui, avant qu'il les eût remarquées. Il en demanda pardon à Diane, qui répondit qu'il n'y avoit point d'offense en ce qui la regardoit. Et sans attendre sa réponse, elle s'adressa à Leonide, & lui demanda comment elle avoit passé la nuit. «Mais vous, dit Leonide, qui vous êtes levée si matin ? Astrée, répondit-elle, nous a éveillées plus tôt que nous n'eussions voulu, pour être le plus tôt qu'il lui sera possible auprès de la belle Alexis : Pour moi j'ignore ce qu'elle deviendra quand elle sera obligée de s'en separer. Allons voir, dit Leonide, si Alexis est éveillée, & je vous dirai ce que j'ai imaginé afin que leur séparation n'arrive pas si tôt ; & s'acheminant vers la chambre d'Alexis, il faut continua-t'elle, que vous suppliiez Adamas, de ne plus differer le sacrifice d'action de grace, & de nous mener toutes avec lui. Je sçai qu'il ne vous refusera point, aussi-bien faut-il qu'il s'acquite une fois de ce devoir. Il aime trop Phocion, pour choisir une autre maison que la sienne ; ainsi nous serons encore ensemble presque toute la journée de demain. Mais ne me trahissez point, peut-être feriez-vous échouer mon dessein. Il est à propos qu'Alexis n'en soit point informée, elle n'est jamais plus ravie que lorsqu'elle est seule. Quant à Pâris, je me soucie peu qu'il m'entende ; il se plaît tellement auprès de vous, qu'il n'a garde de me traverser. Je ne démentirai jamais l'opinion que vous avez de moi, répondit Pâris.

 Alors, Astrée, après avoir un peu souri ; bergeres, dit-elle, pensez-vous qu'Adamas laisse venir Alexis ? Car, je l'avouerai, si elle nous manquoit, je serois de si mauvaise humeur, que je serois obligée de me cacher. Madame, interrompit, Phylis, vous voyez que les bergeres du Lignon ne sont pas dissimulées. Elles en sont plus estimables, reprit Leonide. Mais, ajouta-t'elle, d'où vient cette amitié si marquée ? Madame, répondit Astrée, c'est sympathie sans doute ; & si je ne me trompe point, mon bonheur est sans égal. Soyez donc heureuse, dit la nymphe ; car j'entendis hier Alexis tenir le même discours que vous tenez maintenant. Vous lui donnerez trop de vanité, dit Phylis ; elle ne pourra plus nous souffrir.»

 A ces mots, elles arriverent dans la chambre d'Alexis. La nymphe étoit à peine éveillée ; lorsqu'elle les vit entrer dans sa chambre. Cette visite qu'elle n'attendoit pas lui causa bien de la surprise. Cependant elle put cacher la bague qu'elle avoit emportée à la bergere, lorsqu'elle se précipita dans le Lignon, & le portrait qu'elle avoit coutume de porter au col, & qu'Astrée ne connoissoit que trop. Elle se cacha le visage d'une main, & de l'autre elle se couvrit presque toute entiere du linceul, comme si elle avoit rougi de paroître en cet état. «Que vous semble ma sœur, lui dit Leonide pour mieux couvrir l'artifice, des bergeres que je vous amene ? Ma sœur, répondit Alexis, en me faisant une si grande faveur, vous m'avez couverte de confusion ; car que diront-elles de ma paresse ? Elles diront, repartit Leonide, que les filles des carnutes sont moins diligentes que les bergeres du Forest.»

 En même temps les bergeres la saluerent ; & Leonide pour procurer à sa chere sœur un entretien particulier avec Astrée, prit Diane & Phylis par la main, & les retira vers la fenêtre qui regardoit leur hameau. Après l'avoir ouverte, elles s'y appuyerent toutes trois, pendant qu'Alexis fit asseoir Astrée sur son lit. Et la tenant toujours par la main, peu s'en fallut qu'elle ne cedât au plaisir de la lui baiser. La seule crainte de se faire connoître la retint. Enfin après avoir quelque temps gardé le silence : «Belle bergere, lui dit-elle, je vous jure que toute la nuit j'ai été occupée de vous, & des discours que vous me tîntes hier ; mais dites-moi, je vous supplie, est-il bien vrai, comme Leonide me l'a assuré, que Phocion veuille contraindre votre choix ? Oui, madame, répondit Astrée ; il est vrai aussi qu'il n'y réussira pas : non que j'ose le contredire ouvertement, mais je traiterai si bien Calydon, qu'il portera ses vœux ailleurs. Calydon n'est pas sans mérite, je l'avoue ; il paroît seulement que nous ne sommes pas faits l'un pour l'autre. Jugez, madame, comment je pourrois le croire épris de moi, lui que je sçai avoir aimé Celidée plus que sa propre vie. Mais, dit Alexis, j'ai oui dire qu'il ne l'aime plus, depuis qu'elle s'est défigurée elle-même. Je le croi, répondit Astrée ; mais que dois-je penser de son amour, puisque cette passion si vive qu'il avoit pour Celidée s'est éteinte, dès que Celidée est devenue moins belle ? Dès que mes traits changeroient, son affection changeroit aussi d'objet. Que deviendrois-je alors !... Mais, madame, continua-t'elle en poussant un profond soupir, ce n'est là que le plus foible obstacle, Peut-être réussirois-je à fixer Calydon, si je m'y étudiois un peu : vous l'oserai-je dire, madame, & si je le dis, quelle opinion aurez-vous de moi ?»

 Alors Alexis lui serrant la main : «Si vous sçaviez, dit-elle, combien je vous aime, vous ne me tiendriez pas un pareil langage. Madame, reprit Astrée, j'estime plus que ma vie l'honneur que vous daignez me faire. Sçachez donc que je mourrois plus tôt mille fois, que de me marier jamais, puisque le ciel, ou ma mauvaise fortune l'ont voulu ainsi.» En prononçant ces mots, elle ne put retenir ses larmes. Elle fut donc obligée d'interrompre son discours. Et lorsqu'elle vouloit le reprendre, Adamas survint. Il fut très fâché d'avoir interrompu cet entretien, parce qu'il regardoit ce moyen comme le seul qui pût rappeller Alexis à elle même, & qu'alors il verroit suivant l'oracle, sa vieillesse heureuse & tranquille. Cependant il feignit de les avoir interrompus exprès, & s'adressant à la nymphe, après avoir salué les bergeres : «Ma fille, dit-il, que penseront ces aimables bergeres, en vous voyant si paresseuse ? C'est la faute de ma sœur, répondit Alexis. Elle a conduit ici les bergeres sans m'avertir. C'est uniquement la vôtre, répartit Adamas, puisque vous n'êtes point encore levée. Mon pere, dit Astrée, il est raisonnable que nous nous levions matin pour avoir soin de nos troupeaux, & que la belle Alexis songe à conserver son teint.» En même temps on vint avertir Adamas que Daphnide & Alcidon l'attendoient dans la sale. Il prit donc les bergeres par la main, & laissa Alexis seule, pour lui donner le loisir de s'habiller. Cependant il alloit montrant à cette aimable troupe ce qu'il y avoit de plus curieux dans sa maison.

 Lorsqu'ils furent tous assemblés, & que pour la satisfaction d'Hylas Alexis fut arrivée, Adamas les invita à voir les promenades, en attendant l'heure du dîner. Des nuages épais déroboient heureusement le soleil. Ils prirent chacun celle qui leur plut, excepté Silvandre, Hylas, & Calydon. Pâris prit Diane que Silvandre étoit obligé de lui quitter par respect. Astrée ne s'éloignoit point d'Alexis ; ce qui mortifioit également Hylas & Calydon. Silvandre & Calydon n'osoient marquer leur déplaisir. Pour Hylas qui n'étoit point accoutumé à se contraindre : «Ma maîtresse, dit-il, en se tournant vers Alexis, permettez à Calydon d'entretenir Astrée. Et qui fera compagnie à Alexis, dit Astrée ? Bergere dit froidement Hylas, ne vous en inquietez point ; & sans attendre davantage, il prit Alexis de l'autre bras. Je voi bien, dit Astrée un peu en colere, que vous n'êtes pas des bergers du Lignon ; ils sont moins hardis. Si les bons exemples avoient quelque pouvoir sur eux, répondit Hylas, Calydon que je voi seul les yeux attachés sur vous, ne balanceroit pas à m'imiter.» Astrée baissa les yeux, elle craignit que si ce discours continuoit, Calydon n'imitât en effet Hylas. Mais, le berger s'étant apperçu de l'embarras d'Astrée, fit un signe à Calydon ; & celui-ci devenu moins timide, après avoir salué la bergere, la prit de l'autre côté sous le bras, sous prétexte de l'aider à marcher.

 La bergere sentant qu'elle ne pouvoit s'en défaire : «J'avoue, dit-elle, en se tournant vers Alexis, que je dois me retracter au sujet des bergers du Lignon. Qu'y faire, dit Alexis, en baissant les épaules, si notre vie n'étoit mêlée de ces amertumes, elle seroit trop heureuse.» Quoiqu'Hylas & Calydon n'entendirent point cette réponse, celui-ci jugea bien à la froideur avec laquelle il avoit été reçu, qu'Astrée eût été ravie d'être seule avec Alexis ; il prit le parti de dissimuler, & par là Silvandre fut le seul sans bergere. Mais Laonice qui étoit toujours animée contre lui, depuis qu'il avoit jugé qu'elle devoit renoncer à Tyrcis, saisit l'occasion qu'elle crut favorable à son dessein. Elle n'ignoroit ni son amour pour Diane, ni le retour de la bergere pour lui ; elle s'approche, & feignant d'autres sentimens que ceux qu'elle avoit dans le cœur : «Berger, dit-elle, d'où vient cette tristesse qui est peinte sur votre visage ? Peut-être êtes vous amoureux ? Ne me demandez point, répondit Silvandre, si l'amour cause mes ennuis. Cependant ajouta Laonice, ces jours passés vous paroissiez plus content ; c'est, je n'en doute point, ou le mal present qui vous afflige, en voyant qu'un autre occupe votre place auprès de votre maîtresse ; ou le bien absent, car je sçai que vous aimez Madonte. Sage bergere, dit Sivandre, vous devinez à merveille ; c'est en effet l'un ou l'autre qui me tourmente, moins pourtant, ajouta-t'il en souriant, que vous ne pensez peut-être. Le bien absent, continua Laonice, ne vous tourmente-t'il pas plus que le mal present, expliquez-vous avec sincerité.

 Le berger qui vouloit tenir sa passion cachée, voyant d'ailleurs que Laonice elle-même prenoit le change, répondit avec un petit souris : «Il faut avouer que vous avez bien de la pénétration ; mais comment vous en êtes-vous apperçue ? Sivandre, lui dit-elle, croyez-moi, ce que vous faites pour Diane peut bien séduire Thersandre, mais il ne peut tromper des yeux comme les miens. Presque tous les bergers du Lignon sont uniquement occupés de leurs propres inclinations ; ils n'ont des yeux que pour voir ce qu'ils aiment : mais moi qui n'ai d'autre emploi que d'examiner vos actions, j'ai bien remarqué que vous avez plus de goût pour Madonte, que pour Diane. N'en soyez point fâché ; peut-être ne vous serai-je pas inutile. Madonte m'aime, je lui persuaderai facilement ce que je voudrai. Je connois l'amour, & les ressorts qu'il faut toucher pour plaire. Je me ferai un plaisir de vous aider en tout ce qui dépendra de moi.»

 Silvandre, à ce discours, ne pouvoit presque s'empêcher de rire. Et pour confirmer Laonice dans l'opinion qu'elle avoit conçue, il la supplia de dissimuler ce qu'elle sçavoit, & surtout de ne rien dire à Madonte qui pourroit se tenir offensée : qu'au reste il la remercioit de sa bonne volonté, mais que pour bien des raisons qu'elle sçauroit dans la suite, il ne pouvoit maintenant en profiter. Silvandre croyoit user de finesse ; mais Laonice qui feignoit de le croire, commençoit par là de tramer l'indigne artifice qui depuis couta si cher à Silvandre.

 Cependant Diane & Pâris avoient lié une conversation interessante : Pâris brûloit d'amour pour la bergere, & si elle avoit eu dessein d'aimer quelque chose, sans doute, il n'eût pas aimé seul. Mais, depuis la mort de Filandre, elle avoit renoncé à l'amour ; car elle n'aima Silvandre que par surprise. Pâris qui lui avoit rendu tous les témoignages imaginables de sa tendresse, résolut de tenter enfin quelle seroit sa fortune. L'occasion lui parut favorable ; il tenoit la bergere sous les bras, il l'éloigna un peu des autres bergeres : & tandis que chacun s'amusoit à differentes choses, il lui parla ainsi : «Se peut-il, belle Diane, que mes services n'ayent pû vous faire connoître mon amour ? Ou si vous l'avez reconnu, est-il possible que cet amour n'ait point excité en vous quelque bonne volonté pour moi ? J'éprouve que tout ce qui sert aux autres amans, m'est inutile à moi. Mon amour vous offense, mes services vous outragent, ma constance vous déplaît ; & peut-être n'avez vous pas encore remarqué que j'étois à vous.»

 A ces mots Pâris se tût pour attendre quelque réponse de la bergere. Diane qui aimoit Pâris comme on aime un frere, ne vouloit pas qu'il se retirât mécontent ; elle tourna les yeux doucement vers lui, & lui dit : «Gentil Pâris, je ne croyois pas que vous me tinssiez jamais un pareil langage, & qui est si opposé à mes intentions. Vous me blâmez d'insensibilité ; mais quelle idée avez-vous de moi, si voyant de quelle maniere je vis avec vous, vous pensez que je ne vous aime pas ? Quelle autre preuve exigés-vous de mon amitié ? Lorsque vous venés à moi, ne vous fais-je pas tout l'accueil dont je suis capable ? N'écoutai-je pas tout ce que vous me dites : & manquai-je jamais à vous répondre ? Avez-vous remarqué que je vous préferasse quelqu'un ? Où plus tôt ne voyez-vous pas que je vous préfere à tous ?

 Ah, belle bergere, dit Pâris en soupirant, j'avoue que vous faites plus pour moi, que pour tout autre ; mais que me sert ce frivole avantage, si enfin vous ne faites rien pour personne ? Si mon amour n'étoit point extrême, peut-être vous demanderois-je avec moins d'importunité des témoignages de votre bien veillance. Mais de tout ce que vous faites pour moi, y a-t'il quelque chose que vous ne fissiez point pour le fils d'Adamas, la premiere fois que vous le verriez, quand il ne vous auroit jamais marqué la moindre affection ? Pensez vous que ces devoirs que vous rendez à mon nom vous acquittent de ce que vous devez à mon amour ? Non, belle Diane, souvenez vous que vous devez ces petits égards au fils d'Adamas, mais qu'à l'amour de Pâris vous devez quelque retour.»

 Diane après avoir quelque temps gardé le silence, répondit froidement : «J'ai toujours cru jusqu'ici, qu'il ne m'étoit rien échappé qui dût vous déplaire : j'avois ajusté, du moins je le pensois ainsi, toutes mes actions aux regles que notre sexe doit observer, lors même qu'il veut plaire à quelqu'un. Je comprens que je me suis trompée ; mais pour vous convaincre de ma franchise, je veux vous expliquer sans fard mes sentimens. Je vous honore plus que personne, Pâris, & je vous aime autant que si vous étiez mon frere. Si cela ne vous suffit pas, j'ignore ce que vous pouvés exiger de moi. Cela suffit, je l'avoue, pour le fils d'Adamas ; mais l'amour de Pâris vous demande de l'amour. Si vous n'êtes satisfait, reprit incontinent la bergere, vous devez vous en prendre à vous même, qui laissez aller vos désirs au delà du devoir ; & quand vous prétendez de moi ce que je ne dois point vous accorder, n'ai-je pas lieu de me plaindre ? Vous l'auriez en effet, repliqua Pâris, si tous mes desseins, si tous mes désirs n'étoient pas reglés sur l'honneur, & sur la vertu. Sçachez donc, belle Diane, que je me suis tellement donné à vous, que je ne puis plus vivre, si vous n'êtes aussi à moi, mais par les liens sacrés du mariage. Je sens comme je dois l'honneur que vous me faites, répondit froidement Diane ; mais c'est à mes parens à disposer de moi. Si pourtant vous voulez que je vous ouvre mon cœur, je ne croi pas que ni vous, Pâris, ni personne au monde puissiez me déterminer à prendre un engagement. Je vous aime comme mon frere ; mais j'ai juré de n'avoir jamais d'époux. O dieux, s'écria Pâris, quelle destinée est la mienne ! A quels malheurs vous me réserviez !»

 Cet entretien eût duré plus long-temps, si les autres bergers qui s'en retournoient à la maison ne les avoient empêchés de le continuer. Adamas les avoit avertis qu'il étoit temps de dîner. Dès qu'Alexis vit Diane, «aidez-moi, je vous prie, dit-elle, à répondre aux discours d'Hylas, car en verité je ne sçai plus me défendre. Ma maîtresse, dit Hylas, rendez vous, & vous éprouverez ma generosité, comme vous avez éprouvé ma valeur. J'aime mieux mourir, dit Alexis en souriant, que de me rendre à la merci d'un tel vainqueur. Et moi, répondit-il, j'aime mieux vous ceder la victoire, que si vous mouriez dans ce combat. Hylas, replique Alexis, je suis trop glorieuse pour l'accepter ; une semblable victoire ne vaudroit guere mieux qu'une défaite. O dieux ! s'écrie Hylas, j'avois bien prévû qu'il étoit dangereux d'aimer ces filles druides, elles ont trop d'esprit ; & je voudrois seulement qu'elles en eussent assés pour ajouter foi à mes discours, & pour m'admirer, car l'admiration n'aît de la bonne opinion, & la bonne opinion produit l'amour que je demande.»

 Silvandre qui ne cherchoit que l'occasion de se mêler à cet entretien : l'admiration, dit-il, produiroit un effet contraire à tes désirs. «Voilà ce que je ne conçois pas, repartit Hylas, puisque si j'étois admiré, on me croiroit parfait ; & lorsque je parlerois, mes paroles seroient des oracles, mes prieres des loix, mes volontés des ordres. Ecoute, Hylas, reprit Silvandre : l'admiration est la mere de la verité, parce qu'on cherche naturellement à connoître ce qu'on admire. Or, si tu étois admiré, dès là on chercheroit à te connoître, & si l'on te connoissoit une fois, on ne tarderoit pas à se repentir de son admiration. Et toi aussi, répondit Hylas, tu es un de ces esprits que je n'aimerois point, si tu étois d'un autre sexe. Cependant ne croi pas m'avoir convaincu ; quiconque admire n'estime-t'il pas tant que l'admiration subsiste ? Je l'avoue, dit Silvandre, mais quand il a connu la verité, son admiration cesse. Cela me suffit, reprit Hylas, peu m'importe qu'une bergere change aussi tôt après : qu'elle se hâte, je lui pardonne si elle me prévient.»

 Ces discours & d'autres semblables les amuserent, jusqu'à ce qu'ils fussent arrivés à la maison, où ils trouverent le dîner servi ; chacun prit à table la même place qu'il avoit eue le soir d'auparavant.

 Pendant tout le repas, on ne parla que de l'enjoument d'Hylas ; & pour le faire parler, il y avoit toujours quelqu'un qui soutenoit son parti ; Stelle entr'autres, qui toute sa vie avoit suivi la même doctrine. Corylas qui en avoit autrefois senti les effets, l'entendant ainsi parler en faveur d'Hylas, «je voudrois bien, dit-il, en s'adressant à Silvandre, que tu m'apprisses si l'amour n'aît de sympathie ; car pour moi je suis persuadé du contraire par ma propre experience. Où trouver deux caracteres plus semblables que ceux de Stelle & d'Hylas ? cependant je ne voi pas qu'ils ayent du goût l'un pour l'autre.» La proposition de Corylas réjouit extrêmement les bergeres & les nymphes ; & lorsque Silvandre vouloit répondre, il fut interrompu de la sorte par Stelle : «Berger, je ne te contredirai point ; moins encore rougirai-je de ce qui m'a rendu le repos dont je jouis. Lorsque je commençai de t'aimer, si je n'avois changé, quelle satifaction aurois-je goutée ? Mais impute ce changement à ce que disoit Silvandre, il n'y a qu'un moment, que l'admiration est mere de la verité. S'il est vrai au reste, ajouta-t'elle en souriant, que je sois inconstante pour t'avoir aimé, & ne t'aimer plus ; pourquoi ne pas louer plus tôt ma constance, puisque je ne t'ai aimé que quelques jours, & que je suis bien déterminée à ne t'aimer jamais plus ?

 Je ne vous ai point demandé, interrompit Corylas, si vous étiés volage, ou non ; mais pourquoi l'étant aussi-bien qu'Hylas, vous ne vous aimez point, s'il est vrai que la sympathie produise l'amour. Je n'ai besoin de personne pour te répondre, dit-elle incontinent : c'est que la sympathie peut agir, lorsqu'une force superieure n'arrête point son action. Et la sympathie qui est entre Hylas & moi, pourroit produire l'amour, si t'ayant connu si peu digne d'être aimé, tu ne m'avois fait concevoir la même opinion de tous les autres bergers. Je croi bergere, dit froidement Corylas, que vous avez raison ; car depuis que je vous ai connue une fois, je me suis figuré les mêmes imperfections dans toutes les autres bergeres. Corylas, s'écrierent les bergers, c'en est trop ! Pourquoi envelopper ainsi toutes les bergeres dans la même censure ? Ce n'est pas mon intention, répondit Corylas ; je dis seulement que j'ai pû me figurer qu'elles les avoient ces imperfections ; en cela je ne fais tort qu'à moi même ; & de tout ce mal je n'accuse que cette perfide, qui ne peut guere au reste se glorifier de cette victoire, puisqu'elle avoue elle-même qu'elle lui a couté si cher.»

 Daphnide & Alcidon écoutoient avec un plaisir extrême les petites disputes de ces bergers. Ils ne pouvoient comprendre que nourris en des lieux champêtres, ils eussent tant de politesse. Mais Daphnide qui désiroit toujours d'apprendre quelque chose ; «Mon pere, dit-elle, en s'adressant au sage Adamas, il me semble que vous pourriez bien nous expliquer ce que c'est que cette sympathie dont on vient de parler. Madame, répondit Adamas, votre curiosité est louable. Sçachez donc que Thautates a établi dans le ciel sa principale demeure, un lieu où il crée toutes les ames ; & comme il ne peut sortir des mains d'un si excellent ouvrier rien qui ne soit parfait, & la perfection de l'ame étant l'entendement, il rend l'ame intellectuelle par participation. Or cette participation, elle la tire de la planete qui domine au moment de sa création, ou plus tôt de l'intelligence qui préside à cette planete ; & cette perfection lui est si agréable, qu'elle brûle d'amour pour l'intelligence qui la lui communique. Et de même que l'amant se forme de l'objet qu'il aime la plus parfaite image qu'il peut, pour le contempler lorsqu'il est absent ; cette ame éprise de la beauté suprême de la planete dominante, n'est pas plus tôt unie au corps, qu'elle lui imprime ce caractere ; & plus elle réussit à en rendre la ressemblance parfaite, plus elle se plaît à la considerer ; plus aussi elle se forme une disposition naturelle à regarder comme beau, & comme bon tout ce qui en approche, & à rejetter tout ce qui lui paroît s'en éloigner. Cette habitude devient même si forte, que nous ne pouvons sans de violens efforts lui résister. De là vient qu'à peine jettons-nous les yeux sur quelqu'un, que s'ils rapportent à notre ame quelques traits de ressemblance à cette image que nous nous sommes formée de la planete, nous l'aimons incontinent par une sorte d'instinct ; & que nous le haissons au contraire, si nous trouvons qu'il lui soit dissemblable. Voilà ce que l'on appelle sympathie, je veux dire cette conformité ; & voilà quelle est la veritable source de l'amour & non pas la beauté, comme quelques-uns l'ont prétendu. Car si la beauté étoit la veritable source de l'amour, toutes les belles personnes seroient aimées de tous : au lieu que nous aimons le plus, non ceux qui le meritent davantage, mais ceux-là seulement avec qui nous nous trouvons plus de conformité.»

 Adamas s'étant tû, «j'avoue, dit Daphnide, que vous m'avez éclairci à la fois plusieurs doutes ; mais il m'en reste un qui me semble considerable. S'il est vrai, mon pere, que l'amour vient de cette ressemblance que je rencontre en celui que j'aime, pourquoi à mon tour n'en suis-je point aimée ? Car si c'est sympathie, elle doit être réciproque. Mais combien en voyons-nous qui n'aiment point ceux qui meurent d'amour pour elles ? Votre doute même, répondit Adamas, est une preuve de votre pénétration, & il mérite bien d'être éclairci.

 L'ame, comme je l'ai dit, se fait de cette planete la plus parfaite image qu'il lui est possible ; mais parce que la matiere n'est susceptible que d'une image très-imparfaite, & que le corps n'est pas également disposé dans tous à la recevoir, il arrive quelquefois que les traits qui la representent sont extrêmement grossiers. Alors celui qui s'est formé une plus parfaite image de la planete est aimé par sympathie de celui qui s'en est aussi formé une image, quoique plus grossiere ; car il aime presque necessairement le portrait qu'il en voit bien ressemblant, en quelque lieu qu'il soit. Au contraire si l'ame a rencontré une matiere bien disposée, & qu'elle se soit fait de la planete une image ressemblante, elle ne daignera pas arrêter ses regards sur l'autre, & de là naît l'amour de sympathie qui n'est pas réciproque.

 Mais, interrompit Hylas, pourquoi après avoir aimé un objet, cesse-t'on quelquefois de l'aimer ? Question digne d'Hylas, répondit le druide ! Figurez-vous, Hylas, ajouta-t'il, que les impressions que l'ame communique au corps sont corporelles, & quoiqu'elle se fasse une habitude de les contempler, elles peuvent pourtant comme toutes les autres changer & se perdre. En effet l'ame n'imprime à son corps ce caractere que parce que cette beauté lui plaît. Si donc il arrive qu'elle ne s'y plaise plus, soit par nonchalance, ou par l'intervention d'un autre objet auquel la volonté se rende ; elle imprime alors à l'imagination une autre figure, & perd absolument la premiere. Or cette ressemblance étant perdue, l'amour qu'elle causoit se perd aussi. Mais, Hylas, si toutes les fois que vous avez changé, vous avez tracé en vous de nouvelles figures, vous devez les avoir épuisées toutes. Ainsi ma fille étant la derniere de vos inclinations, elle peut esperer que vous serez plus constant pour elle.» Tous se mirent à rire en entendant cette conclusion ; & peut-être qu'Hylas eût répondu, si Astrée n'avoit pris la parole.»

 «Mais, mon pere, dit-elle, si il est vrai que l'amour naisse de la sympathie, d'où vient que l'on aura vû long-temps une personne sans l'aimer, & qu'on l'aime ensuite ? Ma réponse à Hylas, dit le druide, peut éclaircir votre difficulté. La personne dont vous parlez ne s'étoit pas encore formé l'image de la planete, & depuis elle s'en est imprimé le caractere. Mais en voici une autre raison.

 Depuis que l'ame est enfermée dans le corps comme dans une prison, elle ne peut rien se figurer que par le moyen d'images corporelles, quoiqu'elle contemple les substances intelligentes ; or consultant les sens qui la trompent, elle ne peut porter que de faux jugemens ; & ces jugemens étant une fois portés, la volonté y donne son consentement, la volonté, dis-je, qui s'attache à ce qui est bon, où qu'elle juge tel, & qui suit tout ce qui lui semble mauvais. Si donc, belle bergere nous sommes quelque temps sans aimer une personne que nous aimons dans la suite, c'est que nos sens ne font pas bien leurs fonctions, soit qu'ils ayent quelque imperfection actuelle, soit quelqu'autre raison ; mais cette raison venant à cesser, ils découvrent la verité, & la rapportent à notre ame, qui reconnoissant cette ressemblance, commence à s'attacher à ce qu'elle dédaignoit auparavant.»

 Diane qui écoutoit attentivement Adamas, «mon pere, lui dit-elle, si j'osois aussi vous proposer une question ? Vous le pouvez, répondit Adamas, & j'y répondrai le mieux qu'il me sera possible. Puisque l'amour vient de cette sympathie qui est une image de la planete sous laquelle nous naissons, pourquoi les belles personnes sont-elles aimées de ceux-là mêmes qui sont nés sous une autre planete ?

 Tout ce qui est beau, comme tout ce qui est bon, répondit Adamas, a toujours quelque conformité ; c'est pour cela que l'on a dit qu'il n'y avoit qu'un bon, & qu'un beau qui servoit à juger par comparaison de tout ce qui a ces qualités. Or ces planetes, & ces intelligences qui leur président ne sont ni bonnes ni belles, qu'autant qu'elles ressemblent davantage à ce bon, & à ce beau suprême ; & malgré leur diversité, comme elles ne sont aimables, ni estimables, qu'autant qu'elles sont bonnes & belles, & cette bonté & cette beauté ayant toujours de la conformité, quoiqu'elles se rencontrent en differens sujets, il ne faut point s'étonner que les belles personnes soient aimées de plusieurs, quoique nés sous une differente planete, parce que chacun d'eux remarque en leur beauté des traits qui sont conformes à la beauté de leur planete propre.

 Me voilà, interrompit Hylas, le plus content des hommes. Je viens d'apprendre une chose qui m'est bien avantageuse. Et toi, Silvandre, ajouta-t'il en se tournant vers le berger, tu as raison de garder le silence, car ce discours ne fait rien pour toi. Le sage Adamas, a dit que les belles personnes n'étoient aimées de plusieurs, que parce que leur beauté avoit quelque conformité avec celle des autres planetes. Je l'ai fort bien entendu, répondit Silvandre ; mais je ne conçois pas que tu en puisses tirer avantage. C'est, repartit Hylas, que si j'aime tant de beautés, il faut que j'aye quelque conformité avec toutes. Ainsi je puis me dire plus beau que toi, puisque tu es occupé d'une seule. A ce prix, dit Silvandre en souriant, tu es même plus beau que tous les bergers de cette contrée ensemble. Mais tu prens mal ce qu'a dit le sage Adamas ; & si tu te rappelles sa réponse à Daphnide, tu reconnoîtras que c'est en toi un extrême défaut, & que les trais de ta planete sont si mal formés, que toutes ces bergeres dédaignent de regarder en toi une image si grossiere d'une chose si parfaite.»

 Hylas auroit sans doute repliqué pour sa défense ; mais on se leva de table, parce qu'il étoit déja tard. Alors Astrée se souvenant du conseil que Leonide lui avoit donné, tira Diane, Phylis, Celidée, & les autres bergeres à part, & leur dit, que le grand Thautates ayant fait croître le gui sacré dans leur hameau, il ne falloit pas differer leur action de graces : & puisque les bergers avoient déja invité Adamas à offrir le sacrifice, elles devoient avant leur départ joindre leurs supplications à ses prieres, & tâcher même de l'emmener avec elles. Toutes approuverent la proposition, & Diane fut choisie pour porter la parole. A l'instant elles s'approcherent d'Alexis, pour lui faire entendre qu'elles désiroient parler au sage Adamas. Alexis s'approchant d'Adamas lui fit sçavoir le désir de ces bergeres, & Diane en même temps lui fit la supplication dont elle étoit chargée. Elle ajouta qu'elles conjuroient la belle druide, & la nymphe Leonide d'assister au sacrifice.

 Adamas répondit : «Belles & discretes bergeres, votre priere est juste ; & si vous m'accordez une chose que je vous demanderai, je consens à tout ce que vous souhaitez. Je ne croi pas, repartit Diane, qu'il y ait ici aucune bergere qui ne soit disposée à vous obéir en tout ce qu'il vous plaira d'ordonner. Je vous demande, continua le druide, que vous passiez en cette maison le reste de la journée ; & demain je vous reconduirai dans votre hameau, je supplierai même Daphnide d'assister à notre sacrifice.»

 Les bergeres accepterent la condition, & Daphnide curieuse de voir par elle-même la façon de vivre de ces bergers, consentit avec joye à ce que lui proposoit Adamas. Pour Alexis, elle dissimula le mieux qu'elle put la crainte qu'elle avoit d'être reconnue, en retournant ainsi dans son hameau. Et comme Astrée vint se réjouir avec elle, de ce qu'elles jouiroient plus long-temps du bonheur de la voir, c'est moi, dit Alexis qui doit être transportée de joye. «Madame, répondit Astrée, je ne me persuade qu'avec peine que valant si peu, je puisse mériter les bontés que vous me témoignez. Belle bergere, dit Alexis, avant que nous nous quittions, vous serez convaincue de la verité de mes paroles. Promettez-moi donc, ajouta la bergere, que vous voudrez-bien me souffrir auprès de vous tout le reste de ma vie. Astrée, dit Alexis, en lui mettant une main sur la sienne, je crains que vous ne vous repentiez bientôt de cette résolution. Ah ! madame, si vous connoissiez Astrée, vous auriez d'elle une opinion bien differente ; Astrée ne change point, lorsqu'elle a pris une résolution.»

 En ce moment Alexis changea de visage, & quelques larmes coulerent de ses yeux. Astrée ne pouvoit en imaginer le sujet, & après avoir quelque temps gardé le silence, elle reprit ainsi : «Madame, vous avez tellement changé tout à coup, qu'il m'est impossible de n'en être pas inquiete. Aurois-je le malheur de vous avoir déplu par mes discours ? Je vous en vengerois bientôt, madame... Vous étes, je l'avoue, interrompit Alexis en soupirant, la cause de ce changement ; mais ce n'est point à vous, c'est à ma sensibilité que je m'en prens ; vous m'avez renouvellé par vos paroles un souvenir amer. Parmi les vierges des carnutes j'en avois choisi une qui me sembloit la plus aimable. Elle réunissoit toutes les qualités de l'esprit avec celles du corps, je m'attachai à elle ; & ce qui redoubla mon inclination, c'est que je crus en être aimée. Je ne pouvois vivre sans elle, ni elle sans moi, du moins le disoit-elle ainsi. Nous passâmes de la sorte plusieurs années dans l'union la plus parfaite. Mais pendant que je jouissois de mon bonheur, elle m'abandonne, elle me hait, elle me bannit de sa présence, sans me dire ce qui a pû l'aliener de moi. Je fus si sensible à ce changement, que je tombai dans la maladie que vous avez sçue, & je n'espere pas d'être jamais rétablie. Et lorsque vous m'avez parlé de votre fermeté, je me suis rappellé de semblables discours que cette fille m'avoit autrefois tenus, & c'est ce qui a causé le changement que vous avez remarqué sur mon visage. Madame, répondit Astrée je suis au desespoir d'avoir renouvellé votre douleur ; mais qui eût jamais pensé qu'étant aussi accomplie vous eussiez jamais pû rencontrer un pareil caractere ? Ah ! madame, si le ciel m'avoit élevée à une si grande fortune, que j'aurois prétieusement conservé un si grand bien !

 Belle bergere, interrompit Alexis, si vous m'aimez, ne blâmez point cette fille ; je n'impute son changement qu'au mauvais astre sous lequel je suis née. Pour le désir qu'il semble que vous ayez de prendre sa place ; c'est moi, belle Astrée, qui dois l'avoir ce désir. Il seroit même plus vif en moi qu'en vous, si je ne craignois de retomber dans le même inconvenient ; & cette crainte me glace le cœur. Vous ne devez point le craindre, dit incontinent Astrée : j'ose prendre Belenus à témoin que si vous m'accordiez cette grace, je la cherirois plus que ma vie.» Alors Alexis lui prenant la main, & la serrant un peu : «Belle bergere, lui dit-elle, souvenez-vous où nous laissons cet entretien, nous le finirons demain, en allant dans votre hameau. Cependant soyez assurée que je désire plus de vous aimer & de vous servir, que vous ne pouvez le désirer vous-même.»

 Alexis en usa de la sorte, parce qu'elle craignoit de donner en continuant quelques soupçons aux bergers, & qu'elle vouloit prendre conseil d'Adamas & de Leonide, qui lui étoient nécessaires dans cette occasion. Il arriva même qu'Hylas ennuyé d'un si long entretien, vint les interrompre. «Ma maitresse, dit-il à Alexis, si vous continuez, vous me ferez croire que vous trouvez nos bergeres plus aimables que nos bergers. Mon serviteur, dit Alexis, ne vous en fâchez point ; il me restera encore assez d'amour pour vous. Comment, répartit Hylas, vous ne me donnerez que ce qu'elles ne voudront point ? j'entens, & la raison le veut ainsi, que ce soit le contraire. Eh bien, répondit Alexis en souriant, je partagerai mon amitié en deux parties, l'une pour ces bergeres, l'autre pour les bergers, & parmi eux vous serez le premier que j'aimerai. Mais de ces deux parties, ajouta le berger, laquelle sera la plus grande ? Celle des bergeres, dit Astrée, & avec raison, parce que des bergers vous êtes le seul que vous vouliez que j'aime, & qu'il n'y a point de bergeres que je ne veuille aimer.»

 Pendant qu'ils s'entretenoient de la sorte, Phylis qui avoit sans cesse les yeux sur Astrée, & qui sçavoit qu'elle n'aimoit point à se trouver seule avec Calydon, s'étant apperçue qu'il s'approchoit d'elle, s'avança pour les interrompre, & laissa Silvandre seul auprès de Diane, car Pâris s'étoit retiré avec Leonide pour lui demander son avis sur ce qu'il avoit à faire. Calydon qui recherchoit Astrée de l'aveu de Phocion, & par le conseil de Thamyre, crut qu'il étoit indifferent de parler à la bergere en presence de témoins. Il se presente avec assurance, & demande s'il ne sera point importun en se joignant en tiers aux deux bergeres. «Jamais Calydon, répondit Astrée, ne peut mériter ce nom, mais surtout en venant trouver des personnes qui l'estiment autant que nous faisons. Je voudrois, dit le berger, que cet estime se changeât en amour. Quelquefois, ajouta la bergere, nous désirons des choses, qui, sans nous être avantageuses sont préjudiciables à autrui. Je ne puis croire, dit Calydon, & permettez-moi de vous dire que vous ne devez pas croire vous-même que mon désir vous soit contraire, puisque Phocion l'oracle de nos bergers en juge autrement ; pour ce qui me regarde, loin que ce même désir puisse ne m'être point avantageux, je ne sçaurois jamais être heureux, qu'il ne soit accompli. J'ignore, dit Astrée d'un ton sevére, quel est ce jugement de Phocion dont vous parlez ; mais s'il s'agit de chose qui me touche, il n'y a personne qui doive, où qui puisse vous rien promettre contre ma volonté, puisque la mort m'a ôté ce que je désirois, je ne veux plus qu'elle puisse avoir cet avantage sur moi, ce n'est pas que je ne reconnoisse votre merite, & que je ne ressente l'honneur que vous me faites ; mais regardez ceci comme un arrêt du destin même : puisqu'Astrée a perdu le premier objet qu'elle a aimé, elle n'a plus d'amour que pour Thautates, au service de qui elle consacre, suivant sa promesse, le reste de ses jours.»

 A ces mots qui déconcerterent Calydon, Astrée se leva, & vint trouver Alexis, qui de son côté laissa Hylas pour s'avancer audevant d'elle. «Madame, dit Astrée, Calydon a bien choisi son temps pour me parler d'amour ; peut-être croit-il parler à Celidée, où que je doive le récompenser du temps qu'il a perdu en la servant, & tout de suite elle lui raconta leur entretien, mais d'un air si passionné qu'Alexis comprit qu'elle n'avoit rien à craindre de ce rival.»

 Cependant Silvandre étoit aux genoux de Diane, & si ravi d'y être seul, qu'il ne pouvoit assez remercier amour d'une si grande faveur. Après lui avoir exprimé tous les transports de sa passion, & toute la satisfaction qu'il avoit de se trouver enfin auprès d'elle, après en avoir entendu des réponses flateuses ; «mais enfin, ajouta-t'il, quels témoignages puis-je avoir de vos sentimens pour moi ? Vous avez trop de jugement, répondit la bergere, pour ne pas trouver la verité, quand il vous plaira de la rechercher. Mais à propos de votre gageure avec Phylis, continua-t'elle, jusqu'à quand ordonnez-vous que je sois votre maitresse ? N'est-il pas temps que je sois votre juge ? Le terme des trois lunes est presque doublé maintenant. Il m'importe peu, dit Silvandre, que vous avanciez ou que vous prolongiez ce terme, je suis bien assuré, quoiqu'il arrive, que je ne changerai point de condition. Ne parlons point de l'avenir, repartit Diane, il est en la main des dieux ; mais dites-moi voulez-vous que nous terminions aujourd'hui ce differend.»

 Silvandre qui sçavoit bien qu'il ne pourroit plus vivre avec Diane comme auparavant, ne répondit pas si tôt à la bergere, qu'elle ne connût bien son embarras, & c'est ce qui l'assuroit davantage de son amour. Feignant néanmoins comme à l'ordinaire, «vous ne répondez rien, dit-elle, voulez-vous que je vous juge aujourd'hui, ou que nous attendions jusqu'à demain que nous serons dans notre hameau ? Mon juge, dit Silvandre en souriant, promettez moi que votre arrêt me sera favorable, & que la chose du monde qui me plaît davantage ne me sera point défendue. Mon jugement, repartit froidement Diane, sera juste ; pour la défense que vous craignez, expliquez-vous, & je vous répondrai.» Alors Silvandre prenant un air plus sérieux ; «Mon juge, dit-il, je n'ai jamais douté de votre équité, mais la justice extrême est une extrême injustice ; pour ce qui regarde l'explication que vous me demandez, je suis d'avis, continua-t'il, en souriant, de la renvoyer à une autre fois, que j'aurai plus de temps pour instruire mon juge.»

 A ces mots, ils furent interrompus par Adamas, qui invita Daphnide & les bergeres à se promener, parce que la grande chaleur étoit tombée. Ils gouterent tous la proposition, & se mirent en chemin, les uns chantant, & les autres discourant de ce qui leur étoit le plus agréable.

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LIVRE SIXIÈME.



 Le chevalier qui avoit été près du temple d'Astrée, ayant suivi la même route que Pâris, se trouva bien tôt sur le haut de la plaine d'où l'on découvre la grande ville de Marcilli. Le paisage lui parut très agréable. D'un côté il voyoit ces fertiles montagnes qui descendoient imperceptiblement jusques dans la plaine, & montroient leur croupe enrichie de vignobles, & leur sommet couronné de hauts chênes, qui sembloient avoir été placés la exprès par la sage nature. La plaine s'étendant jusqu'à Montbrison, & suivant toûjours ces coteaux délicieux s'élargissoit du côté de Surieu & de Feurs, embellie par divers étangs, & par mille petits ruisseaux. Le premier lieu qui frapa ses regards fut le château de Marcilli, situé sur la pointe d'un rocher. Il se rappela aussi-tôt le lieu où il avoit vû Madonte pour la premiere fois, car ce lieu ressembloit beaucoup au château de Marcilli par sa grandeur, & par ses tours. Ce souvenir lui remit devant les yeux les jours agreables qu'il avoit passés auprès d'elle, & les cruels déplaisirs qu'il avoit éprouvés depuis.

 En même temps le trouble s'empara de son ame, & ne pouvant continuer sa route, il fut obligé de s'arrêter au premier ombrage qu'il rencontra. Il mit pié à terre, & laissant son cheval entre les mains de son écuyer, il s'étendit sous un arbre. Là uniquement occupé de ses tristes pensées, il ne voyoit, & n'entendoit rien de ce qui se passoit autour de lui. L'écuyer qui aimoit son maître étoit vivement touché de sa situation. Pendant qu'il maudissoit en son cœur & l'amour & celle qui l'avoit réduit à ce déplorable état, il entendit une voix qui se plaignoit de l'ingratitude & de l'inconstance d'une belle. Et pour écarter les idées importunes qui affligeoient son maître : «Ecoutez, lui dit-il, ce chevalier qui est auprès de vous. Hé que m'importent à moi les affaires d'autrui, répondit le chevalier ?» En ce moment il entendit le chevalier qui se plaignoit en ces termes : «La volage m'a quitté pour un indigne rival ; mais n'ai-je pas dû m'y attendre ? puisqu'elle étoit femme, il falloit bien qu'elle fût legere. Sexe cruel, sexe méprisable, pourquoi les dieux te donnerent-ils la beauté !»

 Le chevalier entendant ces blasphêmes, crut qu'il manqueroit à la belle Madonte, s'il les laissoit impunis. Et sur le champ il eût tiré l'épée, s'il n'avoit crû plus à propos de lui donner occasion de demander le combat. «S'il a du courage, disoit-il, il sentira l'offense, & voudra que je lui en fasse raison ; s'il n'en a point, il me seroit trop honteux de le combattre.» Il se leve à ces mots, & se tournant vers le chevalier : «Toi, dit-il, qui te plains de l'inconstance d'une belle, & qui déclames contre le sexe, oublie ses attrais, ou méprise l'injure. Non, tu n'aimas jamais bien ; si ton amour eût été veritable, le dépit t'auroit gueri, ou l'injure t'auroit donné la mort.»

 Le chevalier comprit que ces mots s'adressoient à lui ; & comme il étoit un des plus braves de la contrée, il vint à l'instant au travers des arbres, où il avoit entendu la voix. Il s'appelloit Argantée, il avoit la taille haute & bien proportionnée, sa force égaloit son adresse, & l'autorité de Polemas son oncle augmentoit encore sa confiance. Il avoit long-temps recherché une des nymphes de Galatée, nommée Silere, & dont il se figura qu'il étoit aimé. Un jour qu'il la pressoit de lui donner quelque témoignage de sa bonne volonté, il voulut user d'autorité pour vaincre ses refus ; & la nymphe ayant tout-à-coup rompu avec lui, il en conçut une haine incroyable contre toutes les femmes, & depuis il ne cessa de les charger d'imprecations.

 Argantée s'approche du chevalier, & sans lui faire aucune civilité ; «Est-ce à moi, lui dit-il d'un air arrogant, que s'adresse le discours que je viens d'entendre ?» L'étranger qui étoit déja irrité répondit : «fais comme s'il s'adressoit à toi. A tes armes & à ton langage, ajouta Argantée, je vois bien que tu es étranger ; & si tu me connoissois, tu tiendrois sans doute un autre langage. Mais monte à cheval, ou mets la main aux armes en l'état où tu es, & je te ferai connoître ta temerité. Ne perdons point de temps, dit l'étranger, & bien-tôt nous aurons vuidé notre differend.» Incontinent il se jette dans le grand chemin, & l'épée à la main il attend Argantée d'un air si assuré, que celui-ci jugea bien qu'il devoit être un brave chevalier.

 Ils alloient commencer leur combat, lorsqu'ils entendirent un grand bruit de chevaux & de chars qui venoient à eux. Damon lui representa qu'ils devoient laisser passer cette troupe pour n'être point interrompus. Mais Argantée qui soupçonna bien que c'étoit Amasis, ou Galatée, & qui d'ailleurs vouloit montrer sa force & son adresse : «Non, non, dit-il, en cette contrée, on ne trouve point d'obstacles à faire des actions genereuses.» A ces mots il s'avance l'épée haute, & l'étranger couvert de son écu vient à la rencontre. Là commence un des plus furieux combats que l'on ait jamais vû entre deux chevaliers. A peine ils s'étoient donné les premiers coups, que toute la troupe qu'ils avoient entendue arriva. Comme ils reconnurent tous Argantée, ils s'arrêterent pour voir quel seroit l'issue du combat.

 Galatée qui étoit dans un de ces chars avec ses nymphes haissoit Argantée pour son arrogance ; & toutes souhaitoient qu'elle fut chatiée par l'étranger. Polemas étoit auprès du char de Galatée, la nymphe lui demanda qui étoit cet adversaire d'Argantée, & quel étoit le sujet de leur querelle. Elle ajouta que peut-être il seroit à propos de les separer. Polemas répondit que combatans sans supercherie il falloit les laisser terminer leur differend ; & que pour sçavoir qui étoit le chevalier, & d'où venoit leur querelle, il ne voyoit personne à qui l'on pût s'adresser qu'à cet écuyer étranger. Polemas ne répondit ainsi, que parce qu'il ne doutoit point qu'Argantée ne fût vainqueur, & qu'il étoit ravi que Galatée fût témoin de la force & de l'adresse de ceux qui lui appartenoient.

 Galatée suivant la curiosité naturelle à son sexe fit appeller l'écuyer, & lui demanda le nom de l'étranger, & le sujet de leur querelle. «Madame, répondit-il, ce sujet est fort juste du côté de mon maître qui n'a pû souffrir que ce chevalier médît de votre sexe. Pour son nom, il m'est défendu de le dire ; mais dès qu'il aura fini le combat, je suis persuadé, madame, que si vous desirez le sçavoir, il se fera un devoir de vous obéir. Tu as raison dit Polemas d'un air insultant ; car si l'on veut mettre une épitaphe sur le tombeau de ton maître, il faudra bien que tu nous apprennes son nom. Seigneur, repartit l'écuyer, si mon maître n'avoit terminé avec honneur des affaires plus dangereuses, il ne seroit pas ici.» A ces mots il se retire au même lieu où il étoit auparavant.

 Cependant les deux chevaliers se poussoient vivement, & lorsque Damon avoit quelque avantage, Galatée & les nymphes ne pouvoient dissimuler leur joye aux yeux de Polemas. Déja leurs armes étoient rompues en plusieurs endroits, & le fier Argantée ne portoit plus de si grands coups. Damon au contraire sembloit prendre de nouvelles forces ; presque tous ses coups portoient, & son ennemi ne pouvoit presque plus faire de resistance. Polemas se repentit alors de n'avoir point empêché le combat. Il eût bien voulu que Galatée l'eût interrompu d'elle-même. La nymphe connut son déplaisir ; & quoiqu'elle n'aimat point Polemas, elle voulut bien lui donner cette satisfaction, par le respect qu'elle avoit pour sa mere qui consideroit le chevalier. Elle descend de son char avec ses nymphes & s'approche des combatans, lors qu'Argantée ne pouvant plus se soutenir, étoit tombé sur un genou. Mais elle alloit trop lentement au gré de Polemas ; & croyant que son neveu étoit deshonoré, s'il tardoit davantage, il fit signe à quelques-uns des siens de voler au secours. Aussi-tôt sept ou huit chevaliers se détachent, & courent à bride abatue, l'épée à la main, sur Damon. Damon qui n'attendoit point une pareille supercherie s'en fût apperçu trop tard, sans les cris que pousserent Galatée & ses nymphes. Tout ce qu'il put faire en cette occasion, fut de se retirer vers son écuyer, & d'éviter le choc des chevaux. Et lorsque les chevaliers furent passés, & qu'on lui eut presenté son cheval, il se mit sur la selle avec une legereté qui étonna tout le monde. A peine avoit-il ajusté la bride, que malgré la défense de Galatée, il eut tous ces chevaliers sur les bras. Galatée elle-même & ses nymphes ne se trouverent pas peu embarassées parmi ces chevaux. Pour Polemas il feignoit de ne pas remarquer ce desordre ; il faisoit l'empressé auprès d'Argantée, qu'il vouloit faire emporter.

 Cependant l'étranger fut si vivement attaqué, qu'après en avoir mis deux hors de combat, il fut blessé à l'épaule, & que son cheval fut tué de plusieurs coups. Damon le sentant manquer sous lui sauta à terre : & ce qui lui servit beaucoup, fut que les autres chevaux ne vouloient point approcher du sien, mais il eût enfin succombé sous le nombre, sans un secours inesperé.

 La nymphe indignée de l'outrage que l'on faisoit en sa presence au chevalier, menaçoit les gens de Polemas ; mais celui qui étoit à leur tête sçavoit l'intention de son maître, & feignant de ne point entendre Galatée, il commandoit toujours que l'ont tuât l'étranger. Tout-à-coup un des lions qui gardoient la fontaine de la verité d'amour, se jette parmi ces chevaux. Il étoit pressé de la faim. Les chevaux prirent tellement l'épouvante à l'aspect de cet animal, que les chevaliers n'en furent plus maîtres. Ils sont emportés loin dans les bois. Le cheval de Polemas, & celui de l'écuyer étranger courents effrayés jusques dans la ville de Boen ; ni ponts, ni passages étroits ne peuvent retarder leur course. Les chevaux attelez aux chars imitent cet exemple. Quelques-uns mettent en pieces les chars qui avoient versé. Argantée abandonné des siens ne peut se soutenir ; il tombe, & meurt de sa chute. Ainsi finit le plus fier, & le plus arrogant des chevaliers. Son cheval heurtant par hazard l'étranger, s'enferre lui-même, & vient tomber mort auprès de son maître.

 La nymphe remercia les dieux de cette avanture. Elle n'ignoroit pas que le lion, en vertu de l'enchantement, ne pouvoit blesser que ceux qui voudroient consulter la fontaine. Cependant elle ne fut pas exempte d'allarmes. Le lion qui étoit pressé de la faim, se jetta sur le cheval de l'étranger. Mais celui-ci se figurant qu'il y auroit de l'ingratitude à le laisser ainsi devorer, après les services qu'il en avoit reçus, s'avance l'épée haute vers le lion, malgré les cris & les prieres de Galatée. L'animal furieux s'élance vers les nymphes, & le chevalier plus prompt qu'un éclair s'étant jetté au devant d'elles, il rugit, il se bat les flancs, & sans une force superieure, il sautoit sur l'étranger ; mais il étoit retenu par l'enchantement. Il se detourne donc vers le cheval d'Argantée, & après s'en être rassasié, il en porte une partie, selon sa coutume, au lion qui étoit demeuré à la garde de la fontaine.

 Aussi-tôt l'étranger s'adressant à Galatée, qu'à son port majestueux, & aux honneurs qu'on lui rendoit il reconnut pour la principale nymphe, il la supplia de lui pardonner tout ce qu'elle avoit souffert à son occasion. «Je suis bien touchée, repondit-elle, de la temerité de ceux qui vous ont attaqué en ma presence ; mais je vous proteste, seigneur chevalier, que je les ferai punir ainsi qu'ils le meritent. Madame, dit le chevalier, je serois au desespoir, si quelqu'un des vôtres recevoit par rapport à moi quelque déplaisir. Permettez-moi plus tôt de vous demander leur grace. J'ose même vous suplier de ne me la point refuser. Seigneur chevalier, reprit Galatée, c'est à vous de la leur donner, si vous le jugez à propos, puisque c'est vous qu'ils ont offensé. Pour nous, après que vous nous avez defendues contre cet indigne chevalier, & ce lion furieux, nous ne pouvons rien vous refuser. Cependant, ajouta-t'elle, il me semble que vous êtes blessé ; il faudroit du moins étancher le sang, en attendant que nous soyons dans un lieu où l'on puisse vous donner d'autres secours. Madame, dit l'étranger, la blessure est legere, & puisque votre suite s'est écartée, commandez-moi, où vous souhaitez que je vous conduise ; car cette contrée me semble avoir des animaux bien dangereux. Je voi bien, dit Galatée en souriant, que vous êtes étranger. Sçachez donc que ce lion est enchanté, & qu'il ne peut nuire qu'à ceux qui veulent éprouver l'aventure de la fontaine qu'il garde.»

 Cependant Sylvie s'étant apperçue que le chevalier perdoit toujours beaucoup de sang, en avertit Galatée. Alors elles s'approcherent de lui, & après avoir bandé la playe avec leurs mouchoirs, elles prirent leurs voiles pour en faire une écharpe. Et comme les chars ne revenoient point, Galatée fut d'avis d'aller jusqu'à Montverdun, oû elles pourroient les attendre. Le chevalier & Sylvie prirent la nymphe sous les bras. Les autres suivoient ne parlant que du courage & du merite de l'étranger. Les unes louoient sa valeur, les autres blâmoient Argantée & Polemas ; & toute desiroient de sçavoir qui il étoit ; car la bravoure a cela de propre, qu'elle se concilie toujours le beau sexe.

 L'étranger n'avoit point encore haussé sa visiere, lorsque Sylvie connoissant la curiosioté de ses compagnes : «Madame, dit-elle, il me semble que nous sommes trop redevable à ce vaillant chevalier, pour ne pas souhaiter au moins de sçavoir, & d'apdre son nom. Si vous l'agréez, nous éprouverons sa politesse, comme nous avons été témoins de son courage ; aussi-bien marche-t'il avec trop d'incommodité, toujours la visiere baissée, comme s'il étoit encore aux mains.» Le chevalier sans attendre la reponse de Galatée : «pour mon visage, dit-il, il ne vous sera point caché, lorsqu'il vous plaira de le voir ; quant à mon nom, permettez-moi de le taire ; d'ailleurs vous ne le connoîtriez pas. Gentil chevalier, répondit Galatée, il faut nous satisfaire sur ces deux points. Puisque votre nom est selon vous si inconnu, nous ne le connoîtrons pas, & vous aurez contenté notre curiosité. Madame, reprit le chevalier, je sens qu'il est plus facile de vaincre les hommes les plus vaillans, que de se défendre d'une belle nymphe. Je vous obéirai donc ; mais des deux choses que vous me demandez, je vais satisfaire à l'une, & je remettrai l'autre, s'il vous plaît, jusqu'à ce que nous soyons arrivés à Montverdun. Ce sera donc, ajouta Galatée avec la condition que vous m'accorderez encore une autre faveur. Vous pouvez, madame, commander ce qu'il vous plaira ; dit le chevalier.» Et à ces mots il haussa la visiere de son heaume. Il étoit jeune, il parut beau ; le combat & son casque lui avoient donné de si vives couleurs, que l'on ne remarquoit point sur son visage la tristesse qu'il avoit dans l'ame. Les nymphes desirerent plus vivement de sçavoir qui il étoit ; & si Cleontine n'avoit paru avec plusieurs de ses filles druides, & quelques vacies, elles l'auroient pressé de leur apprendre sur le champ, quelle fortune l'avoit conduit en leur contrée.

 Cependant Cleontine arriva près de Galatée, & la nymphe s'avançant un peu l'embrassa. «Ma mere, lui dit-elle alors ; auriez-vous pensé que je fusse venue en cet équipage pour vous voir ? Madame, dit Cleontine, je ne croirai jamais que vous preniez cette peine pour moi ; mais je sçai aussi que vous honorez assés le grand Thautates, pour venir visiter le saint lieu, où il daigne rendre ses oracles. J'avoue, repartit Galatée, que j'avois bien dessein de venir ici, mais non à pié, ni si tôt. C'est ainsi, ajouta Cleontine, qu'éclate la bonté de dieu, souvent il nous suscite sans nous l'occasion de lui rendre de plus grands devoirs, pour nous faire de nouvelles graces.»

 Galatée s'avança ensuite pour saluer les vierges druides, puis continuant sa route, & ne voyant point Celidée parmi ces vierges, elle demanda à Cleontine où elle l'avoit laissée. «Madame, repondit-elle, jamais époux ne furent plus heureux que Thamyre & Cedée. Et Calidon, ajouta la nymphe... Madame, repondit Cleontine, il ne songe qu'à épouser Astrée. Astrée y consent-elle ? & qui traite ce mariage, reprit la nymphe ? C'est Phocion oncle de la bergere, dit Cleontine, & Thamyre qui voudroit lui voir des enfans, parce qu'il n'en a point. Mais je doute que ce mariage s'accomplisse ; Astrée en est trop éloignée pour y consentir. Aime-t'elle quelqu'autre berger, dit Galatée ? on ne dit point, reprit Cleontine, qu'elle ait maintenant de passion, mais depuis la mort de Celadon, elle a declaré qu'elle l'avoit aimé ; elle vient même de lui dresser un vain tombeau. Qu'est devenu ce berger, ajouta la nymphe ? Je croi, madame, répondit Cleontine, qu'il y a sept ou huit lunes qu'il se noya. Et pourquoi, demanda la nymphe, ce vain tombeau ? Parce que l'on n'a point retrouvé son corps, dit Cleontine, non que les bergers d'alentour n'aient bien fait des perquisitions ; car il n'y eut jamais de berger en cette contrée qui fût plus aimé, ni qui meritât plus de l'être, & je suis persuadée, madame, que vous en auriez porté le même jugement, s'il avoit eu le bonheur d'être connu de vous. Il y avoit long-temps, à ce que j'ai pu sçavoir qu'il servoit Astrée, mais avec tant de discretion que personne ne s'en étoit apperçu. Astrée en étoit bien digne ; car je n'ai jamais vû de bergere ni plus belle ni plus accomplie. Phocion son oncle veut maintenant la marier à Calydon ; mais quelque gentil qu'il soit, il y a tant de difference entre Celadon & lui ; & la perte de ce berger est si recente, que je ne croi pas qu'Astrée veuille consentir à ce mariage. Pour Thamyre, il est le plus heureux homme du monde. Les blessures de Celidée sont pour lui des temoignages de sa vertu ; je suis bien fâchée qu'elle ne soit point ici ; mais Astrée, Diane, Phylis, & les autres bergeres des hameaux voisins l'ont invitée à rendre une visite à la fille d'Adamas qui arrive des antres des carnutes. Peut-être, dit Galatée, reviendra-t'elle ce soir, & nous pourrons bien la voir encore. Je le voudrois, dit Cleontine ; mais je crains bien que Thamyre ne veuille point la laisser revenir aujourd'hui. D'ailleurs j'ai sçû que la venerable Chrysante étoit aussi de la partie, & que les bergeres étoient allées la prendre à Bonlieu.

 C'est ainsi que Galatée apprenoit des nouvelles de Celadon qu'elle ne pouvoit se défendre d'aimer. Cependant elle étoit bien surprise que l'on ignorât ce qu'il étoit devenu. Et pensant alors que ses soupçons contre Leonide étoient injustes, elle resolut de la rappeller, & de passer chez Adamas pour emmener la nymphe avec elle. Elle esperoit aussi d'y trouver cette Astrée, dont elle avoit tant de fois entendu parler, & que Celadon lui preferoit. En même temps il lui échapa un soupir ; & Celontine s'en étant apperçue ; «vous soupirez, madame, lui dit-elle, avez-vous quelque déplaisir ? C'est, répondit Galatée qui ne vouloit point lui ouvrir son cœur, que je suis inquiete de Clidaman ; depuis quelque temps nous n'en avons point de nouvelles, & les vacies nous avertissent que les entrailles des victimes ont toutes quelques défauts. Ma mere a jugé que nous devions offrir des sacrifices aux dieux infernaux, & moi-même au retour de Bonlieu je devois venir consulter cet oracle.

 Madame, répondit la sage Cleontine, le dieu que nous servons est si bon, que lorsque nous meritons sa colere, il nous avertit, afin que nous songions à l'appaiser par nos sacrifices, & que par notre repentir, nous changions en de nouvelles graces les châtimens qu'il nous preparoit. N'allez donc pas negliger ces avis, repassez vos actions ? Examinez s'il n'y a point d'abus dans votre cour ; jettez les yeux sur toute la contrée, & s'il y a des coupables reprimez-les ; car un état où le vice est impuni, & la vertu sans recompense panche vers sa ruine. Sachez, madame, que Thautates châtie le prince pour les fautes du peuple, comme il punit le peuple pour les fautes du prince.»

 Galatée rendit graces à la sage Cleontine, & lui promit de suivre ses conseils, & d'en faire part à la reine Amasis. Elle ajouta qu'elle étoit fort troublée de l'accident qui venoit de lui arriver, que l'insolence de Polemas l'avoit blessée jusqu'au fond du cœur, & qu'elle jugeoit bien qu'il pourroit se porter dans la suite à des excès plus criminels. «Il est vrai, dit Cleontine, qu'un sujet ne manque gueres au respect qu'il doit à son maître legitime, à moins qu'il ne se sente assez puissant, pour n'avoir rien à craindre de son indignation.»

 A ces mots ils arriverent à la maison de la sage Cleontine. Galatée y entra pour se reposer, & pour faire panser l'étranger, à qui les nymphes croyoient ne pouvoir rendre assés d'honneurs, & Silere même, dont l'amour pour Argantée s'étoit changé en une si grande haine, qu'elle eut bien le courage de le voir mort, sans lui donner une seule larme : tant l'injure presente efface aisément les services passés.

 Le chevalier fut incontinent désarmé, & visité par les mires. Ils ne lui trouverent qu'une seule blessure, laquelle étoit legere. Ils lui conseillerent seulement de garder le lit ce jour là, à cause du sang qu'il avoit perdu. Galatée qui vouloit avant son départ offrir un sacrifice, pour consulter ensuite l'oracle, envoya chercher des victimes, pour le lendemain matin ; car il étoit trop tard alors, & l'étranger supplia la nymphe de lui permettre de consulter en même temps l'oracle ; cependant elle envoya de tous côtés pour faire venir ses chars, & chercher l'écuyer du chevalier inconnu.

 Après le dîner elle s'assit près de son lit ; & voyant que l'on gardoit un profond silence : «Seigneur chevalier lui dit-elle, quelque redevable que nous vous soyons d'avoir pris notre défence contre le superbe Argantée, vous devez encore à notre juste curiosité, & à la parole que vous nous avez donnée, le recit de votre fortune. Ah ! madame, repondit le chevalier, quel plaisir aurez-vous d'entendre les avantures du plus infortuné chevalier qui soit au monde ? Nous ne desirons que de vous servir, ajouta Galatée. Je dois vous obéir, madame, interrompit le chevalier, puisqu'enfin vous me commandez, & je dois aussi satisfaire à la curiosité de ces belles nymphes.» En même temps il se leva un peu sur le lit, & continua en ces termes.



SUITE DE L'HISTOIRE
DE DAMON ET DE MADONTE.



 Si je me plaignois de mes malheurs, je serois plus cruel envers Thautates, qu'envers les hommes mêmes. Nous laissons aux hommes la disposition de ce qui leur appartient, & nous ne voulons pas que dieu dispose à son gré de cet univers, & de nous surtout qu'il a formés de ses mains. Cette reflexion a souvent étouffé mes murmures, lorsqu'ils étoient sur le point d'éclater ; mais comme il est permis de ressentir ses maux, ne vous étonnez point, madame, si dans la suite de ce discours il m'échappe des soupirs.

 Sçachez donc, madame, que je suis né dans l'Aquitaine, & que j'ai été élevé par le roi Torismond, le meilleur & le plus juste des princes. Je fus nourri près de lui avec Alcidon, Cleomer, Celidas, & plusieurs autres qui tous sont devenus des chevaliers accomplis. Beliante mon pere qui par son merite s'étoit acquis une grande autorité auprès de Thierri, dont il étoit grand écuyer, mourut, lorsque j'étois encore au berceau. Ma mere ne lui survécut pas long-temps. Au sortir de l'enfance je m'attachai à une beauté dont je voudrois taire le nom, comme le mien, pour ne point découvrir entierement mon mal. Non, non, interrompit Galatée, il faut que nous sçachions son nom, & le votre. Je vous dirai donc, ajouta-t'il, que son nom est Madonte, & le mien Damon, Comment, reprit aussi-tôt la nymphe, vous êtes ce même Damon qui a servi Madonte, dont le pere fut tué sur le corps du vaillant Thierri, & que Leontidas avoit prise pour la donner en mariage à son neveu ? ce même Damon qui cedant à sa jalousie se battit contre Tersandre, peu de temps avant la mort de Torismond ? «Je suis, repondit-il froidement, ce Damon dont vous parlez ; c'est-à-dire le plus infortuné des hommes. Vous m'étonnez bien, dit Galatée ; car il y a long-temps que l'on vous croit mort. Et votre écuyer n'aporta-t'il pas à votre maîtresse, ou plus tôt à l'indigne Leriane, un mouchoir plein de votre sang ? Il est vrai, repondit le chevalier avec un profond soupir ; mais la fortune voulut prolonger mes jours, pour me rendre encore plus malheureux. Tout le monde, ajouta la nymphe, plaignit votre destinée ; on souhaita que vous eussiez du moins emporté la satisfaction de voir Madonte justifiée, & Leriane punie. Mais comment se peut-il que je vous voye maintenant ici ?

 Madame, continua Damon, il est certain que je sortis blessé du combat avec Tersandre. Je pus me flater que j'allois mourir ; car je ne voulois plus vivre, après la perfidie de l'ingrate qui seule pouvoit me faire aimer la vie. Dans ce dessein, je pris des chemins écartés ; & lorsque je sentis que mes forces m'abbandonnoient, je commandai à Halladin mon écuyer de porter à Madonte la bague que j'avois ôtée à Tersandre, & à Leriane le mouchoir plein de sang : l'un, pour temoigner à Madonte qu'elle avoit tort de me preferer un rival, qui le meritoit moins ; & l'autre pour assouvir, s'il étoit possible la cruauté de Leriane. Je compris par la reponse d'Halladin, que si je demeurois entre ses mains, il me feroit panser malgré moi ; c'est pour cela que je m'éforçai de gagner les bords de la Garomne. Halladin connut mon dessein ; il s'avança pour me retenir, si je voulois me precipiter, mais je fis un si grand effort, que je tombai au milieu du fleuve, & que j'emportai avec moi ce fidele écuyer. Alors il ne pensa plus qu'à se tirer d'un si grand peril ; & les dieux permirent qu'il se sauvât, pour apprendre sans doute qu'ils n'abandonnent jamais ceux qui s'exposent pour secourir leurs maîtres.

 Pour moi qui n'avois ni la force, ni la volonté de me sauver, je fus incontinent englouti par les flots, où je perdis toute connoissance. Déjà le courant m'avoit emport bien loin, lorsque des pêcheurs m'ayant apperçu vinrent à moi, & après m'avoir tiré dans leur batteau, ils gagnerent le rivage. Là ils m'étendirent sur le sable, ils me dépouillerent, & remarquant mes blessures qui sembloient encore fraiches, ils furent bien étonnés ; mais ils le furent surtout lorsqu'ils me trouverent des bagues pretieuses aux doigts, & beaucoup d'or dans mes poches. Ce jour, dit l'un d'eux, va faire tout notre bonheur, ou tout notre malheur. Voici dequoi nous enrichir à jamais ; mais si la justice est avertie par d'autres que par nous, on nous punira comme des assassins. Si nous l'avertissons, ces richesses nous échapent, peut-être encore serons-nous accusés d'en avoir retenu une partie.» Ils ne sçavoient à quoi se resoudre, lorsqu'un d'eux plus déterminé : «Enterrons-le, dit-il, bien avant dans ce sable, gardons le bien que Thautates nous envoye ; & partageons entre nous ce que nous avons trouvé.» Tous approuverent ce conseil ; mais ils deciderent qu'avant tout il falloit travailler à la fosse.

 Pendant qu'ils se hâtoient, un ancien druide les apperçut. Il se figura qu'ils partageoient leur pêche. Ce bon vieillard s'étoit laissé seduire dans ses premieres années, aux faux attraits du monde ; mais en ayant depuis reconnu la fausseté, il s'étoit retiré au sommet d'un rocher qui étoit sur le bord de ce fleuve ; & pour se donner avec plus de liberté à la contemplation, il avoit quitté ses biens paternels : sacrifice qui joint à la regularité de ses mœurs lui attiroit les respects de tous ceux qui le connoissoient. Il vint donc, car il vivoit d'aumône, demander à ces hommes quelque chose de leur pêche. Il arriva près d'eux, sans qu'ils l'eussent remarqué, & reconnut son erreur. Qu'elle fut sa surprise, & celle des pêcheurs ! Ceux-ci ne pouvoient plus se cacher ; & le druide voyant couler du sang vermeil encore, ne douta point qu'ils ne m'eussent assassiné. Mais lorsqu'il vit les blessures toutes fraîches : «Malheureux que vous êtes, leur dit-il, pensez-vous que, quand vous cacheriez ce corps dans le centre de la terre, la justice de Thautates ne l'en retirât pas, pour l'exposer aux yeux de tout le monde ? Et croyez-vous pouvoir en fuyant vous dérober à la vengeance que demande le sang que je voi couler ?» A peine il eut fini, que les pêcheurs se prosternent devant lui, & protestent de leur innocence. Ils lui racontent de quelle maniere ils m'avoient tiré de l'eau, & quel étoit leur dessein : que s'ils avoient été coupables d'un crime si horrible, ils auroient pris la fuite, lorsqu'ils l'avoient apperçu ; mais qu'ils l'avoient attendu pour leur justification, supposé qu'on voulût jamais les inquieter. «Nous jurons, ajouterent-ils, par le gui sacré de la nouvelle année, que nous sommes innocens. Recherchez donc les meurtriers, dit le druide ; ils ne peuvent être loin d'ici ; & dites-moi où sont les habits dont il étoit vétu, quand vous l'avez trouvé.»

 Les pêcheurs, comme s'ils eussent déja été entre les mains du juge, oublient la résolution qu'ils avoient prise, & representent avec ce qu'il demandoit, l'or & les bagues qu'ils avoient trouvées. «Maintenant, dit le druide, je vous croi innocens ; aussi soyez assurés que Thautates vous protegera, tant que vous serez vertueux ; & soudain se jettant à genoux, & leur faisant signe de l'imiter : O grand Thautates, s'écria-t'il, toi qui prens un soin particulier des hommes, détourne de dessus nos têtes la vengeance de cette mort, & daigne corriger ceux qui en sont coupables !»

 Il les exhorta à finir ce qu'ils avoient commencé. Il voulut même les aider à me rendre les derniers devoirs. Il me prit entre ses bras ; & lorsqu'il me tenoit ainsi embrassé, il crut me trouver un reste de chaleur : «courage, dit-il, mes enfans, il respire encore. Thautates vous aime, & veut que les coupables soient châtiés.» En même temps il me pancha la tête, pour me faire rendre l'eau que j'avois avalée, & banda mes playes le mieux qu'il put avec leurs mouchoirs. Ensuite il alla chercher des herbes sur le rivage, car il connoissoit la vertu des simples, pour les appliquer sur mes playes, & me rendre un peu de vigueur. Le sang s'étancha d'abord, & bien tôt soulagé de l'eau que j'avois rendue, je respirai. Les pêcheurs me remettent mes habits, & me portent sur leurs rames dans la retraite du druide. Là on me couche dans un lit assés bon, qui servoit quelquefois à l'un de ses neveux ; car le sien n'étoit qu'un amas de feuilles seches, sans autre artifice, & sans autre délicatesse.

 Le lendemain, vers la pointe du jour que je commençai d'ouvrir les yeux, je fus bien surpris de me trouver où j'étois ; car je me souvenois bien du combat, & de la résolution dans laquelle je m'étois précipité ; mais je ne pouvois concevoir par quel enchantement j'avois été transporté dans cette grotte. Je me rappellai aussi l'ingratitude de Madonte, & ce souvenir m'arracha un soupir qui fut entendu du vieillard. Il étoit assis à la porte, attendant qu'il pût me voir. Il entre incontinent, & pour mieux voir en quel état j'étois, il ouvre la fenêtre, puis s'approchant de moi, & me trouvant beaucoup soulagé, il en témoigna sa joye. Il s'assit ensuite à côté de moi sur un siege taillé dans le rocher, & jugeant que l'étonnement où j'étois, me tenoit dans le silence, il me parla en ces termes :

 «Mon fils, plus Thautates a montré par son assistance inesperée, combien il vous aime, plus aussi devez-vous lui en marquer votre reconnoissance.» Il se tût à ces mots, pour entendre ma réponse. Je crus que c'étoit quelque dieu qui me parloit par sa bouche, tant il avoit un air respectable. Cependant la surprise où j'étois m'empêcha pour quelque temps de lui répondre. Le vieillard qui attribuoit ce silence à ma foiblesse, où à l'excès de mon mal ; «Mon fils, ajouta-t'il, si c'est foiblesse où douleur, faites moi signe & vous verrez qu'avec le secours du ciel je vous soulagerai.»

 Alors, reprenant un peu mes esprits, je m'efforçai de lui répondre de la sorte : «Mon pere, ce n'est pas les blessures que vous voyez qui m'ont réduit en cet état ; mais celles que j'ai dans l'ame. La mort seule peut les guerir, & c'est pour cela que je l'avois cherchée dans le fleuve. Voilà de quoi je me souviens, mais j'ignore comment je suis hors des eaux, & par quel prodige je suis maintenant en ce lieu, & en votre présence. Mon fils, répliqua le druide, je voi bien que la faveur de Thautates est plus grande que je ne l'avois imaginé, puisqu'il a daigné vous sauver, lorsque vous cherchiez à perir : action détestable, indigne même d'un homme qui a quelque courage ! Car quiconque se tue n'en vient là, que parce qu'il ne peut souffrir les peines de la vie.»

 Il m'en auroit dit bien davantage, si les pêcheurs dont j'ai parlé, entrant tout à coup dans la chambre, ne l'avoient interrompu. Ils amenoient un homme lié avec des cordes. Dès qu'il me vit il voulut se jetter à mes genoux, mais il ne put, parce qu'il étoit attaché. Il étoit tellement changé que je ne le reconnus point d'abord ; enfin le regardant avec plus d'attention, & l'entendant crier, «ah ! mon maître,» je compris que c'étoit Halladin mon écuyer. Jugez de ma surprise, madame ; car je le croyois noyé ; mais elle augmenta bien, lorsqu'un des pêcheurs s'adressant au druide, soutint que c'étoit lui qui m'avoit mis en l'état où j'étois. «Mes amis, interrompis-je, vous vous trompez, c'est mon écuyer ; il est innocent. Rendez-lui la liberté, afin que je puisse l'embrasser encore une fois.» En même temps il est détaché, & se jettant à terre, il baise mon lit, & moi j'embrasse ce fidele écuyer, comme s'il avoit été mon frere. Alors le druide comprit que je voulois lui parler en secret, & sortit aussi tôt avec les pêcheurs.

 Je lui demandai incontinent s'il avoit vû Madonte ; ce qu'elle, & Leriane avoient dit & fait, & comment il étoit tombé entre les mains de ces hommes. Il me répondit qu'il avoit executé mes ordres, que tout le monde regrettoit ma perte, & que s'il eût esperé de me trouver en vie, il m'eût apporté la réponse à ma lettre, qu'aussi tôt après il étoit venu sur le rivage cherchant mon corps, pour lui donner la sépulture, & se confiner ensuite dans quelque solitude : que ce matin là même rencontrant les pecheurs, il leur avoit demandé des nouvelles de ce qu'il cherchoit, & que le prenant pour mon assassin, ils l'avoient lié comme je l'avois vû. «Mais, vous, seigneur, continua-t'il, par quelle fortune êtes vous venu en ce lieu ? Et quel dieu vous a rendu la vie ?» Puis joignant les mains, & levant au ciel des yeux pleins de larmes, «Heureux, ajouta-t'il, celui dont il s'est servi pour une si belle action ! Halladin mon ami, lui dis-je, je te remercie de tout ce que tu as fait pour moi ; mais ne me demande point comment je suis venu ici, je l'ignore moi-même. Seulement je remercie le ciel de m'avoir conservé la vie, quoique malgré moi, puisque tu peux m'apprendre des nouvelles de Madonte, qui m'est toujours si chere. A vous seigneur, dit-il incontinent ? détestez là plus tôt, & cherchez à vous venger d'elle, de Leriane, & de Thersandre. Je pardonne à ton affection, lui répondis-je, ces discours qui m'offensent. J'aime Leriane à la fureur ; & si tu crains de me déplaire, tu ne me tiendras jamais un pareil langage.»

 L'accident qui me survint m'empêcha d'en dire davantage. Mes playes recommençerent à saigner, de sorte que je devins pâle & froid. Je m'en apperçus d'abord ; mais je n'en voulois rien dire, parce que je souhaitois de mourir. Le fidele écuyer courut aussi tôt vers le vieillard, & l'avertit de ce qui se passoit. Le vieillard qui durant notre entretien avoit préparé les remedes dont j'avois besoin, entra incontinent dans ma chambre, & me trouvant tout en sang, il jugea bien que j'avois en quelque émotion extraordinaire ; mais il dissimula pour lors. Après m'avoir pensé, il me donna un bouillon, ferma la fenêtre, & m'ordonna de reposer. Cependant il tire à part Halladin, lui remet ce qu'il avoit reçu des pêcheurs, & s'informe de mon nom, & de l'accident qui m'avoit réduit en l'état où il m'avoit trouvé ; & sur cela, il lui raconta de quelle maniere j'avois été sauvé. Mon écuyer le remercia du secours qu'il m'avoit donné, & le conjura de me le continuer. Qu'au reste il ne pouvoit satisfaire à sa demande sans ma permission ; qu'il ne pouvoit lui dire autre chose, sinon que j'étois un des principaux d'Aquitaine. Il est donc né Gaulois, interrompit le druide ? Oui répondit Halladin. Il me suffit, ajouta le vieillard ; je voulois sçavoir quelle religion il professoit, parce que j'ai remarqué que ses blessures les plus dangereuses sont au cœur. Mon pere, reprit l'écuyer, vous ne vous êtes pas trompé.

 Le druide ne m'abandonnoit que le moins qu'il pouvoit. Un jour qu'il me trouva mieux, il me persuada si bien que rien ne nous arrive que par la volonté de dieu, qu'enfin je quittai la cruelle résolution de mourir, & que me résignant entre les mains du grand Thautates, je commençai à trouver de la douceur dans mes maux mêmes, puisqu'ils me venoient de sa souveraine bonté. Cette disposition ne contribua pas peu à me rétablir ; & désormais rien ne retardoit mon départ, que ma foiblesse.

 En attendant que mes forces fussent revenues, je sortois le plus souvent de la grotte sous pretexte de prendre l'air ; mais en effet pour m'occuper en liberté de mes pensées. Tandis que le vieillard vaquoit à la contemplation, & qu'Halladin alloit dans les villes voisines chercher les choses qui nous étoient nécessaires, j'étois moi sur le haut du rocher, tournant toujours les yeux & le cœur du côté où j'avois laissé Madonte. Et quoique j'eusse pris la résolution de ne point attenter à ma vie, je souhaitois toujours de la voir finir. J'aurois volontiers passé le reste de mes jours dans cette solitude, j'en avois même conçu le dessein, & je le communiquai à mon fidele écuyer. «Quel bien, me dit-il, pouvez-vous esperer en demeurant ici ? Madonte ne peut vous hair, du moins elle n'aime pas Thersandre autant que vous le croyez ; où si elle l'aime, comme elle a déja changé une fois, ne peut-elle pas changer encore ? Et si ce changement arrive, de quoi vous servira-t'il, si elle vous croit mort ? Hé bien, répondis-je, Halladin, nous y penserons,» & me tournant de l'autre côté, je feignis de vouloir reposer, afin de ne plus entendre des discours que je ne pouvois gouter. Cependant je fis mes réflexions, je pensai qu'en cherchant des aventures, j'en trouverois quelqu'une qui me conduiroit au trépas, & qu'il étoit difficile que je demeurasse long-temps inconnu, étant si près du lieu qu'habitoit Thorismond.

 Dès qu'il fut jour, j'éveillai Halladin, je lui dis d'aller acheter des chevaux & des armes. Il partit sur le champ, ravi de me voir dans ces dispositions. Cependant quelque diligence qu'il pût faire, il resta plusieurs jours dans son voyage. Durant son absence, je gardai une solitude encore plus étroite qu'auparavant. Je disputai, je l'avoue, si je devois rompre mes fers ; je fus même ébranlé ; mais ce dieu à qui l'on ne résiste qu'en fuyant, renouoit mes chaînes, ensorte que je compris qu'il n'y avoit plus pour moi d'esperance de m'en affranchir.

 Cependant les pêcheurs à qui j'avois donné une somme honnête, venoient souvent me visiter. Et comme ils alloient toutes les semaines à la ville où Thorismond tenoit sa cour, ils me rapportoient toujours quelques nouvelles. L'un d'eux me dit que l'on ne parloit d'autre chose que d'une dame qui avoit été condamnée au feu pour avoir eu un enfant. Mes soupçons tomberent incontinent sur Madonte, quoique je n'eusse jamais rien remarqué en elle qui pût les fonder. Mais je ne doutai plus, lorsque ce pêcheur m'eut assuré que c'étoit une des plus considerables, & des plus belles personnes de la cour ; car il ne put me dire son nom ; il l'avoit oublié.

 Je me rappellai alors l'amour de Madonte pour Thersandre, & me retirant seul sous des arbres qui étoient près de la grotte, je me livrai aux pensées affreuses qui vinrent m'agiter. D'un côté, le dépit d'avoir été si indignement trompé, me faisoit désirer la vengeance ; de l'autre quand je me figurois l'état où la fortune avoit réduite une personne que j'avois aimée, je ne pouvois retenir mes larmes. C'est dans cette situation qu'Halladin me trouva à son retour. Après m'avoir confirmé une si horrible nouvelle, «il ajouta que Leriane étoit l'accusatrice, & que Leotaris & son frere soutenoient ce qu'elle avoit avancé contre Madonte, & Thersandre. O dieu, m'écriai-je, que tes jugemens sont profonds ! & par combien de voyes tu nous découvres la verité des choses cachées ! Madonte, ajoutai-je un moment après, il est donc vrai que vous m'avez préferé ce même Thersandre que vos ancêtres eussent à peine reçu parmi leurs serviteurs ? Pouvez-vous ne pas mourir plus tôt de la honte d'un tel choix, que du supplice qui vous est préparé ?»

 Je demeurai long-temps sans parler, pour avoir trop de choses à dire, semblable à ces vases qui étant pleins ne laissent sortir l'eau qu'avec difficulté, si on les verse tout à coup. Halladin saisit ce moment pour me representer que je devois desormais hair, ou dumoins oublier Madonte, & que mon amour qui avoit été produit par la vertu, & par les faveurs, devoit bien finir par les injures que j'avois reçues, & par la connoissance d'une faute si honteuse. «Ce qui a fait naître mon amour, lui répondis je, c'est le destin ; pour la honte dont tu parles, je suis résolu d'entrer en champ clos contre les calomniateurs. Comment, seigneur, s'écria-t'il, vous prendriez les armes pour défendre la vie de ceux qui vous ont si indignement traité ? Oublirez vous que Madonte étoit entre les bras de Thersandre, tandis qu'elle vous faisoit éprouver toutes ses rigueurs ? Voulez-vous que l'on dise que vous vous armez injustement pour conserver à Thersandre ses plaisirs ? Cesse, interrompis je, Halladin, cesse de me tenir ce langage ; quand je me represente la mort de Madonte que j'ai tant aimée, la confusion où elle se trouve, la honte qui lui est préparée ; quand je me souviens que ces mains que j'ai tant de fois baisées avec les plus vifs transports, vont être liées avec des chaînes, que ce beau corps va être la proye des flammes. Ah ! Halladin, comment crois tu que je puisse le supporter ? Et y a-t'il quelque outrage qui puisse retarder les secours qui sont en mon pouvoir ? D'ailleurs elle peut bien être innocente, je dois le croire ; je le croi, puisque c'est Leriane, dont je connois la malice extrême, qui l'accuse. La pierre en est jettée ; que Madonte m'en sçache gré ou non, il n'importe. Je remplirai mon devoir ; & quelle autre récompense pourrois-je désirer ?»

 Halladin m'entendant parler avec tant de résolution, me dit qu'il prioit dieu de benir mes intentions ; mais que si j'avois ce dessein, il n'y avoit point de temps à perdre, que le dernier terme accordé par le roi finissoit le lendemain à midi, & que si nous ne partions à l'heure même, nous ne pourrions arriver à temps. Je montai donc incontinent à cheval, sans rien dire au druide, de peur qu'il ne me retardât. Seulement j'avois bien résolu, si j'étois vainqueur, de venir le remercier des obligations extrêmes que je lui avois. Je me rendis avec la plus grande diligence dans les faux bourgs de la ville où mon écuyer avoit laissé mes armes. Je les essayai, je les trouvai bonnes. Elles étoient noires ; l'écu representoit un tygre qui se repaissoit d'un cœur humain ; & le mot étoit : Tu me donnes la mort, & je soutiens ta vie.

 Je reprens, sans m'arrêter le chemin de la ville des tectosages. J'y arrive un peu avant midi. Je mis pié à terre pour faire repaître mon cheval, qui étoit presqu'excedé. Lorsque j'arrivai à la porte du camp, le combat étoit déja commencé, mais d'un chevalier contre deux : un moment plus tard le chevalier étoit mort, & Madonte convaincue ; car il ne m'eût pas été permis de renouveller le combat. Dieu permit donc que j'arrivasse si à propos, pour faire connoître l'innocence de la dame faussement accusée. J'obtins la victoire sur ces deux freres vaillans, & je la dus moins à ma force ou à mon courage, qu'à l'innocence de Madonte. Alors tout fut éclairci ; l'imposture de Leriane découverte, l'enfant reconnu pour être de sa niéce, la calomniatrice jettée au feu qu'elle avoit fait préparer pour Madonte, & Madonte remise en liberté ; je ne puis vous exprimer quelle fut ma joye ; je crus alors que toutes les peines que j'avois endurées à son service étoient plus que récompensées.

 Cependant, je ne voulus point me faire connoître que je ne sçusse si Madonthe aimoit Thersandre, ou si tout ce que j'avois vû n'étoit point un artifice de Leriane. Je m'approchai de l'échaffaut, pour sçavoir si Madonte ne m'ordonnoit rien de plus. Elle me remercia, & me pria de lui dire qui j'étois, & de la conduire dans sa maison, pour lui dire mon nom. Je m'en excusai le mieux que je pus ; & je m'offris à la conduire, pourvu que ce fût promptement. Mais craignant que le roi ne me commandât de me déclarer, pressé d'ailleurs par mes blessures, je me dérobai dans la foule, & rejoignant mon écuyer, je revins trouver le druide.

 J'oubliois de vous dire, madame, qu'ayant rencontré près de la ville un homme qui y alloit, je le suppliai de faire mes excuses à Madonte, & je feignis que des affaires importantes m'appelloient ailleurs : que si elle avoit besoin de mon service, elle auroit de mes nouvelles du côté de Montdor, & que je porterois toujours l'enseigne du tygre. Je voulois lui faire croire que j'allois de ce côté là, quoique ce ne fût pas mon dessein, de peur que si le roi avoit la curiosité de me connoître, il ne me fît suivre.

 Le druide me reçut avec les plus grandes démonstrations de joye. Et quand il sçut le sujet de mon voyage, & le secours que j'avois donné à Madonte, il crut ne pouvoir assés me remercier. Il commença par me faire ôter mes armes, & m'ayant trouvé quelques blessures, il prit tant de soin de moi, qu'en peu de temps je fus gueri. Mais n'y ayant pour moi aucun remede plus efficace que de sçavoir des nouvelles de Madonte, je priai le vieillard d'envoyer quelqu'un de ces pêcheurs, pour en apprendre. Il le fit, & le pêcheur à son retour ne m'en apporta que trop pour ma satisfaction. Il me dit que Madonte avoit emmené dans sa maison Thersandre, tout blessé qu'il étoit ; c'étoit lui que j'avois trouvé combattant seul contre Leotaris & son frere ; & que peu après le roi Thorismond avoit été tué par un myre.

 Depuis, tout ce qui m'avoit donné quelque soulagement ne fit plus qu'augmenter mes déplaisirs. La solitude où j'étois me déplaisoit, parce qu'elle découvroit la ville des tectosages. Je me déplaisois à moi-même, parce que j'aimois toujours Madonte, malgré toutes les raisons que j'avois de la hair. Mes playes se guerirent en peu de jours, parce qu'elles étoient legeres ; mais je devins si pâle & si affreux, qu'il étoit impossible de me reconnoître. Le bon vieillard ne sçachant que juger, me conseilla de changer d'air. Et je résolus de mener une vie errante, jusqu'à ce que je pusse rencontrer la mort.

 Après avoir remercié le druide, & reconnu les services des pêcheurs, je partis sans autre dessein. Cependant notre chemin nous ayant par malheur conduits du côté de la maison de Madonte, j'appris d'autres nouvelles qui acheverent de m'accabler ; on me dit qu'elle s'étoit dérobée sans autre suite que sa nourrice & Thersandre. Halladin s'efforça inutilement de me representer qu'elle ne me faisoit point d'injustice, puisque l'on me croyoit mort. Je ne pouvois plus supporter des lieux qui m'avoient été si chers autrefois. Je passai en Afrique, j'y vis le roi Genseric, & je reconnus que l'amour est par tout aussi puissant, que je l'avois éprouvé. Etant parmi ces vandales, j'appris les avantures d'Ursace, & d'Olimbre, & celles de la jeune Placidie, & d'Eudoxe sa mere ; & considerant la diverse fortune d'Eudoxe, la longue perseverance d'Ursace, la sage conduite du jeune Olimbre, & l'heureuse conclusion de leurs amours, je résolus de supporter mes malheurs avec plus de patience. Foible résolution ! inutile dessein !

 Enfin ne trouvant de repos nulle part, & voyant que la prudence humaine ne me servoit à rien, je crus devoir recourir aux conseils divins. J'avois oui dire que sur le penchant des pyrenées, vers l'oceau, il y avoit un temple consacré à Venus qui y rendoit des oracles. Je retournai donc en Europe, je consultai l'oracle pendant neuf jours sur la fin ou le remede de mes maux ; il me répondit, Forest, sans vouloir s'expliquer davantage. Je me déterminai à visiter toutes les forêts de l'Europe. Je ne puis vous dire, madame, combien j'en ai passé, & toujours inutilement. Mais je ne puis croire que le dieu veuille être menteur pour moi seul ; je me flate au contraire de trouver enfin dans ces lieux sauvages le soulagement qu'il m'a promis.

 Après que Damon eut cessé de parler ; Galatée qui avoit sçû une partie de son histoire par les nouvelles qu'Amasis avoit reçues de Torismond, & qui désiroit que cette contrée lui fût plus heureuse, lui dit : «Seigneur chevalier, j'avoue que vos plaintes contre la fortune sont trop légitimes ; mais vous ne devez pas vous livrer au desespoir. Les dieux ne sont point menteurs. Souvent, ils se plaisent à donner des réponses ambigues pour éprouver notre subtilité ; mais leurs oracles ont toujours leur accomplissement. Je croi que vous avez mal interpreté celui qui vous a été rendu ; le pays où vous êtes se nomme aussi Forest, & je ne doute point que l'oracle n'ait voulu parler de cette contrée. Il pourroit arriver que Madonte y seroit conduite pour quelque raison que vous ignorez. Madame, répondit Damon en soupirant, j'espere en effet trouver ici la fin de mes peines, parce que la mort fera ce que l'amour n'a pû faire. Non, non, dit la nymphe, esperez mieux. Demain nous consulterons l'oracle qui vous rendra la tranquilité ; cependant nos chars & votre écuyer reviendront, & vous guerirez à loisir. Je vous demande seulement de ne me point quitter que vous ne m'ayez conduite au palais d'Amasis ; je suis persuadée qu'elle sera ravie de vous voir.» Le chevalier répondit qu'il feroit tout ce que la nymphe jugeroit à propos de lui commander.

 Cependant Galatée qui avoit dépêché à Bonlieu vers la venerable Chrysante, pour l'avertir qu'elle y alloit, sçut par le retour du messager, qu'Astrée, Diane, Phylis, & toute la troupe des bergers y avoient dîné, & qu'ils alloient rendre leur visite à la fille d'Adamas.

 Ce messager qui dès l'enfance avoit été nourri au service de la nymphe, avoit coutume de lui raconter tout ce qu'il avoit vû ; c'est pour cela qu'après avoir rendu la réponse de Chrysante, il ajouta qu'excepté Galatée, il n'avoit jamais rien remarqué de si beau qu'Astrée & Diane. Galatée qui esperoit d'apprendre des nouvelles de Celadon, lui dit en presence de Damon même : «Hé quoi, Lerindas, (c'est ainsi qu'il s'appelloit) trouves-tu ces bergeres si belles, que tu les préferes à mes nymphes ? Oui, dit-il, madame, & je vous jure que si j'étois chevalier, je maintiendrois leur beauté contre quiconque. Astrée sur tout est incomparable, mais Diane me plaît davantage, parce qu'elle n'est point triste comme Astrée, & que les filles qui aiment tant me paroissent moins agréables. D'où vient cette tristesse, reprit Galatée ? De la mort d'un berger qui se noya il y a quelques lunes, dit Lerindas.»

 Alors Galatée se tournant vers Cleontine, «ma mere, dit-elle, j'ai presqu'envie de rester ici quelques jours, pour donner à Damon le temps de guerir, & de passer en attendant le Lignon, pour voir si ce que l'on dit de ces bergeres est véritable. Madame, répondit Cleontine, elles n'ont rien du village que le nom ; & si vous voulez avoir le plaisir de leur entretien, vous y arriverez à propos ; car Adamas doit venir faire un sacrifice solemnel à l'occasion du gui trouvé sur le plus beau chêne de leur hameau ; & s'il sçait que vous y veuilliez assister, il l'avancera autant que vous le souhaiterez.»

 Ces discours déterminerent Galatée à retarder son voyage de Bonlieu, pour assister au sacrifice avec les bergeres. En même temps elle dépêcha vers Amasis pour l'informer de ce qui s'étoit passé, du sujet qui l'arrêtoit à Montverdun, & de celui qui avoit conduit Damon dans ses états. Ces nouvelles affligerent & réjouirent tout à la fois Amasis. Damon avoit l'honneur de lui appartenir, & elle l'avoit pleuré comme mort ; elle étoit ravie d'apprendre qu'il vivoit encore ; mais l'état où il étoit, & l'insolence de Polemas lui déplaisoient infiniment. Elle vient aussi tôt à Montverdun sans avertir ni Polemas, ni Galatée ; & offre à Damon ce qui dépendoit d'elle. Damon étant surpris de la sorte, les excuses seules lui restoient, & les remercimens d'une si grande faveur. Amasis ajouta qu'elle ne pouvoit assés reconnoître les obligations qu'elle avoit à son pere, qui avoit empêché que Torismond ne ruinât ses états. «Madame, répondit le chevalier, en vous rendant ce foible service qu'il vous plaît d'exagerer, mon pere n'a fait que ce qu'il devoit, & moi succedant à sa place, je vous offre mon sang & ma vie.»

 Amasis lui proposa ensuite de l'emmener dans la grande ville de Marcilly, où l'on auroit plus de secours ; mais il s'excusa si bien, qu'elle lui permit de demeurer encore quelques jours en ce lieu. Son dessein étoit dès qu'il auroit consulté l'oracle, & reconduit Galatée, de se retirer dans quelque solitude où il ne pût être connu. Galatée fut ravie de ce qu'il restoit à Montverdun ; c'étoit pour elle un prétexte de passer quelques jours avec les bergeres, où elle esperoit d'apprendre des nouvelles de Celadon, ou de voir du moins si Astrée avoit tant de beauté qu'elle méritât d'être préferée à une si grande nymphe qu'elle.

 La reine retourna à Marcilly, après avoir fait bien des excuses à Damon du procedé de Polemas, qu'elle jura de ne point laisser impuni. Damon la supplia de lui pardonner, l'injure étant legere, disoit-il, & Polemas assés puni par la mort de son parent. Damon sçut enfin si bien diminuer la faute de Polemas, qu'Amasis promit de ne s'en point ressentir. Elle ne laissa pas, à son retour, de lui témoigner combien cette action lui avoit déplu ; il s'excusa envain sur ses gens qui avoient cru devoir venger la mort d'Argantée ; Amasis qui étoit bien informée, lui ordonna de les chasser de son service. Polemas s'en sentit si piqué contre Damon, qu'il résolut d'en tirer vengeance. Il étoit d'ailleurs si indigné que Galatée à laquelle il avoit osé aspirer ne l'aimât point, qu'il chercha les moyens de se rendre maître du royaume. Clidaman, Lindamor, Guyemans, & tous les principaux de la contrée étoient absens. Il se voyoit maître de toutes les places, & de tous les gens de guerre. Amasis au contraire lui ayant remis pour ainsi dire son autorité, n'avoit pour elle que la justice de sa cause. Damon seul donnoit à Polemas quelque inquiétude ; il craignoit qu'Amasis ne le retînt dans ses états pour le combler de faveurs. Il se souvenoit que le pere du chevalier avoit pensé épouser Amasis, & il attribuoit ses égards pour Damon, à la memoire qu'elle conservoit de ce pere. Il tira donc à part six de ces gendarmes que la reine lui avoit ordonné de congedier, & après s'être beaucoup plaint d'elle, il leur parla de la sorte : «Vous sçavez, mes amis, avec quel zele j'ai servi la reine ; & si dans aucune occasion j'ai rien épargné de ce qui dépendoit de moi, ou de ceux qui me sont attachés. Pour elle j'ai sacrifié tout interêt, j'ai fermé les yeux à ce qui me touchoit, j'ai uniquement songé à ce qui étoit du bien de son service. Je n'ai pû néanmoins fixer cette inconstance qui est si naturelle à son sexe ; je la voi donc prévenue maintenant en faveur d'un jeune étranger qui s'est acquis quelque réputation aux dépens d'Argantée ; je parle de celui qui le tua sous nos yeux, & qui sans doute avoit usé de quelque supercherie avant notre arrivée. Le ressentiment que vous en marquâtes me sera toujours present, & je n'oublirai rien pour vous convaincre de ma reconnoissance. Mais je crains bien que je ne le pourrai de long-temps, si vous ne prenez le parti que je vous proposerai.

 Amasis, par déference pour l'étranger m'a ordonné de vous congedier, & de vous interdire cette contrée où vous êtes nés. Ce coup au reste est moins contre vous que contre moi ; c'est-à-dire que voulant élever ce jeune homme, elle ne peut y parvenir, qu'en m'ôtant l'autorité que mes services m'ont acquise. Dans cette vue, elle commence aujourd'hui par m'ôter mes meilleurs amis, tels que je vous connois. Si les choses étoient en l'état où j'espere de les voir bien tôt, j'empêcherois bien ce desordre ; mais pour le present si vous ne trouvez quelque ressource dans votre courage, vous serez contraints de vous séparer de nous pour quelque temps ; ce qui me causeroit le plus sensible déplaisir. Si donc vous avez autant de résolution que je vous en ai toujours connu, balancerez-vous à perdre qui veut vous bannir de votre patrie ? Rien de plus facile ; il est seul ; trop foible pour chacun de vous, comment pourroit-il vous résister, lorsque vous serez tous contre lui. Si Amasis venoit à sçavoir qu'on lui eût ôté ce nouvel Adonis, elle montreroit d'abord quelque mécontentement, je n'en doute pas ; mais sa colere passeroit incontinent ; & je ne manquerois pas de vous défendre. D'ailleurs, vous avez assés de prudence pour conduire si secretement l'entreprise, que les auteurs ne puissent en être soupçonnés.»

 Persuadés par ces discours artificieux, les gendarmes promirent d'executer ce qu'il leur proposoit : qu'ils étoient prêts à lui obéir, & qu'ils conserveroient au peril de leur vie sa grandeur, & son autorité, & qu'au reste il devoit faire semblant de les congedier, & tous ceux qui s'étoient trouvés dans cette même rencontre, afin qu'on les observât moins.

 Le lendemain, Polemas assemble tous ceux qui avoient attaqué Damon ; il leur dit que par un commandement exprès d'Amasis, il les casse, & leur ordonne de sortir dans dix jours de toute la contrée ; qu'il est bien mortifié de les traiter de la sorte, mais qu'il doit obéir ; qu'il y va de leur vie si ce terme expiré ils paroissent encore ; & que ne pouvant perdre le souvenir de leurs services, il n'oubliera rien pour les remettre en graces, & qu'en attendant il leur fera donner du sien propre la paye de trois lunes entieres. En feignant ainsi d'être véritablement touché de leur malheur, il se concilia non seulement ceux qu'il renvoyoit, mais encore tous les autres, & par là il avançoit l'execution de ses desseins ; car ce qu'il ôtoit à la reine tournoit à son avantage.

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LIVRE SEPTIÈME



 Adamas, pour satisfaire à la promesse qu'il avoit faite aux bergeres, ordonna, dès que le jour fut venu, que l'on fît partir les sacrificateurs avec les animaux, & les autres choses nécessaires, & que l'on avertit tous ceux des hameaux voisins, afin qu'ils pussent assister au sacrifice. Cependant Daphnide & les bergeres s'étant habillées, ils se mirent tous en chemin. Alexis paroissoit la plus interdite ; dès qu'elle apperçut le Lignon, & sa derniere retraite, elle regarda moins comme une verité, que comme un songe, un voyage si inesperé. A la verité, lorsqu'elle eut descendu une partie de la colline avec Astrée, & qu'Hylas par ces discours l'eut cent fois divertie de ces tristes pensées, elle ressentit une si grande joye, que l'on pouvoit la lire dans ses yeux. D'un autre côté Astrée qui avoit le bonheur d'être auprès de la feinte Alexis, dont les traits étoient si ressemblans à ceux de Celadon, se croyoit presque la plus heureuse bergere de la contrée. Et parce qu'Adamas lui avoit fait entendre que ce soir là même il iroit loger chez Phocion, & qu'Alexis & Leonide l'y accompagneroient, elle en fit informer ce pasteur, afin qu'il se préparât à recevoir dignement de tels hôtes. Et ce fut Lycidas qui se détacha pour en porter la nouvelle, & pour se disposer de son côté à recevoir Alcidon & Daphnide.

 Cependant les bergers marchoient chantant & discourant, pour tromper la longueur du chemin. Calydon qui avoit la memoire si fraîche de la réponse cruelle qu'Astrée lui avoit faite n'osoit plus s'approcher de la bergere. Il marchoit quelques pas devant elle ; & comme il ne pouvoit cacher ni son déplaisir, ni son amour extrême, il ne put s'empêcher de soupirer ces vers :


Pourquoi l'aimer, helas, si mon extrême amour
 N'est payé que d'indifference ?
 Si malgré ma perseverance,
Je ne puis esperer de la fléchir un jour ?


Mais puis-je renoncer à la bergere aimable
 Qui me tient captif dans ses fers ?
 Non, non, dans ce vaste univers
Il n'est aucun objet qui lui soit comparable.

 A peine il eut achevé, qu'Hylas qui étoit auprès de lui, & qui ne pouvoit approuver cette constance, chanta ces vers à haute voix :


Change d'humeur qui le voudra ;
Jamais Hylas ne changera.
Il est certain qu'Hylas vous aime.
Mais vous sçavez, belle Alexis,
De son amour quel est le prix.
Le prix d'amour, c'est l'amour même.
Change d'humeur qui le voudra ;
Jamais Hylas ne changera.


Languir auprès d'une cruelle
C'est un état bien rebutant.
Ce n'est pas d'ailleurs mon talent.
Il vaut bien mieux être infidele.
Change d'humeur qui le voudra ;
Jamais Hylas ne changera.


Je ne propose rien d'étrange.
Qu'égale entre nous soit la loi.
Comme je vous aime aimez-moi.
Et changez-moi, si je vous change.
Change d'humeur qui le voudra ;
Jamais Hylas ne changera.

 La chanson d'Hylas réjouit infiniment les bergeres, & Stiliane sur tout qui marchoit avec Carlis. «Hylas, lui dit-elle, en verité on a bien tort de vous accuser d'inconstance ; jamais berger ne fut si constant que vous ; & je vous retrouve absolument le même que je vous vis la premiere fois. Mon ancienne maîtresse, répondit Hylas, vous voyez quelle est l'injustice de notre siecle. Il faut avouer s'écria Daphnide, qu'il a bien de l'enjoument ; on peut le nommer unique en son espece, & je croi que vous seriez bien fâchés de le perdre. Mais, belle bergere, ajouta-t'elle, en s'adressant à Diane, depuis quand est-il dans cette contrée ? Quel motif l'y a mené, & quel sujet l'y retient ? Madame, répondit Diane, il y a peut être quatre ou cinq lunes que nous le connoissons. De vous dire ce qui l'arrête parmi nous, je le croi superflu, vous êtes trop instruite de ses sentimens. Mais pour le sujet qui nous l'a amené, c'est ce que nous ignorons : non qu'il soit mysterieux ; mais il a plusieurs fois commencé le récit de ses avantures, & toujours il a été interrompu, ou le temps lui a manqué. Pour peu, madame, que vous désiriez d'en sçavoir davantage, il vous le dira bien tôt, car il croit avoir autant d'obligation à ceux qui veulent l'écouter, que peuvent lui en avoir ceux dont il satisfait la curiosité.

 Il me semble, ajouta Daphnide, que s'il vouloit nous raconter son histoire, ce seroit un agréable amusement, & que le chemin nous en paroîtroit moins long ; mais il faut que la belle Alexis ordonne.» Alexis s'entendant nommer, & remarquant le signe de Daphnide, pour ne point montrer qu'elle fût trop attentive à parler avec Astrée, lui demanda si elle souhaitoit quelque chose d'elle, & ayant sçû par Diane ce qu'elle désiroit : «Madame, dit-elle, je suis persuadé que personne n'a sur Hylas plus de pouvoir que vous ; mais je vais essayer le mien, puisque vous l'ordonnez ainsi : Mon serviteur, ajouta-t'elle en se tournant vers Hylas ; je crains bien que ces nouvelles bergeres ne m'enlevent votre cœur. Rassurez-vous ma belle maîtresse, dit Hylas, je pourrai bien dérober le leur, mais je vous jure qu'elles n'auront pas le mien qui vous est entierement acquis.» Puis s'approchant d'Alexis : «Je voi bien continua-t'il, que vous ne sçavez pas encore de quelle sorte j'aime. Lorsque je pense à m'attacher à quelque objet, j'examine quelle est sa beauté, & je l'aime à proportion. Et quand cet amour est dissipé, il ne m'en reste plus pour ce même objet. Alors si je veux aimer, il faut que je cherche une autre beauté, pour faire une nouvelle provision d'amour. Si jamais je n'avois aimé ces nouvelles bergeres, vous auriez quelque raison de craindre, mais il y a long temps que le fonds d'amour que j'avois fait pour elles est épuisé.

 Voilà, dit Daphnide en souriant, la plus belle façon d'aimer dont j'aie entendu parler. Il est vrai, dit Alexis ; mais Hylas, ajouta-t'elle, je crains que vous n'ayez bien tôt dissipé l'amour que vous avez assemblé pour moi, & alors vous ne m'aimerez plus. J'en conviens, répondit froidement Hylas, mais ce que vous craignez est impossible ; quand je fais ce fonds d'amour, je le proportionne à la beauté que je veux aimer ; & comme la vôtre est infinie, mon amour est de même infini. J'en suis ravie, dit Alexis ; car je serois inconsolable si je venois à vous perdre ; c'est pourquoi, si par hazard le fonds étoit moindre que vous ne dites, rabatez plus tôt de la dépense, afin que la provision dure davantage. Ma maîtresse, dit-il incontinent, soyez tranquille, elle est telle que j'ai dequoi vous aimer au delà de ma vie. Mais, mon serviteur, dit Alexis, puisque vous m'aimez tant, il me semble que vous devriez bien désirer que je vous aimasse de même. Dites-moi, interrompit Hylas, ce que je dois faire, & vous verrez que je le désire du moins autant que je vous aime. Mais, dit Alexis, comment voulez-vous que je vous aime, si je vous connois peu ; vos actions vous rendroient sans doute estimable, si elles n'étoient point ignorées. Si donc vous voulez que je vous aime, apprenez-moi l'histoire de votre vie, & ne perdez pas une occasion aussi favorable. Hé quoi ma maitresse, dit Hylas, ce long discours n'avoit-il point d'autre objet ? Le moindre signe auroit suffi ; & quoique je tienne pour fausses toutes les maximes de Silvandre, celle-ci sur tout ; qu'il faut connoître avant que d'aimer, je vous raconterai tout ce que je sçai de moi-même, dans la seule vue de vous obéir.»

 Alors Adamas fit mettre Hylas au milieu des bergeres ; & pour le mieux entendre, les bergers se pressoient si fort autour de lui, qu'ils se marchoient presque sur les pieds. Hylas voyant qu'ils faisoient tous silence, commença de la sorte :



HISTOIRE DE CHRYSEIDE,
ET D'HYLAS.



 L'ignorance a cela de propre qu'elle fait blâmer bien des choses qui par elles mêmes sont louables ; c'est une verité que j'ai souvent reconnue, depuis que je suis sur les bords du Lignon, où les fausses maximes de Silvandre sont tellement suivies, que l'on croiroit offenser les dieux, si on ne le regardoit comme un oracle. Pour moi qui ne suis point esclave de l'opinion, je n'ai jamais écouté que la raison seule, & l'experience mere de la prudence. Parlez neanmoins à Silvandre & à ses partisans, ils maintiendront au peril de leur vie, que l'experience est trompeuse : comme si les dieux ne nous avoient pas accordé le jugement pour discerner le bon & le meilleur ; & une volonté qui se porte naturellement à ce qu'il y a de plus parfait. N'oubliez point, ma belle maîtresse, ces grandes verités, lorsque vous entendrez que j'en aime plusieurs ; & ne craignez point que je vous quitte jamais, puisque je ne sçaurois jamais rien trouver de si parfait que vous,

 Or ce que vous desirez maintenant de sçavoir, nul ne peut vous l'apprendre que moi ; pour le reste, ces indiscretes bergeres à qui je l'ai déja raconté, vous le diront à loisir, si elles ne l'ont pas déja fait. Ainsi je ne repeterai point que je suis originaire de Cargues, que là je commençai mon apprentissage auprès de Carlis, & que je le finis sous Stiliane, ni que suivant ma fortune je vins à Lyon, après avoir aimé sur la route la belle Aimée, la folâtre Floriante, & la triste Cloris. Je ne redirai point qu'étant arrivé à Lyon, j'entrevis Circéne, que j'en fus épris, & que si ma passion pour elle nâquit dans le temple, elle expira lorsque j'en sortis, pour revivre quelque temps après ; que Circéne cependant a laissé la place à la charitable Palinice, Palinice à la gracieuse Parthenope, celle-ci à la malicieuse Dorinde, & Dorinde à la superbe Florice. Mais parce que Florice est la derniere de toutes, je commencerai mon recit où finit cette passion, pour vous mieux faire entendre ce que vous desirez sçavoir.

 Periandre vertueux chevalier, & qui aimoit éperdument Dorinde, me fit perdre les bonnes graces de Florice, en me dérobant, quoique mon ami, quelques billets qu'elle m'avoit écrits, & qu'ensuite la malicieuse Dorinde fit voir à Theombre mari de Florice. Theombre conçut alors des soupçons si violens, qu'il emmena Florice à la campagne. Et par là il me fit perdre le bonheur de la voir, & peu de temps après le desir de la revoir ; car, ma maitresse, je l'avoue ingenument, mon amour prend naissance par les yeux, & meurt par l'absence : selon cette maxime veritable, qui est loin des yeux, l'est aussi du cœur, & cette autre qui ne sçait oublier, s'en aille.

 Or Florice demeura à la campagne une lune entiere : terme assés long pour voir naître & mourir en moi une douzaine d'amours. Mais quand son absence eût été plus courte, l'occasion qui se presenta auroit suffi pour me la faire oublier. Cependant, quoique j'aye trop de courage pour me laisser abbattre par de semblables accidens, je fus bien embarassé, lorsque je vis Florice s'éloigner, & plus encore lorsque je vis qu'elle ne revenoit point. Mais pensant qu'amour étant un feu qui m'avoit brulé, il falloit chercher un autre feu, & pour me guerir de ma premiere brûlure, en faire presqu'une nouvelle, j'aillai partout où je sçavois qu'il y avoit quelque beauté, & le ciel qui favorise d'ordinaire les projets legitimes, me fit enfin rencontrer le feu qui m'étoit necessaire.

 Un soir que je me promenois sans dessein sur les bords de l'Arar, j'apperçus trois chars découverts & tirés par six chevaux. Je me mis dans un lieu commode, pour les voir passer. Il y avoit dans chacun des chars quatre femmes, autrement vétues que les notres. Leurs robes étoient volantes ; les manches si étroites que la forme du bras paroissoit. Leurs cheveux relevés par devant, excepté quelques boucles qui tomboient nonchalamment sur leur visage. Au haut de leur coeffure, & par derriere étoit attachée une gaze qui traînoit jusqu'à terre, aussi bien que les doubles manches. Cet habillement qui m'étoit inconnu me donna une extrême curiosité de le bien considerer ; mais la fortune voulut que la premiere sur qui mes regards tomberent, m'attacha tellement, que je la suivis des yeux, autant que je le pus. Elle étoit dans le premier char à la place la plus honorable. Son teint étoit plus blanc que le lys, elle avoit les sourcils noirs, les yeux noirs aussi, mais si vifs qu'ils perçoient jusqu'au fond du cœur. La bouche plus vermeille que la rose ; le col un peu long, mais si blanc, si exactement rond, qu'on l'eût pris pour une colomne d'albâtre. Pour sa gorge un mouchoir jaloux en cachoit une partie ; cependant il s'élevoit au branle du char, & laissoit passer quelquefois bien avant l'œil curieux. Jugez, madame, si je pus voir tant de beauté, sans l'aimer ; aussi j'oubliai pour elle, & Circène, & Palinice, & Dorinde, & Florice même.

 Peut-être ce détail vous étonne ; vous avez peine à concevoir que j'aye pû remarquer tant de perfections dans une personne qui ne faisoit que passer ; mais sçachez qu'Amour me prêta ses yeux, & ne croyez point qu'il soit aveugle, comme le prétend Silvandre. Quiconque voit avec les yeux de l'Amour, perce l'habillement, & voit à travers la robe des beautés cachées à tout autre ; enfin ce char fortuné emporta mon cœur. «Turis, Silvandre, dit Hylas interrompant son récit ? Il est vrai, dit Silvandre ; si le char qui emportoit ton cœur, alla rudement, il en sortit bien tôt, car il ne reste pas long temps en un même lieu. Voila, continua Hylas, le langage de Periandre.» Lorsqu'il me vit épris de cette beauté, il s'approcha doucement, & me dit : «Courage, Hylas, vous guerirez de cette blessure, comme des autres ; car vous sçavez bien que ce n'est pas la premiere fois que vous avez eu le même mal. Je l'avoue, répondis-je, mais alors je sçavois qui le causoit, & maintenant je l'ignore. Et depuis quand, ajouta Periandre, avez-vous un mal si bizarre ? Depuis le temps à peu près que nous en parlons, lui répartis-je ; & si vous ne m'aidez à me faire connoître celle que j'adore, oui c'est fait de moi. En verité, répartit Periandre, je croi que vous avez perdu le sens. Ecoutez, lui dis-je, si c'est avoir perdu le sens, que d'aimer ce que j'adore. La beauté pour qui je meurs ne le cede point à Venus ; elle a plus de grace que les graces mêmes ; & si l'amour n'avoit point de bandeau, sans doute il brûleroit pour elle. Mais helas, j'ignore qui elle est. Et voila votre folie, repartit brusquement Periandre ; mais où l'avez-vous vue. O dieux lui dis-je, n'êtes-vous pas bien aveugle de ne point voir le soleil, quand il éclaire ? N'avez-vous pas vû ces chars qui viennent de passer ? Dans le premier étoit celle que j'aime, & que je ne connois point. J'y suis maintenant, ajouta-t'il. Sçaches mon ami que tu es dans les fers d'une captive ; Gondebaut notre roi qui les a prises au delà des Alpes, les envoye ici comme des garants de sa victoire.»

 C'est ainsi que j'appris qui étoit la belle étrangere. S'il eût été moins tard, dès le soir même j'eusse essayé de la voir ; mais il fallut me retirer. Je ne fermai les yeux de toute la nuit, & je me levai avant l'aurore. Periandre m'avoit promis de venir me prendre pour aller au palais, où nous devions nous trouver, lorsque ces étrangeres iroient au temple. Cependant je me mis à ma toilete, & cent fois je retouchai à mon ajustement. Mes cheveux parurent un peu trop dorés ; & parce qu'il est de la derniere importance de ne point donner aux femmes de mauvaises impressions de soi à la premiere vue, & que je sçai qu'elles n'aiment point cette couleur, quoique sans fondement, je me couvris la tête de poudre de cypre. Periandre me surprit dans ce travail, & par hazard levant les yeux, je le vis sourire. «Periandre, lui dis-je, je vous croyois plus de mes amis ; au lieu de compatir à mon mal, vous en riez. Nullement, répondit-il ; mais je ne croi point que vous vous plaigniez sérieusement, à moins qu'Amour, pour vous punir, n'ait voulu vous faire éprouver, ce que vous n'avez pû vous imaginer d'autrui, je veux dire qu'il y ait des passions si violentes. Vous avez raison, lui répondis, je ; mais si je n'ai jamais rien tant aimé, ne soyez point surpris que j'employe tant de soins, & tant d'étude. Si vous ne finissez, ajouta-t'il, nous arriverons trop tard.» En même temps il m'arrache de mon miroir, & me contraint de le suivre au palais. A peine fûmes nous arrivés, que nous vîmes sortir les étrangeres qui alloient au temple.

 Celle que j'attendois arriva la derniere de toutes. Sa beauté me ravit de sorte, que j'ignore ce que je devins. Lorsqu'elle passa près de moi, je ne pûs m'empécher de dire avec un grand soupir : Voilà la plus belle de toutes. Seule de toutes les étrangeres, elle entendoit le gaulois, ainsi je l'obligeai aux dépens de toutes les autres, sans les désobliger pourtant. Pour une femme c'est un outrage impardonnable que le mépris de sa beauté, comme il n'y a point de flateries qui leur plaisent autant que celles qui touchent leur beauté, parce qu'elles ne démentent jamais les jugemens qu'on en fait, quelque avantageux qu'ils puissent être.

 Le temple étoit assés éloigné du palais ; je trouvai néanmoins le chemin si court, que je ne croyois pas en avoir fait la moitié, lorsque nous y arrivâmes. Tant que le sacrifice dura, j'eus les yeux sur la belle étrangere ; & toutes les fois qu'elle tourna les yeux vers moi, elle surprit mes regards attachés sur elle. Le sacrifice étant fini, elles s'en retournerent dans le même ordre qu'elles étoient venues. Il arriva que ma déesse se laissa tomber sur une des marches du temple ; je volai à son secours, & la prenant par le bras, je la relevai avec tant de satisfaction, que je ne puis l'exprimer. Et depuis elle m'avoua que ce fut en cette occasion qu'elle connut la premiere fois mes sentimens pour elle. Je dis ceci pour Silvandre, qui ne voudroit pas rendre à sa maîtresse un moindre service que celui de lui sauver la vie ; il ne croit pas que tout autre puisse mériter quelque attention.

 Silvandre ne vouloit point l'interrompre ; mais s'étant apperçu que tous avoient les yeux tournés sur lui, & que Diane même attendoit sa réponse : «Hylas, lui dit-il, bien loin que je ne voulusse rendre à ma maîtresse un moindre service, que de lui sauver la vie, je demande à Thautates qu'il écarte d'elle tous les dangers, & qu'il m'épargne à moi de si terribles allarmes : mais ces petits services que je nommerai soins ne méritent pas l'estime que tu en fais ; les plus grands services mêmes doivent être effacés de la memoire de celui qui les a rendus. Et comment, reprit Hylas, on doit perdre la memoire d'un long service ? en verité, Silvandre, tu trouveras bien des femmes qui t'applaudiront, l'ingratitude, mere de l'oubli, étant naturelle à leur sexe. Pour moi, j'ai toujours crû que c'étoit vivre en dupe, que de ne pas tenir une liste de ses services ; & s'il arrive qu'elles feignent de ne point remarquer ce que je fais pour elle, je leur en rebats si souvent les oreilles, qu'elles sont forcées d'y faire attention. Aussi suis-je persuadé que si tes services valoient les miens, tu ne serois pas homme à les perdre inutilement ; & je tiens moi que les moindres que je rens méritent une grande récompense.

 Si j'ignorois, répondit Silvandre, que tu es de l'isle de Camargue, je te soupçonnerois d'une contrée des Gaules, dont les habitans ont trois qualités qui se rapportent assés à ton caractere. Qui sont-elles, ajouta Hylas ? Je voulois les taire, reprit Silvandre ; mais puisque tu me presses, les voici. Ils sont riches de peu de bien, docteurs de peu de sçavoir, & fiers de peu d'honneur.» Hylas voulut répondre à moitié en colere ; mais les éclats que firent les bergeres, l'en empêcherent. Et lorsqu'il reprenoit la parole, Silvandre l'interrompit ainsi en souriant : «Il te suffit, Hylas, que je n'aye point fait application de ces mots à la province des romains où tu es né ; mais si tu te sens blessé, je te permets d'en dire autant ou plus du lieu de ma naissance, quand il te plaira. Sois persuadé, reprit incontinent Hylas, que s'il ne m'étoit aussi inconnu qu'à toi même, je ne demeurerois pas muet à ce reproche : sans sçavoir néanmoins quelle est cette contrée malheureuse, il est aisé de juger qu'elle ne doit guere porter que des ronces & des chardons, puisqu'elle a produit un esprit aussi épineux, & aussi mordant que le tien.» Silvandre ne voulut point répondre, pour le laisser reprendre le fil de son discours ; ce qu'Hylas fit en ces termes, après s'être tû quelque temps.

 Les anciens habitans de Lyon observoient religieusement les loix de l'hospitalité, & rendoient beaucoup d'honneurs aux étrangers. Une tante de Periandre nommée Amasonte, étoit sur tout dans ces principes. Quelques jours après que les belles étrangeres furent arrivées, elle s'informa s'il étoit permis de les visiter. On lui dit que le roi en seroit charmé ; elle ne manqua pas d'aller au palaïs, pour leur offrir ses services. Elle avoit une jeune fille nommée Orsinde, qui n'étoit point désagréable. Elle la mena avec elle & toutes deux furent si contentes des étrangeres, qu'elles retournerent souvent au palais. Elles gouterent principalement la belle qui m'avoit sçû si bien surprendre, & lierent avec elle un commerce plus étroit qu'avec les autres, sans doute parce que celle-ci possedoit la langue des gaulois. Periandre m'avertit de ce qui se passoit ; je lui representai qu'il devoit engager Amasonte à nous introduire au palais. Le même jour Periandre dînant avec elle lui fit mille questions, sur la façon de vivre, & sur les manieres de ces captives. Amasonte lui en ayant donné une idée très avantageuse, il feignit un désir extrême de les voir, & de les entretenir.

 «Venez avec ma mere, répondit Orsinde, & votre curiosité sera satisfaite ; si pourtant, reprit Amasonte, il est permis aux hommes de les visiter, car c'est de quoi je ne me suis point informée ; je vous promets de le sçavoir la premiere fois que j'irai au palais.» Le lendemain elle apprit que tout le monde entroit dans leur appartement ; & le jour suivant elle résolut de l'y conduire. Ce jour parut si long à mon impatience, que je demandai cent fois quelle heure il étoit ; il me sembloit que le soleil marchoit plus lentement qu'à l'ordinaire. Je n'eus pas plus de tranquilité durant la nuit, ni le matin plus de patience, jusqu'à ce que je vis approcher l'heure où Periandre devoit aller au palais. Je mesurai si bien le temps, que j'arrivai en même temps qu'eux, mais par un autre côté ; & feignant que c'étoit par hazard, je demandai à Periandre où il alloit. Il me répondit froidement qu'il se laissoit conduire à sa mere ; mais Amasonte prenant la parole, elle m'invita à les accompagner. Je ne m'informe plus, lui dis-je, où vous allez ; il me suffit que vous commandiez. Aussi tôt je donnai la main à Orsinde. Nous arrivons dans l'appartement des belles étrangeres ; & d'abord celle que j'adorois s'avance vers Orsinde avec un visage si riant que j'en devins jaloux. Amasonte fit entendre à ma déesse qui nous étions, & lui témoigna le désir que nous avions Periandre & moi de lui rendre nos services ; elle nous répondit avec toute la politesse imaginable ; puis se tournant vers moi, elle se souvint de l'attention que j'avois eue pour elle, lorsqu'elle tomba à la sortie du temple. «Madame, lui dis-je, vous êtes bien differente de nos dames gauloises, elles oublient les plus grands services, & vous, vous daignez tenir compte des plus petits. Si vos dames gauloises en usent de la sorte, répondit-elle, c'est que notre sexe est tellement en bute à la médisance, que nous sommes forcées à dissimuler bien des choses que nous voyons, comme les hommes mêmes ; & nous sommes en cela plus à plaindre qu'à blâmer.»

 Periandre & Orsinde nous avoient laissés exprès ensemble, tandis qu'Amasonte entretenoit les autres étrangeres ; c'est ce qui m'engagea à lui répondre avec plus de hardiesse : «Madame, si celles que vous excusés vous ressembloient par les qualités de l'esprit & du corps, elles n'auroient pas besoin d'apologie, fussent-elles plus cruelles. Et quelque rigueur qu'elles nous fissent sentir, nous ne laisserions pas de les servir & de les adorer.» Bien loin que ce discours l'étonnât, elle repartit d'un air riant : «Seigneur chevalier, il me paroît que l'usage de la flatterie n'est pas moins connu parmi les gaulois, que parmi les romains ; & ces mêmes gaulois qui ont une si grande réputation de franchise ne sont pas plus sinceres que les autres peuples. Madame, repliquai-je, j'ignore si votre nation donne à la verité le nom de flaterie ; mais j'ose vous jurer par le grand Thautates, que je n'ai jamais rien vû de si beau, ni de si parfait que vous.»

 Or, ma maitresse, je m'avançai tellement dans cette premiere entrevue, que je lui déclarai le désir que j'avois de lui rendre service ; peut-être serez-vous surprise de cette précipitation ; mais outre que je ne suis pas d'humeur à languir aux piés d'une belle, ni à demander des yeux ce que ma bouche peut exprimer, j'ai toujours pensé que les délais gâtoient plus les affaires qu'ils ne les avançoient, & sur tout en amour, où c'est être vaincu que de ne pas remporter une prompte victoire. Mais voici ce qui me détermina à m'expliquer si brusquement. Je sçavois que ma déesse étoit captive, & gardée avec ses compagnes par ordre du roi ; & parce qu'il étoit difficile de penetrer ses desseins sur elle, je craignis que l'on ne m'ôtât bien tôt la liberté de lui parler. Je sçavois aussi qu'elle venoit d'une contrée où le sexe est plus hardi que dans nos gaules à entreprendre ce qu'il désire, & à executer ce qu'il a une fois entrepris. Et c'est ce qui me fit juger que celle-ci ne désaprouveroit point une déclaration précipitée.

 Je me conformai donc à l'humeur de sa nation, & je suivis mon propre caractere. Peut être mes discours ne furent-ils pas pris d'abord sérieusement ; mais ils m'applanirent du moins la route de son cœur. Elle me traita bien autrement que Periandre, & que tous les autres qui venoient la visiter. Il y avoit peu de choses qu'elle ne me communiquât. Un jour (il s'étoit peut être écoulé une lune depuis notre premiere entrevue) elle m'avertit qu'elle iroit sur le soir se promener avec ses compagnes dans l'isle de l'Athenée, lieu fort agréable, & planté de divers arbres. Je ne manquai pas de m'y rendre ; & j'aurois cru pécher contre la politesse, si je n'avois pas profité de l'avis secret qu'elle m'avoit donné. Dès qu'elle me vit : «Hylas, me dit-elle, feignant que je m'étois rencontré là par hazard, quelle fortune vous amene en ce lieu, où mes compagnes & moi nous croyions passer le reste du jour sans témoins ?» Cette feinte me plût extrêmement ; car une dame qui aime tâche toujours de cacher aux autres les empressemens qu'on a pour elle. «Madame, répondis-je dans le même goût, je loue la fortune qui m'a conduit ici ; mais je m'en applaudirois bien davantage, si elle me procuroit le moyen de vous rendre à toutes quelque service agréable.» Elles me remercierent en assés mauvais termes, quoique civilement ; & parce qu'elles avoient de la peine à m'entendre, & à me répondre, elles nous laisserent seuls, comme nous le désirions. Je la pris sous le bras, & de peur qu'elle ne s'en trouvât offensée. «Madame, lui dis-je, je sçai qu'au lieu où vous êtes née, on n'en use pas ainsi ; mais étant dans la Gaule, souffrez que j'exerce les privileges de la nation. Hylas, me répondit-elle, la bonne volonté que vous me témoignez, exige encore de moi quelque chose de plus que cette familiarité ;» En même temps elle poussa un soupir, & je la vis changer de visage. Et parce que je l'avois souvent surprise en cet état, je la suppliai de me dire quelle fortune l'avoit conduite en cette contrée, & quel sujet l'y retenoit. (Et remarque bien, Silvandre ce que j'ajoute ici) J'en usois de la sorte, convaincu que ce n'est pas un petit avantage que de connoître les avantures & les inclinations de celles à qui l'on veut plaire, puisque l'on s'instruit par là de ce qui leur est agréable, ou qui leur déplait. «Comment, me répondit-elle, Hylas, ignorez-vous que nous sommes prisonnieres du roi, & que nous lui avons les plus grandes obligations ?» Je repartis que je n'en sçavois que ce que le bruit public m'avoit appris. «Hé bien, continua-t'elle, vous me faites paroître trop de bonne volonté pour moi ; je ne vous tairai point ce que vous désirez sçavoir. Ecoutez donc l'histoire la plus funeste ; & soyez discret.»



HISTOIRE DE CHRISEIDE
ET D'ARIMANT.



 Je suis d'un pays que les habitans nomment Salasses : il est assez connu par ses mines d'or, pour lesquelles les naturels ont été si souvent obligés de se révolter contre les romains. Lorsque je nâquis, une fille druide qui par ordre du dieu Thautates passoit dans notre contrée, arriva pour ainsi dire au même instant dans la maison de mon pere. Comme il remarqua qu'elle me consideroit avec beaucoup d'attention, il lui demanda quelle seroit ma fortune : «Telle, lui répondit-elle, que celle de la contrée où elle est née.» La réponse étoit obscure ; mais quelques années après la même druide repassa, & pressée par ma mere d'éclaircir sa prédiction, «elle lui dit : cette fille aura la même fortune que la contrée où elle est née. Les romains par la soif de l'or qui abonde en cette region, l'ont ruinée par les gueres & par les travaux dont ils ont accablé les habitans : ainsi la beauté & le mérite de votre fille lui susciteront de grands maux.» Je n'ai que trop éprouvé la verité de cette prédiction, comme vous l'entendrez bien tôt.

 La ville où je pris naissance est située entre deux collines ; on la nomme Eporede. A peine j'avois atteins ma neuviéme année, que je perdis mon pere ; il s'appelloit Leandre. Il n'y avoit personne dans toute la contrée qui ne lui cedât en naissance, en richesse, en grandeur ; & si la mort ne l'avoit prévenu, lorsque l'empire est allé en décadence, sans doute il se seroit emparé non seulement des salasses, mais des libices, des centrons, & des veragrois aussi. Je sçai que mes propres louanges siéent mal dans ma bouche ; mais ce détail étoit nécessaire, pour vous faire entendre la suite. Je tombai entre les mains d'une mere, plus soigneuse d'elle-même, que de ses enfans ; elle se nommoit Lucie. Je menai cependant une vie assés tranquille jusqu'à ma quatorziéme année ; la fortune ne me jugeoit pas encore capable de ressentir la pesanteur de ses coups ; & pour les rendre plus sensibles, elle les couvrit de quelque apparence de bien.

 Dans la ville de ma naissance habitoit un grand nombre de chevaliers ; car au lieu que les vôtres se retirent dans les campagnes pour vivre avec plus de liberté, ceux de la gaule Cisalpine vivent dans les villes, où par ce moyen ils ont toute l'autorité. Parmi ces chevaliers étoit un jeune libicien, à qui la nature avoit prodigué tous ses dons, il ne lui manquoit que des richesses ; son pere ayant plus songé à acquerir de l'honneur que du bien. Ce jeune homme, à cause de la haine que Ritimer gouverneur de la gaule Cisalpine portoit à son pere, demeuroit dans notre ville. Il s'appelloit Arimant. Un jour que j'assistois à des nôces, il me vit par malheur ; en ces occasions il nous est permis de nous laisser voir, & non pas comme dans ces contrées où l'entrée des maisons est aussi libre que celle des temples mêmes. Dès lors il devint amoureux de moi, & cette passion fut la source de tous ses déplaisirs & de tous les miens. Ce fut dans un de ces bals, où l'on se contente de marquer un peu la cadence, & qui semblent n'avoir été imaginés que pour faciliter aux chevaliers le moyen de parler aux dames, ce fut dans un de ces bals, dis-je, qu'il me déclara son affection.

 J'ignorois qui il étoit ; cependant la hardiesse qu'il eut de s'adresser à moi, me fit juger qu'il devoit être un des principaux de la contrée. Je sçus enfin son nom ; tant que le bal dura, car ces bals durent plusieurs jours, il ne perdit pas une occasion de me témoigner son amour ; & comme il me pressoit, je lui permis de croire que je l'aimois. Nous fûmes long temps sans nous revoir, excepté aux lieux publics, & dans les temples. J'avouerai que j'en étois touchée, parce que je commençois à l'aimer, & que sa discretion étoit extrême. Hylas, je veux vous épargner des détails ennuyeux. Sçachez seulement qu'il n'y avoit point d'occasion qu'il ne recherchât, & qu'il ne saisît de me convaincre de sa tendresse, mais sans éclat. O que l'amour a de malice ! on ne peut triompher de lui que par la fuite, je l'ai appris à mes dépens. Je ne souffris d'abord les soins d'Arimant que parce que je regardai sa passion comme un témoignage de ma beauté. Depuis, ces mêmes soins me le firent considerer de plus près ; alors sa naissance, ses bonnes qualités, & sur tout sa discretion me le firent trouver agréable, & me toucherent bien tôt de façon que j'eusse été au désespoir de le perdre. Cependant l'amour ne regnoit point encore dans mon cœur ; mais persuadé enfin que j'étois aimée, je fus contrainte de me rendre. Considerez, je vous supplie, le changement qui arriva en moi, après qu'amour eut obtenu cette victoire. Tant que je n'aimai point Arimant, j'étois presque ravie que sa passion éclatât ; dès que je l'aimai, je ne puis vous exprimer combien j'étois offensée de la moindre connoissance qu'il en donnoit. Et lorsque je pouvois lui parler, je lui recommandois sur tout la plus grande discretion.

 Nos affaires étant en cet état, & notre affection réciproque croissant de jour en jour, nous ne cherchions que les occasions de nous en convaincre davantage ; mais la contrainte perpetuelle où sont tenues les filles au delà des alpes, nous en ôtoit tous les moyens. Arimant jugea qu'une vieille femme qui gagnoit sa vie à porter de la toile dans les maisons pourroit me donner secretement ses lettres, & que par là nous aurions du moins la consolation de nous expliquer nos sentimens mutuels. Il lui fut aisé de la gagner par des promesses, & par des présens. Un jour donc feignant de me prendre la mesure d'une fraize, la vieille qui en cette occasion ne faisoit assurément pas son apprentissage me tira vers une fenêtre, & voulut me donner une lettre, sans rien dire qu'Arimant... J'entendis bien que c'étoit une lettre de sa part ; mais sçachant que ces sortes de femmes, après s'être insinuées dans les secrets usent de tyrannie, ou vendent cherement leur silence, je la rebutai si bien qu'elle supplia Arimant de ne lui plus donner de semblables commissions. Arimant demeura le plus étonné du monde, & ne sçachant à qui s'en plaindre, il vint à ma porte le soir même avec plusieurs instrumens, & lorsqu'il crut que j'étois à la fenêtre, il s'approcha seul, & chanta ce quatrain :


Elle m'aime, dit-elle ; & pourtant l'inhumaine
Insulte à ma douleur, se moque de ma peine,
Ne veut lire les maux qu'elle me fait souffrir,
Ni prendre les écrits qu'amour lui fait offrir.

 Je n'eus pas de peine à entendre le sujet de sa plainte ; & comme je n'avois refusé sa lettre que par prudence, je crus devoir l'en avertir. Je pris donc la plume, sans considerer beaucoup ce que je faisois, & je lui écrivis ces mots à la hâte :


CHRISEIDE A ARIMANT.



 Si je ne vous aimois autant que je vous aime, je serois bien plus fondée à me plaindre, que vous ne l'êtes. Et si vous m'aimiez autant que je vous aime vous ne vous plaindriez pas que j'aye refusé votre billet. J'ai seulement menagé mon honneur, & votre repos, mieux que vous ne l'avez fait en cette occasion. Je n'en accuserai pourtant que l'excès de votre amour qui vous a empêché de reflechir au danger où vous m'exposiez, & à l'obligation que vous contractiez avec une personne qui m'est inconnue, & qui ne vous est assurée qu'autant que les présens auront d'empire sur elle. Soyez une autre fois non pas moins passionné, mais plus prudent, & qu'il vous suffise que je sçai que vous m'aimez.

 Cependant à cause des obstacles continuels que l'on rencontre au delà des alpes, & parce que dans la passion, on a toujours besoin de conseil, je compris que je devois necessairement prendre confiance en quelque personne. Je jettai les yeux sur une fille de ma nourrice qui avoit été élevée avec moi, & qui m'aimoit tendrement. Elle avoit de la hardiesse & de la résolution. Souvent elle rioit des frayeurs qui me prenoient, lorsqu'Arimant se déceloit trop à mon gré. Dailleurs elle avoit l'esprit fertile en inventions, & de plus elle gouvernoit sa mere qui couchoit d'ordinaire auprès de moi. Je lui ouvris mon cœur, & lui déclarai peu à peu le dessein que j'avois conçu, de n'aimer jamais qu'Arimant. Or le soir même que j'écrivis, la mere dormoit, & je pus aisément m'approcher de la fenêtre sans être vue, à la faveur des treillis. Je remarquai bientôt Arimant, & je le reconnus au mouchoir qu'il avoit à la main, car c'étoit le signal dont nous étions convenus. En même temps j'entrouvre le treillis, & je fais un peu de bruit pour l'avertir, & remarquant qu'il me regardoit, je laisse tomber la lettre. Je me remis au lit dans le moment, & Arimant se retira impatient de lire ce que je lui écrivois.

 Clarine (c'est le nom de la confidente que j'avois choisie) considerant le peril à quoi je m'étois exposée en jettant ainsi la lettre, inventa une ruse moins dangereuse. Le soir, je mettois un mouchoir à la fenêtre, sous prétexte de le sécher, & c'étoit pour nous un signal qu'il falloit se trouver au temple. Nous nous placions dans la foule, & durant le sacrifice je laissois tomber dans le chapeau d'Arimant un petit livre de prieres en apparence, ou je feignois de l'oublier. Arimant qui avoit toujours les yeux sur moi le relevoit incontinent, & s'il n'étoit point apperçu il le gardoit, où bien il m'en donnoit un autre tout semblable, & qu'il avoit fait faire exprès. Or dans ces livres nous nous écrivions tout ce que nous voulions, & cela d'une maniere impenétrable à tout autre qu'à nous. Nous effacions par ordre les lettres dont nous avions besoin, & les rejoignant ensemble selon leur ordre, nous trouvions les mots que nous avions voulu écrire.

 Depuis ce jour, il ne s'en passa guere, que nous ne nous donnassions de nos nouvelles l'un à l'autre. Bien tôt cette faveur en fit désirer de plus grandes à Arimant, il voulut me voir dans ma chambre, & me pressa tant qu'enfin je lui accordai ce qu'il souhaitoit, à condition pourtant qu'il en trouveroit les moyens, & qu'il n'exigeroit de moi rien au delà de ce que je voudrois lui permettre. Il ne tarda pas à surmonter toutes les difficultés qui s'opposoient à son dessein. Il commença par donner une échelle de soye à Clarine, & parce que ma nourrice qui couchoit dans ma chambre n'étoit point dans la confidence, il demanda à un empyrique qui lui avoit obligation un remede pour assoupir. L'empyrique lui en donna un qu'il suffisoit de mettre sous le nés ; il l'essaya d'abord sur un de ses gens, qui s'endormit de façon qu'il ne s'éveilla point, quoiqu'il lui criât aux oreilles, que lorsqu'il retira le remede, & qu'il lui jetta de l'eau fraîche au visage.

 Il ne s'agissoit plus que de l'execution. Je tremblai je l'avoue, en considerant à quel danger je m'exposois, mais Clarine me representa que c'étoit faire au chevalier un sensible outrage, après lui avoir donné mon consentement, & qu'enfin rien n'étoit plus facile que d'achever ce que j'avois promis. L'heure étant venue de se retirer, nous nous couchâmes ; & dès que Clarine entendit ronfler sa mere, elle tira la boete qu'elle avoit cachée sous le chevet, la mit sous le nés de la bonne nourrice, & l'appella ensuite, comme si elle avoit quelque frayeur. Elle eut beau crier, on ne lui répondit point. Clarine se leve incontinent, vient me trouver, & me donne une robe de nuit, qu'elle m'ajusta comme elle voulut, car je vous jure, Hylas, que dans le trouble où j'étois, j'ignorois ce que je faisois moi-même. Cependant, comme nous tenions toujours une lampe allumée, Clarine m'apporte un miroir, & me contraint de racommoder ma coeffure. Aussi tôt, après avoir caché la lumiere, nous allâmes ouvrir la fenêtre, & j'apperçus Arimant au coin de la rue ; dès qu'il m'entendit il accourut, & Clarine lui ayant jetté l'échelle, il fut plus tôt dans ma chambre, que je ne l'eus remarqué. Il se jetta incontinent à mes genoux ; & Clarine après avoir fermé la fenêtre, le trouva dans cette posture, & gardant un profond silence ; car la joye qu'il ressentoit ne lui permettoit pas de parler, & moi j'étois trop troublée, pour songer à lui dire de se lever. Clarine m'en avertit, & le prenant par les bras, nous le fîmes asseoir presque par force, à côté de mon lit. Alors Clarine adressant la parole au chevalier : «Vous jurez, lui dit-elle, de ne point contrevenir aux conditions ausquelles nous vous avons reçu. Je le jure, & je le promets, répondit Arimant, & si j'y contreviens par la pensée même, puissent les dieux penates qui nous écoutent, punir cruellement mes parjures.» A ces mots il se leve, il s'approche du foyer, & prenant un peu de cendre qu'il jette sur sa tête, «c'est un signe, ajoute-t'il, que comme je jette cette cendre sur moi, je me soumets à la vengeance de vos dieux penates.

 Vous n'aviez pas besoin, lui dis-je, Arimant, de confirmer votre parole par ces sermens & par ces imprecations ; car je ne compte pas moins sur vous, que sur moi-même.» En même temps nous revînmes nous asseoir où nous étions auparavant, & Clarine demeura près de sa mere, pour l'observer.

 Arimant prit enfin la parole, & me dit : «Belle Chriseide, semblable aux dieux qui récompensent au delà du mérite, vous m'accordez aujourd'hui une faveur qui passe mes esperances mêmes. Que dois-je faire pour m'acquiter quoiqu'imparfaitement envers vous ? Je l'ignore, j'en conviens ; & je ne trouve d'autre moyen que de m'en rapporter à vous même ; c'est à ma très humble supplication que vous avez accordé une si grande faveur, il est juste que pour la reconnoître, je fasse ce que vous me commanderez.» A ces mots, il se tut pour attendre ma réponse. «Arimant, lui dis-je, je ne puis vous exprimer la joye que je ressens en vous accordant ce que vous avez souhaité ; je n'exige de vous d'autre reconnoissance, que d'en être bien convaincu ; mais je ne puis souffrir que vous pensiez ne pas mériter cette faveur. Croyez-moi, Arimant, lorsque j'ai commencé à vous écouter, je vous avoue que c'étoit sans dessein, & seulement parce que la civilité sembloit l'exiger de moi. Mais lorsque je vous ai donné des marques d'estime, j'avois déja fait toutes mes réflexions. J'ai consideré votre naissance, car je n'aurois point voulu deshonorer mes ancêtres par une alliance indigne, & j'ai trouvé qu'elle se rapportoit à la mienne. J'ai examiné votre personne, & je n'y ai rien remarqué du côté de l'esprit & du corps, qui ne me fût agréable. J'ai recherché toutes vos actions, & toutes m'ont parut irreprochables. J'ai sondé enfin vos sentimens pour moi, & je les ai crû sinceres. Pensez-vous, Arimant, que tout cela ne mérite pas bien quelque faveur ?

 Madame, me répondit-il en me baisant la main, cette grace est encore s'il se peut, plus grande que la premiere ; & s'il étoit possible d'ajouter à mon extrême reconnoissance, elle augmenteroit sans doute. Pour les louanges que vous me donnez, je ne suis pas assez vain pour croire les mériter ; mais je désire que vous le pensiez, parce que j'y ai le plus grand interêt qui se puisse imaginer. Arimant, repliquai-je, vous sçavez bien, & je le sçai aussi, que je dis la verité ; & puisque Chriseide vous aime, il faut que vous croyiez que vous êtes aimable. Mais laissons ce discours, & dites-moi, je vous supplie, si l'on songe à vous marier, comme le bruit s'en est répandu, & quelle est sur cela votre résolution ?» Arimant rougit ; on parloit en effet depuis quelques jours de son mariage, quoique je me fusse expliquée au hazard. «Ce bruit n'est pas sans fondement, me répondit-il ; mais plus tôt que j'y consente, mon pere m'ôtera la vie ; je ne veux être qu'â la belle Chriseide, si elle veut bien m'accepter pour époux. Je ne voudrois pas, lui repliquai-je, qu'à cause de moi vous désobéissiez à votre pere. Madame, dit-il, je dois plus obéir aux dieux, & c'est eux qui m'ordonnent d'être à vous.» Et se jettant à mes genoux ; «non, ajouta-t'il, & j'en atteste ces mêmes dieux qui m'écoutent, je ne serai jamais qu'à vous, & je tiendrai ces genoux embrassés jusqu'à ce que la belle Chriseide m'ait donné sa foi. Arimant, lui répondis-je, je vous suis obligée de ces sentimens, & vous devez être persuadé que si je n'avois point eu la même intention, vous ne seriez point ici ; mais ce que vous souhaitez est trop important, pour se déterminer si promptement ; d'ailleurs nous ne sommes ni l'un ni l'autre maitres de notre destinée. Madame, reprit-il incontinent, déterminez-vous à me voir toujours embrasser vos genoux, où à m'accorder la grace que je vous demande.»

 L'action avec laquelle il prononça ces dernieres paroles me fit sourire ; je lui dis néanmoins : «Qui sçait, Arimant, si vous ne vous en repentiriez pas bien tôt. O dieux, s'écria-t'il, n'offensez point si cruellement & mon amour, & votre beauté ! Je prens à témoin Hymen, & la nociere Junon, que jamais je n'aurai d'autre épouse que la belle Chriseide, & qu'en témoignage...» A ce mot, sentant qu'il vouloit me mettre une bague au doigt, je l'interrompis, & retirant la main, j'essayai de me lever ; mais il me retint par force en me disant : «Voulez-vous me rendre parjure, en me faisant abandonner ce lieu où j'ai protesté que je demeurerois éternellement, si vous vous refusiez à mes prieres ? Vos prieres sont injustes, lui répondis-je, & vos derniers sermens ne peuvent vous lier ; car ne m'avez-vous pas juré en entrant ici que vous n'exigeriez rien de moi que ce qu'il me plairoit de vous accorder ?» Alors se levant, «il est impossible, s'écria-t'il, de résister ni à vos charmes, ni à vos désirs, & je recevrois trop de graces à la fois si vous ajoutiez celle-ci pour comble à toutes les autres. Arimant, lui dis-je, conservez seulement cette bonne volonté, & je vous promets de vous épouser, si je puis obtenir le consentement de ceux qui ont droit de disposer de moi.»

 Je ne puis, Hylas, vous exprimer quelle fut sa joye ; dans ses transports il appella Clarine pour être témoin de ma promesse, & c'est ce qui faillit à nous perdre, car en venant à nous elle fit tomber la boete où la liqueur soporifique étoit renfermée, & la liqueur se répandit sur le parquet. La bonne vieille s'éveilla incontinent ; mais la tête si étourdie qu'elle ne sçavoit où elle étoit ; je fis l'empressée autour d'elle, tandis qu'Arimant se retiroit, & que Clarine ôtoit l'échelle. Nous la fîmes revenir ensuite à force de lui jetter de l'eau, & nous lui fîmes croire qu'elle avoit été long-temps évanouie.

 Presque tous les soirs Arimant venoit sous ma fenêtre ; & nous vivions également aimés & amoureux, lorsque la fortune nous ravit ces douceurs, pour nous repaître des plus cruelles amertumes. Helas ! je puis le dire ainsi ; car dès ce moment je ne goutai plus aucune satisfaction. Rithimer dont je vous ai parlé, & qui par la faveur où il étoit auprès de l'empereur Majoranus avoit obtenu le gouvernement de la gaule Cisalpine, y disposoit de tout en souverain. Il avoit épousé une parente de ma mere ; & ma mere voulant me donner un grand établissement, avoit jetté les yeux sur un jeune homme allié de Rithimer, riche à la verité ; mais qui à tous les vices imaginables joignoit une difformité peu commune. Dans cette vue, & frappée d'ailleurs que j'aimois Arimant, qui n'avoit pour toute richesse que son mérite & sa naissance, elle résolut de me conduire vers la princesse épouse de Rithimer ; & de me laisser auprès d'elle. Ce dessein fut pour ainsi dire executé, avant que j'en fusse instruite ; mais aux préparatifs qu'elle faisoit, je jugeai qu'elle méditoit un voyage, & que je devois l'accompagner. J'informai aussi tôt Arimant de ce qui se passoit ; & je lui écrivis ces mots par Clarine.


CHRISEIDE A ARIMANT.



 On veut m'éloigner de vous, mon cher Arimant. Il est certain que nous allons changer d'habitation ; mais quelqu'agréable que puisse être celle qui m'est destinée, elle me paroîtra affreuse, si je ne vous y vois point. J'ignore où l'on va me conduire ; dès que je pourrai le découvrir, je vous en avertirai, afin que s'il est possible vous vous transportiez où vous serez toujours présent par la force de mon amour.

 Arimant se donna tant de mouvemens, qu'il sçut enfin que j'allois trouver la femme de Rithimer, mais on lui cacha ce qui regardoit mon mariage. Quel fut cependant son désespoir ! car il sentoit bien que son pere ne lui permettroit jamais de venir où j'étois, à cause de l'inimitié qui regnoit entre le gouverneur & lui ; il me fit donc incontinent cette réponse.


ARIMANT A CHRISEIDE.



 Vous partez, quel supplice pour moi ! Vous allez auprès de Rithimer, c'est-à-dire au lieu qui m'est le plus défendu, quelle disgrace plus cruelle pouvois-je éprouver ! Mais vous m'y verrez bien tôt, puisque vous l'ordonnez ; & je vous convaincrai qu'il n'est point d'obstacle dont mon amour ne puisse triompher.

 J'allois partir, lorsque ce billet me fut rendu, & je ne pus pas même le lire. D'un autre côté Arimant qui sçavoit le jour de mon départ, se trouva sur ma route, comme par hazard, avec deux chevaliers de ses amis qui avoient quelque soupçon qu'il m'aimoit, & qui étoient connus de ma mere. Ils s'approcherent du char, la saluerent, & lui firent des questions sur son voyage. Comme elle n'avoit plus à dissimuler, elle leur parla de la grandeur de Rithimer, du pouvoir que sa parente avoit sur l'esprit de ce prince, & de l'esperance qu'elle lui donnoit de m'établir. Pendant cet entretien, Arimant s'approcha de mon côté ; il étoit si triste qu'il me faisoit pitié ; & si hors de lui-même, que l'on ne pouvoit s'empêcher de rire de ses discours. Comme il n'osoit m'adresser la parole, je craignis que cela même ne fît soupçonner quelque intelligence entre nous. Ainsi je lui demandai d'où procedoit cette tristesse que tout le monde remarquoit. «Elle vient, me répondit-il, de ce qu'il ne m'est point permis d'aller où vous allez, bien que ce soit ma patrie. Il y a long temps, interrompit Clarine, que vous en êtes éloigné ; pourquoi vous en affliger maintenant ? C'est, repartit Arimant, que votre voyage m'en rappelle le souvenir.»

 Cependant ma mere ne voulut point permettre aux chevaliers d'aller plus loin ; il fallut qu'Arimant & moi nous nous séparassions. Je ne vous dirai point, Hylas, quels furent nos déplaisirs ; vous en jugerez par notre amour, & par les suites. Nous tombâmes malades l'un & l'autre ; mais notre maladie fut differente. La mienne fut une espece de langueur ; pour Arimant, il se trouva en peu de jours à l'extrêmité. Dans cet état où l'on désesperoit de sa vie, & où lui-même croyoit mourir, il m'écrivit en ces termes :


ARIMANT A CHRISEIDE.



 La fortune semble se lasser ; elle veut enfin terminer mes peines ; ne me permettrez-vous pas, madame, d'en sortir. Je vous en conjure par cet amour qui me conduit au trépas, & qui me suivra au delà du tombeau.

 Les caracteres étoient mal formés : ce qui joint au bruit de son mal pensa me faire mourir. Et pour sçavoir l'état où il étoit, je priai Clarine d'envoyer quelqu'un de ma part avec le messager d'Arimant. Ma réponse étoit conçue en ces termes.


CHRISEIDE A ARIMANT.



 Vous m'avez toujours juré que vous seriez tout ce que je vous ordonnerois. Vivez afin de pouvoir me servir plus long temps, je vous l'ordonne. Je verrai si rien n'a plus d'empire sur Arimant que Chriseide.

 Nous sçûmes par le retour de celui que j'avois envoyé, qu'il avoit en une crise salutaire, & qu'on le tenoit presque hors de danger. Pour moi qui me flatois, je crus que ma lettre avoit produit ce changement ; quoiqu'il en soit, j'appris bien tôt son entiere guerison, & la joye que j'en ressentis ne contribua pas peu à mon rétablissement.

 Mais admirez, Hylas, sous quelle étoile je suis née. Lorsque j'arrivai au palais de Rithimer, & que sa femme qui fondoit en partie l'esperance de mon mariage sur ma beauté ; me vit si pâle & si maigre, elle fut d'avis que l'on ne me fit voir à personne, & que l'on ne me parlât de rien, avant que je fusse guerie. Cependant je fus avertie par Arimant qu'il me viendroit voir, de sorte qu'il ne seroit point reconnu. Cette esperance me rendit la santé, je repris en peu de temps les mêmes couleurs que j'avois auparavant, & dès lors on commença à me montrer. Il est vrai que plusieurs, & Rithimer même, jetterent d'abord les yeux sur moi ; en même temps sa femme proposa de me marier avec Clorange. (C'est ainsi que s'appelloit le monstre dont je vous ai parlé) Rithimer y donna les mains, il se figuroit que moins j'avois de goût pour Clorange, plus aisément j'en prendrois pour lui-même. Il envoye chercher l'époux qui m'étoit destiné ; il lui propose de m'épouser, obtient son consentement, & tout est conclu avant que j'en sçache rien. C'est ainsi que le ciel rit de nos projets ; tandis que j'espere la plus grande satisfaction, je me vois accablée du malheur le plus cruel.

 Un soir que j'allois me coucher, ma mere entre dans ma chambre, & après bien des lieux communs sur la nécessité de s'établir richement, elle me propose Clorange. Elle ajoute que Rithimer & sa femme ont arrêté ce mariage, & qu'il doit étre celebré dans deux jours : qu'au reste elle a bien voulu m'en avertir, afin que quand Rithimer me feroit l'honneur de m'en parler, je ne fusse point assez mal avisée, pour ne lui en pas marquer ma reconnoissance : qu'à la verité Clorange n'étoit pas fort bien fait, mais que je devois lui passer ce défaut en faveur de ses autres qualités ; qu'il m'aimoit si éperdûment que je l'amenerois où je voudrois, pourvû que je sçusse un peu le flater. Enfin, Hylas, elle n'oublia rien de ce qu'elle crut qui pourroit me déterminer à ce mariage. Et sans attendre ma réponse, elle se retira. O dieux ! quelle devins-je, en apprenant ces nouvelles ! Je me jettai sur mon lit, en l'état où j'étois ; je versai un torrent de larmes, mais j'eus beau retenir mes sanglots, Clarine les entendit : elle vint à moi pour me consoler, car elle n'ignoroit pas ce qui causoit ma douleur. «Tais-toi, Clarine, lui dîs-je, en relevant la tête que je tenois cachée sous le chevet, laisse-moi me plaindre d'un malheur que je ne puis assés déplorer. Je ne viens, répondit-elle, que pour vous mettre au lit, afin que l'on vienne moins vous importuner. Il vaudroit mieux, repliquai-je, que tu me misses au tombeau.»

 A ce mot, je me laisse des habiller, comme si j'eusse été morte, & quand il n'y eut plus de lumiere, & que je fus au lit, je me livrai à tout mon désespoir. D'un côté Arimant avec toutes ses perfections & tout son amour se présentoit à moi ; de l'autre Clorange avec tous ses défauts & toute sa laideur. Quel contrainte, grands dieux ! Tant que la nuit dura, je ne fis que pleurer, & me plaindre. Ecoutez, Hylas, quelle résolution je pris. Je me déterminai à mourir, persuadée que ma mere n'auroit aucun égard à mes supplications.

 Le matin, lorsque Clarine, & la plûpart des gens furent allés au temple, suivant l'usage, & qu'ils ne m'avoient laissé qu'un jeune enfant qui avoit accoutumé de me servir, je l'appellai, & je lui ordonnai d'aller promptement chercher un chirurgien, sans en rien dire à personne ; le chirurgien arrive, je lui dis que j'avois un mal de tête violent, & qu'en pareil cas une saignée me guerissoit incontinent. Cet homme me saigne au bras, & se retire. A peine il fut sorti, que j'envoyai chercher un autre chirurgien, sous prétexte que celui-ci m'avoit manquée. Lorsque cet autre parut, je lui fis la même harangue qu'au premier, & dans le moment il m'ouvrit l'autre bras.

 Alors je fis tirer mes rideaux, & fermer les fenêtres, sous prétexte que le jour m'incommodoit, & je déliai mes bras, dans l'esperance de mourir bien tôt. La premiere idée qui me frappa, fut le déplaisir qu'Arimant ressentiroit, en apprenant cette nouvelle. Et persuadée que ce seroit pour lui une sorte de consolation, que je mourois à lui, je trempai le doigt dans mon sang, & j'écrivis comme je pûs ces mots sur mon mouchoir : Je meurs tienne, Arimant. Il me fut impossible d'en écrire davantage, car je perdis incontinent toute connoissance. Je me souviens neanmoins que regretant le seul Arimant, je dis assés haut : Fortune ! enfin je triomphe de toi. C'étoit fait de moi, si Clarine n'étoit entrée dans ma chambre ; elle m'apportoit une lettre d'Arimant. Lorsqu'elle ouvrit mes rideaux, & qu'elle apperçut mon lit tout ensanglanté, elle fit un cri horrible, & qui fut entendu de la chambre de ma mere. O dieux, s'écrioit-elle, elle est morte ! Chriseide est morte, & s'arrachant les cheveux, elle couroit par la chambre sans sçavoir ce qu'elle faisoit.

 On ouvre aussi tôt les fenêtres, on s'empresse autour de moi ; on voit du sang, mais on est long temps à trouver la blessure. Cependant Clarine apperçoit le mouchoir, & lisant quoiqu'avec peine ce que j'y avois tracé, elle le dérobe aux yeux de tout le monde. Elle court en même temps avertir ma mere, & recontrant par hazard le messager d'Arimant qui lui demandoit réponse : «Tu lui porteras, dit-elle, une funeste nouvelle, Chriseide est morte, parce qu'on vouloit qu'elle épousât Clorange. Porte-lui ce mouchoir, il y verra écrit de la main & du sang de Chryseide le sujet qu'il a de cherir sa memoire.»

 Rithimer & la princesse étoient auprès de ma mere, lorsque Clarine entra dans sa chambre ; le prince tout hors de lui même accourut le premier, il me prit par le bras pour me relever, & trouvant ma manche ensanglantée ; «Elle s'est coupé les veines, s'écria-t'il.» Incontinent il retroussa ma chemise & remarqua que le sang ne couloit plus ; il s'étoit figé sur la playe, & c'est ce qui me sauva la vie. Ensuite ôtant le sang qui s'étoit figé, & voyant qu'il en venoit d'autre, lui & Clarine mirent le doigt pour l'arrêter. On me jetta de l'eau fraîche au visage, & je commençai aussi tôt à respirer. «Elle revient, dit Rithimer, que l'on appelle des medecins ; si elle est secourue, elle ne mourra pas.» Les medecins & les chirurgiens arrivent en foule, & me donnent une si prompte assistance, qu'avant la nuit j'eus repris l'usage de mes sens. Rithimer ne me quita point que je ne fusse hors de danger ; il m'a dit depuis, que jamais il ne m'avoit vue si belle ; mais que la compassion même avoit augmenté son amour.

 Lorsque je fus un peu remise, la princesse & ma mere me demanderent tout effrayées qui m'avoit réduite en cet état ; & moi qui les regardois comme la cause de mon mal, je feignis, pour éviter leur importunité, de ne les point entendre, & de ne pouvoir parler. Rithimer de son côté demanda au jeune homme qui étoit resté auprès de moi, s'il n'avoit rien vû ; celui-ci craignant d'être châtié, s'il disoit la verité, dit seulement que je lui avois commandé de fermer les rideaux, & les fenêtres. C'est pourquoi Rithimer dit à Clarine de ne me point abandonner, parce que je voulois mourir, & que si elle n'y prenoit garde, je délierois encore mes bras. «Seigneur, lui dit-elle croyant que l'occasion étoit favorable, vous pouvez d'un mot lui redonner la vie. Je jure, dit Rithimer, par la vie d'Anthemius, que si cela est, je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir. Seigneur, continua-t'elle, Clorange est cause de sa mort, & croyez qu'elle aimera mieux mourir, que de l'épouser.» En même temps ils s'approchent de mon lit, & Clarine m'ayant dit tout bas : «Chriseide, consolez-vous, Rithimer jure par la vie d'Anthemius que vous n'épouserez jamais Clorange.» Je levai les yeux, & les tournant vers Rithimer, je m'efforçai de lui dire. «Seigneur sera-t'il vrai ? Oui, répondit-il, & je vous le jure encore par la vie de mon pere, & par tout ce qu'il y a de plus saint : Je vivrai donc, repliquai-je ; vivez, continua-t'il, & comptez sur ma parole & sur mes sermens.»

 A ce mot je changeai de visage, & dès lors on me vit reprendre mes forces, comme par une espece de miracle. L'extrême résolution que j'avois prise étonna Rithimer, & lui inspira pour moi une passion violente. Il venoit me visiter cent fois par jour, & montroit assés par son inquietude la grandeur de son amour. Pour moi j'imputois toutes ces démarches à la compassion si naturelle dans une ame genereuse.

 Après quelques jours, je me souvins du mouchoir, & Clarine m'entendant soupirer, me demanda si je ressentois quelque nouveau mal. «Clarine, lui répondis-je, lorsque vous entrâtes dans ma chambre, ne vîtes-vous point un mouchoir marqué de mon sang ? ah, dit-elle, oui je l'ai vû, & vous me rappellez que j'ai fait une faute à laquelle nous devons promptement remedier ; car sçachez, ajouta-t'elle, que le matin que ce malheur arriva, Arimant vous avoit écrit, & que je venois vous apporter sa lettre ; mais lorsque je vous trouvai en cet état, je fus si troublée, qu'ayant rencontré par hazard le messager d'Arimant qui me demandoit réponse, je lui dis que vous étiez morte, & je lui donnai le mouchoir pour le porter à son maître en témoignage de votre affection. Arimant, m'écriai-je, a ce mouchoir ! Il l'a sans doute, me dit-elle, car il y a trois jours que je l'ai donné. Helas, ajoutai-je, peut être se sera-t'il porté à quelque extrêmité ; hé bien, écrivez-lui promptement de ma part, & si je puis j'écrirai dans le même billet un mot de ma main.» Aussi tôt Clarine lui écrivit ces mots à la hâte ; après avoir fermé la porte, de peur qu'on ne nous surprît.


CLARINE A ARIMANT.



 Chriseide vit encore, Arimant ; elle me commande de vous en avertir. Elle mourut quand je vous l'écrivis ; mais les dieux l'ont ressuscitée pour vous. Elle vous aime toujours, & vous n'êtes malheureux, que parce que vous n'êtes pas témoin de votre bonheur.

 J'écrivis ces mots avec une peine infinie, au bas du billet : je vis, Arimant, & pour vous seul. Clarine en chargea la même personne que j'avois déja envoyée, & lui recommanda une extrême diligence. Et comme nous étions encore seules, nous ouvrîmes la lettre qu'Arimant m'écrivoit :


ARIMANT A CRISEIDE.



 J'ai pendant tous les jour des frayeurs mortelles, & durant la nuit je vous vois toute en sang me commander de vous suivre. Voila de quelle maniere vit Arimant, si l'on peut appeller vie celle que je mene en cet état, & loin de vous. J'envoye ce messager, pour sçavoir de vos nouvelles. Je le suivrai de si près que j'espere le trouver à moitié chemin, lorsqu'il reviendra. Mon amour doit l'emporter sur la haine que Rithimer porte aux miens.

 Ce billet me consola infiniment. Je pensai que plus il s'approcheroit de moi, & plus tôt il apprendroit que le bruit de ma mort étoit faux. Je connus d'ailleurs qu'il m'aimoit, parce que les dieux n'envoyent jamais ces présages qu'à des personnes interessées. J'esperai enfin de le voir bien tôt, & de lui communiquer un dessein que j'avois formé.

 Cependant son messager arrive, & le trouve encore au lit : «Seigneur, lui dit-il, j'ai à vous apprendre des choses bien importantes. Arimant le voyant effrayé ; vit-elle encore, lui demanda-t'il brusquement ?» Alors ce jeune homme fondant en larmes, & lui presentant mon mouchoir. «Helas, seigneur, répondit-il, ceci vous expliquera ce que ma douleur m'empêche de vous dire.» Arimant déplie le mouchoir, & lisant enfin ce que j'y avois tracé : «O dieux, s'écria-t'il, elle n'est donc plus !» En même temps il s'évanouit ; le jeune homme le tourmenta inutilement, il ne donnoit plus aucun signe de vie. Effrayé il appelle du secours, on vient, on lui apporte des eaux de toute espece, on le rappelle enfin à la vie. Lorsqu'il eut reprit ses sens, il renvoya tout le monde, excepté le jeune messager, sous prétexte, disoit-il, qu'il vouloit reposer, mais en effet pour donner cours à ses larmes. Et se voyant seul avec ce jeune homme : «Qu'est devenu, lui dit-il ce mouchoir ? Seigneur, répondit-il, je ne veux plus vous le montrer ; il vous cause trop de déplaisir. Non, non, continua-t'il, il soulagera ma douleur, en m'apprenant qu'elle s'est souvenue de moi au dernier moment de sa vie.

 Lorsqu'il eut le mouchoir : «Gage prétieux, s'écria-t'il, tu m'annonces le plus grands des malheurs ! puis tout à coup le baisant, je t'entens, ajouta-t'il, fidele interprête de son cœur, tu me cries de l'imiter. Oui je t'imiterai, belle Chriseide ; mais pourquoi ne t'ai-je pas devancée, au lieu de te suivre ?» Alors se tournant vers le jeune homme : «Mon ami, lui dit-il, daigne m'apprendre de quelle maniere est arrivé cet accident. Je vous dirai, poursuivit le jeune homme, que j'arrivai de grand matin ; je remis votre lettre à Clarine, lorsqu'elle alloit au temple ; elle me promit que j'aurois réponse le matin même. Incontinent après je me rendis au palais de Rithimer (car c'est-là qu'elle demeure) à peine je parus, que je trouvai Clarine toute en pleurs. C'est, dit-elle, une funeste réponse que tu emporteras à ton maître ; Chriseide est morte, parce qu'on vouloit qu'elle épousât Clorange : porte-lui ce mouchoir ; il y verra écrit de la main & du sang de Chriseide le sujet qu'il a de cherir sa memoire.» En même temps elle a passé dans une autre chambre, poussant des cris horribles. «O dieux, s'écria le chevalier, faut-il que je vive seulement pour entendre de si affreuses nouvelles ! mais continue, je te prie. Vous pouvez croire, dit le messager, que ma surprise fut grande. Cependant pour en sçavoir davantage, j'osai entrer dans sa chambre ; je la vis, seigneur, étendue dans son lit, & baignée de son sang qui avoit coulé jusqu'à terre. J'entendis même Rithimer s'écrier que Chriseide s'étoit coupé les veines. Je craignis alors d'être reconnu par quelqu'un ; & croyant ne pouvoir rien apprendre davantage, je partis à l'instant, & j'ai fait toute la diligence que j'ai pû ; non que je n'eusse bien du regret de vous apporter une si triste nouvelle, mais pour ne point manquer aux ordres que vous m'aviez donnés.

 O dieux, s'écria-t'il, je ne puis donc plus en douter, puisque tu l'as vû de tes propres yeux ! Dieux vous l'avez permis pour mon supplice ! & moi je respire encore pour souffrir plus cruellement par le peu de vie qui me reste, que je ne ferois par une prompte mort.» Il vouloit continuer, lorsque son pere qui l'aimoit tendrement, étant averti de son mal vint frapper à la porte. Arimant tâcha de se remettre un peu, & fit ouvrir aussi tôt. Les rideaux de son lit étoient fermés ; & le pere d'Arimant ne put remarquer son trouble. Il lui demanda comment il se trouvoit, Arimant répondit que depuis quelques jours il ne se sentoit pas bien, & qu'il croyoit avoir besoin de changer d'air. «Mais où voudriez-vous aller, dit le pere d'Arimant ? Il me semble, répondit-il, que je ne puis mieux faire que d'aller au lieu de ma naissance. J'en serois charmé, répondit le pere ; mais je crains la haine de Rithimer. Seigneur, reprit incontinent le chevalier, ne craignez rien ; ma vie lui importe peu ; d'ailleurs je demeurerai si peu de temps, & toujours chés mes parens & mes amis, que quand il auroit quelque mauvaise volonté, il ne pourroit l'executer.» Ce pere se laissa facilement persuader : ce qui fut une grande consolation pour Arimant ; il avoit déja résolu de se donner la mort, mais il en differa l'execution.

 Il se met en chemin dès le lendemain avec deux personnes seulement. Son dessein étoit de chercher par tout Clorange, d'en venir aux mains avec lui, &, si la fortune lui étoit favorable, de venir se percer sur mon tombeau. Ce fut un bonheur qu'il songeât à se venger de la sorte, car le messager que je lui envoyois eut le loisir de lui rendre nos lettres. Le lendemain de son départ, il le rencontra au passage du Tesin, mais il ne le reconnut pas, tant il étoit changé. Heureusement celui qui m'étoit venu trouver de sa part, & qu'il avoit pris avec lui, remarqua le messager que j'avois dépêché, il en avertit son maître, & lui dit qu'il ne tenoit qu'à lui de sçavoir plus de mes nouvelles. Helas, répondit-il, que puis-je apprendre davantage ? Et ne me suffit-il pas d'être assuré qu'elle n'est plus ?

 Il poursuivit donc sa route, sans daigner tourner les yeux ; mais le jeune homme courut à lui, & lui demanda comment se portoit Clarine, depuis la mort de Chriseide. «Chriseide, dit-il, est en vie ; & grace aux dieux, elle se porte bien. Elle m'envoye vers ton maître. Alors l'embrassant, puissent ces mêmes dieux, s'écria-t'il, te rendre à jamais heureux, toi qui nous apportes une si bonne nouvelle ! Suis-moi, je te prie, & j'abregerai ton voyage.» A ce mot, le jeune homme poussant son cheval, cria de toutes ses forces. «Arrêtez, seigneur, arrêtez ; que je vous rende la vie en échange de la mort que je vous ai apportée ; Chriseide n'est point morte, elle vous envoye ce messager. Chriseide n'est point morte, reprit-il ! O dieux, soyez à jamais benis pour une si heureuse nouvelle !»

 En même temps le messager que je lui dépêchois étant près de lui : «Seigneur, lui dit-il, Clarine m'a commandé de vous remettre ce billet.» Arimant étoit si hors de lui-même, qu'il le reçut sans sçavoir ce qu'il faisoit ; reprenant enfin ses esprits, & se souvenant qu'il devoit feindre, il demanda des nouvelles de Clarine. Puis en ouvrant le billet, & reconnoissant mon caractere, «est-il possible que Chriseide ait été dans l'état que l'on m'a fait entendre ? Seigneur, dit le messager, on peut dire qu'elle a été morte ; il lui raconta alors tout ce qui m'étoit arrivé, & la résolution que j'avois executée. Il faut avouer, dit Arimant, que Chriseide fait honte aux dames par sa beauté, & aux chevaliers par la grandeur de son courage.» Et craignant d'en trop dire, il se tût, & continuant sa route, il gagna la ville prochaine, où il ne pouvoit se lasser de se faire redire ce qui s'étoit passé.

 Arimant s'y arrêta le reste du jour, & comme les nouveaux accidens donnent de nouveaux conseils, il songea durant toute la nuit au moyen qu'il auroit de me voir. Il communiqua son dessein à ce jeune homme qu'il m'avoit envoyé, & qui ne manquoit ni d'esprit ni de jugement ; il ajouta que Rithimer ayant pour son pere une haine mortelle, il ne sçavoit comment il pourroit surement venir dans la ville où j'étois, & moins encore paroître chés moi. Ce jeune homme aprés avoir quelque temps refléchi : «Seigneur, répondit-il, il faut faire de nécessité vertu. Renvoyez ce messager, de peur qu'il ne découvre votre dessein, & déguisez-vous ensuite en marchand : vous pourez ainsi demeurer quelque temps dans la ville sans être connu ; peut-être trouverez-vous quelqu'occasion favorable que vous ne pouvez maintenant imaginer.

 Arimant gouta cet avis, & dès qu'il fut jour il me renvoya avec une lettre pleine de remercimens le messager que je lui avois dépêché. En même temps il fit faire trois habits de marchand, & se rendit à la ville où j'étois. Aussi tôt il envoya ses gens pour apprendre des nouvelles, & chargea celui qui m'avoit apporté des siennes de voir Clarine à quelque prix que ce fut. Celui-ci dès le même jour executa sa commission, il vit Clarine qui me l'amena, & j'appris par lui le déguisement de son maître : ce qui nous réjouit beaucoup. Je lui dis que pour pénétrer jusqu'à moi, il falloit qu'ils achetassent des toiles. Sur cela Arimant qui n'eût rejetté aucune proposition, quelque hazardeuse qu'elle eût été, se met à chercher les marchandises dont il avoit besoin. Cependant l'autre domestique lui rapporta que l'allarme étoit dans la ville, sur le bruit qui s'étoit répandu qu'un roi étranger venoit des Gaules pour ravager ces contrées, comme il avoit déja fait plusieurs fois. Il ajouta que les habitans murmuroient, de ce que Rithimer, au lieu de repousser l'ennemi commun, s'amusoit à faire l'amour à une jeune fille nommée Chriseide, & ternissoit dans la molesse la réputation que ses exploits lui avoient acquise.

 Arimant fut vivement touché de cette derniere nouvelle ; mais comme il esperoit de me voir bien tôt, il ne s'y arrêta pas long temps. Il acheta les plus belles toiles qu'il pût trouver, & put d'autant plus facilement se faire passer pour marchand gaulois, qu'il entendoit bien la langue. Le lendemain il vint bien chargé au palais de Rithimer, conduit par le jeune homme qui y avoit déja été ; & Clarine qui par hazard les avoit apperçus me les amena. J'étois seule heureusement, & dans mon lit. Aussi tôt que je vis Arimant, je lui tendis les bras, & je le tins long temps serré contre mon sein : «Ami, lui dis-je, voici ta Chriseide ; les dieux n'ont point voulu te l'enlever. Madame, répondit-il, à ce trait je reconnois leur divinité, puisqu'ils sont justes.»

 Il alloit continuer ; mais Clarine entendant quelque bruit dans mon anti-chambre, elle vint le tirer d'auprès de moi. En même temps il se mit à déplier ses toiles, & nous vîmes entrer Rithimer. Sa passion pour moi augmentoit chaque jour ; & sa femme même s'en étoit apperçue. C'est pour cela qu'elle avoit résolu de m'éloigner dès que je pourrois marcher ; & ma mere de concert avec elle, indignée d'ailleurs que j'eusse refusé Clorange, vouloit me le faire épouser. Je sçus leur complot par Clarine, qui par hazard avoit entendu leurs discours. Cette résolution de ma mere m'en fit prendre une autre, dont peut être je n'eusse été capable de long temps. Ce fut de me donner sans reserve à Arimant.

 Lorsque je vis Rithimer paroître, j'ordonnai tout haut à Clarine de dire à ces marchands de se retirer, & de revenir le lendemain matin, afin que si Rithimer les retrouvoit, il n'en fut point surpris. Arimant prit le temps que tout le monde étoit au temple, & que Clarine seule étoit auprès de moi. Dans cette entrevue, nous convînmes que je me déroberois déguisée en homme, que je viendrois le trouver, & qu'il m'emmeneroit où il voudroit, avec promesse de m'épouser au premier lieu où il le pourroit surement, & que cependant il me traiteroit comme sa sœur. Concevez, Hylas, à quoi la rigueur des meres expose quelquefois de jeunes personnes sans experience. Nous fixâmes l'execution de notre dessein au quinziéme jour ; ce terme expiré, nous nous rendons Clarine & moi au logis qu'Arimant nous avoit indiqué. Mais helas, quel fut mon étonnement ! Je n'y trouvai personne, & la nuit arriva, sans que j'eusse aucunes nouvelles. Alors je commençai à me repentir de ma fuite précipitée, & sans être au moins assurée du retour d'Arimant ; mais ce qui me troubla davantage fut le bruit qui s'étoit répandue dans toute la ville, que l'on me faisoit chercher de tous côtés. Me déterminant enfin à tout ce qui pourroit arriver, je dis à Clarine qu'il falloit sortir de la ville, & que, puisqu'Arimant n'étoit point venu, il avoit eu sans doute quelque obstacle invincible.

 Nous étions dans ces mortelles allarmes, lorsque le jeune homme qui servoit Arimant entra dans ma chambre. «Mon ami, lui dis-je incontinent, où est ton maître ? Il est chés lui, me répondit-il, mais si blessé qu'il n'a pû venir. Qui l'a blessé, repliquai-je toute tremblante ? Sçachez, continua-t'il, que mon maître instruit des vues de Clorange sur vous, l'a fait appeller, qu'il s'est battu avec lui, & qu'il l'a tué. Il est vrai qu'il a reçu deux blessures, l'une à la jambe, & l'autre à la cuisse, & qu'il ne peut ni souffrir le cheval, ni marcher. Il m'envoye donc pour vous conduire où il est, & il m'a donné des chevaux, & tout ce qui est nécessaire. Mon ami, lui dis-je, je loue les dieux qu'il nous ait tirés d'inquiétude par rapport à Clorange ; mais je voudrois qu'il lui en eût moins conté. Quand tu voudras, nous partirons pour aller panser ses blessures.»

 Cependant j'envoyai le jeune homme au palais de Rithimer, pour apprendre s'il étoit possible, de quelle maniere on nous cherchoit. Le jeune homme se mêla adroitement parmi les gens de Rithimer. Il entendit que les uns disoient que j'avois bien fait de fair, pour ne pas épouser Clorange ; & les autres que c'étoit la princesse qui par jalousie m'avoit fait enlever. Rithimer lui même le crut, parce qu'en semblable occasion elle en avoit déja usé de la sorte : aussi quand ma mere vint se jetter à ses pieds pour le supplier de me faire chercher avec diligence : «Allez, madame, lui dit-il, allez ; & si vous ignorez où est votre fille, demandez-le à la princesse.» La princesse à son tour soupçonna Rithimer de m'avoir cachée en quelque lieu ; & ma mere ne sçachant à quoi s'en tenir, on ne fit aucune perquisition.

 Je sortis le lendemain en plein midi. C'étoit un jour de marché, & nous pûmes aisément nous échapper dans la soule. Nous allâmes tout d'une traite dans un bois où nous prîmes quelques rafraîchissemens que ce jeune homme nous avoit apportés. Reprenant ensuite notre chemin, nous marchâmes toute la nuit, & le second jour nous arrivâmes chez un ami d'Arimant. On nous y fit tout l'accueil imaginable. J'étois si excedée de fatigues, qu'il me fallut y passer deux nuits, après quoi nous nous rendîmes avant jour dans la ville des lybicins. Quels furent les transports d'Arimant, lorsque j'allai l'embrasser dans son lit ! Jugez-en par l'accident qui arriva ; ses playes se rouvrirent, & moi le voyant changer de visage, je lui demandai ce qu'il avoit. «Ce n'est rien, me dit-il, mon frere, (car c'est ainsi que nous nous appellâmes depuis) il faut seulement faire venir le chirurgien ; & je compte bien de souper avec vous.» J'appellai du secours, & je me retirai dans ma chambre.

 Cependant, on vint nous avertir Clarine & moi, qu'Arimant étoit en danger. Je courus toute effrayée à lui, & je trouvai que le sang étoit arrêté ; mais ce chirurgien me dit qu'il falloit le laisser en repos pour toute la nuit. Toute fatiguée que j'étois, il ne me fut pas possible de fermer l'œil, & le matin, dès qu'il me fut permis de voir Arimant, je passai dans sa chambre. «Hé quoi, lui dis-je, mon frere, vous vous êtes trouvé mal, & vous nous le cachiez ? Je sentois bien, répondit-il en souriant, que mes playes s'étoient ouvertes ; mais je l'avoue, j'étois bien aise de perdre un peu de sang pour vous, en échange de tout celui que je vous ai couté. Ah, repartis-je, nos desseins étoient bien differents : si j'ai perdu mon sang, c'étoit pour me conserver à vous ; & vous, vous perdiez le vôtre pour vous dérober à moi.»

 Mais, Hylas, pourquoi rappeller des jours si heureux, quand il ne m'en reste plus qu'un triste souvenir ? Après que j'eus demeuré six semaines en ce lieu, le pere d'Arimant lui manda de revenir auprès de lui. Ses blessures l'inquietoient, & plus encore la haine de Rithimer. Nous partîmes ensemble ; & comme il ne vouloit pas que son pere me connût avant que d'avoir consenti à nôtre mariage, il me donna le nom de Cleomire, & lui manda qu'il me devoit la vie, parce que j'avois mis en fuite deux des gens de Clorange, qui par supercherie vouloient tomber sur lui à la faveur des blessures qu'il avoit reçues ; il ajouta qu'il me menoit avec lui, & qu'il ne vouloit jamais se séparer de moi. Admirez, Hylas, combien l'amour est ingenieux.

 Nous arrivâmes heureusement à Eporede, où le pere d'Arimant me fit, à cause de ce fils, tout l'accueil imaginable, & me remercia mille fois du service que je lui avois rendu. Nous laissâmes passer quelques jours ; & nous déliberâmes ensuite comment nous parviendrions à terminer notre mariage. Nous conclûmes que je devois faire la premiere ouverture, parce que le pere d'Arimant avoit déja pris une entiere confiance en moi ; ainsi contre l'usage ordinaire je demandai un mari pour moi même.

 Un jour que le pere d'Arimant se promenoit seul, j'allai le joindre, & après avoir donné bien des louanges à son fils, je lui marquai ma surprise de ce qu'il avoit tant differé à le marier. Il me répondit qu'il ne défiroit rien avec tant de passion ; mais qu'il n'avoit point encore trouvé de parti convenable. «Je voudrois, dit-il, une fille noble & vertueuse, & que mon fils aimât ; peu m'importeroit qu'elle fût riche. Seigneur, continuai-je, si je vous proposois en cette contrée une personne qui réunit les qualités que vous demandez... Je donnerois les mains à un pareil mariage avec toute la joye imaginable, répondit-il, & je vous supplie de la nommer promptement. C'est, lui dis-je en rougissant un peu, Chriseide. J'avoue, dit-il alors, qu'il a été un temps que je l'aurois souhaitée, si sa mere n'avoit été alliée de Rithimer qui me porte une haine mortelle. La naissance & le bien de Chriseide me paroissent très convenables ; pour le reste je ne sçai guere qu'en penser.

 Seigneur, lui dis-je, permettez-moi de prendre sa défense. Il ne peut y avoir que deux actions qui vous ayent fait changer à son égard. La premiere celle de s'ouvrir les veines, pour mourir plus tôt que d'épouser Clorange ; & l'autre sa fuite hors des mains de sa mere. Mais sçachez, seigneur, qu'Arimant porta le même jugement que vous, dès qu'il vit Chriseide, & qu'ayant conçu pour elle une veritable passion, il n'oublia rien pour s'en faire aimer. Elle eut beau lui representer la haine de Rithimer, Arimant répondit que les dieux qui ne veulent point d'inimitié éternelle, attachoient peut être à cette alliance la reconciliation de vos deux maisons, & qu'il s'assuroit que vous loueriez son dessein, lorsqu'il vous l'auroit communiqué, parce qu'il ne vouloit rien conclure sans votre permission. Depuis, leur tendresse augmentant chaque jour, il se donnerent des paroles réciproques, à condition pourtant que vous les ratifiriez, aussi bien que les parens de Chriseide. Dans cet intervalle elle est emmenée auprès de Rithimer ; on parle incontinent de la donner à Clorange ; & parce qu'on voulut la contraindre, & qu'elle aimoit toujours votre fils, elle résolut de se faire mourir. Elle revient à la vie par une espece de miracle, & lorsquelle commençoit à se rétablir, elle apprend que sa mere, & la femme de Rithimer avoient dessein de l'éloigner pour la donner enfin à Clorange. En ce même temps votre fils arriva, & jura à Chriseide que si elle vouloit s'affranchir de cette tyrannie, il la conduiroit dans une maison de vestales, où elle pourroit vivre en attendant qu'il vous eût fait approuver son mariage. Jugez maintenant, seigneur, si ces deux actions méritent la moindre censure, & si Chriseide qui d'ailleurs a toutes les qualités que vous désirez manque d'amour pour Arimant.»

 Il fut quelque temps sans me répondre, & j'attendois avec la derniere impatience l'arrêt de ma mort, ou de ma vie. Il me dit enfin : «Cleomire, les choses que vous m'avez racontées sont si extraordinaires qu'elles m'ont occupé tout entier. Je croi reconnoître ici la volonté des dieux, & je serois bien témeraire, si je prétendois m'y opposer. Mon fils, dites-vous, aime Chriseide ; je n'en doute plus ; je comprens même que cet amour a été le motif de son voyage, & de son combat avec Clorange. Chriseide aussi a donné des preuves bien grandes de son retour pour Arimant. J'approuve le choix de mon fils ; j'en remercie les dieux ; puissent-ils ces mêmes dieux m'accorder la satisfaction de les voir bien tôt unis ! Je prévoi que Rithimer m'en haira davantage ; mais je suis résolu de les défendre au peril de ma vie.» Après qu'il eut fini, je me jettai à ses genoux, lui rendant mille actions de graces au nom d'Arimant, & de Chriseide, car je n'osois me declarer, avant que d'avoir consulté Arimant. Quelle fut sa joye lorsqu'il apprit le succès de ma négociation ! Il me serroit entre ses bras, & ne pouvoit assés m'embrasser. Nous resolûmes enfin, puisque j'avois fait entendre à son pere que Chriseide étoit parmi les vestales, qu'il ne falloit point me déclarer, de peur d'être surpris en mensonge ; & que pour éviter le courroux de ma mere, & le ressentiment de Rithimer, nous celerions quelque temps notre mariage, & que cependant nous essayerions de le leur faire approuver. Le pere d'Arimant gouta ces avis.

 Tout succedoit au gré de nos désirs ; mais helas ce que vous avez entendu jusqu'ici de contrarietés n'est rien au prix de ce qui me reste à vous dire. Arimant & moi, après avoir fait les préparatifs des nôces, nous feignons d'aller chercher Chriseide ; nous allons dans une ville des caturges, pour y passer le temps que nous jugions necessaire à persuader que nous étions allés bien loin. En ce même temps Gondebaut roi des bourguignons s'étoit jetté avec une puissante armée dans le territoire des caturges, lorsqu'on s'y attendoit le moins. Le lendemain de notre arrivée, il parut devant la ville où nous étions, & ses troupes l'ayant suivi de près, il fallut se rendre à discretion ; seulement les temples ne furent point pillés, & l'honneur des femmes devenues captives fut respecté. Arimant indigné d'une capitulation si honteuse crioit dans les places publiques qu'il valoit mieux mourir que de se rendre si lâchement, que les murs étoient encore debout, que l'on avoit encore provision de fleches, & que les arcs n'étoient point rompus. Qu'il leur promettoit de conserver la ville, jusqu'à ce que Rithimer qui étoit déja en chemin leur eût amené du secours. Ses cris n'étoient point écoutés ; cependant quelques-uns s'étant ralliés auprès de lui, il alla se saisir d'une porte, & la défendit si bien, que le roi fut contraint de passer à une autre porte où il fut conduit par les habitans. Et tandis qu'Arimant repoussoit l'ennemi qu'il avoit en tête, il fut en même temps attaqué par ceux qui étoient entrés dans la ville. Il soutint presque seul tout l'effort de l'armée ; mais épuisé de fleches, il fut contraint d'en venir aux mains, & de ceder enfin au grand nombre. Il tomba par terre, percé de coups, & désirant de mourir plus tôt que de me voir captive, car j'avois repris l'habillement de mon sexe. Pour moi dans ma disgrace j'eus une sorte de bonheur. L'endroit de la ville où je me trouvai fut marqué pour le quartier du roi ; je fus prise avec un grand nombre de femmes qualifiées, & nous avons été amenées ici sous une bonne escorte. Nous y attendons l'arrivée du vainqueur, & nous esperons qu'il nous rendra genereusement notre liberté, puisqu'il a été assés vertueux, pour faire respecter notre pudicité. Ainsi, Hylas, lorsque j'esperois jouir de quelque satisfaction, le ciel m'a ravi à la fois la liberté, & ce que j'avois de plus cher parmi les hommes, ne me laissant la vie que pour me faire sentir plus cruellement la perte que j'ai faite, & l'horreur de ma situation.

 Je pris, dit Hylas, tant de plaisir au récit de la belle Chriseide, qu'il me parut extrêmement court, quoiqu'il fût déja si tard, que ses compagnes voulurent se retirer. Je les accompagnai jusques sur le rivage, & je ne pus m'éloigner qu'elles n'eussent passé le fleuve, tant la belle étrangere me sembloit adorable. Je m'en allai enfin, plus amoureux que jamais, cependant très satisfait de sçavoir que ma nouvelle maitresse avoit appris à aimer, & que l'objet de sa passion n'étoit plus ; & j'esperai dès lors que je pourrois réussir à la consoler.

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LIVRE HUITIÈME.



 Lorsque les bergers redoubloient leur attention, & qu'ils désiroient plus d'entendre la fin de cette histoire, Hylas en interrompit le fil. Il ne pouvoit discontinuer plus à propos, parce qu'il se présenta en ce moment un sentier étroit, où ils ne pouvoient marcher que deux de front. Mais lorsqu'ils eurent tous passé, & qu'ils se furent rassemblés autour de lui : «Qu'attendez vous davantage, leur dit Hylas ? Si quelqu'un en sçait plus que moi, & qu'il veuille parler, je l'écoute avec plaisir ; je sçai bien pour moi que je n'ai plus rien à dire. Comment, dit Alexis, pensez-vous avoir dégagé votre parole ? Vous nous aviez promis l'histoire de vos amours, & vous nous avez raconté celle des infortunes de Chriseide, & du malheureux Arimant ; vous avez imité en cela ceux qui aiment mieux donner ce qu'ils ne doivent pas, que de s'acquiter de leurs dettes.» A ce reproche, Hylas sourit quelque temps sans parler ; enfin levant les yeux, «ma belle maitresse, répondit-il, je conviens de la faute ; mais vous devez vous l'imputer ; quand je me suis écarté, que ne m'avertissiez-vous ? Pour moi j'avoue que la premiere fois que Chriseide me raconta ses malheurs, je pris tant de plaisir à les entendre, que j'en ai encore ressenti en vous les redisant. Du moins, interrompit Alcidon, puisque vous avez commencé l'histoire de cette genereuse fille, devez vous l'achever. Seigneur, répartit Hylas, je vous proteste que je n'en sçai pas davantage. C'est de Chriseide que je l'ai apprise, & s'en étant allée sans dire adieu à personne, j'en fis de même, de peur que ses gardes ne m'accusassent d'avoir favorisé sa fuite. Depuis je n'ai pû sçavoir en quel lieu elle s'étoit retirée.

 Madame, dit alors Florice en se tournant vers Alexis, voulez-vous en apprendre la suite ? Ne doutez point, répondit Alexis, que nous n'en soyons tous charmés ; aussi bien je croi qu'il nous reste assés de chemin pour vous en donner le loisir : Je puis, reprit Florice, satisfaire aisément votre curiosité. Chriseide elle même m'a raconté à Lyon depuis le départ d'Hylas tout ce qu'il vous a dit, & ce que j'ai à y ajouter ; mais à condition qu'Hylas remplira mieux une autre fois ses engagemens. Hylas l'ayant promis, Florice continua de la sorte :»



SUITE DE L'HISTOIRE
DE CHRISEIDE ET D'ARIMANT.



 Sçachez, madame, qu'un matin que cette genereuse fille alloit au temple, un jeune homme se mêlant dans la foule s'approcha d'elle, lui mit dans les mains un petit livre, & lui dit à l'oreille en italien : Chriseide, demain à la même heure, vous me verrez ici. Tout à coup il disparut, & laissa la belle captive dans un étonnement qu'il est plus facile de concevoir que d'exprimer. Elle n'avoit pû remarquer l'homme qui lui avoit parlé ; d'ailleurs elle ignoroit ce qu'elle devoit faire du petit livre. Tant que le sacrifice dura, elle ne fit que supplier Mercure que les romains reconnoissent pour le messager des dieux, de lui procurer d'heureuses nouvelles ; car elle sentoit bien qu'il y avoit dans cette action quelque mystere, & qu'elle pourroit trouver dans ce livre quelqu'éclaircissement. Le sacrifice lui parut-plus long qu'à l'ordinaire, elle ouvrit plusieurs fois le petit livre, sans se souvenir de la façon d'écrire dont elle étoit convenue avec Arimant ; enfin lorsqu'elle prioit avec plus de ferveur Apollon qui revele les choses obscures, elle se rappella cette façon. Elle repasse à l'instant tous les feuillets, & trouve en effet beaucoup de lettres effacées. Quelle fut sa surprise en ce moment !

 A peine fut-elle rentrée dans son appartement, qu'elle examina de nouveau & avec plus d'attention le petit livre. Elle y trouva la maniere d'écrire qu'Arimant avoit imaginée ; mais le croyant mort, elle pensa d'abord que c'étoit un artifice d'Hylas à qui elle avoit revelé ce mystere. Et comme elle n'avoit ni plumes, ni papier, elle marqua avec une aiguille les lettres effacées, & les rejoignant ensuite, elle lut ces mots :


ARIMANT A CHRISEIDE.



 Je vis encore, si c'est vivre que d'être parmi les hommes, & ne vous pas voir. J'envoye ce fidele serviteur, pour apprendre de vos nouvelles, & pour vous dire des miennes. O dieux, conservez Chriseide, si vous voulez qu'Arimant supporte avec patience ses autres malheurs !

 Lorsqu'elle trouva le nom d'Arimant, & qu'elle connut qu'il vivoit encore, elle tombe sur les genoux, joint les mains, & levant les yeux au ciel : «grands dieux, dit elle, soyez à jamais benis, pour la grace inesperée que vous m'accordez !» Puis s'étant relevée, elle fut contrainte de s'asseoir sur un lit, où elle baisa plus de cent fois le petit livre, & se rappella que celui qui le lui avoit donné étoit le fidele Bellaris, ce jeune homme qui avoit accoutumé de lui porter les lettres d'Arimant, & qui l'avoit conduite, lorsqu'elle se sauva des mains de sa mere. Comment, disoit-elle en soi-même, ne l'ai-je point reconnu ! Mais se pourroit-il que quelqu'autre instruit de mon amour, m'ait donné des nouvelles d'Arimant, pour insulter à ma douleur ? Et frappée de cette derniere idée, elle reprenoit le petit livre, l'examinoit avec un nouveau scrupule, & reconnoissant toujours la maniere d'Arimant ; «non, non, ajoutoit-elle, ou mes yeux me trompent, ou ce que je vois est l'ouvrage d'Arimant. Dieux, quelle est votre bonté, de m'avoir conservée, jusqu'a ce que je pusse sçavoir de ses nouvelles ! Prolongez encore mes jours, afin que ces yeux qui l'ont tant pleuré puissent le revoir !»

 Elle eût continué, si Clarine qui ne l'avoit jamais abandonnée, ne fût venue l'avertir que ses compagnes l'attendoient pour dîner. «Ah, Clarine, lui dit-elle en l'embrassant, que j'ai de grandes choses à te dire !» Et ne pouvant l'entretenir plus long temps, elle sortit, mais avec un air si content, que sa joye éclatoit aux yeux de tout le monde.

 Chriseide aimoit veritablement Clarine ; mais quand elle auroit eu moins de bonne volonté pour elle, le désir qu'elle avoit de lui raconter ce qu'elle venoit d'apprendre, ne lui eût pas fait trouver le repas moins long ; «car ceux qui ressentent de grandes joyes ne les gouteroient qu'imparfaitement, s'ils n'en faisoient part à quelque personne dont ils se croyent aimés.» D'un autre côté Clarine qui n'étoit pas moins impatiente suivit sa maitresse, dès qu'elle fut sortie de table ; & s'étant renfermées toutes deux : «O Clarine, dit-elle en lui jettant les bras au cou, ô que j'ai de grandes choses à te dire ! Arimant est en vie ; il m'a écrit.» Alors Clarine lui baisant la main : «O trop heureuse Chriseide, s'écria-t'elle, puisque vous avez appris ces nouvelles ! Je ne vous plains plus, malgré votre captivité, puisqu'Arimant est encore parmi les hommes. Oui, ajouta Chriseide, je remercie les dieux de tous les travaux qu'ils m'ont fait éprouver, puisque je sçai, que mon cher Arimant les partage. Mais, madame, reprit Clarine, comment avez-vous appris ce que vous dites ? Tien, ma fille, répondit-elle, en lui montrant le petit livre, voici le messager des bonnes nouvelles.» Alors Clarine le prit, & tandis qu'elle le baisoit mille fois, Chriseide lui raconta ce qui lui étoit arrivé dans le temple, & l'esperance qu'elle avoit de revoir le lendemain Bellaris au même lieu : «Et si par hazard, ajouta-t'elle, je ne puis lui parler à cause de mes compagnes, il faut, Clarine, que tu t'approches de lui, & que tu apprennes tout ce que tu pourras de mon cher Arimant : cependant prépare les choses dont j'ai besoin pour lui répondre. Je ne manquerai à rien, répondit Clarine ; il me sera facile de lui parler, car en cette contrée on n'y regarde pas de si près que dans la nôtre. Puis j'ai tant d'envie de sçavoir des nouvelles, pour vous les redire... Mais, madame, ne demeurons pas si long temps ici, nous pourions donner des soupçons qui n'avanceroient pas nos affaires. Tu as raison, dit Chriseide en l'embrassant : en verité il semble que les dieux ne t'ayent fait naître, que pour me consoler, & pour me conduire.»

 En même temps elles vinrent trouver les autres captives qui demandoient déja où étoit Chriseide ; outre qu'elle tenoit le premier rang entr'elles, elle avoit tellement sçu les gagner, qu'elles auroient voulu la servir aux dépens de leur vie. Elles commence ent entr'elles mille petits jeux pour charmer les déplaisirs de leur détention ; car on ne peut gueres nommer captivité l'état où elles étoient, Gondebaut ayant ordonné qu'en son absence on les traitât de maniere que l'ennui ne leur fit point regreter leur patrie.

 Ce jour, & plus encore la nuit suivante parurent d'une longueur extrême à Chriseide & à Clarine ; & le matin étant venu, elles juroient toutes deux que l'on alloit au temple plus tard qu'à l'ordinaire. Enfin l'heure si desirée arrive ; elles vont toutes ensemble, & dieu sçait si Chriseide cherchoit des yeux Bellaris. A peine elle entroit dans le temple, qu'elle l'apperçoit ; & s'approchant de ce fidele messager, elle lui dit sans s'arrêter : «Clarine me suit.» Le messager comprit que c'étoit à Clarine qu'il devoit s'adresser. Elle suivoit de près avec les autres filles qui marchoient sans ordre ; elle l'avoit déja remarqué ; Bellaris s'approche, & lui dit en marchant : «Où pourrai-je vous voir l'une ou l'autre ? Au jardin de l'Athenée, dit-elle, si nous y allons ce soir. Mais que fait Arimant ? Il est dit, Bellaris, en bonne santé.» A ce mot, elle leve les yeux au ciel, & pour ne donner aucun soupçon à ses compagnes, passe outre sans répondre.

 Aussi tôt Bellaris se retire, & va dans la ville s'informer où étoient les jardins de l'Athenée, & à qu'elle heure les belles étrangeres avoient accoutumé de s'y rendre. Il vient ensuite trouver le jardinier, & feignant que les medecins lui avoient ordonné la promenade, il lui donne quelqu'argent, & lui demande la permission d'entrer quand il voudroit. Après, avoir pris ces mesures, il se rend sur le rivage. Cependant Clarine fait entendre à sa maitresse que si elle va aux jardins de l'Athenée, elle y verra surement Bellaris, & qu'elle n'avoit pû rien sçavoir autre chose, sinon qu'Arimant étoit en bonne santé. Le dîner étant servi, elles ne purent avoir un plus long entretien ; mais durant le repas Chriseide representa à ses compagnes qu'elles devoient profiter du beau temps, & se rendre aux jardins de l'Athenée. Elles approuverent toutes la proposition ; & quelques heures après qu'elles eurent dîné, elles s'y firent conduire.

 Dès que Bellaris les vit entrer dans la barque, il prit les devants, il entra dans les jardins, & feignant de se promener à grands pas dans une allée près de la porte, il observoit le moment où elles entreroient. Lorsque ces dames alloient à la promenade, elles n'y étoient point suivies de leurs filles ; ainsi Chriseide n'ayant point avec elle sa fidele Clarine, elle jetta les yeux de tous côtés, & bien tôt elle apperçut Bellaris. Celui-ci s'avance jusqu'au milieu de l'allée à leur rencontre, puis s'arrêtant il les considere avec un œil de compassion, & pour se les rendre favorables : «Quelle perte, s'écrioit-il, a fait la gaule Cisalpine, en perdant tant de beautés.» Et lorsque Chriseide passa : «O dieux, ajouta-t'il, n'est-ce pas Chriseide que je voi ! O mere infortunée, comment auras-tu pû soutenir une si cruelle séparation !» Alors mettant un genou à terre, madame, dit-il, ne serois-je pas le plus heureux homme du monde, si je pouvois vous rendre quelque service, après avoir été nourri dans votre maison ? si j'avois ce bonheur, je me trouverois bien dédommagé de la perte que j'ai faite.»

 Chriseide fut tellement surprise qu'elle demeura interdite ; & Bellaris s'en étant apperçu : «Madame, continua-t'il, il semble que vous avez oublié le pauvre Bellaris, qui a été si long temps nourri auprès de vous, & qui ne vous eût jamais quittée, si le vain desir de s'attacher à des hommes, parce qu'ils voyagent, ne m'avoit fait suivre le noble & le genereux Maniante. Bellaris mon ami, s'écria Chriseide, comme le reconnoissant, qui eût jamais pensé te voir ici ! Je te croyois au delà des pyrenées avec Maniante. Qui ta conduit ici, & quel motif t'y retient ? Jusqu'à present, madame, j'ai crû que c'étoit ma mauvaise fortune, mais je dis maintenant qu'il ne pouvoit rien m'arriver de plus heureux, puisque j'ai l'honneur de vous y voir, & que je puis vous y offrir mes services. Bellaris, dit-elle, je te suis obligée ; mais étant dans les mains du roi Gondebaut, il n'y a que dieu seul qui puisse nous en tirer. Pourquoi, repartit Bellaris, n'offrez-vous pas une rançon ? Je m'offre d'aller à Eporede, & je vous convaincrai de mon zele par ma diligence. Mon ami, reprit-elle, je ne refuse pas ton secours ; mais il faut attendre que le roi soit ici ; nous verrons alors ce qui pourra se faire.»

 Les compagnes de Chriseide entendant Bellaris parler leur langue, s'approcherent de lui, & l'une d'elle lui ayant demandé d'où il étoit : «Madame, répondit-il, je suis salassien ; j'ai été élevé dans la maison de Chriseide, & ma reconnoissance est telle, que je voudrois, au peril de ma vie, pouvoir la servir. J'ai été amené en ce lieu, non comme prisonnier, mais comme serviteur de Maniante, chevalier dont le nom est connu dans la même province. Il fut pris & tué au pié des pyrenées par des voleurs qui me laisserent pour mort auprès de lui. Les dieux ont voulu me conserver, pour porter à ses parens une si triste nouvelle, & pour me faire regreter le reste de mes jours un si bon maître ; le pauvre Maniante est donc mort, reprit Chriseide, feignant d'en être affligée ? Il est mort, madame, repondit froidement Bellaris. Je le plains, ajouta-t'elle, c'étoit un chevalier de mérite.»

 A ce mot, les compagnes de Chriseide la laisserent seule avec Bellaris ; & dès qu'elle se vit sans témoins : «Bellaris, continua-t'elle, sur la fidelité que tu dois aux dieux, dis moi quelle a été la fortune d'Arimant. Madame, répondit-il, Arimant est en bonne santé ; il n'a d'autre mal que de ne point sçavoir de vos nouvelles. Pour sa fortune, elle a été bien diverse ; & je ne sçai si j'aurai le loisir de vous la raconter. Je le croi, dit Chriseide, mais, si cela n'est pas, il faut que tu reviennes ici une autre fois. Madame, ajouta-t'il, je vous le dirai en peu de mots, & nous resoudrons ensuite ce que nous aurons à faire.

 Sçachez donc qu'Atimant, après s'être long temps défendu, fut enfin laissé pour mort ; & sans doute il eût perdu la vie, si me trouvant auprès de lui je n'en avois eu soin, comme je le devois. Je fus blesse aussi, mais moins que lui, & je me laissai tomber à ses piés, comme si j'avois reçu quelque blessure mortelle. Les ennemis qui n'étoient occupés que du pillage, ne songerent point à nous ; & remarquant que nous étions seuls, je me relevai, je bandai mes blessures, je vins ensuite vers mon maître, & secouru d'un jeune homme de la ville, je le portai dans un écurie voisine, les maisons étant remplies de soldats. Je ne pouvois le croire mort : il me sembloit que les dieux ne permettroient point qu'un seigneur aussi accompli qu'Arimant fut enlevé à la fleur de son âge. Dans cette idée, je visitai ses blessures, & quoique je m'y entende peu, cependant je n'en remarquai point de mortelles. Il perdoit toujours du sang ; je rompis une chemise, j'en fis des bandes, & l'ayant pansé le mieux que je pus, je l'étendis sur de la paille, mettant sa tête dans mon sein. Je ne vous dirai point quels furent mes regrets ; ni combien je versai de larmes. Enfin les dieux voulurent qu'il revînt à lui ; mais quel fut son étonnement, quand il ouvrit les yeux ! Seigneur, lui dis-je alors, courage ; les dieux nous sauveront encore de ce péril. Ils sont bons, dit Arimant, mais ma destinée est si mauvaise, que je ne dois pour mon repos attendre que la mort. Qu'est devenue Chriseide, ajouta-t'il ? Chriseide est sauvée, répondis-je ; la reine qui suit par tout son époux, a fait mettre toutes les femmes dans un temple, pour empêcher le désordre, & a retenu Chriseide auprès d'elle. Puissent les dieux, s'écria-t'il, la recompenser d'une action si genereuse !

 J'avois imaginé, madame, ce que je lui disois, parce qu'autrement il seroit mort de déplaisir. Mais, seigneur, lui dis-je, ne voulez-vous point vous armer de courage ? Je le ferai, dit-il ; Chriseide étant en sureté, il n'y a plus rien qui puisse me donner de l'inquiétude. Nous nous levâmes alors ; mais à peine étions nous debout, que nous entendîmes des gens de guere qui disputoient à la porte du lieu où nous étions, pour le partage de leur butin ; la querelle fut si vive qu'ils en vinrent aux mains, & que plusieurs demeurerent sur la place. Et comme le bruit alloit croissant, plusieurs autres s'y assemblerent, & prirent parti. Un officier vint par hazard en ce lieu ; il essaya d'arrêter le désordre ; mais les soldats s'imaginant qu'il vouloit leur enlever leur butin, se jetterent sur lui, & le presserent de telle sorte, qu'il fut obligé d'entrer où nous étions. Ils vouloient lui ôter la vie, par la crainte d'être punis, s'il échappoit de leurs mains, lorsqu'Arimant me dit : défendons cet officier ; peut être que le ciel nous l'envoye, afin qu'après avoir reçu notre assistance, il nous donne la sienne. A l'instant nous mettons l'épée à la main ; & tout blessé qu'étoit Arimant, il trouva dans son courage assés de force pour retenir la furie du soldat. Peut être aurions nous enfin succombé ; mais comme si les dieux avoient seulement voulu nous donner le loisir d'obliger cet officier, il survint bien tôt de ses amis qui le défendirent si bien, que des séditieux les uns furent tués, les autres pris, & que les autres se sauverent par la fuite.»

 Le capitaine délivré d'un si grand danger remercia ses amis ; & ne reconnoissant point Arimant : «Chevalier, dit-il, dont la valeur me conserve aujourd'hui la vie, que puis je faire pour vous, en reconnoissance d'un si grand service ? Ce que j'ai fait j'ai dû le faire, répondit Arimant ; mais si c'est chose qui vous ait été agréable, je vous prie de me recevoir pour votre prisonnier, & de me traiter en chevalier tel que vous êtes & tel que je suis.» Alors le capitaine le considerant de plus près, & voyant à ses habits qu'il n'étoit pas bourguignon ; «j'y consens, repondit-il, non pour vous traiter en prisonnier, mais en ami, mais en chevalier ; & je vous donne ma parole que je mourrai plus tôt, que de vous voir recevoir quelque déplaisir de notre armée. Il s'appelloit Bellimart, homme d'un grand credit à la verité ; mais à la maniere des visigots peu reconnoissant. Le premier jour nous en reçumes tout l'accueil que nous pouvions attendre ; mais dès le lendemain, informé de la qualité de son prisonnier, il commença de le tenir sous meilleure garde. Et feignant qu'il n'avoit d'autre vue que de le guerir plus promptement, il lui dit qu'il ne falloit point sortir de la chambre, & défendit que personne nous parlât. Puis voyant que l'armée devoit partir, & ne sçachant où elle alloit, il craignit de perdre sa proye. Le soir même il dit à mon maître, que pour s'aquitter de la parole qu'il lui avoit donnée, il étoit contraint de lui faire passer les Alpes, parce que le roi étant informé que lui seul avoit émû toute la ville, le faisoit chercher dans toute l'armée, pour le faire mourir, & donner par là de la terreur aux villes voisines : qu'il auroit souhaité pouvoir le renvoyer libre en sa patrie ; mais que plusieurs sçachant qu'il étoit entre ses mains, c'étoit fait de, si l'on apprenoit qu'il l'eût relaché sans le consentement du prince ; & qu'il ne pourroit au contraire être blâmé s'il lui faisoit passer les Alpes, puisqu'il y avoit eu une permission generale d'envoyer les prisonniers & le butin chés soi ; enfin que dès que l'armée seroit retournée en Bourgogne, il le renvoyeroit à Eporede, ou en quelqu'autre lieu qu'il voulût aller.

 Alors Arimant lui demanda si la reine envoyoit aussi ses prisonnieres. Nous n'avons point ici de reine, repondit-il ; mais on les envoye aussi pour décharger l'armée. Mon maître me regarda, comme disant que je l'avois trompé ; puis continua : j'irai, dit-il, par tout où vous voudrez, persuadé qu'un chevalier si accompli ne me fera d'autres traitemens que ceux qui sont dûs à une personne de ma qualité, & que l'on peut attendre d'un chevalier tel que vous.

 Ainsi dès le lendemain nous fumes emmenés avec un convoi pour la garde de plusieurs autres prisonniers, sans que nous pussions rien sçavoir de vous, sinon que le roi avoit fait conduire toutes les dames en un même lieu, afin qu'on ne leur fît aucun outrage. Après avoir passé les Alpes, on nous amena dans cette ville, & dans l'instant separés de tous les autres, nous fumes menés dans un petit château situé auprès de Gergovie. Nous y fumes tenus d'abord si étroitement, qu'à peine nous voyions le jour ; mais enfin le merite de mon maître & sa douceur rendirent plus traitable le barbare qui nous gardoit. Et depuis ayant sçû que Gondebaut revenoit avec son armée, je lui fis entendre qu'Arimant reconnoîtroit sa politesse, lorsque Bellimart nous donneroit la liberté, Il permit donc que je sortisse pour en venir traiter avec lui. Voilà quelle a été la fortune de mon maître ; mais il n'a rien senti si vivement que la douleur d'ignorer votre état. Seulement il apprit par les discours de quelques prisonniers que vous étiez entre les mains du roi ; ce n'est donc point le desir de sortir, ni de traiter avec Bellimart qui m'a conduit en ce lieu. J'y suis venu uniquement pour sçavoir en qu'elle contrée vous êtes, & s'il vous reste quelque souvenir d'Armant.

 Si je me souviens d'Arimant, reprit incontinent Chriseide ! oui, Bellaris, il m'est si present, que Clarine & moi nous ne cessons d'en parler, & toujours les yeux baignés de larmes. Je veux, mon cher ami, te déclarer une chose que je n'ai encore communiquée à personne ; mais l'état où je me trouve, & que je prévoi devoir être plus funeste me contraint de m'ouvrir à toi, afin que nous y cherchions quelque remede. Sçache, Bellaris, que le roi Gondebaut est par malheur devenu amoureux de moi ; sa passion n'a que trop éclaté. D'abord je ne voulus point la rebuter, sçachant ce que peut un amour outragé. Mais après l'avoir remercié de l'honneur qu'il me faisoit, je lui dis que je n'étois point née dans une condition obscure, que ma famille étoit une des meilleures des salasses, & que j'appartenois à Rithimer par sa femme qui étoit sœur de l'empereur Anthemius : que par cette consideration, il devoit me traiter selon ma qualité, & que par là il pourroit s'acquerir pour ami Rithimer & Anthemius même. Il me repondit seulement qu'il me sçavoit gré de m'être déclarée, & qu'à son retour il esperoit me convaincre de l'estime qu'il faisoit de mon merite, & de mon alliance.

 Or, Bellaris, je prévoi maintenant un triste combat ; car on assure que ce prince revient, & je voi de tous côtés des préparatifs pour son entrée. J'appris même hier qu'il seroit ici dans quatre ou cinq jours. peut-être m'a-t'il oubliée ; peut-être aussi qu'il m'aime toujours : si cela est, tu peux t'imaginer que je serai bien persecutée. L'épouser ! j'aimerois mieux mourir. Le rebuter ! c'est un jeune prince enflé de ses victoires qui ne souffrira pas volontiers mes dédains. Si donc tu ne me conseilles, je prévoi toute sorte de malheurs.» Bellaris demeura quelque temps dans le silence ; il le rompit enfin de la sorte : «madame, vos reflexions sont très sensées, & mon maître vous a bien de l'obligation, puisque vous méprisez un roi, pour lui conserver Chriseide. Aussi pour ne point manquer à ce que je vous dois à tous deux, j'essayerai de vous réunir même au dépens de ma vie. Dites-moi, madame, vous garde-t'on fort étroitement ? Tu le vois, dit Chriseide. Si l'on vous traite ailleurs comme ici, reprit Bellaris, vous pouvez facilement vous sauver. Mais, répondit-elle, quand je me sauverois, où pourrois-je aller ? car de passer les Alpes sans être reprise, c'est une chose absolument impossible. Pourvû, dit-il, que vous puissiez sortir de la ville, n'ayez aucune inquietude ; je sçais un lieu où je vous laisserai, en attendant que mon maître soit venu, & quand vous serez ensemble, je suis persuadé que vous trouverez le moyen de passer en Italie. O mon ami, s'écria-t'elle ! quelle obligation je t'aurois, si tu pouvois executer ce dessein ! J'ai pensé, continua-t'elle, que si tu me fais venir une barque au-dessous de mes fenêtres pendant la nuit, je pourrai y descendre, pourvû que tu me tendes la main. Je le ferai bien, dit-il ; mais comment passerons-nous les chaînes qui sont tendues au sortir de la ville ? Dieu nous aidera, repliqua-t'elle ; d'autres ont bien sçû se sauver ; mais il faudroit avoir des chevaux pour Clarine, & pour nous deux, & c'est ce qui me paroît difficile, car à qui se fier pour les tenir ? Je les ferai tenir à tel qui ne sçaura pourquoi il le fait, repondit Bellaris ; mais le grand obstacle c'est que je n'ai pas dequoi acheter les chevaux ; & vous faire faire des habits ; car les soldats nous ont tout enlevé.» En même temps Chriseide lui donna un diamant de prix qu'elle avoit au doigt, ajoutant que si celui là ne suffisoit, elle lui en donneroit d'autres.

 Bellaris vend le diamant, achete des chevaux, prepare des habits, trouve une barque, & tout cela en deux jours seulement. Il avoit aussi remarqué le lieu où il falloit passer ; & parce que la chaîne étoit soûtenue sur des bateaux qu'on y attachoit quelquefois, il en détacha un pendant la nuit, de sorte qu'il ne tenoit plus qu'à quelques anneaux.

 Tout étant ainsi disposé, & l'heure donnée, Chriseide profita du premier sommeil de sa compagne, & prenant Clarine avec elle, elle descend incontinent & sans bruit dans la barque. Bellaris en suivant le cours de l'eau, rencontra heureusement le bateau qu'il avoit remarqué, & détachant les anneaux qui le retenoient encore, il le fit passer sous la chaîne, qui s'enfonçant donna passage à la barque. Mais après être ainsi sorti de la ville, peu s'en fallut qu'il ne se perdît. Le Rhône qui se décharge dans l'Arar est si impetueux, que les petits bateaux sont en danger d'être engloutis par les vagues. Cependant Bellaris fit tant d'efforts, qu'enfin il gagna la rive, & qu'il aborda au lieu où un guide qu'il avoit gagné lui tenoit ses chevaux. La lune qui s'étoit levée favorisoit leur dessein. Aussitôt Chriseide & Clarine prennent leurs nouveaux habits à la hâte, & montent à cheval. Elles passerent par cette contrée des segusiens menant toujours leur guide avec elles, de peur qu'il ne les découvrit. Elles arriverent enfin après des peines incroyables dans la ville de Gergovie, où Chriseide ne fit point difficulté de prendre son logement, parce qu'elle étoit sous la domination d'Euric roi des visigots.

 Dès le lendemain, le fidele Bellaris va trouver Arimant, à qui les jours sembloient d'une longueur extrême, quoiqu'il n'eût jamais espere d'aprendre si promptement de si heureuses nouvelles. Chriseide avoit donné un autre diamant à Bellaris, afin de corrompre s'il étoit necessaire, celui qui gardoit Arimant.

 Aussi tôt qu'il eut conduit Bellaris auprés de lui : «Hé bien, mon ami, dit-il que m'apportes tu ? la mort ou la vie ? Seigneur, lui répondit-il tout haut, je ne vous apporte point de mauvaises nouvelles, excepté que mon voyage a été inutile, parce que le roi Gondebaut n'étant point arrivé, le vaillant Bellimart, n'est point de retour. Seulement j'ai trouvé un de vos proches qui vous offre auprès de l'un & de l'autre toute sorte d'assistance ; mais je croi que je serai obligé de repartir bientôt, parce qu'on attend le roi de jour en jour. Tu m'aurois fait plaisir de l'attendre, dit Arimant ; seigneur, interrompit-il ; j'ai crû bien faire en ne demeurant pas davantage inutilement, d'autant mieux que je ne vous avois laissé personne pour vous servir. Alors le capitaine prenant la parole ; ne vous fâchez point, dit-il, ce qui n'a pû s'executer maintenant, s'executera dans la suite ; & je ne croi pas, selon les nouvelles que j'ai reçues, que le roi tarde beaucoup à arriver.»

 Mais aussi tôt qu'il les eût laissé, Bellaris mit un genou à terre, & prenant la main de son maître il la baise, & lui dit avec un visage riant : «Seigneur, vous êtes mécontent de mon voyage ; mais quelle seroit la meilleure nouvelle que je pusse vous donner ? que Chriseide se porte bien, & qu'elle m'aime toujours, répondit Arimant. Et si je vous en apporte de meilleures encore... Que pourrois-tu me dire, interrompit le chevalier ? Je vous dirai plus, reprit Bellaris. Non seulement Chriseide est en bonne santé & vous aime plus que jamais, mais elle est libre, mais elle est venue vous trouver ; mais elle est avec Clarine à Gergovie, où elle vous attend. Ah Bellaris, dis-tu la verité, s'écria le chevalier ! Pensez-vous, répondit le fidele serviteur, que je voulusse mentir ? Grands dieux, dit Arimant, il faut bien que les vœux de mon pere ayent monté jusqu'à vous, puisque vous daignez me faire une si grande faveur.» Puis se tournant vers Bellaris : «mais, mon ami, ce que tu m'annonce est-il bien vrai ? comment puis-je avoir tant de bonheur à la fois ? Seigneur, répondit Bellaris, vous verrez demain Chriseide, si vous le souhaitez ; mais je crains fort que ce soit le dernier service que je vous rendrai jamais. Je ne voudrois pas, dit Arimant, que ce bonheur me coutât si cher ? mais si cela se pouvoit autrement, j'en serois ravi.

 Voici, continua Bellaris, ce que j'ai déterminé ;» & il raconta alors de quelle maniere il avoit trouvé Chriseide dans le temple ; comment il avoit parlé à Clarine ; ce qui s'étoit passé dans le jardin, la resolution que Chriseide avoit prise de se sauver, & le reste. Puis il continua ainsi : «Il faut, seigneur, vous hâter de sortir d'ici ; car Gondebaut doit être maintenant de retour, & Bellimart ne tardera pas à venir, ou à vous envoyer chercher ; & dieu sçait, avare comme il est, quel traitement il vous fera. Si vous n'avez point oublié son ingratitude, vous connoîtrez aisément qu'il ne faut pas en attendre de meilleurs procedés à l'avenir. Il est d'ailleurs impossible que Chriseide demeure long-temps où elle est, sans que le roi en soit averti, & ce prince a conçu pour elle une si violente passion, qu'il a montré quelque desir de l'épouser. Jugez maintenant s'il ne faut pas l'éloigner au plus tôt de ces contrées, & si elle vous aime.» Voici donc ce qui m'est venu dans l'esprit. Priés dès ce soir le capitaine de me «laisser retourner vers Bellimart, & feignez d'être mécontent que je sois revenu, sans attendre son retour. Et demain dès que les portes s'ouvriront, vous prendrez mes habits, & je demeurerai au lit à vôtre place. J'espere que les dieux favoriseront notre entreprise, & qu'ils la feront réussir heureusement.

 Mais, Bellaris, si l'on pouvoit prendre une autre voye, je crains... Non, non, interrompit ce fidele serviteur, il n'y en a point d'autre. Le temps vous presse, & ce capitaine ne se laissera point corrompre, parce que Bellimart lui aura promis une partie de votre rançon. Pour ce qui me regarde, soyez tranquile : les dieux protegent ceux qui remplissent leurs devoirs à l'égard de leurs maîtres, & qui esperent en eux. Mais quand ce barbare me traiteroit indignement, dois-je abandonner votre service par la crainte du peril ? Si je meurs, c'est faire un peu plus tôt, ce qu'il faudra que je fasse enfin ; & puis je finir mes jours pour un plus glorieux sujet qu'en vous procurant le repos & la liberté ? Seigneur, ne me ravissez point cette gloire ; je vous la demande pour recompense de tous les services que j'ai pû vous rendre. Seulement, si je meurs, souvenez-vous que vous n'aurez jamais un plus fidele serviteur ; & si je vis accordez-moi, je vous supplie, Clarine pour femme. Mais surtout : retirez-vous en diligence, pour n'être pas repris une seconde fois.» Il sçût enfin persuader si bien Arimant, que malgré le regret qu'il avoit de le laisser en un si grand danger, il ne put refuser le secours qu'il lui offroit.

 Ainsi dès le soir il obtint du capitaine la permission que souhaitoit Bellaris avec des lettres pour Bellimart.

 Le départ de Bellaris étant ainsi resolu, il sollicita lui-même la lettre, pour partir disoit-il, plus matin, afin d'être plus tôt de retour ; & l'ayant eue dès le soir, & fait ordonner qu'on le laissât sortir le lendemain aussi tôt que les portes seroient ouvertes, il revint trouver Arimant. Il l'instruisit bien de tout ce qu'il avoit à faire, il lui conseilla de s'embarquer sur le Rhône au dessous de Vienne, & de prendre la mer vers les massiliens, jusqu'aux côtes de Ligurie. Ils passerent en de semblables discours une partie de la nuit ; & l'autre fut employée à changer d'habits, & à ordonner tout ce qui étoit necessaire.

 Dès que les portes furent ouvertes, Arimant après avoir cent fois embrassé le fidele Bellaris, & s'être recommandé à Mercure, se mit en chemin, promettant à Bellaris de lui donner incessamment de ses nouvelles, & d'employer tout ce qu'il avoit au monde à le tirer de la peine où il le laissoit. Il se presenta en tremblant à la porte ; il craignoit d'être reconnu malgré les habits de Bellaris, parcequ'il étoit beaucoup plus grand, & qu'il n'y avoit entr'eux aucun trait de ressemblance. Cependant, comme les ordres avoient été donnés le soir, il sortit sans difficulté.

 Bellaris le suivit des yeux aussi loin qu'il put, & remarqua bien qu'Arimant tournoit sans cesse ses regards vers le château. Enfin l'ayant perdu de vue, ce fut alors qu'il se representa vivement l'horreur de la mort ; mais sans nul regret à ce qu'il venoit de faire ; cependant, comme il est naturel de prolonger ses jours, il pensa aussi à se sauver. Il tourne à l'envers l'habit d'Arimant, & s'envelopant dans le manteau qu'il avoit laissé, il se presente à la porte avec un visage assuré. Le sergent l'arrête, disant qu'il en étoit déja sorti un, & qu'il n'avoit d'ordres que pour celui-là. Bellaris eut beau montrer la lettre du capitaine, le sergent s'opiniâtra & voulut avoir un nouvel ordre. Il remit donc Bellaris entre les mains d'un soldat, & lui commanda de le conduire au capitaine, pour sçavoir sa volonté. Bellaris & le soldat en disputant à la porte du capitaine l'éveillerent ; & celui-ci entra dans une si grande colere contre le sergent, qu'il menaça de le faire châtier, pour lui apprendre à laisser sortir ceux qui avoient des lettres de lui. Puis il tourna la tête de l'autre côté & se rendormit.

 Bellaris étant sorti du château, prit le chemin de Gergovie ; on eût dit qu'il avoit des aîles aux piés. Cependant son maître étoit déja arrivé dans l'hotellerie. A peine il eut frapé à la porte de Chriseide, que Clarine vint lui ouvrir. Elle n'étoit pas encore bien éveillée : «sois le bien venu, Bellaris, dit-elle ; nous t'avons long-temps attendu.» Et Chriseide impatiente lui demandant ce que c'étoit : «c'est répondit-elle, Bellaris qui veut entrer. Fini promptement, ajouta Chryseide ; peut-être nous apporte-t'il de bonnes nouvelles. Oui, madame, dit Arimant, je vous en apporte de bonnes. Chriseide reconnoissant sa voix mon dieu, s'écria-t'elle, c'est la voix d'Arimant !» Et tirant le rideau, elle le vit à genoux au chevet de son lit. Jugez, madame, quel fut son étonnement, ou plus tôt quels furent ses transports ? Elle lui jetta les bras au col, & le tint long-temps serré contre son sein. Arimant de son côté sembloit vouloir l'étouffer à force de caresses. Clarine, après avoir refermé la porte, étoit accourue près d'eux, & les considerant en cet état, elle demeura comme immobile ; mais craignant enfin qu'ils ne mourussent de joye, elle les separa. Ils se reprirent incontinent ; & leurs caresses mutuelles auroient recommencé, s'ils n'avoient entendu fraper à leur porte. A ce bruit ils se troublerent ; ils s'imaginoient que personne ne pouvoit venir si matin que pour leur nuire. Arimant se saisit de son épée, & vint ouvrir. Il fut très étonné lorsqu'il vit Bellaris. «O dieux, s'écria-t'il, est-ce bien toi, cher ami ? C'est moi, répondit-il, seigneur, moi que les dieux ont voulu sauver, afin que je puisse encore vous rendre quelque service. O dieux, continua le chevalier, moderez tant de bonheur par quelque legere infortune ! Voir Chriseide en liberté, entre mes mains ; me voir délivré de prison, & pouvoir t'embrasser lorsque je croyois t'avoir perdu pour si long-temps !»

 A ces mots il le prend par la main, le conduit vers Chriseide, & lui raconte ce qu'avoit fait Bellaris pour le sauver. Et comme il vouloient l'un & l'autre le remercier. «Seigneur, interrompit-il, laissons ces discours ; je suis plus obligé à vous servir que je ne le pourrai jamais ; & ne perdez point un temps qui vous est si précieux. Je crains que l'on ne vous suive : sortons de la ville : éloignons nous : je pourrai à loisir vous raconter comment je me suis sauvé.»

 Chriseide gouta ce conseil. Elle s'habille si promptement qu'à peine les chevaux étoient prêts, lorsqu'elle fut au bas de l'escalier. Arimant la mit à cheval, & Bellaris y mit Clarine. Arimant après avoir magnifiquement payé l'hôte, monte le cheval de son fidele Bellaris ; ils partent & menent avec eux le guide, qui déja s'étoit affectionné à Chriseide. En sortant de Gergovie ils marcherent assés vîte ; mais lorsqu'ils se furent un peu éloignés, ils marcherent plus lentement à cause de Bellaris qui étoit à pié. Il leur racontoit en chemin la maniere dont il s'étoit échappé.

 La premiere journée ils gouterent tout le plaisir de se retrouver, après tant de traverses. Le lendemain ils arriverent fort tard à Vivaros, fuyant avec soin les grandes villes, & les grandes routes. Mais, comme il arrive d'ordinaire, en quittant le droit chemin, ils donnerent dans l'embûche qu'ils vouloient éviter. Le capitaine du château, lorsqu'il fut averti de leur évasion, prit avec lui sept ou huit des siens, & resolut de les suivre, & s'il ne les atteignoit pas, de l'apprendre lui même à Bellimart : il étoit persuadé qu'ils iroient à Lyon, ou pour s'embarquer, ou pour prendre le chemin des belvetiens. Et parce qu'il connoissoit les plus courts sentiers, il les avoit dévancés, ensorte que ce soir là même, il étoit déja logé dans l'endroit où Arimant venoit se reposer.

 Le capitaine reconnut d'abord Bellaris ; il avertit en même temps ses soldats ; mais Bellaris qui étoit dans une continuelle défiance s'apperçut de leurs mouvemens ; & parce qu'il prenoit toujours les devants, après avoir parlé à l'hôte, «puisqu'il y a de la place, dit-il tout haut, je vais avertir mon maître & sa suite.» Le capitaine qui étoit dans une chambre voisine, l'entendant parler ainsi, ne voulut point se découvrir, il esperoit de les prendre tous deux à la fois. Mais le prudent Bellaris revenant vers son maître : «Seigneur, sauvons-nous, le capitaine nous attend en ce logis.» La surprise d'Arimant fut extrême ; mais considerant qu'il n'avoit point de temps à perdre, il se détermina à y envoyer Chriseide & Clarine avec le guide. Il leur dit de prendre le lendemain la route de Vienne, qu'il la prendroit aussi ; & que celui qui arriveroit le premier, iroit loger au delà du Rhône dans l'hôtellerie la plus voisine du pont, & qu'il y attendroit les autres.

 Aussi tôt, ils crurent entendre un bruit de chevaux : ce qui les détermina à se séparer ; Arimant avec son fidele Bellaris se sauva à la faveur de la nuit & des bois, malgré la vigilance du capitaine qui le cherchoit, & le troisiéme jour étant arrivé de bonne heure à Vienne, il alla loger dans l'hôtellerie dont ils étoient convenus. Le soir, demandant des nouvelles, il apprit que Gondebaut étoit enfin revenu couvert de gloire, & chargé de dépouilles ; mais qu'il étoit très affligé de l'évasion d'une dame italienne que l'on n'avoit encore pû retrouver. Voici, continua l'hôte, la déclaration qu'il a fait publier à ce sujet ; & tirant de sa poche un grand placard, il lut ce qui suit :

 Gondebaut fils de Gondioch, roi des bourguignons, seigneur des sequanois, lingones, vellaunodonois, ambarres, heduois, catalauniques, dominateur des alpes, &c. A tous ceux à qui notre present vouloir sera connu, salut : D'autant qu'il n'y a rien qui offense plus un courage genereux, que l'ingratitude & la trahison, & qu'à notre grand regret, au retour de nos penibles & glorieux voyages, nous avons été avertis que Chriseide, l'une de nos captives, & celle à qui nous avions daigné faire plus de graces, s'étoit sauvée des mains de nos gardes ; ce qu'elle n'auroit pû faire sans le conseil, & l'assistance de quelque personne à nous peu affectionnée : A ces causes & plusieurs autres à ce nous mouvans, & de l'avis de notre conseil, pour châtier de pareilles trahisons, avons déclaré & promis par le dieu que nous adorons, par l'ame de notre très honoré pere, & par la majesté de notre couronne, que quiconque nous ramenera cette ingrate Chriseide, ou qui nous déclarera celui qui a été cause de sa fuite, ou qui perfidement a donné aide ou faveur pour la faire évader, de quelque qualité & condition qu'il puisse être, nous lui ferons telle grace qu'il voudra nous dimander, sans que, pour quelque sujet que ce soit, nous contrevenions, ou nous permettions qu'il soit jamais contrevenu à notre parole, promesse, & serment. Si ordonnons à tous nos comtes & officiers de faire publier ces presentes lettres par toutes l'étendue de nos états. Donné en notre royale ville de Lyon, aux ides de Juillet, & de notre regne le deuxiéme.

 Arimant craignit alors que Chriseide ne fût reconnue en entrant dans la ville ; mais sa crainte augmenta bien, lorsque l'hôte ajouta que le roi avoit envoyé par tous les passages, des gens qui la connoissoient. Cela fut cause que le chevalier tirant Bellaris à l'écart, lui commanda de chercher en diligence des habits d'homme pour elle, & pour Clarine, & d'aller ensuite au devant d'elle, pour les avertir de ce qui se passoit, & leur faire changer d'habillement, avant qu'elles entrassent dans la ville. Le fidele Bellaris executa ses ordres ; & cependant le chevalier prit des habits plus honnêtes que ceux de Bellaris dont il étoit revêtu. Mais la fortune qui vouloit encore éprouver ces genereux amans, conduisit près de Chriseide, à l'instant même où elle remercioit les dieux de ce qu'Arimant étoit arrivé sans aucun mal à Vienne, le roi Gondebaut qui suivi seulement de cinq ou six des siens poursuivoit un cerf. Et parce que Chriseide, dès qu'elle apperçut le prince s'étoit retirée dans un buisson, il la suivit par curiosité. Pour Bellaris il s'étoit jetté dans un vallon. Gondebaut crut d'abord que c'étoit quelque dame de sa contrée ; mais lui ayant demandé qui elle étoit, & où elle alloit, il la reconnut aussi tôt qu'elle eut ouvert la bouche, & l'examinant de plus près, quoiqu'elle essayât de se cacher le visage : «O dieux, s'écria-t'il, c'est Chriseide !» Il descendit incontinent, & courut l'embrasser. «Quel dieu continua-t'il, vous a remise entre mes mains ? Et quel demon vous avoit enlevée ?» Chriseide étonnée de se voir en la puissance de celui qu'elle avoit tant redouté, demeura quelque temps sans répondre. Enfin voyant qu'elle ne pouvoit plus dissimuler, elle prit tout à coup son parti, & fit cette réponse genereuse. «Vous nommez demon le dieu favorable qui m'avoit délivrée de vos mains ? c'est l'Amour, & c'est lui que je reclame pour soutenir ses droits, & vous faire connoître le tort qu'un aussi grand roi que vous se fait à lui-même, en violant les loix de l'humanité, & celles de l'ordre que vous portez, qui veulent que vous serviez, & que vous honoriez les dames, loin de les retenir captives.

 Si quelqu'un entreprenoit de vous outrager, repartit le prince, je vous défendrois au peril de ma vie ; mais je ne vous retiens point pour vous nuire ; je prétens au contraire vous servir, vous & les vôtres.» Elle vouloit repliquer ; mais Gondebaut prenant les rênes de son cheval, la conduisit jusqu'au grand chemin, puis remontant à cheval, il la mena aussi tôt à Lyon, plus content de cette rencontre, qu'il ne l'avoit été de toutes ses victoires passées.

 Clarine auroit pû se sauver ; mais elle ne voulut point abandonner sa chere maitresse. Le roi avoit en effet résolu d'épouser Chriseide ; aussi, quoiqu'il l'eût fait remettre parmi les dames captives, mais sous une garde plus sure, il commanda que l'on eût pour elle toutes les attentions que meritoient sa naissance, & sa beauté. Dans la joye qu'il eut de l'avoir retrouvée, il voulut signaler ce jour là par des réjouissances publiques.

 Cependant, Bellaris déchiré par les ronces dans lesquelles il s'étoit jetté, & froissé de ses chutes en divers endroits vint donner à son maître ces funestes nouvelles. Arimant fut si troublé, qu'il ne put jamais lui répondre. Il se jetta sur un lit, où il demeura en cet état jusqu'à la nuit ; il y resta sans vouloir prendre de nourriture, & ne dormit pas un instant. Enfin, dès que l'aurore parut, il appella Bellaris, & lui ordonna d'aller à Lyon, pour apprendre des nouvelles de Chriseide. Bellaris ne fut point rebuté par les dangers où il s'exposoit. Il se met en chemin, il arrive à Lyon. Toute la ville étoit pleine de Chriseide, & des faveurs du roi. On publioit hautement qu'il l'épouseroit, malgré sa résistance dont on ignoroit encore le motif. Bellaris voyant qu'il ne pourroit lui parler, revint incontinent vers son maître, résolu à lui conseiller de se retirer en Italie, puisqu'aussi bien il n'y avoit pas d'apparence que Chriseide recherchée par un si grand roi, & pouvant devenir reine, conservât toujours pour Arimant les mêmes sentimens. De retour à Vienne, il lui raconta tout ce qu'il avoit appris ; il lui remit ensuite devant les yeux la legereté du sexe, son ambition, & le plaisir inexprimable de regner ; & il ajouta qu'il lui conseilloit d'oublier Chriseide, de songer à la douleur qu'il causeroit à son pere, s'il venoit à mourir ; qu'un plus long séjour étoit dangereux, parce que leur guide pourroit les déceler ; enfin qu'il devoit promptement se retirer en sa maison, tandis qu'il le pouvoit. Arimant écouta Bellaris, parce qu'il avoit l'esprit ailleurs ; il lui répondit enfin en ces termes, lorsqu'il eut cessé de parler. «Bellaris, je m'éloignerai peu de ton avis, pourvû que tu fasses encore une derniere tentative. Retourne à Lyon, donne ce petit livre à Chriseide, & fais en sorte d'en avoir réponse ; tu verras ensuite à quoi je me déterminerai.» Bellaris promit d'executer ses ordres, ou d'y perdre la vie ; suppliant son maître de se souvenir que sa vertu lui avoit fait surmonter de plus grands malheurs, & lui representant qu'il ne devoit point se livrer à la douleur. Bellaris partit incontinent avec le petit livre, où le chevalier avoit marqué ces mots :


ARIMANT A CHRISEIDE.



 Ce malheur aura-t'il plus de pouvoir sur vous que tous les autres ! Et l'ambition d'être reine vous rendra-t'elle infidele ? Et moi serai-je le plus infortuné de tous les hommes ? Mandez-le moi, afin que ma mort vous épargne un parjure.

 Bellaris ne pouvant rendre le petit livre à Chriseide, que lorsqu'elle alloit au temple, il se tint à la porte ; & dès qu'elle entra, il le lui donna adroitement. Chriseide le reconnut aussi tôt ; elle s'approche de Bellaris, & lui dit ce mot seulement, à demain. Cependant Bellaris sort du temple, & se promenant dans la ville, il apprend qu'en effet le roi veut épouser Chriseide, même malgré ses refus, esperant qu'elle prendroit de meilleurs sentimens.

 Le lendemain, Chriseide ne manque pas de rendre avec la même adresse le petit livre à Bellaris ; elle lui dit en passant : «Je mourrai plus tôt.» Il entendit bien ce qu'elle vouloit dire, & charmé de l'amour & de la generosité de cette fille, il retourna vers son maître. Il lui rendit tout ce qu'il avoit appris, & les paroles mêmes de Chriseide, avec le petit livre où il trouva ces mots :


CHRISEIDE A ARIMANT.



 Vous apprendrez ma mort, avant que d'apprendre que j'aye changé. Je ferai voir en cette occasion de quoi est capable une fille qui ne sera jamais qu'à vous, qu'elle vive, ou qu'elle meure. Faites-en de même.

 «He bien, dit alors Arimant, peux-tu me conseiller d'abandonner une personne qui prend une pareille résolution pour moi ? J'avoue, répondit Bellaris, que je l'admire, & que sa vertu a surpassé mon opinion ; mais, seigneur, que prétendez-vous faire, & quel moyen avez-vous de la secourir ? Ce roi est trop puissant, & trop amoureux, & il y a pour vous du peril à rester ici ; je vous tiens perdu, si vous y demeurez plus long temps. Sois tranquille, Bellaris : j'ai imaginé pour la sauver un moyen qui me réussira sans doute.» Et dès lors il disposa tout pour son départ.

 Le lendemain il partit pour Lyon ; il y arriva le même soir, & se retira dans l'hôtellerie la plus écartée qu'il put trouver. Là, par le moyen de Bellaris, il apprit les mêmes nouvelles qu'il sçavoit déja ; & de plus que le roi vouloit offrir un grand sacrifice sur le tombeau des deux amans, pour se les rendre propices envers le grand Thautates, & changer le cœur de Chriseide ; & que pour rendre le sacrifice plus solemnel, il vouloit qu'elle y assistât avec les autres dames. Le jour suivant étoit destiné à cette cérémonie.

 Arimant regarda comme un heureux augure d'être arrivé en ce même temps, & se tint prêt pour le lendemain. Cependant le roi ne cessoit de presser Chriseide ; mais plus ferme qu'un rocher, elle ne put être ébranlée. Avant que d'en venir à la violence, il crut devoir implorer le secours de Tharamis, & le supplier d'inspirer à Chriseide des sentimens plus favorables ; il la pria même d'assister au sacrifice. Elle y consentit : «Je m'assure, dit-elle, que si Tharamis est juste, il vous ôtera la volonté de commettre une si grande injustice.»

 Le lendemain, le sacrifice étant prêt, il fit monter Chriseide dans un char somptueux, la couronne sur la tête. Elle étoit suivie de ses compagnes, & de tout l'attirail d'une pompe royale. Il croyoit par là ébranler sa constance. Chriseide étoit belle sans doute ; mais cette parure donnoit un nouvel éclat à sa beauté, quoique la tristesse éclatât sur son visage, & dans toutes ses actions. Le roi étoit auprès d'elle, ravi de lui voir porter la couronne. Ils traverserent la ville, & vinrent au tombeau des deux amans, où le sacrifice devoit être offert.

 Lorsqu'il arriva, les gardes firent faire place ; & Chriseide, & les autres dames mirent pié à terre pour monter dans une espece de tribune qui leur avoit été preparée. Au même temps arrivent les sacrificateurs ; ils conduisent près du tombeau les taureaux blancs ; & les vacies font signe de fraper les victimes. Elles tombent au premier coup du côté droit ; on leur met le couteau sacré dans la gorge ; le sang coule, & de ce sang sont arrosés le feu que l'on avoit allumé près du tombeau, le tombeau même, puis le roi, les dames, & le reste du peuple. On ouvre ensuite les victimes ; on examine les entrailles, elles paroissent entieres, & tous les présages semblent heureux. Le roi en triomphe de joye, il dit à Chriseide que les dieux approuvent leur alliance.

 Chriseide qui jusqu'alors avoit esperé en la justice de ce dieu inconnu, ne voyoit plus de ressource qu'en son désespoir. Elle feint de vouloir examiner par elle même les entrailles des victimes ; le roi bien assuré du rapport des vacies y consent. Elle descend de la tribune, & se fait representer ces mêmes entrailles. Et tandis que les sacrificateurs les lui montroient, elle se saisit du couteau encore sanglant ; puis courant au tombeau, & levant le couteau d'un air assuré, elle dit fort haut : «Magnanime prince, si quelqu'un veut me faire violence, je plonge ce couteau dans mon sein ;» & prenant un des coins du tombeau, elle continua en ces termes : «Dieu m'est témoin, grand & invincible roi, que je suis remplie d'estime pour ta personne, & que j'admire tes vertus. Je te voi favorisé des dieux, aimé de tes sujets, honoré de tes voisins, redouté de tes ennemis. Je reconnois la prudence qui dirige tes entreprises, la générosité qui releve tes actions, ta justice envers tout le monde, & ton amour pour moi ; comment ne t'aimerois-je pas avec le reste de l'univers ? & comment ne t'aimerois-je pas, autant qu'il est en moi ? Si donc je ne réponds point à l'honneur que tu veux me faire ; ne faut-il pas avouer que je dois avoir des raisons invincibles ? Oui, grand prince, si je pouvois disposer de moi, j'en disposerois selon tes désirs, & plus promptement encore que tu ne le commanderois. Sçache, ô grand roi, que dès mes premieres années, j'ai commencé d'aimer un chevalier, pour obéir aux dieux ; car, s'ils ne l'avoient ordonné ainsi, les disgraces incroyables que nous avons essuyées auroient terminé un amour si malheureux : traversés d'abord par nos parens, depuis par Rithimer dont tu connois la puissance, enfin par tes armes qui en m'ôtant la liberté, m'arracherent à mon époux ; (car je puis bien nommer ainsi celui à qui j'ai donné ma foi ;) nous avons pris l'un & l'autre pour témoins de nos promesses les dieux qui président au mariage ; & nous les avons supplié de punir celui qui violeroit ses sermens. Si je trahis la verité, puissent les deux fidéles amans qui reposent ici, & dont les ames jouissent de la récompense due à leur fidelité, me punir avec la derniere rigueur ! Mais si mes paroles sont veritables, je les conjure par cet inviolable amour qu'ils se sont porté, de vouloir faire éclater leur puissance en obtenant des dieux qu'ils t'inspirent d'autres sentimens. Et toi genereux prince, sois convaincu qu'il ne te reste contre moi que la violence ; & que si tu veux en user, ce que je ne puis croire de ta magnanimité, je la repousserai, en me perçant de ce couteau, & ne laissant en ta puissance que ce cadavre froid, & sans vie. Mais s'il est vrai que tu me fasses encore l'honneur de m'aimer ; s'il est vrai que tu sois encore ce grand roi qui a fait trembler l'Italie, cette même Italie qui a soumis tout l'univers, fait-le voir aujourd'hui en me rendant à celui dont je ne puis être séparée que par la mort : par là tu acquereras le nom de juste, & tu y joindras le titre de magnanime, pour t'être vaincu toi-même. Si tu en uses autrement, ô roi, sois assuré que les dieux qui t'observent maintenant, pour te punir, ou pour te récompenser, feront éclater sur toi leur tonnerre. Et vous, ajouta-t'elle, en se tournant encore vers le tombeau, ô parfaites ames, qui avez peut-être éprouvé les mêmes infortunes que moi, soyez sensibles à mon malheur, & ne permettez pas qu'aujourd'hui, en présence d'une assemblée si solemnelle, j'embrasse inutilement votre tombeau !»

 Chriseide tenoit toujours d'une main le tombeau, & de l'autre le couteau sacré, pour le tourner contr'elle même, si quelqu'un vouloit l'arracher de ce lieu. Cette résolution surprit extrêmement toute l'assemblée, mais le roi principalement. Le tombeau des deux amans étoit en effet un azyle pour tous ceux qui après avoir reçu quelque outrage en amour, s'y retiroient ; & cet azyle étoit si respecté, que les peres n'en pouvoient tirer leurs enfans, lorsqu'ils tenoient une fois l'un des coins du tombeau. Le roi n'imaginant pas que Chriseide eût voulu y recourir, ni même qu'elle le connût, n'y avoit point fait attention. Il ne sçavoit à quoi se résoudre ; laisser Chriseide en liberté ? il ne le vouloit pas. Violer l'azile ? il n'osoit, soit par respect pour les dieux, ou par crainte de quelque sédition. Enfin après avoir long temps refléchi en lui même, il se détermina à l'enlever, sans égard au lieu, ni à l'assemblée. Les troupes dont il étoit environné le rassuroient contre les émeutes ; pour les dieux, il esperoit de les appaiser par des sacrifices.

 En même temps il s'avance pour la prendre lui même. Et si les vacies ne se fussent opposés au roi, en lui remontrant leurs franchises, Chriseide se seroit percée à l'instant. Mais l'amour du prince l'eût emporté sur le devoir, si Arimant fendant la presse en dépit des gardes ne se fût jetté entre Chriseide & lui. Alors, mettant un genou à terre : «Seigneur, lui dit-il, en montrant la déclaration, je viens sur ton serment me présenter à ta majesté, pour recevoir la grace que tu as promise à quiconque te feroit connoître l'auteur de l'évasion de cette fille généreuse. Etranger, dit le roi troublé, ma parole a toujours été inviolable ; déclare le coupable, afin que je le fasse punir ; & demande la grace, afin que tu l'obtiennes. Seigneur, continue Arimant, le coupable est en ta presence, il t'est facile de le châtier ; c'est moi. C'en est trop, reprit incontinent le roi : & comment oses-tu te présenter à mes yeux ? Par la seule esperance de la grace que je veux te demander, dit Arimant ; & ne croi pas, ajouta-t'il que ce soit la vie.» Le roi fut étonné de cette résolution, & s'étant reculé un pas ou deux : «Etranger, lui dit-il, n'es-tu point insensé de parler ainsi, ou comment peux-tu être cause que Chriseide se soit sauvée ! Seigneur, repliqua-t'il, je m'appelle Arimant ; je suis ce même chevalier que Chriseide dit qu'elle a tant aimé, & qu'elle aime encore. Je fus pris en même temps qu'elle ; je fus conduit dans un château près de Gergovie, où je trouvai moyen de lui faire sçavoir de mes nouvelles. Dès qu'elle sçut que j'étois en vie, elle résolut de se sauver, & de venir m'aider à me sauver moi-même ; & ce qu'elle avoit résolu elle l'executa. Tu vois, seigneur, que je suis la cause de son évasion, & que tu ne peux sans être parjure, me refuser la grace que tu m'as promise, puisque je me déclare à toi.»

 Le roi tout ensemble surpris d'une pareille résolution, & piqué du mépris que cet étranger sembloit lui marquer. «Oui, dit-il, je dois t'accorder la grace, parle ; & prépare-toi aux plus cruels supplices. Seigneur, reprit Arimant, je n'attendois pas moins d'un si grand roi ; aussi me suis-je remis sans peine en tes mains, sans craindre les tourmens dont tu me menaces, pourvû que la grace que je demande soit auparavant effectuée. Demande hardiment, dit le roi, je promets avec les mêmes sermens par lesquels je me suis déja lié, de te l'accorder. Seigneur, repliqua Arimant d'une voix plus haute : Je demande que Chriseide soit remise en liberté, & renvoyée sous une escorte sûre à ses parens. O dieux, s'écria le roi, quelle funeste journée ! Faut-il que moi-même je sois cause de mon mal, & que par mon imprudence je sois réduit au parjure, où à une si douloureuse séparation ?» Il demeura quelque temps dans le silence ; puis le rompant enfin, il dit les yeux enflammés de colere (car il n'osoit trahir son serment à la vue d'un si grand peuple) «je declare que Chriseide est libre, & je jure par l'ame de mon pere que si quelqu'un lui fait le moindre déplaisir, il n'obtiendra ni grace, ni pardon. Hé bien, étranger, ajouta-t'il, es-tu content de moi ? Plus que je ne puis l'exprimer, répondit Arimant.»

 Alors se tournant vers ses gardes : «Que l'on arrête, dit-il, cet étranger qui ose braver ma colere, & qu'on le mene au supplice.» Arimant d'un air satisfait, tendit les bras aux liens ; seulement comme il s'apperçut que Chriseide pleuroit : «Madame, lui dit-il, ne troublez point ma joye par vos larmes : puis-je mieux employer ma vie, qu'en la donnant comme le prix de votre liberté ? O liberté, trop cherement achetée, s'écria Chriseide en se jettant par terre ; que ne puis-je, cher Arimant, conserver tes jours, & me voir pour jamais captive ! Mais va seulement, je te suivrai bien tôt.»

 Cependant on achevoit de lier Arimant ; & le peuple touché de sa constance, & de l'affliction de Chriseide ne pouvoit retenir ses larmes. Tout à coup Bellimart qui étoit present reconnoît son prisonnier ; il s'approche du roi, & le supplie de surseoir le supplice, jusqu'à ce qu'il ait pû lui faire entendre ses sujets de plaintes contre le coupable. Le roi lui ayant permis de parler, il le fait souvenir des lieux où il a été employé à son service, des blessures dont il est couvert, & de tout ce qu'il a entrepris & executé pour sa personne. Il ajoute que le seul avantage qu'il en a remporté, c'est cet étranger qui étoit son prisonnier, & qu'il retrouve ici : que s'il le fait mourir, il perd une grande rançon, parce que l'étranger est si considerable dans la province des libicins, que son pere est le seul dans la gaule Cisalpine, de qui Rithimer ait quelque apprehension.

 En même temps, Bellaris informé de ce qui se passoit, & voulant encore tirer son maître de ce peril, se jette aux pieds du roi : ce qui l'empêcha de répondre à Bellimart. «Seigneur, dit Bellaris voyant qu'il étoit écouté, je me jette à tes genoux, pour te supplier d'accomplir aussi religieusement ta parole à mon égard, que tu l'as fait à l'égard d'Arimant. Etranger, dit Gondebaut, jamais on ne me reprochera de l'avoir violée. Seigneur, reprit Bellaris, ainsi puissent les dieux rehausser l'éclat de ta couronne !» Puis se relevant, il continua de la sorte : «Seigneur, tu as promis une grace à quiconque te feroit connoître celui qui a favorisé l'évasion de cette étrangere. Il est vrai, répondit le roi. Hé bien, seigneur, je viens t'en déclarer l'auteur véritable, & celui qui mérite toute ton indignation. Arimant n'en est cause que parce qu'il est aimé de Chriseide ; mais il n'y a rien contribué, ni de sa peine, ni de ses conseils. Au contraire celui que je viens te découvrir est le seul coupable, il a donné le conseil ; il a trouvé le moyen de l'executer ; il a détaché le bateau qui soutenoit la chaine, pour faire passer celui qui portoit Chriseide ; il a trouvé des chevaux pour fuir ; il est allé la prendre à sa fenêtre ; c'est lui enfin qui a tout fait, & qui par consequent mérite la mort.

 Que tardes-tu à me le nommer, dit le roi ? Tu me donnes donc parole de roi, reprit le fidele Bellaris, que tu m'accorderas la grace que je te demanderai, lorsque je t'aurai nommé le coupable, & de plus, lorsque je l'aurai remis entre tes mains ? Je te le promets, dit le roi, sur tout ce qui m'est le plus sacré.» Alors Bellaris levant les yeux & les mains au ciel : «Dieux, s'écria-t'il, soyez-vous loués à jamais, de ce que je puis finir mes jours, après avoir executé ce que je désirois davantage !» Et se tournant vers le roi : «Seigneur, continua-t'il, ordonne que l'on ôte à ce chevalier les chaînes dont il est indignement lié, & que l'on m'en charge moi qui ai sauvé Chriseide ; moi qui lui appris qu'il vivoit encore, moi qui depuis ce temps l'ai toujours conduite : & que je sois puni seul, puisque je suis seul coupable ; tu dois maintenant, ô grand roi, m'accorder la grace que je vais te demander : dès l'enfance j'ai été nourri dans la maison d'Arimant ; j'ai vû naître son amour pour Chriseide ; j'ai contribué à l'entretenir par tout ce qui a dépendu de moi ; je l'ai reconnu d'ailleurs si vertueux, que je serai content de mourir s'ils doivent enfin s'unir pour toujours. Je me croirois coupable de la plus noire ingratitude, si pouvant conserver la vie à qui me l'a donnée, & dont tous les exemples m'ont enseigné la vertu, je ne le faisois pas avec joye. Je te supplie donc, seigneur, de lui accorder la liberté, & d'ordonner par une magnanimité incomparable qu'il unisse sa destinée à celle de Chriseide. Après cela fais tomber sur moi tout le poids de ta colere ; invente contre moi tous les supplices que tu pourras imaginer.

 Et, puisque le vaillant Bellimart prétend avoir des droits sur Arimant, souffre que je lui prouve le contraire en ta presence. Je ne dirai point que Bellimart doit la vie à ce valeureux chevalier, j'offenserois un si genereux courage ; mais je puis bien dire, & il sçait que je ne mens pas, que ce fut mon maître qui le pria de le recevoir pour son prisonnier, à condition de le traiter selon les usages établis entre chevaliers. Si c'est là être prisonnier de guerre, je m'en rapporte à ton jugement. Mais quand cela seroit, que vient-il demander maintenant ? Si mon maître a été son prisonnier, que ne le gardoit-il bien ? L'a-t'il relâché sur sa parole ? nullement, seigneur. Hé quoi, si un prisonnier se sauve & qu'on le retrouve dans un pays étranger, est-il permis de le reprendre ? Ah ! seigneur, de si fausses maximes interessent la grandeur de ta majesté. Si Bellimart l'avoit toujours retenu dans tes états, à la bonne heure ; mais quand lui même par défiance l'a envoyé dans celui des visigots, quel droit a-t'il de violer son azile ? Voila, seigneur, le dernier service que je puis rendre au plus genereux des maîtres, à un maître envers qui je ne puis jamais m'acquiter.»

 Tel fut le discours de Bellaris. Le roi en fut d'abord confus, puis étonné ; admirant enfin l'amour de Chriseide, la generosité d'Arimant, & la fidelité de Bellaris, il dit : «Que les pensées du grand Thautates sont profondes, & que ses jugemens sont impenetrables ! J'avois crû qu'en ce jour je pourrois persuader à Chriseide de m'aimer ; & voilà que je l'ai conduite à cet azyle sacré ; j'avois publié une déclaration dans la vue de recouvrer Chriseide ; & cette déclaration me la ravit pour jamais, lorsqu'elle est entre mes mains. Cependant je suis contraint, d'avouer que ces évenemens qui déconcertent mes projets sont sagement amenés ; & je proteste que si j'avois connu les commencemens & les progrès d'une passion si forte & si vertueuse, je serois mort plus tôt que de la traverser. C'est pourquoi, ô bienheureux amans, je vous déclare parfaitement libres, pour les raisons qu'à si bien déduites ce fidele serviteur, à qui je pardonne volontairement l'offense qu'il m'a faite : plus heureux, si je rencontrois un ami semblable, que si je joignois un autre royaume à celui que je possede. Je vous permets à tous de rester en mes états, ou de vous retirer en quel lieu vous jugerez à propos. Si pourtant vous m'accordiez la satisfaction de vous voir unis avant votre départ, j'estimerois ce jour le plus fortuné de mon regne.»

 A ces mots, il ordonna que l'on ôtat au chevalier les chaînes dont il étoit chargé ; & tous trois se jettent aux genoux du prince, ne pouvant se lasser de les embrasser. Et toute l'assemblée faisant retentir des cris de joye benissoit les dieux, & louoit la justice, & la magnanimité du roi qui avoit sçu se vaincre lui même.

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LIVRE NEUVIÈME.



 Florice acheva ainsi l'histoire de ces genereux amans ; laissant tous ceux qui l'avoient entendue remplis d'admiration, L'un exaltoit Chriseide, pour avoir méprisé Rithimer & Gondebaut en faveur de son fidele Arimant ; l'autre étoit frappé de la résolution d'Arimant, qui s'étoit offert à une mort volontaire ; & tous louoient unanimement le zele & l'affection de Bellaris. Le seul Hylas se mocquoit d'eux trois, & de tous ceux qui leur donnoient des louanges. «Y eut-il jamais, disoit-il en branlant la tête, folie plus marquée que la leur ? Chriseide peut devenir reine, & l'insensée reste dans une condition privée ; Arimant s'entête follement de Chriseide ; il perd son temps, il est blessé, il est fait prisonnier, & après des perils extrêmes il finissoit honteusement ses jours, si le roi Gondebaut n'avoit été plus religieux observateur de sa parole, qu'ils n'étoient l'un & l'autre extravagans ; & ce que je trouve de plus admirable, c'est que le pauvre Bellaris qui n'étoit point coupable pensa payer pour tous. Ne valoit-il pas mieux que Chriseide fut reine de Bourgogne ? Possedant le cœur du roi, elle auroit pu avec le temps donner à son amant toute la satisfaction qu'il eût pu désirer. Mais, Silvandre, connois-tu l'origine de tous leurs malheurs ? c'est cette vertu insensée que tu nommes constance.» Silvandre s'entendant nommer, s'approcha d'Hylas, & lui répondit froidement : «Les peines de ces amans sont bien des effets de leur constance, mais des effets d'autant plus estimables, qu'ils sont accompagnés de plus de travaux. Il n'y a que des ames genereuses qui les méprisent, ces travaux pour arriver au but qu'elles se sont proposé. Il n'y a, repartit Hylas, que des esprits foux qui courent après l'ombre du bien, & qui laissent le bien même. La constance d'Arimant ne l'a-t'elle pas bien servi ? il a suivi Chriseide dans son printemps, & ce n'est que sur le retour qu'il l'a obtenue. Il lui étoit bien plus avantageux de rester dans Eporede, pour consoler un pere qui l'aimoit, que de rendre sa vieillesse malheureuse. Et penses-tu qu'Arimant n'y eût point trouvé quelqu'autre maitresse ? S'il eût suivi mes loix, dès qu'il trouva tant d'obstacles à ses désirs, il les eût sagement tournés ailleurs, & se seroit attaché à quelque conquête plus facile.»

 Hylas, reprit Tyrcis, je vois bien que tu n'érigeras jamais de temple à la fortune, parce que je doute que tu ayes jamais besoin d'elle. Et moi, repliqua Hylas, je vois bien que les vieilles & les laides t'adoreront. Hé pourquoi, interrompit Tyrcis ? parce qu'elles te proposeront comme un dieu à leurs amans, toi qui portes l'extravagance jusqu'à aimer ce qui n'est plus. Hé mon ami, repartit Tyrcis, ne vaut-il pas mieux passer pour un dieu, que d'être regardé comme un inconstant ? Les autels & les sacrifices ne sont-ils pas agréables aux dieux mêmes que nous adorons ? Pourquoi les hommes refuseroient-ils ce qui ne déplaît point aux dieux ? Penses-tu repliqua Hylas, penses-tu que je n'aurai pas quelques jour mes autels & mes sacrifices aussi bien que toi. Mais il y aura cette difference entre nous, que tu seras le dieu des vieilles & des laides, & moi que je serai le dieu des belles & des jeunes. A tes sacrifices on ne verra que d'anciennes matrones avec la tête & les mains tremblantes ; aux miens on ne trouvera que les plus jeunes & les plus belles filles de la contrée : ensorte que je pourrai bien avec le temps être estimé le dieu du plaisir, de la joye, & de la vie, & toi tu seras le dieu de l'ennui, de la tristesse, & de la mort. Dis-moi maintenant sans passion lequel de ces deux sacrifices te plairoit davantage.»

 Tyrcis alloit répondre, lorsque la venerable Chrysante ayant été avertie qu'Adamas passoit si près d'elle, vint au devant d'eux près du bois qui touchoit le temple d'Astrée. Le druide s'avança pour la saluer, & lui presenta la belle Alexis comme sa fille. La venerable Chrysante l'embrassa avec une extrême satisfaction, & les vierges druides l'imiterent, non sans admirer ses graces, & sa beauté. Cependant Chrysante s'excusa auprès d'Adamas & de Leonide, de n'avoir point accompagné les bergeres, lorsqu'elles allerent les feliciter sur le retour d'Alexis. «Amasis m'avoit fait ordonner de l'attendre, continua-t'elle ; & voila ce qui m'a fait perdre une si belle occasion. J'en suis d'autant plus touchée, que la reine n'est point venue, & qu'il n'y a pas d'apparence, à cause de l'accident qui est survenu, qu'elle arrive si tôt. Quel accident interrompit Adamas ? Je vous en croyois informé, dit la venerable Chrysante ; il faut que vous sçachiez qu'Argantée a été tué en presence de Galatée & de Polemas, par un chevalier étranger, & que sur la fin du combat, l'un des lions qui gardent la fontaine enchantée est venu au même lieu, & qu'il a tellement effrayé les chevaux qui étoient attelés aux chars de Galatée & de ses nymphes qu'il les ont emportés. Les uns se sont rompus, & les autres sont dans un grand désordre ; ensorte que Galatée a été obligée de s'en aller à pié jusqu'à Montverdun, où elle a sejourné pour attendre ses chars & la guerison du chevalier qui a tué Argantée.»

 Pendant qu'ils parloient ainsi, ils furent interrompus par le jeune Lerindas que Galatée dépêchoit au druide : «Mon pere, lui dit-il, la nymphe vous mande qu'elle souhaite d'assister au sacrifice que vous devez offrir ; & craignant d'arriver tard, elle vous prie de l'attendre, & de l'informer du lieu où vous l'offrirez.» Adamas se souvenant alors que Galatée avoit déja vû Celadon vêtu en fille, fut un peu surpris. Cependant pour cacher son trouble, il répondit froidement : «Ami, tu diras à la nymphe que je serois ravi d'executer ses ordres ; mais que toutes choses étant disposées pour le sacrifice, je ne puis le differer sans scandale ; mais que si elle désire voir les bergeres, je les menerai à Montverdun dans deux ou trois jours ; car je m'imagine que c'est pour les voir toutes ensemble, qu'elle a souhaité d'assister au sacrifice. En verité, mon pere, dit le jeune Lerindas, je croi que vous avez deviné ; car je lui ai oui dire qu'elle vouloit saisir cette occasion pour juger par elle-même si les bergeres du Lignon sont aussi belles que je le lui ai fait entendre. Je m'en doutois bien, reprit Adamas ; tu diras donc à la nymphe que le temps ne nous permet pas de l'attendre, & que les bergeres la supplieront d'assister à un sacrifice plus solemnel qu'elles doivent offrir le six de la lune de juillet ; je suis assuré que les bergeres ne me désavouent point.»

 Alors Astrée prenant la parole : «Il n'y a pas d'apparence, dit-elle, qu'aucune de nous vous désavoue jamais, & surtout lorsqu'il s'agira de rendre un devoir aussi indispensable. Vous avez raison, reprit le messager, de répondre pour toutes ; car je croi que vous & Diane, & vous plus particulierement, Astrée, vous êtes celle que la nymphe desire plus de voir. Il y a long temps, ajouta Diane, que nous eussions satisfait à ce devoir, si nous avions pû croire que nos noms fussent connus à une aussi grande nymphe. Vos noms, & votre beauté, dit Lerindas, ne peuvent se cacher dans ces bois solitaires. Et parce que je sçai qu'elle m'attend avec impatience, jevaiis lui dire de vos nouvelles, & lui jurer avec verité qu'elle peut bien cacher ses nymphes lorsque vous paroîtrez, à moins qu'elles ne veuillent rougir de honte, & fécher de jalousie.» Leonide entendant ces dernieres paroles, & feignant d'en être offensées «Hé quoi, Lerindas, dit-elle, est-ce ainsi que vous traitez mes compagnes ? Je vous jure que je les en instruirai. Alors, répondit-il, vous leur ferez un double déplaisir ; l'un de leur apprendre qu'elles ne sont gueres belles ; & l'autre de leur faire entendre un reproche offensant, & dont elles ne peuvent se plaindre.» Et sans attendre d'autre réponse il partit.»

 Adamas craignant encore que Galatée ne vînt au sacrifice, prit congé de la venerable Chrysante qui eût bien voulu y assister, & le pressa davantage. Peu de temps après ils arriverent dans le pré qui étoit à l'entrée du temple d'Astrée. Ils y trouverent un grand nombre de bergers & de bergeres avec les vacies, les eubages, les bardes, les saronides & les druides des lieux circonvoisins. Entre les pasteurs qui s'y étoient assemblés, le prudent Phocion, & le sage Diamis étoient recommandables par leur venerable vieillesse. Amintor neveu de Philidas, s'y trouva aussi avec Daphné la shere amie de Diane, qui étoit arrivée la veille ; d'aussi loin qu'elles se reconnurent, elles coururent les bras ouverts, & s'embrasserent avec une joye extrême. Elles ne ce seroient point lassées, si Astrée & Phylis étant survenues n'avoient voulu partager ces caresses, «Ma compagne, dit Diane, voyez ce que j'ai acquis en votre absence ; voici deux autres Daphnés que j'aime comme ma vie, & que je veux que vous aimiez aussi, bien assurée que pour votre merite, & à ma consideration elles vous aimeront comme vous m'aimez.» Alors Astrée & Phylis confirmant cette assurance par cent protestations d'amitié, & Daphné la recevant avec le même cœur qu'elle lui étoit offerte ; elles commencerent une liaison que rien ne put alterer dans la suite.

 Cependant tout étoit prêt pour le sacrifice. Adamas s'en étant assuré par lui-même se lave les mains & le visage dans la fontaine qui étoit à l'entrée du temple de l'amitié ; & s'étant vêtu de blanc, & couronné de verveine, & les vacies, les eubages & les saronides en ayant fait autant, ils se chargent tous des choses destinées pour le sacrifice. Le sage Adamas portoit à la main le gui de l'année précedente. Un des vacies portoit la serpe d'or qui avoit servi à le cueillir ; un autre le linge dans lequel on l'avoit reçu ; un autre tenoit dans ses bras un faisceau de sabine ; un autre en tenoit un de verveine ; ensuite venoient deux autres vacies qui portoient le pain & le vin que l'on devoit offrir : puis deux taureaux blancs couronnés de verveine, & de fleurs. Huit victimaires aussi couronnés de sabine & de verveine les conduisoient.

 Le sage Adamas marchoit le dernier avec une gravité convenable à son caractere ; il étoit suivi des bergeres & des bergers. Après avoir fait trois fois le tour du pré sacré, il vint poser le gui sur un autel au pié du chêne qui portoit le nouveau gui. Les vacies y poserent également les choses dont ils étoient chargés ; c'étoit dans le temple d'Astrée que Celadon avoit construit. Et parce qu'il falloit passer par le temple de l'amitié pour y arriver, plusieurs de ceux qui suivoient furent obligés de s'y arrêter : le temple d'Astrée étant trop petit pour contenir une troupe si nombreuse.

 Tous les sacrificateurs étant rangés, le grand druide fit apporter un brasier allumé dans un vase d'argent ; & le posant aussi sur l'autel, il prit trois feuilles de gui, autant de verveine & de sabine, & les jettant dans le feu ; & tenant le coin de l'autel, il dit : «c'est à toi, ô grand Hesus, Belenus, Tharamis, que ce peuple religieux rend graces du present que tu lui sais dans le gui salutaire ; & c'est à toi comme à son seul Thautates que dans ce bois sacré il offre en sacrifice d'action de graces ce pain & ce vin, & le sang & la vie de ces taureaux blancs : l'un en témoignage que nous reconnoissons tenir l'être de toi seul, & l'autre en preuve de la sincerité avec laquelle nous t'adorons. Comme Hesus, affermis si bien le courage de nos soldats, qu'ils triomphent toujours de leurs ennemis ; comme Belenus, conserve les hommes pour en être servi & adoré ; comme Tharamis purifie toutes nos fautes ; enfin comme Thautates, soit toujours notre seul & unique dieu ; & nous renvoye cette déesse Astrée par la presence de qui nous attendons toutes sortes de benedictions.»

 A ces mots, il jette dans le feu un peu de pain & de vin, & fait signe aux victimaires de fraper. Après qu'ils eurent demandé suivant la coutume, frapperons-nous ; & que le druide eut répondu qu'il en étoit temps, deux fraperent les victimes sur la tête, & deux en même temps les égorgerent, & deux reçurent le sang dans des vases destinés à cet usage. Enfin les vacies les faisant emporter dans le pré sacré, les ouvrirent, visiterent les entrailles, & les trouverent entieres. Ils en firent aussitôt leur rapport au grand druide en presence de toute l'assemblée. Ensuite après qu'il eut arrosé du sang l'autel, & qu'il en eut jetté dans le feu, tous remercierent le grand Thautates d'avoir agréé leur sacrifice, & le supplierent de leur accorder toujours de nouvelles graces ; & chacun se retira plein de satisfaction & de joye.

 Cependant les victimes étant mises en pieces, & le feu en ayant selon la coutume consumé une partie, le reste fut cuit & mangé par les vacies, les sacrificateurs & les bergers. Il ne demeura dans le temple d'Astrée qu'Adamas, avec Alcidon, Daphnide & les bergers qui les avoient accompagnés. Daphnide qui étoit accoutumée aux sacrifices des romains désira de sçavoir pourquoi leurs cerémonies étoient differentes. «Madame, répondit Adamas, bien que notre Forest soit une des plus petites contrées de la Gaule, le grand dieu montre bien qu'il en prend un soin particulier ; car, sans parler des autres, la province des romains a laissé glisser dans son culte des cerémonies idolatriques, parce qu'elle a eu affinité avec les romains, & que ses principales villes sont des colonies grecques. Nous au contraire qui n'avons jamais eu de relation avec les peuples étrangers, excepté avec quelques romains, nous avons conservé dans sa pureté la religion que ces anciens gaulois qui vinrent descendre par l'ocean armorique, nous ont apportée, & qu'ils avoient reçue de ce grand ami de Thautates, qui seul avec famille fut sauvé de l'inondation universelle ; or, il leur avoit enseigné qu'il n'y avoit qu'un seul dieu qu'il nommoit Thautates, & auquel il donnoit quelquefois les surnoms d'Hesus, ou dieu fort & puissant ; de Belenus, ou dieu homme ; de Tharamis, ou dieu qui purifie.»

 Tandis qu'Adamas découvroit ainsi à Daphnide les plus secrets mysteres de sa religion, Astrée tenant sous les bras Alexis, alloit lui montrant toutes les raretés du temple qu'Alexis feignoit d'admirer. Et quand Phylis lui dit que c'étoit l'ouvrage d'une main inconnue à toute la contrée ; «ce n'est pourtant pas l'ouvrage d'un jour, répondit Alexis. Mais, madame, interrompit Astrée, considerez, je vous prie, l'image de la déesse ; à qui pensez-vous qu'elle ressemble ? à la plus belle bergere du monde, répondit Alexis. Vous n'êtes donc pas de notre opinion, reprit Astrée ; car toutes ces bergeres m'assurent qu'on y reconnoit tous mes traits, & il me semble qu'elles ne se trompent pas. Je le trouve comme vous & comme elles, repliqua Alexis ; & cela ne vous empêche pas d'être la plus belle bergere du monde. Je reçois cette louange de la bouche d'Alexis, dit Astrée, parce que je voudrois être ce qu'elle dit, afin de lui plaire davantage ; & qu'étant druide, je ne croi pas lui faire tort en la recevant. Vous devriez en user de même, quand je serois bergere, vous meritez cette louange au jugement de tous. Mais, belle bergere, ne parlons pas davantage d'une chose qui ne peut être contestée ; voyons plus tôt ce qui est sur cet autel, que je croi avoir été dressé par les égipans de la contrée.» La bergere entendant parler de la sorte Alexis, étoit plus ravie que jamais ; elle croyoit retrouver dans ces discours ceux de Celadon, & ne pouvoit cacher sa joye à ses compagnes.

 En même temps qu'elles s'approcherent de l'autel, Diane & Phylis les suivirent avec Daphné. Celle-ci étonnée de ce que ses compagnes lui disoient de ce lieu, consideroit tout avec attention. Et Diane prenant un des petits rouleaux dont l'autel étoit couvert, & le laissant lire à Phylis & à la belle Astrée, «je croi, dit-elle, connoître ce caractere. Il est de Celadon, répondit Phylis, & je vous assure qu'en voyant ce qui est dans ce lieu, j'ignore si je dors, ou si je veille.» Astrée rougit au nom de Celadon, & plus encore Alexis, qui pour cacher son embarras dit. «Hé qui est ce Celadon dont vous parlez ? C'est, ou plus tôt c'étoit, répondit Diane, le plus aimable berger de la contrée, & qui par malheur s'est noyé. Où, & comment, ajouta Alexis ? Ce fut, interrompit Astrée, dans le malheureux Lignon. Mais parlons d'autre chose, & voyons ces autres rouleaux.» Et prenant des mains de Daphné celui qu'elle commençoit à déplier, elle trouva que c'étoit des vers mais d'une autre main. Elle les remit à Diane qui les lut tout haut : c'étoit Leonide qui les avoit écrits, lorsque ne pouvant persuader à Celadon de quitter la vie miserable qu'il traînoit en ce lieu, elle venoit le visiter presque tous les jours ; & parce qu'elle ne pouvoit bannir de son cœur la passion qu'elle avoit pour lui, elle écrivit ces vers pour lui marquer la part qu'elle prenoit à son malheureux état. Il y étoit nommé ; & lorsque Phylis entendit prononcer le nom de Celadon ; «en verité, dit-elle, ce lieu est plein de merveilles ; car il ne faut point douter que tout ce qui est ici ne soit fait pour Celadon, & cependant nous sçavons qu'il n'est plus. Comment le sçavez-vous, dit Alexis ? Helas, interrompit Astrée, je l'ai vû mourir, & depuis son ombre m'a apparu ! Mais mon dieu, continua-t'elle, en s'adressant à Phylis ne troublons point son repos ; & voulant s'en aller elle fut retenue par Diane. Voyons, dit-elle, ce qui est dans ce papier, il est écrit du même caractere que le premier.» En même temps elles lurent ensemble ces mots :

 1 Soupirs, enfans de cette pensée qui me tourmente sans cesse ; comment par votre violence n'éteignez vous point mes feux ? ou comment ne les allumez-vous pas de sorte qu'ils me consument entierement ?

 2. Soupirs, qui avez accoutumé de soulager les malheureux ; pourquoi au contraire rendez-vous plus grands mes cruels déplaisirs ?

 3 Soupirs, si vous avez tant de peine à sortir de mon cœur, que ne l'emportez-vous plus tôt aux lieux où vous allez, pour me donner la mort en le ravissant ; ou la vie, en le portant où est la source de la mienne ?

 4 Soupirs, puisque c'est mon cœur qui vous donne la naissance, & que c'est l'amour qui vous envoye vers celle où vous allez : pourquoi ne m'en rapportez-vous pas des nouvelles, afin de conserver la vie à qui vous la donne ?

 5 Soupirs, qui naissiez autrefois dans l'excès de ma joye, comment naissez-vous aujourd'hui dans l'excès de ma douleur ?

 6 Soupirs, témoins ordinaires de nos desirs, comment sortez-vous de mon cœur, puisque n'ayant plus d'esperance, je dois étouffer tous desirs ?

 Les bergeres n'eussent laissé aucun des rouleaux sans le lire, si le sage Adamas qui alloit expliquant à Daphnide les secrets du temple de l'amitié, ne les eût interrompues. Pour lui faire place, elles sortirent de ce lieu ; & bien qu'Alexis en sçût plus que tout autre, elle montroit le plus d'étonnement. Elles trouverent Hylas assis près de la fontaine, parce qu'il ne vouloit pas entrer dans ce temple comme il avoit fait la premiere fois. Dès qu'Alexis l'apperçut : «Que faites-vous ici, mon serviteur, lui dit-elle, pendant que nous venons de voir le plus beau lieu qui soit en cette contrée ? Ma maîtresse, répondit-il, j'ai pensé que vous auriez plus d'empressement à me revoir, quand je me serois dérobé pour quelque temps à vos regards. Vous n'avez pas besoin de cet artifice, repliqua-t'elle ; car je ne sçaurois desirer plus de vous voir, que je le desire sans cesse. Si cela étoit, reprit Hylas, vous auriez demeuré ici auprès de moi, & vous n'auriez pas preferé au plaisir d'être avec Hylas, la curiosité de visiter un lieu champêtre. Je croyois mon serviteur si religieux, ajouta Alexis en souriant, qu'il seroit entré le premier dans le temple & je l'étois allé chercher. Si je ne l'emportois pas autant sur vous du côté de l'amour, que vous l'emportés sur moi par le merite, vous auriez bien remarqué que j'étois demeuré à la porte, puisque j'ai remarqué moi le moment où vous êtes entrée. Et vous mon serviteur, repliqua Alexis, si vous aviez autant de bonne volonté pour moi que j'en ai pour vous, quand vous m'avez vue aller dans ce lieu sacré, vous m'y auriez suivie, comme je me serois arrêtée ici avec plaisir, si j'eusse pensé que vous y étiez demeuré. Ce reproche n'est pas raisonnable, répartit Hylas, que sçai-je si le dieu à qui ce bois est consacré agréeroit que j'y entrasse ? Ne voyez-vous pas ce qui est écrit sur la porte ?»

 Alors Alexis feignant de ne s'en être point apperçue, leva les yeux, & lut cette inscription :


Loin, bien loin profanes esprits.
Qui n'est d'un saint amour épris
En ce lieu saint ne fasse entrée.
Voici le bois où chaque jour
Un cœur qui ne vit que d'amour
Adore la déesse Astrée.

 «Et qu'entendez-vous par là, dit Alexis ? Il entend, interrompit Silvandre, que n'étant point épris d'un saint amour, il n'ose mettre le pié dans ce lieu sacré, de peur de le profaner. Se peut-il mon serviteur, que Silvandre ait dit la verité, reprit Alexis ? Ma maitresse, répondit Hylas en colere, voulez-vous que je vous aime plus que jamais ? éloignez de vous ces brouillons, car je puis bien donner ce nom à ce Silvandre qui veut m'infatuer de ses réveries.» La colere d'Hylas rejouit tous les bergers ; & lui, sans s'arrêter à eux, se tournant vers Silvandre : «n'as-tu point craint de profaner ce lieu sacré ? car apparamment tu ne te crois pas parfait, puisque personne n'est exempt de toute imperfection ? non sans doute, répondit Silvandre ; je ne me crois point parfait, quoique je connoisse ici bien des personnes qui n'ont aucune imperfection ; mais je suis assuré qu'il n'y en a point dans mon amour, & cela me suffit pour avoir droit d'entrer dans ce lieu saint. Hé, dis-moi, Silvandre, où sont ces personnes parfaites que tu imagines ? C'est, répondit Silvandre, avec raison que tu demandes où elles sont ; je croi que tu les reconnoîtrois difficilement ; cependant il y en a ici un si grand nombre, que je ne puis m'empêcher de t'en nommer quelques unes. Que pourras-tu reprendre en Phylis ? elle est trop enjouée, dit Hylas. Dans Astrée ? elle est trop triste. En Diane ? elle est trop sage. Dans Alexis ? elle est trop sçavante. En Laonice ? trop ou trop peu. En Celidée ? sa vertu me fait horreur. Mais que diras-tu de Florice ? qu'elle a un mari jaloux. De Palinice ? qu'elle croit facilement être aimée. De Circène ? qu'elle touche sans attacher. De Carlis ? qu'elle m'a trop & trop aimé. De Stiliane ? qu'elle est trop fine. De Daphnide ? qu'elle a perdu ce qui rehaussoit sa beauté. De Laonice ? que je ne l'aime plus. De Madonte ? qu'elle ressemble trop à Diane. O dieux, s'écria Silvandre, est-il possible que je ne puisse proposer personne, où tu ne trouves quelque chose à redire !

 Vous avez oublié Stelle, dit Daphnide. Il est vrai, reprit Silvandre, eh bien Hylas, que dis-tu de la bergere ? J'avoue que si elle continue à me plaire, comme elle fait de ce matin, je la trouverai fort à mon gré. Comment, mon serviteur, s'écria Alexis, voudriez-vous me quitter pour elle ? Hylas, après avoir pensé quelque temps en lui-même, répondit froidement : ma maitresse je ne veux pas vous quitter ; mais je pourrois bien vous donner une compagne. Quoi Alexis ne vous suffit pas ? je me plaindrai de vous à tout le monde. Vous avez tort, répondit Hylas. Ne m'avez-vous pas dit que vous vouliez que la loi fût égale entre nous ? Or si elle doit être égale, il me doit être permis en vous aimant d'en aimer encore une autre, puisqu'avec moi vous aimés bien cette villageoise d'Astrée. O mon serviteur, s'écria-t'elle, c'est une fille ! Hé bien, dit Hylas, & moi aussi j'aimerai une fille. O si vous étiez fille comme moi, dit Alexis en riant, à la bonne heure ; autrement j'ai bien lieu d'être jalouse. Ma maitresse, répondit froidement Hylas, demeurons-en à cette égalité qui de votre propre aveu doit être entre nous. Jamais, dit-elle, je ne consentirai à un pareil outrage. Et moi, repliqua Hylas, je ne veux point me relâcher d'un seul de mes privileges. Voilà donc, interrompit Diane, un grand divorce commencé entre vous. Pour moi, dit Astrée, je ne puis qu'y gagner, quoiqu'il arrive. Si leur divorce est réel, je possede seule la belle Alexis ; si le berger a la permission d'aimer aussi Stelle, je serai du moins seule, lorsqu'il ira entretenir sa nouvelle maitresse. Je ne puis aussi qu'y gagner, repartit Hylas. Si nous rompons, je demeure libre ; si notre amitié subsiste, j'aurai deux personnes au lieu d'une qui m'aimeront. A ce compte, repartit Alexis, je serai la seule qui perdrai ; car si Hylas cesse de m'aimer, je perds un berger que je cheris infiniment ; & si je le conserve à condition qu'il puisse en aimer un autre, je n'aurai plus que la moitié d'un serviteur. Mais Hylas, continua-t'elle, ne pouvez-vous être à moi, sans que Stelle vous partage ?»

 A l'air dont s'expliquoit Alexis, on eût dit qu'elle parloit serieusement. D'un autre côté la constance d'Hylas commençoit à se lasser : «Ma maîtresse, dit-il, l'incertitude ne me va pas ; il faut se déterminer. Laisserez-vous Astrée ? ou prendrai-je Stelle ? ou romprons-nous ? car enfin je veux maintenir l'égalité que vous avez établie.» Alexis ne pouvoit s'empêcher de rire à de pareils discours, & comme elle demeuroit trop à lui repondre : «c'est à vous de choisir, continua-t'il, & je vous prie de le faire promptement. Mon serviteur, vos instances me font assez entendre que vous avez déja resolu de me quitter.»

 Ils étoient tous assemblés autour d'eux pour entendre cet agréable dispute ; & Stelle qui étoit accourue, s'entendant nommer, & sçachant que le discours d'Hylas la regardoit : «madame, dit-elle, en s'adressant à Alexis, consentez seulement qu'Hylas me serve, vous y trouverez votre compte ; quand il aura reconnu le peu que je vaux, il en estimera davantage votre merite. Belle bergere, répondit Alexis, j'aurois tout lieu de craindre le contraire. Puisque j'ai le courage de risquer cette épreuve, ajouta Stelle, il me semble que vous ne devez point hesiter. Cependant, reprit Alexis, il m'a trouvé des défauts, & n'a rien sçu reprendre en vous. Enfin, interrompit Hylas, à quoi aboutira ce long discours ?» Alexis, qu'Hylas empêchoit souvent de s'entretenir avec Astrée, crut qu'il étoit temps de s'en défaire, & que son déguisement n'ayant point été reconnu, elle pourroit desormais s'épargner cette contrainte. Et parce qu'elle demeura quelque temps à penser au parti qu'elle prendroit, & qu'Hylas n'étoit pas si patient : «ma maitresse, lui dit-il, ou résolution, ou congé. Mon serviteur, répondit Alexis, nous autres druides, nous n'allons pas si vîte : nous consultons toujours l'oracle, avant que de rien résoudre. Hé quoi ma maitresse, reprit Hylas, vous ne faites rien sans lui en demander congé ? Pas la moindre chose, dit-elle. Ainsi ajouta Hylas, si après vous avoir servie quelques lunes je vous demande un baiser pour récompense, il faudra pour consulter l'oracle offrir un sacrifice ? O mon serviteur, répondit Alexis en riant, voilà ce que nous ne demandons point à l'oracle, nous sçavons d'avance qu'il ne le veut pas. Fort bien, dit Hylas ; mais que dois-je donc esperer après vous avoir long temps aimée & servie ? Le plaisir de m'avoir aimée, repartit Alexis. Je ne trouve pas ce plaisir assés grand, dit Hylas, pour me dédommager de tout ce qu'il doit m'en coûter. Ah, dit Alexis, je voi bien que vous m'allez échaper ; mais je ne veux point qu'Hylas se retire de moi mécontent. Je lui permets de me baiser la main & la robe, malgré nos loix qui y sont en quelque façon contraires.»

 A ce mot, Hylas se jette à genoux : «& moi, dit-il, je reçois cette faveur en temoignage de l'estime que j'ai pour Alexis ;» & lui ayant baisé la main & la robe, il courut vers Stelle. Et lui prenant la main : «belle bergere, lui dit-il, c'est à vous que je viens offrir toutes les faveurs que j'ai reçues de mes maitresses. Commencez par recevoir les deux baisers que la belle Alexis m'a donnés. Si les autres faveurs, interrompit Silvandre, ne sont pas plus grandes que celle-ci, il me semble, Hylas, que tu n'as guere de quoi te glorifier ; car la belle druide n'a pensé qu'à se racheter de tes importunités. En bonne foi, dit Hylas, je serois bien trompé, si tu disois vrai ; mais comme tu es mon ennemi depuis long-temps, je n'ai garde de m'en rapporter à toi, comme je ne te conseille pas de me croire quand je parlerai contre toi. Et vous, ma maitresse, dit-il en s'adressant à Stelle, n'allez pas vous arrêter à ses discours, je suis assuré que vous ne m'aimeriez guere.» Stelle qui connoissoit l'humeur du berger, & à qui cette humeur ne déplaisoit pas : «mon nouveau serviteur, lui dit-elle, je connois Silvandre ; ne m'en dites pas davantage ; mais, continua-t'elle, voulez-vous bien serieusement vous attacher à moi ? Comment, reprit Hylas, me croyez-vous dissimulé comme vos bergers de Lignon ? non, non Stelle : sçachés que mon cœur est sur mes lévres ; & ne venez-vous pas d'être témoin vous-même, que dès que j'ai cessé d'aimer Alexis, je le lui ai dit ? Je croirai tout ce que vous voudrez, continua la bergere ; croyez-en autant de moi ; & afin que nous vivions heureux je desire qu'avant tout nous convenions ensemble de quelques articles que nous appellerons loix d'amour, & que nous les mettions par écrit. Stelle, dit-il, je prévoi tant de satisfaction dans notre amitié future, que je ne voudrois pas differer davantage ; si je m'en souviens bien, il doit y avoir à cette porte une écritoire ; pour du papier j'en trouverai dans ma pannetiere.»

 Il court aussi-tôt à la porte du temple, & trouve en effet l'écritoire dont il s'étoit servi pour falsifier les loix d'amour. Tous les bergers étoient impatiens de voir quelles seroient leurs conditions ; & tout étant prêt, Hylas dit qu'il vouloit les écrire lui-même ; & Stelle ayant repondu que ce soin la regardoit, Hylas accorda enfin qu'elle dicteroit, pourvû qu'il eût consenti auparavant à chaque article. Astrée proposa ensuite à Silvandre de prendre la plume, afin de terminer leur dispute, car Hylas craignoit que Stelle n'ajoutât en écrivant, & Stelle à son tour craignoit qu'Hylas ne retranchât quelque chose. «Belle bergere, répondit Silvandre : j'écrirois volontiers, si ma main pouvoit écrire des choses si contraires à la pureté de mon amour. Ne crains rien, trop scrupuleux amant, dit Hylas ; je te dispense volontiers de ce soin ; aussi bien notre amour ne s'accommoderoit point d'un tel secretaire.» Corilas qui desiroit infiniment de voir Hylas & Stelle engagés, parce qu'il ne croyoit pas que l'on pût jamais unir deux caracteres si semblables, «donne-moi cette commission, dit-il en s'adressant à Hylas ; tu peux compter que je n'écrirai que ce que tu auras accordé. Et vous Stelle, vous ne devez point vous y opposer, puisque vous sçavez bien que j'entens assez votre langage, pour ne vous pas obliger à repeter.» Hylas & Stelle y consentirent ; & Corilas prenant le papier, il s'assit à terre, & écrivit sur ses genoux les articles suivans à mesure que le berger & la bergere étoient d'accord.

 «L'experience nous ayant appris que les amertumes que l'on éprouve en amour viennent toujours de la tyrannie que les amans veulent exercer l'un sur l'autre ; nous Stelle & Hylas nous sommes convenus de ce qui suit.»

 I. Que l'un n'usurpera point sur l'autre cette autorité que nous appellons tyrannie.

 II. Que chacun de nous aimera & sera aimé en même temps.

 III. Que notre amour sera éternellement sans contrainte.

 IV. Que nous aimerons tant qu'il nous plaira.

 V. Que qui voudra cesser d'aimer, le pourra sans aucun reproche d'infidelité.

 VI. Que sans cesser de nous aimer, nous pourrons encore aimer un autre objet.

 VII. Que la jalousie & les plaintes seront bannis d'entre nous, comme incompatibles avec notre parfaite amitié.

 VIII. Que chacun de nous fera & dira ce qui lui plaira, sans nous incommoder l'un pour l'autre.

 IX. Que pour n'être ni menteurs, ni esclaves, tous ces mots de fidelité, de servitude & d'amour éternel ne seront jamais mêlés dans nos entretiens.

 X. Que nous pourrons tous deux, ou l'un sans l'autre, continuer ou cesser de nous aimer.

 XI. Que si nous cessons une fois de nous aimer, nous pourrons recommencer quand nous le jugerons à propos.

 XII. Que pour n'être point obligés à nous aimer, ou à nous hair long-temps, nous oublierons également les faveurs & les outrages.

 Ces articles étant écrits ; «hé bien, Hylas, dit Stelle, ces conditions vous sont-elles agréables ? Et à vous, répondit Hylas ? Pour moi, repliqua la bergere, si elles ne m'avoient pas semblé justes & raisonnables, je ne les eusse point fait écrire. Pour moi, interrompit Silvandre, je voudrois encore ajouter une condition. Laquelle, demanda Hylas ? Que vous n'en observerés aucune, reprit Silvandre, quand vous le jugerez à propos ; autrement vous allez contre votre intention qui est de vous aimer sans contrainte ; & n'êtes vous pas contraints, si vous êtes obligés d'observer ce qui est écrit ? Ma future maitresse, dit Hylas, après y avoir un peu pensé, je croi que Silvandre a raison. Car en verité accoutumé que je suis à une entiere & franche liberté il me facheroit fort que deux doigts de papier barbouillé m'obligeassent à changer de vie. Je consens volontiers, répondit Stelle, que la condition de Silvandre soit ajoûtée aux notres, car je ne cheris pas moins la liberté que vous. Mais parce qu'il y a peut-être quelque malice cachée sous ces paroles, que l'on mette ces mots : condition ajoutée par Silvandre. J'appelle de cette ordonnance, s'écria incontinent Silvandre ; je ne veux être dans vos articles ni comme conseil, ni comme témoin. Tu seras malgré toi l'un & l'autre, dit Hylas. Chacun voit que tu es témoin de ce que nous faisons, & chacun a de même entendu que c'est par ton conseil que nous ajoutous le treiziéme article.»

 Le bruit que firent les bergers par leurs éclats de rire vint jusqu'à Daphnide qui s'entretenoit avec Alcidon & le sage Adamas. La curiosité les fit sortir du temple champêtre, dont aussi bien ils avoient remarqué tout l'artifice. Silvandre leur dit quel étoit le sujet de sa dispute avec Hylas, & leur montra le articles dont il étoit convenu avec Stelle. Ces articles & la colere de Silvandre les réjouirent infiniment : plus il s'opposoit à ce qu'on le nommât dans le traité, plus Hylas & Stelle s'opiniâtroient à ce que son nom y parût. Enfin Adamas prenant la parole : «Voulez-vous, leur dit-il, que je prononce sur votre differend ? Et tous l'en ayant prié ; dites-moi, Hylas ; pourquoi voulez-vous que Silvandre soit nommé comme témoin de vos conditions, & comme auteur de celle que vous voulez ajouter ? Parce que j'aime la verité, & que je ne suis point ingrat, répondit Hylas. Et vous, Silvandre, continua le sage Adamas, qu'avez-vous à répondre ? Je dis que je ne veux pas être témoin, quoique present, & que l'on ne peut m'y contraindre ; car je ne puis être juge & partie. O, reprit Hylas, nous te recusons dès à present. Si je ne suis pas votre juge, continua Silvandre, je serai votre accusateur ; & je ne pourrois l'être si j'étois témoin. Pour ce qui est de sa reconnoissance, il me la prouvera bien mieux en taisant mon nom.

 Le sage druide, après avoir écouté quelque temps leur dispute, prononça de la sorte : «Mes enfans, je juge que toutes vos conditions n'ayant pour objet que la conservation de votre liberté, il ne seroit pas raisonnable qu'elles contraignissent un tiers ; ainsi vous devez laisser le choix à tous ceux qui sont presens d'être témoins, ou de ne l'être pas. Et parce que vous croyez que le dernier article merite d'être ajouté aux autres, & que vous ne voulez point vous en attribuer l'honneur, & que d'un autre côté Silvandre ne veut point être nommé : j'ordonne qu'on écrira le treiziéme article en ces termes :

 Ajouté par avis & conseil aux conditions dont Hylas & Stelle sont convenus, & qu'ils jurent d'observer religieusement.»

 XIII. Que toutes fois nous Stelle & Hylas, nous sommes si ennemis de toute contrainte, qu'il nous sera permis, quand nous le voudrons, de n'observer aucune des conditions ci-dessus accordées.

 Ainsi fut terminé ce differend à la satisfaction de tous ; & Corylas voyant Hylas & Stelle se tenir par les mains : «Bergere, dit-il, te voilà arrivée où ton humeur devoit t'avoir conduite il y a long temps. Et toi, Hylas, tu peux bien dire que tu as enfin trouvé ce qui t'étoit necessaire.»

 Telle fut l'origine de l'amitié d'Hylas & de Stelle ; elle commença par une espece de jeu, mais elle devint sérieuse. Stelle étoit agréable & d'un esprit vif ; Hylas de son côté avoit de la douceur ; & les conditions de leur engagement étoient si favorables, que rien ne pouvoit alterer leur union. En vivant avec cette franchise, ils allerent l'un & l'autre plus loin qu'ils n'avoient pensé.

 Cependant le dîner étant prêt, & les tables dressées à l'ombre, sur le bord de la fontaine, toute la troupe s'assit. Les vacies, les bardes, les saronides, les eubages se mirent à une table séparée, où ils mangerent ce qui leur appartenoit du sacrifice. Mais Adamas, pour faire plus d'honneur à Daphnide & à Alcidon, mangea d'un autre côté avec eux, & avec les bergers & les bergeres, qui étoient restés en ce lieu. Durant tout le repas, il ne fut question que du temple, & du bocage sacré. Mais le dîner étant fini, & la chaleur étant encore trop violente pour se rendre à la grande prairie où devoient se célébrer les jeux rustiques qui se font toujours après les sacrifices, Adamas crut qu'il falloit demeurer où ils étoient. Il se souvint alors que Diane étoit obligée de porter son jugement sur la recherche de Silvandre & de Phylis ; & pensant que l'occasion étoit favorable, d'autant mieux que Daphnide ne s'arrêtoit en cette contrée que pour connoître la douce vie de ces bergers, il vint trouver Astrée & Phylis, & les pria de joindre leurs prieres aux siennes afin d'obtenir le consentement de Diane. Je suis convaincue, dit Astrée, que la chose ne sera pas difficile ; je sçai qu'elle n'a differé jusqu'à ce jour, que parce que nous avons été toutes d'avis que ce jugement devoit se donner en presence de la nymphe Leonide qui avoit vû naître cette affaire. Mais je crains que Silvandre nous échape, s'il s'apperçoit de notre dessein.

 Phylis qui regardoit comme un temps perdu celui qu'elle ne donnoit point à son cher Lycidas ; non, non, ma sœur, dit-elle, il faut surprendre l'ennemi ; & haussant la voix : «Ma maitresse, dit-elle à Diane, on vous demande, je vous supplie de venir, sans vous arrêter aux discours de celui qui vous parle ; car je suis bien assurée qu'il ne vous dit rien à mon avantage.» C'étoit Silvandre qui parloit à Diane ; il avoit profité du moment où Pâris l'avoit laissée ; il s'étoit approché d'elle, & ne faisoit presque que commencer, lorsque Phylis l'interrompit : «J'étois bien surpris, dit-il, que des deux personnes qui me tourmentent sans cesse, il ne s'en trouvât pas du moins une pour traverser mon bonheur. Votre bonheur expirera bien tôt, dit Phylis ; car, ma maitresse, ajouta-t'elle, en se tournant vers Diane, vous êtes priée de juger entre Silvandre & moi.»

 Diane demeura un peu surprise ; quoiqu'elle eût resolu de rendre bien tôt ce jugement, elle ne laissoit pas de prévoir que Silvandre persisteroit à la rechercher. Mais le berger fut bien plus étonné, lorsqu'il vit qu'il ne pouvoit plus éluder ce jugement, & & qu'étant une fois rendu, il ne pourroit plus user de la feinte dont l'amour s'étoit couvert, pour lui faire aimer la bergere. Et comme ils gardoient le silence l'un & l'autre, «Ma maitresse, dit Phylis, vous ne répondez point ; on diroit que vous seriez fâchée de m'accorder par votre jugement la gloire que vous ne pouvez refuser à mes services, ou que vous craignez de perdre ce berger, & d'être délivrée de ses importunités.»

 Diane pour cacher son trouble, répondit en souriant : «J'ignore sur quoi vous fondez votre prétendue gloire ; vos services m'étant ainsi reprochés sont plus que payés ; & j'ignore également ce qui vous fait donner à ceux de Silvandre le nom d'importunité, quand les vôtres & les siens partent du même motif.» Silvandre mettant un genou en terre, & prenant la main de Diane, la lui baisa tendrement pour la remercier d'une réponse si juste & si favorable ; puis se relevant : «Ma maitresse, lui dit-il, cette bergere ne sçachant ce que c'est qu'aimer, a crû qu'il lui étoit avantageux de voir finir une épreuve où elle réussit si mal. Car quelle autre raison, continua-t'il en se tournant vers Phylis, vous pourroît faire tenir ce langage, Diane étant assurée que tant que je vivrai elle ne me perdra jamais ? Mais, reprit Phylis, pourquoi donc craignez-vous ce jugement qui doit décider de notre mérite ? Et si Diane à quelqu'autre raison pour le differer, je vous avoue que je ne puis l'imaginer. Je crains, répondit froidement Diane, que Daphnide & Alcidon trouveront fort ennuyeux nos amusemens champêtres ;» & comme elle vouloit continuer : «vous vous trompez discrete bergere, interrompit Adamas : Alcidon & Daphnide sont maintenant bergers du Lignon, puisqu'ils en ont pris les habits. Ils sçavent d'ailleurs que ce qui rend estimable n'est pas la grandeur du personnage que l'on fait, mais la maniere dont on le represente. Tant qu'ils ont vêcu à la cour ils ont joué celui qui leur convenoit ; maintenant qu'il sont habillés en bergers, ils sçauront se plier aux douces naïvetés des pasteurs, & à leurs exercices innocens. C'est pour cela que j'ai fait à Phylis la proposition dont il s'agit ; j'ai voulu qu'ils apprissent quels sont les entretiens de vos hameaux ; d'autant mieux que la chaleur ne nous permet pas de nous rendre au lieu où les bergers font les exercices accoutumés, & que nous ne pouvons plus agréablement employe le temps qu'à voir terminer la dispute de Silvandre & de Phylis ; nous arriverons encore assés tôt pour voir l'assemblée des jeunes bergers, & des jeunes bergeres.

 Sage Adamas, répondit Diane, je sçais que vous ne pouvez jamais rien proposer que de raisonnable, & que nous devons en tout executer vos ordres ; je supplierai seulement Alcidon & Daphnide d'avoir plus d'égard à notre obéissance, qu'à la simplicité de nos jeux. Belle bergere, dit Daphnide, si toutes les bergeres ressembloient à celles du Forest, les villes auroient bien de quoi porter envie aux villages & aux bois ; ne differez donc pas davantage à nous donner le spectacle de vos jeux ; ce que nous avons vû jusqu'ici ne nous a pas moins causé de plaisir que d'admiration.»

 Cependant Adamas avoit fait disposer des sieges en rond ; il y en avoit un plus élevé pour Diane, autour duquel un feuillage épais formoit un ombrage gracieux. Il prit ensuite Diane par la main, & la plaça dans ce siege qui lui étoit destiné. Devant elle à sa droite étoit Phylis, & Silvandre à sa gauche, tous trois couronnés de guirlandes differentes. Tous les autres formoient un cercle parfait, commençant & finissant à Diane. Après avoir prié qu'on fît silence, il ordonna à Leonide de raconter la dispute de Phylis & de Silvandre, afin que les étrangeres pussent en juger. Leonide qui ne s'attendoit à rien moins fut un peu surprise ; cependant, pour obéir au druide, elle commença de la sorte, après s'être recueillie quelque temps :

 «Madame, dit-elle en s'adressant à Daphnide, peut être aurez-vous remarqué que Silvandre & Phylis nomment Diane leur maitresse, & qu'ils lui rendent tous les devoirs qu'elle mérite. Vous n'aurez point été étonnée que ce jeune berger dont l'esprit vous est connu aime & serve une bergere telle que Diane ; mais que Phylis la serve aussi, & lui tienne les mêmes discours que pourroit tenir un berger, voilà ce qui a dû vous surprendre. Sçachez donc que Silvandre étoit regardé comme insensible, & qu'on lui avoit donné ce nom, lorsque Phylis ne pouvant s'imaginer qu'il le fût en effet, lui dit que s'il ne servoit aucune de ses compagnes, c'étoit faute de courage ; & le berger qui n'étoit occupé que du soin de ses troupeaux soutenant le contraire, Astrée, Diane, & moi nous le condamnâmes à prouver que s'il n'avoit encore rien aimé, ce n'étoit ni faute de mérite, ni manque de courage. On lui proposa Diane comme une bergere aimable, & spirituelle ; il commença de la servir, comme s'il en avoit été réellement épris. Phylis à sa requête fut aussi condamnée à rendre à la bergere les mêmes devoirs qu'ont accoutumé de rendre les bergers, afin que trois lunes étant expirées. Diane pût juger qui des deux avoit plus de talent pour se faire aimer. Il y a déja quelque temps que ce terme est écoulé, parce qu'on a crû qu'ayant été des premieres à les condamner à cette épreuve, je devois assister au jugement que prononceroit Diane. Et cette occasion ne s'étant point encore présentée, il semble que le ciel n'ait retardé ce jugement, qu'afin qu'il fût rendu avec plus de solemnité en votre presence.»

 Après que Leonide eut fini, Daphnide prit la parole ; & se tournant vers Adamas : «J'avoue, dit-elle, que la recherche de Phylis m'a bien surprise ; mais j'ajoute maintenant que votre felicité me fait envie : heureux d'être né en Forest, où loin du tumulte & des affaires, vous menez une vie si douce, & si délicieuse ! Heureux d'être obéi, d'être aimé comme grand druide ! Plus heureux d'habiter ces rivages agréables où l'on voit de si aimables bergers, & de si charmantes bergeres ! Madame, répondit Adamas, je suis heureux, il est vrai, & je ne changerois pas mon état contre celui du plus grand monarque ; puisse Thautates le rendre durable ! Mais, madame, continua-t'il, puisque vous avez entendu Leonide, ne voulez-vous pas entendre la décision de Diane ? Mon pere, répondit Daphnide, j'en ai un désir extrême : ordonnez, je vous supplie, que nous en voyions la fin.»

 Alors Adamas se tournant vers Phylis, «Bergere, lui dit-il, vous provoquâtes la premiere Silvandre au combat ; il est juste que vous alleguiez aussi la premiere les raisons qui doivent vous faire accorder la victoire.» Aussi tôt Phylis faisant une grande reverence à Diane, & saluant le reste de l'assemblée, commença en ces termes :


DISCOURS DE PHYLIS.


 «Je n'eusse jamais pensé, ma maitresse, que parmi les bergers du Lignon il s'en fût trouvé quelqu'un assés présomptueux pour croire meriter l'estime de Diane, de Diane la plus accomplie de toutes les bergeres. Cependant, ma belle maitresse, vous voyez devant vous ce présomptueux avec un chapeau de fleurs ; comme s'il avoit déja remporté la victoire qu'il prétend injustement. Mais, berger, dis-moi, je te supplie, d'où te vient cet orgueil ? Du moins tu ne la dois pas à ton mérite, puisqu'il n'y a point de proportion entre ce que tu vaux, & les perfections infinies de Diane ; tu ne peux en disconvenir toi-même. Comment donc oses-tu l'aimer, temeraire Ixion ? Et comment oses-tu te flater qu'elle puisse t'aimer ? Mais je veux que la beauté nous aveugle sur nous mêmes ; dis-moi sur quoi tu fondes cette ridicule prétention que Diane doit t'aimer plus que moi ? Quand je n'aurois sur toi aucun avantage, tu ne sçaurois nier que naturellement nous aimons notre semblable, & qu'étant du même sexe que Diane, j'en dois être plus aimée que toi. Mais j'abandonne ces raisons & beaucoup d'autres, en voici une qui doit te fermer la bouche, s'il te reste quelque sens. Ne m'avoueras-tu pas que ce qui est plus beau & plus parfait, est aussi plus aimable & plus estimable ? Te voila, berger, dans un étrange embarras : si tu avoues, ta cause est perdue ; si tu nies quelle offense ne fais-tu pas à notre maitresse ? Car notre sexe étant infiniment plus parfait que celui des hommes, tu ne peux disconvenir que je n'aye cet avantage sur toi, & que par cette raison je ne doive être plus aimée. Et quand toutes ces choses qui sont vrayes ne le seroient pas, penses-tu que Diane ne soit pas convaincue que tous les soins & tous les devoirs que tu lui rends ne sont qu'un effet de notre gageure, & du désir que tu as de me vaincre ?

 Il me semble que je t'entens déja répondre que notre gageure étant réciproque, cette raison fait également contre moi. O berger, que tu te trompes ! Long temps avant notre dispute j'aimois Diane, & j'étois aimée d'elle ; toi au contraire qui ne fais que d'arriver parmi nous, tu n'as jamais tourné les yeux sur aucune bergere dans la vue de l'aimer. Mais dis la verité, Silvandre ; n'avoueras-tu pas qu'avant cette gageure, tu n'aurois pu distinguer les traits de Diane d'avec les miens ? Et ne penses-tu pas que ces langueurs, ces transports, ou plus tôt ces feintes, n'excitent pas autant Diane à rire, qu'à t'aimer ? Le voila, ma maitresse, cet idolâtre de vos charmes, il brule en ses discours, il meurt d'amour, lui qui avant notre gageure ignoroit si vous viviez. Mais accordons-lui qu'il aime en effet un peu, & qu'il soit à vous en quelque maniere, n'est-il pas vrai que toute la récompense m'en est due, puisque seule j'en suis la cause ? Je puis le dire avec verité, & vous le sçavez, ma belle maitresse, sans mes reproches cette gageure ne se fût point faite ; & sans cette gageure eût-il jamais osé vous regarder ? Si donc il prétend à quelque faveur pour les services qu'il vous a rendus depuis, n'est-ce pas moi qu'elle doit regarder cette faveur ? Et quand je n'aurois d'autre motif pour demander la victoire, je devrois sans doute l'obtenir ; car tous les devoirs, tous les soins, & toutes les actions qui peuvent vous le rendre aimable, doivent être mis sur mon compte.

 Cesse donc, berger, de disputer avec moi : previen toi-même le jugement que tu ne peux éviter, & consens que la gloire que ma fortune, que ma condition, & que mes services m'ont acquise me soit donnée ; alors tu feras éclater ton esprit & ton jugement. Ton esprit, pour avoir si bien sçu déguiser une fausse affection sous les dehors d'un veritable amour ; & ton jugement, pour avoir si bien reconnu l'avantage que j'ai sur toi. Si tu ne prens ce parti, tu n'éluderas le juste châtiment de ton arrogance qu'autant que tu retarderas par ta réponse le jugement de notre maitresse. Et pour hâter la gloire qui m'est préparée, je ne toucherai pas même beaucoup d'autres raisons que je pourrois alleguer : persuadée que Diane les connoîtra mieux que je ne pourrois les dire, & que tout ce que j'ajouterois maintenant seroit superflu, la justice de ma cause étant si parfaitement établie. Seulement, ma belle maitresse, souvenez-vous que la dissimulation de Silvandre merite d'être punie, & qu'il nous a appris qu'il n'y a ni foi, ni verité parmi les hommes.»

 Phylis ayant parlé de la sorte fit à Diane une profonde réverence ; & après avoir salué tous les autres elle s'assit, regardant Silvandre d'un œil mocqueur. Le berger étoit ému des discours qu'il venoit d'entendre, cependant il dissimula le mieux qu'il put : & lorsqu'on lui eut ordonné de parler, il alla se mettre à genoux devant Diane, & après avoir laissé son chapeau de fleurs à ses piés, il revint à sa place, & commença ainsi sans se rasseoir.


REPONSE DE SILVANDRE.


 «Si je n'étois devant le temple d'Astrée, cette déesse de la justice ; & si j'avois un juge moins éclairé que Diane, je redouterois, je l'avoue, le jugement que nous attendons, moins pour les fausses raisons que cette bergere vient d'alleguer en sa faveur, que parce que je reconnois moi-même ma foiblesse dans le point qui forme notre contestation. Il s'agit de sçavoir qui de nous deux sçaura mieux se faire aimer de Diane que nous avons choisie pour le centre où doivent tendre toutes nos affections, & tous nos services. Voila le point que nous cherchons, & qu'il est impossible de saisir, si le grand Thautates ne se montre aussi bien Tharamis en purifiant mon amour, pour le rendre digne de Diane, qu'il s'est montré Hesus, en répandant sur la bergere tant de perfections.

 Après cet aveu, vous serez peut-être surprise, ma belle maitresse, qu'étant en ce lieu saint, en presence de la plus chere amie d'Astrée, j'ose esperer un jugement favorable ; mais daignez entendre sur quoi je fonde ma prétention. C'est un principe de la loi naturelle, que qui fait ce qui est en son pouvoir, n'est obligé à rien de plus, & que l'on est estimable pour être parvenu au point où peu de son espece puissent arriver ; pourquoi donc, ma belle maitresse, ferois-je difficulté de me presenter devant vous, quoique je ne puisse autant aimer Diane, qu'elle le merite, si d'ailleurs mon amour est veritablement parvenu au terme où jamais nul autre n'arriva, & qu'aucun amant ne passera jamais ?

 Pourquoi donc, injurieuse Phylis, me blâmez-vous ? Si je ne puis aimer Diane autant qu'elle le merite, c'est la faute de la nature qui ne m'a donné ni plus d'esprit, ni plus de capacité, sans que je puisse m'en plaindre, puisque c'est une loi commune à tous les mortels. Et ne m'accusez point d'arrogance ; si j'aime Diane, n'est-ce pas la force de sa beauté qui m'y contraint ? Mais quand vous me nommez un monstre d'arrogance & de présomption, parce que je prétens être aimé à mon tour, vous montrez bien que vous ne connoissez ni l'amour, ni ses effets. Vous m'avez cent fois avoué que l'amour est bon de soi-même ; & je ne crois pas que vous prétendiez maintenant le nier, votre silence me fait entendre que vous en convenez ; en effet si rien ne peut produire que son semblable, l'amour procedant du bon & du beau connus comme tels, il doit avoir ces mêmes qualités. Or ce qui est beau & bon ne peut être vû sans amour ; & cet amour étant beau & bon, pourquoi nommez-vous arrogance en moi ce qui est raisonnable en tout autre ? Si Diane connoît mon amour, & si cet amour est bon, comme vous l'accordez vous même, comment voulez-vous qu'elle connoisse en moi ce qui est bon sans l'aimer ? Ce seroit en elle défaut de jugement ; défaut que vous seule pouvez lui reprocher. Avouez donc, Phylis, si vous ne voulez l'outrager, que connoissant l'amour que je lui porte, elle l'aime ; & que ma pretention n'est point témeraire.»

 Si vous m'opposez que cela ne prouve «point qu'elle m'aime, mais seulement mon amour, je vous répondrai, bergere, que cet amour produit par sa beauté est inséparable de mon ame, ensorte que l'un ne peut subsister sans l'autre ; & quand je dirois qu'ils sont transformés l'un dans l'autre, ce seroit une verité indubitable que j'avancerois. Car il n'est pas plus vrai que je vis avec cette ame qui me donne la vie, qu'il est assuré que je ne puis vivre sans cet amour que j'ai pour Diane. Si vous repliquez qu'il ne suivroit point de là que la belle Diane dût m'aimer, parce qu'elle n'a peut être pas connu encore cet amour ; je vous répondrai, bergere, qu'elle n'en connoît pas encore l'excès ; mais je ne puis douter qu'elle n'en connoisse une partie ; vos reproches mêmes, sans que vous y ayez pensé, m'ont quelquefois aidé à l'en convaincre ; & quand vous avez parlé, ne l'avez-vous pas sans cesse nommée notre maitresse ? Témoignage que je n'ai point mendié, & qui par consequent ne peut lui être suspect.

 En vain vous alleguez qu'elle doit vous aimer plus que moi, parce que vous êtes du même sexe qu'elle, & que vous avez sur moi cet avantage. Il est au contraire bien plus naturel à une bergere d'aimer un berger. Une genisse choisit-elle dans tout le troupeau une genisse comme elle ? La colombe s'allie-t'elle avec une autre colombe ? Qui regréte la tourterelle, est-ce une tourterelle comme elle ? Les choses insensibles n'observent-elles pas la même loi ? La palme peut-elle être contente loin du palmier ? Et si elle en est éloignée, ne la voit-on pas pancher ses branches vers lui, & s'y unir autant qu'elle le peut ?

 Ce n'est donc pas pour obéir au loix de la nature, comme vous le prétendez, Phylis, que Diane doit vous aimer plus que moi. Si elle les suivoit ces loix de la nature, elle ne tourneroit pas seulement les yeux de votre côté.

 Cependant qu'elle vous aime comme fille, j'y consens ; mais consentez aussi qu'elle m'aime comme son serviteur. Vous n'avez point de raison pour vous y opposer, car il n'est pas plus vrai que vous êtes fille, qu'il est certain que je suis son serviteur ; & il n'est pas plus naturel qu'une fille aime une fille, qu'il est naturel d'aimer ceux dont on est aimé ; ainsi vous & moi, nous aurons obtenu ce que nous demandons. J'avoue que votre sexe a plus de merite que le nôtre, & que s'il est permis de mettre quelque créature entre les pures intelligences & nous, il faut vous y placer. Mais Phylis, pouvez-vous en conclure que Diane doive plus aimer que moi ?

 Nous avons dit que quiconque s'éleve à toute la hauteur où il peut naturellement s'élever, il est très estimable ; j'ajoute que quiconque fait moins que ce qu'il peut naturellement, est beaucoup plus blâmable, que s'il y avoit en lui une impuissance naturelle. Comment donc, bergere, vous excuserez-vous, vous d'un sexe si parfait, d'aimer si foiblement un objet si aimable ? Je tiens pour moi, que si jamais Diane a jetté les yeux sur nous, comme elle l'a fait sans doute, elle n'a jamais remarqué mon amour extrême sans l'estimer, & votre foible amitié sans la blamer.

 Mais, dit-on, ma belle maitresse, tous les devoirs, tous les soins que je vous ai rendus n'étoient que feinte, & que dissimulation ; & Phylis croit bien prouver cette calomnie, en disant que c'est par gageure que je vous aime, & que je ne vous aimois point auparavant. J'avoue, Phylis, que c'est par gageure que j'aime Diane, & que mon amour est né de cette gageure, mais pouvez-vous en conclure qu'il ne soit pas sincere, ou que maintenant je n'aime point Diane, parce que je n'avois point aimé auparavant ? Nullement bergere ; quoiqu'on coure par gageure, en court-on moins serieusement pour atteindre le but ? Et n'est-ce pas la gageure, & le desir de vaincre qui nous attachent pour ainsi dire des aîles aux piés, & qui nous font faire des efforts presqu'au dessus de nos forces ? J'ai aimé par gageure, il est vrai ; mais il est encore plus vrai que mon amour est sincere, & que je ne suis pas plus réellement Silvandre, que le serviteur de la belle Diane. Il n'y a pas long-temps que je l'aime, j'en conviens, & je voudrois pouvoir rayer de ma vie les années que je n'ai point employées à son service.

 Accordons-lui, dit Phylis, qu'il aime en effet un peu, & qu'il soit à vous en quelque maniere. Y avez vous bien pensé, Phylis, quand vous avez proferé ces paroles ? & si vous avez connu les perfections de Diane avez-vous crû qu'on pût les aimer mediocrement ? O que vous ignorez quel est l'empire de sa beauté ! Tous les coups qu'elle porte vont au cœur, & jamais le cœur n'est atteint, que la blessure ne soit mortelle. Ne dites plus, ignorante bergere, qu'on peut aimer Diane mediocrement, ou qu'on peut être à elle en quelque maniere ; quiconque l'aimera, l'aimera sans mesure, & quiconque sera jamais à elle, y sera entierement & sans reserve. Ainsi, en disant que je l'aime un peu, vous confessez sans y penser que je l'aime à l'excès.

 Mais, ma maîtresse, entendez je vous prie, le reproche que l'on me fait, pour vous prouver que je ne vous aime point. N'est-elle pas admirable, lorsqu'elle dit elle-même que je n'ai jamais rien aimé que vous, & que vous êtes la premiere qui ayez triomphé de mon cœur. Voici un reproche d'un nouveau genre, & que j'avoue cependant meriter ; car vous êtes la premiere & la seule que j'aye jamais aimée, comme vous serez la seule & la derniere que j'aimerai jamais ; & s'il en arrive autrement (écoutez bien, mon ennemie, afin de me le reprocher) soleil qui m'éclairez ! & vous terre qui me soutenez, qui me nourrissez, couvrez mes yeux d'éternelles ténébres, & m'engloutissez dans vos abîmes comme un parjure indigne de respirer la lumiere !

 Si celle qui est l'objet de mon unique amour, veut bien m'en récompenser, dites-moi, bergere, quel droit vous avez à cette recompense ? Est-ce parce que vos reproches ont donné lieu à mon amour, & que tout ce qu'il a produit vous doit être attribué ? Mais quelle étoit votre intention, lorsque vous proposâtes la gageure ? que j'userois de feinte, vous l'avez accordé ; or la feinte vient de vous & merite d'être punie ; moi au contraire qui ai donné veritablement mon cœur, ne dois-je pas aspirer aux faveurs que merite un amour sincere ?

 Ne me dites donc plus, Phylis, que je dois vous ceder la victoire, si je veux montrer quelque esprit, & quelque jugement. Je prouverois au contraire que je manque d'esprit, si j'avois seulement feint d'aimer ce qu'il y a de plus digne en l'univers d'être aimé ; & que je manque de jugement, si je ne connoissois pas l'avantage que me donne sur vous mon amour.

 Mais, ô mon ennemie, que tous ces discours me paroissent superflus ! & qu'inutilement nous nous disputons la victoire ? Si quelqu'un de nous devoit l'obtenir, ce chapeau de fleurs me seroit acquis. Mais helas, Phylis, je crains bien que ni vous ni moi nous ne l'obtiendrons. Les raisons que nous avons alleguées pourroient être de quelque valeur auprès de toute autre que Diane ; mais pour elle dont les perfections surpassent les forces de la nature, elle est aussi au dessus de ses loix. Recourons donc à elle-même ;» & se jettant à ses genoux, puis lui tendant les mains, il continua de la sorte : «O Diane l'ornement de ces rivages, & de tout l'univers, vous voyez devant vous un berger qui vous aime, qui vous offre sa vie, qui vous adore, & qui vous sacrifie son cœur avec le zele le plus parfait dont un mortel soit capable ! Cependant le grand Thautates vous a départi tant de perfections que cet extrême amour qui pourroit être de quelque merite auprès de tout autre, n'est d'aucun prix auprès de vous qui meritez que tous les hommes vous aiment & vous adorent sans esperance de retour. Aussi ne me presenté-je pas, pour vous demander quelque recompense de mes services, mais pour vous supplier seulement par la chose du monde que vous avez le plus aimée, ou par le mortel bienheureux que le destin vous ordonnera d'aimer, de vouloir rendre ce favorable, mais juste témoignage que je sçai veritablement aimer, & qu'il n'y a personne qui le sçache mieux que Silvandre.»

 Silvandre finit ainsi, & sans vouloir se relever, quelque signe que Diane lui fit de la main, il voulut attendre à genoux son jugement ; & Phylis voulant repliquer, Adamas qui voyoit d'ailleurs que l'heure de partir pressoit, lui dit qu'il n'étoit plus temps & qu'il n'avoit tenu qu'à elle de dire ce qui lui avoit plû. Ainsi Diane après avoir reflechi quelque temps, parla enfin en ces termes.


JUGEMENT DE DIANE.


 «L'amour étant une de ces choses où les effets prouvent mieux que les discours, & le differend de Phylis & de Silvandre étant de cette nature, nous n'avons pas voulu employer moins de soin à remarquer tout ce qui s'est passé depuis leur gageure, qu'à bien peser les raisons qu'ils viennent d'alleguer. Et le tout bien consideré, nous disons & declarons, suivant le pouvoir qui nous a été donné, que veritablement Phylis est plus aimable que Silvandre, & que Silvandre sçait mieux se faire aimer que Phylis. Et pour faire connoître nos intentions, nous ordonnons que Phylis s'assoira dans le siege que nous occupons, que Silvandre me baisera la main, que Phylis rendra son chapeau de fleurs au sage Adamas, & que Silvandre reprendra le sien de mes mains, & le portera toujours à l'avenir, en le renouvellant lorsqu'il se flêtrira, afin que cette marque lui demeure à jamais parmi les bergers.»

 A ces mots elle se leve, & prenant Phylis par la main, & lui faisant rendre son chapeau de fleurs au sage Adamas, elle la fit asseoir dans son siege ; puis relevant la guirlande de Silvandre, elle la mit sur la tête du berger, & lui tendit la main afin qu'il la baisât : ce que fit Silvandre avec de si grands transports, que la bergere connut bien, si elle ne l'avoit pas connu encore, qu'il n'y avoit point de feinte en son amour.

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LIVRE DIXIÈME.



 La chaleur étant bien diminuée, lorsque Diane donna son jugement, Adamas qui vouloit qu'Alcidon & Daphnide fussent témoins des divers exercices de ces bergers se leva, & leur dit qu'il étoit temps de se mettre en chemin pour arriver de jour au hameau de ces belles bergeres. Cependant Phylis & Sylvandre disputoient entr'eux, pour sçavoir à qui Diane avoit donné l'avantage ; & prévoyant que leur dispute ne se termineroit pas facilement, il leur representa qu'elle seroit bien propre à les amuser pendant le chemin. Et dès qu'ils eurent commencé à marcher, Phylis attaquant le berger : «Hé bien, lui dit-elle, que te semble du jugement de Diane ? Qu'est devenue cette présomption qui te faisoit croire que tu l'emporterois sur moi ? Bergere, répondit Silvandre, mon bonheur passe mon esperance ; mais aussi je soutiendrai qu'il n'y eut jamais de jugement plus équitable. Quoi, berger, ajouta Phylis en souriant, vous pensez que Diane vous a donné quelque avantage ? Qui peut en douter, repartit Silvandre ? Il faudroit avoir bien peu de sens pour ne pas entendre son jugement. Pour moi, reprit la bergere, j'entends fort bien que j'ai remporté la victoire ; & ce que j'admire ici, c'est que les deux parties soient contentes, ce qui n'est peut-être jamais arrivé. C'est en cela même, dit Silvandre, qu'éclate l'esprit de Diane. Cependant, dit Phylis, c'est moi qui suis déclarée la plus aimable ; & c'est moi qui ai obtenu le siege de Diane, pour te faire entendre que tu me dois les mêmes honneurs que nous rendions à notre maitresse. Que ce mystere est profond, s'écria le berger ! & qu'il vous faudroit étudier encore long-temps avant que de le comprendre ! Et s'il plaît à Diane de nous écouter, vous verrez que c'est à moi de la remercier de la victoire qu'elle m'a si justement donnée. Silvandre, interrompit Diane, j'ai parlé si clairement, que tout ce que je pourrois ajouter seroit inutile. Souvenez-vous seulement, puisque vous n'ayez plus de gageure, & que je ne dois plus être votre juge, ni votre maitresse, que je m'appelle Diane.»

 Ces derniers mots furent proferés d'un air si serieux, que Silvandre comprit bien qu'elle le vouloit ainsi ; feignant néanmoins de les prendre autrement, il répondit : «je sçai que vous étes cette belle Diane que Phylis & moi nous avons servie quelque temps ; mais je sçai aussi que vous m'avez autrefois permis de vous regarder comme ma maitresse. Me croyez-vous inconstant comme Hylas ?» Hylas qui ne haïssoit point Silvandre, parce qu'il lui sembloit un des bergers de toute la contrée le plus accompli : «belle Diane, dit-il, si vous voulez que je déclare votre intention par rapport au differend que vous avez jugé, j'aurois bientôt condamné Silvandre. Non, non, interrompit Phylis, je ne veux point de juge suspect ; Silvandre auroit raison de tenir Hylas pour tel, mais s'il plaît au sage Adamas, il en ordonnera.»

 Alors, Adamas prenant la parole ; «il n'est pas raisonnable, dit-il, que quelqu'un juge après Diane ; mais ne laissez pas d'alleguer ce que vous croyez être à votre avantage, nous lui dirons nos avis.» A l'instant Phylis s'adressant à Silvandre : «Se peut-il, lui dit-elle, que tu sois si préoccupé de l'amour de toi-même ? & Diane pouvoit-elle s'expliquer plus clairement ? Je déclare, a-t'elle dit, que Phylis est plus aimable que Silvandre, & pour rendre son jugement plus clair, elle ajoute que je prendrai sa place ; pour te faire entendre, berger, que la distance de Silvandre à Phylis est la même que celle de Silvandre à Diane, & que tu me dois le même respect & le même honneur. Si d'un autre côté elle a dit que tu sçavois te faire aimer, c'étoit pour insinuer que tu es plus artificieux que moi ; j'en conviens dans ce sens que ce qui de soi est aimable n'a pas besoin d'artifice pour se faire aimer. Si elle t'a donné un chapeau de fleurs & si elle m'a commandé de rendre le mien, n'a-t'elle pas voulu faire entendre que ce qu'il y a d'aimable en toi est passager comme les fleurs ? Considere encore quelle recompense nous avons reçue de nos services. A toi elle a ordonné que tu lui baiserois la main, ce qui est une faveur legere ; mais elle me cede à moi sa place, pour montrer qu'elle ne peut rien faire davantage. Vante desormais tes prétendus avantages : conserve bien le souvenir de la grande victoire que tu viens de remporter, & va au temple de la bonne déesse marquer le clou de cette année, afin de sçavoir à l'avenir l'époque de cette victoire.»

 Phylis ayant parlé de la sorte, Silvandre voulut répondre, mais Hylas le prévint, & dit : «si c'est à moi de dire mon avis, je déclare que Phylis a gagné ? Vous donnez votre jugement avec un peu trop de précipitation, dit Adamas en souriant ; vous condamnez le berger sans l'avoir entendu. Je l'avoue, repondit Hylas, mais il ne faut pas s'arrêter à si peu de chose ; car je sçai qu'il ne peut rien répondre qui merite la moindre attention.» Chacun se mit à rire du discours d'Hylas ; & lorsqu'on eut fait silence, Sylvandre reprit froidement en ces termes.


RÉPONSE DE SILVANDRE.


 «J'entreprends, ô ma belle & divine maitresse, de montrer l'équité de votre jugement, en déclarant ma victoire ; & je proteste qu'en cette occasion, je consulte plus vos interêts que les miens propres. Car que me fait la prétention de Phylis qui me dispute l'avantage que j'ai sur elle, si je n'en suis pas moins votre serviteur ? Mais si les subtilités de Phylis pouvoient faire croire que vous n'avez point jugé selon les loix de l'équité, ce seroit pour vous un outrage que Silvandre ne doit point souffrir. Votre silence me garantit que vous approuvez ma démarche ; je répondrai donc en ces termes à Phylis.

 Vous voulez-donc, bergere, être vaincue deux fois, & me forcer à obtenir deux jugemens contre vous ? Si le sage Adamas ne l'eût empêché, vous faisiez à Diane l'outrage d'en appeller à un autre tribunal ; mais il ne faut pas trouver étrange que qui n'a jamais sçu aimer, ne comprenne point les secrets & les ordonnances d'amour. Pour vous desabuser & tous ceux qui vous ont entendue, confessez la verité que je vais vous déclarer en peu de mots.

 Le grand Thautates, qui d'un seul regard perce les plus profonds abîmes a donne à l'homme ce privilege, que lui seul peut connoître ses pensées, s'il ne les découvre aux autres, & qu'il peut aussi les communiquer à qui il lui plaît. Et pour les communiquer, il lui a laissé deux moyens, qui sont la parole & les actions, & qui s'aident mutuellement. Lorsque nos actions sont douteuses, nous les expliquons par la parole, & lorsque nos paroles sont obscures, nous les rendons claires par nos actions. Le grand Thautates l'a ordonné ainsi, afin que ces ames artificieuses qui se plaisent à en imposer, ne pussent, lorsqu'on reconnoîtroit leur malice, s'en prendre à l'impuissance où elles auroient été de se faire mieux entendre.

 Or Diane voulant nous apprendre ce qu'elle jugeoit de notre differend, a employé ces deux moyens. D'abord elle a parlé clairement, & ce qu'elle avoit dit, elle l'a encore éclairci par ses actions. Et pour en convenir, il faut remonter à l'origine du differend qui a occasionné notre gageure. La nymphe Leonide a fidelement rapporté la verité, lorsqu'elle a dit que les trois lunes étant écoulées, Diane devoit juger qui de Phylis ou de moi sçavoit mieux se faire aimer. Car ce qui fonda notre gageure, fut que Phylis me reprocha que si je ne m'attachois à aucune bergere, c'est que je ne reconnoissois rien en moi qui pût me faire aimer. Et sur ce que je soutins que c'étoit uniquement faute de volonté, nous fûmes condamnés tous deux à servir trois lunes entieres cette belle Diane ; après quoi elle jugeroit qui de nous deux sçavoit mieux se faire aimer. Qui ne voit maintenant que j'ai obtenu ce que je demandois, puisque Diane a prononcé ces mêmes mots : nous disons & declarons que Silvandre sçait mieux se faire aimer que Phylis. Peut-on imaginer des termes plus clairs, & plus intelligibles ? Cependant à ces termes si clairs elle a ajouté deux actions décisives. Elle met la couronne sur ma tête, & m'ordonne de lui baiser la main. Or Phylis à qui donne-t'on la couronne, si ce n'est au vainqueur ? Et à qui les bergeres permettent-elles de baiser leur main, si ce n'est aux bergers qu'elles aiment ou qu'elles jugent dignes d'être aimés ?

 Quant au chapeau de fleurs que j'ai reçû, & qui signifie, selon vous, que ce qu'il y a d'aimable en moi passe comme ces fleurs, considerez ce que Diane a ajouté : nous ordonnons qu'il le renouvellera, afin que cette marque lui demeure éternelle parmi les bergers. Mais je vous excuse, Phylis, c'est encore ici un de ces mysteres d'amour que vous n'entendez point, & que je veux vous expliquer, afin que vous sçachiez pourquoi Diane vous a ordonné de rendre le chapeau de fleurs à celui qui vous l'avoit donné ; & à moi de porter toujours le mien.

 Amour que nos sages druides croyent le grand Thautates, c'est-à-dire le premier des dieux qui débrouilla le chaos, & separa les élemens voulut aussi les éclairer, & leur donner par la lumiere la vie & la perfection. Et parce que l'homme est créé pour connoître, pour aimer & servir ce grand Thautates, & que nous avons besoin pour nous élever jusqu'à lui de quelque corps parfait qui nous le represente en quelque maniere, il donna à ce que nous nommons soleil toutes les perfections dont un corps est susceptible. Ce soleil donna d'abord la vie & le mouvement à toute la nature, & quelques nations frappées des effets admirables qu'elles lui voyoient produire, le prirent pour l'être souverain, quoiqu'il n'en soit qu'une image parfaite, & lui rendirent le culte suprême. Or Phylis, pour comprendre ce que c'est que l'amour, lorsque vous voyez le soleil donner le vie a tout ce qui est dans l'univers, dites en vous-même que l'amour produit les mêmes effets à l'égard des ames. Il est la lumiere qui les éclaire, comme le soleil est celle qui éclaire les corps. Le soleil fait & change les saisons ; Amour les fait aussi ; le printemps, en nous faisant concevoir des esperances, l'été en donnant les fruits de ces mêmes esperances ; l'automne, en nous accordant la jouissance des biens que nous esperions ; & l'hiver, en nous apprenant à les conserver long temps. Mais je laisse tous les autres rapports qui sont entre le soleil & l'amour. Maintenant ces fleurs que vous meprisez, ce sont les esperances qu'Amour nous donne en son printemps. Ainsi Diane en me donnant ce chapeau de fleurs, veut me donner l'esperance que je n'osois concevoir. O Amour, quelle plus grande faveur pourrois-je reçevoir de ma belle maitresse ! O Phylis, que ces fleurs me sont prétieuses ! Les voilà donc le printemps de mes esperances ; mais l'été a suivi de près ce printemps. Le baiser qui m'a été accordé n'est-il pas le fruit de ces esperances ? Et ce beau soleil qui m'éclaire ne me donne-t'il pas encore l'automne & l'hiver ? Il veut que je porte à jamais cette couronne, voilà la jouissance de l'automne ; & que je renouvelle les fleurs dont elle est composée : voilà les moyens de conserver long temps mon bonheur. Meprisez maintenant ces fleurs & ce baiser ; & considerez si en vous faisant rendre au sage Adamas qui est le juge de ces contrées, la couronne que vous en aviez reçue, Diane n'a pas voulu insinuer que vous ne deviez rien esperer.

 Il ne me reste plus qu'à expliquer pourquoi ma belle maitresse a dit que Phylis étoit plus aimable que Silvandre, & l'a fait asseoir dans son propre siege. Rien de plus équitable, comme vous l'allez voir ; & pour s'en convaincre, il ne faut que considerer le personnage que nous faisons tous trois. Diane reçoit nos services ; & vous & moi nous la servons. Le propre d'un berger est de servir une aimable bergere ; je fais donc à l'égard de Diane ce que je dois faire comme berger ; & Diane en recevant mes vœux fait ce qu'elle doit faire comme bergere ; mais vous en recherchant Diane, vous faites ce qui ne vous convient point. Il n'est donc pas surprenant que Silvandre s'en fasse mieux aimer que vous, quoique vous soyez plus aimable. Et ce qui prouve que notre juge l'a entendu ainsi, c'est qu'elle vous a mise en sa place, pour vous faire entendre que vous ne deviez point faire le personnage de celui qui recherche, mais le sien qui étoit d'être aimée & servie. Avouez donc maintenant Phylis que j'ai obtenu la victoire, & j'avouerai que vous êtes plus aimable que moi. Convenons encore, & publions tous deux qu'il n'y eut jamais de juge plus équitable & plus éclairé, ni de bergere plus accomplie que Diane.»

 Ainsi finit Silvandre, laissant tous ceux qui l'entendirent également satisfaits, & de ses raisons, & de sa modestie. Phylis même fut réduite au silence, & Diane ne prononça pas un second jugement. Hylas fut le seul qui tenant Stelle sous les bras, se mocquoit de tout ce qu'ils avoient dit : «Eh bien Silvandre, lui dit-il, que veux-tu que nous apprenions de ton discours ennuyeux ? vous apprendrez, répondit froidement Silvandre, que le jugement de Diane a eu le même sort qu'ont éprouvé la plûpart des oracles : ceux qui les recevoient, les expliquant d'ordinaire selon leurs désirs, & leurs passions. Vous apprendrez sur tout, Stelle & toi, que le soleil étant le symbole de l'amour, nous ne devons avoir qu'une seule passion. Et toi, berger, dit incontinent Hylas, tu te souviendras qu'il n'y a pas long temps que tu es en vie, puisque selon toi, c'est l'amour qui la donne à toutes les ames, & qu'il y a quelques lunes que tu n'avois point encore aimé ; mais s'il est ainsi, continua l'inconstant, explique nous comment étant mort, tu faisois pour conduire tes troupeaux, pour chanter, pour lutter ; afin que je puisse t'imiter quand j'aurai payé le dernier tribut ? Les morts que j'ai vus jusqu'ici m'effrayoient ; mais il n'y eut jamais un plus gentil mort que toi ; & si je croyois qu'étant mort il me fût permis de faire tout ce que tu faisois avant que d'être amoureux, je craindrois moins la mort que je n'ai fait jusqu'ici.»

 Silvandre répondit en souriant : «Il faut malgré soi rire des discours d'Hylas ; mais encore faut-il lui répondre : il est vrai que l'amour est la vie de notre ame ; mais Hylas, il y en a de deux sortes ; l'une qui anime le corps & qui le fait agir ; l'autre qui éclaire l'entendement, & qui occupe la volonté. La premiere sorte de vie est commune à l'homme & aux animaux ; l'autre est particuliere à l'ame. Tu conçois maintenant que si j'ai dit que l'amour est la vie de l'ame, je n'ai pas dit pour cela que le corps fut mort. Ainsi ne me demande point comment j'ai fait pour conduire mes troupeaux, pour chanter, pour lutter : ces actions ont pour principe une vie dont amour ne se mêle point.»

 Hylas & Silvandre eussent disputé plus long temps, s'ils n'étoient arrivés alors au lieu où se faisoient les exercices des jeunes bergers, qui déja s'y étoient assemblés de toutes parts. Dès qu'ils apperçurent le grand druide, & toute sa suite, ils vinrent au devant de lui avec des couronnes sur la tête, & montrant par leurs chants & par leurs sauts la joye qu'ils avoient de le voir parmi eux. Après les premiers complimens, on proposa des prix pour la course, pour la lutte, pour le faut, & pour la barre. Silvandre eut le prix de la course, Lycidas celui de la lutte ; Hylas celui du saut, Hermante ce berger qui étoit venu avec Daphnide, eut celui de la barre. Les bergers de Forest applaudirent aux deux premiers ; mais ils virent à regret les deux autres leur enlever les prix.

 Le prix d'Hylas étoit une couronne de plumes artistement faite ; & comme il vint prier Stelle de la lui mettre sur la tête, Silvandre lui dit : «Voilà un digne loyer de ta fidelité ? Que veux-tu dire, répondit Hylas, après avoir reçu de Stelle la faveur qu'il lui avoit demandée ? J'entens, reprit Silvandre, que ceux qui ont osé te disputer le prix saut étoient bien témeraires, mais que ceux qui t'ont donné cette couronne ont montré leur jugement. Que pouvoit-on donner qui convint mieux à l'inconstant Hylas, qu'un chapeau de plumes ? Je n'en rougis point, dit froidement Hylas ; mais à toi qui es grossier & pesant, on fait bien de donner de ces fleurs que produit la terre ; à toi, dis-je, qui ne laisses pas d'envier ce que tu me reproches, puisque tu as dispute aux autres bergers la gloire de la legereté. Si j'ai couru, dit Silvandre, ce n'étoit pas pour montrer ma legereté, mais pour être le premier auprès de ma belle maitresse.» Diane entendant ce discours, «berger, dit elle, en s'adressant à Silvandre, ces noms de maitresse & de belle étoient supportables, lorsque votre gageure duroit encore ; maintenant je vous supplie de n'en plus user, si vous ne voulez me déplaire. Vous déplaire moi, répondit Silvandre... j'aimerois mieux mourir ; mais du moins accordez moi le reste du jour, pour me desaccoutumer de ces mots qui vous sont desagréables : daignez cependant accepter cette couronne que je dois à la faveur que vous m'avez faite, & je marquerai ce beau jour comme le plus heureux de ma vie.»

 Diane qui commençoit d'aimer Silvandre, lui eût accordé ce qu'il demandoit, si elle n'avoit craint de faire connoître ses vrais sentimens pour lui. Frappée de cette idée, elle refusa le berger d'un air couroucé ; & même elle se retiroit, sans Astrée & Alexis qui la retinrent, & l'obligerent comme par force, du moins en apparence, à lui accorder une grace si légitime. «Je ne m'y oppose point, dit Leonide, pourvu que le chapeau de fleurs que Diane a sur la tête soit donné à Pâris ; autrement il seroit trop mortifié de voir sa maitresse porter la guirlande de Silvandre. Je ne merite pas, dit la bergere, le titre que vous me donnez ; cependant puisque la belle Alexis & la discrete Astrée me condamnent à ce que vous avez entendu, j'obéis à la nymphe Leonide.» A ces mots ôtant le chapeau de fleurs qu'elle avoit sur la tête, elle reçut celui que Silvandre lui presentoit un genou à terre, & remit le sien sur la tête de Pâris. Cette faveur causa depuis une vive dispute entre Pâris & le berger ; mais alors ils n'en dirent pas davantage, le soleil ayant presque fini son cours.

 Ils se mirent donc en chemin pour se retirer dans leurs hameaux. Astrée & Alexis marchoient ensemble ; Alcidon donnoit le bras à Daphnide ; Phylis étoit auprès de Lycidas ; Pâris entretenoit Leonide ; & Silvandre s'approchant de Diane : «Ma belle maitresse, lui dit-il, permettez que je vous aide à marcher. J'y consens, répondit-elle ; mais je voudrois que vous vous accoutumassiez de bonne heure à me nommer par mon nom. Belle bergere, ajouta-t'il, vous n'en avez point qui vous soit plus acquis que celui que je vous donne.» Diane qui ne vouloit point éloigner Silvandre, & qui ne voyoit point de raison de l'aimer, parce qu'il étoit inconnu, ignoroit ce qu'elle devoit faire ; cependant elle crut n'avoir point de meilleur parti à prendre que de feindre. «Sivandre, lui dit-elle, je trouve bon que vous acheviez le reste du jour, comme vous avez commencé, puisqu'Alexis & Astrée le veulent ainsi. Si je croyois, reprit-il incontinent, que ce jour fini, il me fallut cesser de vous aimer, j'aimerois mieux cesser de vivre. Ne vous dis-je pas, repliqua Diane, qu'il vous est permis de continuer le reste du jour ; mais le soleil va se coucher, & le jour finit lorsque le soleil disparoit. Le jour dure, tant qu'il y a de la clarté, repartit Silvandre. Je l'avoue, repliqua Diane ; mais il n'y aura plus de clarté une heure après que le soleil sera couché ; alors il faudra cesser la feinte que votre gageure vous a permise. Quand il vous plaira ma belle maitresse, dit Silvandre, ce differend sera jugé par ceux qui m'ont laissé tout le jour ; cependant soyez persuadée qu'il n'y a ni temps ni défense qui puisse vous effacer de mon cœur.» Diane, après avoir demeuré quelque temps sans répondre, lui dit enfin : «Silvandre, si vous parlez sérieusement, vous me faites un sensible outrage ; mais si ce n'est qu'une suite de votre gageure, je continuerai à vous écouter.»

 Silvandre connut que Diane parloit avec plus de fermeté qu'il ne l'auroit pensé ; il ne songea qu'à gagner du temps, esperant de fléchir enfin la bergere par sa longue perseverance : c'est pourquoi tournant les yeux vers elle : «Ma belle maitresse, dit-il, le jour que vous m'avez accordé n'est pas fini ; permettez-moi d'user encore du privilege que vous m'avez donné. A la bonne heure dit la bergere ; ainsi j'écoute vos discours : mais le soleil ne tardera pas à nous quitter. Nous ne nous entendons pas, répondit le berger : le jour que vous m'avez accordé doit durer autant que ma vie. Que votre vie, reprit incontinent Diane ? je serois bien fâchée qu'elle fût si courte. Vous plaît-il, ma belle maitresse, continua Silvandre, que nous choisissions quelqu'un pour juger ce differend ? Voulez-vous, dit Diane, que nous prenions Astrée & Phylis ? J'y consens, répondit Silvandre, quoique Phylis soit mon ennemie. Vous vous trompez, repartit Diane en souriant ; il n'y a pas une bergere qui tienne mieux votre parti ; mais je ne veux pas que notre dispute soit publique. Nous la commencerons, lorsque chacun se sera retiré : nous allons souper dans la maison d'Astrée, où Phocion traite Adamas, Daphnide, & nous toutes ; nous leur parlerons en particulier.»

 O que ces mots furent consolans pour Silvandre ! Ils lui firent comprendre qu'il n'étoit pas en trop mauvais termes avec la bergere. En effet elle s'étoit engagée peu à peu, & de sorte qu'elle ne put jamais se défaire de cette inclination.

 Cependant Astrée & Alexis s'entretenoient en chemin ; & comme on passe d'un discours à un autre, leur conversation étant tombée sur le jugement de Diane : «Que pensez-vous, dit Alexis, de l'amour de Silvandre ? Je croi, répondit la bergere, qu'il est extrême, & que si Diane ne se conduit avec beaucoup de prudence, elle en ressentira quelque déplaisir. Et moi, reprit Alexis, sans vouloir offenser une bergere si vertueuse, & si digne de votre amitié, je croi qu'elle ne veut point de mal à Silvandre. Madame, dit Astrée, je l'ai déja pense comme vous ; & à dire la verité, je n'ai guere vû qu'un berger qui eût autant de mérite.» A ce mot elle s'arrêta, comme si elle eût attendu qu'Alexis lui demandât le nom de cet autre berger. Mais Alexis, pour ne point renouveller sa douleur, se retint sur le point de le demander. Après qu'elles eurent gardé quelque temps le silence, Astrée reprit en ces termes, en poussant un profond soupir : «Il est certain que Diane aime Silvandre ; & je puis bien dire que Phylis & moi nous en sommes cause ; nous l'avons pour ainsi dire contrainte à souffrir les soins du berger : & maintenant s'il en est épris, je suis assurée qu'il est aimé à son tour. Mais voici, si je ne me trompe, ce qui en arrivera. Silvandre est un berger inconnu, qui ne sçait pas lui même où il est né, & à qui il doit la vie. Or Diane qui est naturellement fiere ne consentira jamais à être servie par Silvandre, quelque mérite qu'elle lui reconnoisse. Et quand elle y consentiroit, ses proches qui sont des plus considerables de toutes les rives du malheureux Lignon, ne manqueroient pas de s'y opposer. Cependant je voi Silvandre si amoureux, que ni rigueur, ni obstacles ne pourront le faire changer. Ainsi lorsque Diane lui défendra de la traiter comme il faisoit durant la gageure, il se contraindra d'abord, mais sa passion n'en éclatera que mieux dans la suite. J'ai déja prédit à Diane qu'elle en auroit quelque jour du déplaisir, & je prévois qu'elle en aura en effet, en suivant le parti qu'elle veut prendre.

 Quel est ce parti, reprit Alexis ? La bonne opinion que son merite lui a fait concevoir d'elle même, l'empêche d'agréer les soins du berger, & la détermine à recourir aux severes défenses dont nous avons accoutumé d'user, lorsque ces soins nous déplaisent. Je penserois autrement, dit Alexis ; ou si elle prend ce parti, elle s'en repentira. Silvandre n'écoutera point ses défenses, & ils deviendront, comme vous l'avez dit, la fable de toute la contrée. Il vaudroit mieux qu'elle continuât à le souffrir sous le voile de la feinte, où qu'elle reçût ses vœux en secret ; car je l'avoue belle bergere, les vertus de Diane, & le mérite de Silvandre me sont désirer leur satisfaction, même au préjudice de Pâris qui aime la bergere. Pâris en sera d'abord mortifié, mais comme il est moins amoureux que Silvandre, il prendra plus aisément son parti ; d'ailleurs en lui proposant un mariage mieux assorti à sa condition, nous pourrons le distraire de cette passion,»

 Ils arriverent enfin au hameau de Phocion. Phocion les reçut si bien, & les traita si délicatement qu'Alcidon & Daphnide avouerent que ce festin effaçoit ceux des plus grandes villes. Il est vrai qu'Astrée n'eut pas toute la satisfaction qu'elle désiroit, parce que Calydon avoit été placé vis-à-vis d'elle, & qu'il ne cessa de la regarder. Alexis de son côté en faisoit autant ; elle ne pouvoit se rassasier de voir Astrée, & la bergere ne pouvoit se rassasier de voir Celadon sous l'habit d'une fille. Mais Alexis fut plus heureuse que Calydon ; elle avoit à côté d'elle Astrée ; elles pouvoient s'entretenir sans être entendues. Alexis rencontrant toujours les yeux de Calydon sur la bergere : «N'est-il pas vrai, lui dit-elle, qu'une autre place vous feroit plus de plaisir ? Rien ne peut m'en faire davantage que d'être auprès de vous, répondit-elle ; mais je voudrois bien que ces yeux importuns se détournassent ailleurs. C'est votre beauté, repartit Alexis, qui vous attire ce que vous souffrez ; je ne suis pas surprise que les bergers vous aiment, puisque je suis tellement éprise de vous, que je pense que c'est amour.» A ce mot Alexis changea de visage, soit qu'elle parlât avec feu, où qu'elle craignît de s'être expliquée trop clairement. «Madame, répondit Astrée avec un œil riant, plût à dieu que j'eusse cette beauté dont vous parlez, & qu'elle pût aussi bien m'acquerir l'honneur de vos bonnes graces, que votre beauté m'attache à vous : toute bergere que je suis, je ne changerois pas d'état avec une imperatrice.» Alexis craignant qu'on ne remarquât qu'elles parloient avec trop d'affection, prenant la main d'Astrée la lui serra un peu, & lui dit : «L'assurance que vous me donnez de votre amitié me flate au dernier point ; mais pour des raisons que je ne puis vous dire ici, laissons là ce discours. Ce soir lorsque nous serons seules, ou demain en nous promenant dans les bois, nous pourrons le reprendre.

 Cependant le repas étant fini, & les tables levées, les bergers & les bergeres des hameaux voisins arriverent. Aussi tôt ils formerent des danses ; & Daphnide ayant prié Adamas de trouver bon qu'elles sortissent pour voir & pour entendre ces nouveaux bergers, le druide la prit par la main, & sortit aussi tôt, laissant Leonide pour conduire Alcidon. Ils furent suivis de tous les autres, & se rendirent dans une grande place qui sembloit faite pour de semblables réjouissances.

 Il y avoit déja du temps que le soleil avoit quitté l'horison ; mais la lune suppléoit à sa lumiere, & rendoit ce lieu si agreable, que Daphnide ne pouvoit assés le louer. Lorsqu'ils se furent assis, les bergers recommencerent leurs danses, & les bergeres chanterent, & danserent de si bonne grace, qu'Alcidon & Daphnide s'écrioient qu'ils n'avoient jamais rien vû de si agréable que ces bergers & ces bergeres du Lignon. En même temps il arriva des hameaux voisins, & même des rives de la petite riviere d'Or, une troupe de bergers déguisés en égyptiennes, qui vinrent danser à la maniere de cette nation. C'est Alcippe pere de Celadon, qui au retour de ses longs voyages les avoit instruits. Ils chanterent en dansant cette chanson :


S'en trouvera-t'il point quelqu'une
Parmi vous qui veuille sçavoir
Quelle doit être sa fortune ?
Nous la lui ferons bien tôt voir.
Mais nous voudrions avec vous
Pouvoir la rencontrer pour nous.


Si vous voulez vous rendre heureuses,
Venez : l'avenir nous sçavons,
Venez à nous, ô curieuses ;
Et vous verrez que nous pouvons
Autant votre bonheur deviner
Que vous le nôtre nous donner.


Nous ne sommes pas infideles,
Quoique d'Egypte nous soyons.
Nous adorons toutes les belles,
Et les adorant nous croyons
Qu'en elles nous trouverions bien
Le vrai comble de notre bien.


Fugitives de nôtre patrie
Que nous reverrons quelque jour.
Le larcin est notre industrie.
Mais qui ne sçait que de l'amour
[Puisqu'ainsi veulent les destins,]
Les dons ne sont que des larcins.

 Après que les égyptiennes eurent fini leur danse, elles se mélerent dans la troupe des bergers, disant la bonne aventure à ceux qui presentoient leurs mains ; & cependant elles déroboient ceux qui n'étoient pas sur leurs gardes. Ces differens jeux durerent jusque vers le milieu de la nuit. Alors Adamas avertit les bergers qu'il étoit temps de se retirer, & chacun regagna son hameau. Phocion enmena Adamas, Pâris, Alexis & Leonide, bien fâché de ne pouvoir aussi loger Daphnide & Alcidon avec leur compagnie. Mais Adamas avoit déja reglé que Lycidas les logeroit chez Celadon, où ils étoient attendus par Diamis que son grand âge avoit empêché de veiller. Il se reposoit sur Lycidas qui fit les honneurs à sa place, quoiqu'il fût bien mortifié de ne pouvoir accompagner Phylis dans sa cabane. Mais Phylis lui dit qu'elle s'en alloit avec Astrée, qu'elle la verroit coucher, & qu'ensuite il pourroit venir la conduire.

 Astrée, Diane, Phylis & Silvandre menerent Adamas dans la maison d'Astrée. Phocion qui étoit demeuré pour le recevoir avoit destiné sa chambre pour Adamas & pour Pâris, parce qu'elle étoit la plus commode ; & celle d'Astrée pour Alexis & pour Leonide. Lors qu'Adamas en fut informé, il songea à changer cette derniere destination ; il craignoit qu'Alexis, par un de ces miracles qui ne content rien à l'amour, ne redevint Celadon, & que Leonide qu'il connoissoit avoir du goût pour Alexis ne fit faire à celle-ci le personnage du berger qu'elle aimoit. Il tire donc Leonide à part, & lui ordonne d'amener secretement Alexis dans sa chambre, lorsque les bergeres se seroient retirées. «Il me semble, répondit Leonide, qu'il vaudroit mieux qu'Astrée & moi nous couchassions dans le même lit, & Alexis dans l'autre. Mais, dit Adamas, Astrée qui aime Alexis plus que vous, aimera mieux coucher avec elle. Si elle le veut, repartit la nymphe, vous lui direz que les filles druides ne couchent jamais en compagnie.»

 Adamas approuva cet expedient ; & lorsque Pâris fut couché ; il vint dans la chambre où étoient Alexis, Astrée & Leonide ; mais il trouva avec elles Diane, & Silvandre qui recommençoit en ce moment sa dispute avec la bergere. «Je viens sçavoir comment vous êtes logées, leur dit-il ; mais il me semble que vous incommodez bien la belle Astrée ; car vous occupez sa chambre. Il est vrai, répondit Astrée ; mais je l'ai quittée avec joye pour des personnes que j'honore aussi veritablement. Ma fille, reprit Adamas, je ne veux point que vous en sortiez, Leonide & vous, vous coucherez ensemble ; & Diane coucheroit avec Alexis, s'il ne lui étoit défendu de coucher en compagnie. Mon pere, dit Leonide, qui vouloit ôter au sage Adamas tout soupçon, nous coucherons bien toutes trois ensemble.» Astrée, par respect pour la nymphe, fit quelque difficulté ; mais le druide ayant fait de nouvelles instances : «Que voulez-vous, ma sœur, dit Diane en se tournant vers Astrée ? Tout indignes que nous sommes de cet honneur, il vaut mieux obéir en l'acceptant, que de manquer à la soumission que nous devons au sage Adamas.»

 Cependant Alexis gardoit un profond silence ; elle étoit dans un étonnement extrême, en pensant qu'elle coucheroit dans la chambre d'Astrée, & qu'Astrée y coucheroit aussi ; il lui sembloit que cette faute ne lui seroit jamais pardonnée, si par malheur elle étoit reconnue. Adamas remarquant son embarras, s'approche d'elle, & lui dit : «Je vous croi un peu fatiguée ; & je suis d'avis que vous vous leviez plus tard qu'à l'ordinaire ; aussi bien Phocion m'a prié de retenir ici quelques jours Alcidon & Daphnide.» Puis baissant la voix : «Que signifie cette tristesse ? N'allez pas gâter ce que nous avons si bien commencé.» En même temps, sans attendre sa réponse, il se retira, Astrée remarqua quelque alteration dans le visage d'Alexis ; elle en parut inquiete ; mais Leonide qui en connoissoit la cause, prenant la parole pour Alexis. «Ce mal, dit-elle, passera bien tôt ; j'ai vû plus d'une fois Alexis ainsi abbatue ; un moment après il n'y paroissoit pas. Mais il me semble, ajouta-t'elle en regardant Silvandre, que ce berger devroit se retirer, car le jour ne tardera pas à venir. Madame, répondit ce berger, je suis prêt à partir, pourvû qu'il me soit permis d'emmener avec moi ce que j'ai conduit ici.» Diane sçachant qu'il parloit d'elle : «Berger, répondit-elle, je reste ici ; mais voici Phylis que vous pourrez enmener à ma place, à condition que demain vous m'en rendrez bon compte.» Phylis & Silvandre vouloient répondre, lorsque Lycidas arriva. Aussi tôt la bergere quitta Silvandre, & après avoir donné le bon soir aux nymphes, & embrassé Astrée & Diane, elle se retira dans sa cabane, accompagnée de Lycidas & de Silvandre, qui selon leur coutume se firent la guerre, tant qu'ils furent en chemin.

 Astrée d'un autre côté s'empressoit auprès d'Alexis ; celle-ci ne pouvoit détacher une épingle, que la bergere n'y portât aussi tôt la main ; & la druide lui laissa faire, tant qu'elle put, cet amoureux office. Mais lorsqu'il fut question d'ôter sa robe, elle fit à Leonide un signe qu'elle entendit bien ; & la nymphe s'approchant : «Belle bergere, lui dit-elle, songeons à nous deshabiller, afin de nous coucher en même temps qu'Alexis : elle s'endort aisément & s'éveille de même ; si nous faisions le moindre bruit, il ne seroit plus question de sommeil pour elle.» Astrée se retira, & la druide put se deshabiller sans être vue, car elle craignoit d'être découverte. Elle n'avoit rien à craindre du côté de la coeffure, parce que ses cheveux étoient devenus fort longs durant le séjour qu'elle avoit fait dans sa caverne ; mais pour la gorge, il étoit difficile d'y remedier.

 Lorsqu'Alexis eut bien ajusté sa chemise, elle appella Leonide, & lui dit : «Ma sœur, je vous serois fort obligée, si vous veniez vous deshabiller ici, pour m'empêcher de dormir avant que vous soyiez au lit.» Leonide qui comprit son intention : «Je le veux dit-elle, mais il faut que ces belles filles me tiennent compagnie.» Alors elles s'approchent toutes trois d'Alexis. Leonide s'assit près d'elle, Astrée sur le lit, & Diane alloit portant sur la table les habits de Leonide. Pour Alexis elle aidoit Astrée, lui ôtant tantôt un nœud, & tantôt une épingle ; & si quelquefois sa main passoit près de la bouche d'Astrée, Astrée la baisoit ; Alexis de son côté baisoit incontinent le lieu que la bouche d'Astrée avoit touché. Peu s'en fallut que la nuit entiere ne se passât de la sorte ; si elles n'avoient entendu les oiseaux, qui par leurs chants annonçoient le retour de l'aurore, elles ne se seroient pas si tôt séparées ; Alexis ne pouvoit laisser aller Astrée. La bergere presqu'entierement deshabillée laissoit quelque fois tomber nonchalamment sa chemise jusques sur le coude, lorsqu'elle haussoit la main pour se décoeffer. Alors elle montroit un bras plus blanc que l'albâtre, que la curieuse druide ne cessoit de regarder ; mais lorsqu'elle laissoit voir en partie sa gorge, ô belle Alexis, que Leonide vous eût déplu, si elle vous avoit empêché de la contempler ! Jamais dans les vergers d'amour ne se vit de pommes plus belles ; & jamais le dieu qui fait aimer ne fit dans un cœur de plus profondes blessures ! Combien de fois Alexis fut-elle tentée de reprendre le personnage de Celadon, & combien de fois condamna-t'elle cette idée temeraire !

 Leonide crut enfin devoir les separer, & pour la derniere fois donnant le bon soir à sa sœur, elle alla se coucher avec Astrée & Diane. Alexis ne put fermer les yeux un instant. Il étoit déja grand jour, lorsque sur le point de s'endormir, elle jetta par hazard les yeux sur le lit où étoit Astrée. Comme il faisoit chaud, ces belles filles avoient laissé leurs rideaux ouverts. Leonide étoit couchée au milieu ; Astrée avoit alors un bras étendu négligemment hors du lit ; l'autre bras étoit relevé sur sa tête, qui à moitié panchée le long du chevet, laissoit à nud le côté droit de son sein, sur lequel quelques rayons du soleil sembloient comme amoureux se jouer en le baisant. O amour, quels sont tes caprices ! Comment as-tu traité ce berger dans la grotte où tu le renfermas, lorsque banni de la presence d'Astrée, il la regretoit sans cesse ! Et maintenant que ne lui fais-tu pas souffrir en l'éblouissant, pour ainsi dire, de trop de clarté, & en lui montrant trop ce qu'autrefois il se plaignoit de voir trop peu !

 Si la bergere Astrée ne s'étoit par hazard tournée d'un autre côté, Alexis n'auroit cessé de contempler les objets qui lui étoient offerts ; mais ne les voyant plus, elle sort doucement du lit, s'approche de celui d'Astrée, & la voit tournée du côté de Leonide, le bras droit étendu sur la nymphe, & la joue appuyée sur son épaule. «O dieux, disoit-elle en soi-même, trop heureuse Leonide ! peux-tu fermer les yeux, & ne pas contempler tant de beautés ! Pourquoi faut-il que cette nymphe insensible ait un bonheur dont elle ne sçait pas jouir, & que j'en sois injustement privé !» Alors, se retirant un pas ou deux, mais sans abandonner cet agréable objet. «Sera-t'il vrai, Astrée, ajouta-t'elle un peu plus haut, que jamais vous ne me rappellerez auprès de vous, & qu'étant toujours en presence, je vive comme si j'étois éloigné ? Mais de qui me plaindre, puisque je suis plus près de ma felicité que jamais ? Berger que ne t'armes-tu de courage, que ne demandes-tu pardon à ta déesse, en lui rendant Celadon ? Voici, lui diras-tu, ce berger qui vous a tant aimée, qui vous adore toujours, & qui n'eut jamais intention de vous déplaire.»

 A ce mot, Alexis s'avança transporté hors d'elle même ; mais tout à coup ; «Ah, Celadon, continua-t'elle, veux-tu désobeir à ta bergere, & violer les loix du parfait amour ! Veux-tu effacer en un jour le merite de tant d'années ? Non, non, mourons plus tôt, & portons avec nous dans le tombeau une affection sans reproche.» Elle sortit en même temps, pour aller revoir les lieux où elle avoit gouté tant de satisfaction, & pour leur demander compte des soupirs qu'ils avoient si souvent entendus. Elle entra d'abord dans ce grand jardin qu'arrose un bras du Lignon, & s'étant lavé les mains & le visage, comme elle avoit accoutumé : «C'est bien ici le lieu, disoit-elle, où Astrée me jura si souvent une amitié éternelle ? C'est bien cette fontaine qu'elle prenoit à témoin de ses sermens ; & ne voilà-t'il pas encore nos chiffres qu'elle même a gravés ?» Puis les baisant : «O témoins de mon amour extrême, ajoutoit-elle, vous êtes devenus les justes accusateurs de l'infidele ! Comment ne vous êtes vous point effacés, comme Celadon l'est de son cœur ! Ne seroit-ce point pour lui reprocher son injuste changement ?»

 Elle entra ensuite dans une coudraye qui formoit une espece de labyrinthe ; c'est là qu'elle avoit tant de fois entretenu sa bergere, lorsque leurs parens lassés de les contraindre, leur laissoient un peu plus de liberté. Quel souvenir amer pour Alexis ! Bois heureux, disoit-elle, en répandant un torrent de larmes ! Bois où nous nous fîmes tant de sermens ! «Dites-moi si pendant mon absence on s'est souvenu de Celadon ! Mais helas, que veux-je sçavoir !» En discourant ainsi, elle se trouva sans y penser sur les bords du Lignon, où pénétrée de son malheur, elle fut contrainte de s'asseoir ; & s'étendant par terre, appuyée sur le coude, elle tomba dans une profonde rêverie ; dont elle ne fut tirée que par le chant d'un berger, qui marioit sa voix avec sa cornemuse. Elle ne se souvenoit plus que peut être Astrée se seroit éveillée, & qu'elle lui causeroit de l'inquiétude. Astrée s'éveilla en effet, & portant incontinent ses regards sur le lit d'Alexis, elle fut bien surprise de ne la point appercevoir. Elle se leve, elle examine, & pousse un profond soupir. Leonide l'entendit, & lui demanda ce qu'elle avoit. «Je suis en peine, dit-elle, de sçavoir ce qu'est devenue Alexis. Elle aura voulu, interrompit Diane, se promener avant que la chaleur soit venue.»

 Leonide craignit qu'Alexis ne se fût échappée ; mais pour n'en pas donner connoissance : «Belles bergeres, dit-elle, laissez moi m'habiller promptement, afin que je l'aille trouver ; Adamas me sçauroit mauvais gré de l'avoir laissée seule.» Les bergeres se levent à l'instant, s'habillent à la hâte, & aident encore à la nymphe. Elles vont par hazard dans le labyrinthe, & comme si elles avoient eu le fil d'Ariane, elles arrivent au même lieu où Alexis étoit étendue sur l'herbe, & dans le temps qu'elle s'étoit levée pour considerer encore ces agréables lieux, où elle avoit laissé tant de marques de ses plaisirs & de son amour.

 Astrée fut la premiere qui l'apperçut, & la montrant à la nymphe : «Madame, dit-elle, il me semble que Diane a deviné. Voici Alexis qui se promene dans cette grande allée qui aboutit au malheureux Lignon.» Leonide fut charmée de la retrouver, & de n'avoir eu qu'une vaine frayeur ; mais comme elle vouloit se hâter pour l'atteindre, elle entendit qu'on l'appelloit. Et tournant la tête elle reconnut que c'étoit Pâris qui vouloit lui parler. Elle soupçonna de quoi il étoit question, & jugeant qu'il n'étoit pas à propos que Diane fût témoin de leurs discours : «Mes belles filles, leur dit-elle, voudriez-vous bien aller vers Alexis, & demeurer auprès d'elle, pendant que je sçaurai de Pâris ce qu'il me veut ?»

 Les bergeres accepterent volontiers la proposition ; Astrée étoit ravie de voir Alexis qui lui retraçoit Celadon ; & Diane qui aimoit Silvandre, évitoit Pâris, parce qu'elle ne pouvoit souffrir aucune expression de tendresse que de ce gentil berger. Leonide s'arrêta donc pour attendre Pâris, & les deux bergeres hâtant leurs pas joignirent Alexis, qui regardoit alors un saule creux : «O saule, disoit-elle en soi-même, que sont devenus les caractéres que j'ai tant de fois confiés à ta fidelité ? Pourquoi ne me donnes-tu pas une nouvelle assurance des bontés de ma bergere, puisque tu ne me vois pas avec moins d'amour ? O dieu, je t'entens ! O saule bien aimé ! Tu ne voulois pas me tromper autrefois, en me donnant des témoignages du retour de la bergere, & tu ne veux pas me tromper aujourd'hui en les continuant !»

 Astrée & Diane n'osant interrompre la rêverie d'Alexis s'arrêterent, & lorsqu'elle marchoit, elles marchoient aussi, non pour découvrir ses pensées secretes, mais pour ne la pas divertir par leur presence d'un entretien qu'elles présumoient lui être si agréable. Alexis se croyant seule continuoit à rêver. Après qu'elle eut fait quelques pas, elle rencontra à sa droite l'arbre où deux jours avant son malheureux accident, elle avoit gravé les vers qui témoignoient combien il lui en coûtoit pour feindre une autre passion. Quel souvenir la vue de cet abre lui rappella ! Peut être en lisant ces vers eût elle prononcé quelques mots que les bergeres eussent entendus, si par hazard Silvandre qui n'étoit pas loin ne se fût mis à chanter. Alexis tourne la tête ; elle apperçoit les bergeres assés près, & se sentant les yeux baignés de larmes, elle les essuye le plus promptement, & le mieux qu'elle peut. Elle s'avance à l'instant pour les saluer, & les appellant paresseuses, elle feignit de n'avoir pû dormir, depuis que les oiseaux avoient commencé de chanter à la fenêtre de la chambre. «Madame, dit Astrée, peut être que leurs chants vous auront incommodée. Au contraire, dit Alexis, leur ramage m'a fait tant de plaisir, que je me suis levée exprès pour l'entendre mieux. Cependant, madame, ajouta Diane, il est bien difficile qu'ayant dormi si peu, vous ne vous en ressentiez. Je l'avoue, dit Alexis, & quand je le nierois, il y paroît trop à mes yeux. Mais le gazouillement de ces petits oiseaux, & la fraîcheur du matin me plaisent tant, que lorsque je puis me donner ce plaisir, je laisse volontiers le sommeil. Ce soir, dit Astrée, il faudra vous coucher de bonne heure, afin que vous ayiez déja bien dormi, quand le soleil paroîtra, & nous viendrons vous tenir compagnie en ce lieu que vous trouvez si agréable.»

 Alexis vouloit répondre, lorsque Silvandre recommença de chanter ; & parce qu'elles apperçurent Phylis, elles l'attendirent, & se tûrent pour entendre le berger. «Que vous semble, madame, dit Phylis en arrivant, & après avoir salué Alexis & ses compagnes, de la voix de Silvandre ? Qu'elle est belle, répondit Alexis, qu'il est lui un berger fort gentil, mais encore plus amoureux. Madame répondit Diane, rougissant & souriant un peu, les bergers du Lignon sont dissimulés comme les autres hommes. Je ne croirai jamais, repartit Alexis, que Silvandre ne soit point veritablement amoureux. Et me permettrez-vous, continua-t'elle, de vous redire ici en presence de ces bergeres qui meritent la confiance que vous leur donnez, ce que je dis hier à la belle Astrée ? Madame, répondit Diane, vous me ferez bien de l'honneur ; mais le mal est que je ne vaux pas la peine que vous prendrez.»

 Aussi tôt elle lui repeta les mêmes discours qu'elle avoit tenus la veille sur l'amour de Silvandre, & après avoir conclu que cet amour étoit serieux, elle continua en ces termes : «Or ma fille, c'est à vous d'y penser, il ne dépend plus de Silvandre de vous aimer, ou de ne vous aimer pas ; il ne lui reste plus qu'à se plaindre, où qu'à vivre content auprès de vous, selon que vous l'ordonnerez ; mais votre bien & votre mal sont aussi en votre pouvoir. Si vous défendez à Silvandre de vous aimer, soyez persuadée qu'il vous desobéira, & que si vous lui défendez votre presence, la violence de sa passion éclatera aux yeux de tous les bergers. D'ailleurs Silvandre est si estimé, que l'on ne croira point qu'il puisse être dédaigné. Alors vous serez la fable de toute la contrée. J'avoue que le remede est difficile ; cependant je vous en proposerai deux ; l'un qui me semble le plus sûr est que vous permettiez au berger de vous servir en secret, par là vous pourez cacher vos sentimens à ceux qui n'ont rien à faire qu'à examiner les actions d'autrui. En lui permettant de continuer sa feinte, vous pourez toujours traiter avec lui, comme si c'étoit feinte en effet ; & vous serez dispensée de lui faire connoître la bonne volonté que vous avez pour lui ; car il est toujours dangereux pour une fille de se commettre à la discretion d'un amant. Les hommes sont volages, & lorsqu'ils changent d'objet, ils se font une fausse gloire de raconter à leur avantage les apparences qu'ils ont pour eux. Un autre bien qui résultera de cet expedient, c'est que Diane étant un peu fiere, comme il lui sied bien, & Silvandre n'ayant pour lui que son mérite, elle n'aura point à rougir des soins du berger. On les traitera comme un jeu, imaginé seulement pour exercer son esprit.»

 Après qu'Alexis eut fini, Diane voulut répondre ; mais Astrée l'interrompit en ces termes : «Non, non, Diane, vous n'avez point d'autre parti à prendre ; & si vous ne suiviez le conseil de la belle Alexis, je ne vous regarderois plus comme cette Diane dont jusqu'ici nous avons admiré la prudence & la sagesse. Une chose m'inquiete : si Diane permet au berger de continuer sa feinte sans un nouveau sujet,... ne vous en mettez point en peine, interrompit Phylis ; Silvandre lui même nous fournira assés de prétextes ; & hier sans dessein il en fit naitre la meilleure occasion du monde ; car Diane m'a dit qu'il prétendoit que la permission qui lui avoit été donnée de continuer ses soins pour le jour entier, devoit être pour toujours, & qu'ils étoient convenus de s'en rapporter à ce que nous déciderions Astrée & moi. Silvandre même m'a raconté en me conduisant dans ma cabane qu'il ne vouloit d'autres témoins que nous ; mais je pense au contraire que cette dispute doit être publique, afin que tous voyant Silvandre continuer sa recherche, tous sçachent aussi que c'est une continuation de la feinte commencée.»

 Alexis & Astrée approuverent l'expedient que proposoit Phylis ; & Diane qui le goutoit peut être autant, feignit de se laisser vaincre aux raisons d'Alexis, & au conseil de ses deux plus cheres amies. Il fut donc résolu que l'on reveilleroit ce differend, mais avec adresse, & comme sans dessein, lorsqu'Adamas, Alcidon & Daphnide seroient presens, & qu'Astrée & Phylis prononceroient en faveur de Silvandre.

 D'un autre côté, Silvandre ayant entendu la voix des bergeres tourna les yeux, & les vit assises sur des bancs. Comme elles tournoient le dos, il put s'approcher, sans être vû, & se glissant doucement il se cacha dans un buisson, d'où il entendit une partie de cet entretien. Combien il loua le ciel d'avoir amené la belle Alexis en ce lieu ! Et lorsqu'elles se leverent, de combien de vœux ne les accompagna-t'il pas ! Quand elles furent assés loin, pour ne le pouvoir soupçonner de les avoir écoutées, il se leva, les suivit doucement, & pour leur faire tourner la tête, il enfla de nouveau sa cornemuse. Lorsqu'il fut près d'elles : «Hé bien, Silvandre, lui dit Alexis qui l'aimoit veritablement, ne m'êtes vous pas bien obligé de ce que je vous ai amené Diane ; car sans moi elle ne seroit point sortie, & vous ne la verriez pas en ce moment ? Madame, répondit le berger, vous ne sçauriez faire tant de choses en ma faveur, que vos traits ne m'en promettent encore plus ; vous avez tous les traits d'un berger qui eût sacrifié sa vie à mon bonheur. Je suis charmée, repartit Alexis, que la nature m'ait donné quelque ressemblance avec une personne qui vous est si chere ; j'espere que vous m'aimerez à cause d'elle. Madame, reprit Silvandre, ce seroit lui maintenant, s'il vivoit que je devrois aimer à cause de vous ; car tout doit ceder à votre merite. Et pour vous prouver la sincerité de mes discours, je veux mettre ma vie entre vos mains, si vous daignez juger une affaire qui me touche plus que ma propre vie. Berger, reprit Diane, pourquoi changer les juges que nous avons déja choisis ? Je ne les change point, repartit Silvandre ; mais si par hazard nos deux juges étoient d'avis different, je souhaiterois qu'Alexis pût ordonner ce qui lui sembleroit plus équitable. Loin de recuser la belle Alexis, je consens à ce que vous désirez, & je l'accepte volontiers pour notre dernier juge.»

 En même temps parurent Adamas, Daphnide, Alcidon, & tous ceux qui avoient soupé chés le vieux Phocion. Pour Leonide & Pâris, ils s'étoient retirés dans la coudraye, parce que Pâris qui aimoit Diane, & qui en avoit eu une réponse dont il n'étoit pas satisfait, vouloit prendre conseil de Leonide. «Mon frere, dit la nymphe, dites-moi je vous supplie, quelle est votre intention ? Je voudrois, répondit incontinent Pâris, pouvoir engager tellement Diane à m'aimer, qu'elle m'acceptât pour époux. Mon pere sçait que je l'aime, & ne le désapprouve pas. Mais, reprit Leonide, avez-vous bien consideré si cette alliance vous convient ? L'amour nous ferme souvent les yeux ; & telle plaît pour maitresse, qui seroit insupportable, si elle prenoit un autre titre. Mon frere, il y a bien de la difference de l'amour au mariage. L'amour est le symbole de la liberté, le mariage est le symbole de la servitude. A la verité, lorsqu'un mariage est bien assorti, je n'imagine point d'état plus heureux ; or, mon frere, il faut donc que vous consultiez aussi votre raison. Examinez d'abord si la beauté de Diane ne vous impose point sur ses autres qualités. Souvenez-vous ensuite que vous êtes fils du grand Adamas. Diane a du merite, je l'avoue, mais enfin c'est une bergere ; & croyez-vous que ceux de qui vous dépendez approuvent cette alliance ? Nous ne sommes pas nés pour nous seuls, & nous devons souvent sacrifier notre propre satisfaction à celle de nos proches. Ce n'est pas tout ; êtes-vous assuré que l'on vous aime ? De tous les supplices que les plus cruels tyrans ont inventés, il n'y en a point de comparable à celui de passer ses jours auprès d'une personne dont on n'est point aimé. Il faut donc que vous sçachiez la volonté de Diane. Songez bien à toutes ces choses, & dites-moi ce que vous en pensez : puis je vous dirai, ce qu'il me semble que vous devez faire.»

 A ce discours, Pâris s'imagina d'abord que Leonide avoit en vue quelqu'autre alliance pour lui, mais il reconnut enfin qu'elle ne lui parloit ainsi que parce qu'elle l'aimoit. Et pour répondre à tout ce qu'elle lui avoit representé ; il dit qu'à la verité Adamas ne lui avoit point inspiré de rechercher Diane, mais qu'aussi il ne le lui avoit point défendu, quoiqu'il connût ses sentimens pour elle : qu'il esperoit d'éprouver en cette occasion ses bontés comme il les avoit toujours éprouvées : que pour la disproportion dont elle lui avoit parlé, il n'étoit plus temps de s'y arrêter, la pierre étant jettée, & qu'avec ce mot il répondoit à tout : «Enfin par rapport aux sentimens de Diane, ajoutoit-il, c'est sur cet article que je vous demande conseil, & je vous supplie de me le donner : votre sexe vous met en état de juger de ses intentions mieux que moi, à qui la passion peut troubler le jugement. J'ai tenté plusieurs fois de sçavoir sa volonté, & la derniere fut chés Adamas, lorsque nous nous promenâmes si long temps ensemble. Je me plaignis de voir mes services si mal reçus ; elle me répondit avec toute sorte de civilité : à quoi ayant repliqué que c'étoit de l'amour que je voulois, elle ajouta qu'elle m'honoroit infiniment, & qu'elle m'aimoit comme son frere. Mais lorsque j'insistai ; & que je lui dis que mon dessein étoit de l'épouser, j'ai des parens, dit-elle, qui peuvent disposer de moi ; mais écoutez, ma sœur, ce qu'elle ajouta : & si vous voulez sçavoir mes sentimens, sçachez, Pâris, que je ne songe point à me marier ; je veux bien vous aimer comme frere, mais non comme époux.» Nous fûmes interrompus sur ce propos : & depuis je ne lui ai point parlé, voulant avoir auparavant votre avis. Je vous conjure de me le donner ; car il n'y a que la mort qui puisse me guerir de cette passion.

 «Mon frere, dit Leonide en souriant, il est bien tard pour demander conseil, quand on est décidé. Cependant puisque vous êtes réduit en l'état que vous dites, je suis d'avis que vous obteniez d'elle la permission de parler à ses parens ; dès la premiere ouverture que vous leur ferez, ils seront pour vous ; & Diane qui est vertueuse se laissera peut être engager si avant, qu'elle ne pourra plus reculer. Mais parlez lui-en seulement le jour que nous partirons, afin que si elle change de sentiment, elle ne sçache où vous trouver pour se dédire.»

 Pâris résolut de suivre le conseil de Leonide ; & tandis qu'ils discouroient de la sorte, Adamas avec sa compagnie joignit celle d'Alexis & des bergeres qui étoient avec elle. Aussi tôt Silvandre que les discours qu'il avoit entendus rendoient plus hardi, s'approcha de Diane : «Ma maitresse, lui dit-il tout haut, sans aller plus loin, qui empêche que nous soyions jugez ? Je n'y mets aucun obstacle, dit-elle, je suis trop assurée de la bonté de ma cause. Pour moi, repliqua Silvandre, je tire tout mon droit de la permission que vous m'avez donnée ? Comment, reprit Diane, prenez-vous un jour pour tous les jours, encore ne vous ai-je accordé que le reste de ce jour qui est passé, & qui ne peut plus servir d'excuse à votre feinte ? Souvenez-vous, je vous supplie, ma maitresse, dit-il, que vous m'avez permis d'achever ce jour, comme je l'avois commencé. J'en conviens, repartit Diane, mais il est fini. Mais, repliqua le berger, tant que la clarté dure, n'est-il pas vrai que le jour n'est point fini ? Je l'avoue, ajouta Diane, mais aussi accordez moi qu'il est nuit quand le soleil ne paroît plus. Je l'accorde, & c'est par là que j'ai gagné ma cause ; car votre beauté & vos divines perfections étant mon unique soleil, tant que je les vois, il n'y a point de nuit pour moi.» Diane un peu surprise, où feignant de l'être : «Il se peut que le jour que vous m'avez demandé fut tel dans votre intention, mais il ne l'étoit pas dans la mienne.» Alors Alexis dit : «Sans attendre le jugement d'Astrée & de Phylis, je condamne Diane, parce que celui qui donne doit bien s'expliquer ; autrement il est censé avoir la même intention que celui qui reçoit.» Et moi, dit Adamas, «J'ordonne que si dans cette feinte Silvandre devient réellement amoureux, il ne devra s'en plaindre ni à Diane, ni à ses juges, mais uniquement à lui même.»

 Adamas parloit ainsi, parce qu'il vouloit donner Diane à Pâris ; mais Silvandre qui feignit d'ignorer ses vues, après avoir baisé la main à ses juges, vint prendre celle de Diane, & un genou en terre, il lui dit : «Ma maitresse, si jamais je manque à vous servir, puisse à l'instant les dieux me confondre ! Berger, répondit froidement Diane ; levez-vous, & noubliez pas qu'il ne vous est permis que de feindre.» Silvandre alloit répondre ; mais Diane avec le reste de la troupe entra dans la coudraye en attendant le dîner. Là ils rencontrerent Pâris & Leonide ; & lorsque l'heure du repas fut venue, ils regagnerent la maison, où ils trouverent une table servie d'une maniere qui ne sentoit point le village.

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LIVRE ONZIÈME.



 Lerindas se hâta tant qu'il put de retourner à Montverdun ; Galatée ne faisoit que de se mettre à table, lorsqu'il arriva. «Madame, lui dit-il, Adamas n'a pû retarder le sacrifice, parce que le peuple étoit déja assemblé ; & sur ce que je l'ai assuré que vous seriez charmée de voir les bergeres du Lignon, il vous mande que si vous demeurez encore ici quelque temps, il vous les amenera, Je suis bien fâchée, dit la nymphe, en se tournant vers la sage Cleontine, que Damon n'ait point vû cette fête, & ces belles bergeres ; mais si Adamas nous trompe, nous irons exprès passer une journée dans leurs hameaux. Madame, répondit Cleontine, vous devez compter sur Adamas ; il viendra sans doute, & sera ravi que ces belles filles accompagnent Alexis, lorsqu'il vous la presentera. A propos d'Alexis, reprit Galatée, dis-nous, Lerindas, si elle a tant de beauté qu'on le publie, car je sçai que tu as du jugement, & que tu n'auras pas manqué de la bien examiner. Madame, répondit-il, elle est belle en effet ; mais il y en a trois qui me plaisent davantage, & je suis d'avis que vous changiez vos nymphes pour elles : Comment, tu les trouves plus belles que mes nymphes ? Que toutes les nymphes du monde. Plus belles que moi, ajouta Galatée en souriant ? O madame, repliqua-t'il un peu surpris, ne parlons point de vous, vous êtes la maitresse des nymphes. Vous verrez, dit Sylvie, que Lerindas est devenu amoureux. Sans doute, dit Galatée ; mais, continua la nymphe, laquelle des trois te plaît davantage ? Attendez, madame, le choix n'est pas facile. L'une a plus d'attraits, l'autre plus de modestie, & l'autre plus de beauté. L'une s'appelle Daphnide, l'autre Diane, & la troisiéme Astrée. C'est Astrée qui est la plus belle, reprit Galatée ? Oui, dit Lerindas, & Diane la plus modeste, & Daphnide la plus piquante ; & pour dire la verité, les attraits me plaisent fort, la modestie me charme, mais en effet je préfere la beauté ; d'où je conclus que si je suis devenu amoureux, ce doit être d'Astrée.» Alors Galatée se tournant vers Cleontine, «ma mere, lui dit-elle, que pense Celidée de ces bergeres ? Madame, répond Cleontine, Celidée ne cesse de les louer, excepté Daphnide, dont je ne lui ai rien oui dire. Si vous souhaitez, madame, que je la fasse appeller, vous l'entendrez elle même.» Galatée ayant fait signe qu'elle la verroit avec plaisir : «Vous ne la verrez, dit Lerindas en souriant, que bien tard ; car je l'ai laissée près du temple d'Astrée, où doit se faire le sacrifice ; & Thamire auprès d'elle. Mais, madame, continua-t'il, elle ne sçauroit guere vous en dire plus que moi. Si vous voulez seulement sçavoir qui est Daphnide, c'est une belle étrangere arrivée depuis peu, & conduite par un nommé Alcidon. Madame, reprit Cleontine, vous aurez bien tôt ici Thamire & Celidée, qui vous en diront tout ce qu'on peut en sçavoir.»

 Ainsi Galatée apprenoit des nouvelles des bergeres, & plus elle s'en informoit, plus elle trouvoit que Celadon avoit raison d'aimer Astrée. Après le dîner la nymphe alla voir Damon que sa foiblesse empêchoit encore de sortir. Cependant Halladin étoit venu le retrouver, & ne le quittoit pas un instant ; ce jour étoit le troisiéme qui s'étoit écoulé depuis sa blessure ; & la nymphe qui lui avoit obligation, avoit résolu de ne point l'abandonner, qu'il ne fût entierement rétabli. Pour le désennuyer elle lui faisoit sçavoir tout ce qu'elle apprenoit de nouveau ; elle voulut donc que Lerindas redît en sa présence tout ce qu'il lui avoit rapporté de son voyage.

 Le jour se passa de la sorte ; cependant Celidée & Thamire étant revenus, Galatée voulut incontinent les voir. «Hé bien, sage bergere, lui dit-elle, que nous apportez-vous de nouveau ? Madame, répondit Celidee, nous avons satisfait aux hommes & à dieu, car nous avons rendu un devoir au sage Adamas, en visitant sa fille Alexis, & nous avons offert au grand Thautates le sacrifice qui lui étoit dû en action de graces pour le gui de l'an neuf ; & je puis vous assurer que nous sommes tous extrêmement satisfaits. Car, madame, il faut que vous sçachiez qu'Alexis est la plus belle, & la plus aimable fille que l'on puisse voir, & que toutes les bergeres qui sont allé la voir l'adorent. D'ailleurs Adamas nous a reçues avec toute la bonté, & toute la politesse imaginables. Pour ce qui regarde le sacrifice, le grand Thautates l'a tellement agréé, que toutes les victimes ont été trouvées entieres. Le gui étoit d'une beauté admirable, & nos druides pourront ne le pas épargner dans nos sacrifices, ni à nous, ni à nos troupeaux. D'ailleurs nous avons eu le jugement de Diane sur la recherche de Silvandre, & de Phylis, & la rencontre de Daphnide & d'Alcidon. Qu'est-ce que ce jugement, reprit Galatée ? Madame, répondit la bergere, il y a quelque temps que Silvandre & Phylis eurent une dispute ; ils se reprochoient l'un à l'autre qu'ils n'avoient pas assés de mérite pour se faire aimer, car bien que Silvandre soit un des plus aimables bergers de toute la contrée, on ne le voyoit attaché à aucune bergere. Phylis donc lui reprochoit que s'il n'aimoit point, & que s'il n'étoit point aimé, c'étoit en lui faute de courage & de mérite. Silvandre à son tour lui faisoit les mêmes reproches. Ils furent condamnés à rendre leurs soins à Diane, qui après trois lunes devoit porter son jugement. Sans doute, dit Damon elle aura jugé en faveur de la bergere. Son jugement, répondit Celidée, a été assés douteux ; elle a dit que Phylis étoit plus aimable que Silvandre, & que Silvandre sçavoit mieux se faire aimer que Phylis. Ce doit être une sage bergere, ajouta Damon, elle a voulu les contenter tous deux. Mais, madame, continua-t'il en se tournant vers Galatée, vous ne demandez point qui est cette Daphnide dont Lerindas a parlé. Je voudrois bien sçavoir qui elle est, & qui est cet Alcidon.»

 Alors Thamire prenant la parole : «Seigneur, dit-il, nous avons appris par Hylas un de nos bergers, que Daphnide est une dame des plus qualifiées de la province des romains, qu'Alcidon est un chevalier très aimé du roi Euric, & qu'ils sont venus en cette contrée pour voir la fontaine de la verité d'amour. Il suffit, ajouta Damon ; & se tournant vers Galatée ; madame, ces deux personnes méritent votre curiosité ; peu s'en est fallu qu'Euric n'ait épousé Daphnide, j'étois alors en Affrique, & j'ai sçu par les nouvelles qui venoient au roi Genseric tout ce qui s'est passé à cet égard. Pour Alcidon, madame, je l'ai vû à la cour de Torismond ; c'est un chevalier accompli : & ce prince le cherissoit infiniment. Je pourrois vous en raconter beaucoup de choses qui méritent d'être sçues ; mais il vaut mieux que vous les apprenniez de lui même.»

 Pendant que Damon parloit ainsi, Thamire & Celidée s'étoient un peu retirés par respect, voyant qu'il parloit bas à la nymphe. «Mais, madame, ajouta-t'il, pourquoi cette bergere qui paroît si sage & si discrete, a-t'elle le visage si gâté ! Ces blessures, répondit Galatée, lui sont bien glorieuses : & là dessus elle lui raconta ce qui l'avoit engagée à se défigurer de la sorte, & combien heureusement ce dessein lui avoit réussi, la folle passion de Calidon s'étant éteinte, & l'amour de Thamire n'étant devenu que plus vif.» Damon ne pouvoit assés admirer tant de résolution dans une simple bergere ; & la nymphe remarquant son étonnement lui dit : «ne vous arrêtez point à ces dehors trompeurs ; les bergers de cette contrée sont bergers par goût & par inclination ; ils sont alliés à ce qu'il y a de plus considerable dans nos états, & ils ont choisi ce genre de vie comme le plus tranquille de tous.»

 «Madame, répondit Damon, si Celidée avoit le courage de faire ce qui seroit nécessaire, je sçai une personne qui lui rendroit sa beauté. Le courage ne lui manqueroit pas, dit Galatée, mais peut être la volonté. «Aussi tôt Galatée l'ayant fait approcher :«Celidée, lui dit-elle, voici un chevalier qui vous sera guerir si vous voulez, & qui vous rendra votre premiere beauté. Oui, ajouta le chevalier, il ne faut qu'égratigner un peu ces blessures, en sorte que nous en ayions du sang. Seigneur, répondit Celidée, je rens graces à vos bontés. Lorsque je me souviens des peines que m'a causées cette beauté prétendue, je ne puis que la mépriser. D'ailleurs ne voulant paroître belle qu'aux yeux de Thamire, & Thamire qui sçait que c'est pour lui que je me suis défigurée de la sorte, trouvant ces marques plus belles que la délicatesse & la proportion des traits, qu'ai-je affaire de beauté ? Cependant si Thamire le souhaite, je suis prête à faire tout ce qu'il m'ordonnera.»

 Alors, le berger prenant la parole : «Ma fille, dit-il, je vous aime, il est vrai, beaucoup plus que je n'ai jamais fait ; mais si je croyois pouvoir vous rendre cette beauté que vous m'avez sacrifiée, je n'épargnerois ni peine, ni travail : autrement je me croirois coupable envers vous de la plus noire ingratitude. Si vous avez donc quelque remede, seigneur, ajouta-t'il en se tournant ver Damon, je vous supplie de nous l'enseigner. N'en doutez pas, reprit Damon, & j'en ai vû moi même l'experience, lorsque j'étois en Afrique : il faut mouiller du sang des blessures, de petits batons que vous porterez en diligence où je vous dirai. Vous ne serez que douze ou quinze jours à faire ce voyage, & je vous adresserai au myre qui a le secret. O dieux, s'écria Celidée, falloit-il que je me ravisse avec tant de peine cette funeste beauté, pour la racheter maintenant si cher ! Hé, Thamire, contente toi de ta Celidée telle qu'elle est, sans vouloir t'exposer à la perdre pour toujours. Tu m'as dit tant de fois que tu étois le berger le plus heureux ; que veux tu davantage ? Joui de la satisfaction que le ciel t'a donnée. Si c'est pour moi que tu désires cette beauté, desabuse-toi, & pense que si je pouvois donner ma vie sans te perdre, je la donnerois avec joye, pour n'être point éloignée de toi. Le voyage que l'on te propose est plein de perils ; peut être que celui que tu cherches n'est plus, & que le secret même de ce myre seroit inutile, mes blessures n'étant point assés recentes. Si c'est pour toi que tu la desires, cette beauté ; mais voudras-tu l'acheter aux dépens de tous mes plaisirs ? Tu réussiras, je le veux : Hé, Thamire, une legere indisposition, une fievre de quelques jours ne peuvent-elles pas me la ravir encore ? Du moins le temps qui roule incessamment me la ravira ; & tu auras perdu des jours que le ciel nous permet de passer ensemble.»

 Celidée en prononçant ces mots, versoit un torrent de larmes ; Damon en fut touché, & quand elle eut cessé de parler : «Sage & discrete bergere, lui dit-il, votre vertu excite tout à la fois l'admiration & l'amour. Vous avez raison de vous opposer au départ de Thamire ; mais je puis faire venir le myre dont j'ai parlé. O seigneur, s'écria Celidée, si vous m'accordez cette faveur, le grand Thautates vous en donnera la récompense, & je le supplierai ardemment de vous rendre aussi heureux que vous le meritez !» A ces mots, se jettant à genoux : Par le nom que vous portez, dit-elle, & par l'objet que vous aimez, ou que vous aimerez le plus, je vous conjure, seigneur, de vouloir détourner Thamire d'un si périlleux voyage.» Le chevalier admirant la vertu & la tendresse de la bergere, la releva incontinent, & l'assura que de son avis Thamire ne l'abandonneroit jamais.

 Cependant l'heure de se coucher étant venue, la nymphe se retira dans la resolution de faire offrir le lendemain le sacrifice, & d'aller voir les bergeres le jour suivant. Son dessein étoit de ramener avec elle Alcidon & Daphnide. Elle le fit sçavoir à Damon. Le matin étant venu, Cleontine met sur sa tête un chapeau de fleurs, se ceint de verveine, prend un rameau de gui dans sa main, fait allumer le feu, & après que les taureaux blancs eurent été immolés, elle jetta de leur sang sur le feu, puis sur la nymphe, & sur Damon ; mâchant ensuite du laurier, & jettant dans le feu de la sabine, du gui, & de la verveine, elle court à la porte de Bellenus. A peine elle l'a touchée avec le gui qu'elle s'ouvre avec un bruit horrible. Et se panchant dans la caverne, elle en reçoit le souffle ; puis revient trouver la nymphe & le chevalier qui attendoient à genoux la réponse du dieu. Ses cheveux étoient herissés, ses yeux égarés, sa voix plus forte qu'à l'ordinaire. Alors prenant d'une main le coin de l'autel, & de l'autre tenant toujours le rameau de gui, elle profera ces mots :


Va nymphe, rens tes vœux, tu sortiras d'erreur ;
Mais du terrible Amour crains la juste fureur.
 Crains un plus sensible outrage.
 Et toi, si parfait amant,
 Daigne écouter ce presage :
Quand tu seras aux lieux où parle un diamant,
Tu devras ton salut à tel que maintenant,
Tu déteste davantage.

 La nymphe & le chevalier, méditerent envain cet oracle ; ils ne purent l'entendre entierement. Mais un des plus anciens vacies, qui avoit accoutumé d'expliquer ces sortes de réponses, s'approchant de la nymphe, lui parla en ces termes : «Le grand Thautates qui nous aime nous avertit de l'avenir, mais d'une maniere obscure ; il ne nous laisse entendre que ce que nous devons sçavoir pour observer ce qui peut l'engager à nous faire du bien. Aussi voyez-vous, grande nymphe, qu'il vous ordonne de rendre les vœux que vous avez faits ; il vous prédit ensuite que vous sortirez bien tôt de l'erreur où vous êtes. Et pour montrer qu'il vous aime, il vous avertit de bonne heure de ce qui peut vous arriver de funeste, afin que vous vous prépariez à le recevoir, où à y remedier. Je suis obligé de vous dire ici, que par la chute des animaux sacrifiés, par la couleur de leur sang, & par les entrailles que nous avons examinées depuis quelque temps, nous jugeons que quelque grand malheur nous menace. Nous avons tant de signes du ciel, que nous ne devons penser qu'à faire des supplications pour arrêter sa colere.

 Pour vous, ô vaillant chevalier, l'oracle vous est absolument favorable, puisqu'il vous avertit que vous serez délivré de quelque grand malheur, ou de la mort même, par celui que vous haissez le plus. Ainsi, madame, & vous genereux chevalier, remerciez Bellenus des faveurs qu'il vous fait à tous deux, afin de l'engager à vous les continuer.»

 Aussi tôt ils se remirent à genoux, & rendirent leurs actions de graces. Ils se retirerent ensuite, déterminés à aller le lendemain au temple de la bonne déesse, & à voir à leur retour les bergeres du Lignon. Ils n'avoient pas encore dîné, lors qu'un chevalier d'Amasis entra dans la sale où ils étoient. Ce chevalier après avoir salué respectueusement la nymphe, lui dit à l'oreille qu'il avoit des choses importantes à lui communiquer. A ce mot elle fit signe qu'on desservît, & se retira aussi tôt dans un cabinet, où elle fit appeller le chevalier. Galatée impatiente de sçavoir ce qui l'amenoit : «Ma mere, dit-elle, a-t'elle eu des nouvelles de l'armée des francs, & comment se porte Clidaman. Madame, répondit le chevalier, elle en a reçu ce matin, qui ne sont pas trop bonnes ; mais elle veut vous les apprendre elle-même. Je puis seulement vous assurer qu'elle paroît fort affligée, & qu'elle désire fort de vous entretenir. Vos discours, répondit Galatée, me jettent dans une inquiétude mortelle, je voudrois ou en sçavoir moins, ou apprendre le reste promptement. Il faut avant que de vous renvoyer que je parle à la sage Cleontine qui m'a rendu ce matin l'oracle, & à Damon qui peut nous être d'un grand secours.» En même temps elle les fit appeller, & demanda à la sage Cleontine, si elle devoit s'en retourner incontinent, ou pour obéir à l'oracle, aller rendre ses vœux à Bonlieu. «Madame, répondit Cleontine, nous devons dans toutes les occasions recourir à Thautates ; vous y êtes obligée vous en particulier, & par le vœu que vous avez fait, & par l'ordre que vous en avez reçu. Commencez donc par le sacrifice que vous devez, après quoi vous pourez le jour même vous rendre à Marcilli.» Damon fut du même avis. Et la nymphe renvoya le chevalier, le chargeant d'assurer Amasis que le lendemain elle seroit de bonne heure auprès d'elle, & que cependant elle la supplioit de trouver bon qu'elle acquitât un vœu, qu'elle alloit rendre en partie pour Amasis même.

 Le chevalier partit, laissant Galatée dans une inquiétude si grande, qu'elle oublia les bergeres. Elle ne cessa tout le jour de parler à Damon, & de chercher avec lui le sujet pour lequel Amasis pressoit tant son retour. Dès le matin Damon mit Galatée & ses nymphes dans leurs chars, & monta sur un cheval que Galatée lui avoit donné. Damon parut si beau aux yeux de la nymphe, qu'il lui rappella Lindamor ; & passant d'une pensée à l'autre, elle s'imagina que peut-être il étoit mort, & que c'étoit la nouvelle qu'Amasis vouloit lui apprendre. Déja elle songeoit à le remplacer par Damon ; mais venant à se souvenir des services de Lindamor, de la gloire dont il s'étoit couvert à l'armée, & des graces qui accompagnoient toute sa personne, elle ne pouvoit s'empêcher de le regreter, & de former des desseins à son avantage, supposé qu'il vécût encore. Cette pensée l'occupa jusque près de Bonlieu ; mais en passant le Lignon, elle se souvint de Daphnide & d'Alcidon, & des bergeres qu'elle avoit tant souhaité de voir. Elle manda au sage Adamas de la venir trouver incontinent à Bonlieu, & si elle en étoit déja partie, de la suivre à Marcilli, pour apprendre les nouvelles qu'Amasis avoit reçues. Et Lerindas lui dit en secret qu'il obligeroit la nymphe, s'il vouloit bien amener avec lui Alcidon & Daphnide.

 A peine fut elle arrivée au temple de la bonne déesse, que Chrysante ordonne le sacrifice, pour ne point faire attendre la nymphe. Elle lui confirma que les victimes offertes pour les particuliers se trouvoient entieres, mais que les victimes immolées pour le public, & pour l'heureux voyage de Clidaman, avoient toutes quelque imperfection remarquable.

 Cependant Silvandre qui avoit obtenu la permission qu'il désiroit, en étoit tellement occupé, qu'il avoit oublié de dire à Madonte & à Thersandre, qu'il y avoit un chevalier qui les cherchoit, & qui menaçoit de leur faire quelque outrage. Mais les ayant rencontré par hazard, il les informa de tout ce qu'il avoit appris de Pâris, & du danger qu'ils couroient, s'ils venoient à rencontrer cet homme barbare qui ne parloit que de vengeance. Madonte le remercia de cet avis. Ils ne purent jamais s'imaginer qu'il fût question de Damon ; ils le croyoient mort ; ils se persuaderent que c'étoit quelque parent de Madonte, qui vouloit se venger de leur fuite.

 Silvandre touché des larmes qu'il voyoit répandre à Madonte, lui en demanda le sujet. «Berger, lui dit-elle, n'ai-je pas raison de pleurer l'indigne fortune qui me poursuit avec tant de cruauté ? J'esperois du moins qu'elle me laisseroit jouir en cette contrée du repos qu'elle m'a refusé dans ma patrie. Dieux, que ferai-je desormais !» A ces mots les larmes coulerent de ses yeux avec plus d'abondance. Silvandre encore plus ému, s'offrit de la défendre avec plusieurs de ses amis, si elle vouloit rester dans cette contrée.

 En ce même temps, Laonice qui par malheur se rencontra au même lieu, conseilla à Madonte de se retirer dans sa patrie, où elle meneroit une vie plus tranquille, & d'accepter le secours de Silvandre & de ses amis, pour l'accompagner du moins, jusqu'à ce qu'elle fût sortie du Forest. Madonte accepta la proposition de Silvandre ; mais Thersandre s'y étant opposé, elle remercia le berger : seulement elle lui permit de venir un peu au delà du lieu où l'on avoit vû les étrangers. Aussi tôt après avoir pris congé de quelques bergers qu'elle rencontra, elle se mit en chemin. Son dessein étoit de s'enfermer dans quelque maison de vestales, dès qu'elle seroit arrivé en Aquitaine.

 Cependant Alexis avoit déja passé deux jours dans son hameau auprès de la belle Astrée, avec qui elle s'entretenoit tout le jour ; & la nuit elles se retiroient dans une même chambre. Mais l'amour d'Alexis ne lui permettant pas de reposer aussi long temps qu'Astrée ; cette seconde nuit elle ouvrit les yeux, avant que le jour parût. Et dès qu'elle apperçut de la clarté, elle se leva pour contempler de plus près la bergere endormie. Il arriva que sans y penser elle prit la robe d'Astrée. Et s'en étant apperçue, elle se mit à la baiser, car l'amour fait trouver du plaisir en des choses que tout autre mépriseroit. Puis remarquant sur la table sa coeffure, & le reste de ses habits, transportée d'amour, elle les prend, les baise mille fois, & se les accommode. En cet état elle s'approche du lit, se met à genoux devant la bergere, la contemple, l'idolâtre ; puis s'asseyant vis-à-vis d'elle, elle la contemple encore. Quelquefois elle se baisse dans le dessein de lui dérober un amoureux baiser ; mais elle est retenue par le respect. Peut être que la passion l'eût enfin emporté, si par hazard Leonide ne s'étoit éveillee. Leonide prit Alexis pour Phylis, aussi bien qu'Astrée & Diane qui s'éveillerent au même temps. Cette erreur enhardit Alexis, elle s'approche d'Astrée, & en lui donnant le bon jour, elle lui donne un baiser.

 La bergere entendant une voix differente de celle de Phylis, tourna la tête, & fut bien surprise, quand elle reconnut Alexis. «Me trompé-je, dit-elle, & n'est-ce pas la belle Alexis que je voi sous des habits empruntés ?» A ces mots Leonide & Diane la regardant de près la reconnurent aussi. Alors Astrée lui tendant les bras avec respect l'embrassa, ravie de la voir sous ses propres habits. «Permettez-moi de vous embrasser, dit-elle ; jamais le Forest ne vit une bergere si belle !» Leonide elle même la trouva charmante dans ce déguisement. Alexis avoit jusques-là gardé le silence ; mais se voyant reconnue : «Ma sœur, dit-elle à la nymphe, ne pensez-vous pas que cet ajustement perd au change ? Il me semble, répondit Leonide, que cet habit vous sied mieux que l'habit de druide, & que si Hylas étoit ici, il feroit incontinent une nouvelle provision d'amour, pour l'employer à votre service. Mais, interrompit Diane, je croi que ce sont les habits d'Astrée ; ne seroit-il point à propos qu'Astrée prît ceux d'Alexis, afin de lui épargner la peine de se deshabiller ? D'ailleurs ce déguisement réjouira le sage Adamas qui les méconnoîtra sans doute.»

 «Pour moi, répondit Leonide, je suis persuadée que tout le monde y sera trompé ;» Alexis & Astrée désiroient également de porter l'habit l'une de l'autre ; mais elles n'osoient se déclarer. Et Diane les pressant : «Ma sœur, dit Alexis à Leonide, que dira mon pere, s'il me voit vêtue de la sorte ? Il sera charmé, répondit Leonide ; il sçait que rien n'est plus propre à rétablir votre santé, que la joye & le plaisir. Si je le croyois, reprit Alexis, je serois ravie de tromper aujourd'hui les yeux de tous ceux qui nous verront ; aussi bien me suis-je méprise en m'habillant parce qu'il n'étoit pas encore jour, & lorsque je m'en suis apperçue, j'ai voulu essayer si vous me reconnoîtriez. Je n'ai de ma vie été si embarrassée, qu'à m'ajuster cet habillement. Je vous assure, dit Astrée, qu'on ne croira jamais que ce soit la premiere fois que vous l'ayez mis ; pour moi je prendrai un autre de mes habits ; on en croira mieux que vous êtes une nouvelle bergere. Non, non, Astrée, répondit Diane, il faut que vous preniez les habits d'Alexis, autrement on ne sçauroit ce qu'elle seroit devenue. Nous dirons, ajouta Leonide, qu'Alexis se trouve un peu mal, à condition pourtant qu'Astrée prendra demain ses habits ; nous les ajusterons l'un & l'autre à leur taille. Demain, dit Astrée, je serai druide, pourvû que l'on me garde le secret.»

 En même temps Astrée se leva pour aller chercher un autre habit. Quels furent les transports de la feinte Alexis, lorsqu'elle apperçut tant de beauté ! L'admiration la rendoit immobile, lorsque la bergere en lui donnant le bon jour se jetta à son col pour l'embrasser. Leonide, à la vue de leurs caresses fut un peu touchée de jalousie, & se mit à embrasser Diane à son tour. Cependant Phylis vint frapper à la porte ; & la belle Astrée ne sçachant qui c'étoit, se jetta promptement dans le lit, de peur d'être vue en l'état où elle étoit. Alexis alla ouvrir en maudissant l'importun, & tout le jour elle ne put faire le moindre accueil à la bergere.

 Pendant que Phylis saluoit ses compagnes, Alexis sortit, & se retira à grands pas dans la coudraye. Elle crut qu'elle pourroît à loisir se rappeller toutes les faveurs qu'elle avoit dérobées sous un nom emprunté. Mais comme il étoit déja tard, & que les bergers avoient ramené leurs troupeaux à l'ombre, elle en rencontra plusieurs qui chantoient, & qui couchés sous des arbres attendoient au frais leurs bergeres, Calidon entr'autres, qui s'étant levé de bonne heure avoit passé le Lignon, dans l'esperance de voir Astrée, & pour tenter encore la fortune, avant que de faire parler davantage à Phocion. Et comme il avoit rencontré Hylas en chemin, ils vinrent ensemble en ce lieu, où ils s'étoient mis à chanter.

 Alexis qui n'étoit point accoutumée à la voix de Calidon, ne le reconnut que lorsqu'il fut passé ; mais elle entendit qu'Hylas lui disoit : «Est-il possible, Calidon, qu'Astrée vous traite si mal ? Il n'est que trop vrai, répondit-il, & je voudrois pouvoir imiter votre conduite en de semblables occasions.» Alexis craignant d'être reconnue passa outre, & n'entendit rien de plus. Mais Hylas continuant : «De tous les maux que souffrent les bergers de cette contrée, il ne faut s'en prendre qu'à Silvandre seul ; parce qu'il a de la subtilité dans l'esprit, & qu'il sçait se faire estimer des bergers, il leur persuade qu'un amant est perdu d'honneur, lors qu'étant maltraité il change d'objet, comme si un homme semblable au rocher exposé à l'outrage des flots, ne pouvoit changer de lieu, pour éviter les mauvais traitemens. D'un autre côté les bergeres assurées qu'elles sont que nous serons blâmés de notre inconstance, si nous les quittons, exercent sur nous un empire tyrannique, & s'embarassent peu de nous donner des marques de leur bonne volonté : au lieu que si ces maximes étoient changées, loin de nous faire languir, elles nous accorderoient chaque jour de nouvelles faveurs, afin de nous ôter jusqu'à l'esperance de rencontrer mieux.»

 Calidon répondit froidement : «Vous vous trompez, Hylas ; ce n'est point Silvandre qui a introduit ces maximes ; il y a des siecles entiers qu'elles sont établies dans cette contrée ; & quand l'usage ne nous obligeroit point à la constance, pourrions nous cesser d'aimer des bergeres si parfaites, lors qu'une fois nous avons commencé ? Je voi bien, reprit Hylas, que vous aimez Astrée, & que je n'aurai point aujourd'hui raison avec vous ; mais j'espere que vous serez bien tôt aussi délivré de cette passion, que vous l'êtes de celle que vous aviez pour Celidée. Beaucoup de raisons m'ont fait quitter Celidée, repartit le berger, la perte de sa beauté qui m'attachoit à elle, mon respect pour Thamire, la soumission que je devois au jugement de celle qui m'a condamné, mes sermens de lui obéir. Pour Astrée, tout me sollicite de l'aimer : sa beauté incomparable... Cette beauté, interrompit Hylas, n'est-elle pas sujette à l'injure des années ? O Hylas, dit Calidon, quand les années lui auront ravi sa beauté, Calidon ne sera plus d'âge à se soucier de cette perfection. D'ailleurs ses parens & les miens approuvent mon amour. Cette approbation, reprit Hylas, fait le plus souvent que les filles s'opiniatrent à n'aimer point des hommes qui sans cela leur seroient très agréables ; elles la regardent comme un ordre qui contraint leur choix & leur inclination. Mais, reprit Calidon, Astrée est si sage, elle cherit tant sa réputation, d'ailleurs elle n'aime personne. Il est vrai, répondit Hylas en riant, elle n'aime personne. De plus ajouta Calidon, je ne l'ai pas servie assés long temps, & si elle se rendoit avec tant de facilité, elle seroit moins estimable.

 O Calidon, s'écria Hylas, que je vous plains ! Vous vous imaginez qu'il faut de longs services pour plaire ? N'avez-vous pas entendu dire que Celadon l'a aimée ? Oui, repliqua Calidon ; mais n'étant plus il ne peut me nuire. Plus que vous ne pensez, dit Hylas. Si elle suit l'opinion de Silvandre, pourquoi n'aimeroit-elle pas la memoire du berger, comme Tircis aime celle de Cleon ? Mais ce n'est pas ce que je voulois dire. Combien de temps Celadon l'a-t'il recherchée ? Quatre ou cinq ans, répondit Calidon. Hé bien mon ami, continua Hylas, s'il faut que vous la serviez aussi long temps pour en être aimé... Je ne le croi pas, interrompit le berger. Calidon, Calidon, flatez-vous tant qu'il vous plaira, mais souvenez-vous que rien n'est plus assuré que l'experience, & ce que vous avez vû arriver une fois, croyez si vous êtes sage qu'il peut encore arriver. Vous dites qu'elle n'aime point. C'est ce qui me fait plus mal juger de l'état de vos affaires. Les filles que nous sçavons qui aiment, nous pouvons esperer de les gagner ; pour ces insensibles, elles ignorent même ce qui doit être aimé.»

 Calidon ne pouvant répondre aux raisons d'Hylas. «En verité, dit-il, j'avois grand besoin des consolations que vous me donnez, & je loue ma bonne fortune qui m'a fait vous rencontrer. Vous connoîtrez quelque jour, dit Hylas, que je vous parle en ami, & si vous voulez m'en croire, vous imiterez la conduite que j'ai toujours tenue en de pareilles circonstances. Comment, dit le berger, je quitterois Astrée, ou j'en aimerois une autre ? J'aimerois mieux perdre la vie.» A ce mot la patience lui échappa, il voulut quitter Hylas ; mais celui-ci le retint, & lui dit en souriant : «Si vous voulez voir Astrée, entrez dans cette coudraye ; vous l'y trouverez. Je n'ai point voulu vous dire qu'elle y fût, parce que je crains trop que vous perdiez votre peine auprès d'elle. Le berger, sans s'amuser à lui répondre, courut au lieu qu'Hylas lui avoit montré.» Il croyoit qu'il ne pouvoit trouver une meilleure occasion, pour entretenir la bergere sans être interrompu.

 Hylas n'avoit point eu dessein de le tromper ; l'habit que portoit Astrée l'avoit deçu. Cependant Alexis faisant reflexion sur les faveurs qu'elle venoit de recevoir ; «ô dieux, dit-elle, levant les yeux au ciel, qu'Alexis seroit heureuse sans Celadon, & que Celadon seroit heureux sans Alexis ! Si j'étois véritablement Alexis, quel bonheur ce seroit pour moi, que de recevoir ces faveurs d'Astrée ! Mais combien seroit il plus grand, si étant Celadon, elles m'étoient faites comme à Celadon ! Y eut-il jamais un amant plus heureux, & plus malheureux que moi ? Mais, reprenoit-il ensuite, à quoi doit aboutir cette feinte ? Crois-tu pouvoir tromper toujours les yeux de tous ceux qui te verront ? Que ne prens-tu le parti de te déclarer ? Le goût qu'elle se sent pour Alexis ne vient que de sa ressemblance avec Celadon. Elle ne hait donc pas ce berger, si elle en cherit la memoire, quand elle croit qu'il n'est plus, ne cherira t'elle pas davantage sa presence, quand elle le verra à ses genoux vivant, & l'adorant ? Belle bergere, lui dirai-je, voici ce Celadon qui mourut, lorsqu'il étoit dans votre disgrace, & qui revit maintenant que vous en aimez les traits dans ceux d'Alexis ? S'il a commis quelque faute, il l'a bien expiée ; mais si tout ce qu'il a souffert ne suffit pas, ajoutez-y ce qu'il vous plaira.» Ensuite gardant le silence, il déliberoit en lui-même sur ce qu'il avoit à faire ; mais se retractant bien tôt après : «N'envie point ajoutoit-il, le bonheur d'Alexis ; ce n'est que par elle que tu dois esperer une meilleure fortune ; ne te flatte point qu'Astrée aime en elle ta ressemblance ; il se peut qu'elle aime tes traits, & qu'elle haisse tes fautes. Tu n'as pourtant rien à te reprocher jusqu'ici ; mais voudrois-tu par ta desobéissance ternir la pureté de ton amour ? je t'ordonne, m'a-t'elle dit, de ne jamais paroître en ma presence sans un commandement exprès. Aime donc, ô Celadon, obéis, & garde le silence, si tu veux vivre & aimer d'une maniere irreprochable.»

 C'est ainsi qu'amour se jouoit d'Alexis ; elle avoit esperé de jouir de quelque satisfaction dans ce lieu solitaire, & les réflexions les plus cruelles viennent l'y accabler. Les larmes couloient de ses yeux, lorsqu'elle apperçut Calidon. Telle qu'une bergere qui sans y penser met le pié sur un serpent, s'en détourne, & fuit ailleurs pâle & tremblante ; telle Alexis fuyoit d'allée en allée pour éviter Calidon que ses habits lui faisoient prendre pour Astrée. Calidon la perdit dans ces divers détours, d'où elle rentra incontinent dans le bois qui touche la coudraye. Mais Hylas qui n'étoit venu se promener en ce lieu que par rapport à Calidon, remarqua l'endroit par où elle étoit entrée. Il attendit quelque temps, pour l'enseigner à Calidon qu'il croyoit n'être pas loin ; mais il attendit inutilement. Calidon s'imaginant que c'étoit à dessein qu'Astrée le fuyoit, fut tellement sensible à ces mépris, qu'il resolut cent fois de ne l'aimer plus. Mais se rappellant aussi tôt ses charmes, & ses perfections, il se condamnoit lui même : tant il est difficile qu'un cœur touché de la beauté, s'en détache jamais.

 Hylas commençoit à s'ennuyer, lorsqu'il vit Leonide, Diane, & Phylis qui venoient à lui, & parmi elles il crut remarquer Astrée. D'abord il eût juré le contraire, car il pensoit l'avoir vue tournant d'un autre côté, mais s'approchant d'elle, il ne put démentir ses yeux. En même temps il sentit quelqu'un qui les lui couvrant avec la main le pressa de deviner qui c'étoit. «Je sçai, dit Hylas, sans faire le moindre mouvement, je sçai qui vous êtes, & je ne suis point en peine comment vous êtes ici, mais comment vous y pouvez être.» Tandis qu'il parloit toute la compagnie arriva, & put entendre qu'il continuoit de la sorte : «Je sçai, disoit-il, que vous êtes Astrée, & lui ayant écarté les mains, il reconnut Laonice. Est-ce ainsi que vous méconnoissez vos amies, répondit-elle ? Bergere, dit Hylas, ce n'est pas sans raison que je vous ai prise pour Astrée, je l'ai vue il n'y a qu'un moment entrer dans ce bois, puis la voyant parmi vous venant d'un autre côté, qu'ai-je pû croire en la voyant ainsi en divers lieux, sinon qu'aujourd'hui elle devoit être par tout ?

 Comment, dit Astrée, vous m'avez vû entrer dans ce bois ? Oui, dit-il, je vous ai, vue, & je ne suis pas le seul ; Calidon y est encore qui vous cherche.» Astrée & les autres sçavoient bien ce qu'il vouloit dire ; mais ils feignirent le contraire. «Il faut que ce matin vous ayiez les yeux malades, interrompit Diane ; nous rendrons toutes bon témoignage qu'Astrée ne nous a quittées d'aujourd'hui. Oh, vous direz ce qu'il vous plaira, je voi bien que voici Astrée ; mais je sçai qu'il est impossible que celle que j'ai vue ait pû être si tôt avec vous, ayant pris un chemin tout different. Je sçai bien encore que je l'ai vue cette Astrée que je dis, & que mes yeux ne me trompent point.» Astrée désirant trouver celle dont il parloit : «Si vous ne nous la montrez, dit-elle, nous penserons que vous n'êtes pas dans votre bon sens. Pensez tout ce qu'il vous plaira, repartit Hylas, vous penserez encore moins que moi ; mais je veux m'éclaircir : allons je vous prie chercher cette autre Astrée.»

 A ces mots, il entre dans le bois, & après avoir cherché de tous côtés, lorsque tous s'ennuyoient excepté la veritable Astrée, il crut voir au travers des arbres la bergere assise sur les bords du Lignon. Il court aussi tôt, & lorsqu'il pût la reconnoître, il leur fit signe de s'approcher. Alors il prit Astrée d'une main, & montrant Alexis de l'autre : «Regardez, lui dit-il, bergere, si vous n'êtes pas au pié de cet arbre. Phylis répondit : je vous assure, Hylas, que vous tenez quelque chose du lyon ; on dit qu'il connoît mieux les habits que le visage de ceux qui le gouvernent. Quoi, parce que vous voyez les habits d'Astrée, vous vous imaginez que c'est Astrée elle même ?»

 Ils parloient si haut, & Hylas faisoit tant de bruit, qu'Alexis tournant la tête, apperçut toute cette troupe qui venoit à elle. Elle prend à l'instant un air plus serain, pour cacher ses déplaisirs, & se levant elle marche au devant des bergeres. Hylas & Laonice qui n'étoient point prévenus sur le déguisement, méconnurent Alexis ; ensorte qu'Hylas s'approchant d'elle : «Je vous assure, dit il, belle bergere, que vous avez pensé me faire tourner la tête, lorsque je ne vous ai qu'entrevue.» Alexis feignant de ne le pas connoître, & d'ignorer ce qu'il disoit : «Pardonnez, berger, lui dit-elle, si je ne vous répons pas : je n'entens rien à ce que vous dites. Je veux dire, reprit Hylas, que vous ayant prise pour Astrée, puis voyant en même temps Astrée dans un autre lieu, j'ai pensé perdre la tête ; mais que maintenant que je vous voi bien, je crains que vous ne me dérobiez un cœur que j'ai donné à une autre.

 Vous m'avez servie, dit Astrée, en me prenant pour une bergere si belle ; mais je vous sçai mauvais gré de m'avoir soupçonnée de larcin ; & vous ne pouvez à mon gré réparer cette injure, qu'en me montrant qui de toutes ces bergeres est Astrée. Puisqu'il m'est si facile, dit Hylas, d'effacer l'injure que vous prétendez avoir reçue, j'y consens, pourvû neanmoins que vous acceptiez ce cœur que je vous offre comme don, si vous le refusez comme larcin. Voici Astrée, ajouta-t'il, en montrant Alexis, pour la veritable Astrée qu'il prenoit pour une étrangere, il lui trouvoit tant de graces, que sans lui donner le loisir de parler, il la pressoit de satisfaire à son tour à ce qu'il lui avoit demandé.

 Que dira Stelle, interrompit Phylis, si elle vient à sçavoir que vous aimez cette belle étrangere ? Elle dira que j'observe nos conditions par lesquelles il m'est permis d'en aimer une ou plusieurs autres avec elle, sans qu'elle puisse s'en offenser. Comment, dit la nouvelle bergere, vous prétendez en aimer une autre avec moi ? Que vous importe, reprit Hylas, si je ne laisse pas de vous aimer autant que vous le voudrez ? Ha berger, dit l'étrangere, je ne veux point de partage, je mérite bien que l'on m'aime seule. Ainsi vous risquez beaucoup de n'avoir jamais de maitresse faite comme moi. Puisque vous êtes de ce caractere, dit Hylas, je vous conseille de vous adresser à Silvandre, il est précisément tel que vous le demandez.

 A propos de Silvandre, interrompit Phylis, qu'est-il devenu ce matin, nous ne le voyons point ici ? Cela est heureux pour vous, Hylas ; il vous empêcheroit de débuter avec cette belle étrangere par une déclaration.» Hylas vouloit répondre ; mais Laonice prenant la parole : «Non, Hylas, dit-elle, parlez : d'aujourd'hui vous ne verrez Silvandre, & quand il seroit ici, après le malheur qu'il s'est procuré lui même sans y penser, je doute qu'il proferât un seul mot. Que lui est-il arrivé, dit incontinent Diane ! Il faut que vous sçachiez, continua la malicieuse Laonice en souriant, que Pâris rencontra il y a quelque temps un chevalier étranger qui menaçoit Thersandre. Silvandre se chargea d'en avertir Madonte ; il l'a fait ce matin, & Madonte craignant que le chevalier ne reçût quelque déplaisir en sa compagnie, elle est partie à l'heure même, & m'a chargé de vous faire à toutes ses excuses, & de vous assurer qu'elle n'oublieroit jamais les faveurs qu'elle a reçues sur les rives du Lignon. Le pauvre Silvandre n'a pû cacher son amour pour elle ; il a d'abord essayé de la faire demeurer ; mais n'ayant pû y réussir, il s'est offert à l'accompagner. Madonte, apparemment pour ne pas donner de la jalousie à Thersandre, l'a refusé plus de cent fois ; enfin ne pouvant la fléchir, il s'est jetté à ses genoux, & à force de supplications il a obtenu de l'accompagner une partie du jour. Vous pouvez bien, lui disoit-il, m'accorder d'être ce peu de temps auprès de vous, pour l'éternel regret que me laissera votre absence.

 Voilà, dit Astrée, ce que vous aurez bien de la peine à nous persuader. Silvandre aimer, lui qui ne regarda jamais bergere, que pour la fuir ? Pour la fuir, interrompit Hylas, & qu'appellez-vous ce qu'il fait, lorsqu'il est auprès de Diane ? Oh ! répondit Phylis, c'est une pure feinte. Non, Hylas, reprit Laonice, Phylis a raison, ce qu'il fait pour la bergere n'est que feinte, il l'a juré plus de cent fois ce matin, lorsque Madonte lui a dit à ce même sujet : Hé bien, Silvandre, si mon absence vous laisse des regrets, la presence de Diane vous consolera. Diane, a-t'il répondu, mérite d'autres services que les miens ; aussi ne lui en ai-je jamais rendu, que pour ne pas manquer à la gageure de Phylis ; & plût à dieu qu'elle fût en votre place, & vous en la mienne, vous verriez si je dis vrai !»

 Phylis comprit que ce discours déplaisoit à Diane : «Je ne croirai point, dit-elle, que Silvandre aime Madonte ; car il n'a jamais eu le moindre empressement pour elle. Vous vous trompez, interrompit Diane, j'en ai vû des signes certains ; & pourquoi un jeune berger qui a de l'esprit & du courage, n'aimeroit-il pas Madonte qui le mérite si bien ? D'ailleurs Laonice en parle comme sçavante, puisqu'elle l'a vû partir avec elle. En effet, dit Astrée, est-il bien vrai, Laonice, que Silvandre a suivi Madonte ? S'il est vrai, répondit la fine bergere ? Pensez vous que je l'assurasse ainsi, si je ne l'avois vû ? A quoi me serviroit d'avancer un fait que vous pouvez si facilement verifier ? Dieu le conduise, répondit Diane, & le ramene quand il lui plaira.»

 A ces mots feignant de n'y prendre aucun interêt, elle tourna ses pas d'un autre côté. Phylis la suivit quelque temps après. Déja Diane avoit commencé à se plaindre de l'inconstance du berger. «Sont-ce là, disoit-elle, les effets de l'amour que tu me faisois paroître ? Devois-tu te donner & à moi aussi tant de tourment, pour obtenir la permission de me rechercher sous le prétexte de la feinte, & me sacrifier aussi tôt à Madonte ? Tu as trop blâmé l'inconstant Hylas, pour en prendre si tôt le personnage.»

 En même temps appercevant Phylis, elle l'attendit ; & dès qu'elle fut arrivée : «Hé bien ma sœur, lui dit-elle, jugez maintenant si vous aviez raison de me menacer des importunités de Silvandre ? N'ai-je pas trouvé le moyen de lui faire changer de dessein ? Si Laonice dit vrai, répondit Phylis, j'avoue que jamais berger ne m'a si bien trompée ; mais croyez vous que Laonice soit veritable ? Je n'en doute point, répondit Diane ; car j'ai toujours remarqué en lui beaucoup de goût pour Madonte ; & lorsque Pâris étoit en peine de lui faire sçavoir les menaces de cet étranger, Silvandre s'en chargea ; mais avec quelle promptitude il s'offrit ! Il n'y avoit cependant personne qui songeât à lui disputer cet avantage. Cette fille a de la beauté, je l'avoue ; elle n'a pourtant à mes yeux rien de trop aimable, & si j'étois homme, il y en a beaucoup de moins belles à qui je donnerois la préference. Aussi, pendant qu'elle a demeuré parmi nous, ne lui avons nous vû d'autres amans qu'Hylas & que Silvandre ; Hylas, parce que tout lui convient ; & Silvandre, pour me desabuser & vous aussi qu'il eût pour moi quelque bonne volonté. Je pense comme vous, reprit Phylis, sur le compte de Madonte, mais je ne puis croire que Silvandre l'aime ; & ce que vous avez remarqué n'est qu'un effet de politesse envers cette étrangere. Que direz-vous, repliqua Diane, de ces supplications pour obtenir la permission de l'accompagner ? Je dirai, répondit Phylis, que c'est encore politesse. Politesse, interrompit Diane ? se jetter à ses genoux, verser des larmes, l'accompagner presque par force, partir sans nous rien dire, si vous appellez cela politesse, j'ignore pour moi ce que vous nommerez amour. Mais, ajouta-t'elle quelque temps après, j'avoue qu'il m'a plus obligée qu'il ne croit ; ses soins assidus, sa discretion, & son mérite me portoient insensiblement à lui vouloir du bien. Dieux ! que serois-je devenue, s'il m'avoit quittée plus tard ?»

 Phylis qui connoissoit l'amour de la bergere : «Ma sœur, lui dit-elle, ne croyons point si legerement le rapport de Laonice ; attendons le retour de Silvandre ; je veux croire qu'il sçaura bien se justifier. Non, non, ma sœur, reprit incontinent Diane, n'en parlons plus ; il pourra dire & faire ce qu'il lui plaira ; je sçai moi ce que je dois croire. Mais, ma sœur, repliqua Phylis, avant que de le condamner, daignez du moins l'entendre. Non, ma sœur, si vous m'aimez, ajouta Diane, vous m'en détournerez plus tôt. Je me souviens qu'il a un bracelet de mes cheveux, celui là même que je faisois pour vous ; je vous supplie de le lui demander de ma part, aussi tôt que vous le verrez. Je sçai que les bergers de ce caractere se prévalent ordinairement des avantages qu'ils peuvent par semblables ruses obtenir des bergeres peu avisées. Je ne veux pas qu'il en use de même à mon égard.»

 Phylis comprit que la bergere étoit piquée, & qu'il n'étoit pas temps de la contredire. Elle se tût quelque temps après l'avoir assurée qu'elle redemanderoit ce bracelet à Silvandre, dès qu'il seroit revenu. Et lorsqu'elles voulurent reprendre leur discours, elles virent la compagnie s'avancer, mais bien augmentée. Adamas, Daphnide, Alcidon, Pâris, Hermante, Stiliane & Carlis y étoient, & de plus Lerindas, le messager de Galatée, qui s'étant acquité des ordres qu'il avoit reçus pour Adamas, n'avoit point voulu partir, sans voir Astrée & Diane.

 Depuis qu'Adamas avoit sçû la volonté de Galatée, il étoit dans une inquiétude mortelle, parce qu'il ne vouloit point déplaire à la nymphe, & que ne pouvant se rendre auprès d'elle, sans mener Leonide, il craignoit que Galatée qui avoit vû Celadon vêtu en Lucinde ne le reconnût déguisé en Alexis. Et ne pouvant consulter que Leonide & la feinte Alexis, il proposa à la nymphe l'embarras où il se trouvoit. Leonide qui avoit l'esprit droit & juste, répondit incontinent : «Vous devez me laisser ici avec Alexis ; ne doutez point que Galatée ne la reconnoisse si elle la voit, ce qui vous nuiroit beaucoup. Il semble que le ciel même vous ait montré cet expedient. Vous voyez comme ce matin Alexis, sans autre dessein que de passer le temps s'est vêtue en bergere ; cet habit l'a tellement changée, qu'Hylas même l'a méconnue ; je suis persuadée qu'il en est de même de Daphnide, d'Alcidon, & ce qui est plus important, de Lerindas. Il sera facile de lui persuader qu'Alexis est indisposée, & que vous m'avez laissée auprès d'elle pour lui faire compagnie ; aussi bien je ne souhaite pas beaucoup de voir la nymphe, tant qu'elle sera de l'humeur où je l'ai quittée. Mais si vous prenez ce parti, il y a deux choses à faire : l'une que la nouvelle bergere s'éclipse adroitement, & se retire dans sa chambre, afin qu'elle ne soit reconnue ni de Lerindas, ni d'Alcidon. Il faut ensuite que j'engage les bergeres qui sont au fait de ce déguisement, à vous supplier, mon pere, de nous laisser ici pour quelque temps, puisqu'il semble qu'Alexis s'y rétablit parfaitement. Si nous n'usons d'artifice, elles pourront soupçonner ce qu'il n'est peut être pas encore temps de découvrir.»

 Adamas qui n'avoit point encore remarqué le déguisement d'Alexis, s'étonna de l'avoir méconnue, & après quelques réflexions sur ce qu'avoit proposé Leonide, il approuva son avis. Alexis le gouta encore davantage, lorsqu'elle en fut informée, parce qu'elle eût mieux aimé mourir, que de se retrouver entre les mains de Galatée, & qu'elle ne vouloit pas perdre la satisfaction qu'elle goûtoit auprès d'Astrée. En même temps la nouvelle bergere se dérobant, alla se renfermer dans sa chambre ; elle se coucha aussi tôt, & se coeffa comme si en effet elle eût été malade.

 D'un autre côté Adamas ayant donné le bon jour à Diane & à Phylis : «Je suis bien fâché, leur dit-il, de vous quitter plus tôt que je ne l'avois résolu. Mais, belles bergeres, Galatée me mande de me rendre incontinent auprès d'elle ; & voici Lerindas qui m'a juré qu'il ne m'abandonneroit point, que je ne fusse arrivé.» Astrée plus sensible à cette nouvelle que les autres : «Mon pere, dit-elle, votre départ ne peut-il absolument se differer ? Adamas, dit Lerindas qui prit la parole, ne peut partir si tôt, ni arriver si promptement que la nymphe le désire. Ce n'est pas à vous, répondit la bergere fâchée, que mon discours s'adresse.» Adamas comprit pourquoi elle parloit de la sorte : «Aussi, dit-il en souriant, je ne puis differer mon départ ; la nymphe a besoin de moi ; & Lerindas m'a appris que la nymphe a près d'elle un étranger à qui elle marque beaucoup de consideration ; peut être il s'agit de quelque affaire importante, & à quoi le moindre retardement nuiroit beaucoup.»

 La bergere se retira pénétrée de douleur vers Leonide qui lui faisoit signe de s'approcher ; & cependant ils regagnerent tous la maison pour se mettre aussi tôt à table : Adamas voulant partir d'abord après le dîner. Hylas fut le plus étonné de tous ; il chercha inutilement la nouvelle bergere ; & voyant qu'il ne la trouvoit point : «Belle nymphe, dit-il, en s'adressant à Leonide, dites moi je vous supplie, si vous sçavez ce qu'est devenue la bergere à qui Adamas & vous, vous parliez il n'y a qu'un moment. A qui répondit Leonide, l'avez-vous confiée ? A mes yeux, répondit Hylas. C'est donc à eux que vous devez vous adresser, repliqua Leonide ; pour nous qui n'avons point affaire de la bergere, nous n'y avons pas pris garde. Si elle ne revient plus, ajouta Hylas, j'aurai fait inutilement le fonds d'amour que je voulois employer pour elle. Vous êtes bien diligent, repartit Leonide. Je croyois qu'il vous falloit plus de temps pour déliberer sur des affaires aussi importantes. Cela est bon pour Silvandre, dit-il, en secouant la tête ; dans un besoin il feroit assembler tous les ordres des gaulois pour décider s'il doit aimer. Pour moi je résoudrois plus de semblables affaires en un jour, que lui en toute sa vie. Il cherche en lui même si une bergere a toutes les qualités qui lui conviennent ; il la trouvera peut être trop grande, ou trop petite, trop blanche, ou trop noire, elle aura le nés trop long, ou trop court, la bouche trop ou trop peu renversée ; peut être lui manquera-t'il la fossete aux joues ; & si quelqu'une de ces choses manque, il n'aimera point. Pour Hylas, dès qu'une fille s'offre à ses regards, & qu'elle lui paroît belle, sans rafiner tant sur la beauté, il s'y attache, & met aussi tôt en usage tout ce qu'il faut pour en faire sa conquête, ou du moins pour l'acheter. Voila, reprit Leonide, comment il faut en user ; & puisque vous êtes déja si bien muni pour l'étrangere, je vous conseille, pour ne pas perdre inutilement la peine que vous avez déja prise, de l'aller chercher. Cependant cette bergere & moi nous nous entretiendrons d'une affaire qui nous interesse.»

 A ces mots pour n'être point entendues, elles s'écartent de la troupe ; & Leonide parla ainsi à la bergere Astrée : «Vous avez entendu ce qu'a dit Adamas ; il ne peut se dispenser de partir, il désobligeroit Galatée. Mais il faut que je vous avoue que jamais départ ne me couta autant, aussi bien qu'à Alexis. Je n'aurois pas crû qu'élevée dans le grand monde, elle eût goûté de la sorte une vie solitaire & retirée. Et j'ai remarqué que depuis qu'elle est ici, elle se porte infiniment mieux, sans doute parce qu'elle vous aime. Hier encore elle me juroit qu'elle ne craignoit rien tant que d'être obligée à se séparer de vous. Madame, répondit Astrée, si en effet vous avez pris quelque plaisir dans nos hameaux, je puis dire avec verité que c'est le plus grand bonheur qui pût nous arriver. Nous vous sommes tous si dévoués & à la belle Alexis, qu'il n'y a rien que nous ne fissions pour vous retenir plus long temps. Mon attachement pour la belle Alexis est tel que je vous proteste, madame, (& j'en prens à témoins le ciel même, & les divinités qui président à ces bocages, que je tiendrai à jamais le serment que j'ai fait,) que rien au monde ne peut me séparer d'elle, & je vous supplierai de m'assister de votre faveur auprès d'elle, & auprès d'Adamas ; car j'ai résolu de la suivre chés les carnutes, lorsqu'elle y retournera.

 Ce n'est pas ce qu'il y aura de plus difficile, dit Leonide ; je vous donnerai un bon moyen pour obtenir leur consentement ; la difficulté c'est d'avoir l'agrément de vos proches. Oh, madame, s'écria la bergere, ne vous en inquietez point : je sçais ce que j'ai à faire, & vous n'ignorez pas que je n'ai plus que Phocion mon oncle. Peut-il trouver mauvais que je prenne un parti si raisonnable ? Non, madame, rien n'est plus juste que de pouvoir se donner soi-même à celui de qui nous avons tout reçu. Seulement, grande nymphe, je vous supplie de m'apprendre ce que je dois faire pour obtenir le consentement du sage Adamas, & de la belle Alexis.

 Adamas, répondit Leonide, aime tendrement Alexis, & de sorte, qu'elle peut tout auprès de ce pere. Je vous conseille donc de vous insinuer dans ses bonnes graces ; mais que dis-je, vous y êtes déja fort avant ; tâchez seulement de lui rendre votre compagnie si agréable, qu'elle ne consente qu'à regret à se séparer de vous. Vous en viendrez aisément à bout, car je sçai qu'elle vous aime du moins autant que vous l'aimez ; mais le meilleur moyen de ne vous éloigner d'elle que le moins que vous pourrez, si c'est votre dessein, suppliez Adamas de nous laisser ici elle & moi pour quelques jours encore ; sa feinte maladie vous en fournit un assés beau prétexte ; car voyant qu'elle ne vouloit pas si tôt quitter ce beau lieu, je lui ai conseillé de se retirer, & de feindre quelque indisposition. Il semble que la fortune veuille vous favoriser, puisqu'Alexis ayant pris ce matin vos habits, sans autre dessein que de s'amuser, elle a autorisé votre demande. Peu de personnes l'ont reconnue, la plûpart croit qu'elle est indisposée, & quoiqu'Adamas sçache le contraire, il feindra volontiers de le croire ainsi pour avoir un prétexte de ne la point mener à Galatée qui désire depuis long-temps de l'avoir auprès d'elle. Mais Adamas veut qu'elle garde l'état qu'elle a embrassé, puisque Thautates a prouvé par les sacrifices qui lui ont été offerts à ce sujet, que telle étoit sa volonté. Vous voyez, belle bergere, que je vous parle avec franchise ; ne me décelez point, je vous supplie, autrement je vous deviendrois inutile.»

 Il seroit difficile d'exprimer quelle fut la reconnoissance d'Astrée. Si Leonide avoit pû ignorer jusques là combien la bergere aimoit Alexis, elle n'eût pû douter en ce moment de l'excès de son amitié pour elle. En discourant ainsi, elles s'étoient un peu écartées de la compagnie, & lorsqu'elles vouloient prendre un sentier pour la rejoindre plus promptement, elles entendirent une voix que la bergere reconnut être celle de Calidon. La bergere voulut se détourner, pour ne le pas rencontrer : elle auroit crû, en l'écoutant, offenser la memoire de Celadon. Leonide s'en apperçut ; & ayant appris que c'étoit le berger que Phocion vouloit qu'elle épousât, «Ecoutons, dit-elle, ce qu'il chante, je m'assure que vous êtes la matiere de ses chansons. Nous pourons ensuite passer dans le bois sans être vues.» En même temps Calidon commença de chanter ainsi :


Renonce à l'inhumaine,
Calidon, romps tes fers,
Depuis que tu la fers,
Elle rit de ta peine.


Tu pensois en l'aimant
Qu'elle seroit sensible.
Mais elle est inflexible,
Et rit de ton tourment.


Calidon, romps ta chaîne
Et quitte l'inhumaine.

 «Je sçavois bien, dit incontinent Astrée, que vous perdriez votre temps à l'écouter. Il me semble, dit la nymphe, qu'il n'est pas peu irrité. Puisse-t'il l'être toujours, ajouta la bergere !» A ce mot, elles tournerent sur la gauche, & continuerent leur chemin.

 Cependant Pâris que les conseils de Leonide avoient frapé, songea à profiter de l'absence d'Adamas pour demander à Diane la permission de parler à ses parens. Le hazard fit que Diane se trouva seule en s'en retournant. Il l'aborda, & la prenant sous le bras, il lui dit : «Belle bergere, mon pere est obligé de partir, & je dois l'accompagner. Quelle satisfaction ordonnez vous que j'emporte avec moi ? Soyez bien persuadée que si j'ai le malheur de vous déplaire, il n'est pour moi de ressource que la mort. Votre vie m'est si chere, répondit Diane, comme si elle eût voulu se venger de Silvandre, que rien ne me paroîtra difficile pour la conserver. Dites-moi ce que vous désirez. Que vous me permettiez, repliqua Pâris, en lui baisant la main, de vous demander en mariage à vos parens, & que vous me disiez à qui je dois m'adresser. Bellinde, répondit Diane, est ma mere ; elle seule peut disposer de moi. Je vous accorde la permission que vous souhaitez.»

 Telle fut la réponse de Diane ; pour déplaire à Silvandre, elle consentit à se priver pour jamais de toute satisfaction, tant la passion nous aveugle. Si la bergere eût fait quelque réflexion, elle auroit pris un parti bien different ; car si Silvandre ne l'aimoit point, quel déplaisir lui causoit-elle en se donnant à un autre ? & s'il l'aimoit, pourquoi vouloit-elle lui causer ce mortel déplaisir ? Pâris éprouva bien alors qu'en amour il y a des heures favorables, & que celui là est heureux à qui la fortune les offre, où qui les trouve par sa prudence. Pâris ne pouvoit assés remercier la bergere, mais ses remerciemens ne furent pas même écoutés. Dès que Diane fut arrivée, elle se déroba, & se retirant seule en sa cabane, elle pleura durant toute la journée. Elle apprit à ses dépens que l'on aime quelquefois plus qu'on ne pense, & que rien ne nous en instruit comme les mépris où l'absence de l'objet que nous aimons.

 D'un autre côté Adamas ayant appris en chemin l'indisposition d'Alexis, il supplia Daphnide de lui permettre de l'aller voir. Daphnide & Alcidon voulurent l'accompagner ; & Astrée & Leonide en étant averties, elles eurent la précaution de tirer les rideaux. Adamas lui dit alors qu'il étoit obligé de partir, pour obéir à Galatée ; mais Alexis feignant de vouloir le suivre, malgré son indisposition, Astrée supplia le druide de ne le pas permettre ; que toutes les bergeres auroient un regret mortel si elles sçavoient qu'elle fût partie en cet état, & que la chaleur ne manqueroit pas d'augmenter son mal ; mais que Phocion & elle en particulier se trouveroient outragés, si elles la voyoient quitter leur maison, quand les circonstances où elle se trouvoit exigeroient qu'elle restât : qu'elle seroit sans doute moins bien que chés Adamas, mais que pourtant on en auroit tous les soins imaginables ; & que la nymphe Leonide en seroit témoin.

 Phocion joignit ses prieres à celles d'Astrée ; & le sage Adamas consentit enfin à laisser Alexis, feignant néanmoins d'en avoir bien du regret, à cause de son mal, & de la crainte qu'il avoit qu'elle ne les incommodât. Il lui recommanda & à Leonide de partir aussi tôt qu'Alexis seroit guerie. Puis s'approchant du lit, & prenant Leonide par la main, il leur dit tout bas, qu'il les envoyeroit chercher, ou qu'il viendroit lui même. En même temps on l'avertit que l'on avoit servi, & aussi tôt il se retira. Dès qu'on eut dîné, il remercia Phocion & Astrée, & s'en alla avec Daphnide & Alcidon, qui comblerent de louanges les bergers, & les bergeres.

 Pâris ne voyant point Diane, en demanda des nouvelles à Astrée & à Phylis, qui répondirent qu'elle avoit eu sans doute quelques affaires chés elle. Les étrangers ayant entendu cette réponse, prierent ces belles filles d'assurer Diane du regret qu'ils avoient de ne pouvoir prendre congé d'elle.

 Après qu'ils se furent séparés, Pâris profitant de l'occasion, dit au sage Adamas qu'il avoit à lui communiquer quelque chose qui le regardoit lui & Diane ; mais il ne sçavoit par où commencer ; & comme il gardoit le silence, «Hé bien, Pâris, dit le druide en souriant, n'avez vous rien de plus à me dire ?»

 Pâris rougit, trembla, ouvrit plusieurs fois inutilement la bouche : «J'entens, dit le druide pour le tirer d'embarras, que vous aimez Diane ; mais Diane vous aime-t'elle, où plus tôt n'aime-t'elle point Silvandre ?» Ces mots l'enhardirent à répondre, qu'il avoit peut être manqué en s'attachant à la bergere, sans la permission d'un pere si respectable ; mais qu'il avoit compté sur ses bontés ordinaires : que sa passion étoit parvenue à un point qu'il lui étoit impossible de vivre sans la bergere ; & que se souvenant qu'elle étoit d'une des meilleures maisons de la contrée, il avoit crû que cette alliance n'étoit point indigne de lui ; & qu'enfin l'amour l'avoit forcé de s'expliquer à Diane.

 «Que vous a-t'elle répondu, dit incontinent Adamas ? Que Bellinde sa mere pouvoit seule disposer d'elle, repartit Pâris.» Alors le druide lui parla en ces termes : «Il y a long-temps que j'ai remarqué votre goût pour la bergere. Je l'ai approuvé, & ce mariage me paroît convenable. Diane & Astrée sont des meilleures maisons des Gaules ; mais la vertu de la bergere, & sa beauté me semblent encore préferables. Je vous conseille donc de ne point perdre de temps : donnez vos ordres pour votre départ. Dès que je serai revenu de Bonlieu, où peut être Galatée me retiendra tout le jour, j'écrirai un mot à Bellinde, & vous porterez ma lettre vous même.»

 A ces mots Pâris lui baisa la main, & prenant congé de lui, de Daphnide, & d'Alcidon, il cotoya les prés, & s'en alla transporté de joye.

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LIVRE DOUZIÈME.



 La nymphe Galatée & Damon partirent de Bonlieu dès qu'ils eurent dîné ; Amasis impatiente leur avoit envoyé un autre chevalier pour les hâter. Adamas ne les trouvant point au temple de la bonne déesse, supplia Daphnide & Alcidon de continuer avec lui leur voyage, ajoutant qu'il envoyeroit Lerindas vers la nymphe qui leur feroit l'honneur de les attendre, & de les mener dans son char. Les étrangers se mirent incontinent en chemin, & Lerindas dépêché par le druide courut pour atteindre Galatée.

 Cependant la nymphe & Damon s'entretenoient de differentes choses dans la route ; le chevalier n'avoit point voulu monter dans le char ; il se tenoit à la portiere sur un très beau cheval qu'Amasis lui avoit envoyé Il s'étoit persuadé qu'étant seul auprès des nymphes, il devoit être en état de les défendre ; & par cette raison, il avoit pris son casque & son écu qu'il laissoit ordinairement à son écuyer.

 Lorsqu'ils eurent passé le pont de la Bouteresse, Halladin qui étoit loin derriere le char de Galatée, vit sortir du bois voisin de la maison d'Adamas trois chevaliers, qui tout à coup baissant leurs lances coururent à toute bride contre son maître. Le fidele écuyer cria de toutes ses forces, pour avertir Damon ; celui-ci tourne la tête, & voyant ces trois hommes si près de lui, il met l'épée à la main, & se couvre de son écu. Mais à peine ceux-ci étoient sortis du bois, que Galatée en apperçut trois autres qui venoient aussi attaquer Damon. Aussi tôt les nymphes firent de grands cris ; & le chevalier tournant la tête, fut au même temps atteint de deux lances qui faillirent à le renverser. Damon indigné donna un si grand coup sur l'épaule au troisiéme qui venoit un peu après les autres, qu'il l'abbatit. Cependant les trois autres chevaliers plus avises donnent dans le corps du cheval, & renversent Damon. Se voyant attaqué de cinq à la fois, il quitte la selle, & se tient derriere son cheval mort. Mais trois des aggresseurs mettent pié à terre, & tous cinq viennent à lui. Résolu de vendre cher sa vie, il s'avance contre ceux qui étoient à pié, & décharge un si grand coup sur la tête du premier qu'il rencontre, qu'il l'abbat à ses piés ; son heaume étant tombé, Galatée & les nymphes le reconnurent pour un des gens d'armes de Polemas ; ce qui lui fit juger que c'étoit lui qui avoit tramé cette trahison.

 Tandis qu'elles détestoient un crime si horrible, ceux qui étoient demeurés à cheval attaquoient Damon. Déja le chevalier avoit tué un de ces hommes ; mais le second l'avoit heurté si rudement qu'il l'avoit porté par terre ; celui-ci avoit reçu au défaut de la cuirasse un coup d'épée, dont il mourut à quelques pas de là. Des six il n'en restoit que trois qui pussent offenser Damon, & tous à pié, mais si opiniâtres, que deux se jetterent sur lui dès qu'il fut tombé. En cet état il fit d'inutiles efforts pour se relever ; c'étoit fait de lui, si le troisiéme qui avoit quitté son cheval n'avoit craint en le tuant de blesser ses compagnons qu'il tenoit embrassés.

 Cependant un berger, & une bergere arrivent en ce lieu. Le berger indigné de l'outrage qui étoit fait au chevalier : «Hé pourquoi ne défendez vous pas votre maître, dit-il à l'écuyer, qu'à son air affligé il reconnut pour écuyer de Damon ? Helas, répondit l'écuyer, je n'ai point reçu l'ordre de chevalerie, & je serois pour toujours incapable de cet honneur, si je me battois contre un chevalier. Que maudite soit, dit le berger, la consideration qui vous empêche de secourir au besoin votre maître.»

 A ces mots prenant l'écu & l'épée d'un chevalier mort, il s'avance contre celui qui cherchoit le défaut des armes de Damon, & après lui avoir crié de prendre garde à lui, il lui déchargea sur l'épaule deux coups si violens, qu'il l'obligea de se tourner vers lui. Le berger lui donna de la pointe sous le bras droit, & si avant qu'elle sortit de l'autre côté, & qu'il tomba mort auprès de ses compagnons. Le bruit & les cris qu'il fit en tombant étonna ceux qui tenoient pour Damon. Et l'un d'eux voyant que c'étoit une personne désarmée qui avoit secouru le chevalier, il dit à son compagnon de le bien garder, tandis qu'il alloit châtier le berger, qui étoit sans armes. Le berger se défendit avec beaucoup de courage, mais il ne put éviter deux ou trois grandes blessures.

 Damon qui n'avoit plus en tête qu'un chevalier, l'eut bien tôt mis sous lui, & lui enfonçant un petit poignard dans les ouvertures de la visiere qui étoit à demi rompue, il l'étendit mort, & vola au secours du berger. Il lui déchargea un si grand coup entre la tête & les épaules, qu'il la lui sépara du corps, & le berger tomba au même temps presque mort. La bergere accourut incontinent, & se jettant à terre, elle prit le berger dans son sein. Damon s'avançoit pour l'aider, lors qu'entendant un cri de la nymphe, il tourna la tête, & vit un de ces hommes qui s'étoit relevé, & qu'il avoit crû mort prêt à le percer. Le combat fut obstiné, Damon reçut quelques blessures, mais enfin il vint à bout de ce dernier, & lui donna un coup d'épée dans le gosier.

 Cependant Adamas arrive en ce même lieu. A ce spectacle, Alcidon & Hermante s'imaginant qu'il restoit encore quelque chose à faire, se saisissent promptement des armes des morts, & courent vers le char de la nymphe, pour la défendre. Pour Adamas, il s'approche de la bergere, & bande les playes du berger. Damon après s'être défait de tous les gendarmes étoit aussi accouru pour lui donner du secours. Ce berger sentant que sa fin approchoit, essaya inutilement de tourner la tête vers la bergere ; & sentant ses larmes qui lui couloient sur le visage : «Consolez-vous, lui dit-il, madame ; le ciel vous suscitera quelqu'un pour vous reconduire en votre patrie, & m'accordera de ne vous point laisser seule dans ce bois si dangereux.» La foiblesse l'empêcha d'en dire davantage. «Pourquoi, dit-elle, m'abandonnes-tu ainsi, après m'avoir tant de fois promis que tu ne me quitterois point que nous n'eussions trouvé le chevalier que nous cherchons ? Madame, répondit le berger, ne vous en prenez qu'au destin qui m'empêche de vous remettre ainsi que je le désirois, entre les mains du chevalier du tygre. Mais, madame, si durant tout ce voyage j'ai manqué à l'honneur, & au respect que je vous dois, ou au soin que je devois prendre de vous, puisse le grand Thautates ne me pardonner jamais mes autres fautes ! Helas, si avant que de mourir j'avois le bonheur de vous remettre en lieu assuré, je mourrois content !»

 Damon en jettant les yeux sur le berger, fut si ravi d'étonnement, qu'il demeura long temps immobile. Si la bergere n'avoit point eu la tête baissée, & qu'il eût pû la voir, son étonnement eût sans doute augmenté. Cependant Halladin s'étant approché pour bander à son maître quelques blessures d'où il voyoit couler le sang, & lui ayant ôté son écu, le berger y jetta par hazard les yeux : alors s'adressant à Galatée, «Madame, que vois-je, s'écria-t'il ?» Et tendant le bras avec effort, il lui montra l'écu avec le tygre se repaissant d'un cœur humain. «O heureux Tersandre, ajouta-t'il, le ciel t'a permis de conduire Madonte entre les mains du chevalier qu'elle aime, & ce même ciel termine tes jours pour t'épargner le cruel déplaisir d'en voir un autre plus heureux que toi.»

 Damon entendant les noms de Tersandre & de Madonte eut été bien préoccupé s'il ne les avoit reconnus. Il vit donc cette Madonte qu'il cherchoit, & ce Tersandre qu'il avoit juré de perdre, mais l'oracle qu'il avoit reçu à Montverdun éteignant en lui tout désir de vengeance, il courut à l'instant vers la bergere. «O Madonte, ô Madonte, s'écria-t'il ! Enfin le ciel a permis que je vous retrouvasse.» A ces mots, mettant un genou à terre, il voulut lui baiser la main, mais Madonte étonnée de voir le chevalier du tygre qu'elle cherchoit, puis de revoir naître dans la personne de ce chevalier, Damon qu'elle croyoit mort, lui tendit les bras, & en l'embrassant transportée de joye, elle se laissa aller comme morte sur son visage. «O Madonte, ô Damon, dit Tersandre, vivez ensemble, & passez de longues années comblés de bonheur & de prosperités !» A ces mots, il devint plus pâle, & rendit le dernier soupir.

 Adamas & les nymphes étoient saisies d'étonnement à la vue de ces trois personnes qui sembloient aussi peu vivantes les unes que les autres. Cependant Halladin qui aimoit tendrement son maître : «Madame, dit-il, en s'adressant à Galatée, commandez je vous supplie que Damon soit désarmé, de peur qu'il ne perde tout son sang. Comment, dit Alcidon, c'est ici le vaillant Damon d'Aquitaine ? C'est lui même, répondit l'écuyer. Mon pere, dit alors Alcidon, ce chevalier mérite toute notre assistance.» Et mettant un genou à terre avec Hermante ils le deshabillent sans qu'il paroisse le sentir. Pour Madonte, elle revint enfin, & pensant que Damon fût mort de ses blessures : «O dieu, s'écria-t'elle en se frappant la poitrine, devois-je te retrouver, pour te perdre si tôt !» Les sanglots étouffant sa voix, elle fut contrainte de se taire. Les nymphes en furent vivement touchées, & l'éloignant de ce sang & de ces morts, elles s'assirent autour d'elle, & lui donnerent toute la consolation qu'elles pouvoient.

 Damon étant désarmé, & ses playes bandées, on lui vit peu de temps après ouvrir les yeux, & tourner la tête pour retrouver Madonte. «Seigneur, lui dit Halladin qui connut ce qu'il cherchoit, Madonte n'est pas loin de vous : reprenez seulement courage, pour lui conserver un amant si prétieux. Halladin, aide-moi à me relever, afin que je la voye, dit le chevalier.» Madonte ayant entendu ces mots se leve à l'instant, vient l'embrasser. «J'ai donc le bonheur de revoir encore Damon, s'écria-t'elle. Mais s'il est vrai que tu sois Damon, que ne me tens-tu la main en signe de la fidelité que je veux croire que tu m'as conservée ? Oui, madame, répond Damon, en lui tendant la main, & baisant celle de Madonte, je suis ce même Damon qui vous aime plus que jamais, malgré la malice de Leriane. J'avoue, reprend Madonte, qu'elle vous a donné sujet de me hair, & de croire Tersandre heureux ; mais je jure par la memoire de mon pere, qu'en faisant quelque accueil à Tersandre je voulois uniquement rappeller Damon, & qu'en m'éloignant de ma patrie je n'ai cherché que Damon sous le nom & les armes du chevalier du tygre. O dieux, s'écrie Damon, après cette assurance que je reçois de votre bouche, y a-t'il un mortel qui soit plus heureux que moi !»

 Cependant Adamas representa à Galatée qu'il étoit à propos de faire porter Damon dans un lieu, où l'on pût mieux avoir soin de lui. Il offrit sa maison qui étoit si voisine, que pour y arriver, il ne falloit que monter le coteau. La nymphe déferant à cet avis, fit venir quelques hommes avec des brancars, qui emporterent Damon chés Adamas, & le corps de Tersandre à Marcilli, pour lui donner une sépulture honorable. En même temps elle dépêcha Lerindas vers Amasis, la suppliant d'agréer qu'elle mît Damon en lieu de sureté, après quoi elle iroit recevoir ses ordres.

 Madonte ne put refuser des larmes à Tersandre, qui l'avoit si long temps servie avec tant de respect & de fidelité. Damon pleura aussi ce genereux ennemi, & tendit la main à Madonte qui s'étoit approchée du brancart. Galatée eut beau la presser de monter dans son char, elle aima mieux suivre à pié, que d'abandonner un instant Damon.

 D'un autre côté, Adamas ayant presenté à la nymphe Alcidon & Daphnide, & la nymphe leur ayant fait toutes les politesses que lui permit le trouble où elle étoit, elle les fit monter dans son char, & leur suite dans ceux de ses nymphes. Cependant Lerindas se hâta d'arriver à Marcilli. Il rencontra des chasseurs en chemin, & quoiqu'il eût opinion que c'étoit Polemas, il continua sa route. C'étoit lui en effet, & ceux qu'il avoit mis sur le chemin pour observer ceux qui passeroient, vinrent l'avertir qu'ils avoient vû Lerindas, & qu'ils avoient apperçu un brancart, sur lequel il sembloit qu'il y avoit quelqu'un. Polemas qui ne chassoit en ce lieu que pour sçavoir plus tôt ce qui seroit arrivé à Damon, s'imagina que c'étoit lui que l'on portoit mort ou blessé. Bien tôt un des siens lui rapporta que c'étoit un homme qui avoit été tué dans le bois voisin en presence de Galatée, & que la nymphe le faisoit emporter à Marcilli. Il ne douta plus alors que ce ne fût Damon. Il goûtoit déja la joye que donne une vengeance satisfaite, mais cette joye finit lorsqu'il vit passer le brancart. Et demandant à ceux qui le conduisoient où ils avoient pris ce corps, & où ils le portoient, ils lui répondirent que Galatée avoit été attaquée par six chevaliers, & qu'un seul les avoit tués tous ; & que ce corps étoit celui d'un berger qui avoit été tué en le secourant. Qu'est devenu, dit Polemas, le chevalier qui les a tués ? «Il est fort blessé, répondirent-ils, & on l'a porté dans la maison d'Adamas.»

 Alors Polemas feignant d'ignorer cette affaire : «Voilà ce que c'est, reprit-il en s'en allant, de licentier des gendarmes sans raison. Ceux que nous avons cassés auront attendu Damon dans ce bois pour se venger.» Il parloit ainsi pour préparer son excuse, car il crut bien qu'on les auroit reconnus. Et pour écarter tout soupçon, il envoya incontinent vers Galatée pour la feliciter du bonheur de Damon, & vers Amasis, pour la supplier de ne point permettre à Galatée de marcher ainsi seule, & sans cortége. Il chargea ces deux hommes d'observer tout ce que diroient, & tout ce que feroient les deux nymphes.

 Polemas qui depuis le départ de Clidaman, étoit comme le lieutenant d'Amasis, songeoit à se rendre maître de cette province. Mais considerant combien il est difficile de renverser les loix d'un état, il résolut à quelque prix que ce fût d'épouser Galatée. Il essaya d'abord la voye de la douceur & de l'artifice. Il pratiqua encore une fois Climante pour tromper la nymphe. Il le fit venir près des mêmes jardins de Montbrison. Il y avoit déja quelques jours que Climante se laissoit voir, esperant que Galatée viendroit le retrouver. Polemas cependant tenoit dans les états des bourguignons & des visigots des gens qui lui étoient dévoués, & qui n'attendoient que ses ordres. Il avoit aussi acquis l'amitié des princes voisins par des presens faits à leurs ministres ; & dans le pays des segusiens il avoit tellement gagné tous les ordres par ses liberalités, que tous désiroient qu'il épousât Galatée, excepté ceux qui le soupçonnoient de forcer son naturel, & qui pensoient qu'il ne maintiendroit pas son autorité par les mêmes moyens qui la lui auroient acquise.

 Amasis qui avoit été long temps dans une parfaite securité, commença enfin de soupçonner Polemas à l'occasion d'une lettre qui lui apprit l'étroite liaison qui étoit entre Gondebaut & lui. Cela même, dès que Lerindas lui eût parlé de l'accident arrivé à Damon, lui fit croire qu'il étoit l'auteur de cette conspiration. Mais ne pouvant alors s'opposer à ses desseins, elle crut devoir dissimuler. Et lorsque le messager de Polemas vint à la cour, elle feignit d'être sensible au soin que prenoit son maître de la conservation de Galatée, & de sa grandeur ; en même temps elle partit de Marcilli pour se rendre chés Adamas, pressée infiniment par les nouvelles qu'elle avoit reçues de l'armée des francs.

 A peine Galatée étoit arrivée chés Adamas, que l'homme de Polemas y arriva. La nymphe ne pouvant dissimuler son déplaisir lui répondit : «Dites à votre maître que je suis très mécontente de ses gens, & que s'il n'y met ordre, j'aurai lieu de m'en plaindre.» Cependant les chirurgiens ayant visité Damon, trouverent qu'il n'avoit point de blessures mortelles, & remarquant le plaisir qu'il avoit de voir Madonte, ils la prierent de rester auprès de lui. Madonte lui raconta tous les artifices dont avoit usé Leriane en faveur de Thersandre, & la douleur qu'elle avoit ressentie lorsqu'Halladin avoit apporté la bague, & le mouchoir plein de sang ; puis en parlant de l'horreur qu'elle avoit eue de mourir d'une mort si honteuse, & du secours inesperé qu'elle avoit reçu du chevalier du tygre : il faut bien, disoit-elle, qu'il y ait quelque chose en nous qui nous avertisse des choses les plus secretes : à peine je vis entrer ce chevalier, que je me sentis pour lui une affection particuliere ; & quoique le combat fini il partit sans hausser sa visiere, je ne laissai pas de l'aimer, & de venir le chercher du côté qu'il m'avoit indiqué. «Mais comment pûtes-vous partir sans me dire qui vous étiez ? Pourquoi ne me fîtes-vous pas sçavoir que vous viviez encore ? O Damon que vous m'eussiez épargné de soupirs & de peines ! Non, Damon, je ne m'en prens point à vous, je ne m'en prens qu'à ma fortune qui vouloit me faire acheter le bonheur que je possede maintenant. Mais admirez la providence celeste ; Thersandre avoit causé notre rupture, c'est Thersandre qui nous réunit. Puissent les dieux récompenser son zele respectueux & fidele à mon égard !» Puis elle ajouta la mort de sa nourrice sur le mont d'or, la rencontre de Laonice, d'Hylas, & de Tyrcis, l'oracle enfin qui l'avoit fait venir dans cette contrée, où elle n'avoit point quitté Astrée, Diane, Phylis, & les autres bergeres du Lignon ; & dont elle ne s'étoit séparée que ce jour là même, dans le dessein de se retirer en Aquitaine, & de s'y renfermer parmi les vestales.

 Damon écouta Madonthe avec tant de plaisir, qu'il ne pouvoit assés remercier le ciel du bonheur où il se voyoit. Il lui dit ensuite : «Madame, je vous raconterai à loisir quelle a été ma fortune depuis notre séparation. Les myres me défendant de parler, je vous dirai seulement que nous devons esperer une meilleure fortune. L'oracle que j'ai consulté le dernier à Montverdun m'a prédit que je serois rappellé de la mort à la vie par celui des humains que je haissois le plus. Cette partie s'est heureusement verifiée dans la personne de Thersandre qui vous a conduite au lieu où je vous ai trouvée, & qui m'a donné doublement la vie, en me secourant, & en vous amenant si à propos où j'étois. Mais il me reste un doute par rapport à cet oracle : c'est que je ne suis point encore arrivé au lieu où parle un diamant ; si ce n'est qu'il ait entendu que vous êtes un diamant par votre constance & par votre fidelité.»

 Le druide avoit écouté leurs discours : «Si j'avois été connu de vous, dit-il en souriant, cette partie de l'oracle n'auroit eu pour vous aucune obscurité, parce que je m'appelle Adamas, & que ce mot dans la langue des romains signifie diamant. L'oracle vouloit donc vous faire entendre que l'accident dont il parloit, vous arriveroit aussi tôt que je serois près de vous. Et c'est précisement ce qui s'est fait ; car vous avez reconnu Madonthe à l'instant même où Daphnide, Alcidon, & moi nous vous avons trouvé. J'avoue, s'écria Damon, que l'oracle est maintenant bien éclairci ; mais mon pere, continua-t'il, vous me nommez deux personnes que je m'estimerois infiniment heureux d'avoir rencontrées, si elles sont les mêmes que j'ai vues ailleurs portant ces noms.»

 Alors Alcidon s'avançant & l'embrassant, «Oui, Damon, dit-il, ce sont les mêmes personnes que l'amour a fait venir comme vous dans cette contrée pleine de merveilles.» En même temps Daphnide vint le saluer, & lui dit : «J'attendois à vous rendre ce devoir, que Madonthe vous eût raconté sa fortune, ne voulant point interrompre un récit qui vous interesse tant.» Damon surpris de voir Alcidon & Daphnide sous ces habits, ne sçavoit d'abord s'il devoit en croire ses yeux ; mais enfin les reconnoissant : «J'avoue avec vous, Alcidon, dit-il, que voici en effet la contrée des merveilles.»

 Cependant on vint avertir Adamas que la nymphe Amasis entroit dans la premiere cour. Adamas courut à sa rencontre ; il la trouva à la porte, où s'étant peu arrêtée, elle vint aussi tôt dans la chambre où étoit Damon : «Je pense, lui dit-elle, que jamais je ne viendrai vous voir, que quand vous serez si malheureusement blessé par les miens mêmes. Madame, répondit Damon, les premieres blessures que vous m'avez vues m'ont procuré l'honneur de voir la nymphe & vous, & ces dernieres m'ont rendu la seule personne qui pouvoit faire mon bonheur, Madonthe, ajouta-t'il cette belle bergere que vous voyez.» A ce mot Amasis vint l'embrasser, aussi bien que Daphnide que Damon lui fit connoître. Puis s'approchant du lit où étoit Damon, elle lui demanda comment il se portoit, & ayant sçû qu'il étoit mieux, elle le laissa avec Madonthe, ne voulant point, disoit-elle, interrompre leur entretien. Et chargeant Sylvie, & les autres nymphes de demeurer auprès de Daphnide, elle prit Adamas d'une main, & Galatée de l'autre, & passa dans la galerie, dont elle fit bien fermer les portes.

 «Mon pere, dit-elle, j'ai à vous consulter sur des affaires bien importantes ; mais je veux que celui qui m'a apporté les nouvelles dont il s'agit vous les dise lui même, de peur que je n'oublie quelque circonstance.» Et faisant appeller par Galatée le chevalier que Lindamor avoit envoyé, elle le pria de commencer.



HISTOIRE DE CHILDERIC,
DE SILVIANE, ET D'ANDRIMARTE.


 Après la mort de Merovée que les francs nommerent les délices du peuple, Childeric son fils fut élevé sur le pavois du commun consentement de la nation, & porté dans toutes les rues de Soissons, où il fut proclamé roi. Tous les sujets de ce jeune prince esperoient en lui, parce qu'il étoit fils du grand Merovée, & qu'ils l'avoient vû lui même signaler son courage. Mais il commença bien tôt à mépriser les armes, & à se livrer à la mollesse. Les courtisans suivirent son exemple. Clidaman, Lindamor, & Guyemans, & sur tout ce dernier qui lui avoit une extrême obligation le voyoient avec douleur s'avilir de la sorte. Lindamor conseilla plusieurs fois à Clidaman de le quitter, puisqu'il n'y avoit plus moyen d'acquerir de la gloire auprès de lui. Guyemans l'en détourna toujours les larmes aux yeux, parce que si quelque chose pouvoit rappeller Childeric à son devoir, c'étoit la vertu de Clidaman. Clidaman qui aimoit la personne de Childeric se laissa aisément persuader, & n'écouta plus les sages conseils de Lindamor.

 Un jeune chevalier nommé Andrimarte, & qui avoit éte nourri auprès de Childeric, prit du goût de bonne heure pour la belle Silviane, une des filles de la reine Methine, épouse de Merovée. Silviane qui ne connoissoit pas encore le nom d'amour, recevoit sans dessein les petits services d'Andrimarte ; mais ils lui plurent dans la suite. Le jeune chevalier ne put voir familierement Silviane, sans concevoir pour elle une passion que ni le temps, ni les traverses n'ont pû diminuer.

 Un soir que la reine Methine se promenoit, selon sa coutume, sur les bords de la Seine, Andrimarte prenant Silviane sous les bras, l'entretenoit à l'ordinaire de son affection ; Silviane lui répondoit avec toute la naiveté de l'enfance. Ils s'assirent sous un saule, & Silviane en badinant grava son nom sur l'écorce de cet arbre. Andrimarte passant de l'autre côté, ajouta sur la même ligne ce mot, j'aime ; de sorte que Silviane liant ensemble les deux mots, y trouva, j'aime Silviane. Toute jeune qu'elle étoit, elle sçût bon gré au chevalier de ses sentimens pour elle ; car rien n'est plus naturel à tout âge que l'amour propre. «Si vous m'aimez, dit-elle, si vous avez quelque bonne opinion de moi, vous y êtes obligé par celle que j'ai de vous.»

 En même temps Childeric emmena Andrimarte pour sauter avec les autres qu'il surpassoit en adresse, & en agilité. Ce fut à regret qu'il quitta la belle Silviane, qui de son côté trouva à dire au jeune homme si aimable & que dans la suite ses perfections lui firent aimer sérieusement. Dès qu'il put se dérober, il revint auprès de Silviane, lui demandant pardon de l'avoir laissée seule, & s'excusant sur la volonté du prince. «Si vous valiez moins, répondit Silviane, vos amies pourroient avoir le bonheur de vous voir plus long temps. Plût à dieu, dit incontinent Andrimarte, regardassiez-vous comme un bien le foible plaisir de me voir ! Vous avez trop de mérite, repartit Silviane, pour que j'aye d'autres sentimens en vous voyant. .Ah ! si vous avez aussi bien jetté les yeux sur moi, comme mon cœur a senti leur pouvoir, & si je pouvois en obtenir quelque assurance... Ne doutez point, Andrimarte, que je ne vous aime, & si vous en désirez quelque assurance, je vous proteste que je n'ai point de frere que j'aime plus que vous.»

 Andrimarte comprit à cette réponse que Silviane ne connoissoit point encore l'amour, mais il espera de l'amener quelque jour aux sentimens qu'il vouloit qu'elle prît. Il lui baisa la main, & d'un air riant il lui dit :

 «Mon bonheur est sans égal, puisque vous m'avez donné l'assurance que je désirois :» Depuis ce jour Andrimarte sçut tellement plaire à Silviane qu'il lui apprit peu à peu que l'amour ne reste pas dans les bornes de l'amitié. Un jour qu'elle s'étoit rencontrée sur le bord de la Seine avec lui, elle prit occasion de lui dire : «Hé bien, mon frere, (car ils étoient convenus de se traiter de la sorte) vous souvenez-vous de l'entretien que nous avons eu dans ce même lieu, & si vous vous en souvenez, dites moi ce qui vous plut davantage ? Ce fut, répondit-il, ces mots que vous me dites, soyez persuadé, Andrimarte, que je vous aime. Or, ajouta-t'elle, voulez-vous que je vous parle sincerement ; c'est que quand je vous parlai ainsi, je ne sçavois pas bien ce que je disois. Vous me trompiez donc, interrompit Andrimarte ? Je me trompois moi-même, j'ignorois ce que c'étoit qu'aimer. Mais mon frere, ajouta-t'elle, voyant qu'il gardoit le silence, ne vous allarmez point de ce discours : maintenant que je sçais ce que c'est qu'amour, je vous proteste que je vous aime autant que votre amitié m'y oblige. Comment, s'écria Andrimarte, pourrai-je vous marquer ma reconnoissance du bien extrême que vous me faites ? mais daignez au nom des dieux, le rendre parfait. Dites quelque chose de plus. Eh bien, j'aime Andrimarte autant que je dois. Dites plus encore, car quel mortel mérite l'honneur que vous me faites ? J'aime, reprit-elle, Andrimarte, autant que j'en suis aimée. Je suis content, dit Andrimarte. Je dis plus encore, ajouta Silviane, j'aime Andrimarte plus qu'il ne m'aime, & je prens les nymphes de ce fleuve à témoin que je n'aimerai jamais que lui. J'exige seulement qu'il me jure qu'il se tiendra dans les bornes de l'honnêteté. Puisse, dit-il incontinent, la colere celeste m'accabler, si je passe jamais ces limites que vous me prescrivez !»

 Ils vêcurent dans une parfaite union, en attendant qu'ils eussent le consentement de leurs parens pour se marier ; & leur bonheur dura jusqu'à ce que Childeric eût jetté les yeux sur Silviane. Il la trouva si belle à un bal où elle parut déguisée, que depuis il en fut éperduement amoureux. Silviane s'en apperçut bien tôt, elle en avertit Andrimarte : «Ma sœur, lui dit-il, me sacrifierez vous à l'ambition ? Andrimarte, répondit-elle, la mort seule pourra changer mon cœur à votre égard, ou plus tôt je veux encore vous aimer dans la seconde vie dont parlent nos druides ; & cette bague que je vous donne, vous me la rendrez en cette autre vie, pour me sommer de ma parole.»

 Je ne puis, madame, vous exprimer les transports du jeune Andrimarte. Il se jette à genoux, il baise & la main de Silviane, & la bague qu'elle venoit de lui donner, avec mille sermens de la lui representer lorsqu'elle l'ordonneroit. En même temps il se piqua le doigt où il avoit mis la bague, ensanglanta son mouchoir, & le presentant à Silviane, «Madame, dit-il, je vous conjure de me rendre ce mouchoir au temps que vous m'avez condamné de vous rendre cette bague.» Cependant Childeric n'avoit de satisfaction que lorsqu'il étoit auprès de la belle Silviane ; & déja malgré ses précautions son amour avoit éclaté. Et n'osant le déclarer par ses paroles, il ordonna à un peintre de faire son portrait, sans qu'elle s'en apperçût, croyant bien qu'elle n'y consentiroit pas. Dès qu'il eut le portrait il le baisa mille fois, & trouvant Silviane dans l'antichambre de la reine, il la tira à part, & lui dit : «Belle Silviane, vous pensez être fille unique, cependant vous avez une sœur, & qui ne laisse pas de vous ressembler quoique moins belle.» Et sans attendre sa réponse, il lui montra le portrait, où Silviane se reconnut. Alors indignée qu'un autre qu'Andrimarte en fût possesseur, elle le prit, sous prétexte de le considerer mieux, & sans faire réflexion à ce qui en pourroit arriver, elle le jetta au feu. Il fut consumé en un instant. Mais à peine l'eut-elle jetté, qu'elle commença à se repentir, en voyant l'étonnement de Childeric. Et pour couvrir en quelque sorte sa faute : «Seigneur, dit-elle, il étoit si mal fait, que j'avois honte que l'on me vît si laide. Silviane, répondit le jeune prince, vous venez de me faire une cruelle offense, & je ne sçai avec quelle patience je la souffre. «Seigneur, répondit-elle en rougissant, j'en serois extrêmement fâchée.» Mais Childeric s'étant un peu calmé ; «si la haine ou le mépris, dit-il, n'ont pas conduit votre main, vous permettrez qu'un autre vous peigne à loisir ; sinon je croirai que vous avez voulu m'offenser, & que vous méprisez un prince qui ne l'avoit point encore été. La jeune Silviane fut contrainte d'accorder à Childeric ce qu'il demandoit ; mais, ajouta-t'elle, la reine le trouvera mauvais, si vous n'avez sa permission, ou du moins celle de la gouvernante. Il me suffit, dit Childeric, que vous y consentiez, & qu'en effet vous n'ayiez jetté au feu ce portrait, que parce qu'il étoit malpeint.» Il servit du moins au jeune prince à faire connoître à Silviane qu'il l'aimoit, & depuis Childeric ne laissa passer aucune occasion sans lui témoigner l'excès de son amour. Il en fut tellement transporté un jour qu'il l'entendoit chanter, qu'en presence d'une nombreuse assemblée, & des compagnes de Silviane, il lui déroba un baiser. Silviane qui ne se sentoit aucune inclination pour le prince en fut offensée, d'autant plus qu'Andrimarte étoit present. Elle s'en plaignit hautement, & ce fut en vain que Childeric essaya de l'adoucir, en disant que c'étoit un badinage.

 Silviane ne pouvoit prendre que sérieusement les soins de Childeric ; & Andrimarte ne pouvoit remarquer sans douleur qu'il avoit un rival dans son maître. C'est ce qui le détermina à demander Silviane à la reine, après être sorti d'entre les enfans d'honneur. Il communiqua son dessein à Silviane ; elle l'approuva. Andrimarte qui ne souhaitoit rien tant que de posseder seul & tout à fait sa chere Silviane, proposa à son pere le juste désir qu'il avoit de ne plus demeurer parmi les enfans, & de passer à l'armée auprès du roi Merovée, à l'imitation de ses ancêtres. Le pere d'Andrimarte fut ravi de remarquer en son fils de si genereuses inclinations ; il lui donna beaucoup de louanges, & lui promit de satisfaire bien tôt à son desir. Le jour même il en parla au roi, qui le trouvant bon le fit sçavoir à Childeric, afin qu'il donnât l'épée, suivant la coutume, au jeune Andrimarte, & qu'il lui mît l'éperon avec les ceremonies de l'accollade.

 Childeric qui étoit extrêmement passionné pour Silviane, fit avec joye à Andrimarte toutes ces faveurs ; il comptoit que dès qu'Andrimarte seroit armé chevalier, il seroit obligé d'aller à l'armée, & de lui laisser Silviane qu'il avoit reconnu lui vouloir du bien. Lorsqu'il fut question de lui ceindre l'épée, & qu'on lui permit de choisir la dame qu'il voudroit, il mit un genou en terre, & supplia la belle Silviane de lui faire cette faveur, afin, disoit-il, qu'il fût le chevalier du monde qui eût reçu cet honneur de la dame la plus accomplie qui fût jamais. Peu s'en fallut que Childeric ne montrât combien ce choix lui déplaisoit ; mais la presence du roi le retint dans le devoir. Son déplaisir s'accrut encore lorsqu'il vit la joye peinte sur le visage de Silviane, après lui avoir ceint l'épée, & les transports d'Andrimarte, lorsqu'il la remercia de cette faveur, & qu'il lui protesta qu'il employeroit à son service cette épée & sa vie. Et Silviane sçachant qu'il ne tarderoit pas à la demander en mariage à la reine, & à ses parens, lui répondit : «Puisse Hesus rendre cette épée aussi heureuse, que j'ai été ravie de vous la ceindre, & que je voudrois faire encore plus, pour vous témoigner l'estime que je fais de votre mérite. Madame, repartit Andrimarte, souffrez, pour combler la joye de cette journée, que je prenne le titre de votre chevalier.» Alors Silviane rougissant un peu : «Je ne puis, ni ne veux, dit-elle, y consentir que de l'agrément de la reine, qui peut disposer de moi comme il lui plaît.» Andrimarte lui sçut gré de la discretion avec laquelle elle avoit parlé, & mettant un genou en terre devant Methine : «Madame, lui dit-il, agréez que par vos ordres je reçoive aujourd'hui le plus grand honneur que je puisse esperer.»

 Childeric perdant patience, l'interrompit : «Il me semble, lui dit-il, que si vous aviez eu moins de présomption, vous auriez attendu à faire cette demande à la reine, & à Silviane, que vous vous en fussiez rendu digne par quelque action.» Andrimarte connut bien pourquoi Childeric lui parloit de la sorte : «Seigneur, répondit-il, j'avoue que je ne mérite pas cette faveur, mais je ne laisse pas de la demander, par le désir que j'ai de vous rendre quelque service important ; car je suis persuadé qu'ayant l'honneur d'être le chevalier de Silviane, ce nom glorieux me fera terminer heureusement les entreprises les plus difficiles. Mais il n'est pas raisonnable, repartit le prince, que vous preniez un nom qui ne peut être mérité que par le sang.» Childeric auroit continué, si Merovée n'eût pris la parole, pour cacher l'imprudence de son fils. «Andrimarte, dit-il, Childeric a seulement voulu vous inquieter, & lui & moi nous prions la reine d'agréer que Silviane vous reçoive pour son chevalier.» Ce jeune homme transporté de joye vint baiser la main du roi & celle de Childeric ; & la reine commanda à Silviane ce qu'Andrimarte souhaitoit avec tant de passion. Jamais Silviane n'obéit avec tant de joye ; Childeric en fut piqué, & résolut à quelque prix que ce fût de traverser leur amour. Il dissimula d'abord ; mais Andrimarte connut l'artifice, & se détermina à tout ce qui pourroit arriver. Et l'ordre de chevalerie ne lui permettant plus de rester oisif parmi les dames, il forma le dessein de partir pour l'armée, dès qu'il auroit pris congé de Silviane, & de ne revenir que quand il l'auroit mérité par quelque action d'éclat. Silviane jugeant cette séparation nécessaire, consentit, quoi qu'à regret à son départ.

 Je laisse les marques de tendresse qu'ils se donnerent en cette occasion, & les protestations qu'ils se firent mutuellement. Andrimarte donna tant de preuves de sa conduite, & de son courage, dans la conquête que Merovée fit de la seconde Belgique, qu'il le choisit pour mener le secours qu'il envoyoit contre les enfans de Clodion qui étoient venus fondre avec une armée puissante sur l'Austrasie. Andrimarte arrêta leurs progrès, & Merovée lui donna avec les louanges que méritoit sa vertu, des récompenses dignes d'un service si essentiel.

 Tout retentissoit des exploits du jeune Andrimarte ; on faisoit sans cesse des réjouissances publique à leur occasion. Qui pourroit exprimer la joye qu'en ressentoit Silviane ! Elle eût voulu s'en réjouir avec lui ; mais l'honneur qu'il s'acqueroit lui adoucissoit les ennuis de l'absence. Il n'y avoit personne qui n'aimât, & qui ne louât le sage & vaillant Andrimarte. Le seul Childeric étoit fâché de ses victoires, quoiqu'elles assurassent la couronne qu'il devoit porter après Merovée. Il en diminuoit la gloire autant qu'il pouvoit, connoissant bien que ces louanges ne servoient qu'à redoubler l'amour de Silviane. Enfin après six années entieres d'absence, Andrimarte ne pouvant plus vivre loin de sa maitresse, quoiqu'elle lui donnât souvent de ses nouvelles, obtint du roi la permission de venir à Paris sous prétexte de donner ordre à quelques affaires qui lui étoient survenues. Il se presenta donc à la reine ; il en reçut tout l'accueil qu'il pouvoit désirer, & ayant parlé à Silviane, il lui fit agréer qu'il proposât leur mariage à la reine. Aussi tôt il engagea quelques uns de ses plus proches parens, car il n'avoit plus de pere, à faire cette démarche auprès de Methine. Methine ravie de pouvoir faire quelque chose qu'il désirât, pour témoigner combien ce mariage leur étoit agréable ; «dites à Andrimarte, répondit-elle, que non seulement j'y consens, mais que je me charge encore d'obtenir le consentement de Semnon son grand pere, & celui du roi, & qu'en attendant il peut vivre avec Silviane comme son serviteur, & comme son époux futur.»

 Une réponse si favorable donna tant de joye au jeune Andrimarte, qu'il lui fut impossible de la tenir secrete. La nouvelle s'en répandit par toute la cour, & bien tôt dans toute l'armée, parce que Merovée en ayant été informé par la reine, la publia lui même, & qu'il dépêcha incontinent vers le duc Semnon son ancien ami, pour lui faire agréer ce mariage ; lui promettant de faire à Andrimarte de si grands avantages, qu'il n'auroit point regret de lui donner sa petite fille.

 Childeric qui étoit alors à l'armée ayant appris cette nouvelle par des lettres de la reine, puis de la bouche même de Merovée, ne put s'empêcher d'en parler à Merovée. Et cachant son dessein, «Seigneur, lui dit-il, Andrimarte pretend épouser Silviane, je sçai qu'il est juste de récompenser ses services, afin d'animer les autres à suivre son exemple ; mais oserois-je vous representer que ces services ne méritent pas que vous commettiez une si grande offense contre Semnon votre ami & votre allié, & contre vous même ; car il est certain que les récompenses que nous donnons ne doivent jamais être préjudiciable à nos amis. Semnon est duc de la Gaule armorique ; il vous a reçu en son amitié lorsque vous êtes arrivé dans ces contrées ; il vous a assisté de ses forces & de ses conseils. Devez vous disposer sans son aveu d'une fille qu'il vous a confiée, & qui doit être le soutien de sa vieillesse ? Voulez-vous que l'on dise que le roi Merovée récompense ceux qui le servent, aux dépens de ses alliés ? Pardonnez, seigneur, si je parle avec tant de liberté ; c'est le seul interêt de votre gloire qui me fait tenir ce langage. Il y a dans vos états assés d'autres partis pour Andrimarte, & que lui même jugera plus convenables. Quelle satisfaction peut-il esperer, en faisant une alliance qui vous fera perdre votre crédit, & qui lui suscitera des ennemis puissans & irréconciliables ? Ces réflexions, seigneur, ne viennent pas de moi, elles m'ont été suggerées par vos meilleurs serviteurs qui m'ont prié de vous les communiquer. Je sçai que quand Andrimarte sçaura combien ce mariage peut nuire au bien de votre service, il sera le premier à vous supplier de n'y plus penser. Et quand il vous plaira de me le commander, je m'offre à lui faire entendre ces raisons.»

 L'attention avec laquelle Childeric fut écouté, lui fit croire qu'il alloit à l'instant être chargé de parler à Andrimarte ; mais le sage roi qui avoit déja remarqué la passion de Childeric pour Silviane, prit un visage severe, & lui répondit en ces termes :

 «Je suis veritablement affligé de reconnoître en vous deux défauts qui causeront votre perte, si vous ne songez à vous en corriger. Le premier c'est ce goût pour la mollesse & pour l'amour ; si les Gaules que je possede ont été ravies aux romains par la valeur de Pharamond, & de Clodion, & si pour les conserver il m'a fallu courir tant de hazards, comment puis-je juger, qu'après moi vous ne les perdrez pas ? l'autre défaut qui me déplait infiniment, c'est que vous employez votre esprit à cacher vos vices sous le voile de la vertu. Pensez-vous Childeric, que je ne comprenne pas que dans ce que vous m'avez representé, vous n'avez en vue que de faire differer le mariage de Silviane que vous aimez ? Croyez-vous que j'ignore qu'elle jetta au feu un portrait que vous aviez d'elle à son insçu ? Soyez persuadé que toutes vos actions me sont connues. Il vous plait de faire l'homme d'état, & de me representer ce que je dois à l'amitié de Semnon. Mais qu'ai-je fait jusqu'ici que mes amis ayent blâmé ? Ou dites-moi de quoi mes propres ennemis me peuvent accuser, si ce n'est de leur avoir ôté par la force de nos armes ce qu'ils avoient usupé sur d'autres ? Et Childeric condamnera seul les actions de son pere ; parce que ce pere consent au mariage d'une fille qu'il voudroit deshonorer aux yeux de sa mere. Trouverez vous plus honorable pour ce genereux Semnon notre ancien ami, que sa fille soit remise entre vos mains, que mariée avec Andrimarte ? Peut être la voulez-vous épouser ? J'estime sa vertu & celle de son pere, mais si vous aviez de pareils sentimens, plus tôt que de les approuver, je rendrois le sceptre de Clodion à ses enfans. Que pensez-vous donc faire de Silviane ? Renoncez au fol amour que vous avez pour elle, & vous verrez que si je ne la mariois pas à Andrimarte, je me manquerois à moi-même. Si les princes sont obligés de récompenser les services qu'on leur rend, que ne dois-je pas faire pour Andrimarte ? D'ailleurs en lui accordant ce qu'il me demande, je sers mon allié. Quel prince dédaigneroit un tel gendre ? Souvenez-vous encore, Childeric, que je le dois à Semnon, pour l'amitié qu'il m'a toujours portée. Je sçai que vous le reconnoissez ainsi, & si vous m'avez tenu un langage different, ce n'est pas Childeric qui a parlé, mais cette folle passion qui le perdra, & qui lui ôtera enfin la couronne que je porte, s'il ne change bien tôt de conduite. Souvenez-vous, au reste, qu'un prince qui veut regner, doit être plus sage & plus vertueux que ses peuples : sans quoi il n'y parviendra jamais que par la tyrannie qui ne peut être ni sure ni agréable à qui l'exerce.»

 Merovée à ces mots, laisse Childeric sans vouloir l'entendre davantage, & dépêche incontinent à la reine, afin qu'elle envoye un ambassadeur à Semnon, pour avoir son agrément. Semnon à qui la renommée avoit porté tous les exploits d'Andrimarte, remercia la reine de la faveur qu'elle faisoit à Silviane, & lui remettant toute l'autorité qu'il avoit sur elle, il la supplioit d'en disposer comme lui même. Qu'il désiroit seulement de voir Andrimarte, afin de connoître celui à qui Silviane & ses états devoient appartenir, & pour l'obliger par l'accueil qu'il prétendoit lui faire, à aimer davantage sa fille, & à cherir les peuples qui devoient lui obéir.

 La reine ayant reçu cette réponse, en donna incontinent avis à Merovée, qui jugea à propos qu'Andrimarte partît au plus tôt pour se rendre auprès de Semnon. Il part bien tôt après, il arrive, & reçoit du duc tout l'accueil imaginable. Il est proclamé seigneur de la Gaule armorique après lui, & reconnu pour tel par tous les ordres de cet état.

 Quelque temps auparavant, Clidaman étoit arrivé à l'armée ; il avoit vû Andrimarte, il avoit été témoin, ou plus tôt compagnon de ses exploits. Il felicita le chevalier sur cette alliance, aussi bien que tous les seigneurs francs. Le seul Childeric en fut mécontent, quoiqu'il dissimulât le mieux qu'il pouvoit. Et lorsqu'on ouvrit en sa presence le choix de Semnon, il le blâmoit d'injustice, & d'imprudence. Et même un jour qu'il put parler à Silviane : «Est-il possible, lui dit-il, que vous ayez résolu de vous donner à Andrimarte ? Hé, seigneur, lui répondit-elle, ne vaut-il pas beaucoup plus que moi ? Vous vous connoissez bien peu, repartit Childeric ! Si je vaux quelque chose, ajouta-t'elle en souriant, je l'enrichirai bien tôt, car je me donnerai entierement à lui : il me suffit qu'il m'aime ; & je compte bien de l'y engager par tout l'amour que j'aurai pour lui. Ces sentimens, ajouta Childeric, seroient convenables à l'égard d'un homme en qui l'ambition n'étoufferoit pas le jugement.»

 Silviane offensée de ce discours : «Seigneur, lui répondit-elle, si vous tenez ce langage pour me fâcher, ce n'est pas avec fondement, puisque je n'ai jamais eu d'autre volonté que de vous honorer. Si c'est pour offenser Andrimarte, j'ignore comment vous en avez le courage, puisqu'outre les grands services qu'il vous a déja rendus, il ne parle que de l'ambition qu'il a d'employer le reste de sa vie à étendre vos états. Ma belle fille, répondit le jeune prince, je n'ai d'autre vue que de vous conserver ; & je vous perds si vous ne quittez Andrimarte. Ah ! si vous sçaviez quel bonheur je vous destine... Seigneur, interrompit Silviane, nul avantage quelque brillant qu'il soit, ne me fera manquer à l'affection que j'ai promise à Andrimarte. J'ai l'agrément du roi & de la reine, & le consentement de Semnon. Allez, Silviane, ajouta le prince, souvenez-vous, puisque vous estimez si peu mon amour, que je suis Childeric, & que je vous ferai connoître un jour, combien vous êtes maintenant insensée de le mépriser :» A ces mots il s'éloigna sans attendre sa réponse, & laissa Silviane plus inquiéte pour son amant, que pour elle même.

 Cependant Semnon, après avoir gardé quelque temps Andrimarte, lui permit de s'en retourner, à condition qu'il lui ameneroit Silviane dès que leur mariage seroit accompli, & qu'il demeureroit dans ses états pour les gouverner. Merovée le traita dès lors comme duc de la Gaule armorique : il étoit ravi qu'une personne qui lui étoit aussi attachée commandât à un peuple si voisin, & si puissant. Il commanda à Childeric de le traiter non comme son vassal, mais comme un voisin qui pourroît lui être d'une grande utilité. Pour Silviane, elle ne put retenir ses transports, quand elle revit son cher Andrimarte ; & quoiqu'elle ne voulût lui rien cacher, elle ne crut pas devoir lui faire part de son entretien avec Childeric ; seulement pour éviter sa tyrannie, elle résolut de se retirer au plus tôt dans les états de Semnon.

 Huit jours après, les ceremonies du mariage se firent avec l'applaudissement de tous les ordres, & avec tant de satisfaction pour Andrimarte & Silviane, que jamais on ne vit deux amans si transportés de joye. Mais comme si le ciel avoit seulement attendu que ce mariage fût accompli, pour répandre le trouble & la tristesse dans tous les esprits, Merovée tomba malade peu de jours après, & mourut plein d'honneur, & de gloire, emportant avec lui les regrets de toute la nation.

 Childeric fut incontinent élevé sur le pavois. Silviane se rappellant alors les discours qu'il lui avoit tenus, pressa son cher époux de se retirer promptement dans la Gaule armorique, pour éviter le ressentiment de Childeric, & satisfaire à ce qu'il avoit promis à Semnon. Mais Andrimarte ignorant les derniers propos que Childeric avoit tenus à Silviane, & se croyant obligé de servir le jeune roi à son avenement à la couronne, ne voulut point suivre le conseil de Silviane ; & sans le rejetter entierement, il differoit sous prétexte que les choses nécessaires pour leur voyage se préparoient. Cependant il demeuroit auprès de la personne du roi, & lui rendoit plus de soins qu'aucun autre courtisan. Mais Childeric qui conservoit dans son cœur le ressentiment de l'outrage qu'il prétendoit en avoir reçu, n'attendoit pour executer le dessein qu'il avoit formé, que la fin des ceremonies & des réjouissances de son couronnement. Alors Silviane, & le genereux Andrimarte apprirent que Semnon étoit mort, & que tous leurs vassaux & sujets les supplioient de se rendre dans leurs états. Silviane & son époux le pleurerent également ; mais lorsque leurs larmes commençoient à se secher, le ciel leur en suscita un nouveau sujet, & plus amer que le premier.

 Déja Childeric croyoit la couronne bien affermie sur sa tête, & déja il commençoit à vivre d'une maniere si licentieuse, que l'on avoit perdu l'esperance que la vertu du pere avoit fait concevoir du fils. Le peuple se plaignoit, les grands murmuroient, & les plus zelés soupiroient. Enfin après avoir quelque temps supporté ce joug tyranique, les grands s'assemblerent à Provins, puis à Beauvais, où ils déclarerent Childeric indigne de porter la couronne, & élurent Gillon, quoique romain, qui depuis long temps s'étoit attaché à Merovée, & lui avoit donné la ville de Soissons dont il étoit gouverneur.

 Dans le temps que Gillon se préparoit secretement pour armer, Childeric résolut d'enlever Silviane, non pour l'épouser, puisqu'elle étoit mariée, mais pour lui faire violence, comme il en avoit déja usé à l'égard de quelques autres, depuis la mort de Merovée. Ses flateurs lui avoient persuadé que tout étoit permis aux rois, que les rois ne sont point obligés à se conformer aux loix qu'ils ne font que pour leurs sujets ; & qu'étant maîtres de la vie de leurs vassaux, ils pouvoient également disposer de tout ce qui leur appartient.

 La reine Methine s'étoit retirée dans la ville des Rhemois, pour s'épargner la vue de toutes les horreurs de Childeric, & pour recevoir les consolations d'un grand personnage nommé Remi. Or Childeric prenant occasion de l'éloignement de sa mere, invente mille raisons, afin d'engager Andrimarte à se rendre auprès d'elle, pour lui communiquer, disoit-il, des choses de la derniere importance : il ajoute, qu'il est bien fâché de le tirer d'auprès de Silviane, mais que son voyage sera de peu de jours. Andrimarte répondit qu'il aimoit Silviane comme sa femme, mais qu'il honoroit Childeric comme son seigneur, & qu'il étoit prêt à le servir en cette occasion, comme en toute autre. Aussi tôt Childeric lui fait donner ses dépêches. Andrimarte n'eut que la nuit suivante, pour se préparer à ce voyage. Il fit part à Silviane de la commission que le prince lui avoit donnée ; & lui recommanda de pourvoir tellement à ce qui leur étoit nécessaire, qu'ils fussent en état de partir quelques jours après son retour.

 La sage Silviane après avoir entendu Andrimarte, comme elle avoit l'esprit pénétrant, lui répondit avec un profond soupir : «Ce voyage ne m'annonce rien que de sinistre ; dieu veuille que je me trompe. Vous devez vous souvenir que Childeric m'a aimée : il m'a tenu des discours que je n'ai point voulu vous rendre, & dispensez moi de vous les redire ; il suffit que vous sçachiez qu'il a bien oublié vos services, & que s'il avoit eu l'autorité qu'il a maintenant, notre mariage ne se seroit point accompli. Vous avez vû depuis, à quelles violences il s'est porté, & vous pouvez facilement prévoir ce que nous en devons attendre. Pour moi je pense que la commission qu'il vous a donnée cache quelque noirceur ; les femmes sont soupçonneuses, il est vrai, mais qui me peut faire tenir ce langage, si ce n'est mon extrême amour pour vous ? Faites y vos réflexions, & prenez de telles mesures, que ni vous ni moi, ne nous repentions point de votre voyage.»

 A ces mots, Silviane embrasse Andrimarte, & l'arrose de ses larmes : Andrimarte en fut ému, & après s'être tû quelque temps, il répondit : «Vos pleurs me touchent, vos réflexions me paroissent justes, & si j'avois pû les faire, j'aurois éludé la commission ; mais comment reculer maintenant, sans rompre avec lui ? Voici donc ce que nous pouvons faire. J'irai & je reviendrai avec la plus grande diligence qu'il me sera possible ; cependant vous vous retirerez secretement chés Andrenic notre ancien & fidele serviteur. Si Childeric a quelque dessein, il viendra, ou il envoyera ici, & par là vous connoîtrez sa mauvaise volonté ; sinon, je serai ravi que nous n'ayions point fait d'éclat. Que si je pensois qu'il eût résolu de vous outrager, dès demain, je lui ôterois la vie au milieu de ses gardes.»

 Le lendemain Andrimarte fit part à Andrenic de ce qu'il avoit résolu avec Silviane, & lui commanda de tenir l'affaire secrete. Andrenic étoit un vieux serviteur qui avoit eu soin de sa jeunesse, & dont la fidelité lui étoit connue. Sa maison étoit près de celle d'Andrimarte. Dès qu'Andrimarte fut parti, Silviane, sans en rien dire à ses filles, se retira dans la maison d'Andrenic, feignant de vouloir demeurer seule dans son cabinet ; & commandant que si on venoit la visiter, on dît qu'elle étoit indisposée. Elle se renferma seule avec la femme d'Andrenic, où elle demeura en des allarmes continuelles ; car elle avoit toujours un secret pressentiment qu'elle ne reverroit point son cher époux, qu'il ne lui fût arrivé quelque malheur. Uniquement occupée de ses frayeurs, elle demanda à la femme d'Andrenic quel parti elles prendroient, si Childeric ne la trouvoit point chés elle, & que sa mauvaise fortune le fît venir où elle étoit. Elles chercherent d'abord un lieu où se cacher ; car elles sentoient bien qu'il étoit impossible de résister au roi ; mais la maison étant trop petite pour leur dessein, Silviane se prépara à recourir au dernier remede, qui étoit de se donner la mort. La femme d'Andrenic qui aimoit tendrement Andrimarte, & qui sçavoit bien qu'il ne pourroit survivre à la perte de son épouse : «Non, non, madame, dit-elle, écartez un dessein si horrible ; si vous daignez me croire, vous prendrez un parti plus raisonnable, & qui vous mettra surement à couvert de toute violence. Je suis d'avis que vous vous habilliez en jeune chevalier. J'ai ici les habits d'un de mes fils ; il y a long temps qu'il ne les a portés, & par consequent ils ne seront point reconnus

 O ma mere, s'écria Silviane, que celle qui vous a donné le jour soit à jamais heureuse ! Votre prudence me conserve aujourd'hui à mon cher Andrimarte. Ne perdons pas de temps, j'ai je ne sçai quel pressentiment que nous n'en avons pas de reste.» Incontinent la femme d'Andrenic va chercher les habits, & la belle Silviane se les accommode ; après quoi elle ceint l'épée, en disant : «Je ne crains plus la violence de Childeric, parce que je sçaurai me servir de cette épée contre lui, & si je suis trop foible, contre moi même. Mais, ajouta-t'elle, il me faudroit encore des bottes, & des éperons, si le tyran vient ici, il n'y a pas d'apparence que je m'y arrête. Je vous le conseille, dit la femme d'Andrenic, puisque vous en avez le courage ; je vous accompagnerai ; il y a ici deux chevaux que nous pouvons monter sans crainte, je vais ordonner qu'on les tienne tout prêts.»

 Elle part à l'instant ; & Silviane demeurée seule ne pouvoit assés remercier le ciel de l'expedient qu'il lui avoit suggeré. Mais en ce moment il lui vint une pensée qui la jetta dans un extrême abbattement. «Le tyran, disoit-elle, n'envoyera-t'il point sur les chemins pour se défaire d'Andrimarte ?» Et la femme d'Andrenic arrivant au même temps ; «Ah ! ma mere, lui dit-elle, c'est fait de moi, si vous ne me secourez ; je crains pour la vie de mon époux. Madame, lui répondit-elle, laissez-moi m'habiller promptement, afin que je puisse vous suivre : il me semble que j'ai entendu quelque bruit dans la rue.» A peine elles étoient habillées que l'homme affidé qu'Andrimarte avoit laissé, vint leur dire tout effrayé que le roi étoit entré dans la maison d'Andrimarte, & qu'il cherchoit Silviane, menaçant Andrenic & toute la maison de leur faire un mauvais parti, s'il ne lui découvroient où elle étoit.

 Alors Silviane se décoeffant : «Mon ami, lui dit-elle, coupe ces cheveux, & dépêche toi.» Et cet homme faisant quelque difficulté ; «dépêche-toi, ajouta-t'elle, si cet artifice ne me sauve de la violence du tyran, ma mort me signalera bien davantage.» Tandis qu'il coupoit les cheveux de Silviane, Silviane les coupoit à la femme d'Andrenic ; aussi tôt ils descendent tous trois à l'écurie, & montent à cheval si à temps qu'à peine elles étoient sorties de la maison, que Childeric & ses gardes entrerent par une autre porte, faisant un bruit effroyable. Mais le jeune homme qui s'étoit plusieurs fois trouvé dans les dangers de la guerre avez son maître, leur dit sans s'effrayer : «Suivez-moi ; ne craignez rien ; je tuerai plus tôt le tyran, que de souffrir qu'il fasse le moindre outrage à la femme de mon maître.» Et les hâtant un peu, parce que les clameurs du peuple augmentoient, il prit le chemin du mont de Mars, & les cacha dans une carriere, avec intention d'aller la nuit reposer dans quelque village voisin.

 Mais la femme d'Andrenic & Silviane lui commanderent de retourner à la ville, pour sçavoir ce qui se seroit passé. Il entra dans la ville au même temps que l'on vouloit en fermer les portes, laissant ces deux dames si étonnées de se voir seules en un lieu écarté, qu'elles trembloient de frayeur. Cependant l'extrême affection de Silviane pour Andrimarte lui faisoit rappeller le peril qu'elle avoit craint pour lui à son retour, & si elle avoit sçu le chemin, elle seroit partie sur le champ. La femme d'Andrenic jugea bien qu'il étoit nécessaire de lui donner avis de ce qui se passoit, mais il falloit attendre le retour du jeune homme qu'elles avoient envoyé. Bien tôt elles l'apperçurent de loin qui venoit à toute bride. Dès qu'il fut arrivé, & qu'il put parler : «Madame, lui dit-il, les dieux vous ont secouru à propos ; l'ingrat Childeric, ce tyran a exercé des violences horribles dans votre maison, & dans celle d'Andrenic. Comment se porte Andrenic, interrompit sa femme ! Il est en bonne santé, & la résolution que vous avez prise l'a comblé de joye. Mais nous sommes trop près de la ville ; écartons-nous, & je vous raconterai en chemin tout ce que j'ai appris. Mon ami, dit Silviane, conduis-nous du côté d'Andrimarte.»

 Alors ce jeune homme prenant la route que son maître l'avoit assuré qu'il tiendroit à son retour, il vint droit à Gandela ; & parce qu'il étoit tard, & qu'il craignoit que Silviane ne fût fatiguée, il résolut de s'arrêter à Claye. Cependant il leur raconta ce qu'il avoit appris : «C'est un miracle, dit-il, que vous ayiez échappé au tyran ; on alloit fermer les portes de la ville, quand je suis arrivé ; j'ai gagné enfin votre maison au travers d'une foule d'hommes armés. On entendoit de grands cris dans nos deux maisons ; & plusieurs disoient que Childeric cherchoit Silviane pour la deshonorer ; que c'étoit pour en venir à bout qu'il avoit envoyé Andrimarte vers la bonne reine Methine, & qu'il falloit s'opposer à de semblables violences. Hé quoi, leur disois-je, souffrirez-vous qu'Andrimarte soit si indignement traité, & que la fille du bon duc Semnon demeure au milieu de vous sans secours ? En même temps ils en sont venus aux mains, ils ont tué ou mis en fuite les gardes & les soldats du tyran ; le tyran lui même a eu de la peine à se sauver dans son palais, où il est actuellement investi. J'ai couru incontinent à la maison d'Andrenic, dès qu'il m'a vû, il m'a demandé où vous étiez, & je lui ai répondu que vous étiez en lieu de sureté. Puis le tirant à part, je lui ai raconté tout ce que vous avez fait, & je lui ai dit où vous étiez. A mon retour, j'ai trouvé les chaînes tendues, & voyant le peuple si animé contre le tyran, & si prevenu pour Andrimarte, je leur ai dit que j'appartenois à ce dernier, & que vous m'envoyiez vers lui, pour l'avertir de la violence que Childeric avoit voulu exercer à votre égard. Aussi tôt on s'est empresse à me livrer passage, & lorsque j'ai été à la porte, le commandant m'a chargé de dire à mon maître qu'il se hâtât de venir, & que tout le peuple ne respire que la vengeance.

 Mais, madame, nous étions bien embarrassés, parce que Childeric sçachant qu'Andrimarte étoit parti, il prit avec lui quelques jeunes gens qui le portoient à la violence, & se saisit d'Andrenic. Sans doute il l'eût fait mourir sans Clidaman & Lindamor ; mais étant avertis que le peuple s'assembloit en armes, ils accoururent par malheur où le tumulte étoit le plus grand avec ce qu'ils avoient pû trouver à la hâte des leurs ; & Clidaman voyant Childeric en ce danger, mit l'épée à la main. Nous fîmes de si grands efforts, qu'enfin nous dégageâmes le roi. Clidaman & Lindamor furent blessés ; ils ne laisserent pas d'accompagner le roi dans son palais. Tous nos segusiens s'y assemblerent ; Guyemans s'y trouva aussi ; quoiqu'il fût reconnu du peuple pour serviteur de Childeric, on sçavoit qu'il n'étoit point du nombre de ceux qui le portoient à la violence. Quand Lindamor l'apperçut :» «Hé bien, Guyemans, lui dit-il, vous avez enfin voulu que Clidaman portât la peine d'une faute qu'il n'a pas commise ? vous pouvez croire, dit-il tout troublé, que je n'ai pû prévoir un si grand malheur ;» & se mettant à genoux auprès de son lit, & lui prenant une main : «Seigneur, ajouta-t'il, montrez ici votre courage. Cher ami, lui répondit-il, le courage ne manqua jamais à Clidaman, mais je ne puis résister à la force de la mort.» Puis appellant Lindamor qui étoit aussi blessé, mais moins dangereusement, & qui fondoit en pleurs aussi bien que Guyemans : «Vous êtes, leur dit-il, les deux personnes en qui j'ai plus de confiance. Je vous conjure, vous Guyemans, d'assurer Childeric que je meurs son serviteur, & que j'emporte un extrême regret, de n'avoir pû lui rendre de plus importans services ; que si pourtant ceux que je lui ai rendus & à son pere ont quelque pouvoir sur lui, dites-lui de ma part que s'il ne change de conduite, les dieux le châtieront. Et vous, Lindamor, si vos blessures vous le permettent, remenez, dès que j'aurai fermé les yeux, tous ces chevaliers segusiens en leur pays ; & les rendez de ma part à la nymphe ma mere. Je vous conjure de lui continuer vos services : dites-lui de ne point s'affliger de ma perte ; si quelque chose peut la consoler, c'est que je ne croi pas que l'on puisse me rien reprocher dans le peu de temps que j'ai vêcu. Dites aussi à ma chere sœur, que si j'ai quelque regret de mourir si tôt, c'est uniquement parce que je ne la verrai plus.»

 Ensuite nous faisant tous appeller, il nous tendit la main à tous, quoiqu'avec peine, & nous commanda d'obéir à Lindamor comme à sa propre personne, & sur tout de vous servir, madame, & la nymphe Galatée avec toute la fidelité dont nous sommes capables. Il sembloit qu'il voulût encore parler ; mais il lui prit une foiblesse qui lui ravit la vie. Il demeura pâle & froid entre les bras de Lindamor, qui tomba évanoui de l'autre côté. Je ne puis vous redire quels furent nos regrets & ceux de tout le peuple. Ils eussent duré bien davantage, sans le peril où nous nous trouvâmes. Les seigneurs qui s'étoient assemblés à Beauvais ignorant ce qui s'étoit passé étoient venus en foule, pour sonder les esprits, & trouvant le peuple armé pour le même dessein qui les amenoit, ils viennent investir le palais.

 Childeric qui comptoit beaucoup sur la valeur de Lindamor, & sur les conseils de Guyemans, les envoya chercher. Ils vinrent tous deux ; Lindamor tout blessé qu'il étoit vouloit qu'on donnât sur les rebelles, & conseilloit à Childeric de mourir en roi. Guyemans au contraire lui representa qu'il falloit temporiser ; «car, disoit-il, quelle force avons nous pour les faire rentrer dans le devoir, ou même pour nous garentir de leurs outrages ? Je vous conseille donc, seigneur, ajouta-t'il, de ceder à la nécessité, & de vous retirer en Thuringe auprès de Basin. Il est votre parent, & votre ami ; il vous rendra tous les devoirs d'hospitalité qui sont dus à un si grand prince affligé. Et cependant, j'en atteste les dieux Penates, je travaillerai à vous ramener l'esprit du peuple, & j'y réussirai, si vous daignez suivre mes conseils.»

 A peine il avoit fini, lorsqu'on entendit un trompette, qui après avoir sonné trois fois, dit à haute voix ces paroles : (LES DRUIDES, PRINCES, ET CHEVALIERS DES FRANCS, ET DES GAULOIS, ASSEMBLÉS ET UNIS, DECLARENT GILLON, ROI DES FRANCS, ET CHILDERIC TYRAN, ET INCAPABLE DE PORTER LA COURONNE DE SES AYEUX.) Au même temps Guyemans qui étoit accouru, & Childeric même, virent porter Gillon sur le pavois avec de si grandes acclamations, que Childeric connut bien que Guyemans avoit raison. Et craignant d'être trahi par les siens, il se retira avec lui, & le quitta bien tôt, emportant la moitié d'une piece d'or pour signal qu'il pourroit revenir, lorsque Guyemans lui envoyeroit l'autre moitié.

 Il changea d'habits en même temps, & pria Lindamor de l'accompagner avec ses chevaliers Segusiens, jusqu'à ce qu'il fût hors des mains de ce peuple mutiné. Lindamor y consentit, & Guyemans se chargea de faire au prince Clidaman des funerailles dignes de sa naissance. La nuit étant venue, le roi sortit bien accompagné de nos chevaliers, & fut conduit jusqu'aux frontieres de la Thuringe. Lindamor fut obligé de s'arrêter à son retour en la ville des Rhemois, où la reine Methine prit de lui un soin tout particulier.

 Là nous apprîmes que le genereux Andrimarte ayant rencontré la belle Silviane, prit incontinent la résolution de se venger. Mais averti le même jour de la punition que Childeric en avoit reçue, il ne pensa plus qu'à se retirer en ses états. D'un autre côté Lindamor ne croyant pas à propos que vous fussiez plus long temps sans être informée de ces nouvelles, m'a commandé de vous les apporter, toutes fâcheuses qu'elles sont ; & craignant que cela n'importât à votre service, je n'ai pas voulu manquer aux ordres que j'ai reçus.

 Galatée entendant que son frere étoit mort, ne put retenir ses larmes ; cependant Amasis demanda au chevalier si Lindamor ne reviendroit pas bien tôt. Il lui répondit que Lindamor attendroit sa parfaite guerison. En même temps Amasis fit retirer le chevalier, lui ordonnant de ne rien dire des nouvelles qu'il avoit apportées, & prit Adamas à part : «Mon pere, lui dit-elle, vous avez entendu ce que je sçavois déja. J'ai vivement ressenti la perte de mon fils ; mais la necessité de mes affaires m'a contraint de dissimuler ma douleur ; il faut ma fille, que vous en fassiez autant, si Polemas est instruit de notre perte avant que nous ayions mis ordre à nos affaires, nous avons tout à craindre de sa perfidie. Son dessein, je n'en puis douter, après les lettres que j'ai vues du roi Gondebaut, est de s'emparer de mes états, & pour affermir sa nouvelle domination, d'épouser de gré ou de force la nymphe Galatée,

 J'en suis convaincu, répondit le druide, (& c'est pour ce sujet qu'il fit venir il y a quelque temps ce faux druide.) C'est pourquoi, madame, il faudroit renvoyer ce chevalier en diligence vers Lindamor pour hâter son départ, & celui des vaillans chevaliers qui lui restent. Cependant, retirez vous à Marcilli, je vous y envoyerai le plus de chevaliers & de soldats que je pourrai, je m'y rendrai moi même en deux jours, & s'il est possible, j'y ferai porter Damon, ne le croyant guere assuré ici contre la violence de Polemas. Ma fille, dit Amasis en s'adressant à Galatée, je suis d'avis que ce soir même vous veniez à Marcilli, & que nous emmenions Daphnide & Alcidon avec leur suite. Nous les prierons de quitter des habits si peu convenables à leur condition ; & sans leur en dire le motif, nous nous prévaudrons de leurs secours, si nous en avons besoin : dès demain j'envoyerai une litiere pour Madonte & Damon. Mais à propos du faux druide, ajouta-t'elle, il faut, mon pere, que vous sçachiez qu'il est revenu. Ah ! madame, dit Adamas, si l'on pouvoit s'en saisir, vous sçauriez par lui les desseins de Polemas. Si madame y consent, interrompit Galatée, nous le prendrons assurément ; je n'ai qu'à feindre de vouloir lui parler encore ; mais sans Leonide, je ne puis conduire cette affaire ; c'est pourquoi il est necessaire de l'envoyer chercher. Madame, répondit Adamas, je vous l'amenerai demain, en accompagnant Damon ; cependant je suis d'avis que dès le grand matin vous envoyiez Sylvie vers le faux druide, pour lui dire que dans deux ou trois jours vous voulez l'aller voir ; cet artifice abusera Polemas, & pourra retarder d'autant ses mauvais desseins.»

 Incontinent Amasis se fit apporter du papier, & écrivit à Lindamor de venir la trouver avec le plus de diligence qu'il pourroit, pour une affaire de la derniere importance, & qu'il sçauroit par le porteur. Et faisant appeller le chevalier, elle le chargea de sa lettre pour Lindamor, avec ordre de lui dire qu'elle connoîtroit par sa diligence la grandeur de son affection, & de l'informer des mauvais desseins de Polemas dont elle lui fit part à l'instant. «Dites-lui, ajouta Galatée, que s'il est toujours de nos amis, il sera bien tôt ici.»

 Le chevalier part aussi tôt, feignant d'aller à Marcilli, & les nymphes sortent avec Adamas. Amasis & Galatée supplient Daphnide & Alcidon de venir avec leur suite passer quelques jours à Marcilli. Alcidon & Daphnide accepterent la proposition des nymphes avec beaucoup de respect & de reconnoissance. Alors Amasis s'approchant de Damon : «Seigneur, dit-elle, je vous envoyerai demain une litiere ; il faudra, s'il vous plaît, que vous vous efforciez de venir ; Adamas vous en dira les raisons. Madame, répondit Damon, il me reste assés de forces pour aller vous servir par tout où il vous plaira.»

 La nuit qui s'approchoit, contraignit la nymphe de partir avec cette compagnie, & le lendemain elle envoya de si bonne heure une litiere à Damon, qu'il arriva avant dix heures à Marcilli avec Adamas, Madonte, & Leonide. Adamas, pour ne pas manquer à ce que Galatée désiroit, envoya dès le soir même vers Leonide, afin qu'elle se trouvât le lendemain de bonne heure auprès de lui ; & comme il s'agissoit d'aller à Marcilli, il lui écrivit qu'il ne falloit point amener Alexis, de peur qu'elle ne fut reconnue, & qu'elles cherchassent quelque excuse de cette séparation qui ne dureroit que deux ou trois jours.

 Il étoit presque nuit, lorsque Leonide reçut la lettre d'Adamas. Elle étoit Alors chés Diane avec Alexis, Astrée, & Daphné. La nymphe fit voir la lettre à Alexis ; celle-ci trouva d'abord étrange de demeurer seule en ce lieu, où si elle venoit à être reconnue, elle pensoit qu'elle seroit accablée de reproches ; mais plus tôt que de retourner vers Galatée, elle consentit de rester ; & feignit que son mal duroit encore : disant néanmoins en secret à la belle Astrée que cette vie lui sembloit si agréable, qu'elle refusoit d'aller à Marcilli, où Galatée la souhaitoit, & qu'elle feignoit d'être malade pour demeurer dans ces lieux solitaires.

 Dès que l'aurore parut, Leonide laissa Phylis au lit avec Astrée, parce que Diane depuis le départ de Madonte, n'étoit point sortie de sa cabane, & prit congé de ces belles bergeres, leur promettant de revenir bien tôt chercher Alexis. Puis s'approchant de celle-ci : «Souvenez-vous, lui dit-elle à l'oreille, de ne point perdre les occasions.» Alexis lui répondit par un soupir. Ainsi Leonide alla trouver Adamas, puis s'achemina avec le grand druide vers Marcilli, laissant Alexis dans la plus heureuse situation du monde, si elle avoit sçu s'en prévaloir.


Fin de la troisiéme partie.


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APPROBATION.


 Lu par l'ordre de Monseigneur le Garde des Sceaux, ce 22. Fevrier 1732. DANCHET.



PRIVILEGE DU ROY.


 Louis par la grace de Dieu, Roy de France & de Navarre : A nos amez & feaux Conseillers, les Gens tenans nos Cours de Parlement, Maistres des Requestes ordinaires de notre Hôtel, Grand-Conseil, Prevost de Paris, Baillifs, Sénéchaux, leurs Lieutenans Civils, & autres nos Justiciers qu'il appartiendra, SALUT. Notre bien amé PIERRE WITTE, Libraire à Paris, Nous ayant fait remontrer qu'il souhaiteroit faire imprimer & donner au Public un ouvrage qui a pour titre, l'Astrée du sieur d'urfé, Pastorale allegorique, avec des éclaircissemens, nouvelle édition, ou, en corrigeant le langage, & réduisant les conversations, on a conservé tout le fond & les Episodes de l'original, s'il Nous plaisoit lui accorder nos Lettres de Privilége sur ce nécessaires, offrant pour cet effet de le faire imprimer en bon papier & beaux caracteres, suivant la feuille imprimée, & attachée pour modele sous le contrescel des presentes. A ces Causes, voulant traiter favorablement ledit Exposant ; Nous lui avons permis & permettons par ces presentes de faire imprimer ledit ouvrage ci-dessus specifié en un ou plusieurs volumes, conjointement ou separément, & autant de fois que bon lui semblera, sur papier & caracteres conforme à ladite feüille imprimée & attachée sous notredit contrescel, & de le faire vendre & débiter par tout notre royaume pendant le temps de six années consecutives, à compter du jour de la date desdites presentes. Faisons défenses à toutes sortes de personnes de quelque qualité & condition qu'elles soient d'en introduire d'impression étrangere dans aucun lieu de notre obéissance ; comme aussi à tous Libraires, Imprimeurs, & autres, d'imprimer, faire imprimer, vendre, faire vendre, débiter ni contrefaire ledit ouvrage ci dessus exposé, en tout ni en partie, ni d'en faire aucuns extraits, sous quelque prétexte que ce soit, d'augmentation, correction, changement de titre ou autrement, sans la permission expresse & par écrit dudit exposant, ou de ceux qui auront droit de lui, à peine de confiscation des exemplaires contrefaits, de quinze cent livres d'amende contre chacun des contrevenans, dont un tiers à Nous, un tiers à l'Hôtel-Dieu de Paris, l'autre tiers audit exposant, & de tous dépens dommages & interêts. A la charge que ces presentes seront enregistrée tout au long sur le Registre de la Communauté des Libraires & Imprimeurs de Paris, dans trois mois de la date d'icelles ; que l'impression de cet ouvrage sera faite dans notre Royaume, & non ailleurs ; & que l'Impetrant se conformera en tout aux Reglemens de la Librairie, & notamment à celui du dixiéme Avril 1725. Et qu'avant que de l'exposer en vente, le manuscrit ou imprimé, qui aura servi de copie à l'impression dudit Livre, sera remis dans le même état ou l'approbation y aura été donnée ès mains de notre très cher & féal Chevalier Garde des Sceaux de France, le sieur Chauvelin, & qu'il en sera ensuite remis deux Exemplaires dans notre Bibliotheque publique, un dans celle de notre Château du Louvre, & un dans celle de notre cher & féal Chevalier Garde des Sceaux de France le sieur Chauvelin, le tout à peine de nullité des presentes. Du contenu desquelles vous mandons & enjoignons de faire joüir ledit Exposant ou ses ayans cause pleinement & paisiblement, sans souffrir qu'il leur soit fait aucun trouble ou empêchement. Voulons que la copie desdites présentes qui sera imprimée tout au long au commencement ou à la fin dudit Livre, soit tenuë pour duëment signifiée, & qu'aux copies collationnées par l'un de nos amez & feaux Conseillers Secretaires, foy soit ajoutée comme à l'original. Commandons au premier notre Huissier ou Sergent de faire pour l'exécution d'icelles, tous actes requis & nécessaires, sans demander autre permission, & nonobstant clameur de Haro, Chartre Normande & Lettres à ce contraires, Car tel est notre plaisir. Donné à Fontainebleau le dix neuviéme jour du mois de Juillet, l'an de grace mil sept cens trente-un, & de notre Regne le seiziéme. Par le Roy en son Conseil.


 CHUPPIN.

 Registré sur le Registre VIII. de la Chambre Royale des Libraires & Imprimeurs de Paris, N°. 217. fol. 209. conformément aux anciens Reglemens, confirmez par celui du 28. Fevrier 1723. A Paris le 9. Août 1731.


P. A. LE MERCIER, Syndic.


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L'ASTRÉE
DE
M. D'URFÉ.
PASTORALE ALLEGORIQUE.


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QUATRIÈME PARTIE.




LIVRE PREMIER.



 Depuis que Galatée cedant à son extrême jalousie avoit éloigné de sa présence la nymphe Leonide, elle avoit desiré plusieurs fois de la revoir. Elle se rappelloit avec plaisir sa fidelité ; & les témoignages de Sylvie la persuaderent enfin que Leonide n'étoit point coupable de l'évasion du berger Celadon. Mais ce qui contribua davantage à lui faire oublier tout ressentiment contre la nymphe, ce fut la mort de Clidaman, & les entreprises de Polemas. Elle en étoit uniquement occupée, & ne respiroit que la vengeance. Admirez comment le ciel se joue de la finesse des hommes, & la fait retomber contre eux-mêmes ; l'artifice dont Polemas avoit usé pour perdre Lindamor dans l'esprit de Galatée, fit qu'elle l'aima davantage.

 Mais Lindamor étant éloigné d'elle, elle mouroit d'impatience d'avoir une personne à qui elle pût ouvrir son cœur ; & lorsqu'elle jettoit les yeux sur ceux qui étoient autour d'elle, elle ne sçavoit à qui confier un secret aussi important. Sylvie avoit plus de sagesse & de prudence que son âge ne sembloit le comporter, mais elle lui paroissoit trop jeune. C'est pourquoi elle cherchoit en elle même quelque pretexte pour rappeller Leonide, dont elle avoit tant de fois éprouvé le zele & la fidelité, excepté seulement par rapport à Celadon, que ses nouvelles inquietudes lui avoient presqu'entierement fait oublier. Ainsi lorsqu'elle entendit que l'artificieux Climante étoit revenu, & qu'Amasis & le sage Adamas desiroient sçavoir si c'étoit le même qui l'avoit déja trompée, elle dit que Leonide le reconnoitroit mieux que personne ; elle sçavoit bien pourtant qu'il n'étoit pas moins connu de Sylvie. Elle chargea donc Adamas de lui ramener promptement Leonide ; & quand Leonide eut appris la volonté de Galatée, elle voulut bien lui obéir, pour cacher les mauvais traitemens qu'elle en avoit reçus, mais elle forma la resolution de revenir au plus tôt sur les rives du Lignon, où elle avoit joui parmi les bergeres d'une si agreable liberté. Elle se dissimuloit à elle même le principal sujet qui lui faisoit désirer son retour ; mais c'étoit en effet pour revoir Celadon qu'elle avoit laissé sous le nom d'Alexis avec les bergeres de ce rivage ; car elle ne pouvoit se défaire de cette passion, quoiqu'elle n'eût aucune esperance de voir Celadon quitter Astrée.

 Lorsque Leonide arriva chés Adamas, elle les trouva tous prêts à partir, quoiqu'il fût encore très matin. Adamas, qui n'ignoroit pas combien la diligence est nécessaire dans les affaires importantes, avoit donné dès la pointe du jour les ordres convenables pour faire conduire Madonte & Damon à Marcilli, où il les accompagna avec Leonide. Ils étoient escortés par des gens d'armes qu'Amasis leur avoit envoyés sous pretexte de leur faire honneur, mais en effet de peur qu'ils ne fussent insultés en chemin.

 Sylvie & la plupart de ses compagnes informées que Leonide revenoit, vinrent l'attendre à la derniere porte du château. A l'accueil qu'elles lui firent, elle comprit bien qu'elle en étoit veritablement aimée : si pourtant la vraie amitié peut se trouver à la cour. Sylvie entr'autres, la combla de caresses ; & dès que Leonide eut salué Amasis & Galatée, elle se retira avec Sylvie. Elles se rendirent mutuellement compte de ce qui s'étoit passé depuis leur separation. Leonide raconta bien à sa compagne le plaisir qu'elle avoit gouté dans la compagnie des bergeres ; mais plus fine qu'elle, elle ne lui dit rien de Celadon, ne croyant pas devoir confier son secret à une nymphe aussi jeune. Et lorsque Sylvie lui demanda des nouvelles d'Alexis, qu'elle croyoit fille d'Adamas, elle lui en parla dans les termes du monde les plus indifferens.

 Cependant Amasis & Galatée rendirent à Damon & à Madonte toute sorte d'honneurs ; soit à cause de leur mérite, ou pour engager Damon à les servir dans les troubles qu'elles prévoyoient. Damon fut incontinent mis au lit, & les chirurgiens ayant visité ses blessures, jugerent qu'il seroit entierement gueri dans peu de jours. Il est vrai que Madonte ne le quittoit point, & que par les marques de tendresse qu'elle lui donnoit, elle hâta sa guerison. Comme elle vit qu'elle seroit obligée à rester quelque temps à Marcilli, elle resolut de s'habiller en nymphe, pour n'être point differente des autres, & parce qu'elle comprit que Damon la verroit avec plaisir sous un habillement plus conforme à sa naissance.

 La nuit étant venue, & Galatée s'étant retirée, elle appella Leonide à qui elle avoit ordonné de coucher dans sa chambre ; & lui fit prendre une bougie. Elle regarda quelque temps la nymphe sans lui parler ; puis rompant le silence : «Hé bien, Leonide, lui dit-elle d'un air gracieux, êtes-vous toujours irritée contre moi ? Contre vous, madame, repondit Leonide, en lui baisant la main ? Je vous supplie très-humblement de croire que jamais Leonide ne s'oubliera jusqu'au point de manquer à ce qu'elle vous doit ; mais, madame, ajouta-t'elle avec un petit souris, oserois-je vous faire la même demande ? Vous le pouvez, repartit la nymphe ; mais faisons ici une confession entiere, afin de n'avoir jamais occasion de nous rien reprocher. Vous avez été irritée contre moi ; je l'ai été contre vous, & cela par jalousie : & vous Leonide, par quelle raison ? Si vous voulez, madame, repliqua-t'elle, que je l'aye été, il faut que ce soit pour cette même jalousie. Comment, reprit Galatée, vous étiez jalouse de moi ? Nullement, répondit-elle, mais si j'étois en colere, c'est par ce que vous m'imputiez une faute dont je n'étois point coupable. Oublions le passé, dit Galatée, & s'il y a eu quelque vivacité de ma part, accusez-en l'erreur où j'étois au sujet du druide. Ah, madame, reprit Leonide, que c'étoit un grand imposteur ! & s'il vous avoit plû de me croire, que vous eussiez facilement averé sa malice ! Mais, madame, avez-vous sçû depuis la verité ? Je l'ai bien apprise à mes dépens, s'écria la nymphe, en poussant un profond soupir. J'en remercie les dieux, dit Leonide, par-là vous avez reconnu mon innocence.

 Ne parlons plus de ce qui vous touche, ajouta Galatée : je suis détrompée entierement, & si j'avois pû vous rappeller plus tôt, sans faire soupçonner le sujet de notre brouillerie, je n'y aurois pas manqué ; mais je vous jure, Leonide, que je n'ai pas discontinué de vous aimer plus que vos compagnes. Cependant avouez la verité, vous favorisâtes l'évasion de Celadon, quoique vous me sçussiez prévenue en sa faveur. Et n'aviez-vous pas tort de vous opposer ainsi à mes volontés ? Confessez-le seulement ; Leonide, car je n'y songe plus maintenant. Madame, répondit-elle avec un petit souris, vous avez bien envie de me faire avouer une faute que je n'ai point commise, & que j'avouerois à present que vous n'y prenez plus d'interêt ; mais je vous proteste que je ne fis rien autre chose que de changer Celadon en Lucinde, & lorsque je l'habillois en fille, vous même vous approuvâtes mon dessein ; quel interêt encore pouvois-je avoir à vous l'enlever ? Si vous n'y en aviez point, reprit la nymphe, pourquoi me tourmentiez-vous sans cesse, afin que je lui permisse de retourner vers Astrée ? Premierement, dit Leonide, je craignois qu'on ne le vît parmi nous, ce qui auroit nui à votre réputation ; puis l'ingratitude & les mépris de ce berger excitoient mon indignation ; mais ce qui me piquoit davantage, c'est que j'étois assurée que l'on vous trompoit, & que Polemas de concert avec Climante avoit tramé cette méchanceté ; j'eus l'honneur de vous le dire alors, madame, mais vous étiez trop prévenue pour m'écouter. Vous m'envoyâtes chercher Adamas à l'occasion de la maladie du berger ; je fus surprise par la nuit, & le hazard me conduisit dans la maison où étoient Polemas & Climante. La chambre que l'on me donna étoit près de la leur ; & le matin qu'ils se croyoient sans témoins, j'entendis de leur propre bouche l'histoire du complot qu'ils avoient executé. S'il vous avoit plû de le verifier alors, rien n'étoit plus facile, le trompeur étoit encore dans les bois de Savignieu.

 Ah ! Leonide, repliqua la nymphe, je m'en souviens, mais le temps m'en a plus appris que je n'eusse pû en sçavoir alors. Amasis étoit aussi prévenue que moi ; mais ses fausses prédictions par rapport à Clidaman l'ont entierement desabusée, ensorte qu'elle le hait maintenant, autant que nous le haissons l'une & l'autre. J'espere que nous en serons bientôt vengées ; car sçachez qu'il reparoit depuis quelques jours, & que j'ai saisi ce pretexte pour vous rappeller. Comment, s'écria Leonide transportée de joye, l'imposteur est revenu ? Oui, Leonide ; & de plus, il est le conseil du traître Polemas. Madame, ajouta Leonide, me permettrez-vous de vous demander ce qu'ils ont fait de nouveau ? Vous serez étonnée de leur perfidie, répondit Galatée ; car je veux bien vous confier un secret de la derniere importance & dont Adamas est seul instruit.

 Vous sçavez, Leonide, que ma mere alla aussi à Savignieu pour sçavoir de l'imposteur quel seroit le succès du voyage du malheureux Clidaman. Il lui dit qu'il reviendroit en santé & tout couvert de gloire ; helas nous avons appris il y a quelques jours par les lettres de Lindamor que mon frere n'est plus, & que les blessures de Lindamor l'ont forcé à s'arrêter dans la ville des rhemois ! Clidaman n'est plus, s'écria Leonide ! Parlez bas, dit Galatée ; nous avons le plus grand interêt à celer pour quelque temps sa mort. L'insolent Polemas porte ses vues jusques sur moi ; il a resolu de m'épouser, même malgré moi. Vous avez sçû son attentat contre Damon ; & nous sommes bien informées qu'il a de secretes intelligences avec Gondebaut. Sa trahison auroit déja éclaté, si il n'avoit craint mon frere ; & rien ne le retiendroit, s'il sçavoit que nous l'avons perdu.

 Amasis mande à Lindamor de venir le plus promptement qu'il pourra ; je suis assurée qu'il fera toute la diligence possible ; mais son éloignement nous donne de mortelles allarmes. Polemas a presque toutes nos troupes à sa devotion ; il a abusé du pouvoir qu'Amasis lui a confié, pour les corrompre. Or, continua Galatée, le traître ignorant la mort de mon frere, va temporisant ; il a néanmoins fait revenir Climante au même lieu sans doute pour essayer encore de me gagner. Adamas a persuadé Amasis de le faire bien reconnoître, & de s'assurer de lui ; il ne doute point que par son moyen on ne sçache toute la conspiration. Lorsqu'il proposa ce parti, nous étions dans sa maison ; & comme je souhaitois fort votre retour, je dis que personne ne pouvoit en cette occasion nous servir mieux que vous qui aviez souvent parlé à Climante. Voilà, ma chere Leonide, le déplorable état où nous sommes reduites ; nous avons perdu Clidaman, nos plus fideles sujets sont morts avec lui, ou sont loin de nous, & nous sommes presqu'à la discretion de l'insolent qui nous menace de la servitude.»

 A ces mots Galatée ne put retenir ses larmes, non plus que Leonide. Enfin, après avoir essuyé ses yeux, Leonide répondit de la sorte : «Madame, cette trahison est si noire, & si mêlée d'ingratitude, que le ciel n'en permettra jamais l'execution. Les dieux sont trop justes pour favoriser un pareil complot ; ils vous envoyeront en cette nécessité du secours, d'où peut-être vous en attendez le moins. Prenez, madame, une confiance legitime, & soyez persuadée qu'ils ne vous abandonneront point.

 Mais quel service exigez-vous de moi, madame ? Il faut, dit la nymphe, que vous alliez reconnoître l'imposteur ; & si c'est Climante, comme je le crois, feignez que j'ai une passion extrême de l'entretenir sur une affaire importante, & tâchez de le faire venir ici. S'il y vient une fois, nous en serons maîtres. Si vous ne le pouvez pas (car les méchans sont toujours dans la défiance) prenez avec lui un jour où je puisse le trouver : vous sçavez que certains jours il se tient caché. Si on y alloit avec main forte, & qu'il n'y fût pas, on le manqueroit & peut-être pour toujours.»

 Après quelques discours semblables, Galatée vouloit que Leonide allât se reposer ; «mais la rappellant tout à coup : encore faut-il, lui dit-elle, que je sçache des nouvelles de vos bergeres du Lignon, & quels ont été vos amusemens, tandis que vous avez été éloignée de la cour. Madame, répondit Leonide, je n'ai jamais rien vû de plus beau, ni de plus aimable, & qui pourroit s'ennuyer avec elles seroit bien de mauvais goût. Figurez-vous, madame, que l'âge d'or dont on nous fait de si agréables descriptions, avoit moins de charmes & moins de douceurs. A la maniere dont vous en parlez, ajouta la nymphe, vous m'inspireriez l'envie de me faire bergere. Madame, reprit Leonide, si vous aviez une fois goûté la tranquillité dont elles jouissent, vous auriez peine à les quitter. Mais, poursuivit Galatée, elles ne sont pas sans inquietudes ? Lorsqu'elles perdirent Celadon, n'est-il pas vrai qu'elles en ressentirent du déplaisir ? Madame, elles sont sujettes aux loix de l'humanité ; mais leurs inquietudes comparées aux nôtres sont bien legeres. Cependant j'ai oui dire qu'Astrée & tous ceux du hameau avoient témoigné une vive douleur. Si la perte d'un berger aussi accompli ne les avoit point touchées, elles auroient été insensibles. Si elles sentirent sa perte, reprit finement Galatée, elles en auront mieux goûté le plaisir de le retrouver.» Leonide comprit incontinent ce qui faisoit parler ainsi la nymphe ; aussi, répondit-elle froidement : «Sans doute elles auroient été ravies de le revoir, car il étoit aimé de tous ceux qui le connoissoient ; mais elles n'y pensent presque plus maintenant, & toutes sont persuadées qu'il est mort. J'en suis veriblement affligée, dit la nymphe, c'étoit un des hommes le plus accompli que j'aye vû. Mais, ajoûta-t'elle, il est tard, retirez-vous ; & demain ne manquez pas d'aller avec Sylvie reconnoître si c'est Climante, ou quelqu'autre imposteur, qui paroît depuis quelques jours près de nos jardins de Montbrison.»

 Tels furent les premiers discours que Galatée tint à Leonide. Celle-ci crut remarquer que la nymphe n'étoit pas si bien guerie de son amour, qu'elle vouloit le faire croire. C'est pour cela qu'elle resolut de ne lui rien dire du berger, elle n'ignoroit pas qu'une flamme mal éteinte se rallume aisément. Et pour ne point manquer à l'ordre qu'elle avoit reçû, après en avoir conferé avec Adamas qui lui donna ses instructions, elle prit Sylvie avec elle le plus tôt qu'elle put, & se rendit au lieu où étoit Climante.

 Elles douterent d'abord que ce fût lui ; tout avoir pris une forme differente : au lieu du temple couvert de rameaux & de feuillages, elles en trouverent un plus solide. Il y avoit plusieurs jours non seulement pour éclairer l'autel qui étoit à l'une des extrêmités, mais encore afin que l'on vît plus aisement l'interieur de ce temple. Les portes en étoient fermées. Les nymphes monterent les degrés qui menoient au vestibule, & de là elles virent par les fenêtres qui étoient aux deux côtés de la porte un autel à l'extrêmité du temple, & sur un petit marchepié un homme en oraison. Elles ne pûrent d'abord le reconnoître, parce qu'il leur tournoit le dos. Mais comme le temple étoit petit, & que l'homme qui étoit en priere éleva sa voix, elles entendirent qu'il disoit : «S'il est ainsi, ô puissante & redoutable deité, je t'en demande un signe.» Et après qu'il eut repeté trois fois ces mêmes paroles, le feu prit de lui-même sur l'autel avec la même promptitude qu'autrefois. Les nymphes jugerent par là que c'étoit l'imposteur qu'elle cherchoient. Elles ne se trompoient pas. Climante les ayant apperçues de loin, s'étoit mis en cet état pour leur imposer plus sûrement par un exterieur de sainteté. Mais les nymphes feignant de ne point demêler son artifice proferoient assés haut des paroles pleines d'admiration. Climante étoit transporté de joye ; en même temps il tourne la tête vers elles ; & parce qu'elles lui demanderent à entrer dans le temple, il fit semblant de prendre de l'eau lustrale, & s'en laver les yeux & les oreilles que la vue des nymphes & leurs discours avoient profanées. Et rallumant le brasier qui étoit sur l'autel, il y jetta de la verveine avec quelques feuilles de gui & de chêne. Lorsqu'il crut que le feu avoit pû faire l'effet qu'il desiroit, il éleva sa voix & dit : «Si tu veux, ô puissante deité, qu'elles entrent dans ton saint temple, ouvres-en toi-même les portes.» A ces mots les portes s'ouvrent, & les nymphes quoique convaincues que c'étoit un fourbe, sont saisies de frayeur. Elles hésiterent quelque temps si elles entreroient. Mais il vint avec les ornemens de druide, & d'un air de gravité les en solliciter, pour jouir, disoit-il, de la faveur singuliere que la deité vouloit leur accorder.

 Leonide & Sylvie s'étant rassurées, le suivirent jusqu'au pié de l'autel, où à l'imitation de l'imposteur elles se mirent à genoux. Elles ne se leverent, que lorsque s'étant levé lui-même, il leur dit : «Leonide & vous Sylvie, la deité que je sers approuve que vous soyez venues dans son saint temple. En m'avertissant que vous y veniez elle m'a ordonné de vous laisser entrer, sans vous purifier ni par des parfums, ni par l'eau lustrale. J'en ai été surpris, & c'est pour cela que je lui ai demandé un signe de cette volonté extraordinaire. Le feu du sacrifice que j'avois préparé s'est allumé soudain ; & lorsque vous êtes arrivées, ne pouvant encore me persuader que vous pussiez entrer de la sorte, je l'ai suppliée de vous ouvrir elle-même les portes de son temple : ce qu'elle a fait miraculeusement, comme vous le voyez. Maintenant, ô puissante deité, continua-t'il en se tournant vers l'autel, si tu as agréé que ces nymphes soient venues t'adorer dans ton enceinte sacrée, montre par quelque signe que tu leur permets d'y rester, & d'y faire leurs prieres !»

 Lorsqu'il profera ses paroles, le feu du sacrifice étoit éteint ; & presqu'en même-temps les portes se refermerent d'elles mêmes. Les nymphes n'ignoroient pas que le faux druide étoit un imposteur ; cependant elles furent saisies d'étonnement, parce qu'elles s'imaginerent que ces prodiges étoient l'effet de quelqu'enchantement. Déja elles se disposoient à sortir, lorsqu'il les retint, en leur remontrant que les portes s'étant fermées par la volonté de la déesse, ce seroit l'offenser que de les ouvrir, avant qu'elle eût marqué le vouloir : qu'elles lui expliquassent donc le motif qui les amenoit, afin qu'elles joignissent leurs prieres aux siennes pour engager la déesse à lui inspirer ce qu'il devoit leur répondre.

 Les nymphes effrayées tacherent de se rassurer ; & Leonide lui expliqua en begayant le desir de Galatée ; le suppliant s'il vouloit bien se rendre auprès d'elle de ne pas differer, parce qu'elle avoit des affaires de la derniere importance à lui communiquer. Alors Climante prenant un visage severe : «Sages nymphes, dit-il, nous ne pouvons pas disposer de nous-mêmes, comme le reste des hommes ; devoués au service des dieux, nous ne pouvons rien prendre sur nous ; je dirai plus, il m'est défendu de sortir des limites que la déesse m'a marquées, que par sa permission expresse. Il m'est donc impossible de vous répondre, que je n'aye consulté l'oracle ; & si dans cinq jours vous revenez en ce lieu, vous entendrez la réponse. Cependant offrons-lui du gui sacré, de la verveine, & de la sabine.»

 A ces mots, prenant quelques feuilles de chêne, il en fit des chapeaux en forme de guirlande, qu'il leur mit sur la tête, & rallumant le feu sur l'autel, il y jetta du gui, de la verveine & de la sabine, puis se remettant à genoux, il fit quelques prieres à voix basse. Et lorsqu'il vit qu'il en étoit temps : «O grande & redoutable déesse, s'écria-t'il s'étant relevé, & tenant le coin de l'autel,» «Si les prieres & les supplications de ces nymphes te sont agréables, ouvre-leur les portes de ta sainte demeure, afin qu'après t'y avoir adorée, elles puissent se retirer comblées de satisfaction !» Les nymphes observerent Climante, & ne remarquerent aucun mouvement qui pût leur faire soupçonner l'artifice ; il leur sembla que les portes s'ouvroient d'elles-mêmes.

 Alors l'imposteur prit les nymphes par la main, & leur dît : «Allez, ames pures, souvenez-vous que vous êtes cheries du ciel, & qu'il ne vous refusera rien de ce que vous lui demanderez.» Puis les reconduisant hors du temple, après quelques cérémonies il joignit les mains, leva les yeux au ciel, & s'en retourna au lieu où elles l'avoient vû à leur arrivée. Les nymphes qui croyoient toujours avoir quelque démon à leur suite, s'éloignerent le plus promptement qu'elle pûrent ; mais Climante s'imaginant qu'elles se tenoient cachées pour l'observer, jetta de l'eau sur le feu du sacrifice, & les portes se refermerent presqu'aussi-tôt. Les nymphes, quoique déja loin, pûrent appercevoir ce nouveau prodige, parce qu'elles tournerent la tête au bruit que firent les portes en se fermant.

 Galatée n'étoit pas levée, lorsque Sylvie & Leonide arriverent. La frayeur étoit encore peinte sur leur visage, & la nymphe en fut allarmée. Mais lorsqu'elles lui eurent raconté ce qu'elles avoient vû, elle ne put s'empêcher d'en rire. «Je vous assure, madame, ajouta Sylvie, que je ne suis point trop susceptible de frayeur, mais ces portes, je l'avoue, ne se sont ni ouvertes, ni refermées d'elles mêmes, que mes cheveux ne se soient herissés : & je croi que tout autre à ma place n'eût pas été moins effrayée. Mon dieu, madame, reprenoit Leonide, figurez-vous qu'en ce moment la porte de votre cabinet s'ouvre & se ferme d'elle-même, avouez la verité, vous auriez peur assurément. Jugez d'ailleurs, si nous trouvant seules avec un homme si artificieux, notre peur n'étoit pas bien fondée. Enfin, madame, poursuivit Leonide, nous vous assurons que c'est le même Climante que vous avez vu ; enchantement ou non, il n'est pas en ce lieu sans avoir quelque grand dessein.

 Mais, reprit Galatée, quand a-t'il promis de venir ? Comment, madame, promettre de venir, répondit Sylvie ! Il ne marche pas ainsi sans la permission des dieux. Il veut, dit-il, consulter son oracle, & dans cinq jours, si nous allons le trouver, il nous fera entendre sa réponse. Pour moi j'apprehende déja de retourner vers un homme qui a des legions d'esprits à ses ordres.»

 Après quelques discours semblables que Galatée ne pouvoit entendre sans rire, elle leur défendit de ne parler qu'au seul Adamas de ce qu'elles avoient vu : mais qu'elles pouvoient bien publier les merveilles dont elles avoient été témoins, & la sainteté du druide ; «car ajoutoit la nymphe, il a sans doute ici des émissaires, pour lui rapporter ce qu'on dit de lui : lorsqu'il pourra croire que vous prenez ses artifices pour autant de prodiges, il ne sera point dans la défiance ; & par là nous pourrons executer notre dessein.»

 D'un autre côté, Climante passa le reste du jour en ses feintes dévotions, de peur d'être surpris dans quelque action qui démentît sa prétendue sainteté. Mais lorsque la nuit fut venue, il ferma bien son temple, & prenant d'autres habits, il entra dans les bois qu'il connoissoit fort, & se rendit auprès de Polemas pour l'informer de ce qui s'étoit passé, & déterminer avec lui le parti qu'il prendroit par rapport à Galatée. Polemas fut ravi que la nymphe desirât encore de parler à Climante ; il craignoit que la nymphe n'eût reconnu ses artifices ; mais cette nouvelle le rassura. «Je suis persuadé, ajouta Climante, que les hommes les plus rusés eussent été également deçus ; car si jamais dessein fut conduit avec prudence, il faut avouer que c'est le nôtre. Pour moi, malgré l'idée que vous avez eue, je n'ai pû me persuader qu'elles ayent soupçonné le moindre artifice. Mais si le premier les a trompées, soyez assuré qu'elles seront encore moins dans la défiance par rapport au second.»

 Cependant on vint avertir Polemas qu'un messager lui apportoit des nouvelles importantes. Polemas fait aussitôt retirer Climante dans son cabinet, & commande qu'on fasse entrer le messager. «Seigneur, lui dit-il, après l'avoir salué, Meronte votre fidele serviteur m'a chargé de vous remettre ce billet, & de vous dire, quand vous l'aurez lû, quelque chose de sa part pour votre service.» Alors Polemas ouvre ce billet, & voit que ce n'est qu'une lettre de créance. Il prend donc le messager par la main, & le tire le plus près qu'il peut de la porte du cabinet où étoit Climante, afin que celui-ci pût l'entendre. Il pensa bien qu'il s'agiroit de quelque chose qu'il seroit nécessaire de lui communiquer ; car Meronte étoit un des principaux de la ville de Marcilli, & l'un des serviteurs de Polemas le plus affidé. Il interroge le messager qui étoit fils de Meronte, & par lui il est informé de l'arrivée de Damon, des honneurs qu'Amasis & Galatée lui rendoient, du soin qu'elles prenoient de ses blessures, & de ce que les chirurgiens en pensoient. Ce messager lui dit ensuite de quelle maniere la garde se faisoit dans la ville, & le peu d'apparence qu'il y avoit qu'Amasis & Adamas soupçonnassent la moindre entreprise. Il l'assure enfin que quand il lui plairoit, il lui ouvriroit une porte sans aucune difficulté

 A ces nouvelles, Polemas fut transporté de joye. Après avoir remercié Meronte de sa fidelité & de son zele, il le conjura de les lui continuer, & l'assura qu'il le recompenseroit en temps & lieu, & que dans l'occasion il auroit recours à lui comme à la personne du monde en qui il avoit le plus de confiance. En même temps lui donnant une somme considerable : «Recevez, lui dit-il, ce témoignage de ma bonne volonté, peut-être qu'un jour je pourrai vous marquer autrement ma reconnoissance. Mais, ajouta-t'il, n'y a-t'il rien de nouveau à la cour ? Seigneur, répondit le jeune homme, on ne parle que de la sainteté d'un druide qui s'est retiré près de Montbrison, & qui obtient des dieux tout ce qu'il leur demande. Et, ce qui l'a plus mis en répuation, c'est le voyage que Leonide fit hier vers lui. Elle en rapporte tant de merveilles, qu'elle ravit en admiration tous ceux qui l'entendent. Mais, interrompit Polemas, qu'y a-t'elle particulierement remarqué ? Seigneur, continua le messager, elle dit que les portes du temple s'ouvrent & se ferment d'elles même à la voix du saint homme ; pour moi, comme vous sçavez, je vais rarement au chateau, & je ne sçai rien que par autrui : ce qu'il y a de vrai, c'est que l'on en raconte de grandes merveilles.» A ces mots Polemas laissant aller le jeune homme : «Assurez votre pere, lui dit-il, que les nouvelles qu'il m'a fait sçavoir par vous m'ont fait un vrai plaisir, & que s'il continue à m'informer de ce qui se passera, il doit compter sur toute ma reconnoissance.»

 En même temps, Polemas revient trouver Climante ; celui-ci ayant entendu le messager, ne pouvoit s'empêcher de rire de l'opinion que l'on avoit conçue de lui. «Mais, disoit Polemas, apprenez-moi comment ce feu allumé sur l'autel peut ouvrir & fermer les portes qui en sont si éloignées ; quoique vous me l'ayez dit plusieurs fois, je vous avoue que je ne conçois pas que cela puisse s'executer si aisément. Figurez-vous, répondit Climante, ce petit temple long de trente piés ou environ, & large de douze ou treize. La base a dix piés de hauteur, en sorte que pour entrer dans ce temple, il faut monter douze marches. C'est dans cette base que sont placées les machines dont j'avois besoin. Les portes sont legeres ; elles portent sur deux pivots qui descendent jusqu'au bas : l'autel qui est à l'autre extrêmité est creux, mais joint de maniere que l'air même n'y sçauroit entrer. J'ai placé au dessous une grande peau de bouc, dont le col entre avec un tuyau dans le creux de l'autel ; le tout est bien exactement fermé, & c'est en cela que consiste presque tout l'artifice. A cette peau de bouc est attachée une corde, qui soutenue par une poulie va se rendre aux pivots, car elle se partage en deux vers l'extrêmité. Entre la peau de bouc & la poulie est un poids tel que je l'ai jugé nécessaire pour fermer la porte. Or voici tout l'artifice ; aussitôt que l'autel est échauffé, l'air se rarefiant entre dans la peau de bouc par le canal, & la peau s'enflant éleve le poids qui tenoit la corde abaissée : alors les portes s'ouvrent. Au contraire le feu venant à s'éteindre, & l'air reprenant sa premiere place, la pesanteur du poids fait tourner les pivots, & les portes se referment. Toute la difficulté est de connoître quand l'autel est assés échauffé, ou assés refroidi, pour commander à temps aux portes de s'ouvrir ou de se fermer ; car il n'y a personne qui voyant l'effet ne soit persuadé qu'il y a du surnaturel, s'il n'est instruit de l'artifice. En cette occasion, je puis bien me louer de ma fortune : à peine j'avois proferé le mot, que les portes s'ouvroient & se refermoient ; & je remarquai bien la frayeur de Leonide & de Sylvie.

 Enverite, s'écria Polemas, il n'y a que Climante au monde qui eût pû imaginer un pareil artifice ; moi même j'aurois eu peine à le démêler ; mais continua-t'il en l'embrassant, qu'elle sera l'issue de notre peine ? La plus heureuse que nous puissions desirer, dit Climante. L'avenir est impénetrable pour nous, il est vrai, mais il arrive presqu'infailliblement que des commencemens heureux sont suivis d'une fin également heureuse. Or il n'y a personne dans cette contrée qui ne soit à vous. Au dehors, vous êtes aimé de tous les princes voisins. Ceux qui pourroient vous traverser sont loin de vous, & Clidaman sert un prince si éloigné du Forest, que le secours de ce prince ne peut lui être utile. Nous n'avons donc à faire qu'à des femmes qui, à la verité, sont redoutables en amour, mais qui d'ailleurs ne sont gueres à craindre.

 Mais, reprit Polemas, au moins conviendrez vous qu'Adamas est pour nous un puissant ennemi, & que nous trouverons de grands obstacles dans l'autorité d'Amasis, & dans la prévention de Galatée sur tout ; elle a des desseins bien contraires aux miens. Qu'en sçavez-vous, repartit Climante ? N'est-il pas vrai qu'elle vous a aimé ? Je l'avoue, répondit Polemas ; mais je ne sçai comment Lindamor me l'a ravie. Souvenez-vous, ajouta Climante, que le propre des jeunes personnes est de vouloir tout, & de ne rien vouloir ; elles se laissent emporter à tous les objets qui les frappent, sans s'attacher à aucun. Mais dites-moi, je vous supplie, si elle n'avoit dessein d'observer ce que je lui ai dit, pourquoi m'auroit-elle fait prier avec tant d'instance par Leonide de l'aller trouver. Non, croyez-moi, il me semble que je lis dans son cœur qu'elle m'attend avec une impatience extrême, pour se remettre entre mes mains. Songez que je lui ai donné la plus vive allarme, quand je lui ai dit que si elle choisissoit un autre époux que celui qui lui est destiné par les dieux, elle seroit malheureuse au dernier point. Mais, repliqua Polemas, si elle pénétre votre artifice... Mais, interrompit Climante en colere, si le ciel tomboit... Sçachez que si Climante avoit entrepris d'épouser Amasis, il en viendroit à bout ; mais, ajouta-t'il froidement, Leonide me suffit. O, dit incontinent Polemas, je vous la promets, si mon mariage avec Galatée réussit. Et moi, dans peu, ajouta Climante, je vous donne Galatée, ou j'y perds la vie.»

 En même temps ils délibererent s'il feroit venir Galatée, ou s'il iroit la trouver. Ils conclurent enfin à ce dernier parti, parce que si elle se rendoit au temple, il étoit à craindre que la machine ne jouât pas si bien qu'à l'ordinaire, & qu'en voulant persuader que c'étoit la divinité qui ouvroit & fermoit les portes, on ne soupçonnât qu'il y eût quelque défaut, puisqu'on ne feroit jamais qu'une même chose : au lieu qu'en allant à Marcilli il n'y avoit point d'inconvenient ; & qu'il auroit seulement à penser à ce qu'il devroit dire à la nymphe. Ils se separerent dans cette resolution, esperant de voir bien tôt la fin de leur entreprise.

 Mais Polemas qui avoit un esprit vif & solide ne comptoit pas tellement sur l'artifice de Climante, qu'il ne se preparât à faire réussir ses desseins par la force, si la ruse de Climante devenoit inutile. Outre qu'il avoit gagné tous les gens de guerre, il s'étoit rendu maître de toutes les places fortes, & de tous les passages, & cela si secretement, que personne ne l'avoit remarqué. Il avoit encore menagé des intelligences avec tous les princes voisins, & s'étoit assuré de leurs secours. A ces précautions, il avoit ajouté celle de faire un grand amas de toutes sortes d'armes & de munitions. Et parce qu'il n'avoit pas le temps de se livrer aux détails, il se reposa de ce soin sur quatre personnes qu'il avoit sçu interesser à sa fortune. C'étoit Peledonte qu'il fit general de la cavalerie ; Argonide à qui il donna le commandement de l'infanterie ; Listandre, & Ligonias, qu'il chargea l'un des machines de guerre, & l'autre des munitions & des vivres.

 Dès que Climante fut parti, Polemas fit appeller ces quatre hommes qui lui étoient affidés, & leur demanda à chacun sur quoi il pouvoit compter, si dans huit ou dix jours il avoit besoin de troupes. Peledonte lui promit deux mille cinq cens hommes de cheval tous du Forest, & deux mille étrangers, Argonide douze mille tant piquiers qu'arbalêtiers & frondeurs, & de plus six mille étrangers. Ligonias l'assura qu'il avoit pour quatre mois de toute sortes de vivres, & Listandre ajouta que s'il vouloit visiter l'arsenal, il en seroit content. «Or mes amis, leur dit-il, en les embrassant, je me suis reposé sur vous de mes affaires ; j'étois bien persuadé que vous en auriez plus de soin que moi même. Peut être ces préparatifs nous seront-ils inutiles, car il me semble que le ciel veut amener nos desseins à une fin heureuse par les voyes de la douceur ; c'est sans doute la voye la plus convenable, & je le souhaite pour le bien de cet état. Cependant il faut se préparer à tout ; il faut que dans huit jours je sois cesar ou rien. Je vous supplie donc de veiller aux choses dont vous avez bien voulu prendre la charge, & de les tenir prêtes, supposé que nous soyions obligé de recourir à la violence.» A ces discours il ajouta de magnifiques promesses ; après quoi ils se separerent, en attendant de nouveaux ordres.

 Tandis que l'ambitieux Polemas faisoit jouer tous ses ressorts, & que le Forest étoit menacé de troubles affreux, l'amour tourmentoit Celadon, que Leonide avoit laissé sous les habits d'Alexis dans la maison d'Astrée. La bergere, & ses compagnes étoient également trompées par ce déguisement. Lycidas même son frere, & ses meilleurs amis n'en eurent jamais le moindre soupçon ; aussi Phocion ne fit il aucune difficulté de lui donner une chambre commune avec Astrée. Celle ci & sa compagne Phylis, lorsque pour obéir au sage Adamas, Leonide se rendit à Marcilli, firent tout ce qu'elles purent pour se rendormir, parce que l'aurore ne faisoit que de paroître & qu'elles vouloient laisser reposer la feinte Alexis qu'elles croyoient en effet incommodée.

 Mais l'amour d'Astrée pour ce berger qu'elle croyoit fille druide, & la resolution qu'elle avoit prise de le suivre dans les antres des carnutes, pour y consacrer le reste de ses jours au service du grand Thautates, la pressoient de telle sorte, qu'elle ne pouvoit plus s'occuper d'un autre objet.

 D'un autre côté Phylis n'ignorant pas les inquietudes dont la belle & sage Diane étoit accablée, depuis l'imposture de Laonice, avoit une impatience extrême de rejoindre sa compagne, pour soulager ses ennuis. Elle sçavoit par experience combien la jalousie est un mal insupportable. Mais Celadon n'étoit pas plus tranquille que ces belles bergeres. En se rappellant la défense qu'Astrée lui avoit faite de paroître devant elle, la resolution qu'il avoit prise de lui obéir, les raisons qu'Adamas avoit employées pour l'arracher à la vie solitaire, l'artifice dont Leonide & lui s'étoient servis pour l'amener dans la maison même d'Astrée, & comment enfin ils le contraignoient à demeurer seul auprès d'elle ; ce malheureux berger avoit la tête si embarrassée, qu'il ne sçavoit à quoi se déterminer. Il consideroit qu'il étoit parmi des personnes avec qui il avoit vêcu dans la plus étroite familiarité, ensorte qu'il lui étoit comme impossible de se cacher plus long temps à leurs yeux. Et quoique la vertu d'Adamas parût extrêmement autoriser sa feinte, il sçavoit pourtant que ceux qu'il devoit tromper étoient si éclairés, qu'une seule de ses actions, une seule de ses paroles qui dementît la qualité qu'il prenoit, feroit incontinent découvrir l'artifice. Sur cela, il se representoit avec qu'elle prudence il devoit feindre d'ignorer tout ce qui concerne la vie pastorale, qui lui étoit pourtant si connue, de méconnoître ses proches, ses amis, & les lieux où il avoit si long temps vêcu, & de n'avoir pas la moindre connoissance de ce qui s'étoit passé entre la bergere & lui. Pour peu qu'il se fût mépris, il sçavoit bien qu'Alexis & Celadon se ressembloient si parfaitement, que leur voix & leurs façons étoient si semblables, qu'on auroit reconnu le berger Celadon au travers des habits de la feinte druide. Mais ce qui l'inquiétoit davantage, est qu'il jugeoit bien que s'il ne se rendoit maître de sa passion, il risquoit de passer les bornes que son déguisement lui prescrivoit. Cette idée l'avoit empêché jusques là de jouir de tout son bonheur. Combien de fois avoit-il commandé à sa bouche & à ses mains de ne se point licentier aux choses mêmes que son déguisement sembloit lui permettre ? & combien de fois avoit il détourné ses yeux des beautés qui lui avoient eté cachées jusqu'alors, & dont la vue lui étoit permise maintenant qu'il paroissoit sous le nom d'Alexis ? Il craignoit que cette curiosité ne fît soupçonner ce qu'il cachoit avec tant de soin.

 Après qu'il eut long temps roulé dans son esprit ces differentes pensées, il prit enfin la resolution de s'éloigner le plus tôt qu'il pourroit, persuadé qu'il étoit impossible qu'il y demeurât davantage, sans être reconnu. Et pour tirer quelque fruit de ce qu'Adamas avoit si bien commencé, il resolut d'employer si bien le temps qu'il resteroit en ce lieu, qu'il n'en perdît pas un instant. Il crut qu'il ne pouvoit mieux faire que d'engager Astrée à l'aimer encore plus, jugeant avec raison que venant ensuite à le reconnoître, elle ne le banniroit pas aisément de sa presence ; & pour la faire insensiblement passer de l'amitié à l'amour, il songea à lui en donner l'exemple, en lui témoignant l'affection la plus ressemblante qu'il pourroit à celle que lui marquoit autrefois Celadon. Mais lorsqu'il voulut en venir à l'execution, il y trouva bien plus de difficulté qu'il ne se l'étoit imaginé. Comment témoigner en effet de l'Amour à cette bergere, sans lui donner une opinion qui s'ajustoit mal avec le titre qu'il avoit pris de vierge druide ?

 Dans cette agitation, il ne put retenir ses soupirs. Il fut entendu des bergeres qui n'avoient pu fermer les yeux, & qui pour ne pas interrompre son repos avoient feint de dormir ; mais connoissant qu'il étoit éveillé, Astrée sentit bien qu'une grande passion n'est jamais sans crainte. Quoiqu'elle sçût qu'Alexis avoit saisi le pretexte d'une indisposition, pour demeurer plus long temps auprès d'elle, elle craignit qu'un mal veritable n'arrachât à la belle Alexis les soupirs qu'elle entendoit. Alors se tournant doucement vers Phylis : «ma sœur lui dit-elle, le plus bas qu'elle put, n'entendez-vous pas les soupirs d'Alexis ? Je crains que son mal ne soit plus grand qu'elle ne le dit. Je les ai entendus, répondit Phylis, & j'ai eu la même crainte ; il me semble pourtant qu'ils sont plus l'effet de quelque inquietude, que d'aucune douleur. Je ne sçai, poursuivit Astrée, si nous devons élever notre voix, car c'est rendre un vrai service que d'interrompre des pensées affligeantes : & neanmoins, si elle dormoit, il ne faudroit pas l'éveiller. Elle ne dort assurément pas, reprit Phylis ; elle s'est tournée plusieurs fois dans son lit, & peut être ne garde t'elle le silence que par la même consideration qui nous le fait garder à nous mêmes.»

 Astrée impatiente entr'ouvre les rideaux. Alexis dont le cœur, malgré la confusion de toutes ses pensées, étoit toujours tourné vers la bergere, s'apperçoit de ce mouvement, & ouvre aussitôt les rideaux de son lit. Alors Astrée lui dit : Madame, nous sommes en peine de votre santé ; nous vous avons entendu vous plaindre, depuis que Leonide vous a éveillée. Mes belles filles, répondit-elle, je ne vaux pas les soins que vous vous donnez ; cependant si vous le jugez à propos, je garderai la chambre ce matin. Peut être que mon mal de tête qui s'est accru depuis le départ de Leonide, se passera dans le repos. Madame, ajouta Phylis, j'ai toujours oui dire que le sommeil est le meilleur remede au mal que vous avez. J'ai inutilement essayé depuis que Leonide est partie, de fermer les yeux ; il me semble que le silence, & les pensées affligeantes augmentent ma douleur ; je croi donc que le mieux est de chasser ces idées. Que faudroit-il que nous fissions, dit Astrée ? Il faudroit, répondit Alexis, que vous vinssiez vous habiller auprès de moi, & que par vos agréables entretiens vous me fissiez trouver le temps moins long. Pour m'habiller auprès de vous, dit Astrée, je ne l'oserois assurement pas, si vous ne l'ordonniez, mais je suis bien fâchée de n'avoir pas assés d'esprit pour entreprendre de vous amuser. Je l'essayerai pourtant ; le ciel qui est favorable aux bonnes intentions, supplée quelquefois à notre défaut.»

 A ces mots, elle sort du lit, & met sa robe sur ses épaules ; mais Alexis à qui elle avoit promis de prendre ce jour là les habits de druide, lui dit : «Vous sçavez, ma belle fille, à quoi vous vous êtes engagée ; j'aurai un plaisir extrême à vous voir revêtue de mes habits. Madame, répondit Astrée, que direz-vous de moi, si je commets une pareille faute ; il y auroit en effet trop de hardiesse à une bergere. A une bergere, replique Alexis, cela pourroit être, mais non pas à une bergere telle qu'Astrée, qui a plus de merite qu'aucune druide que je connoisse. Et puisque j'ai été bergere pour l'amour de vous, & que je le serai tant qu'il vous plaira, il est bien juste que pour l'amour de moi vous soyez druide aujourd'hui.» Aussitôt lui tendant les bras : «Si j'étois habillée, continua-t'elle, je vous épargnerois la peine de venir ici ; mais, puisque mon mal me retient au lit, approchez-vous, ma belle fille, afin que je vous aide.»

 La bergere s'approche d'Alexis en rougissant, & s'étant laissée aller entre les bras du berger qui s'étoit relevé sur son lit, il la serra avec de si grands transports, que si Phylis qui étoit occupée à s'habiller, les avoit remarqués, elle auroit infailliblement conçu quelque soupçon. Quoiqu'Astrée n'eût pas moins d'esprit que Phylis, elle n'y fit pas attention. La honte qu'elle avoit de se trouver presque nue devant la druide, & l'habitude où elle étoit de recevoir ses caresses, l'empêcherent de s'en appercevoir.

 Les caresses de Celadon auroient duré plus long temps, sans les reflexions qui s'offrirent à lui. Alors ravi de toutes les beautés qui paroissoient à ses yeux, il auroit souhaité les cent yeux d'Argus, pour les mieux contempler. Il en étoit si occupé, qu'il lui mit trois fois à rebours les manches de sa robe. Astrée qui n'en pénétroit pas la raison, ne pouvoit s'empêcher de sourire ; & chaque fois elle se payoit de sa peine par des caresses dont elle ne se lassoit point, & que la timide Alexis n'osoit presque lui rendre.

 Cependant Phylis se hâtoit le plus qu'il lui étoit possible ; & comme elle ne mettoit pas beaucoup d'artifice à sa parure, elle se trouva presqu'habillée avant qu'Alexis eût donné sa robe à la belle Astrée. «Si le reste vous tient aussi long temps, dit elle avec un souris, Astrée pourra avoir fini sa toilette, quand les autres iront se coucher. Hé quoi, ma sœur, répondit Astrée, le temps vous dure-t'il de façon que vous ayez oublié le dessein que nous avons pris de l'employer à divertir le mal de la belle Alexis ? Si vous avez dessein, repliqua-t'elle, d'employer le temps à quelque chose, vous avez raison ; mais, si c'est pour le faire passer à la belle druide, je trouve que c'est un mince divertissement que le vôtre. Si vous me le permettez, j'irai vous chercher un second qui vaudra mieux que moi. D'ailleurs puisque vous n'y pouvez aller, nous commettrions une grande faute, si l'une de nous deux n'alloit lui rendre ce devoir en cette occasion. Qu'entendez-vous, ajouta Alexis, si pourtant je puis vous faire une pareille demande ? Madame, répondit Astrée, nous manquerions à ce que nous devons à votre rang, si nous vous donnions la peine d'entendre nos petites affaires.» Et faisant signe à Phylis : «Allez, ma sœur, continua-t'elle ; assurez là que nous croyons toutes que ce que l'on a dit est absolument faux. Je ne vous demande point, dit Phylis en s'en allant, où je vous retrouverai à mon retour, quand je vois la belle Alexis si embarrassée à vous rendre druide, & que je sens d'ailleurs que vous ne le serez guere moins à la faire bergere. Si le mal d'Alexis lui permet de sortir, répondit Astrée, vous nous trouverez dans la coudraye, où il me semble qu'Alexis se plaît davantage ; car quoiqu'il arrive, soyez assurée que nous ne nous quitterons point.»

 A ces mots Phylis étant sortie : «Ne dites point, reprit Alexis, que je me plaise plus dans la coudraye que par tout ailleurs. Je me plairai toujours où sera la belle Astrée, & tous les lieux où elle ne sera pas, me sembleront desagréables. C'est à moi, repartit la bergere, à tenir ce langage, à moi qui n'ai d'autre satisfaction que d'être auprès de vous, & d'autre desir que d'acquerir l'honneur de vos bonnes graces. Ne souhaitez point, dit Alexis, ce que vous possedez absolument. Si le ciel m'a rendue si heureuse, ajouta la bergere, je n'ai plus rien à desirer, madame, que de conserver un bien si gracieux, & d'employer à vous servir les jours qui me restent. Aussi j'ai déja supplié la nymphe Leonide de m'aider de son credit & de ses conseils. Elle me fait envisager de grands obstacles, mais il n'en est point que je ne surmonte pour obtenir un si grand bien. Pour ce qui regarde l'opposition de mes parens qu'elle croit un puissant obstacle au bonheur que je recherche, puisque le ciel m'a ravi ceux à qui je dois le jour, quel parent me reste-t'il qui puisse tyranniser ma volonté, & m'empêcher de me consacrer au service de celui que toutes les loix nous obligent de servir ? C'est pour cela que je ris de Calydon, & des prétentions qu'il croit avoit sur moi, parce que mon oncle Phocion approuve sa recherche. Je sçai jusqu'où doit aller l'obéissance & le respect que je lui dois. Mais, madame, ce n'est pas là ce qui m'inquiète maintenant ; mon unique souci est de sçavoir comment je pourrai vous engager vous & les anciennes druides à me recevoir parmi les autres vierges des carnutes, afin que je ne m'éloigne jamais de vous. Et c'est, madame, ce que je vous demande avec la derniere instance.

 Belle bergere, répondit Alexis, je ne puis assés vous remercier des sentimens que vous avez pour moi, & je desire avec autant d'ardeur que vous, que nous passions ensemble le reste de nos jours. Il ne tiendra qu'à vous que nous ne nous separions jamais ; mais je crains bien que vous ne changiez de resolution, lorsque je vous aurai expliqué ce qu'il faudra faire. Ah ! madame, s'écria la bergere, ne me faites point une si cruelle injustice, soyez persuadée plus tôt que je persisterai dans mon dessein jusqu'au dernier soupir. Je croirai toujours ce que vous voudrez, dit Alexis, & sur tout les choses qui me seront aussi avantageuses. Sçachez donc, bergere, que vous pouvez obtenir aisément ce que vous desirez, si votre desir est sincere : en quoi je suis d'un avis contraire à celui de Leonide. Vous n'avez pour cela que deux choses à faire : l'une de m'aimer autant que je vous aime ; pour l'autre je vous le dirai, lorsque je serai assurée de la premiere.»

 Alors Astrée baisant la main d'Alexis, «si la seconde chose que vous avez à me proposer, m'est aussi facile que la premiere, vous avez raison, madame, de dire que la difficulté n'est pas grande. Car si je n'aime la belle Alexis plus que moi même, plus que l'amour ne fit jamais aimer personne, plus que tout autre n'a pû aimer jusqu'ici, puissent les dieux me refuser l'honneur de vos bonnes graces, en la possession desquelles je mets le comble de ma felicité !

 Avec tout cela, repartit Alexis, croyez vous m'aimer plus que je ne vous aime ? O, madame, repliqua la bergere, je ne suis pas assés présomptueuse pour croire meriter que vous m'aimiez autant ; il suffit à mon bonheur que mon amour ne vous déplaise ni par sa grandeur, ni par ma petitesse. Belle bergere, dit Alexis, prenez d'autres sentimens, ou je vous croirai également deçue par rapport à l'amour que vous pensez avoir pour moi, & par rapport à celui que vous pensez que j'ai pour vous. Nul amour ne peut égaler le mien, & j'ai sur vous cet avantage que je ne puis me tromper, parce que je parle d'après ma propre experience. Je crois vous avoir déja dit que j'ai aimé une fille, & j'aurois juré alors que ma tendresse pour elle étoit extrême ; mais quand je viens à la comparer à celle que j'ai pour vous, je rougis de l'erreur où j'ai vêcu. Vous au contraire qui n'avez point encore aimé, vous pouvez vous persuader ce qui n'est pas. Ah, madame, dit la bergere, j'ai commencé d'aimer presque dès le berceau, & j'ai continué depuis avec tant d'opiniâtreté, que ni le temps, ni les obstacles, ni l'absence, ni la volonté de ceux qui pouvoient disposer de moi, n'ont pû me divertir de mon amour ! La mort seule a rompu mes engagemens. Cependant, madame, je jure que je vous aime beaucoup plus encore.»

 A ces mots, Alexis ouvrant les bras, & Astrée les ouvrant de même, elles s'embrasserent si tendrement, qu'il ne manquoit rien à leur bonheur mutuel, si Alexis avoit osé dire : Je suis Celadon. Mais Alexis dont la felicité étoit toujours troublée par la crainte, s'éloigna un peu, & après s'être tue quelque temps, elle profera ces paroles avec une pudeur si bien feinte, qu'elle auroit suffi à cacher toujours son déguisement. «Mais, belle bergere, lui dit-elle, quel jugement vous fera porter de moi la violence de mon affection, si je n'ai pas le bonheur que la votre vous la fasse excuser ? En disant ce mot elle mit la main sur son visage, comme le cachant de honte. Cependant, continua-t'elle, je jure par la grande Vesta & par la vierge que les carnutes disent devoir enfanter, que je n'ai jamais aimé qu'une fille, & que je l'ai autant aimée que je pouvois aimer alors, mais bien moins que je ne vous aime maintenant ; &, ce qui vous paroîtra singulier, je prenois autant de plaisir à ses caresses que si j'eusse été un homme ; & quand je suis auprès de vous, je sens ce même plaisir, que je ne sçai à quoi attribuer, si ce n'est à l'excès de ma tendresse pour vous. Mais je ne voudrois pas qu'elle vous fût importune, ou desagréable.»

 Alors, Astrée faisant bien paroître sur son visage la joye qu'elle avoit dans le cœur : «Madame, répondit-elle, c'est moi qui dois craindre avec raison de vous être importune. J'avoue que j'ai aimé un berger, mais, je le dis avec verité, je n'ai jamais eu autant de satisfaction à lui parler, & à recevoir quelque témoignage de sa bonne volonté, que j'en ressens étant auprès de vous. O combien dois je remercier la bonté celeste, dit Alexis, qui m'ayant donné ce penchant pour vous, vous en a inspiré un semblable pour moi, afin que je puisse vivre auprès de vous, sans les doutes que je vous ai expliqués, & qui auroient mêlé de l'amertume parmi les douceurs d'une si heureuse vie ! Et lui tendant la main, vous voulez donc bien, ma belle bergere, continua-t'elle, que nous vivions, lorsque nous serons seules, avec la même franchise que nous avons fait jusqu'ici. Comment, reprit la bergere, si je le veux ? Je mourrois de regret, si vous me le défendiez.

 Mais, madame, puisque j'observe si bien la premiere chose que vous m'avez dit être nécessaire, si je voulois toujours demeurer auprès de votre personne : Que tardez-vous à me dire l'autre, pour consommer mon bonheur ?

 Belle bergere, lui répondit Alexis, il n'en est pas temps encore ; mais belle bergere, j'aurai soin moi même de vous prévenir lorsqu'il sera temps de m'expliquer tout à fait. Cependant, pour essayer si cette vie aura tous les agrémens que nous nous imaginons, commençons dès à present à vivre comme nous devons faire le reste de nos jours, je veux dire, avec cette liberté qui convient à deux parfaites amies. Et d'abord laissons pour toujours ces mots de madame, & de druide ; & que l'amitié qui doit être à jamais entre nous commence à user de ses privileges. Madame, dit Astrée, vous me permettrez, s'il vous plaît, de vous rendre en quelque lieu, & en quelque qualité que ce soit, les respects qui vous sont dûs ; mes plaisirs augmenteront, quand je pourrai me dire à moi même, que je suis dans les termes de mon devoir.

 Vous vous trompez, répondit Alexis ; & si vous avez cet empire sur vous, je ne l'ai pas sur moi. D'ailleurs, si l'union des volontés est le principal effet de l'amour, pourquoi souffririons nous ces tyrannies que l'on déguise sous le nom de respect & de civilité, & qui feroient obstacle à la parfaite union qui doit regner entre nous ? Je veux donc qu'Astrée soit Alexis, & qu'Alexis soit Astrée, & que nous bannissions de notre commerce toutes les paroles, & toutes les actions qui pourroient metre entre nous la moindre difference. Et lorsque nous aurons vêcu quelque temps avec cette franchise, vous verrez que votre tendresse pour moi s'accroîtra encore infiniment. Sçachez encore que les filles qui sont aux carnutes ne s'appellent jamais par leurs noms, mais par d'autres que l'amitié leur fait inventer. Pour moi je n'en trouve point de plus convenables que ceux de maitresse & de serviteur : ils sont ordinaires chés les carnutes, & ils expriment parfaitement ce que nous sentons l'une pour l'autre.

 Je reçoi cet honneur, dit Astrée, avec toute la reconnoissance que je dois, & je proteste que je vous tiendrai à jamais pour ma maitresse, & que je serai aussi à jamais votre serviteur. Je voulois, dit alors Alexis en souriant, que vous prissiez le nom de maitresse ; mais puisque vous avez choisi l'autre, je vous le laisse, pour commencer à vous convaincre de l'empire que vous avez sur moi.» Et lui tendant la main, «mon serviteur, continua-t'elle,» donnez moi la votre, en preuve que vous acceptez ce nom, & que jamais vous ne romprez l'alliance qui doit nous unir, & dont nos mains ainsi serrées ensemble seront le symbole. Je jure en même temps, & je fais vœu au grand Thautates amour, que nous servons parmi les carnutes, que je veux éternellement vivre avec vous, comme avec la seule personne que je veux aimer parfaitement, & dont aussi je veux être parfaitement aimée.

 Je vous donne, reprit Astrée, non seulement une main, mais toutes les deux, mais le cœur & l'ame, en témoignage que pour vous seule je veux aimer l'amour & le hair pour tout autre, vous consacrant tous mes désirs, & toutes mes affections. Et s'il m'arrive jamais de démentir le beau nom que j'ai reçu, puisse ce même Thautates amour que vous avez reclamé, me rendre l'execration de toutes les créatures, & me livrer à la rage des plus farouches !» A ces mots elles se donnerent tant de baisers, avec tant d'affection, qu'elles ne pouvoient mettre fin à leurs caresses.

 Cependant Phylis s'étoit rendue chés Diane. Elle esperoit de la trouver encore dans son lit ; mais le mal de la bergere étoit trop violent, pour lui permettre de reposer si long temps. Déja elle avoit tout arrangé dans sa cabane, & déja elle étoit sortie avec son troupeau. Le hazard la conduisit au même endroit du rivage où la jalousie d'Astrée avoit porté Celadon à se précipiter. Elle y resta long temps assise, les yeux attachés sur le courant, & sans faire aucune action qui donnât le moindre signe de vie. Enfin revenant à elle mêmê, & jettant un profond soupir : «Ainsi, dit elle, vont se perdre dans le sein de l'oubli toutes les choses humaines ;» & s'étant tue quelque temps encore, elle reprenoit de la sorte : «O que celui là étoit bien veritable, qui disoit que jamais une même personne ne passa deux fois la même riviere ! Depuis que je suis sur ce rivage, non seulement l'eau que je vois couler n'est pas la même qui couloit, quand j'y suis arrivée ; mais helas, moi-même je ne suis pas la même Diane que j'étois, lorsque je suis venue ici. Le temps par une puissance invincible pousse & chasse toutes choses devant lui ; le soleil même qui mesure le temps est chassé par le temps, & n'est plus au même point où il étoit, quand j'ai commencé à parler. Et puisque tout change sans cesse, continuoit elle, puisque toutes les choses que la nature a produites sont sujettes au changement, n'es-tu pas injuste, ô Diane, de blâmer le changement dans un berger !» A ces mots elle retomboit dans le silence ; puis elle le rompoit en ces termes : «Te souviens-tu quelle tu étois avant que Philandre t'eût vue, quelle te rendit sa recherche, & quelle tu devins après que tu l'eus perdu ! Considere encore quelles étoient tes dispositions, quand ce trompeur jetta si malheureusement les yeux sur toi ; le changement que fit en toi sa feinte passion ; la disposition où tu es maintenant que sa perfidie t'est connue ; & tu seras forcée d'avouer que tu n'es pas moins assujettie aux loix de l'instabilité. Oui, Diane tu es si changée, que je ne retrouve plus en toi que le nom de Diane. Car, répons moi, as tu oublié quelle horreur tu avois autrefois pour les flateries des hommes ? combien tu méprisois les bergeres qui les écoutoient ? As-tu perdu la mémoire des sages conseils qu'en de semblables occasions tu donnois à tes compagnes ? ou crois-tu que ces mêmes conseils ne te regardent point ? Desabuse-toi, Diane, & rentre en toi même. Répons moi encore. Lorsque tu étois cette premiere Diane, n'est-il pas vrai que tout ce qu'auroit pu faire ce berger artificieux, t'eut été indifferent ? Pourquoi donc, si tu es la même Diane, t'affliges-tu qu'il aime Madonte, qu'il la suive, qu'il soit parti avec elle sans ta permission ? Mais si je ne suis plus Diane, que suis-je donc devenue ?... O dieux quel déplorable changement !»

 Lorsqu'elle se livroit ainsi aux differentes pensées qui l'agitoient, & que sans y penser elle élevoit sa voix de sorte que l'on pouvoit entendre des paroles qui, quoique confuses, témoignoient assés la violence de son déplaisir, elle fut interrompue par des bergers & des bergeres, qui alloient disputant entr'eux avec beaucoup de chaleur. Dès qu'elle les eut entendus, elle se cacha promptement derriere un buisson qui joignoit le grand chemin, resolue à les laisser passer, & revenir ensuite au même lieu reprendre son entretien. Mais elle fut bien trompée, quand elle vit les bergers s'asseoir au même endroit qu'elle venoit de quitter. Ils s'étoient placés en rond, & ceux qui avoient le visage tourné de son côté ne lui parurent pas entierement inconnus. Quoiqu'ils fussent de hameaux éloignés, elle les avoit vus souvent aux jeux & aux sacrifices solemnels. Et lorsqu'elle étoit le plus étonnée qu'ils se fussent arrêtés précisement en ce lieu, elle entendit un berger qui reprenoit la parole en ces termes : «Delphire, vous êtes un juge bien severe, pouvez-vous condamner de la sorte un berger, sans écouter sa justification ? Mais, Taumantes, reprit la bergere, pensez-vous que j'ignore que vous aurez plus de peine à déguiser vos foibles excuses, que je n'en aurai à vous confondre ? Si les dieux avoient connu, repartit le berger, que vous pouviez justement prononcer sur notre differend, ils ne nous auroient pas ordonné de venir chercher en ce lieu le juge qu'ils nous destinent. Taumantes, repliqua la bergere, c'est qu'ils veulent souvent que pour premiere recompense, & pour premiere punition, les actions, soit vertueuses, soit blamables deviennent publiques. Si nous devons attendre les recompenses & les châtimens de leurs mains, selon la qualité de nos actions, ô Delphire, que j'ai pitié de vous ! Vous ne pourrez supporter les peines qui sont dues à votre cruauté ; & j'ignore comment mon cœur si accoutumé aux amertumes, pourra recevoir toutes les douceurs qui lui sont préparées, si elles doivent repondre à mon amour, & à ma fidelité.

 Si nous rencontrons un juge équitable, ajouta la bergere en souriant, je crains bien que vous me ferez plus de pitié que d'envie. O que ce seroit un prodigieux changement, repliqua le berger, si vous étiez sensible au mal que je recevrois d'une main étrangere, vous dont les rigueurs m'ont fait souffrir de si cruels tourmens ! Si ces reproches sont fondés, interrompit la bergere, je me sçai bon gré d'avoir si bien sçû reconnoître votre dissimulation ; & s'ils ne le sont pas, vous êtes d'autant plus coupable, que votre inconstance vous a rendu ingrat à mon égard. Mais, Taumantes, continua-t'elle, mettons fin à ces discours : je conçois que vous ne les tenez que pour plaire ici à quelqu'un : soyez persuadé que les plus sages ne sont pas ceux qui les approuvent. Je sçai, reprit le berger, que rien ne fâche autant, quiconque a tort, que d'entendre parler de ce qui le touche ; & que quiconque a la justice de son côté ne peut garder le silence ; cependant, puisque vous me l'imposez, j'obéirai. Mais, permettez-moi, s'il vous plaît de chanter ;» & sans attendre sa réponse, il chanta.

 A peine il eut achevé, que Delphire lui dit : «Je ne veux point de meilleure preuve de votre changement, que le mépris que vous faites de ma défense. Autrefois vous n'eussiez osé me desobéir, quand il auroit dû vous en couter la vie.» Le berger ne répondit rien, mais baissant les épaules, il fit signe qu'il avoit la langue liée ; c'est ce qui donna occasion à un autre berger de prendre la parole pour lui. «En verité, dit-il, il est bien cruel d'interdire jusqu'à la plainte à ceux qui souffrent. Soit, répondit la bergere ; mais convenez aussi qu'il faut avoir bien de la patience pour entendre sans cesse les plaintes importunes de celui qui ne souffre point. Mais, repliqua le berger, si vous réduisez Taumantes au silence, à quel dessein êtes-vous venus en ce lieu ? Nous y sommes venus, reprit la bergere, non pour disputer, mais pour y trouver le juge que l'oracle nous a promis. A quoi, repliqua-t'il, pourrez-vous reconnoître ce juge ? & comment sçavez-vous si c'est ici que vous le devez trouver ? Pour ce qui est du lieu, ajouta Delphire, nulle difficulté ; c'est où Celadon est tombé dans l'eau, & il n'y a personne sur ce rivage qui ignore que c'est ici précisement que ce malheur est arrivé. Pour le juge, nous ne pouvons plus y être trompés ; car voici l'oracle :»


 Au lieu même, où dans l'eau
 Celadon trouva son tombeau,
Vous aurez un juge propice.
Il vous verra sans être vû,
Et votre procès entendu
 Il vous fera justice.

 «Voilà, reprit le même berger, un oracle assés obscur. Si vous ne voyez point celui qui doit vous juger, comment sçaura-t'il qu'il le doit ? Il est bien plus obscur que vous ne pensez, reprit Delphire. Cleontine nous a dit que ce juge doit nous entendre, sans que nous lui parlions. A la verité, nous ne pouvons nous y tromper ; car les dieux lui ordonnent de nous avertir qu'il est notre juge, dès qu'il le sçaura lui même. Mais, interrompit encore le berger, comment le sçaura-t'il, si vous ne le lui dites ? Et comment le lui direz-vous, si vous ne le connoissez pas ? Le dieu qui a rendu l'oracle, dit Delphire, peut seul démêler ces difficultés.»

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LIVRE SECOND.



 Cependant Diane entendoit tous ces discours, & regardant au travers du buisson qui la couvroit, elle reconnut presque tous les bergers. Ils étoient de quelques hameaux éloignés, & ils habitoient sur les bords du Lignon, vers les montagnes de Rochefort & de Cervieres. La bergere les avoit souvent remarqués aux jeux publics, au sacrifice du gui & aux autres solemnités. Elle n'avoit pas oublié l'estime où étoient la beauté de Delphire, & le merite de Taumantes. Elle n'ignoroit pas même leur passion mutuelle, parce qu'ils étoient des familles les plus considerables de leurs hameaux, & qu'ils s'étoient peu soucié de cacher leur inclination.

 Leur divorce avoit dequoi la surprendre ; mais lorsqu'elle se remettoit devant les yeux les sujets de plainte qu'elle avoit contre Silvandre, sa surprise cessoit au même instant. Mais quand elle eut entendu l'oracle & compris que c'étoit elle que les dieux leur distinoit pour juge, elle fut veritablement affligée. Dans l'état où elle se trouvoit, elle ne desiroit rien tant que d'être seule, & elle prévoyoit bien qu'il lui faudroit employer toute la matinée à entendre ce differend. Elle resolut pourtant d'obéir au dieu, mais aussi de renvoyer au lendemain le jugement qu'elle devoit prononcer. Elle se flattoit qu'alors elle auroit vaincu sa passion, & repris sa premiere tranquillité. Dans cette resolution, Diane éleve tout à coup sa voix : «Delphire, & vous Taumantes, dit-elle, ne soyez plus inquiets ; voici le juge que le ciel vous destine.» A ces mots elle sort du buisson, & montrant sur son visage une feinte severité, elle s'avance vers les bergers. Les bergers frappés d'étonnement étoient presque demeurés immobiles ; mais reconnoissant Diane, ils ressentirent tous une joye sincere ; il n'y en avoit pas un qui ne connût le merite & la vertu de Diane. Taumantes au comble de ses vœux se jette à ses genoux & s'efforce de lui baiser la main ; mais Diane après lui avoir rendu le salut, le quitte, va trouver Delphire, & lui fait toutes les caresses imaginables. Taumantes feignant d'en être jaloux : «Notre juge, dit-il, vous pouriez bien montrer dans votre jugement autant de partialité que dans votre accueil. Un bon juge, répondit la bergere, doit tout balancer selon l'équité ; & n'est-il pas juste de rendre à chacun ce qui lui est dû ?»

 Alors Delphire prenant la parole, «c'est, dit-elle, la coutume des hommes, que de redouter le jugement des personnes équitables ; mais, Taumantes, continua-t'elle, en s'adressant au berger, j'avoue que je ne meritois pas plus que vous les faveurs de la bergere ; mais reconnoissez aussi que vous n'avez point droit de les exiger. Belle Delphire, dit Taumantes, mes importunités, auprès de vous, m'en ont fait une habitude insurmontable ; ainsi, ne soyez point surprise que je continue à demander. Ne soyez pas surpris non plus, repartit-elle, si vous êtes refusé cette fois, puisque vous êtes si accoutumé aux refus.»

 En même temps les bergeres & les bergers vinrent saluer Diane ; & tout à coup Delphire reprenant la parole : «Belle & discrete bergere, lui dit-elle, nous esperons Taumantes & moi qu'à la grace que vous venez de nous faire, vous daignerez encore en ajouter une autre. Belle Delphire, répondit Diane, qui pourroit vous rien refuser ? soyez seulement plus assurée de ma volonté, que de mon pouvoir. Il ne faut point douter, ajouta Taumantes, que les dieux vous ayant choisie pour nous rendre la tranquillité que nous avons perdue, ils ne vous en ayent en même temps donné le pouvoir. Taumantes, repartit Diane, que les dieux m'ayent choisie pour vous faire retrouver le repos que vous cherchez, je n'en suis pas surprise : je sçai qu'ils ont coutume d'employer à l'execution de leurs desseins les instrumens les plus vils, pour faire connoître que la gloire leur en est due toute entiere ; mais je ne puis comprendre que vous ayez perdu le repos, vous Taumantes & Delphire que je croyois mener une vie si douce & si heureuse.

 Ainsi, reprit Delphire, vous trompiez-vous ; mais daignez nous entendre, & terminer par votre jugement nos inquiètudes mortelles. Je le dois, Delphire, interrompit Diane, puisque tel est l'ordre des dieux. Seulement je vous supplie l'un & l'autre de vouloir bien remettre le jugement que vous desirez à demain en ce même lieu, & à la même heure. Une de mes plus cheres compagnes exige de moi un service que je ne puis differer, & j'ai besoin de tout le temps que je vous demande. Rien n'est plus juste, repartit Delphire ; d'ailleurs le dieu qui nous a envoyés vers vous, nous ayant commandé de vous obéir, vous pouvez faire par autorité ce que vous demandez comme grace. Puisque vous l'agréez ainsi, reprit Diane, j'irai donc où la nécessité m'appelle, & demain je me retrouve ici à cette même heure.» A ces mots elle quitte les bergers, & hâte ses pas, pour faire croire qu'elle étoit pressée.

 Cependant Phylis n'ayant point trouvé la bergere dans sa cabane, alla la chercher au lieu où elle avoit accoutumé de conduire ses brebis ; mais elle avoit choisi par hazard un lieu plus écarté, pour être sans témoins. Après l'avoir inutilement cherchée, elle arriva enfin dans la grande prairie, où elle apperçut de loin quelques bergeres. Elle espera d'abord y trouver Diane ; mais lorsqu'elle se fut approchée elle connut que c'étoit les trois étrangeres qui étoient venues des rives de l'Arar, Florice, Circène, & Palinice. Elles parloient avec feu ; & Phylis crut que si elle pouvoit les entendre sans être vue, elle apprendroit le sujet qui les avoit conduites dans cette contrée, car jusques là elles en avoient fait un mystere.

 Elle se coule donc près d'elles à la faveur de quelques arbres qui la cachoient, & elle entend que Florice parloit en ces termes : «En verité je commence à douter que l'on ait bien interpreté l'oracle qui nous a conduites en ces lieux ; il semble du moins que les dieux ayent oublié ce qu'ils nous ont dit, ou qu'ils rient de notre peu d'intelligence. Pour moi, répondit Circène, je me suis laissée conduire, comme étant la plus jeune, & si je suis dans l'erreur, je m'en prens à Palinice à qui je me suis abandonnée. Je sçai, dit Palinice, que vous n'êtes trompées ni l'une, ni l'autre ; l'oracle qui nous fut rendu au temple de Venus étoit tel que vous l'entendîtes, & je vous ai redit exactement l'explication du druide. S'il est ainsi, reprit Circène, nous ne devons rien précipiter à mon avis : nous ne trouverons pas ici les jours plus longs que sur les rives de l'Arar, & le commerce des bergeres du Lignon est bien aussi agréable que celui auquel nous sommes accoutumées.

 J'avoue, ajouta Florice, qu'il y a ici des amusemens qui peuvent plaire par leur simplicité ; mais avouez aussi que tout ce que nous voyons ne convient gueres à des personnes élevées comme nous. Et pour dire la verité, cette vie me deviendroit insupportable avec le temps. Si j'étois obligée d'y faire un plus long séjour, je romprois & la houlette, & la panetiere.

 Je ne sçai, reprit Circène, ce qui vous y déplait tant. Mais il me semble qu'il n'y a rien dans nos villes qui égale la franchise & la liberté de ces villages. Mais enfin, dit Florice, vous ne voyez ici que des brebis & des chévres, que des bergers & des bergeres. Mais quels bergers & quelles bergeres, interrompit Circène ? Trouveriez-vous dans nos villes quelqu'un qui eût autant d'esprit que Silvandre ? Une fille qui égale Astrée, ou Diane, ou Phylis, en beauté, en discretion, en sagesse ? Je ne dis rien de tant d'autres bergeres dont je n'admire pas moins les manieres douces & faciles, que je hais la contrainte & la dissimulation des villes. Je vois bien, ajouta Florice, qu'en prenant l'habit de bergere, vous en avez pris tout l'esprit & tous les sentimens, Eh bien, Circène, soyez bergere tant qu'il vous plaira ; pour moi je l'avoue, il me tarde de revoir les personnes parmi lesquelles je suis née. J'ai plus de plaisir à voir un chevalier bien armé rompre une lance, que vos bergers se disputer le prix de la course, ou du ceste, & j'aime mieux l'éclat de la pourpre & de l'or, que la toile de vos plus gentils bergers du Lignon : non que je les méprise, mais mon courage ne peut s'abaisser à vivre avec d'autres qu'avec mes semblables.

 Qui n'aime que les vanités & les fausses grandeurs, dit Circène, jugera comme Florice ; mais qui considere les choses en elles-mêmes, & ne prend point l'ombre pour le corps pensera bien differemment. L'éclat de l'or & de la pourpre qui vous éblouissent, fait sur vous la même impression, qu'un verre fragile sur les yeux d'un enfant. Qu'importe, je vous supplie, que le corps soit vêtu d'une étofe plus ou moins riche, pourvû qu'il soit net & défendu de l'injure du temps ? Le reste n'est qu'une veine apparence qui n'impose qu'à des yeux superficiels. Pour ce qui regarde les tournois de nos chevaliers, & les exercices de ces bergers, j'avoue que ceux-là sont plus sanglans, & qu'ils ressentent plus la violence ; mais ces amusemens qui dégradent l'humanité seront-ils préferables à des jeux sages & innocens ? Croyez-moi, Florice, les tournois que vous aimez tant conviennent mieux à des tigres qu'à des hommes, & ces doux exercices que vous haissez sont faits pour des hommes qui doivent se conserver, & non pas s'exterminer.

 Ce n'est pas ainsi, interrompit Palinice, que nous resoudrons ce que nous avons à faire ; il ne s'agit pas de sçavoir quelle vie est la plus heureuse ; mais si nous demeurerons encore dans cette contrée pour y attendre l'effet de l'oracle. Pesons bien les mots que le dieu à proferés, & rappellons nous l'interpretations du druide. Lisons d'abord l'oracle, car je l'ai écrit de peur qu'il ne m'échapât.» Et mettant la main dans sa pannetiere, elle en tira un papier qui contenoit la réponse du dieu, conçue en ces termes :


Le mal des trois en Forest finira
Par le mort vif, & par qui trouvera
 Le même bien qu'elle rejette.
Executez ce qu'elle ordonnera ;
 Elle est mon fidele interprete.

 Phylis qui jusques là avoit ignoré le sujet de leur voyage, fut ravie de l'apprendre, moins par une certaine curiosité naturelle au sexe, que par le desir d'être utile à ces étrangeres dont elle admiroit la vertu. Circène & Palinice relurent plusieurs fois l'oracle pour en pénétrer mieux le sens : «Enfin, dit Palinice, je crois que nous devons encore attendre, puisque le druide nous assura que nous trouverions au Forest le repos que nous cherchions, & qu'il nous viendroit de trois personnes dont il n'y en avoit qu'une facile à rencontrer, mais que celle-ci qui devoit nous faire connoître les deux autres étoit si clairement designée, que nous ne pourrions nous y méprendre ; car, disoit-il, (& j'ai retenu les paroles mêmes) lorsque vous trouverez une personne qui vous dira que le dieu vous a ordonné par son oracle qu'un mort vivant soit votre medecin avec celle qui aura recouvré un bien qu'elle vouloit perdre, il faut que celle de vous à qui le sort tombera, lui raconte vos peines ; & pour votre bien elle vous ordonnera ce qu'elle jugera plus convenable. Le plus grand mal que j'apperçois, répondit Florice, c'est l'ennui d'un séjour si long. Pour vous, Circène, ajouta-t'elle, vous qui êtes devenue plus bergere que les bergeres mêmes, c'est un mal que vous n'éprouverez point.»

 Cependant Phylis songea à se retirer sans être vue, afin de pouvoir leur ordonner avec plus d'autorité ce qu'elle voudroit, quand elle seroit leur juge. Lors donc que Circène commençoit à répondre, elle se tira doucement, & passa en d'autres lieux pour chercher Diane. Diane de son côté étoit dans un embarras extrême. Elle vouloit être seule, & toujours la fortune lui faisoit rencontrer quelques bergers, ou quelques bergeres. A peine elle avoit échapé à Delphire & à Taumantes, que s'étant retirée dans le fonds du bois, elle entendit une voix étrangere.

 «La nature, disoit la voix, nous impose une loi bien rigoureuse, en nous forçant de vivre parmi les hommes, & sous leur cruelle tyrannie. Pourquoi notre foiblesse nous assujetit-elle à ce fier animal ? Et pourquoi l'homme n'est-il pas soumis à son tour aux animaux qui sont plus forts que lui ? Mais s'il faut imputer à cette foiblesse la cause de notre servitude, pourquoi la foiblesse de leur esprit, plus grande sans doute que celle de nos corps, ne nous les a-t'elle pas assujettis ? Et qui prouve mieux la foiblesse de leur esprit que de ne vouloir plus tout à coup ce qu'ils ont voulu si passionnement ? Quel homme n'a point trompé l'infortunée qui s'est fiée à lui ? Qui d'entr'eux s'est fait un scrupule des parjures, lorsqu'il a cru que les parjures serviroient à ses pernicieux desseins ? Puis les perfides s'imaginent couvrir leurs crimes en disant que les dieux ne punissent pas les sermens des amans. Ah ! s'ils les punissoient, ne seroient-ils pas obligés d'exterminer tous les hommes ?» «Quel dieu ne prennent-ils pas à témoin ? A quel supplice ne se soumettent-ils pas ? Quelle assurance refusent-ils de nous donner, lorsqu'il veulent obtenir de nous quelque faveur ? Et quel dieu ne bravent-ils point ensuite, & quels prétextes n'alleguent-ils point pour se dérober aux châtimens qu'ils ont merités ? Mais si les dieux se lassent enfin, oui, nous les verrons exterminés de l'univers, comme le plus imparfait & le plus odieux de tous leurs ouvrages, si pourtant ils sont l'ouvrage des dieux, & non l'ouvrage de quelque furie qui les a formés pour notre malheur, & pour notre supplice.»

 Diane, dans l'état où elle se trouvoit par rapport à Silvandre, prenoit quelque plaisir aux discours de l'étrangere ; & desirant de la connoître, elle s'approcha davantage. Mais elle fit du bruit sans y penser, & l'étrangere croyant que c'étoit un homme qu'elle avoit entendu, fuyoit déja lorsqu'elle reconnut que c'étoit une bergere. Elle s'arrête aussi tôt, mais l'œil farouche, comme ressentant encore la douleur qui lui avoit fait exhaler des plaintes si ameres. Diane s'approche encore plus, & sensible à son mal, elle la salue d'un air plein de douceur, & suivant l'usage de la contrée, elle lui offre tous les secours dont elle est capable.

 Alors l'étrangere reprenant son visage accoutumé parut à Diane d'une beauté accomplie. Après avoir salué Diane à son tour, & l'avoir remerciée de sa politesse : «Belle bergere, lui dit-elle, que ne puis-je vous rendre les mêmes offices ? Mais dans la situation où je suis, j'ai besoin de votre secours, & des conseils que je viens chercher ici par l'ordre des dieux. Vous n'y trouvez personne, répondit Diane, qui ne s'empresse à vous servir, mais la simplicité de nos bois nous interdit la présomption de croire que nous puissions conseiller autrui. Cependant, repliqua l'étrangere, ce qui me fait bien esperer de mon voyage, c'est que les dieux ne sont point menteurs, & que la premiere rencontre que je fais est pour moi le plus heureux présage. Votre beauté, votre politesse, & la prudence que je remarque dans vos paroles me garantissent le succès de mon voyage. Les dieux, il est vrai, ne sont point menteurs, mais ils se plaisent quelquefois à nous rendre des oracles si obscurs, que les hommes se trompent eux-mêmes en les expliquant. Plût à dieu, belle bergere, que ma rencontre fût utile, comme la votre m'est agréable ! Mais, si vous pensez que je puisse vous servir, dites-moi, je vous supplie, quel sujet vous amene, & pourquoi vous traitez si mal les hommes.»

 Alors l'étrangere s'étant tenue quelque temps dans le silence, & les yeux baissés, les releva enfin, & lui répondit avec un profond soupir en ces termes : «Ce que vous me demandez, trop aimable bergere, est juste & raisonnable ; le malade doit découvrir son mal au medecin dont il attend sa guerison ; mais auparavant daignez satisfaire à ma curiosité ; n'êtes-vous pas Astrée, ou Diane ? car ce qui a le plus contribué à me rendre ce voyage agréable, c'est l'esperance de connoître deux bergeres si accomplies, & dont le nom vole de toutes parts.

 Il peut y avoir dans cette contrée plusieurs bergeres qui portent le nom de Diane, répondit la bergere en rougissant ; & peut être y en a-t'il quelqu'une d'elles à qui les dieux ayent prodigué leurs faveurs ! Pour moi je ne me reconnois point à vos discours ; seulement telle que je suis, je voudrois, pour ne pas dementir l'idée que vous avez de ce nom, pouvoir vous rendre quelque service qui la soutint. Etes-vous, ajouta l'étrangere, la compagne d'Astrée ? Oui, repliqua Diane. Il suffit ; c'est vous & votre compagne que je desirois connoître.» A ces mots elle s'avance & comble Diane de ses caresses ; & Diane se vit obligée d'y répondre.

 Au même instant, Phylis qui avoit cherché Diane dans tous les lieux où elle esperoit la trouver, parut à l'extrêmité d'une allée, d'où elle apperçut les caresses de l'étrangere. La curiosité lui fit précipiter ses pas ; d'un autre côté l'étrangere qui desiroit passionnement de voir Astrée, n'eut pas plus tôt remarqué Phylis qu'elle lui demanda si ce n'étoit pas sa compagne. «C'en est une, répondit Diane ; mais non pas celle que vous avez en vue. Celle-ci s'appelle Phylis ; & quoiqu'elle lui cede peut être en beauté, je puis vous assurer que nous n'avons point de bergere qui ait plus de sagesse & de discretion. Je n'en puis douter, ajouta l'étrangere, puisqu'elle est votre compagne. Oui, repliqua Diane, & celle qu'Astrée & moi nous cherissons davantage. Quand vous la connoîtrez, vous jugerez surerement qu'elle merite d'être aimée.»

 A ces mots, Phylis étant arrivée, Diane s'approcha d'elle, & lui dit : «Ma sœur, aimez cette belle étrangere pour l'amour de moi, puisqu'elle vient augmenter le nombre de nos bergeres.» Phylis s'avança incontinent pour plaire à sa compagne, & plus encore pour se conformer aux loix de la contrée.

 Mais Diane avoit beau dissimuler, elle portoit dans le cœur un trait mortel. La contrainte où la tenoit l'étrangere lui paroissoit insupportable ; elle crut pour s'en délivrer, qu'elle devoit lui demander au plus tôt le sujet de son voyage. Et dans cette vue s'adressant à Phylis : «Ma sœur, dit-elle, cette belle étrangere vient sur nos bords chercher un remede au déplaisir qui la presse ; c'est pourquoi lorsque vous êtes arrivée, je la suppliois de m'apprendre le motif qui l'avoit conduite dans notre contrée. Si donc vous l'agréez, nous continuerons vous & moi nos prieres, afin que nous puissions mieux lui rendre ce qu'exige son merite.» Phylis au contraire à qui le temps sembloit prétieux, «Vous avez raison, dit-elle, ma sœur ; mais il me semble que nous desobligerions notre compagne, si nous la privions de ce plaisir, & qu'il vaut mieux attendre qu'Astrée soit présente.»

 Diane comprit l'intention de Phylis ; & trouvant qu'elle avoit raison, elles marcherent vers la grande allée, où elles trouverent Florice, Circène, & Palinice, qui, après de longues contestations, resolues enfin d'attendre encore quelque temps se promenoient sur les bords du Lignon. Elles comptoient que les bergers & les bergeres ne manqueroient pas de s'y assembler, & qu'elles passeroient agréablement le reste de la journée.

 L'étrangere ne les reconnut pas d'abord, soit à cause de leurs nouveaux habits, ou parce qu'elle ne les croyoit pas dans le Forest ; mais s'étant approchée, elles les reconnut à leur voix, lorsqu'elles saluerent Diane ? «Me trompé-je, dit-elle, après les avoir considerées quelque temps, ou ne voi-je pas les meilleurs amies de Dorinde ?» Alors Florice & ses deux compagnes vinrent l'embrasser avec une extrême satisfaction, & montrerent par toutes les caresses qu'elles lui firent, que l'on aime plus ses compatriotes losqu'on les trouve dans une contrée étrangere qu'on ne les aimoit dans sa patrie.

 Phylis, que cette compagnie importunoit, saisit le moment où elles se faisoient tant d'accueil, & dit tout bas à Diane : «Peut-être devrions nous laisser cette étrangere avec ces personnes qu'elle connoît. Si nous la menons vers Astrée avant que de l'avertir, je crains que nous ne la fâchions à cause d'Alexis, & parce qu'elle sera vêtue, comme vous le sçavez, en druide. Ma sœur, j'approuve votre idée, répondit Diane ; & je suis ravie que nous ayons rencontré ces autres étrangeres, pour nous débarrasser de celle-ci.»

 Tandis qu'elles parloient de la sorte, Florice & les autres se continuoient leurs caresses, & Phylis leur dit : «Belles bergeres, nous serions au desespoir de vous separer sitôt ; vous sçavez d'ailleurs que nous avons des devoirs à rendre à la druide ; & nous ne pouvons laisser notre amie dans une compagnie plus agréable. Ainsi, belles étrangeres permettez nous d'aller où notre devoir nous appelle, & nous vous assurons qu'aujourd'hui nous vous ferons voir Astrée, afin qu'elle nous aide à nous acquiter envers vous.»

 Cependant Phylis, afin de prévenir l'impatience de Florice, de Circène & de Palinice, s'adressant à Diane qui s'échapoit : «Ma sœur, lui cria-t'elle, attendez-moi, je vous supplie, je n'ai qu'un mot à dire aux bergeres, & je suis a vous dans l'instant :» Alors elle se tourne vers les trois étrangeres : «Florice, dit-elle, d'un air plus grave qu'à l'ordinaire, & vous Circène & Palinice, le dieu que vous avez consulté vous déclare par ma bouche ce qu'il vous a déja fit entende par son oracle, qu'un mort vivant doit vous guerir, avec celle qui aura recouvré malgré elle le bien qu'elle avoit perdu volontairement.»

 O dieu, s'écrierent-elles toutes trois en frappant des mains ensemble ! heureuse bergere que le ciel a destinée pour nous rendre notre tranquillité, puissent à jamais tous vos desirs avoir leur accomplissement !» Puis se regardant l'une & l'autre : «N'est-il pas vrai, disoient-elles, que les dieux ne sont point trompeurs, & qu'enfin leurs promesses sont infaillibles ?» A ces mots elles saluent Phylis avec tant de joye que Diane & l'étrangere, qui en ignoroient le sujet, en furent étonnées. Mais Phylis continuant son personnage, après leur avoir rendu le salut : «Je ne puis, dit-elle, m'arrêter plus long temps auprès de vous ; & le temps de terminer vos peines n'est pas encore venu. Il ne tardera pas ; qu'il vous suffise de sçavoir que le dieu n'a point oublié son oracle, & qu'il l'accomplira dans le temps & au lieu qu'il a marqué.

 Maintenant, dit Florice, que nous sçavons à qui les dieux ont remis le soin de nous rendre la tranquillité, nous attendrons tant qu'il leur plaira. Il ne pouvoit, sage bergere, nous arriver rien de plus heureux qu'un tel choix.» Diane & l'étrangere prêtoient une oreille attentive à leurs discours ; mais comme elles n'y comprenoient rien, Diane demanda à Phylis de quelle satisfaction elles parloient : «Les dieux, répondit-elle froidement, ont fait venir dans notre contrée ces belles étrangeres, pour y trouver quelque remede à leurs déplaisirs ; & par un oracle ils leur ont défendu d'en parler qu'à la personne qui leur redira l'oracle même. C'est ce que je viens de faire, sans doute par une secrete inspiration, & je leurs promets toute sorte de satisfaction.» A ce discours la surprise de Diane augmenta, elle ne pouvoit s'imaginer comment sa compagne avoit sçu cet oracle. Et celle-ci, après quelques discours semblables, se retira, racontant en chemin à Diane comment elle les avoit rencontrées, & comment, sans être apperçue, elle avoit entendu leur entretien.

 Elles arrivent enfin dans la cabane d'Astrée, & la trouvent presqu'au même état où elles l'avoient laissée : «Hé quoi, ma sœur, s'écria Phylis, vous n'êtes point encore habillée ? Qu'avez-vous fait depuis mon départ ? Il faut, répondit Astrée en souriant, que vous vous soyez bien ennuyée où vous avez été, puisque le temps vous a paru si long : il me semble à moi que vous venez de partir tout à l'heure. Il faut donc, repartit Phylis, que vous vous soyiez bien plue à ce que vous avez fait, puisque les heures ne vous ont paru que des momens. Cependant reprit Astrée, ne croyez pas que j'aye demeuré dans l'inaction : en ce peu de temps j'ai acquis la plus belle maîtresse du monde. Je gage, ajouta Phylis, que vous y avez employé toute la matinée. Est-ce trop, répondit Astrée ? Combien y employent des lunes entieres sans succès ? Oui, interrompit Diane, encore ont-elles le temps de se repentir. C'est un malheur que je ne crains point, dit Astrée. Ah ! repartit Diane, si vous aimiez un berger, peut-être n'en seriez-vous pas exempte. Qui veut mener une vie tranquille, doit fuir l'accueil des bergers, comme le serpent fuit l'enchanteur.

 Je suis étonnée, dit Alexis, que vous imputiez aux hommes un vice qu'ils nous reprochent sans cesse. Madame, répondit Diane, c'est qu'ils nous préviennent, & qu'ils nous attribuent ce dont ils sont eux-mêmes coupables. En vérité la nature nous a imposé un joug bien cruel, en nous forçant de vivre parmi eux. Ainsi, ajouta Alexis en souriant, le bonheur de nous autres druides est digne d'envie. Sans doute, madame ; & n'est-il pas vrai que la saison où les hommes sont le plus agréables, est lorsque brûlant d'amour en apparence, ils rendent les premiers soins, alors ce n'est que soumission, que complaisance, que flateries, qu'étude continuelle à plaire. Cependant si nous y faisons quelque réflexion, quels chagrins ne causent-ils pas aux infortunées qu'ils recherchent ? Ces recherches en effet sont des outrages si elles n'aiment pas ; si elles aiment, ils deviennent insupportables. Ils veulent aller de faveur en faveur. Si vous les refusez, ils vous accablent de reproches ; si vous avez quelque bonté, ils ne sont point satisfaits qu'ils n'ayent obtenu ce qu'on ne peut leur accorder sans honte. Sont-ils arrivés au comble de leurs desirs, ils nous méprisent, ou du moins ils nous font éternellement craindre leur inconstance. Les rebutez-vous d'abord ? ils vous poursuivent sans cesse ; ils s'attachent à vos pas ; & vos yeux ne rencontrent jamais d'autres objets.

 Les déplaisirs dont Phylis nous menace, dit Astrée, ne me regarderont point, lorsque je serai avec Alexis dans l'antre des carnutes ; car, à dire vrai, il y a peu d'hommes qui ne méritent nos reproches.» Celadon fut plus vivement touché de ces mots, qu'il ne l'avoit été du discours de Diane ; mais pour donner le change, «je n'ai rien à dire sur cet article, reprit Alexis. Je n'ai jamais éprouvé l'inconstance ou la perfidie des hommes ; mais j'ai connu des filles qui avoient ces défauts ; je veux croire pourtant que c'est uniquement ma faute.» Et s'approchant d'Astrée : «Mon serviteur, lui dit-elle, lorsque nous serons parmi les carnutes, que nous mépriserons ces hommes volages, & que nous rirons de vos compagnes qui continueront de vivre dans une pareille servitude ! Je l'espere ainsi, répondit Astrée, & je vous jure, ma belle maîtresse, que j'attends avec la derniere impatience le jour de notre départ.»

 Diane, pour ne les point interrompre, s'éloigna un peu ; mais Phylis, dont l'humeur étoit plus enjouée, s'adressant à Diane : «Voyez, ma sœur, lui dit-elle, si ma prédiction n'a pas été véritable ? Astrée qui n'aimoit autrefois que Diane & Phylis, qui ne se plaisoit qu'avec elles, les dédaigne maintenant, & donne toute sa tendresse à cette nouvelle bergere. En vérité les hommes ont bien raison de nous accuser d'inconstance & de légereté ? Ah Phylis, répondit Astrée en souriant, vous oubliez que je ne suis plus bergere, & que les honneurs changent les mœurs ! Oh répartit la bergere, lors qu'Alexis sera partie, nous sçaurons vous ramener à votre devoir. J'y consens, dit Astrée, d'autant mieux que vous ne me verrez plus ici, & que je suis déterminée à suivre par tout ma belle maîtresse, ainsi qu'elle me l'a permis. Calidon s'y opposera, repartit Phylis, & Phocion en ordonnera autrement. Calidon n'a point de pouvoir sur moi, & les ordres du destin sont plus forts que ceux des hommes. Vos amies ne pourront-elles rien sur vous ?Je sens que j'aurai de la peine à les quitter ; mais quand je me rapellerai les déplaisirs que j'ai reçus sur les bords détestables du Lignon, je serai ravie de m'en éloigner, pour en perdre, s'il est possible, le souvenir.

 Si tel est votre dessein, interrompit Diane, songez à nous mener avec vous ; vous sçavez que nous ne pourrons jamais consentir à nous voir séparées de vous. Jamais, répondit Astrée, le ciel ne permettra que vous me suiviez ; je serois trop heureuse. Pourquoi, ajouta Diane, refuseroit-il de nous délivrer aussi bien que vous de l'esclavage où nous avons vêcu jusqu'ici ? Pâris & Bellinde en prononceront bientôt l'arrêt, dit Alexis. Et Lycidas, ajouta Astrée, ne s'y opposeroit pas moins, si on ne lui permettoit de suivre Phylis. Pâris & Bellinde, répondit Diane, n'ordonneront jamais rien contre ma volonté, ni contre le service de Thautates, parce qu'ils ont l'un & l'autre trop de sagesse & de religion. D'ailleurs serois-je coupable en desobéissant à Bellinde, quoiqu'elle soit ma mere, si je ne lui desobéis que pour l'imiter, & me consacrer à son exemple au même dieu, à qui elle s'est consacrée ? Pour moi, dit Phylis en souriant, je ne veux point donner à Lycidas la peine de me suivre si loin, & je ne mettrai jamais de plus grand intervalle entre lui & moi, que les limites de notre hameau.»

 Alexis & Astrée riant de ce discours : «Ne pensez pas, ma sœur, ajouta Phylis, que je ne vous aime autant qu'une sœur peut être aimée. Mais, je l'avoue, mon affection pour Lycidas est d'une autre nature. Si j'étois aussi habile que Silvandre, je pourrois vous en expliquer la raison ; mais enfin, je sens qu'il m'est impossible de vivre sans lui. Vous ne devez point blâmer ma franchise, puisque le mensonge ne fut jamais permis entre nous. Ma sœur, lui répondit Astrée, je ne serai pas la premiere à vous condamner ; mais je serai sans doute la premiere à me plaindre de notre séparation. Que ne puis-je vous suivre, ajouta Phylis ? mais je dois tenir la parole que j'ai donnée à Lycidas, & que je lui ai donnée en votre presence.

 Je prendrai la place de Phylis, dit Alexis, & je m'oblige à rendre à la belle Astrée la fidele amitié que Phylis lui avoit jurée. Madame, reprit Phylis, ne croyez pas que je manque à ma promesse. Astrée elle-même s'étoit engagée autrefois, & si elle n'étoit pas libre maintenant, je l'accuserois de parjure. J'en conviens, répondit Astrée en soupirant, aussi ne vous blâmé-je pas plus que vous ne devez me reprocher mon malheur passé.»

 Pendant ces discours & d'autres semblables, Astrée se trouvant habillée, & Alexis croyant avoir fait assez long-temps la malade, elles allerent ensemble se promener dans la coudraye ; & parce que les troupeaux de Diane & de Phylis étoient près de la porte, Alexis voulut essayer de les conduire, pour ne pas démentir l'habit de bergere qu'elle avoit pris. Afin de mieux imposer, elle feignoit d'ignorer l'usage de la houlette, & comment il falloit parler aux troupeaux. Astrée, ni Alexis même ne pouvoient s'empêcher de rire du soin avec lequel Diane l'instruisoit. Elles s'acheminerent ensuite vers la grande allée, où l'ombrage étoit plus épais. Mais à peine furent-elles entrées dans le bois, qu'elles apperçurent à leur gauche une troupe de bergers & de bergeres qui s'y promenoient. Ce contretemps troubla un peu la feinte bergere & la feinte druide ; elles prierent Diane & Phylis d'aller vers les bergers, tandis qu'elles prendroient une autre route, pour n'être pas reconnues. Et Diane ayant rencontré dans la troupe Daphné qu'elle aimoit tendrement, elle s'avança pour l'embrasser. Après les premieres civilités, Hylas qui étoit de cette troupe, & Corilas aussi, ne pouvant guere demeurer ensemble sans disputer, reprirent les discours qu'ils avoient déja commencés. «Dis-moi, Hylas, je te supplie, poursuivit Corilas, maintenant que tu as perdu Alexis pour Stelle, à quel jeu diras-tu que tu l'as perdue ? car tu n'oseras dire que ce soit au jeu de la belle, n'y ayant aucune comparaison entre Stelle & Alexis. O que tu es mal habile, s'écria Hylas ! Y a-t'il rien de beau que ce qui plaît ? La beauté plaît, j'en conviens, répartit Corilas ; mais tout ce qui plaît n'est pas toujours beau. Te voilà donc disciple de Silvandre, ajouta Hylas ? & tu penses comme lui que la beauté ne consiste qu'en certaines proportions, & dans un certain mélange de couleurs ? O que ton erreur me fait pitié ! la beauté dépend uniquement de l'opinion. En effet une bouche & des oreilles petites, un nés bien proportionné, des yeux bien fendus, un teint mêlé de lys & de roses, n'est-ce pas là ce que tu appelles beauté ? Il est vrai, répondit Corilas.

 Dis-moi maintenant, reprit Hylas, la beauté & la laideur ne sont-elles pas contraires ? Oui sans doute, & l'une ne subsista jamais avec l'autre. Avoue donc, poursuivit l'inconstant, que la laideur & la beauté ne sont que dans l'opinion ; car je vais te convaincre qu'au gré de l'opinion les mêmes objets nous semblent beaux ou laids. Qu'un chien ait un nés bien camus, & des oreilles pendantes, ne dit-on pas qu'il est beau ; & ces traits ne sont-ils pas opposés à ce que tu appelle de beaux traits ?

 Je serois de ton avis, répliqua Corilas, s'il n'y avoit une sorte de beauté propre à chaque espece en particulier. Excuse frivole ! dit Hylas, si tu en sçavois autant que ton maître Silvandre, je te demanderois si nous avons une idée de la beauté. Je suis persuadé qu'il conviendroit avec moi, que plus les belles choses approchent de cette idée, plus aussi devons-nous les regarder comme belles & parfaites. Pour toi qui voles moins haut, tu as besoin de preuves plus sensibles ; & voici de quoi te confondre. Les gaulois estiment les plus belles, celles qui ont le plus de blancheur ; les mores tiennent pour les plus noires ; les transalpins n'aiment que celles dont les couleurs sont extrêmement vives. Les mêmes veulent beaucoup d'embonpoint ; les gaulois demandent de la délicatesse. Les grecs vantent les yeux noirs ; les yeux verts sont du goût des gaulois. Toute l'Europe enfin estime la bouche petite, les lévres délicates, le nés bien proportionné ; & l'africain au contraire aime les grandes bouches, les lévres renversées, & le nés écrasé ; il est donc vrai que la beauté ne consiste que dans l'opinion. Ne vien donc plus me dire qu'Alexis est préferable à Stelle ; si tu en juges ainsi par les régles de ton pays, je te dirai, moi qui suis de Camargue, qu'au lieu de ma naissance rien ne peut effacer un objet qui plaît.»

 Le discours de l'inconstant mit tous les bergers en si belle humeur, que Corilas ne put lui répondre ; & lorsqu'il vouloit reprendre la parole, on entendit un berger qui venoit chantant au son de sa musette ; on reconnut aussitôt que c'étoit Silvandre. Alors toute la troupe tourna les yeux sur Hylas, comme pour l'avertir qu'il se presentoit un adversaire plus redoutable ; & Stelle s'adressant à l'inconstant : «mon serviteur, lui dit-elle, tous les yeux sont fixés sur vous, pour voir si vous ne pâlissez point à l'approche de Silvandre ; j'espere que vous allez défendre ma beauté, & je serois ravie pour votre gloire, que vous sortissiez heureusement d'un pareil combat : ce n'est pas que je consulte mes interêts ; si la beauté ne consiste que dans l'opinion, je suis assurée qu'il n'y a point de bergere au monde qui puisse m'effacer. Ma maîtresse, répondit-il froidement, laissons venir ce géant superbe ; ce n'est pas la premiere fois que nous nous sommes vus aux mains. Il est vrai, dit Corilas, & sans doute la victoire s'est toujours déclarée pour vous.»

 Cependant Silvandre approchoit, mais avec plus de satisfaction que ne le comportoit sa fortune. En effet, Diane ne pouvant dissimuler son dépit, dit tout bas à Phylis de ne la point suivre, parce qu'une affaire qu'elle venoit de se rappeller l'obligeoit de se rendre auprès d'Astrée. «Puisque vous l'ordonnez ainsi, répondit Phylis, j'obéirai, malgré le plaisir que j'aurois eu à m'en retourner avec vous. Vous le pourrez, ajouta Diane, lorsque je serai un peu éloignée.»

 A ces mots elle part ; puis comme si elle avoit oublié quelque chose, elle revient aussitôt vers Phylis, & lui dit à l'oreille : «Souvenez-vous de mon bracelet, je veux absolument le retirer ; d'ailleurs je serai ravie de sçavoir les discours que vous aurez tenus à cet amant que Madonte a quitté. Vous croyez trop légerement, répondit Phylis ; mais puisque vous le souhaitez, ma sœur, je parlerai à Silvandre, & je vous rendrai sa réponse. Je ne veux, reprit incontinent Diane, ni réponse, ni autre chose que mon bracelet : seulement si vous daignez remarquer la mine qu'il fera, vous me ferez plaisir de m'en instruire. Je sçai, répliqua Phylis en souriant, ce que vous voulez : reposez-vous entierement sur moi.»

 D'un autre côté Astrée & Alexis ne se virent pas plus tôt seules, qu'Astrée au comble de ses vœux reprit ainsi la parole : «J'ignore, ma maîtresse, quelle sera la fin de mon entreprise, & ce que le destin me réserve ; mais en vérité je n'eus jamais tant de satisfaction, que ce commencement m'en fait ressentir. Tel est votre mérite, répondit Alexis, que vous pouvez tout vous promettre de la faveur du ciel ; mais quel est mon bonheur, que le ciel m'ait fait rencontrer Astrée pour bannir de mon cœur une fille ingrate que j'ai tant aimée, & que j'aime encore ! Permettez-moi, reprit Astrée avec un petit souris, de vous representer qu'au milieu de vos faveurs vous excitez ma jalousie. Mon serviteur, dit Alexis, votre jalousie est sans fondement, puisque je vous aimerai en cette qualité, & que je l'aimerai elle comme ma maîtresse. Ah ! dit Astrée, c'est maintenant sur tout que ma jalousie a un objet légitime : l'amour que l'on porte à une maîtresse est bien audessus de celui que l'on porte à un serviteur. Eh bien, repartit Alexis, ne pouvant cesser d'aimer l'ingrate, sans mériter le titre d'inconstante, je l'aimerai pour l'amour de vous. Cette promesse me satisferoit, si je l'entendois, dit Astrée. je veux dire, ajouta Alexis, que si vous ne l'aimez point lorsque vous la connoîtrez, je cesserai aussi de l'aimer. Mais mon serviteur, vous m'avez dit que vous aviez du goût pour un berger : nommez-le-moi, je vous supplie, & daignez m'apprendre si vous l'aimez encore, ou pourquoi vous ne l'aimez plus ; car devant vivre ensemble comme nous l'avons résolu, il n'est pas raisonnable que nous nous cachions rien.»

 Alexis fit cette demande, sans y avoir bien pensé ; la réflexion la lui eût fait sans doute supprimer ; mais ne pouvant rappeller sa parole, elle attendit la réponse d'Astrée comme l'arrêt de sa vie, ou de sa mort. D'un autre côté l'embarras de la réponse troubla un peu la bergere. Enfin, après avoir quelque tems gardé le silence, elle répondit avec un profond soupir : «Ah ! ma maîtresse, vous me commandez de vous redire une aventure qui m'a couté bien des larmes, & dont je ne puis me souvenir qu'avec amertume. Mais le vœu que j'ai fait ne me permet pas de vous desobéïr. Sçachez donc, ma belle maîtresse, que ce berger s'apelloit Celadon, & que la haine de nos familles ne put empêcher notre intelligence. Helas ! lorsque nous pouvions esperer une heureuse conclusion de nos amours, la mort le ravit, & me fit veuve avant que je fusse mariée. Voila ce que j'ai payé de tant de larmes : pardonnez-moi si je ne vous en dis pas davantage. Outre qu'un pareil détail seroit superflu, épargnez votre serviteur, & ne le forcez pas à rouvrir une playe qui ne se fermera jamais.»

 Une semblable réponse pouvoit satisfaire Alexis ; mais elle alla plus loin, & lui dit : «Je suis bien mortifiée de renouveller votre douleur ; pensez aussi que ma curiosité n'est pas un foible témoignage de mon affection. Dites-moi donc, je vous conjure, pourquoi & comment ce berger mourut, lorsqu'il touchoit à son bonheur. Ah ! ma maîtresse, s'écria Astrée en lui serrant les mains, voila où ma playe est le plus sensible : cependant je vais, quoiqu'il m'en coute, vous satisfaire.»

 Astrée alloit commencer, lorsqu'elle apperçut Diane, qui venoit les joindre, pour éviter Silvandre. Astrée en fut ravie ; c'étoit une excuse pour elle auprès d'Alexis. Alexis elle-même qui ne vouloit point de témoin la prévint, & lui dit de remettre son récit à une occasion plus favorable. En même temps Diane arriva, montrant sur son visage le déplaisir qu'elle avoit dans le cœur. Les druides le remarquerent d'abord ; & Alexis lui ayant demandé si elle avoit quelque indisposition, elle répondit que non, qu'elle avoit au contraire gouté un vrai plaisir à entendre la dispute d'Hylas contre la beauté. «Mais je suis bien assurée, ajouta-t'elle, qu'il ne se tirera pas des mains de Silvandre, comme il s'est tiré de celles de Corilas. Hé, comment, interrompit Astrée, Silvandre est-il avec les bergers ? Il arrivoit, répondit Diane froidement, à l'instant que je suis partie, & j'ai vû que l'on se préparoit à l'écouter.»

 Alors, Astrée souriant, & se tournant vers Alexis : «Ma maîtresse, lui dit-elle, ne demandez plus à Diane si elle est indisposée ; je sçai d'où vient le trouble que nous avons remarqué sur son visage. C'est, ajouta Diane, parce que je me suis hâtée de venir ici, & que depuis quelque temps ma santé est chancelante. En vérité, dit Astrée, vous ne devriez point feindre de la sorte, quand Alexis nous fait l'honneur de vivre parmi nous avec tant de franchise. Mon serviteur, interrompit Alexis en souriant, je vous ferai le reproche que vous faites vous-même à Diane, si vous ne me parlez, vous, avec sincérité. Je suis bien éloignée de vous rien cacher, reprit incontinent Astrée ; mais afin que la bergere ne puisse se plaindre, commandez-moi. Je vous commande, dit incontinent Alexis, de me dire la vérité.»

 Diane essaya inutilement de fermer la bouche à Astrée : «Diane, dit elle, quand il iroit de ma vie, il faut que j'obéisse à ma maîtresse. Madame, dit alors Diane, elle ne peut rien vous apprendre qui soit véritable, ou qui mérite votre curiosité. Allons plus tôt entendre la dispute d'Hylas & de Silvandre ; vous y avez interêt, puisqu'il s'agit de la beauté d'Alexis & de Stelle. Nous ferons l'un & l'autre, répondit Alexis, puisque vous le voulez. Nous irons entendre la dispute, & la bergere nous racontera en chemin ce qui vous regarde.» En même temps elle les prit toutes deux par la main ; & tandis qu'elles marchoient doucement, Astrée reprenant la parole : «Diane, lui dit-elle, irai-je contre la vérité ? Si j'assure que le trouble que nous avons remarqué sur votre visage vient uniquement de ce que vous avez rencontré Silvandre ? Pourquoi, s'écria incontinent Alexis, auroit-elle changé de visage à la vue de Silvandre qui l'aime & qui l'honore tant.

 Regardez-la dans ce moment, madame, dit Astrée, & son visage même vous répondra pour moi.» Alors Diane tournant la tête de l'autre côté, se cacha quelque temps, mais enfin elle aima mieux parler elle-même. «Madame, dit-elle en souriant, Astrée a imaginé ce qu'elle veut faire entendre ; cependant puisque vous ordonnez, je vais parler moi-même, & vous jugerez ensuite s'il y a quelque apparence. Vous avez sçu, Madame, que depuis la gageure de Phylis & de Silvandre, ce berger a feint de m'aimer ; mais nous avons découvert qu'il aime uniquement Madonte, cette étrangere qui a demeuré quelque temps parmi nous. C'est, interrompit Astrée, une opinion que Diane a conçue sans fondement ; & je jurerois que tout ce qu'à fait Silvandre pour Madonte n'est que pure civilité. Vous appellez civilité, prier, supplier, importuner, embrasser les genoux de Madonte, pour en obtenir la permission de la suivre ; si c'est là civilité, qu'appellerez-vous amour ?

 Vous avez crû, ma sœur, répondit froidement Astrée, tout ce que Laonice vous a rapporté. Je n'ai point voulu vous en parler jusqu'au retour du berger, par qui nous pourrions sçavoir la vérité. O dieux, reprit Diane ! tirer la vérité de la bouche d'un amant, & pour dire encore plus, de Silvandre, qui s'imagine pouvoir nous éblouir par ses beaux discours ! Hé, comment, interrompit Alexis, vous pensez que Silvandre en aime une autre que vous ? Je n'ai jamais pensé qu'il m'aimât ; moins encore ai-je eu la volonté de le souffrir. Ma sœur, interrompit Astrée, je veux que vous n'ayez jamais crû qu'il vous aimoit, mais quiconque l'a vû auprès de vous, n'en a point douté. Car à quel dessein, s'il ne vous aimoit pas, vous eût-il marqué tant d'empressement ? Souvenez-vous comment il vivoit auparavant ; puis considerez quelle vie a été la sienne dès le jour qu'il a commencé de vous aimer. Ces soins extrêmes qu'il avoit de vos troupeaux que sont-ils devenus ? n'a-t'il pas négligé les affaires d'autrui & les siennes propres ? A-t'il jamais manqué une occasion d'être auprès de vous ? ne vous a-t'il pas obéi au moindre signe ? n'a-t'il pas prévenu vos moindres volontés ? quelle autre preuve pourriez-vous exiger du plus parfait amour ? Ma sœur, repartit Diane, ce que vous me dites de Silvandre, je vois bien que vous le croyez véritable ; mais moi qui n'ai rien vû, ni rien voulu voir, je crois ce que Laonice m'a rapporté. Et si toutes les choses que vous avez remarquées sont autant de témoignages d'amour, pourquoi ne prouveroient-elles pas celui qu'il a pour Madonte ? En vérité je tiens pour bien payées les importunités qu'il m'a fait essuyer, par les discours de Laonice.

 Il me semble, dit Alexis, que vous comptez trop sur le rapport que vous a fait Laonice ; avant que d'asseoir votre jugement, vous deviez vous éclaircir avec Silvandre même. Ah, Madame, s'écria Diane en se tournant de l'autre côté, que m'importe sa haine ou son amour ! D'ailleurs, croiriez-vous pouvoir tirer la vérité d'une bouche aussi dissimulée ? Pourquoi, reprit Astrée, feindra-t'il, s'il ne vous aime point ? Ne puis-je pas, répondit Diane, vous demander a mon tour, pourquoi ne m'aimant point il a feint de m'aimer ? Je dirois pour moi, repartit Astrée, je dirois le contraire ; mais si vous voulez qu'il ait usé de dissimulation, j'en accuserai l'amour qu'il avoit pour Madonte. Tandis qu'elle demeuroit parmi nous, elle pouvoit être ravie d'être aimée à vos dépens ; mais à present qu'elle est partie, la feinte me sembleroit bien inutile. Je ne pense pas aussi qu'il continue à feindre, ajouta Diane. Mais, s'il continue, que direz-vous ? Je dirai, qu'après avoir tant blâmé l'inconstance, il rougit de passer pour volage. Mais ma sœur, laissons-là Silvandre avec sa bien aimée Madonte ; aussi bien ne songe-t'il pas à nous ; contraint par Tersandre d'abandonner Madonte, il n'est maintenant occupé que de ses regrets.»

 Tandis que les bergeres discouroient ainsi, & dès que Diane se fut éloignée de Phylis, Silvandre arriva au lieu même que Diane venoit de quitter. Mais à peine eut-il salué toute la troupe, qu'Hylas s'adressant à lui : «Prétens-tu que Diane soit plus belle que Stelle ? Et toi, Hylas, répondit Silvandre, oseras-tu nier que le soleil soit plus clair que la nuit ? Je soutiens moi, continua l'inconstant, que Stelle surpasse en beauté Diane ; & si tu oses me répondre, je m'engage à te le faire avouer bien-tôt en presence de ces bergeres. Je te répondrai, dit Silvandre en souriant, que tu n'en dois pas douter ; mais pour me faire avouer ce que tu dis, je t'en défie, si tu n'as recours aux enchantemens. Je ne veux, répartit Hylas, d'autre enchantement que la force de mes raisons, & c'est l'assemblée qui en jugera & non pas toi. Répons-moi donc, Silvandre, quelle est à ton avis la beauté de Diane ? Telle, dit Silvandre, qu'elle ne peut être surpassée. Et moi, repartit Hylas, je prétens qu'elle est effacée par Stelle. Ah quelle est ton erreur, s'écria Silvandre, si tu crois que la beauté consiste dans l'opinion ! la beauté n'est autre chose que la perfection du sujet où elle se trouve : Et voudrois-tu dire que cette perfection n'est qu'une chimere ?

 Mais toi, reprit l'inconstant, voudrois-tu nier que la beauté ne dépende de l'opinion ? autrement une bergere qui paroît belle aux yeux de quelqu'un, le seroit-elle aux yeux de tous ceux qui la verroient ? Que tu es loin de la vérité, repliqua Silvandre ! Ce n'est pas l'opinion qui met le prix à la valeur des choses, mais leur propre bonté ; si c'étoit l'opinion, l'or faux d'un Alchimiste seroit meilleur que l'or bien purifié, du moins au rapport des yeux, & ce rapport procéde d'ignorance. Il en est de même du jugement que tu fais de Diane & de Stelle. Si tu sçavois ce que c'est que la beauté, tu en jugerois sainement. Pour moi, reprit Hylas, je ne crois point me tromper, quand le plus grand nombre pense comme moi. Les ignorans, répondit Silvandre, font aussi le plus grand nombre. Cependant bien que la beauté soit un rayon de la divinité même, lorsqu'elle est répandue sur les corps, nos yeux peuvent l'appercevoir, & en faire leur rapport à l'ame qui porte ensuite le jugement que tu nommes opinion. Or, si tu veux remettre la décision de notre differend à ceux qui nous écoutent, je suis assuré que tu auras bien peu de suffrages, parce que le grand nombre juge toujours sainement en ces matieres ; sans quoi, & ce seroit un blasphême contre dieu même, la nature ne donneroit point à ses ouvrages la perfection qu'ils exigent.»

 Silvandre avoit un beau champ pour continuer ; mais Hylas l'interrompit en lui disant : «Je connois, Silvandre, quel est ton babil ; mais répons-moi : si la beauté ne dépend pas de l'opinion, d'où vient que les goûts sont si differens, les uns aimant la brune, les autres la blanche ; & n'espere pas de m'échaper en répondant que c'est un effet de l'ignorance ; car nous voyons, comme je le disois il n'y a qu'un moment, que des provinces entieres portent ce jugement. La question, dit Silvandre, n'est pas difficile à résoudre : les grecs & les latins aimoient les yeux noirs, parce que les filles y sont noires ordinairement, & que dans les gaules elles sont blanches. Mais, Hylas, si tu n'as point d'autres raisons pour me convaincre, tu ne me feras point avouer que Stelle égale Diane en beauté.» A ces mots, jettant les yeux sur Phylis, & remarquant qu'elle vouloit parler : «Hylas, ajouta-t'il, contente-toi pour cette fois du temps que tu m'as fait perdre. Une autrefois que nous aurons Diane, je l'instruirai tant que tu voudras.» Et se démêlant de ses mains il s'aproche de Phylis. «Que veut dire mon ennemie, si pourtant vous méritez encore ce nom, puisque vous n'êtes point avec la maîtresse que vous avez donnée à Silvandre ?

 Berger, lui répondit-elle froidement, tout n'est-il pas sujet au changement ? Pour le nom d'ennemie, vous ne devez pas plus me le donner qu'à Diane celui de maîtresse.» Silvandre fut un peu interdit à ce discours ; mais se rappellant quelle étoit l'humeur de Phylis, il se mit au commencement à sourire, cependant la feinte durant trop long temps à son gré, il tira Phylis à l'écart, quoi qu'inutilement : les bergers & les bergeres étoient si occupés à rire de la victoire d'Hylas, qu'ils n'auroient point fait attention à Silvandre. Alors ce berger dit à Phylis : «Vous montrez bien par votre air & par vos discours, que vous êtes mon ennemie ; mais pour Diane, tout me dit qu'elle est ma maîtresse, & que je n'aimerai jamais qu'elle. Je veux croire, dit Phylis, que vous l'aimerez toujours ; mais je sçai qu'elle n'est rien, & qu'elle ne veut rien être pour vous.

 Ah, mon ennemie, s'écria Silvandre ! & s'approchant davantage ; cessez, je vous supplie, un pareil langage, vous me feriez mourir. Eloignons-nous encore un peu, reprit Phylis, & je vous dirai que vous n'êtes plus avec Diane dans les mêmes termes qu'autrefois, & que si l'on nous a rapporté la vérité, vous êtes dans votre tort. Bergere, dit Silvandre en s'éloignant avec Phylis, parlez-vous ainsi pour me donner de l'inquiétude ? Berger, Berger, mon discours n'aboutit qu'à vous en épargner. Diane est irritée contre vous, & si on ne lui a point imposé, sa colere est légitime. Que dites-vous, s'écria Silvandre ? Je dis la vérité, répliqua Phylis ; & pour vous en convaincre, sçachez que Diane s'est retirée aussi-tôt qu'elle vous a vu : sçachez encore qu'elle m'a chargé de retirer son bracelet, parce que le temps qu'il vous étoit permis de le garder est écoulé, & qu'il n'est pas raisonnable que vous conserviez ce gage d'une personne que vous n'aimez point.»

 Alors Silvandre s'eloignant d'un pas, & demeurant les yeux fermés, resta comme immobile. Phylis en eut pitié, & le tira par le bras. En même temps, comme s'il fût revenu d'un long évanouissement : «O dieux, dit-il, en poussant un profond soupir, & joignant les mains ensemble, quel crime ai-je commis ! » Et s'étant encore tû, il reprit enfin de la sorte : «Il faut qu'il soit bien grand, ce crime, puisque vous permettez que je sois si injustement calomnié. Ces exclamations, interrompit Phylis, sont inutiles maintenant. Vous n'ignorez pas qu'Amour a d'autres privileges que le reste des dieux, & que le ciel ne punit point ses tromperies.

 Hé, comment, reprit Silvandre, vous croyez donc, bergere, & Diane le croit aussi, que je ne l'aime point ? Je ne dis pas, répondit Phylis, que je le croye ; mais je prétens que si Diane n'a pas été trompée, elle a sujet de vous hair. Jugez-vous, Silvandre, que ce soit une bergere à servir de prétexte à un amour étranger ? lui trouvez-vous si peu de mérite qu'elle ne doive point être servie pour elle-même ? ou lui connoissez-vous si peu de courage, qu'elle puisse le souffrir ? Ecoutez, berger : qui n'est pas soupçonneux peut bien être abusé quelque temps par la dissimulation ; mais il s'en apperçoit enfin. Il n'est rien tel que la franchise ; & l'artifice ne convient qu'à des ames peu courageuses.

 Je goûte, j'approuve vos maximes, dit le berger ; mais enfin qu'ai-je fait ? Qui le sçait mieux que vous, répondit Phylis ? Si pourtant vous voulez l'entendre de ma bouche, je dis, Silvandre, que vous avez feint d'aimer Diane, tandis que Madonte possedoit votre cœur. Vous ne pouvez le nier sans la plus insigne effronterie. Toute la contrée le sçait, toute la contrée en rit, & Diane & nous comme les autres. Si nous en avons quelque déplaisir, ce n'est pas que Diane se soucie de votre amour. N'est-ce pas pour elle un grand avantage que d'être recherchée d'un berger obscur, elle dont le mérite & la vertu sont si connus ? Nous ne sommes affligées que de lui avoir causé les importunités qu'elle a essuyées de vous. Et dites la vérité, Silvandre, quel étoit l'objet de votre dissimulation ? avez-vous pû esperer qu'elle fût longtemps cachée ? & n'avez-vous point redouté les jugemens que l'on porteroit de vous ? quelle comparaison de Madonte à Diane, & comment avez-vous fait un si mauvais choix ?

 Diane a pû croire ce que vous dites, reprit Silvandre ? Comment, répondit la bergere, n'auroit-elle pas crû ce que tout le monde lui a rapporté, & qu'elle a vû de ses propres yeux ? car pourquoi vous interessiez-vous tant à cette étrangere ? pourquoi voulûtes-vous lui persuader de ne point partir ? pourquoi vous jetter à ses pieds ? embrasser ses genoux ? pourquoi verser des larmes en lui disant adieu ? pourquoi enfin la suivre, si vous ne l'aimiez pas ? Dieu sçait, berger, quel a été le fruit de vos soins. La pauvre Madonte meurt d'amour pour mille autres qui ne vous valent pas ; & Tersandre vous laisse bien peu d'esperance. Ce n'est pas encore une fois que Diane s'en soucie ; elle se loue au contraire de n'avoir plus à souffrir vos importunités ; ce que je vous dis, est uniquement pour vous apprendre que vos feintes sont découvertes, & que vous ne devez plus esperer de vous abuser par vos artifices.»

 Phylis tenoit ce langage à Silvandre, parce qu'elle ressentoit vivement l'offense faite à sa compagne. Cependant le berger étoit dans un trouble qu'il est plus facile de sentir que d'exprimer. La douleur de se voir injustement accusé ; la perte de Diane qu'il adoroit ; & les cruelles paroles de Phylis l'accablerent tellement, qu'il fut obligé de s'appuyer contre un arbre. La sa foiblesse augmentant, & ses genoux se dérobant sous lui, il tomba dans une défaillance entiere. Phylis le tira inutilement plusieurs fois par le bras ; enfin elle courut au ruisseau qui couloit à l'extrêmité de l'allée, & puisant de l'eau dans ses mains, elle revint avec la même précipitation, & lui en jetta au visage, mais en vain. Elle le laissa donc toute effrayée, & vint appeller du secours. Malheureusement les bergers qu'elle avoit quittés s'étoient retirés dans leurs cabanes, parce que l'heure du dîner approchoit. Cependant elle apperçut de loin Alexis, Astrée & Diane, qui venoient en se promenant, pour entendre la dispute d'Hylas & de Silvandre : quoiqu'avec l'habit dont elles étoient revêtues, elles se soucioient peu de se montrer aux bergers, & que Diane n'aimât pas à se trouver où étoit Silvandre ; ce fut donc le genie seul du berger qui les amena.

 Dès que Phylis les apperçut, elle leur fit signe de se hâter, ne pouvant crier dans le trouble où elle étoit. Astrée fut la premiere qui remarqua le signe ; & craignant qu'il ne fût arrivé quelque malheur à Phylis : «Allons, dit-elle, à son secours, je la vois qui court, & qui nous fait des signes, il faut qu'elle ait besoin de nous.» Alors elles redoublerent le pas, & Diane eut tout à coup un secret présentiment de ce qui étoit arrivé. Lorsqu'elles furent près de Phylis, & que la bergere put parler : «O dieux, s'écria-t'elle, en joignant les mains, ô dieux, ô Diane, le pauvre Silvandre est mort. Silvandre est mort, reprit incontinent Diane ! Hé, qui l'a tué ? Vous & moi, repliqua Phylis, vous par l'ordre que vous m'avez donné, & moi en l'exécutant.»

 A ces mots Diane ne put ni répondre, ni avancer, & témoigna bien en cette occasion que ses plaintes contre Silvandre n'étoient qu'un effet de sa jalousie. «Est-il bien vrai qu'il soit mort, dirent Astrée & Alexis, qui estimoient le mérite du berger ? «Il n'est que trop vrai, ajouta Phylis le visage baigné de larmes : suivez-moi & vous en serez convaincues par vous-mêmes.» Alors précipitant leurs pas, elles l'apperçurent bientôt étendu par terre, & dans le même état où Phylis l'avoit l'aissé. Diane qui suivoit lentement, pour ne pas découvrir une passion qu'elle vouloit tenir cachée, eut à peine jetté les yeux sur le berger, que malgré elle un torrent de pleurs coula de ses yeux. Elle s'arrêta, & tournant le visage d'un autre côté, elle feignoit de s'interesser peu à cet accident. Pour Alexis, Astrée, & Phylis également touchées de compassion, elles firent tous leurs efforts pour le rappeller à la vie ; mais ne lui en trouvant aucun signe, elles se disoient mutuellement qu'il étoit mort. Ces mots cent fois répétés venoient jusqu'à Diane ; & c'étoit autant de glaives qui lui perçoient le cœur. Après s'être essuyé les yeux, & prenant sur elle même, elle s'approche de Phylis : «Ma sœur, lui dit-elle, cherchez le bracelet que vous sçavez, de peur qu'on ne le trouve en dépouillant son corps.» Puis elle se retire si pénétrée de douleur, que si elle en avoit dit davantage, sa bouche auroit trahi le secret de son cœur.

 Phylis, pour obéir à Diane, dont elle approuvoit la volonté, chercha le bracelet, & remarqua en le tirant une marque, qui sans doute étoit naturelle. C'étoit un rameau de gui, si ressemblant, que l'on ne pouvoit s'y méprendre. Tandis qu'elles s'amusoient à considerer cette marque, & que Diane étoit déja fort loin, le berger revint tout à coup, mais si étonné de se voir en cet état, qu'il ignoroit si c'étoit songe ou réalité. Les bergeres furent transportées de joye. Cependant Phylis qui craignoit quelqu'autre accident, se hâta de reprendre le bracelet. Le berger ne s'apperçut de rien. Enfin voyant qu'il ne disoit pas un mot, Alexis lui dit : «Hé, quoi berger, quel est cet accident ? & perdrez-vous ainsi le courage ?»

 Alors, Silvandre prenant Alexis pour une bergere, parce qu'elle en avoit l'habit, après l'avoir remerciée & ses compagnes aussi, répondit en ces termes : «supporter sans mourir le mal que je ressens, est bien plus tôt une preuve de courage. Vous vous trompez, reprit Astrée, le courage met au-dessus de tous les accidens ; & celui-ci n'est pas si grand que vous ne puissiez en triompher avec facilité. Ne parlons, ajouta Phylis que de guerison.» En ce moment Silvandre qui prenoit Astrée pour une druide : «Madame, répondit-il, cette bergere est mieux instruite que personne de la grandeur de mon mal ; & le jugeant incurable, n'est-elle pas fondée à vouloir qu'on n'en parle point ? Mais, continua-t'il en se relevant quoiqu'avec peine, le genie qui jusqu'ici a veillé sur mes jours, me conduira bientôt aux lieux où j'espere trouver ce qui paroit impossible à Phylis»

 A ces mots, il voulut se retirer ; mais à son regard farouche, elles penserent qu'il avoit dessein d'attenter à sa vie ; & la belle Astrée que sa propre expérience avoit instruite, le tenant par le bras, & connoissant à ses discours qu'il la prenoit pour une druide étrangere : «Berger, lui dit-elle, sçachez que le génie dont vous parlez m'a ordonné ce matin de me trouver ici pour vous secourir, & vous déclarer que son assistance ne vous manquera pas plus en cette occasion, qu'elle vous a manqué jusqu'ici. Avant trois jours vous sentirez l'effet de sa protection, si la foiblesse de votre courage ne lui en ôte & la volonté & le loisir.» Incontinent Astrée se retira, feignant de ne pas connoître les bergeres qui étoient autour de lui. Que ne peut sur l'esprit des hommes l'opinion de l'assistance divine ! à peine Astrée eut prononcé ces paroles, qu'il montra un visage plus serain. Il flechit les genoux, en levant les yeux & les mains au ciel : «C'est bien de vous seul, ô souverain Tharamis, s'écria-t'il, que j'attens un secours que je ne puis esperer d'ailleurs ! vous sçavez encore quelle est mon innocence, & combien je souffre injustement.»

 Alexis qui ne pouvoit vivre sans Astrée, résolut de la suivre. Elle craignoit aussi que Silvandre ne reconnût les habits de la bergere, & ne s'apprerçût en même temps que la bergere avoit pris les siens. Ce qui n'auroit pas manqué de produire un effet contraire à leur dessein. Elle fit donc signe à Phylis de rester là encore quelque temps, de peur que Silvandre ne les suivît. Et s'adressant au berger ; «souvenez-vous, lui dit-elle, qu'étant Silvandre, & connoissant les dieux, vous serez infiniment plus coupable qu'un autre, si vous n'attendez le secours de votre génie.» Silvandre vouloit lui rendre ses actions de graces, lorsque sans attendre sa réponse, Alexis lui échapa pour rejoindre Astrée. Elle l'eut bientôt atteinte, parce qu'Astrée tournoit la tête de temps en temps, pour voir si Alexis ne venoit point. On eût dit que le ciel vouloit qu'en cette occasion Astrée rendît le même office à Silvandre, qu'autrefois Ursace reçut de Celadon.

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LIVRE TROISIÈME.



 Phylis étant seule avec Silvandre, & véritablement touchée de son mal : «Berger, lui dit-elle, puisque le ciel veille sur vous, j'espere que vous serez bien-tôt plus heureux que jamais. Mais dites-moi franchement, comme à une de vos meilleures amies : Est-il vrai, Silvandre, que vous aimez Madonte ? ce n'est pas un crime que d'aimer une aussi belle fille, & nous sçavons tous que c'est notre gageure qui a produit les soins que vous avez rendus à Diane, ou qui les a occasionnés.» Tandis que la bergere parloit de la sorte à Silvandre, Diane regardoit de temps en temps ce qu'il deviendroit ; & lorsquelle comprit qu'il étoit enfin revenu à lui-même, elle sentit, malgré sa colere, autant de joye que la crainte de le perdre lui avoit causé de douleur. Car elle l'aimoit d'un amour véritable, & dans cette occasion elle en rendit une preuve bien certaine. Lorsqu'elle eut vu Astrée partir, & Alexis ensuite, elle fut plus curieuse que jamais d'entendre l'entretien de Phylis & du berger ; elle comptoit bien qu'elle y seroit interessée.

 Dans ce dessein, s'étant promptement enfoncée dans le bois, elle revint auprès d'eux, mais si doucement qu'elle ne fut point apperçue. Elle arriva à temps pour ne rien perdre de la réponse du berger. «Phylis, dit-il, si jamais les dieux ont puni quelque parjure, puissent-ils appesantir sur moi leur colere, supposé que je trahisse la vérité ! puissent nos druides m'interdire l'entrée des temples ! puissent tous les hommes me bannir de leur societé, si jamais j'ai aimé quelqu'autre objet que Diane ! Il y a dans cet aveu une étrange présomption, je l'avoue ; mais discrete Phylis, puisque vous êtes sensible à mon malheur, puisque vous êtes amie de la belle Diane, je croirois commettre un crime si je vous déguisois la vérité, à vous que je connois d'ailleurs si discrete.

 Je ne suis point indigne de votre confiance, répondit Phylis ; sur tout en ce qui concerne Diane, mon amitié pour elle ne le cede point à l'amour que vous lui portez ; & connoissant ses vertus & votre discernement, je veux croire ce que vous me dites de votre affection. Mais, berger, dites-moi, par quelle raison vous en avez usé avec Madonte, comme vous avez fait ? Vous sçavez, Silvandre, que l'amour semblable à un enfant s'offense d'un rien, & qu'il est infiniment susceptible de jalousie ? Comment n'avez-vous pas vu que les soins extraordinaires que vous rendiez à Madonte ; que les larmes que vous avez versées à son départ ; que les supplications que vous avez employées pour obtenir la permission de l'accompagner jusqu'en Aquitaine, n'offenseroient pas justement Diane, si elle en avoit la connoissance ? Ne deviez-vous pas songer que Madonte vous ayant refusé la permission de la suivre plus loin, pour ne pas déplaire à Tersandre qu'elle aime ; vous ne deviez point avoir demandé cette permission, pour ne pas donner de jalousie à Diane que vous aimez ? Et pouviez-vous esperer à votre retour un accueil plus favorable ? Il me semble qu'en vous traitant ainsi, elle n'a que trop montré que vous ne lui êtes point indifferent.»

 Diane ne perdoit pas un seul mot, approuvant tout ce que Phylis avoit dit, mais quand Silvandre commença de répondre, elle demeura immobile, les yeux fixes sur lui, la main avancée, & la bouche entr'ouverte : comme si elle eût voulu le convaincre de mensonge, à la premiere excuse qu'il apporteroit. Voici donc quelle réponse elle entendit. «Plût à dieu, sage & discrete bergere, plût à dieu que dans le peu de vie qui me reste, je trouvasse les moyens de m'acquitter envers vous ; mais le ciel suppléra à mon impuissance par sa bonté, le ciel, dis-je, qui recompense toujours des actions aussi justes, aussi louables que la vôtre. Vous me reprochez une faute dont je suis innocent ; & je vous supplie par ce qui vous est le plus cher au monde, de m'éclaircir davantage, afin que je puisse vous répondre dans la plus exacte vérité. Qu'il est artificieux, disoit Diane en elle-même, il est convaincu ; & pour avoir le loisir d'inventer quelque excuse, il veut se faire redire ce qu'il ne sçait que trop.»

 Alors Phylis reprit en ces termes : «Avouez, Silvandre, que vous avez été trompé, & que vous ne pensiez pas que vos actions dussent être remarquées, ou du moins qu'elle fussent reportées à Diane. Aussi pensé-je que celle par qui elle les a sçues ne croyoit pas faire mal ; car elle parloit trop naivement. Mais encore, reprit Silvandre, que dit-elle ? Elle dit, ajouta Phylis, qu'ayant rencontré Madonte, vous l'aviez avertie qu'un étranger la cherchoit avec un mauvais dessein. Oui, je l'ai avertie, répondit le berger, & j'ai cru y être obligé par les loix de l'humanité. Ces mêmes loix, répliqua Phylis, ne vous obligeoient pas de l'accompagner jusqu'en Aquitaine, moins encore d'embrasser ses genoux, & de les arroser de vos larmes, pour en obtenir la permission, & de la forcer enfin par vos importunités à vous permettre de la suivre un jour seulement ; que c'étoit passer un temps bien court auprès d'elle, pour le déplaisir éternel que son départ vous laisseroit. Mais (& voici ce que je trouve de plus merveilleux) lorsqu'elle vous a répondu en souriant que la presence de Diane vous consoleroit ; Diane, avez-vous répondu, mérite un autre serviteur que moi ; & je ne l'ai jamais servie que par gageure. Plût à dieu qu'elle eût à faire le voyage pour vous, & que vous restassiez ici à sa place ! De bonne foi, berger, les loix de l'humanité vous obligeoient-elles à tenir de pareils discours à Madonte, & surtout à parler de Diane avec tant de mépris ? Et trouvez-vous étrange qu'en étant avertie, elle ait conçu pour vous la plus vive indignation ?

 O dieu, s'écria Silvandre, ô Diane ! ô Phylis quelle noirceur me racontez-vous !Quelle noirceur, dit Phylis ? s'il y en a, pouvez-vous nier que vous n'en soyiez coupable ? Comment, interrompit le berger, que j'aye fait ou dit ce que vous me reprochez ? plus tôt que d'avoir eu une telle pensée, j'aimerois mieux que du fer de ma houlette on m'eût percé le cœur. Nierez-vous, ajouta Phylis, que vous avez accompagné Madonte aussi loin qu'elle a voulu vous le permettre ? J'avoue, répondit Silvandre, que je l'ai accompagnée, & je soutiens que si j'en avois usé autrement, j'aurois été blâmé de tout le monde. Daignez entendre mes raisons, & vous me jugerez vous-même.»

 Diane qui eût souhaité d'ajouter à chaque reproche de Phylis, pour convaincre entierement Silvandre, entendant qu'il se préparoit à parler : «Voyez, disoit-elle en elle-même, avec quel front il va faire un tissu de mensonges.» En même temps Silvandre poursuivit en ces termes : «Bergere, il y a long-temps que Pâris nous dit que cet étranger étoit venu avec un mauvais dessein contre Madonte, & que le voyant en peine de lui en donner avis, je m'en chargeai. Il ne dit pas, reprenoit Diane, avec quel empressement il s'offrit, par la crainte qu'il avoit d'être prévenu dans ce charitable office.» Cependant Silvandre continuoit : «Or, hier matin je la rencontrai avec Tersandre, & jugeant qu'on m'imputeroit tout le mal qui pourroit arriver, si je ne l'avertissois, je le fis ainsi que je m'en étois chargé. En même temps la voyant fondre en pleurs, je fus touché de compassion, & pour la défendre si elle étoit attaquée, je lui proposai de l'accompagner avec tel nombre de mes amis qu'elle voudroit. Il est peut-être son champion, disoit Diane : il faut que ce soit lui qui la défende contre ses ennemis. Ce que j'ait fait, ajouta Silvandre, & je l'ai accompagnée un peu au-delà du lieu où Pâris avoit trouvé l'étranger. Pouvois-je faire moins, sans manquer à mon devoir ? Si j'ai fait autre chose, bergere, puisse la seconde vie que j'attens m'être à jamais refusée, pour châtiment !

 Mais, repliqua Phylis, ne l'auriez-vous pas suivie jusqu'en Aquitaine, si elle y avoit consenti ? Si j'avois cru, dit Silvandre, qu'elle eût eu besoin de mon secours, j'avoue que je l'aurois accompagnée plus loin, persuadé que chacun est tenu de secourir les affligés. Dans peu, disoit Diane, ce berger deviendra l'hercule gaulois, & nous le verrons la massue en main parcourir les provinces pour combattre les monstres. Mais continuoit-il, rien n'est plus faux que je l'aye ni pressée, ni même priée ; & je doute qu'il y ait quelqu'un assés impudent pour l'inventer ou le soutenir. Cependant, reprit Phylis, si elle avoit voulu vous l'auriez accompagnée plus loin. Elle ne m'a point refusé, dit Silvandre ; il est vrai que je m'offris à la conduire jusques hors du Forest. Amasis, disoit Diane, l'a peut-être commis pour la sureté des chemins.

 Mais est-il possible, repliqua Phylis, que vous n'ayez point versé de larmes ? que vous n'ayez point embrassé ses genoux ? que vous ne luy ayez point témoigné vos regrets ? que vous n'ayez point parlé de Diane ? O terre engloutissez-moi, répondit-il ! & vous, Hesus, retranchez-moi de la societé des hommes, si rien de tout cela est veritable ! Je vous jure, Phylis, par les dieux de ce bocage qui nous écoutent, & par tous les genies qui habitent ces lieux, que tout cela est absolument inventé par le plus cruel de mes ennemis. Berger, dit Phylis, vous changerez d'opinion, lorsque vous sçaurez de qui nous tenons ces faits. Mais avouez du moins que vous n'êtes pas excusable d'être parti sans la permission de Diane. Vous sçavez que qui aime bien, ne dispose jamais de soi-même que de l'aveu de sa maitresse. Pourquoi êtes-vous parti sans nous rien dire ? Le voilà confondu, ajoûtoit Diane tout bas. Je vous en aurois parlé, répondit Silvandre, si j'avois eu un voyage à faire ; mais comme il ne s'agissoit que d'un mille, je pensay que vous vous seriez moquées de moy. D'ailleurs Madonte partit si promptement que je ne pouvois vous rien dire, à moins que de lui manquer. Mais enfin est-il possible que Diane qui est si spirituelle, & que vous aussi, Phylis, vous ayez donné dans un piége si grossier ? Car si j'avois aimé Madonte, & si je m'étois chargé avec tant d'empressement de l'avertir elle & Thersandre, aurois-je tardé si long temps à le faire ? Cependant s'il plaît à Diane de s'en souvenir, cette commission me fût donnée le jour que nous allâmes chés Adamas. Or voyez combien de temps s'est écoulé depuis ; car c'est d'hier seulement que je les ai avertis. Pourquoi encore si je l'avois aimée, ne l'aurois-je pas suivie par tout ? Et quelle autre consideration que mon amour pour Diane peut me retenir en cette contrée, quand je n'y possede rien que ce que mon industrie me procureroit également ailleurs ? Si donc je reste sur ces bords, si je n'ay point suivi Madonte, que ne croyez-vous faux les rapports que l'on vous a faits ? N'est-il pas vrai, Phylis, qu'avant notre gageure, vous ne m'avez rien vû aimer ? Vous ne pouvez en disconvenir, puisque c'est sur cela que je fus condamné à servir Diane. En verité je serois plus susceptible de tendresse qu'Hylas, si j'avois pû m'attacher à une personne que j'ay vue à peine quelquefois, m'étant déja devoué à Diane. Adraste ne seroit pas plus insensé que moi, si j'avois été capable de quitter Diane pour Madonte : Diane la plus belle, la plus sage, & la plus accomplie bergere qui soit dans l'univers, pour Madonte qui n'a rien d'estimable que les qualités par où elle peut ressembler à Diane, quoique moins parfaitement. Adraste encore une fois seroit moins insensé que Silvandre, si connoissant le gout que Madonte a pour un chevalier qu'elle va cherchant, Silvandre avoit pretendu la divertir de cette passion.»

 Le berger tint encore plusieurs discours semblables que Diane & Phylis écoutoient avec beaucoup d'attention ; Diane sur-tout qui malgré la prévention où elle étoit, ne pouvoit s'empêcher de gouter les dernieres raisons que Silvandre avoit alleguées. Ainsi la bergere touchée & de ces raisons, & des louanges de Silvandre qu'elle ne pouvoit soupçonner de flaterie, s'adoucit un peu, & principalement lorsqu'elle venoit à se representer l'état où elle l'avoit vû. Cependant son courage genereux ne lui permit pas de se condamner entierement, & contente de ce qu'elle avoit appris pour cette fois, elle se retira doucement, & s'en alla chercher Alexis.

 Presqu'en même tems Phylis persuadée que le berger n'avoit plus besoin d'elle ; «je suis charmée, lui dit-elle, de ce que vous m'avez appris : consolez-vous ; vos raisons ont produit leur effet. Je reconnois que vous êtes faussement accusé ; je parlerai à Diane, & j'espere que nous la flechirons bien-tôt. De votre côté aidez-vous, & continuez d'aimer une bergere si accomplie.»

 A ces mots, Phylis s'en alla, sans attendre les remercimens du berger, ni ses protestations d'un amour inviolable pour Diane ; mais à peine se trouva-t'il livré à lui-même, qu'il sentit renaître tous ses déplaisirs. Malgré la promesse de Phylis, malgré les assurances d'Alexis, le malheur qui l'avoit accueilli dès le berceau, ne lui laissoit presqu'aucune esperance de salut. Et ce dernier coup l'avoit tellement surpris, que sa prudence & sa raison lui furent d'un foible secours. Dans cet état il tourne ses pas vers la riviere, il s'assied sur le rivage : là il se rappelle tout ce que Phylis lui avoit dit au nom de Diane. Et suivant l'usage des malheureux qui se plaisent à se representer leurs maux encore plus grands qu'ils ne le sont, il trouve une sorte de consolation à n'en vouloir point.

 Circène, Florice & Palinice se retirant en même temps dans leurs cabanes pour dîner entendirent ses plaintes d'assez loin. Circène reconnut incontinent sa voix, & l'étrangere qui étoit avec elle montrant quelque curiosité de sçavoir à quoi elles passoient plus doucement les jours, Circène lui dit : «Ma compagne, vous demandez quelles sont nos plus agreables amusemens ; avez-vous entendu tout à l'heure des plaintes ? Il est impossible de s'ennuyer avec le Berger qui les faisoit. Lorsque vous l'aurez entretenu, je suis persuadée que vous en parlerez comme moi. Dites-moi je vous supplie, répondit l'étrangere, comment vous pouvez penser ainsi de Dorinde, qui se haïroit elle-même, si elle étoit homme ?

 Je gage avec vous repliqua Circène, que si vous avez resolu de haïr tous les hommes vous excepterez Silvandre, Silvandre le plus accompli des bergers. Ils sont tous ingrats & perfides, & rien ne m'empêchera de les avoir tous en horreur. Il n'y en a jamais eu un seul qui ait sçu aimer. Vous penserez autrement, dit Palinice, lorsque vous verrez Silvandre auprès de Diane. C'est ce que j'ignore, repondit Dorinde ; mais je sçay que je n'ay point encore vu de femme qui pensant differemment, n'ait été la dupe d'autrui ou d'elle-même. Lorsqu'on vous dira, poursuivit Florice, que les uns se sont noyés ; que les autres se sont bannis volontairement ; que d'autres se font tués dans l'excès de leur passion ; vous serez bien incredule, si vous n'avouez que les hommes sçavent aimer en cette contrée. Mais qui sçait, repliqua Dorinde, si tout cela n'est pas plus tôt l'effet du dépit que de l'amour ; car croyez-moi, nous ne sçaurions nous tromper en donnant un tour desavantageux à toutes les actions des hommes.»

 Cependant elles arrivent au lieu où étoit Silvandre. Ce berger étoit tellement enseveli dans ses tristes pensées, qu'il ne les entendit point. Il étoit couché de son long ; la tête appuyée sur une main, & ses yeux comme deux sources laissoient aller des torrens de larmes. Dorinde, après l'avoir consideré quelque temps : «Ce berger, dit-elle, d'une voix basse, n'a-t'il point encore trompé de bergeres ? Il pleure certainement, ou de n'en avoir abusé aucune, ou d'en avoir abusé trop peu. Il a, dit Circène, une reputation bien differente. Ah, poursuivit. Dorinde, c'est par là même qu'il nous attirent dans leurs pieges. Quant aux larmes du berger, ah croyez-moi, c'est un artifice pour tromper quelque bergere qu'il aura trouvée difficile à persuader. Quelle apparence, ajouta Palinice ? Desabusez-vous, repliqua Dorinde ; la nature leur a donné pour notre malheur la faculté de rire & de pleurer à leur gré. Et telle est leur dépravation qu'ils prennent avec plaisir des peines extrêmes, pour faire souffrir un peu quelqu'innocente qui les fuira.»

 Dorinde prononça avec feu ces dernieres paroles. Silvandre les entendit, & tour nant les yeux vers les bergeres, il rougit d'être surpris dans l'état où il étoit. Il eût mieux aimé mourir, que de leur donner quelque connoissance de l'amour qu'il avoit pour Diane. Il essuya donc ses yeux, en feignant de faire autre chose, & s'efforçant de montrer un visage serain : «Belles bergeres, leur dit-il, que je vous suis obligé d'avoir interrompu les tristes pensées qui m'occupoient inutilement, puisqu'aussi bien mon mal est sans remede.» Et de peur qu'elles ne prissent pour un effet d'amour les larmes qu'elles lui avoient vû répandre : «N'est-il pas bien cruel, ajouta-t'il, d'ignorer sa naissance & sa patrie, & de n'avoir de ressource qu'en son industrie seule ? Je disois bien, s'écria incontinent Dorinde, que ce n'étoit pas des larmes d'amour, quoique mes compagnes soutinssent le contraire.»

 Alors Silvandre jettant les yeux sur elle, & ne la connoissant point : «Belle étrangere, lui dit-il, sçavez-vous discerner les larmes d'amour d'avec les autres ? Il faudroit auparavant me dire s'il y a des larmes d'amour, répondit Dorinde. Hé peut-il y en avoir d'autres, repartit le berger ? Si l'on ne pleure que d'amour, ajouta Dorinde, je suis assurée que je ne pleurerai jamais. Votre âge & votre beauté ne vous exempteront pas facilement de ce tribut, à moins qu'amour ne se contente de faire pleurer vos amans. Laissons là ma beauté, Silvandre, & soyez persuadé que si on ne pleure que d'amour, jamais homme n'a sçu ni ne sçaura aimer. Belle étrangere, si vous daignez m'écouter, je vous aurai bien tôt convaincue du contraire.» Dorinde vouloit changer de discours ; mais ses compagnes la forcerent d'écouter Silvandre ; & le berger commença de la sorte :

 «Belle bergere, dites-moi d'abord s'il y a dans l'univers quelque chose qui se nomme amour ? Je pense, dit-elle, qu'il y a une passion que l'on nomme ainsi, & dont les hommes ne sont pas capables. Nous en rechercherons la raison, reprit froidement Silvandre ; il suffit pour le present que vous avez avoué qu'il y a une passion qui se nomme amour. Or que pensez-vous que soit cet amour ? C'est, répondit-elle, un certain desir de posseder ce que l'on juge beau ou bon. Fort bien, dit Silvandre ; mais, continua-t'il, comme il y a dans la nature des animaux raisonnables & d'autres qui ne le sont pas, en quel rang mettez-vous les hommes ? Vous m'embarassez, dit-elle en souriant, on ne peut nier qu'ils ne soient quelquefois raisonnables ; & très souvent ils ne le sont point. Cependant, ajouta Silvandre, n'est-il pas vrai qu'ils recherchent toujours leur plaisir ? Cela n'est pas douteux, répondit l'étrangere. Maintenant, reprit le berger, je vous prouverai facilement que les hommes sont capables d'amour, & qu'ils en sont plus capables que vous. En effet, puisque les hommes se portent avec violence vers le plaisir, & que la volonté n'a jamais pour objet que le bon ou ce qui est jugé tel, il suit que l'amour n'étant de votre propre aveu que ce desir ; ceux là aiment plus, qui ont plus devant les yeux ces objets bons ou jugés tels. Et les femmes étant & plus belles & meilleures que l'homme, qui peut nier que les hommes n'aiment plus qu'elles. Ah ! s'écria Dorinde, j'avoue tout, excepté la consequence.»

 Quoique Silvandre, dans l'état où il étoit, ne se plût guere à de semblables entretiens, il alloit continuer pour convaincre entierement Dorinde ; mais une grande troupe de bergers & de bergers qui reprenoient le chemin de leurs cabanes pour dîner, & passer à l'ombre la grande chaleur, l'en détourna. Il demanda donc aux belles étrangeres la permission de se retirer, puisqu'aussi bien leurs discours seroient interrompus par cette foule de bergers. Les bergers & même Dorinde qui étoient ravies de l'entendre, & qui desiroient de se reposer un peu, l'inviterent à venir dans leur cabane ; il s'excusa le mieux qu'il put, & leur promit de s'expliquer davantage sur le même sujet une autre fois qu'il auroit plus de loisir. En même temps il les quitta. Dorinde l'ayant consideré quelque temps : «J'avoue, dit-elle, que si tous les hommes de cette contrée ressemblent à Silvandre, j'en excepterai toujours les habitans, lorsque je parlerai des hommes en general.»

 Cependant comme elles virent la grande troupe s'approcher, & qu'elles ne vouloient point s'y engager, elles regagnerent doucement leurs cabanes. Silvandre, de son côté, qui évitoit avec soin toute compagnie, se cacha dans le premier buisson pour aigrir ses playes en les considerant de nouveau. Mais le genie qui veilloit sur lui, conduisit en ce même lieu la troupe qu'il fuyoit. Et lorsqu'il voulut recommencer ses plaintes, ils lui demanderent s'il ne sçavoit point où étoit le grand Adamas, ou celui qui jugeoit en son absence. «Adamas, répondit Silvandre, demeure loin d'ici ; sa maison est située sur le côteau que l'on trouve à droit en allant à la grande ville de Marcilli. Pour Cloridamante, il n'est pas loin ; il habite ce vieux palais que l'on nomme Julien.» Ils le supplierent de les conduire vers ce druide, pour lui demander justice d'un outrage fait à toutes les bergeres du Lignon dans la personne de la bergere qu'ils lui menoient. Alors, Silvandre jettant les yeux sur elle, & touché tout à la fois de sa beauté, de sa modestie, & de l'offense generale, se crut obligé de les accompagner.

 Tant que le chemin dura, ils observerent tous un profond silence : de sorte que Silvandre put s'occuper à loisir de ses tristes pensées. Lorsqu'ils furent arrivés, Cloridamante instruit qu'ils venoient lui demander reparation d'une injure, descendit dans une grande salle où il avoit accoutumé de rendre la justice. Alors un vieux pasteur tenant par la main sa femme qui étoit presqu'aussi âgée que lui, parla en ces termes :

 O pere, le plus sage & le plus judicieux des hommes, vous voyez devant votre tribunal un pere & une mere outrés de douleur. On a commis contr'eux & con- leur fille unique un attentat énorme. Ils viennent vous demander justice, & vous amenent les coupables & les témoins, afin qu'après les avoir entendus vous mainteniez selon votre coutume, le droit & l'équité, & que vous punissiez les méchans.»

 Le druide promit à tous de leur faire bonne justice ; «mais afin de prononcer plus surement, ajouta-t'il, choisissez parmi vous quelqu'un qui n'ait point interêt dans l'affaire, & qu'il nous fasse entendre le sujet de votre differend. Vous alleguerez ensuite vos raisons, soit pour charger l'accusé, soit pour le défendre. En même temps ils jetterent tous les yeux sur une bergere qui les avoit accompagnés ; & parce qu'ils craignoient que le druide ne fît quelque difficulté de la croire : «non, non, dit Cloridamante, je suis prêt de l'entendre, si vous jugez tous qu'elle soit bien informée. L'innocence de son âge & de son sexe est pour nous un garant qu'elle dira la verité.» Aussi tôt le druide lui ordonna de parler, & elle commença en ces termes.


HISTOIRE DE SILVANIRE.



 «Mon pere, puisque vous ordonnez que je vous explique le sujet qui nous amene devant vous, quelqu'interessée que je sois comme amie à l'offense dont il s'agit, je ne déguiserai en rien la verité. Personne ne pouvoit mieux que moi vous instruire de toutes les particularités. Dès mon enfance j'ai été nourrie avec la belle Silvanire, dit-elle en montrant une jeune bergere ; ainsi j'ai vû le commencement & les progrès de l'amour qui a occasionné l'affaire dont il est question. Et d'abord, mon pere, je vous dirai que ce hameau où sont nos petites cabanes est situé au pié de la montagne que nous appellons Mont-lune. Dès long temps les ancêtres de ce vénérable pasteur, qui se nomme Menandre, ajouta-t'elle en le montrant du doigt, ont tenu parmi nous l'un des premiers rangs soit pour leur vertu, soit pour la quantité de leur pâturages. Menandre a épousé Lerice, cette sage & discrete bergere que vous voyez auprès de lui. Ils n'ont jamais eu d'autre fruit de leur amour que la belle & jeune Silvanire qu'ils tiennent maintenant par la main. Ils n'ont rien oublié pour lui donner une éducation vertueuse ; & tandis qu'ils songeoient à orner son ame, la nature prit plaisir à embellir son corps. Si elle n'étoit presente, j'en dirois davantage. Enfin, dès sa premiere jeunesse, elle attiroit tous les regards, & ravissoit tout le monde en admiration.

 Un des plus proches voisins de Menandre, & peut être son meilleur ami, fut Arion ce respectable vieillard que vous voyez de l'autre côté, pasteur à la verité sans reproche, & dont les ayeux ont gouverné long temps, & avec toute sorte d'integrité les petites affaires de notre hameau. Mais il faut avouer que son pere songea plus à lui laisser beaucoup d'honneur, que les biens de la fortune. Or, deux ans ou environ avant la naissance de Silvanire, Arion avoit en ce jeune berger que vous voyez auprès de lui, & dont le nom est Aglante. L'amitié des peres, la proximité de leurs cabanes, la beauté de Silvanire, ou plus tôt le destin d'Aglante, fit qu'il ne put voir la bergere sans l'aimer. Silvanire de son côté se voyant servie avec tant de soumission, & ne sçachant encore ce que c'étoit qu'amour, recevoit avec une naïveté digne de son âge les services du berger, & sans que ses parens parussent le désaprouver. Lorsqu'Aglante eut atteint sa douziéme année, & Silvanire sa dixiéme ils conduisoient ensemble leurs troupeaux, ils jouoient ensemble, ils ne se quittoient point. Et lorsqu'il revenoient au logis, car le petit Aglante l'accompagnoit toujours, Menandre & Lerice lui faisoient mille caresses. Tous ceux qui observoient les actions d'Aglante ne voyoient qu'avec une surprise extrême tous les soins qu'en cette enfance il rendoit à la bergere, & la modestie avec laquelle Silvanire les recevoit.

 Un jour qu'il lui avoit rendu une brebis égarée ; mais dit-elle, Aglante, comment m'acquiterai-je de la peine que vous prenez pour moi ? C'est, répondit le berger, en me permettant de vous servir. Cette permission payera & tous les prétendus services que je vous ai rendus, & tous ceux que je pourrai jamais vous rendre.

 Mais, continua-t'elle, pourquoi estimez-vous tant cette permission ? Parce queje ne trouve point de plus grand bonheur que celui de vous servir.

 Silvanire apprit avec l'âge qu'une fille sage doit obéir à ceux qui lui ont donné le jour, & ne disposer de sa volonté que conformément à la leur. Cette connoissance vint un peu tard ; l'amour avoit déja jetté dans son cœur de si profondes racines, qu'elle ne pouvoit s'en défaire sans douleur. Elle resolut ne pouvant mieux faire, de feindre au moins qu'elle étoit libre. Et quoiqu'il lui en coutât infiniment pour cacher ses fers, jamais personne n'a pû rien remarquer. Aglante même depuis quatre ans a vêcu dans une telle incertitude à cet égard, qu'il ignoroit à quoi s'en tenir : sagesse incroyable dans une personne aussi jeune !

 Ce fut alors que je commençai à la pratiquer, & que je m'attachai à elle, comme heureusement elle s'attacha à moi. Peut être fut-elle ravie de me trouver, dans la resolution où elle étoit de s'éloigner d'Aglante. Le berger fut extrêmement sensible, comme il est aisé de se l'imaginer, aux froideurs de Silvanire. Il remplissoit des ses plaintes les lieux les plus solitaires de nos bois. Un jour il fut rencontré dans un vallon écarté par un vieux pasteur, qui comprit à ses discours le mal qui le tourmentoit. Il écouta quelque temps sans être vû, & s'approchant enfin, il lui representa (car il étoit ami de son pere) qu'il devoit employer autrement ses belles années, & soulager plus tôt la vieillesse d'Arion, en prenant soin de ses troupeaux & de sa famille : que les dieux le châtieroient s'il trompoit les esperances que l'on avoit conçues de lui : que l'ennemi qui le tenoit en servitude ne pouvoit se vaincre que par la fuite, & qu'il étoit toujours accompagné du mépris, & suivi du repentir.

 Mais le jeune berger seduit par une passion qui lui sembloit aimable : mon pere, lui répondit-il, j'avoue que ceux là sont blâmables qui aiment des objets indignes de leur amour ; pour moi je cheris de sorte mon affection que je quitterai plus tôt la vie que d'y renoncer. Qu'Arion, au lieu de se plaindre de moi m'aide au contraire à supporter mon tourment, ou qu'il le soulage s'il est en son pouvoir. Et j'espere qu'il le fera ; il m'aime, il a sans doute éprouvé autrefois ce que j'endure aujourd'hui. Et vous, mon pere, qui me montrez tant de bonté, aidez-moi de toutes vos forces, je vous en conjure.

 Je vous aime, il est vrai, repartit le bon vieillard ; & n'ignorant pas combien difficilement un jeune cœur se détache de ce qu'il aime, je voudrois vous rendre la liberté, s'il étoit possible, à cause des maux que je prévoi, & qui me paroissent inévitables autrement. Mais du moins, celle que vous recherchez est-elle digne de vous ? Pour me répondre quittez le personnage d'amant ; ou si quelquefois vous avez reconnu mon amitié pour Arion & mon zele pour le bien de votre famille, nommez-moi la personne que vous aimez. Je jugerai si elle vous convient, & je pourrai vous donner des conseils salutaires.

 Aglante qui sçavoit combien ce vieux pasteur l'avoit toujours cheri, ne balança point à lui nommer Silvanire. Ce bon vieillard lui répondit alors : J'avoue, Aglante, que votre faute est excusable, si pourtant c'en est une. Mais, ajouta-t'il, lui avez vous fait connoître votre amour ? Je n'ai fait, dit-il, toute ma vie que la servir ; & pour mon malheur elle montroit quelque inclination pour moi dans ces premieres années, mais helas depuis elle ne m'a fait voir qu'insensibilité. Peut être, dit le prudent vieillard, veut elle éprouver votre constance ; peut être en aime-t'elle un autre, ou lui avez vous donné quelque sujet de m'écontentement ? Rien de tout cela, répondit Aglante. Eh bien, reprit le vieillard, croyez-moi : ou cette fille vous aime & dissimule, ou elle veut vous quitter pour quelqu'autre. Je ne puis, repartit le jeune berger, soupçonner le dernier. Elle dissimule donc, interrompit le vieillard ; quoiqu'il en soit, je vous conseille de feindre une autre passion ; par là vous connoîtrez son dessein. Ah, mon pere, quel expedient, s'écria Aglante ! Je mourrois plus tôt que de faire soupçonner ma fidelité. O que tu es novice en amour, dit le vieillard ! si tu n'as pas assés de courage pour suivre mon conseil, repose-toi sur moi, & je te servirai utilement.

 Le vieillard fit incontinent courir le bruit qu'Aglante avoit changé ; & ce bruit fut autorisé par les froideurs de Silvanire. Mais quoiqu'on lui donnât pour maitresse Siline, belle & vertueuse bergere, & fille de ce vieux pasteur, & que l'on ajoutât que le mariage alloit s'accomplir, Silvanire n'en put rien croire. Elle en ressentit de la peine, mais elle ne changea rien à ses manieres avec Aglante, d'autant mieux que son pere vouloit la donner à Theante, un des plus riches & des plus sages bergers de notre hameau, & qu'elle étoit entierement déterminée à obéir.

 Cependant Silvanire eut beau dissimuler, je m'apperçus qu'elle n'étoit point insensible aux bruits qui couroient. Un jour qu'Aglante lui avoit rapporté une de ses brebis qui s'étoit égarée : Hé quoi, lui dis-je, vous est-il encore permis de servir une autre bergere que Siline dont vous allez être l'époux ? Moi, l'époux de Siline, s'écria-t'il ? sçachez Fossinde, (tel est mon nom) que Siline merite un autre époux que moi ; & fût-elle Galatée, je la refuserois. Cependant, lui dis-je, Siline a du merite. Je l'avoue, ajouta-t'il ; mais elle n'est pas Silvanire.

 Tandis que nous parlions ainsi, Silvanire caressoit sa brebis retrouvée ; mais je remarquai qu'elle nous écoutoit avec attention ; & quelques jours après j'eus occasion de me convaincre qu'Aglante ne lui étoit pas indifferent.

 En ce même temps Tirinte revient dans notre hameau après quinze lunes d'absence ou environ. Tirinte est ce berger qui vous est presenté comme coupable, ô sage Cloridamante ; à peine fut-il arrivé, à peine eut-il vû Silvanire, qu'il en devint éperdument amoureux. Silvanire le traita comme Aglante & tous les autres bergers avec beaucoup d'indifference. Cependant la passion de Tirinte augmenta jusqu'à ce point que ne pouvant s'insinuer dans les bonnes graces de Silvanire, il resolut de ne plus vivre. Ce berger que vous voyez auprès de lui, ô sage druide, & qui se nomme Alciron, avoit pour Tirinte l'amitié la plus sincere. Il le voyoit avec douleur perdre ses soins auprès de Silvanire ; il avoit essayé mille fois de lui arracher une passion si inutile ; mais enfin le voyant déterminé à mourir, il se porta à la mechanceté la plus noire qui se puisse imaginer.

 Tirinte, & Alciron le premier avoient conduit leurs troupeaux sur les sommets de Mont-lune. Tirinte se croyant seul, car il n'avoit point apperçu Alciron, s'occupa uniquement de son malheur qu'il déploroit de la façon du monde la plus touchante. O Tirinte, s'écria-t'il, n'es-tu pas las de pousser tant de soupirs inutiles ? se peut-il qu'en perdant la liberté tu ayes aussi perdu la raison ? Esperes-tu de fléchir jamais cette ingrate bergere ? Mais après s'être tû quelque temps ; ô dieux, reprenoit-il, à quoi voulez-vous que je me détermine ? Ordonnez ce qu'il vous plaira, me voici prêt à vous obéir. Seulement ne m'ordonnez pas de ne l'aimer plus.

 Alciron ne put soutenir plus long temps ses plaintes ; il s'approche de lui tout à coup, & lui parle en ces termes : Les dieux, ô Tirinte, connoissent nos foiblesses, & nous les pardonnent ; mais ils punissent toujours ceux qui veulent les rendre coupables de leurs propres erreurs. O cher ami, n'attire point sur toi par de pareils blasphêmes les traits redoutables de leur juste couroux. Ah, puisqu'ils connoissent nos foiblesses, & qu'ils les pardonnent, reprit Tirinte avec un grand soupir, ils ne m'imputeront point la faute que tu me reproches. Elle n'est que l'effet de m'a foiblesse : & mon intention est de leur obéir en tout ce qui dépendra de moi. Et pour t'en convaincre, dis-moi, Alciron, qui pourroit moins aimer Silvanire ? Et qui pourroit en l'aimant autant que moi, blasphêmer moins : si c'est blasphêmer que de dire que je ne puis cesser de l'aimer ?

 O Tirinte, reprit Alciron, pourquoi d'éguiser ainsi ta faute ? Il dépend de toi de vaincre cette passion que tu me peins si puissante. Non, non, s'écrie Tirinte, je ne suis plus à moi ; je veux mourir en aimant Silvanire. La mort est maintenant l'objet de mes desirs les plus ardents. Je veux finir ma vie infortunée, puisque je n'espere aucun soulagement à mes douleurs. Promets moi seulement, pour conserver la memoire de mon amour, de rassembler mes cendres dans un tombeau, & d'y graver ces mots : Voilà l'effet de la beauté. J'espere qu'un jour en les lisant, la cruelle sera touchée de repentir. O quel sera mon bonheur, si dans l'autre vie j'apprens que ses beaux yeux se sont mouillés de quelques larmes.

 Pourquoi, Tirinte, parler de mort & de tombeau ? Amour est le dieu de la vie ; & la mort seule peut ruiner son empire. Il t'ordonne de vivre, ce dieu puissant, ne fut-ce que pour conserver à ta Silvanire un fidele serviteur. Et moi, de la part de ce dieu, je te promets que tu obtiendras bien tôt Silvanire, si tu veux suivre mes avis. O, s'écria Tirinte, les promesses impossibles n'obligent point ceux qui les font. Celle-ci n'est point impossible, reprit Alciron, pourvu que tu executes fidelement ce que tu vas entendre. Alors il continua de la sorte :

 Je n'ai rien tant souhaité, mon cher Tirinte, que de t'arracher à une passion si funeste ; je n'ai rien oublié pour y réussir, tu le sçais. Mais puisque mes efforts ont été inutiles, je veux te donner dans peu Silvanire. Elle sera tellement à toi, que tu pourras en disposer à ta volonté ; & bien tôt tu connoîtras par ta propre experience que je ne t'impose point.

 En effet, Alciron vint peu de jours après le trouver. Il lui apporte un miroir dans lequel il lui défend de se regarder, & l'assure que si par quelque artifice il peut faire ensorte que Silvanire y jette les yeux, elle sera toute à lui. Comment, dit Tirinte, est-ce un enchantement ? Non, répondit Alciron. Mais, dis-moi, ajouta Tirinte, m'aimera-t'elle ? Eh que t'importe, pourvu qu'elle soit tienne seulement, prens bien garde que quelqu'autre ne s'y voye ; il en arriveroit du mal. Et si par hazard, & sans le vouloir, tu y jettes les yeux, vien me trouver incontinent, j'y remedierai.

 Tirinte reçut le miroir avec une satisfaction qui ne peut s'exprimer. Aussi tôt il va chercher Silvanire ; il lui presente le miroir, il la presse de l'accepter, il ajoute enfin tant de raisons, tant de prieres, tant d'artifices qu'elle le reçoit, mais à condition de ne le garder qu'autant qu'elle le voudroit. A peine eut-elle jetté les yeux sur la glace qu'elle l'obligea de le reprendre. Tirinte étoit ravi d'avoir si bien executé ce qu'Alciron lui avoit conseillé ; mais sa joye ne dura pas long temps ; car Silvanire eut incontinent des défaillances extrêmes, & tomba dans des assoupissemens mortels. Elle demeura plus de trois heures dans cet état, sans que les mires pussent rien connoître à son mal.

 On dit alors dans tout le hameau que Silvanire étoit empoisonnée, & que l'on desesperoit de sa vie. Aglante & Tirinte accourent affligés, comme vous pouvez vous l'imaginer. Tirinte reconnut d'abord l'effet de son miroir. Il conçut contre Alciron un déplaisir si violent, que s'il l'avoit rencontré, il lui eût ôté la vie. Ce perfide, disoit-il en lui même, a pensé me délivrer de mon amour, en la faisant mourir ; mais le cruel qu'il est, il n'a pas consideré que ma vie est attachée à celle de Silvanire, & que si elle meurt, il m'est impossible de lui survivre. Mais, reprenoit-il incontinent, monstre plus inhumain que le tigre même, qu'elle furie t'a allaité ? O dieux ! Tu sçais Tirinte, que ce barbare a voulu que Silvanire reçut la mort par tes mains : tu le sçais, & tu vis, & tu respires, & tu ne l'as point encore vengée.

 Le berger alloit cherchant Alciron, mais si transporté de fureur, que peut être il ne l'eut pas apperçu quand même il l'auroit rencontré. Cependant Silvanire luttoit contre son mal, tantôt s'évanouissant, puis revenant à elle même, & retombant ensuite ; & ces divers accidens faisoient assés connoître que sa mort étoit prochaine. Parmi ceux qui étoient dans sa chambre, & qui ressentoient plus vivement sa perte, étoit le triste Aglante, dont le déplaisir étoit si violent, qu'il s'évanouissoit presqu'aussi souvent qu'elle. D'un autre côté Menandre & Lerice qui avoient mis dans la belle Silvanire toute l'esperance de leur vieillesse, la voyant reduite en cet état maudissoient leur vie trop longue : ils accusoient les dieux de cruauté ; & tous ceux qui étoient témoins de leur douleur versoient des larmes en abondance. On n'entendoit que plaintes & que gemissemens dans toute la maison. Silvanire revint enfin d'un long évanouissement, & persuadée que sa derniere heure étoit venue, elle s'efforça de parler ainsi à ceux qui lui avoient donné le jour, & qui étoient auprès de son lit.

 Mon pere, je tremble que les dieux ne soient offensés de votre excessive douleur : vous sçavez mieux que moi que le trépas est aussi naturel que la vie ; qui vous afflige donc maintenant ? Peut-être voudriez-vous que je vous fermasse les veux ; mais, mon pere, que les dieux ont de sagesse & de bonté ! Ils ne veulent pas me laisser en ce monde après vous sans guide & sans experience. Peut-être vous plaindrez-vous que je vous sois ravie, lorsque, pour vous dédommager des soins que je vous ai couté, j'aurois pu vous être utile. A ces mots elle se tût quelque temps pour reprendre des forces ; puis elle continua de la sorte.

 J'ai bien des choses à vous dire : mais ma derniere heure qui s'approche ne me le permet pas. Je vous supplie seulement l'un & l'autre de vous conformer à la volonté des dieux, & de croire que je quitterois la vie sans regret, si deux choses ne m'affligeoient extrêmement. Alors Menandre s'efforçant de parler : Ouvre ton cœur, ma fille, & sois persuadée que jamais enfant ne fut plus cher à son pere. Je vous dirai donc, continua-t'elle, que ce qui m'afflige, c'est d'avoir reçu de vous deux tant de bienfaits, & de n'avoir pu jusqu'ici vous rendre le moindre service. Contentez-vous de ma volonté. Alors Menandre l'embrassant, & fondant en larmes : Ta volonté, dit-il, ô Silvanire, ne t'acquitte que trop envers nous. Dieu soit loué, ajouta-t'elle ; mais helas oserai-je vous ouvrir entierement mon cœur ? Ose, ma fille, s'écrierent Menandre & Lerice. Et faisant un nouvel effort, vous m'avez, dit-elle, si souvent enseigné que l'ingratitude est le vice le plus detestable. J'ai pensé que les dieux ne me pardonneroient point, si je me presentois devant eux souillée d'une tache si horrible. Je ne puis donc cacher l'extrême satisfaction que me donne votre permission, pouvant effacer ma faute, & même l'opinion que l'on a pu concevoir de moi. Et comme luttant contre la violence du mal, elle continua : Voyez-vous, dit-elle, en tournant les yeux vers Menandre & Lerice, & montrant Aglante, voyez-vous ce berger qui est au pié de mon lit, & qui paroît si affligé ? Sçachez que dès mon enfance il a conçu pour moi tant d'affection, qu'il n'y en eut peut-être jamais d'égale sur les bords du Lignon ; & toutefois que jamais il ne lui est rien échappé qui pût m'offenser. Or, que les dieux, ces dieux puissants que je reclame, soient mes témoins & mes juges, si j'ai fait connoître à ce berger, non pas que j'agréois son amitié, mais que je m'en étois apperçue. Cependant, ô Aglante, ne t'imagine pas que quelque mépris en fut la cause, je sçai trop ce que tu vaux. Mon seul devoir m'a contrainte d'en user ainsi.

 A ces mots sentant redoubler son mal : ô mort, dit-elle, en poussant un profond soupir, donne-moi le loisir d'achever. Et reprenant un peu haleine : Aglante, continua-t'elle, quoique j'aye toujours été nourrie dans ces bois, & parmi ces rochers sauvages, je ne suis pas insensible comme eux. Ta vertu, ton amour, ta discretion ont fait sur moi l'impression que tu desirois. Mais sçachant que mon pere me destinoit un autre époux, & resolue de lui obéir, je formai le dessein de te cacher mes vrais sentimens pour toi : delà cette indifference, ces froideurs, & peut être ces impolitesses que tu aurois pu me reprocher. Maintenant que les dieux ont délié ma langue, & que mes parens m'en donnent la permission, sçache Aglante que Silvanire t'aimoit, & pour me laver entierement de toute ingratitude... Me le permettez-vous, mon pere, & vous ma mere aussi, dit-elle en jettant sur eux un regard mourant ? Nous te le permettons, répondirent Menandre & Lerice tout baignés de larmes. Alors après avoir essayé de leur baiser les mains, comme pour les remercier, elle se hâta de proferer ces mots. Helas, je n'en puis plus, & tendant la main au berger, elle lui dit : reçoi ma main, Aglante, pour assurance que je meurs à toi, si je n'ai pu vivre pour toi : & je vous demande comme la derniere grace, vous mon pere & ma mere aussi de me dire, que vous l'agréez.

 Menandre avoit d'autres desseins ; mais ne croyant pas qu'elle dût vivre, il ne voulut pas lui refuser ce contentement. A peine ils eurent dit l'un & l'autre qu'ils l'approuvoient, que tournant lentement la tête du côté du berger : O dieux, je meurs, dit-elle, mais, ô Aglante, je meurs à toi. A ce mot, elle perdit la parole, & demeura comme morte entre les bras de Menandre & de Lerice. Je ne vous dirai point quels furent leurs regrets, & les regrets d'Aglante. Il falut les arracher à Silvanire ; & pour leur ôter un objet si affligeant, on la mit soudain au tombeau, sans aucune pompe funebre. Peut-être auroient-ils voulu l'embaumer, selon la coutume, mais Alciron les en détourna.

 Cependant, Tirinte cherchoit de tous côtés Alciron, pour venger l'outrage qu'il en avoit reçu, & du même fer se percer ensuite le cœur sur le tombeau de Silvanire. Sans doute, s'il l'avoit rencontré, il auroit pu l'insulter avant que de l'entendre. Mais Alciron vint prudemment le trouver dans son lit, où il avoit été contraint de se mettre. Il pensoit bien qu'il seroit dans une extrême affliction, & qu'il auroit conçu contre lui la plus vive colere. Dès que Tirinte l'apperçut, il se mit en devoir de se jetter sur lui ; mais Alciron tenant la porte entr'ouverte : Tirinte, lui dit-il, peux-tu croire que ton ami ait voulu te priver de ce que tu aimes uniquement ? Cependant, cruel, interrompit Tirinte, Silvanire n'est plus. Silvanire vit encore, dit Alciron, & si dans un quart-d'heure je ne la remets vive entre tes mains, je consens à mourir de la mort la plus barbare. Silvanire n'est pas morte, s'écria Tirinte étonné ? Et ne l'a-t'on pas mise au cerceuil ? J'en conviens, répondit Alciron en souriant ; mais c'est afin qu'elle soit à toi. Et si tu veux me suivre, je te la rends à l'instant. S'il étoit autrement, pourquoi serois-je venu ici ? n'éviterois-je pas plus tôt ta présence ? Mais remets-toi l'esprit ; habille-toi, & vien avec Alciron.»

 Comment, dit Tirinte se reculant quelques pas, & croisant les bras, as-tu le pouvoir de rappeller les ames, lorsqu'elles ont passé la barque ? Non, Tirinte, je n'ai pas ce pouvoir ; mais sçache que Silvanire n'est point morte, & qu'elle est seulement assoupie ; car telle est la vertu du miroir. O dieux, s'écria Tirinte que me dis-tu ? La verité, reprit Alciron. Apprend que la glace de ce miroir est d'une pierre que l'on appelle memphitique, & qui a la vertu d'assoupir les sens, au même instant qu'elle est touchée. A cette pierre on a ajouté dessus d'un poisson que l'on nomme torpille, & cela avec tant d'art, que les yeux en regardant cette glace en retirent un poison subtil, qui occupant le cerveau répand dans tout le corps un assoupissement général. Juge maintenant si je n'ai pas lieu de me plaindre de toi ? Après tout, quel avantage me revenoit-il de la mort de Silvanire ?

 S'il est ainsi, dit Tirinte, avoue du moins que tu devois m'avertir. Tu peux en cela même, reprit Alciron, connoître combien je t'aime. N'est-il pas vrai, berger, que tu ne pouvois ni ne voulois plus vivre sans Silvanire ? & que tu n'avois plus rien à esperer de tes services ? Or si je t'avois averti de ce qui est arrivé, tu n'aurois pas eu la force de l'executer.

 A ces mots, Tirinte persuadé que Silvanire vivoit, étendit les bras, vint embrasser Alciron, la joye dans les yeux, & lui demanda cent fois pardon. Puis s'habillant avec une impatience extrême, il le conjura de le mener où reposoit la belle Silvanire. Et dans le chemin, car on l'avoit portée hors du hameau : cher ami, lui dit-il, comment pourra-t'elle être à moi, lorsque nous l'aurons tirée du cercueil ? Eh qui pourroit te l'ôter, répondit Tirinte ? Qui viendra même te la demander, puisqu'on la croit morte ? Sers-toi seulement du present que je te fais, aussi bien que j'ai sçu te le faire, ou ne te plains plus que de toi même.

 Ils arrivent enfin au lieu de la sepulture ; ils levent la pierre, & trouvent Silvanire dans le même état qu'elle avoit été mise au tombeau. Mais, ô merveilleux effet, ô vertu admirable des choses que la nature a produites ! A peine Alciron lui eut jetté au visage d'une certaine eau qu'il avoit dans une bouteille ; à peine il lui en eut frotté le poux & les narines, qu'elle commença de respirer, qu'elle sortit peu à peu de son assoupissement, & qu'ouvrant les yeux elle éternua plusieurs fois. Alors Alciron dit à Tirinte : je te remets ta chere Silvanire : use bien de ta fortune, & sers-toi de l'occasion. A ce mot il les quitta.

 Quel fut l'étonnement de Silvanire, quand après avoir ouvert les yeux, elle se trouva en ce lieu & à cette heure ; car à peine il faisoit jour ! Elle se souvenoit bien de ce qui s'étoit passé, mais elle ignoroit de quelle maniere elle avoit été retirée du tombeau qu'elle voyoit encore auprès d'elle ! Enfin ne voyant personne que Tirinte : Berger, lui dit-elle, raconte-moi quelle est cette merveille. Que vous dirai-je, répondit-il, belle Silvanire ? ce sont là des effets ordinaires de votre beauté. Mais, Tirinte, reprit-elle, n'ai-je pas été morte, & maintenant ne suis-je pas en vie ? Non seulement, repliqua-t'il, vous vivez ; mais vous pouvez donner la vie à qui vous voudrez. Quel dieu, ajouta-t'elle, peut m'avoir retirée des enfers ? Tirinte, parle-moi franchement, n'ai-je pas été morte, & maintenant ne suis-je pas en vie ? Morte, dit le berger, vous ne l'avez jamais été, car vous avez toujours vêcu dans mon cœur. Il est vrai que la mort pensant triompher de vous, j'ai fait succeder au trépas un sommeil profond, & à ce sommeil l'état où vous êtes. Hé comment cela se peut-il, repartit Silvanire ? pour moi j'avoue que je ne comprens rien à tes discours.

 Tirinte qui ne vouloit pas s'arrêter davantage en ce lieu, de peur d'être rencontré par quelqu'un qui auroit pû rendre inutile sa méchanceté, crut devoir la desabuser entierement : & lui parla en ces termes : Belle Silvanire, pour ne vous pas laisser plus long-temps dans l'incertitude, sçachez qu'après vous avoir aimée, servie, adorée, après vous avoir rendu tant de soins inutiles, j'ai recouru à l'artifice. Vous souvenez-vous, continua-t'il en souriant, d'un miroir que je vous priai d'accepter ? Je m'en souviens, dit-elle, & depuis je n'ai point eu de santé. Or ce miroir, reprit Tirinte, est fait de telle sorte qu'il produit, dès qu'on le regarde, des évanouissemens & une vraye létargie. Aussi vous a-t'on cru morte, & comme telle vous a-t'on mise dans le cercueil d'où je viens de vous retirer.

 O dieux, s'écria Silvanire ! que les hommes qui te ressemblent sont dangereux ! Mais encore quel étoit ton dessein ? de faire croire à tout le monde que vous étiez morte, répondit-il, & de passer avec vous le reste de mes jours, sans être troublé par qui que ce fût. O, Tirinte, ajouta-t'elle, comment as-tu pû te figurer que j'y consentirois ? Amour, continua-t'il, m'a donné cette esperance. Perfide berger, dit Silvanire, jamais l'amour n'eut part à une action si noire. Et quand je voudrois être à toi, je ne le pourrois pas ; je suis à Aglante, je le lui ai juré en mourant ; & Menandre & Lerice qui me destinoient un autre époux, ont donné leur agrément. Aglante m'a reçu pour sa femme, comme telle il m'a pleurée tendrement, & telle aussi me possedera-t'il, tant que je respirerai. N'y pense plus, Tirinte.

 N'y pense plus toi-même, reprit Tirinte en colere. Menandre, Lerice, Aglante t'ont pleurée morte, aussi l'es-tu pour eux. En même temps il la prend par le bras pour l'emmener ; mais la bergere avec plus d'assurance que l'état & le lieu où elle étoit ne sembloient le comporter, se défend de sa violence, tantôt en lui representant son devoir : tantôt en opposant la force à la force ; & tantôt en fuyant. Mais enfin elle fut obligée de crier. Aglante qui cherchoit par tout son tombeau pour y finir ses jours, Aglante entend sa voix, il accourt, & croit d'abord en voyant la bergere que c'est une illusion. Puis il reconnoît Tirinte, & ne doute plus que Silvanire ne soit en vie. Transporté d'une extrême passion, il en vient aux mains avec Tirinte ; & sans doute ils auroient péri l'un ou l'autre, dans la fureur qui les animoit, si un grand nombre de bergers qui survinrent ne les avoit séparés, & ne s'étoient saisi du malheureux Tirinte, que l'on vous amene, ô sage Cloridamante, pour le voir punir comme il le mérite.

 Mais tous ceux qui paroissent devant vous, n'y sont pas venus pour le même sujet. La joye de Menandre, de Lerice & d'Aglante leur a fait oublier, ou du moins mépriser le desir de la vengeance. On attend votre arrêt sur un differend qui est survenu depuis. Sçachez donc, mon pere, que ce grand tumulte s'étant appaisé, & que Tirinte étant entre les mains de ceux qui l'ont conduit ici, Aglante transporté de revoir la belle Silvanire comme rendue à la vie, s'adressa à Menandre & à Lerice, & les supplia de consommer son bonheur par la conclusion de son mariage avec Silvanire.

 Menandre feignit d'abord de ne l'entendre pas ; mais comme Aglante redoubloit ses instantes prieres, il s'apperçut que Menandre branloit la tête, comme font d'ordinaire ceux qui ne veulent point accorder ce qu'on leur demande. Il en fut extrêmement surpris ; il devint pâle, & fut saisi d'un tremblement qui dura quelque temps. Les bergers qui étoient dans la chambre étonnés du silence & des façons de Menandre, s'approchent, & voyant en quel état se trouvoit Aglante, ils craignirent qu'il n'arrivât quelque malheur, si Menandre lui manquoit de parole. Ils se mettent donc autour de celui-ci, & le conjurent de ne point troubler une joye si légitime par un changement si extraordinaire. Menandre, sans les regarder seulement (car en se promenant il tenoit les yeux baissés) voyez-vous, dit-il, mes amis, à nouveau fait nouveau conseil.

 Comment, reprit Aglante en fureur ? Qu'entendez-vous par ces mots ? J'entens, ajouta Menandre, que j'ai cru ma fille morte, lorsque je vous l'ai promise ; & maintenant qu'elle est en santé, graces aux dieux, je veux en disposer autrement. O Menandre, dit le berger, vous m'avez donné votre fille : sa mere y a consenti : Silvanire l'a voulu : je l'ai acceptée pour épouse. J'entens qu'elle est à moi ; & personne ne me la ravira, sans m'enlever en même temps la vie. Ma fille m'appartient, repliqua Menandre. Vous ne pouvez la prétendre à vous que parce que je vous l'ai promise ; mais si les promesses obligent, elle appartient plus tôt à Theante, à qui j'avois donné ma parole long temps auparavant. O dieux, s'écria Aglante ! n'y a-t'il plus de justice parmi les hommes !

 Tous les bergers craignant avec raison quelque desastre, les séparerent, & furent d'avis qu'ils devoient se presenter devant vous, afin d'entendre votre jugement. On eut bien de la peine à les y faire consentir. Menandre pensoit que c'étoit faire tort au nom de pere qu'il portoit, & à l'autorité que ce titre lui donnoit sur sa fille. Aglante de son côté ne pouvoit souffrir que l'on exposât aux jugemens des hommes un droit qu'il comptoit lui être si légitimement acquis. Les parens & les amis eurent enfin tant de pouvoir sur l'un & sur l'autre, qu'ils se soumirent à ce qu'il vous plairoit d'ordonner.»

 A peine Fossinde eut fini, que Menandre transporté de colere, & sans attendre que le druide lui permît de parler, interrompit le murmure des assistans, & passant au milieu de tous : «Je vous demande justice, ô sage Cloridamante, s'écria-t'il d'une voix haute, je vous demande justice de l'insolence de ces hommes qui veulent dépouiller les peres de la puissance naturelle qu'ils ont sur leurs enfans ; &, par le nom de pere que vous portez, je vous conjure de maintenir mon droit. Toute notre dispute consiste à sçavoir si un pere ne peut pas disposer de ses enfans à sa volonté. Si on le nie j'ai perdu ma cause ; mais en ce cas je conseille à tous les peres de ne prendre plus la peine de les élever. Un pere qui selon toutes les loix est le roi de sa petite famille, se donneroit des soins pour ceux qui doivent lui enlever son autorité ? O siécle dépravé ! j'ai vu de mon temps qu'un enfant auroit été montré au doigt, s'il avoit desobéi en quelque chose à son pere ; maintenant c'est avoir de l'esprit que de blâmer sa conduite : c'est avoir du courage que de mépriser ses ordres ; & c'est faire son devoir que d'usurper son autorité. Les dieux, sage Cloridamante, qui veulent que nous les appellions peres, nous enseignent que ce nom signifie maître absolu de ses enfans. Cela étant, je suis assuré que vous honorez trop les dieux, & que vous portez trop dignement le nom de pere, pour ne pas maintenir le droit que j'ai sur ma fille. Or, si j'en puis disposer, comme il est indubitable, je la donne à Theante à qui je l'ai promise long temps avant qu'Aglante eût reçu ma parole. Je conclus donc, ô Aglante, que si tu as envie de te marier, tu peux chercher un autre parti.»

 Après que Menandre eut fini, Aglante voulut prendre la parole ; mais Silvanire concevant qu'il ne seroit point assez maître de ses expressions, le tira par le bras, & l'interrompit pour supplier Cloridamante d'ordonner que quelqu'un répondît pour eux, «afin, dit-elle, que la colere ne fasse rien dire à Aglante qui puisse offenser Menandre.» Alors le druide admirant la sagesse de Silvanire, & imposant silence au berger, jetta les yeux sur tous les assistans ; & après les avoir bien considerés, il commanda à Silvandre de parler pour Aglante. Le berger eût bien voulu s'excuser, à cause de l'état violent où il étoit ; mais il crut appercevoir l'ordre des dieux dans celui qu'il venoit de recevoir du druide. Après donc qu'il eut demandé que l'on fît silence, il commença de la sorte.


REPONSE DE SILVANDRE POUR
Aglante & Silvanire.



 «Je sens, ô sage Cloridamante, tout le poids du fardeau que vous m'imposez. Ce n'est pas une legere entreprise que de parler ici du devoir des enfans envers leurs peres, & de l'autorité des peres sur leurs enfans. Presque tous ceux que j'aperçois sont interessés à ce discours par l'un de ces deux titres. Or, Aglante, si je parle pour vous, si j'essaye de répondre à Menandre, ne croyez pas que je veuille soutenir que les enfans ne sont point obligés d'obéir à leurs peres : dieu me préserve de prononcer un tel blasphême. Je sçais trop que nous ne pouvons jamais nous acquitter envers ceux qui nous ont donné la naissance ; mais d'un autre côté, Menandre, ne pensez pas qu'en déclarant que la plus exacte obéissance est le partage des enfans, je veuille en inferer que les peres ont tour pouvoir sur eux.

 Les dieux, il est vrai, ont voulu être nommés peres, mais non pas pour être déclarés seigneurs absolus des hommes ; c'est plus tôt pour montrer l'amour qu'ils leur portent, n'y en ayant point qui puisse être égal à l'amour paternel, & pour leur insinuer qu'ils doivent leur demander tout ce dont ils ont besoin, & l'attendre de leur bonté. Car, Menandre, cette autorité rigoureuse que tu prétens n'est pas l'autorité acquise aux peres ; c'est plus tôt l'autorité d'un maître sur son esclave. Or qui ne met aucune difference entre les enfans & les esclaves se trompe aussi grossierement que toi. Il faut que le pere soit obéi ; mais il faut aussi qu'il commande comme il doit. Car les enfans sont plus obligés d'obéir à la raison, qu'à personne au monde. L'homme est composé d'une ame & d'un corps ; le corps il le tient du pere, & c'est aussi ce qu'il a de commun avec les bêtes ; l'ame, il la tient de dieu seul, & cette ame est douée d'intelligence & de raison. Or les enfans ne doivent-il pas plus obéir a l'être suprême de qui ils tiennent cette ame raisonnable, qu'à celui dont ils ont reçu le corps ? Conclus donc avec moi que si un pere ordonne des choses qui soient contraires à la raison, loin d'être obligés à lui obéir, ses enfans feroient une faute considerable, s'ils lui obéissoient.

 Les enfans, il est vrai ne doivent point juger seuls si les ordres de leur pere sont injustes ou raisonnables, à moins que l'injustice ne soit frapante ; & dans le doute ils doivent toujours commencer par obéir, jusqu'à ce que le doute soit bien éclairci. Le fait sur lequel vous avez à prononcer, ô sage Cloridamante, est de cette nature ; Menandre ne veut point donner Silvanire à Aglante ; il la destine à un autre berger. Silvanire se presente devant vous, pour apprendre si la volonté de son pere est juste ou inique. C'est à vous d'ordonner ; elle est prête à vous obéir.

 Menandre allegue en sa faveur l'autorité paternelle, & la parole qu'il a donnée à Theante auparavant.

 Voici les raisons d'Aglante & de Silvanire, car elles sont inséparables. La parole donnée à Theante n'a jamais été ratifiée par Silvanire ; & son engagement avec Aglante a été consenti par Ménandre & Lerice.

 Menandre ajoute qu'il n'a donné son consentement, que parce qu'il croyoit que sa fille alloit expirer. Aglante répond qu'on ne contracte point par la pensée, mais par les paroles, & que si cette ruse avoit lieu, il n'y auroit plus de commerce parmi les hommes.

 Silvandre alloit continuer ; mais il fut interrompu par Menandre. Le druide lui ordonna de se taire, aussi bien qu'à Silvandre, lorsqu'il voulut reprendre son discours : ajoutant que le fait étoit assés éclairci. En même temps Theante demanda audience, & dit à haute voix : O sage Cloridamante, si l'amour est une passion insensée, quel nom donner à quiconque aime sans être aimé ? & si les liens du mariage sont terribles, ne doit-on pas les estimer plus affreux, lorsqu'ils ne sont pas formés par une affection mutuelle ? Je vous déclare donc que Silvanire peut se choisir tel époux qu'elle voudra, excepté le seul Theante.» A ces mots faisant au druide une profonde reverence, & saluant ensuite toute l'assemblée, il se retira.

 Alors Cloridamante se leva pour prendre les avis des autres druides, & donner ensuite son jugement. Mais Tirinte ne pouvant plus se contenir, s'écria d'un air farouche : «Qui est mon accusateur, & pourquoi suis-je retenu ici ?» En même temps Fossinde reprit la parole, & lui dit : «Miserable berger, oses-tu demander pourquoi on te retient ? & quel est ton accusateur ? Ta propre conscience ne dit-elle pas que jamais il ne parut en ce lieu personne qui fût aussi coupable. Et le ciel qui ta vu, les antres qui t'ont caché, les arbres qui t'ont entendu, les hommes & les dieux enfin, tout ne dépose-t'il pas contre toi ? Oui, perfide, il n'est rien dans la nature qui ne t'accuse, & qui ne demande la vengeance de ton crime.»

 Tous les assistans furent étonnés d'entendre parler de la sorte la bergere Fossinde ; ils sçavoient qu'elle aimoit Tirinte. Mais celui-ci sans changer même de visage : «Parle, lui dit-il aux juges, si tu penses que je sois criminel ; c'est d'eux que tu dois attendre la justice. Crois-tu que je n'aye pas le courage de supporter les supplices qui peuvent expier ma faute ?» A ce mot Fossinde rougit, & se tournant vers Cloridamante, elle l'obligea d'écouter ce qu'elle avoit à dire.

 «Ce berger, dit-elle, ô sage druide, mérite la mort, si quelqu'un la mérita jamais. Si on l'en croit, il aima Silvanire ; mais il est facile de le convaincre du contraire. Il ne connut jamais la puissance de l'amour, quoiqu'il lui impute sa faute. En effet comment prouve-t'il sa tendresse à Silvanire ? Au lieu de la servir, il lui presente le poison ; au lieu de l'honorer, il s'efforce de lui ravir l'honneur. Mais peut-être n'est-il pas coupable de ces noirceurs ? Sage druide, qu'il nie s'il l'ose. Non, sa propre conscience le juge, & lui lie la langue. Eh que pourroit-il imaginer pour sa justification : Le perfide offre à Silvanire un poison caché dans la glace d'un miroir. Et qu'il ne dise pas qu'il étoit dans la bonne foi, & qu'Alciron l'a trompé. Pour moi je suis persuadée que son intention étoit d'ôter la vie à Silvanire, pour venger les mépris qu'elle lui marquoit. Maintenant que la bonne complexion de Silvanire l'a sauvée, ou plus tôt que les dieux ont voulu nous la conserver, il croit pouvoir diminuer sa faute en soutenant qu'il n'avoit dessein que de l'endormir. Mais, ô sage Cloridamante, daignez interroger Menandre, Lerice, Aglante, & tous ceux qui ont vu Silvanire dans l'état où elle a été ; qu'ils vous disent si pour un assoupissement on a de si cruelles douleurs, & des évanouissemens si longs & si fréquens. Puis jugez si ce n'étoit pas un poison mortel que par un miracle évident les dieux ont rendu inutile.

 Mais le barbare, loin d'être satisfait d'avoir donné la mort à la belle & vertueuse Silvanire, veut la voir de ses propres yeux dans le tombeau, & se rassasier d'un si horrible spectacle. Il va l'exhumer ; & la trouvant en vie (car tout le reste est inventé à plaisir) peut-être que touché de l'énormité de sa faute, il se jette à ses pieds... Non, non, sage druide ; il ajoute crime sur crime, il veut enlever Silvanire, & l'emporter en des lieux cachés ? A quel dessein ! je m'en rapporte à son propre aveu. Il confesse lui-même qu'il a essayé de lui faire violence ; & que n'eût-il point exécuté, sans tous ces bergers qui sont accourus aux cris de la bergere ?

 Jugez maintenant, sage druide, s'il y a ici quelqu'apparence d'amour ; & considerez quelle sureté il y aura pour nous parmi ces forêts, si une pareille trahison demeure impunie. O dieux qui haissez les méchans, & qui avez surtout en horreur la trahison, inspirez nos juges, afin qu'ils effrayent par le châtiment du perfide tous ceux qui pourroient l'imiter !»

 Ainsi parla Fossinde ; ensuite après avoir salué les druides & les assistans, elle s'assit à sa place, se couvrant les yeux d'un mouchoir, & feignant de s'essuyer le visage. Il s'éleva aussitôt un grand murmure dans l'assemblée que cette accusation faite avec tant de feu avoit jetté dans le plus grand étonnement. Le seul Tirinte ne parut point ému. En perdant Silvanire, il se soucioit peu de perdre la vie. Cependant il fit signe qu'il vouloit parler, & le druide le lui ayant permis, il répondit en ces termes :

 «La bergere a raison lorsqu'elle dit que j'ai failli ; mais, ô sage druide, c'est à tort qu'elle m'accuse d'un crime auquel je n'ai point consenti, que dis-je consenti ? dont je ne suis pas moins innocent qu'elle. Non, non, Fossinde ; je me soumets à tous les supplices qui me sont préparés, & que je sçais mériter. Je ne veux point m'excuser ; car je ne le puis. Mais sois assurée que je ne le voudrois pas, quand même je le pourrois. Que te sert-il, au reste, d'ajouter à des crimes faux des crimes véritables ? Ne mérite-je pas des châtimens assés cruels pour ceux dont je suis en effet coupable ?

 O sage druide, l'affection que j'ai portée à Silvanire, & que je lui porterai encore après mon trépas, m'auroit-elle permis de songer à l'impieté dont on m'accuse ? J'ai presenté le poison à Silvanire, je l'avoue ; mais trompé par un ami que je ne devois point soupçonner. Que la belle Silvanire dise elle-même, si lorsquelle s'éveilla, elle ne me vit pas auprès d'elle aussi bien qu'Alciron, avec un vaze plein d'eau dont elle avoit encore le visage tout mouillé. Que Menandre & sa famille déposent si Alciron n'empêcha pas qu'on ne l'embaumât. Or, si nous avions eu intention de la faire mourir, pourquoi Alciron auroit-il détourné le fer qu'on alloit lui plonger dans les entrailles ?

 Que je sois déclaré innocent à cet égard, & j'avoue tous les autres crimes dont on me charge. Je brave les tourmens & la mort, pourvu que ma foi soit entiere, & mon amour justifié.»

 Tel fut le discours de Tirinte, chacun fut touché de sa fermeté & de son malheur. Et Alciron ne pouvant souffrir de le voir si mal défendu, & d'être accusé lui-même d'un crime si noir : «Sage druide, dit-il, non seulement Tirinte n'est pas coupable pour avoir presenté le miroir à Silvanire, il ne l'est pas même dans ce qui a suivi. Bien que le miroir soit rompu, il est facile d'éprouver (car en voici des pieces) si c'est un poison mortel, ou un simple assoupissant. Non, non, dit le druide, il suffit ; on ne peut vous croire capable d'une si horrible méchanceté. Mais si vous avez quelque chose à dire pour justifier Tirinte de l'accusation de violence, parlez.»

 Alciron alloit reprendre la parole, lorsque Tirinte l'interrompit en ces termes : «Cesse, ami, je t'en conjure : je veux mourir. Heureux qui meurt ne pouvant vivre que dans l'amertume ! Je te remercie néanmoins & de ta bonne volonté, & de ce que tu as voulu prouver que je n'ai jamais eu intention d'ôter la vie à la belle Silvanire. Eh puissent les dieux prolonger ses jours au-delà des bornes ordinaires !»

 Cependant Alciron essaya encore de parler ; mais à peine eut-il proferé les premieres paroles, que Tirinte l'interrompit encore. «O sage druide, s'écria-t'il, c'est l'amitié, & non l'amour de la vérité qui lui fait chercher des raisons pour me défendre. Je le desavoue, & vous supplie de ne lui point ajouter foi, mais de me juger selon nos loix.»

 Aussitôt Cloridamante, après avoir imposé silence, se leve & va recueillir les voix des sept druides qui jugeoient avec lui ; car il falloit ce nombre de sept pour juger à mort. Il fut long-temps à prendre les voix, parce que la matiere étoit difficile. Enfin après avoir bien discuté cette affaire, le druide se remit dans son siege, & prononça ce jugement.


JUGEMENT DE CLORIDAMANTE.



 Nous Cloridamante établi en l'absence du grand Adamas pour rendre la justice en cette contrée, après avoir bien entendu le differend qui est entre Menandre & Lerice d'une part, & Aglante & Silvanire de l'autre, & aussi l'accusation intentée contre Tirinte ; au sujet de l'attentat par lui commis contre Silvanire ; & après avoir eu l'avis des autres druides : le tout bien consideré, nous déclarons que les peres ont par le droit naturel & divin sur leurs enfans toute l'autorité que l'on peut avoir sur des personnes libres, & que les enfans ne peuvent leur desobeir, sans encourir la rigueur des loix ; mais aussi nous déclarons que les enfans naissent libres, & qu'entre toutes les actions qui sont libres, le mariage devant obtenir le premier rang, il ne peut jamais être contracté sans le consentement des deux parties. Et pour cela nous voulons que le mariage d'Aglante & de Silvanire soit indissoluble, toutes les conditions y ayant été duement observées.

 Et faisant droit sur ce qui concerne Tirinte : les tromperies, les finesses, & les larmes étant permises dans l'empire d'amour, nous le déclarons absous de la tromperie qu'il a exécutée par l'artifice du miroir ; mais d'autant que la violence est défendue par les loix d'amour, & qu'il est convaincu d'avoir attenté contre la personne de Silvanire qu'il aimoit, nous le condamnons comme tel à être précipité du rocher malheureux.

 La joye de voir Aglante & Silvanire unis fut presque universelle ; mais cette joye fut troublée par la compassion que le malheur de Tirinte excita, bien que sa mort parût juste, il étoit d'ailleurs si aimable, que tous ceux dont il étoit connu le plaignoient infiniment, & blâmoient Fossinde de l'avoir accusé si vivement. Tirinte seul ne s'émut point. Il reçut l'arrêt de sa mort avec une fermeté incroyable. Et se tournant seulement vers Silvanire : «Bergere, lui dit-il, que ma mort vous appaise, & qu'au moins j'emporte avec moi l'assurance de mon pardon. Tirinte, répondit Silvanire les larmes aux yeux, si ta vie dépendoit également de moi, sois assuré que tu vivrois long-temps. Non seulement je te pardonne ; mais je te plains, & je te regreterai jusqu'au dernier soupir.» Alors Tirinte mettant un genou à terre, & lui baisant la main. «Le supplice où je vais, dit-il, est plus heureux pour moi que tous mes services passés.»

 Cependant Fossinde voyant son dessein réussir au delà de ses vœux, s'approche du berger infortuné, & lui dit : «Je le vois réduit au point où je l'ai si long-temps desiré. Et moi, répondit le berger, j'emporte si peu de ressentiment contre toi, que je suis ravi de te causer quelque satisfaction par mon trépas. Ah, Tirinte, Tirinte, reprit-elle, tu connoîtras bien-tôt que ta vie m'est aussi chere que la mienne,» & prenant son pere Alcas par la main ; «mon pere, lui dit-elle, n'est-il pas vrai que vous m'avez promis de me laisser choisir un époux ? Il est vrai, répondit froidement Alcas. Puissent les dieux, ajouta-t'elle, vous en marquer toute ma reconnoissance.» Puis s'adressant aux druides : «N'est-ce pas la rigueur de nos loix qui a condamné Tirinte à être précipité ? Hé bien, continua-t'elle d'une voix plus haute, & moi en vertu de ces mêmes loix, je demande que Tirinte me soit donné pour époux, & par là délivré du supplice où il a été condamné.»

 Toute l'assemblée poussa des cris de joye, & se mit à crier, grace, grace. Les amis de Tirinte coururent l'embrasser, & ceux de Fossinde le comblerent de caresses & de louanges. C'étoit parmi eux une ancienne loi, que si quelqu'un étoit condamné à mort, toute fille qui le demandoit pour époux pouvoit le sauver. Ils se réunirent tous pour supplier le druide d'accorder à Fossinde sa demande. Cloridamante fut ravi de pouvoir délivrer le malheureux Tirinte ; il fit apporter des chapeaux de fleurs ; il en mit d'abord sur la tête de Silvanire & d'Aglante, puis se tournant vers Fossinde : «Et toi bergere, lui dit-il, reçoi celle dont j'orne ta tête, & donne à Tirinte celle que je laisse en tes mains, en témoignage qu'en même temps tu lui rens la vie, & tu te donnes à lui.»

 Après une conclusion si heureuse, ils furent tous d'avis d'aller au temple pour remercier les dieux. Ils arrêterent aussi que l'on uniroit tout de suite les amans, & qu'ils acheveroient les autres cérémonies, lorsqu'ils seroient retournés dans leurs cabanes. Pour Silvandre après avoir reçu les remercimens de Silvanire & d'Aglante, il se separa de la troupe, & s'enfonça dans les bois pour y plaindre sa destinée.

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LIVRE QUATRIÈME.



 Diane & Phylis avoient dîné avec Astrée, pour faire compagnie à la belle Alexis ; lorsqu'elles furent sorties de table, elles les avertirent qu'il étoit venu une étrangere qui desiroit passionnément de voir Astrée. «Ainsi, dirent-elles, si vous ne vous hâtez de lui rendre visite, assurez-vous qu'elle vous préviendra. En ce cas il faudra se résoudre à l'avoir toute la journée sur les bras. Mon dieu, dit Alexis, n'attendons pas qu'elle vienne ! nous ne pourrions plus nous en défaire, & s'il me faut contraindre ainsi, je serai infailliblement plus malade que je ne l'ai été ce matin. Je serois d'avis, pour moi, que nous reprissions promptement nos habits, & que nous la prévinssions.»

 Ce qu'Alexis avoit proposé fut d'autant plus promptement exécuté, que Diane qui les conduisoit sembloit se hâter, par le plaisir qu'elle prenoit à s'entretenir avec une étrangere qui parloit si mal des hommes. Florice ayant reconnu de loin les bergeres : «Dorinde, lui dit-elle, voici un effet de la politesse d'Astrée. Elle a sçu que vous desiriez la voir, & elle vient vous visiter la premiere. Si vous m'en croyez, nous irons au-devant d'elles.» A ces mots, les quatre étrangeres se prenant par la main hâterent leurs pas vers les bergeres qui les reçurent avec tout l'accueil imaginable. Dorinde ayant remarqué qu'Alexis étoit respectée des bergeres : «Madame, lui dit-elle, voici un de mes souhaits accompli. Je desirois il y a long temps de voir le Lignon & les aimables bergeres qui habitent sur ses bords. Et le ciel semble avoir favorisé mon dessein, puisqu'il offre d'abord à mes yeux ce que la contrée a de plus accompli. J'avoue, répondit Alexis, qu'en voyant Astrée, Diane, Phylis & Daphné, vous n'avez plus rien à chercher sur nos bords.»

 Alors Astrée prenant la parole : «Les louanges d'Alexis prouvent qu'elle a des bontés pour nous ; mais ne vous y laissez pas tromper, aimable bergere. Aimez-nous, non comme belles, mais comme desirant avec passion de vous rendre les devoirs que nos loix nous obligent de rendre à des étrangeres telles que vous. Astrée, dit alors Dorinde, car je connois bien que vous êtes Astrée, nulle autre bergere ne pouvant vous ressembler, belle Astrée, dis-je, je ne plains plus toutes les peines que j'ai essuyées dans mon voyage, puisque j'ai le bonheur de vous voir ; mais je sens un vrai déplaisir en considerant que je ne puis reconnoître vos bontés.»

 Cependant Florice qui n'aimoit pas à demeurer si long temps au soleil, les interrompit, en proposant aux bergeres de venir se reposer dans sa cabane qui étoit sur les bords du Lignon, & couverte par de grands arbres. Elles se prirent donc toutes par la main, résolues de passer dans la cabane de Florice une partie du jour, & d'y attendre que la chaleur fût un peu tombée.

 Diane se souvint alors que l'étrangere lui avoit promis l'éclaircissement des raisons qui leur faisoient hair les hommes. Et comme dans la situation où elle se trouvoit, il ne pouvoit rien lui arriver de plus agréable : «Belle bergere, lui dit-elle, vous avez contracté une dette avec moi ; trouvez bon que je vous la demande, le temps, le lieu, la compagnie, tout vous invite à remplir votre engagement. Quand je ne l'aurois point contracté, répondit Dorinde, je me ferois un devoir de vous satisfaire : heureuse si ce que j'ai à vous raconter étoit digne de votre curiosité !» En même temps elle commença de la sorte.


HISTOIRE DE DORINDE, DE
Periandre, de Merindor & de Bellimart.



 «De tous les poisons qui nous gagnent le plus aisément, il n'y en a point de plus dangereux, ni de plus inévitable que la trahison des hommes. Car que ne tentent-ils pas pour infecter nos ames de leur venin ? Si nous avons des sentimens élevés, ils nous réverent, ils nous adorent, ils sont nos esclaves, ils ne veulent vivre que pour nous obéir, & ne changeroient pas leur servitude pour l'empire de l'univers. S'ils rencontrent une ame moins genereuse, quels services n'imaginent-ils point ? en quoi ne se transforment-ils point ? à quelles parures n'ont-ils point recours ? & quels soins n'employent-ils pas pour séduire celles qui leur sont agréables ? Pourquoi tous ces artifices, tous ces soins, toutes ces peines ? c'est afin de les gagner, & de les tromper ensuite, ou plus tôt de les faire mourir par le regret de leur perfidie. L'histoire que vous allez entendre ne prouvera que trop ce que j'ai avancé.

 Sçachez donc, madame, & vous belles & discretes bergeres, que je suis née dans l'ancienne ville de Lyon, où mes ancêtres ont toujours tenu un des premiers rangs. Je perdis ma mere Alcinie que j'étois encore au berceau ; mon pere Arcingentorix me fit élever avec des soins incroyables. Je fus recherchée de plusieurs chevaliers ; mon pere qui vouloit m'établir avantageusement, differoit toujours son choix sous divers prétextes. J'avoue que je blamai alors sa prudence ; mais je la loue maintenant que je sçais combien le joug du mariage est un joug tyrannique. Le premier dont je remarquai les soins fut un nommé Teombre, qui depuis épousa Florice. J'étois dans un âge si tendre que j'aurois pu croire tout ce qu'il me disoit ; mais sa mauvaise grace, je vous demande pardon Florice, me défendit des mauvais desseins qu'il pouvoit avoir sur moi.

 Presqu'en même temps, Periandre jeune chevalier en apparence, fort aimable, me voulut persuader qu'il m'aimoit. Nous étions voisins ; il avoit souvent occasion de me voir. Je le crus, & si mon pere avoit voulu précipiter mon mariage, j'aurois épousé Periandre, & mon malheur eût été sans remede. Cette affaire tirant en longueur, il arriva que quelque temps aprés Hylas (j'ignore si je dois le nommer chevalier ou pâtre de l'isle de Camargue) vint à Lyon.

 Il n'y a personne ici, interrompit Astrée, qui ne le connoisse, puisqu'il a embrassé la vie pastorale, & qu'il s'est arrêté sur nos bords de Lignon. Puisque vous le connoissez, reprit Dorinde en souriant, je me crois dispensée de vous raconter ses perfidies. Nous sçavons, ajouta Diane, le tour du miroir où étoit son portrait, & tout ce qu'il a eu à démêler avec vous, & avec Periandre, jusqu'à son départ de Lyon. Je sçai, répliqua Dorinde, qu'il raconte volontiers ses faits heroïques ; mais je ne sçais s'il aura dit la vérité ? N'en doutez point, dit Florice. Si les dieux l'ont fait inconstant, ils ne l'ont point fait menteur.

 Je passerai donc sous silence ce qui m'arriva avec lui, poursuivit Dorinde. Je remarquerai seulement qu'Hylas est le second qui m'ait trompée, Periandre n'ayant pas encore achevé sa trahison ; mais j'avoue qu'Hylas est celui de tous dont j'ai moins lieu de me plaindre, parce qu'il me disoit ingenument qu'il ne se piquoit pas de constance. Et puisque vous sçavez ce qui s'est passé entre lui, Periandre, Florice, & moi, je reprendrai le discours où je suis persuadée qu'il l'a laissé : je veux dire, lorsque Teombre enmena Florice à la campagne, & que Chriseide, la belle étrangere se sauva des prisons du Roi Gondebaut. Il ne peut vous avoir rien dit de plus, puisqu'alors il quitta les rives de l'Arar, pour suivre, disoit-on, la charmante Chriseide.

 Periandre délivré d'un rival qu'il redoutoit, se donna tellement à moi, du moins en apparence, que toute la ville en étoit instruite. Dès que j'étois éveillée, il m'envoyoit tantôt des fleurs, & tantôt des fruits rares. En sortant pour aller au temple, je le trouvois à ma porte, & toujours il m'accompagnoit. Il ne manquoit jamais les promenades où j'étois, & toutes les nuits il paroissoit sous mes fenêtres avec des voix & des instrumens ; ses domestiques ne portoient d'autres couleurs que les miennes ; il ne se montroit lui-même dans les tournois que chargé de mes faveurs ; c'est ainsi qu'il nommoit les écharpes, & autres choses semblables qu'il avoit de moi. Ces soins, je l'avoue, flatoient ma jeunesse. Je me donnai à lui, d'autant plus volontiers que mon pere ne sembloit pas éloigné de nous unir.

 En ce même temps deux chevaliers tournerent les yeux sur moi. L'un étoit étranger, & se nommoit Bellimart, & l'autre des rives de l'Arar, & s'appelloit Merindor. Bellimart étoit ce même goth qui avoit tenu prisonnier Arimant le serviteur, & depuis l'époux de Chriseide. Nous avons appris son histoire par Hylas, & par Florice, interrompit Astrée. J'en suis ravie, dit Dorinde, vous concevez mieux ce qui me reste à vous dire.

 Un jour Bellimart representa au roi les longs services qu'il lui avoit rendus, les dangers qu'il avoit courus, les blessures qu'il avoit reçues, dont il lui montra les cicatrices, puis il le supplia de considerer qu'il n'avoit eu aucune recompense, & qu'il étoit réduit au peu de bien que son pere lui avoit laissé. A ces differentes considerations il en ajouta beaucoup d'autres, qui toucherent le cœur de ce roi genereux. Gondebaut lui donna, contre son esperance même, le commandement des troupes étrangeres destinées à garder la ville de Lyon : poste important ; & dans lequel Bellimart acquit de si grandes richesses, qu'il put prétendre aux meilleures alliances»

 Tout ceci arriva pendant que Periandre me rendoit des soins si assidus. «Or Bellimart voulant se faire un appui dans la province, songea moins à prendre une alliance utile, qu'une alliance honorable. Il jetta les yeux sur moi : en ce même temps Merindor qui revenoit d'un long voyage, me vit par malheur dans une assemblée, il commença aussi à me rechercher : de sorte que Periandre se vit tout à coup deux rivaux sur les bras. Merindor étoit plus mesuré dans ses démarches ; pour Bellimart il ne ménageoit rien, ne croyant pas que mon pere pût balancer entre Periandre & lui.

 Periandre de son côté me marqua plus d'amour que jamais ; soit que les difficultés irritent les desirs, ou qu'il rougît de me céder à un autre. Il me demande mon consentement pour me faire demander à mon pere, il l'obtient. Je ne me sentois que de l'aversion pour Bellimart que je trouvois feroce, & qui d'ailleurs étoit beaucoup plus âgé que moi. Pour Merindor, il étoit si discret, que je ne pouvois m'assurer qu'il m'aimât sérieusement. Periandre ne perd pas un instant, il fait parler à mon pere, & tâche d'en tirer une réponse favorable. Arcingentorix lui demande un mois pour se déterminer. Bellimart & Merindor sont avertis de ce qui se passe ; ils prenent tous deux la resolution de traverser cette alliance par tous les moyens qu'ils pourroient imaginer, & convaincus qu'il n'y en avoit point de meilleur que de me gagner, parce qu'ils croyoient qu'Arcingentorix ne me marieroit jamais contre mon gré ; ils se déclarerent plus ouvertement.

 Et quelque temps après Merindor m'ayant rencontrée dans le temple, où Periandre m'avoit conduite, & d'où il ne faisoit que de sortir, il se mit à genoux auprès de moi, & me dit : Est-ce, belle Dorinde pour prier les dieux, ou pour les remercier que vous êtes ici ? Et comme je ne lui répondois rien ; que veut dire ce silence, ajouta-t'il ? Que puis-je vous répondre, lui dis-je, quand je ne vous entens point ? Je demande, continua-t'il, si vous venez prier les dieux de vous faire épouser Periandre ; ou les remercier de l'avoir déja fait ? Ni l'un ni l'autre, repartis-je, il ne m'obligera jamais à les beaucoup importuner. Que vous êtes dissimulée, dit-il ? votre mariage est connu de tout le monde. Dites-moi seulement de quelle maniere vous recevez cet époux ? Comme le doit une fille bien née, ajoutai-je. Mais dites-moi, Merindor, quel interêt y prenez-vous ? Il ne répondit que par des soupirs, & me laissa persuadée qu'il m'aimoit. Pour moi je ne lui montrai que de l'indifference, parce que je songeois uniquement à Periandre.

 Merindor y fut tellement sensible, qu'il resolut plusieurs fois de s'en prendre à Periandre, n'osant pas esperer que je l'aimasse tant que Periandre vivroit. Un jour qu'il étoit vivement frappé de cette idée, il rencontra un de ses amis nommé Euphrosias, homme sage & vertueux. Il lui fit part de l'état où il se trouvoit, & de la resolution qu'il avoit prise d'ôter la vie à Periandre. Hé quoi, dit ce sage ami, croyez-vous meriter les bonnes graces de Dorinde, en faisant mourir la personne du monde qu'elle aime le plus ? Imitez plus tôt Periandre lui même, ou plus tôt Periandre lui même, ou plus tôt faites mieux que lui, pour obtenir le bonheur d'être aimé. Mais elle aime Periandre, dit Merindor ? Tant mieux, répondit Euphrosias, c'est une preuve que l'amour ne la trouve point insensible. Et pourquoi vous figurer que vos services ne seront pas aussi bien reçus que les siens ? Puisque vous aimez Dorinde, & que vous ne pouvez vous resoudre à la quitter, forcez-là de vous aimer à son tour. Mais, dit Merindor en soupirant, je croi que si elle traite mieux Periandre que ses rivaux, ce n'est pas un effet de son amour, mais uniquement de son obéissance. Et si Periandre n'a pû réussir, dequoi dois-je me flatter ? Ah, Merindor, poursuivit Euphrosias, que vous connoissez peu les femmes ? Sçachez qu'il y a telle heure du jour où elles ne peuvent rien refuser ; & souvenez-vous que cet oracle aime, ose, persevere, autrefois rendu à un amant dans la même situation que vous, est un oracle très veritable.

 C'est ainsi qu'Euphrosias détourna son ami du dessein qu'il avoit d'insulter Periandre, & qu'il ranima ses esperances. Merindor commença donc à me rechercher avec plus de soin que jamais. Periandre & Bellimart en devinrent jaloux, & songerent à l'écarter ; mais Periandre sur tout vers qui mon cœur inclinoit davantage.

 Cependant le terme que mon pere avoit pris expira ; Periandre qui attendoit sa réponse avec la derniere impatience le vint trouver le soir même avec trois de ses proches. Il se jette à ses genoux, les embrasse, & le conjure de lui être favorable. Mon pere touché de son empressement le fait lever, lui tend la main, & lui donne sa parole. En même temps on m'appelle ; & dès que je parus : ma fille, dit Arcingentorix, aimez ce chevalier ; je vous le destine pour époux ; & je veux que dans huit jours votre mariage soit conclu. A ces mots Periandre s'avance, & vient me saluer ; & moi, dit-il, je vous reçois vous pour mon pere & pour mon seigneur & Dorinde pour mon épouse.

 Qui croiroit que des paroles si solemnellement jurées ne dussent être inviolables ? Mais, ô honte du genre humain ! entendez dans la perfidie de Periandre celle dont tous les hommes sont capables. Tandis que mon pere faisoit les préparatifs de mes noces, je tombe malade. Une horrible maladie qui attaque les enfans, & ravage la beauté me met à deux doigts de la mort. Periandre me rendit au commencement quelques visites, penétré en apparence de la plus vive douleur ; mais dès que le mal fut déclaré il se contenta d'envoyer quelquefois sçavoir comment je me portois, & ne parut pas même à ma porte.

 Lorsque la violence du mal fut adoucie, je demandai de ses nouvelles ; & lorsque je sçus ce qui s'étoit passé, loin de l'accuser d'inconstance, je cherchois moi même à le justifier. Peut être, disois-je, des affaires importantes lui ont fait quitter la ville, & sans doute il est vivement affligé de ne point sçavoir de mes nouvelles. Peut être aussi que mon pere a changé de volonté, & lui a défendu de me voir ; enfin j'étois ingenieuse à me tromper moi même. Mais ma convalescence étant longue, & le perfide ne se montrant point, je ne doutai plus qu'il n'eût changé.

 Merindor, au contraire, comme si mon mal eut augmenté son amour, étoit sans cesse à ma porte, pour essayer de me voir. J'avoue qu'en comparant les differens procedés de Periandre & de Merindor, je fus également sensible à la perfidie de l'un & aux empressemens de l'autre. Alors je pris la resolution de n'être jamais au premier. Mais quoique j'eusse cent fois juré de l'oublier, j'eus la foiblesse de lui faire demander pourquoi il me quittoit si indignement. Eh quoi, répondit-il, Dorinde vit-elle encore ? On m'a bien dit qu'en mourant elle avoit laissé à sa place une fille extrêmement laide, & que par consideration pour sa memoire on a nommée Dorinde mais la belle Dorinde que j'aimois n'est assurément plus. J'en ai tant de regret, que je ne veux point voir celle ci, elle ne feroit que me rappeller la perte de l'autre.

 Madame, il me fallut dévorer cette amertume dans le secret de mon cœur. Quelque temps après mon pere me vint voir ; il ne put retenir ses larmes en me voyant si défigurée, & m'étant apperçue qu'il pleuroit : mon pere, lui dis-je, pourquoi vous affliger de ce que j'ai perdu un bien qu'il m'étoit impossible de conserver long temps ? Rejouissez-vous plus tôt qu'il m'en ait si peu coute pour me racheter de l'état le plus affreux. Alors, après lui avoir raconté les procedés de Periandre à mon égard, & ses discours insultans, je me jettai à ses genoux, & le suppliai de me promettre qu'il ne songeroit jamais au perfide. Il fit plus, il me défendit de le nommer jamais en sa presence.

 Je commençai presqu'aussi tôt à gouter davantage Merindor ; il me sembla que ces façons m'obligeoient à lui donner la preference sur ses rivaux. Bellimart il est vrai m'avoit continué ses soins ? mais son caractere étoit si opposé au mien, que je ne pouvois me resoudre à l'aimer.

 Cependant, quoique hors de convalescence, je ne sortois point encore ; parce qu'on se flattoit toujours que le temps effaceroit les impressions qui m'étoient restées de ma maladie. Et Merindor qu'elle sembloit m'avoir attaché davantage ne quittoit point mon antichambre. Un jour enfin que j'étois seule avec une de mes filles, & que la porte étoit mal fermée, il se glissa dans ma chambre, & fut plus tôt à mes genoux que je ne l'eus apperçu. J'avois heureusement un masque sur le visage, mais je ne pouvois me cacher les yeux qu'avec les mains, & ces mains étoient si gatées que j'avois honte de les montrer. J'essayai inutilement de me sauver dans un cabinet, je ne pus échaper à Merindor. Ah ! lui dis-je, que votre curiosité me déplait ? Et pourquoi ne m'avez-vous pas oubliée aussi bien que Periandre ? Voudriez-vous, s'écria-t'il, mesurer mon amour à sa foible amitié ? Merindor, ajoutai-je, changeons d'entretien. Dites-moi, ce qui vous a inspiré le desir de me voir dans l'état où je suis ; car, si vous m'aimez, vous deviez bien plus tôt me fuir.

 A ces mots, je le relevai, & je lui fit apporter un siege ; & lorsqu'il fut assis, madame, me répondit-il, ce n'est point ma curiosité que je satisfais, c'est le devoir de tout veritable amant. Et ne vous figurez pas que je vous aime moins, parce que vous êtes moins belle. J'aime Dorinde telle qu'elle est, & telle qu'elle puisse jamais devenir. Admirez ma simplicité, belle & sage druide, Periandre venoit de me tromper, & je me laisse seduire aux flatteries de Merindor. Je commençai donc à penser que je pourrois vivre heureuse avec lui ; mais pour dire la verité, le dépit avança beaucoup les affaires de Merindor ; je crus me venger de Periandre en me donnant sitôt à son rival : resolution imprudente, & qui depuis m'a couté bien des larmes !

 Je répondis donc à Merindor : pensez-vous que quiconque veut se faire aimer en dise moins que vous ? Si mes paroles, repliqua Merindor, n'étoient accompagnées de quelque témoignage moins suspect, j'avoue qu'il y auroit à vous de l'imprudence à me croire, après les procedés de Periandre. Mais, Dorinde, seroit-il possible que vous n'eussiez point remarqué mes actions, depuis l'heureux jour où je vous vis, & que je me donnai à vous sans reserve ? Je serois une ingrate, je l'avoue, lui répondis-je incontinent, si je ne les avois point remarquées ; mais je pense que les hommes se font gloire de nous tromper. Ah, madame pouvez-vous me confondre avec ces monstres, & se peut-il que vous doutiez encore de mon amour ? Non, non, Dorinde, écoutez vos sens, consultez votre raison ; & tout vous dira que Merindor vous aime. Je l'avoue, répondis-je, aussi combien de fois ne me suis-je point dit à moi même : si j'avois eu pour Merindor les même bontés que Periandre, que n'eût point fait Merindor. Mais cela ne suffit pas pour me garantir votre constance. Un seul m'a appris que les hommes n'aiment que la beauté, & que leur amour disparoit avec elle. Ah, Merindor, si vous me voyiez maintenant, je doute que vous m'aimassiez toujours ; & pour vous guérir, je veux bien me montrer telle que je suis ; je suis bien assurée qu'alors vous me laisserez tranquille. En même temps je détache mon masque, & lui fais voir un visage bien different de celui que j'avois eu. Je comptois par là de lui faire perdre son amour, & de n'être plus importunée, ni trompée ; ou de m'assurer de sa fidelité, si ma laideur ne changeoit rien à ses sentimens. Il devint muet, & je m'apperçus qu'il versoit des larmes ; mais enfin il reprit la parole en ces termes : J'avoue, madame, que vous avez été plus maltraitée qu'on ne pourroit se l'imaginer ; mais vous me feriez la plus vive offense, si vous pouviez croire que ce changement alterât mes sentimens pour vous. La mort seule peut éteindre ou ralentir une flamme que votre merite & vos vertus ont allumée dans mon cœur. Il est vrai que votre beauté m'a appellé, & qu'elle m'a inspiré la passion de vous servir ; mais depuis que j'ai le bonheur de connoître ce que vous valez, je me suis attaché à vous par des liens bien plus forts que ceux de la beauté.

 Insensée, je crus aussi Merindor, & je lui promis de l'aimer, s'il me continuoit ses sentimens. Lui, de l'air du monde le plus passionné me prend les mains, les baise mille fois, & par cette action il acheve de me persuader. Cependant mon pere survint, & soit qu'on lui eût rapporté, ou qu'il eût remarqué quelque chose, il me tira à l'écart, & me demanda si j'aimois ce chevalier, & si je croyois en être aimée. J'exagerai peut être tout ce que Merindor avoir fait pour moi, & mon pere pénétré de ce que je lui disois, parut disposé à me donner à lui. Mais, ajouta-t'il, ne précipitons rien ; voyons à quoi il se portera, & nous prendrons ensuite le parti le plus convenable. Aussi tôt se tournant vers Merindor, il lui fit tout l'accueil imaginable, le remercia de ses attentions pour moi, & m'ordonna de l'aimer & de l'honorer.

 Depuis ce jour, la porte ne fut plus défendue à Merindor ; il passoit presque les journées entieres avec moi, & ne cessoit de me donner de nouvelles marques de son amour, comme si la perte de ma beauté n'eût fait que l'augmenter.

 D'un autre côté Bellimart informé que Merindor me voyoit, crut qu'il devoit bien avoir la même permission.

 Quelques jours après, il fit demander s'il pouvoit venir. Mon pere n'osa lui refuser ce qu'il avoit permis à Merindor. Il vint & je ne parus devant lui qu'avec un masque & des gands.

 Ses discours furent plus d'un homme d'état que d'un amant. Et quoiqu'il soupçonnât bien les changemens que la maladie avoit faite à mon visage, il feignit de ne s'en pas embarrasser. Il engagea même quelques jours après le roi Gondebaut à presser la conclusion de notre mariage. Mon pere qui n'aimoit point Bellimart, & qui d'ailleurs étoit prévenu pour Merindor, supplia le roi de lui pardonner, s'il n'y consentoit pas. Que lui étant restée comme l'appui de sa vieillesse, il n'en trouveroit point en moi, s'il me donnoit à un étranger qui ne possedoit rien dans ses états. Que j'étois en âge de faire un choix ; qu'il ne vouloit point me contraindre dans une affaire de cette importance ; que ce seroit abuser de l'autorité que les dieux lui avoient donnée sur moi ; & que pour toute recompense des services qu'il avoit eu le bonheur de lui rendre, il le supplioit de me laisser la liberté du choix.

 Le roi qui aimoit Bellimart, & qui croyoit se l'attacher davantage en le rendant son sujet, combattit vivement toutes les raisons de mon pere, & lui déclara qu'il vouloit que ce mariage se conclût, puisqu'il s'en étoit mêlé jusqu'à ce point ; il se retira ensuite, & laissa mon pere dans un si grand étonnement, qu'il ne put ou n'osa lui répondre un seul mot.

 Cependant Bellimart averti par le roi de toutes les difficultés que faisoit Arcingentorix, prit le conseil d'un ami sage, & se vainquit lui même en me comblant de presens aussi bien que mon pere. O qu'il est bien vrai que les prieres arrachent la foudre des mains de Jupiter, & que les dons ôtent la liberté à qui les reçoit ! A peine quinze jours se furent écoulés, que les présens de Bellimart eurent plus d'éloquence & plus d'autorité que les discours du prince. Tous les domestiques gagnés par cet amant devenu magnifique, ne parloient plus que de son merite & de sa valeur ; ses rivaux ne meritoient pas de lui être comparés, lui seul il les effaçoit tous. Mais ce qui me surprit davantage, c'est que mon pere se porta peu à peu à ce qu'il avoit si fort desaprouvé auparavant. Ma fille, me disoit-il, Bellimart n'est point ce que nous nous étions figuré ; il n'a rien des barbares parmi lesquels il a été nourri ; il me semble pour moi, que nous devrions satisfaire Gondebaut. Puisqu'il desire cette alliance, elle ne peut que nous être avantageuse ; il n'est pas sûr de resister à la volonté de son roi ; & si je l'ai fait d'abord, c'est que je m'étois prévenu trop legerement contre Bellimart. Maintenant que je connois qu'il merite la faveur du roi, je conviens que j'ai eu tort de ne pas obéir.

 O dieux que l'enfance a peu de fermeté ! J'aimois Merindor, je ne me sentois que de l'aversion pour Bellimart ; cependant mon pere m'amena à ce qu'il vouloit, & dès lors il m'ordonna de voir plus rarement Merindor. Il est vrai qu'étant seule, & me rappellant avec quelle constance il m'avoit recherchée pendant l'horreur de ma maladie, je ne pus m'empêcher de le regreter, & que touchée de compassion, je resolus de l'avertir de ce qui se passoit.

 Le lendemain qu'il vint à l'ordinaire, dès que je le sçus à ma porte, je suppliai mon pere d'agréer que je le fisse entrer, & que je le désabusasse : que ses vertus & les esperances qu'on lui avoit données meritoient du moins cette attention. Mon pere loua mon dessein, & nous laissa avec mes filles en liberté.

 Je le fis asseoir auprès de moi ; & je commençai à lui parler de la sorte : Votre merite & la bonne volonté que vous m'avez marquée m'obligent, Merindor, à vous honorer, à vous estimer infiniment. Vous avez pu croire que je m'étois retirée de vous ; mais sçachez que tant que j'ai pu esperer le consentement de mon pere, j'ai vêcu avec vous dans les termes d'une honnête liberté ; maintenant que je n'ai point d'esperance, je me croirois une perfide, si je vous abusois plus long temps par ces petites caresses qui trompent les jeunes personnes qui aiment. Si j'avois eu la liberté du choix, si mon pere lui même étoit le maitre, soyez persuadé que je n'aurois jamais eu d'autre époux que Merindor. Le ciel en a autrement disposé, & pour contraindre mon cœur, il s'est servi de celui à qui nous ne pouvons resister. Sçachez, continuai-je les larmes aux yeux, que le roi me force d'épouser Bellimart.

 O Dorinde, s'écria Merindor, le roi veux que vous épousiez Bellimart ? Il le veut, lui dis-je froidement ; & je vous proteste que mon pere & moi nous avons fait tout ce qui dépendoit de nous pour rompre ce dessein ; & qu'il n'y a point d'autre moyen que la mort. Cela étant, tout n'est pas desesperé, dit-il incontinent. A ces mots il m'échape & sort brusquement. Je l'appellai plusieurs fois, mais envain. Au bruit que je fis, mon pere vint me trouver. Je lui dis ce qui s'étoit passé. Il craignit que Merindor ne s'en prît à Bellimart, & qu'ensuite le roi ne rejettât toute la faute sur nous. Frappé de cette idée, il se rend chés Bellimart, & lui expose ce qui étoit arrivé entre Merindor & moi. Bellimart qui étoit homme de courage, & qui avoit toute l'autorité en main rassura mon pere, & lui dit que si Merindor s'écartoit de son devoir, il sçauroit bien l'y faire rentrer.

 Cependant Merindor s'étoit renfermé chés lui ; & marchant à grands pas dans sa chambre, sans sçavoir ce qu'il faisoit, ni où il étoit : Dorinde, s'écrioit-il, sera donc possedée par un autre ? & Merindor le verra, le supportera ? Non, non, pour me la ravir, il faut auparavant qu'il me perce le cœur. Si je dois vivre, il faut qu'il meure. Hé que tardé-je davantage ? Courons à la vengeance, ou tourne ce fer contre toi même.

 Merindor se croyoit seul dans sa chambre, & n'être entendu que des murailles ; mais heureusement que son vertueux ami Euphrosias l'étoit venu chercher un peu auparavant, & qu'il s'étoit endormi sur son lit. Le ton dont Merindor parloit l'éveilla, de sorte qu'il put apprendre le sujet d'un transport si violent. Comme il connoissoit le caractere impetueux du chevalier, & qu'il le vit prêt à sortir, il se leve promptement, le retient par le bras, & le prie de l'entendre. Le chevalier effrayé d'abord, puis reconnoissant son ami : Eh bon dieu, dit-il, d'où sortez-vous Euphrosias ? Promenons-nous ensemble, dit ce prudent ami ; & lorsque vous m'aurez répondu, je satisferai votre curiosité. Est-il possible, Merindor, que vous ayant toujours aimé avec la plus sincere affection, vous preniez des resolutions extrêmes, sans me les communiquer, sans vous servir de moi ? Pensez-vous que je manque de courage ou de bonne volonté ?

 Pourquoi, interrompit le chevalier, me tenez-vous ce langage ? Parce que j'ai entendu tout ce que vous avez dit. Pensez-vous que j'ignore que le roi veut que Dorinde soit à Bellimart, & que le pere même y consent, & peut être d'autres encore. Toute la ville est pleine de ces bruits, & je venois vous en avertir, supposé que vous l'ignorassiez, & vous engager en même temps à vous conformer à la volonté du ciel & du roi. Car sçachez, Merindor, que les mariages sont écrits dans le ciel, & qu'ils s'accomplissent sur la terre. Quand ils seroient écrits dans le ciel, reprit Merindor, je n'en concluerai pas que Bellimart doive posseder Dorinde, & que Merindor vive. Mais, reprit Euphrosias, quel est votre dessein ? D'ôter la vie, à qui veut me ravir mon bonheur. Mais, dit Euphrosias, si vous tuez Bellimart, pouvez-vous rester dans les états de Gondebaut, & que devient en ce cas votre passion pour Dorinde ? Comment, s'écria Merindor, je verrai tranquillement un barbare posseder ce qui m'appartient ? Ce n'est pas ce que je dis ; j'espere au contraire que nous obtiendrons Dorinde, si vous voulez croire Euphrosias. Pensez-vous que le roi porte si ouvertement Bellimart pour vous offenser ? C'est uniquement pour gratifier Bellimart dans une affaire où il ne s'imagine pas que personne ait intérêt excepté Arcingentorix, qu'il estime peu, quoiqu'il soit un des principaux de cette contrée, parce qu'il n'est plus en âge de le servir, au lieu que Bellimart le peut encore. Voilà ce qui détermina les princes : si donc vous faites entendre au roi l'interêt que vous avez ici, il y fera attention, & s'il ne fait rien pour vous, du moins il ne vous sera plus contraire.

 Le sage Euphrosias lui parloit ainsi, non qu'il esperât que le roi pût changer, mais uniquement dans la vue de calmer les premiers transports de son ami, & de le ramener ensuite plus facilement à la raison. C'est ce qui arriva en effet, & lorsqu'ils se séparerent Merindor promit à Euphrosias de suivre entierement son conseil, tant qu'il auroit un rayon d'esperance.

 Mais, madame, admirez comme le ciel se joue des hommes ! Merindor fit parler au roi Gondebaut ; ce prince répondit, qu'en proposant le mariage de Bellimart avec Dorinde, il n'avoit point sçu l'interêt que Merindor y prenoit ; que s'il l'avoit sçu auparavant, il n'eût rien dit à sa consideration ; mais que sans commettre son autorité, il ne pouvoit plus reculer. Voilà donc Merindor entierement desesperé. Bellimart triomphe de ses rivaux ; on signe les articles ; il ne falloit plus que nous presenter au temple ; déja nous étions en marche (apprenez ici, jusqu'où peuvent aller les tromperies des hommes) une dame accompagnée de deux filles & & de trois écuyers paroît à la porte d'Arcingentorix, le fait demander, & l'ayant salué avec beaucoup de civilité : Seigneur, lui dit-elle, en élevant la voix de sorte qu'elle pût être entendue de ceux qui étoient autour d'elle, je viens vous avertir que ma fille que je tiens ici par la main & qui s'appelle Alderine, est femme & legitime épouse de Bellimart le Visigot, & qu'il y a quatre ans & plus qu'il l'épousa publiquement à Gergovie. Les attestations des druides & des comtes de la province en font foi : je vous les montrerai en presence du roi aux piés de qui je vais me jetter, pour lui demander justice. A ces mots, elle fait une grande réverence & s'achemine vers le palais.

 Arcingentorix fut si troublé, qu'il ne put lui répondre un seul mot. Et remontant dans la sale ou nous étions, & d'où nous allions sortir, il appella Bellimart : Seigneur lui dit-il à haute voix, connoissez-vous une dame qui se nomme Alderine ? nous remarquâmes qu'à ce mot il changea de couleur. Pourquoi, répondit-il, me le demandez-vous ? parce qu'elle est venue ici avec sa mere, repliqua Arcingentorix, & qu'elles vont se jetter aux piés du roi, pour lui demander justice contre vous. Contre moi, s'écria-t-il, & pour quel sujet ? Parce qu'Alderine est votre femme, ajoûta mon pere, & vous ne pouvez point en épouser d'autre, tant qu'elle vivra.

 Bellimart essaya de tourner la chose en risée, & de faire passer Alderine pour une extravagante. Il prétendit que rien ne devoit retarder notre mariage ; mais mon pere lui déclara qu'il vouloit auparavant que l'imposture fût prouvée. Et moi, répondit, le fier Bellimart, je ne me soucie ni de vous, ni de votre fille, & je reconnois maintenant que je m'étois bien trompé en voulant faire alliance avec vous. Mon pere qui malgré ses années avoit conservé toute sa générosité : J'aime mieux, Bellimart, que vous ayez été trompé que moi, j'estime encore moins votre alliance que vous ne feignez d'estimer la nôtre. Heureusement Bellimart n'entendit point ces dernieres paroles ; il étoit sorti comme un furieux : sans doute que les reproches de sa conscience augmentoient encore sa fureur.

 Helas ! si Alderine avoit tardé un moment davantage, j'étois unie au perfide, qui en effet, comme nous le sçûmes depuis avoit épousé Alderine, & l'avoit quittée parce qu'elle n'étoit point assés riche à son gré. Ce fut donc par une espece de miracle, que je fus délivrée des mains de ce tyran. Alderine s'étant jettée aux piés du roi, & Bellimart étant convaincu, il lui fut ordonné qu'elle seroit tenue pour son épouse légitime.

 Cependant Merindor fut des premiers averti de ce qui se passoit ; & comme si on lui eût rendu la vie, il joignit les mains, il remercia les dieux avec des transports inexprimables ; puis il se rendit avec empressement auprès de moi. Il plaisanta sur mes noces, & moi ne sçachant si je devois ou rire ou pleurer : Merindor, lui dis-je, cessez vos railleries ; vous trouverez peut-être en vous mariant une femme qui aura déja un autre mari. Je ne crains point, dit-il incontinent, que ce malheur m'arrive, si ce n'est par vous. Par moi, repliquai-je ? Vous n'avez rien à craindre de ma part ; si mon pere l'agrée, je me retire parmi les vestales, pour fuir la societé des hommes, en qui je n'ai trouvé que de la perfidie.

 Il me semble, répondit-il froidement, que je meriterois bien d'être excepté. Mais, interrompis-je, que dites-vous de Teombre, d'Hylas, de Periandre, de Bellimart ? Je dis qu'ils doivent être rayés du nombre des hommes, & même des vivans, mais que tous les hommes ne doivent pas pour cela être taxés de perfidie, & moins encore Merindor.

 Tandis que nous parlions ainsi, mon pere entra encore tout ému de tout ce qui s'étoit passé. Et dès qu'il apperçut le jeune chevalier : Eh bien, Merindor, lui dit-il en souriant, ne vous êtes vous point moqué de ma fille & de moi, lorsque vous avez sçu la faute que nous avons pensé commettre, en voulant obéir au roi ? Seigneur lui répondit-il, je vous suis trop dévoué pour avoir eu de pareils sentimens. Au contraire j'ai remercié les dieux, de ce qu'ils vous ont fait connoître à temps la perfidie qui vous étoit préparée. Et si ce desastre vous fût arrivé, je jure par Hesus le dieu fort, que cette épée en auroit tiré vengeance. Mais, seigneur, il y a dans cette province tant de chevaliers dont vous connoissez la naissance & la fortune, que n'en choisissez-vous quelqu'un pour Dorinde ? Si le choix tomboit sur moi, ajoûta-t-il, en embrassant ses genoux, quels services ne vous rendrois-je pas le reste de ma vie ! Quels seroient mes empressemens, mes soins, ma tendresse pour Dorinde !

 Arcingentorix qui avoit remarqué toutes les attentions du jeune chevalier pour moi le crut sincere. Helas qui n'y eût été trompé ! Il le releva, & lui mettant une main sur l'épaule : Merindor, lui dit-il, parlez-vous en chevalier tel que vous êtes ? Ou n'est-ce qu'une simple civilité ? Seigneur lui répondit-il, je parle du fonds de mon cœur ; & puisse Belenus me punir, si jamais je démens par mes actions les discours que vous venez d'entendre ! Si cela est, reprit mon pere, je vous promet dès à present Dorinde pour votre épouse, & je prens les dieux penates qui nous écoutent pour témoins de ma parole. Et moi, ajoûta Merindor, je reçois votre parole devant ces mêmes dieux penates, & je vous jure une obéissance parfaite, & à Dorinde une tendresse éternelle.

 Qui n'eût cru que Merindor étoit sincere, après tant de sermens & de protestations ! Mais helas, madame, & vous discretes bergeres, Merindor étoit le plus perfide des hommes !

 Cependant il sembla que les dieux voulussent me venger de Periandre. Le printemps & quelques remedes que me donna un vieux myre, rétablirent entierement mon teint. Ma laideur avoit chassé Periandre, ma beauté le rappella. D'un autre côté Merindor étoit transporté de joye. Bellimart avoit eu ordre de se retirer des états de Gondebaut, quoique dans la suite ses amis obtinrent sa grace, à condition qu'il vivroit avec Alderine. Il me voyoit de jour en jour recouvrer ce que j'avois perdu ; & ne pouvant, disoit-il, soutenir de plus longs retardemens, il pressa mon pere de conclure notre mariage, & se rendit chez sa mere pour avoir son consentement. O dieux ! lorsque je me rappelle toutes les protestations qu'il nous fit en s'en allant, j'ignore comment vous n'avez point ouvert les abîmes de la terre pour l'engloutir.

 J'abregerai, madame, un récit déja trop long. Il y avoit près de trois lunes qu'il étoit parti sans nous donner de ses nouvelles ; enfin il m'envoya un de ses freres avec le billet que vous allez entendre ; en même temps elle mit la main dans sa panetiere, & elle en tira un billet conçu en ces termes.


MERINDOR A DORINDE.



 Plût à dieu, belle Dorinde, que je ne fusse plus au monde ; ou que j'eusse une autre mere ; ou du moins que je fusse mon frere même, j'obtiendrois le bonheur que je lui desire, & qui m'est refusé. L'offre que je vous fais de lui, témoigne bien que les mariages sont écrits dans le ciel.

 Ce billet n'a-t-il pas de quoi vous surprendre, belles & discretes bergeres ? Encore s'il avoit dû me quitter, pourquoi ne le faisoit-il pas, lorsque j'eus perdu ma beauté, & que Periandre se retiroit ? Pourquoi me rechercher alors avec tant d'empressement, s'il vouloit ensuite m'abandonner lorsque j'étois revenue à mon premier état ? Je fus, je l'avoue, si touchée de ce dernier procedé, que je fis serment de fuir desormais tous les hommes. Mon pere fut aussi vivement touché que moi ; il renvoya le frere de Merindor, en lui déclarant que je n'étois ni pour lui ni pour son frere, & qu'il avoit autrement disposé de moi. Et ce jeune homme me demandant une reponse, je lui donnai celle-ci avec l'agrément de mon pere.


DORINDE A MERINDOR.



 «Plût à dieu, Merindor, que vous n'eussiez jamais été, ou que je ne vous eusse jamais vu, ou du moins que je change asse de sexe pour quelque temps ! J'irois me venger de la plus noire des perfidies. Vous m'offrez votre frere, mais le refus que j'en fais témoigner a bien que notre mariage n'étoit point écrit dans le ciel. Je vous proteste au moins qu'il ne s'accomplira jamais sur la terre.

 «Or, madame, reprit-elle, ne suis-je pas bien fondée à détester tous les hommes, après trois infidelités si marquées ? Mais daignez encore entendre ce que la fortune me prépara.»

 Dorinde alloit continuer, lorsqu'elle fut interrompue par un grand bruit de cavaliers. Les bergeres coururent toutes vers la porte par curiosité, & Dorinde avec elles, aussi bien que les autres étrangeres. Elles virent passer douze ou quinze personnes armées à la maniere des bourguignons, un petit javelot dans la main droite & dans la gauche un écu fort leger. Ils marchoient sans ordre ; celui qui étoit à leur tête sembloit les conduire. Il avoit des armes dorées ; & un grand pennache s'élevoit de son casque. Ils marchoient très-vîte, & c'est ce qui causoit le bruit que faisoient les armes, & les piés des chevaux. Lorsqu'ils passerent près de la cabane, ils jetterent les yeux sur les bergeres, & surpris de voir tant de beautés dans ces lieux champêtres, ils s'arrêterent un peu. Tout à coup celui qui les commandoit, s'écria ô dieux voilà Dorinde ! Dorinde s'entendant nommer remarqua le visage de celui qui avoit parlé, & le reconnut aussi-tôt pour l'avoir vû à la cour. Dans la crainte de quelque violence elle se retira dans la cabane pour se cacher ; & cet homme assuré davantage par cette action que c'étoit Dorinde, se jette à terre avec cinq ou six de ses cavaliers, & entre dans la cabane.

 Celadon souhaita en ce moment des armes pour repousser l'injure, & ne pouvant toutefois supporter qu'on outrageât Dorinde en sa presence, il eut d'abord recours aux remontrances & aux prieres ; & voyant que loin de l'écouter ils s'efforçoient d'emmener Dorinde hors de la cabane, il se mit en devoir de résister à cette violence. Ils n'auroient pas eu de peine à se défaire de Celadon, s'ils avoient sçu que c'étoit un homme ; mais le croyant une fille druide, le respect dû au sexe & à son habit les faisoit user de retenue.

 A son exemple, les bergeres firent tous leurs efforts pour sauver Dorinde ; enfin le capitaine n'écoutant que sa colere fit signe d'emporter Dorinde sans aucune consideration ni pour la druide, ni pour les bergeres. Celadon le tenoit alors par les bras, de sorte qu'il ne pouvoit se débarasser. Astrée & Diane étoient aux côtés de Dorinde, & la retenoient de toutes leurs forces ; mais elles furent poussées avec tant de violence, qu'elles furent obligées de l'abandonner, & qu'Astrée tomba.

 Au cri qu'elle fit, la feinte Alexis tourne la tête, & transportée de fureur elle court sur celui qui emmenoit Dorinde, & qu'elle croyoit l'auteur d'un traitement si indigne ; elle lui donne un si grand coup, que celui-ci après avoir chancelé quelques pas vient tomber entre les chevaux qui le foulent de leurs piés. Cependant le capitaine débarassé d'Alexis qu'il avoit laissée pour courir au secours d'Astrée, sort pour faire enlever Dorinde, qui déja n'étoit plus dans la cabane. A peine il fut sorti, qu'il apperçut ses compagnons la poursuivre à travers champs ; car elle leur avoit échappé, & l'on eût dit qu'elle avoit des aîles aux piés. En même temps il vit paroître six chevaliers bien armés & bien montés, & qui venoient par la même route qu'ils avoient prise. Ils marchoient d'abord lentement ; mais lorsqu'ils remarquerent tant d'hommes courir après une fille, ils s'avancerent tous ensemble au galop, pour empêcher l'outrage qu'ils jugeoient bien qu'on vouloit lui faire. Ils ne purent cependant arriver, avant que Dorinde fût prise. Ils la virent se jetter à genoux, tendre les mains, user de prieres & de supplications. Déja on l'emmenoit sans compassion, lorsque les chevaliers arriverent. Ceux-ci, sans connoître encore Dorinde s'opposent à la violence : mais l'un d'eux la reconnoissant tout à coup : «Ah ! miserables, s'écria-t-il, vous êtes indignes de porter les armes, puisque vous les employez si mal. Cessez d'outrager une personne que tout le monde doit honorer & servir, ou je vous chatierai comme vous le meritez. Seigneur chevalier, répondit l'un d'eux, nous exécutons les ordres du roi Gondebaut ; personne ne peut, ni ne doit s'opposer à sa volonté.»

 A ces mots il continua son chemin ; & le chevalier en fut tellement indigné, qu'il lui déchargea un grand coup sur l'épaule. Puis le voyant un peu separé de Dorinde, il le heurta avec son cheval, & l'envoya tomber à quelques pas de lui. Cependant les autres chevaliers s'avancerent contre le capitaine & sa troupe, & quoiqu'inferieurs en nombre ils les mirent bientôt hors de combat. Il est vrai que ceux-ci étoient à pié pour la plûpart, & que de six chevaliers, il y en eut deux tués & un blessé.

 Dorinde crut reconnoître la voix de celui qu'elle avoit entendu parler. Dès qu'elle fut en liberté elle se retira dans la cabane : mais lors qu'elle eut appris la fin du combat, & qu'elle sçut que l'on apportoit dangereusement blessé un des chevaliers qui l'avoient défendue, elle sortit toute éplorée, pour le recevoir & le secourir. On commença par lui ôter son heaume, afin de lui faciliter la respiration. Alors Dorinde reconnut Bellimart, & tel fut son étonnement qu'elle doutoit si ce n'étoit point une illusion.

 Cependant les trois chevaliers le mettent sur un lit ; après quoi deux quittant leur heaume vinrent baiser la main à Dorinde en signe d'obéissance. Dorinde dans la surprise où elle étoit ne pouvoit proferer une seule parole : l'un de ces chevaliers étoit Periandre, & l'autre Merindor. «O dieux, s'écria-t'elle enfin, faut-il que je sois si redevable aux trois hommes qui me font detester tous les autres ! O Dorinde, dit Merindor, n'empoisonnez point ainsi la joye que nous ressentons de vous avoir convaincue de notre extrême amour. Et puisque le ciel, continua Periandre, nous a choisis pour vous rendre ce leger service, croyez qu'il ne pouvoit choisir personne qui vous fût plus devoué que nous ; & recevez du moins la volonté que nous avons eue de sacrifier notre vie pour repousser la violence que l'on osoit vous faire. Pour moi, interrompit Bellimart, je meurs content, puisque je meurs pour vous.»

 Dorinde n'avoit rien dit encore, lorsqu'embrassant Periandre & Merindor, & remarquant une pâleur mortelle sur le visage de Bellimart, elle courut vers lui. «Bellimart, dit-elle, en lui prenant la main, si le ciel ordonne que tu meurs pour m'avoir secourue, assure-toi que je n'en perdrai jamais le souvenir. Et si les dieux veulent écouter mes ardentes prieres, & prolonger tes jours, sois bien persuadé que je ne serai pas ingrate envers toi. Madame, repartit Bellimart, je vous donne bien peu en vous donnant une vie qui doit m'être rendue.» A ce mot, il voulut lui baiser la main, mais inutilement, il devint froid & pâle, & expira entre les bras du chevalier qui le tenoit.

 Dorinde fut tellement sensible à la derniere action de Bellimart, qu'oubliant ses anciens sujets de plainte, elle ne put lui refuser des larmes de tendresse & de compassion. Elle ne pouvoit s'éloigner de lui ; & quand ses compagnes l'en arracherent comme par force : «Adieu dit-elle, Bellimart, si tu as desiré que je t'aimasse, tu es plus heureux à ta mort que tu ne le fus jamais durant ta vie.»

 Cependant les bergers des hameaux voisins étoient accourus, les uns avec des épieux, & les autres avec des armes & des fléches, Ils furent extrêmement surpris quand ils apprirent la violence qu'on avoit faite à la belle étrangere, & le secours qu'elle avoit reçu si à temps ; mais plus encore les marques que ses liberateurs avoient laissées de leur courage & de leur valeur.

 Et Merindor & periandre voyant Dorinde entre les mains des bergers, lui donnerent le loisir de sécher ses larmes, & rendirent cependant les derniers devoirs à ceux de leurs compagnons qui avoient été tués. Ils laissent donc auprès de Bellimart le chevalier qui n'avoit point abandonné son corps, & vont chercher ceux de leurs proches. Ils étoient l'un près de l'autre, & ce qui prouvoit leur valeur, autour d'eux étoient quatre des ennemis qui tenoient encore leurs épées, & qui quoique morts avoient l'air menaçant.

 Tandis que les deux chevaliers exprimoient leurs regrets ; il survint quelques druides avec un grand nombre d'eubages & de vacies. Ils étoient accourus pour appaiser le tumulte par leur autorité. Lorsqu'ils eurent appris ce qu'avoient fait les chevaliers pour défendre l'étrangere, ils les comblerent de louanges, & les remercierent au nom de toute la contrée. Ensuite après avoir essayé de les consoler, ils leurs demanderent la permission de rendre aux généreux chevaliers qui étoient morts dans le combat, ce qui étoit dû à leur valeur. Periandre & Merindor ne pouvoient se resoudre à s'éloigner de ces corps si cheris. Periandre avoit perdu un de ses proches qu'il aimoit tendrement, & Merindor un frere qu'il cherissoit comme lui même.

 Deja quelques druides avertis que dans la cabane prochaine étoit le corps d'un autre chevalier, l'avoient apporté près de ceux-ci. Les trois corps furent dépouillés à la fois & lavés dans les eaux du Lignon. Pendant cette céremonie on élevoit sur le lieu même du combat trois tombeaux de gazon. Et quelques bergers ayant déja relevé les corps de ceux qui avoient insulté l'étrangere, les druides ordonnerent qu'on les traineroit sur des clayes, en même temps qu'on porteroit les corps des trois vaillans chevaliers, pour honorer leur pompe funebre ; & qu'aprés que ceux-ci auroient été mis dans leurs tombeaux, on bruleroit ceux là comme des victimes aux dieux infernaux. Si quelque chose put adoucir les regrets des chevaliers qui restoient, ce fut l'ordre avec lequel se passa cette honorable cérémonie.

 Pour Dorinde, elle étoit encore tellement saisie de frayeur, qu'elle n'osoit sortir de la cabane. Alexis & les bergeres lui tenoient compagnie. Elles ne pouvoient revenir de l'étonnement que leur avoit causé un accident si étrange, & dont la contrée ne leur fournissoit point d'exemple. Et lorsque Merindor & Periandre revenoient avec les druides, pour raconter à Dorinde comment ils avoient rendu les derniers devoirs à leurs proches, ils apperçurent un berger qui venoit à grands pas, & qui fut bientôt reconnu ; c'étoit Hylas. Aussi-tôt que Periandre eut entendu ce nom : «O Dieux, s'écria-t'il, n'est-ce point Hylas de l'isle de Camargue, un des hommes du du monde le plus agréable ? C'est lui-même, répondit le plus ancien druide, il y a quelques lunes qu'il est arrivé dans cette contrée ; & nos bords lui paroissent si charmans que selon toutes les apparences il ne les quittera jamais.»

 Alors periandre se tournant vers Merindor : «Mon frere, lui dit-il, allez nous attendre auprès de Dorinde, & si elle vous demande où je suis, dites lui que vous m'avez laissé avec Hylas, je suis persuadé qu'elle en aura un plaisir extrême. Pour moi, il faut que j'aille l'embrasser comme un de mes meilleurs amis.» A ces mots, il s'avance vers Hylas, & le salue sans être reconnu du berger. «Hé quoi, lui dit Periandre, est-il possible, Hylas, que vous m'ayez oublié ?» Hylas reconnoissant la voix, fit tant de caresse à Periandre, qu'il sembloit être hors de lui même. «Il faut que je vous aime bien, continua le chevalier, puisque je viens vous chercher, & que j'y viens accompagné de la personne du monde que vous aimez le plus. Vous avez donc trouvé Stelle, reprit Hylas ; car c'est à Stelle que je me suis donné. Comment, repartit Periandre, vous avez oublié Dorinde ? Dorinde, repliqua incontinent Hylas ? je vois bien que vous ne connoissez plus Hylas. Sçachez que le nom de Dorinde est à peine resté dans ma mémoire. J'ai vu depuis tant de Chriseides, tant de Madontes, tant de Laonices, tant de Phylis, tant d'Alexis, & sur tout Stelle, que mes yeux éblouis de tant de nouvelles clartés, ne peuvent voir vos lyonnoises. Si pourtant Dorinde est ici, je la verrai volontiers ne fût-ce que pour juger si j'avois autrefois le gout dépravé.»

 Vous la trouverez dans cette cabane, ajoûta Periandre. Elle est encore effrayée de l'accident qui lui est arrivé. Quel accident, reprit Hylas ? Sans Bellimart, Merindor & moi, dit Periandre, des ambactes du roi Gondebaut vouloient l'enlever, mais nous l'avons délivrée de leurs mains. Il est vrai que le pauvre Bellimart, le frere de Merindor, & un de mes parens ont laissé la vie dans le combat. Puisque c'est vous, dit Hylas, qui avez si maltraité ces ambactes, menez-moi vers Dorinde. Il est necessaire que je lui donne un avis, & c'est pour cela que vous m'avez vu me hâter.»

 Ils étoient près de la cabane ; ils y entrerent. Hylas voyant toutes les bergeres autour de la même personne, jugea bien que c'étoit Dorinde ; mais feignant de ne la pas reconnoître : «Où est, dit-il, cette nouvelle bergere, qui vient souiller nos rivages par des sacrifices sanglans ?» Alors Dorinde reconnoissant à son tour le berger, se leva pour le saluer. Et comme elle croyoit avoir besoin de toute sorte d'assistance : «Hylas, lui dit-elle en l'abordant, est-il possible que vous méconnoissiez une personne qui vous fut si chere ? Dorinde, interrompit Periandre, laissez-là les reproches. Hylas vient vous avertir que vous n'êtes pas en sureté dans ce lieu ; il me semble donc qu'il faudroit y pourvoir de bonne heure.

 Vous avez bien fait, dit Hylas de m'en faire souvenir. Dorinde m'a rappellé je ne sçai quoi du temps passé qui me faisoit oublier le present. Je vous dirai donc qu'étant assés loin d'ici couché dans un buisson, où j'attendois la bergere que j'aime, & qui devoit amener ses troupeaux dans ce même lieu, j'ai vu quatre hommes à cheval qui venoient en grand desordre, & fort effrayés. Un d'eux perdant beaucoup de sang, ils ont été obligés de mettre pié à terre près du buisson. Et j'ai entendu qu'ils disoient : si nous hâtions le pas, nous rencontrerions encore nos compagnons près de Ponsins où nous nous sommes separés, & tous ensemble nous pourrions satisfaire notre vengeance, & enlever cette fille que le roi Gondebaut desire tant de ravoir.

 A peine je les ai vu partir que je suis venu, & que j'ai rencontré des bergers qui m'ont raconté une partie de ce qui est arrivé en ce lieu. Songez donc à vous retirer, si vous craignez de retomber entre leurs mains. O dieux ? s'écria Dorinde, le visage baigné de larmes, faut-il que la fortune me persecute jusques dans ces lieux champêtres !»

 Alors Periandre prenant la parole : «Madame, lui dit-il, lorsque nous sommes partis de Lyon, nous avons sçu que vous étiez suivie de plusieurs ambactes ; c'est pourquoi si vous me croyez, vous vous retirerez dans quelque lieu de sureté. Il est bien certain que tant que nous respirerons, Merindor, ce chevalier & moi, nous vous défendrons contre tout l'univers ; mais nous ne sommes que trois, & peut-être serions nous forcés de ceder au grand nombre de ceux qui vous cherchent.»

 Lycidas qui étoit survenu à ce bruit un peu avant qu'Hylas arrivât, prit en même temps la parole : «Madame, dit-il, nous vous offrons tous nos services contre quiconque voudroit vous faire outrage ; mais, pour éviter un plus grand malheur, je croi qu'il seroit à propos de vous conduire dans la grande ville de Marcilli. Là vous serez honorée & respectée ; la grande nymphe Amasis & Galatée vous y feront tout l'accueil que vous meritez, & vous défendront sans doute contre toute sorte de violence.»

 Cet avis fut approuvé de tous ; & Dorinde faisant quelque difficulté de marcher seule avec ces chevaliers ; Florice, Palinice, Circène & Celidée s'offrirent de l'accompagner, pourvû que quelques bergers vinssent avec elles, afin de ne pas revenir seules le lendemain. Hylas, Lycidas, Thamyre, Calydon, & Corylas se presenterent d'eux mêmes ; & sans differer davantage, ils se mirent tous en chemin, après que les étrangers eurent dit adieu à la belle Alexis & aux bergeres. Les trois chevaliers montés & armés comme ils étoient venus, se tenoient un peu éloignés de la troupe, & prêts à la défendre, si on venoit l'attaquer. Les bergers donnoient la main aux bergeres, & Thamyre la donnoit à sa chere Celidée.

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LIVRE CINQUIÈME.



 En même temps toute la compagnie se separa. Astrée, Diane & Phylis s'acheminerent vers la demeure de Phocion, pour y accompagner Alexis, parce qu'il commençoit à se faire tard. Comme elles étoient encore frapées de l'accident qui étoit arrivé à Dorinde : «Je croi, dit Astrée, que Dorinde a moins d'obligation à ceux qui l'aiment, qu'à ceux qui lui veulent du mal. Ceux ci ne la trompent point, & les autres la trahissent. Pensez-vous donc, ma sœur, s'écria Diane que tous les hommes soient perfides ?» Mais Alexis qui ne pouvoit se dépouiller de son personnage naturel : «Belle & discrete bergere, dit-elle, est-il bien possible que vous parliez selon vos sentimens ? En verité je ne puis m'imaginer que le grand Thautates dont la bonté est infinie, ait voulu punir ainsi notre sexe.

 Que puis-je vous répondre, ajouta Diane ? Voilà de ces secrets qu'il s'est reservé à lui seul, peut être aussi veut-il préparer de l'exercice à notre patience. Ah, ma sœur, dit Astrée je ne vous passerai jamais une opinion si étrange ! Astrée vous avez raison, repliqua Diane : car dites la verité, comment vous êtes vous trouvée de Celadon ? Vous me permettez de le nommer, bien qu'Alexis nous entende, puisqu'elle nous défend de lui rien cacher. Pour moi, répondit Astrée, je n'ai pas plus lieu de m'en plaindre que vous de Philandre.»

 Alexis entendant nommer Celadon changea de couleur, & n'osoit regarder Astrée, mais lorsqu'elle eut entendu cette réponse, & Diane ne disant rien de ses sujets de plainte contre Philandre : «Discrette bergere, lui dit-elle, dites-moi, je vous supplie, en quoi vous vous plaignez du berger que l'on vient de nommer ; Madame, répondit Diane le recit en seroit trop long.» Et Phylis prenant la parole incontinent : «Madame, dit-elle, dispensez-là d'un recit qui lui couteroit trop ; moi pour satisfaire à votre curiosité, je vous dirai que Philandre ne lui a causé d'autre déplaisir que les regrets qu'il lui a laissé en mourant. Mais ma sœur continua Phylis en s'adressant à Diane, que diriez-vous contre Lycidas ?

 Je dirois qu'il lui reste encore assés de temps pour meriter d'être mis au rang des autres hommes. Souvenez-vous qu'il est homme, c'est-à-dire trompeur, & que quand Merindor trompa Dorinde, il n'y avoit guere d'apparence qu'il dût en venir là. Que vous ai-je fait, s'écria Phylis ? & pourquoi m'annoncer un si grand malheur ?

 Pour moi, interrompit Astrée, qui n'ai plus d'interêt aux choses dont vous parlez, je merite plus de créance qu'aucune de vous. Voici donc quel est mon sentiment : Je pense que les hommes ne sont ni si trompeurs, ni si fideles qu'on le croit ordinairement. Ceci, dit Alexis, est une vraye énigme pour nous : daignez nous l'expliquer. Ma belle maitresse, répondit Astrée, j'entens qu'il y a des hommes trompeurs, & des hommes fideles, & qu'on ne doit pas porter le même jugement de tous ; ensorte qu'on s'abuseroit également, si parce qu'il y en a d'infideles, on croyoit qu'il le fussent tous, ou parce qu'il y en a de fideles, on comptoit indistinctement sur la fidelité de tous.»

 Tandis qu'Astrée parloit ainsi, elles entendirent, en passant près d'un buisson, la voix d'un berger. Elles reconnurent bien-tôt que c'étoit Silvandre ; & parce qu'il élevoit sa voix, elles s'approcherent pour l'écouter. O, s'écrioit-il :


 O si j'aime une autre bergere !
Si j'ai brûlé d'une flamme étrangere !
 Grands dieux, armez-vous de rigueur !
 Punissez-moi comme un vil imposteur !

 Diane vouloit continuer son chemin, lorsqu'elle eut reconnue la voix de Silvandre, mais elle fut obligée de s'arrêter avec les autres bergeres ; & voyant qu'elles restoient encore après qu'il eut fini, elle les laissa, non moins curieuse pourtant d'entendre ce qu'il diroit ; mais cédant au dépit qui la pressoit. Cependant le berger après s'être tu quelque temps : «Infortuné Silvandre, s'écria-t'il, en poussant un profond soupir, que ne cesses-tu de vivre ! Esperes-tu une meilleure fortune ? Depuis le jour funeste qui éclaira ta naissance, ta vie n'a-t-elle pas été un tissu de malheurs ? Je n'appellerois pas funeste celui où je vis Diane pour la premiere fois, puisque je vis ce qu'il y a de plus parfait dans la nature, si depuis ce jour-là même la fortune n'avoit pris un plus grand empire sur moi. Auparavant mes troupeaux seuls étoient exposés à ses outrages ; mon cœur en étoit exempt. Mais ô dieux, depuis que j'eus vu Diane, j'ai perdu ma liberté ; ses ordres ont été pour moi des oracles ; le moindre signe, des commandemens si absolus que j'aurois mieux aimé perdre la vie, que de lui desobéïr. Et pour comble de malheur, tous mes soins, tous mes services, tout mon attachement ne font que l'irriter contre moi. Pour tant d'amour & de fidelité, elle ne me rend que de la haine & des mépris.» Puis il gardoit quelque temps le silence, & reprenoit enfin de la sorte : «Je pénétre, ô dieux, ce secret ; vous me punissez de l'avoir trop aimée, & peut être de lui avoir donné la préference sur vous. Mais pourquoi lui avez vous donné tant de perfections ?»

 Cependant Diane s'étoit déja fort éloignée ; & les bergeres en ayant assés entendu pour la justification de Silvandre, se retirerent doucement pour n'être point apperçues, & se hâterent pour atteindre Diane. Elles lui dirent ce qu'elles purent, pour lui persuader l'innocence du berger ; mais feignant de s'en soucier peu, elle leur répondoit si froidement qu'on eût dit qu'elles lui parloient de tout autre que de Silvandre, ou que celle à qui ils parloient n'étoit pas Diane. Aussi Alexis qui sçavoit par experience combien il est difficile de cacher une vraie passion : «Belles bergeres, dit-elle, je ne croi pas qu'il y ait de filles au monde si maitresses d'elles-mêmes que les bergeres du Lignon, ni d'hommes qui sçachent si bien aimer que ceux de cette contrée. Car à entendre les plaintes de Silvandre, il faut avoüer qu'il aime infiniment ; & à voir la froideur de Diane, on ne peut que l'admirer.

 Madame, répondit Diane, oserai-je vous dire que vous vous trompez, en ce qui nous concerne Silvandre & moi ; Silvandre, parce que tous les hommes feignent toujours plus d'amour qu'ils n'en ressentent ; & moi, parce qu'il est facile d'en user comme je fais, dans les choses où l'on n'a point d'interêt. Sage bergere, repliqua Alexis, je ne veux point vous contredire, mais permettez-moi de vous dire que Silvandre aime. Je le croi, Madame, interrompit Diane ; mais c'est Madonte, & je m'en rapporte à Laonice. Vous verrez, poursuivit Alexis qu'il y a ici quelque mystere ; car s'il étoit vrai que Silvandre aimât Madonte, pourquoi feindroit-il de vous aimer ? Pour tromper Thersandre, repliqua-t'elle. Cela étoit bon, dit Alexis, lorsque Thersandre & Madonte étoient ici ; mais de quoi lui serviroit sa feinte, maintenant qu'ils n'y sont plus ? Ah, madame, si vous connoissiez ce berger. Il n'y en a point sous le ciel qui desire plus de se faire valoir. Comme il a fait semblant de me vouloir du bien, il continue sa dissimulation, pour n'être pas reconnu artificieux. Mais qu'auroit-il à menager s'il aimoit Madonte ? & qui l'empêcheroit de la suivre, si Diane ne l'arrêtoit en ces lieux ? Pour moi je n'ai remarqué en lui que de la franchise & de la sincerité ; & qui peut donc vous faire juger qu'il soit dissimulé ? On convient ici généralement que Silvandre est un berger vertueux. Pensez-vous qu'un seul homme puisse imposer à tous ceux qui l'observent ? Croyez-moi, Diane, vous vous trompez dans le jugement que vous portez dans le jugement que vous portez de Silvandre. Il est vrai, madame, que j'ai été trompée ; mais je ne le suis plus maintenant, & j'espere bien de ne l'être jamais davantage.»

 Phylis qui jusques là avoit gardé le silence, l'interrompit en ces termes : «Ma sœur (car c'est ainsi qu'elle nommoit Diane, depuis que sa gageure avec Silvandre étoit finie) souvenez-vous que nous sommes aveugles dans ce qui nous touche, & que nous sommes trop vos amies pour vous déguiser la verité. Si nous pouvions croire que Silvandre fût coupable, quel interêt aurions-nous à le justifier ? Ma sœur, répondit froidement Diane, je n'ai jamais douté de votre amitié, & je suis disposée à préferer en tout votre jugement au mien propre ; mais souvenez-vous aussi que les personnes interessées dans une affaire l'examinent bien autrement que ceux qui n'y prennent part que comme amis.

 Ma sœur, dit Astrée, ne faut-il pas dans les choses douteuses s'en rapporter au grand nombre ? Vous vous figurez que Silvandre aime Madonte, & nous croyons toutes le contraire ; pourquoi croire autrement que nous ? Ma sœur, repliqua Diane je ne suis pas seule ; j'ai pour moi Laonice qui a vu. Laonice, dit Astrée, peut avoir eu son interêt dans le rapport qu'elle vous a fait. Et n'êtes vous pas injuste de lui ajouter foi plus tôt qu'à nous ? D'ailleurs, ajouta Phylis, j'ai parlé à Silvandre ; il nie tout ce que dit Laonice, il jure même que son rapport est absolument faux. Cependant, poursuivit Alexis il craint les dieux, & n'ignore pas combien ils détestent le parjure.

 Madame, interrompit Diane, Silvandre & moi nous ne meritons pas que vous daigniez parler de nous, & sur tout d'une chose qui nous importe si peu à tous deux. Pardonnez-moi, ma sœur, dit Phylis en se tournant vers Diane, si je dis la verité ; car j'aimerois mieux mourir que de vous passer cette dissimulation. Non, non, ne rougissez point, & ne passez pas votre main sur votre visage, vous sçavez que je dis vrai, que Silvandre vous aime, & que vous n'avez point ignoré son amour.»

 Phylis parloit avec tant d'action qu'Alexis, Astrée, & Diane même ne purent s'empêcher de rire ; mais lorsque Diane se fut un peu remise, elle lui répondit : «J'avoue que j'ai rougi en vous entendant tenir un pareil langage, & surtout en présence d'Alexis. Quelle opinion lui donnerez-vous de moi, qui n'ai l'honneur d'étre connue d'elle que depuis quelques jours ? Ah, madame, ajouta-t-elle en se tournant vers Alexis, ne croyez pas cette bergere ; elle se joue quelquefois de la parole, & je suis bien persuadée qu'en cette occasion elle ne pense pas à ce qu'elle dit.»

 A ces mots, elles apperçurent Phocion sur la porte, & pour n'être point entendues, elles changerent d'entretien. D'ailleurs, il les fit entrer aussitôt, parce que le souper les attendoit.

 Pendant tout le repas, on ne parla que de l'accident qui étoit arrivé. Phocion le trouva si étrange, que tout chargé d'années qu'il étoit, il ne se souvenoit pas que de son temps il en fut arrivé un semblable, excepté celui de Phylandre. «Helas, dit Astrée, que ce jour fut un jour funeste pour moi ! Depuis la mort de Phylandre & celle de Phylidas je n'ai éprouvé aucune satisfaction, Vous avez remarqué, ma sœur, dit Astrée, le jour où périt Phylidas, parce que ce fut à votre occasion ; d'autres se souviendront d'un autre jour. Pour moi je n'oublierai jamais celui où le pauvre Celadon se noya, parce qu'en même temps je perdis ceux qui m'avoient donné la naissance ; & je puis dire que je n'ai guére cessé de verser des larmes depuis ce jour malheureux. Je pourrois, dit Alexis, dire la même chose de ce même temps à peu près ; mais tous ces souvenirs sont trop affligeans ; & je les écarte autant qu'il m'est possible. O ma maitresse, s'écria la belle Astrée, qu'il vous est facile d'en user ainsi ; vous qui avez un pere dont vous êtes adorée ! Mais si vous aviez perdu comme nous ceux qui vous ont donné le jour ; ces souvenirs affligeans se présenteroient à vous malgré vous : non que je sois ingrate envers Tautatès, & que je ne loue sa bonté suprême qui m'a donné un second pere dans Phocion.»

 Alors Phocion prenant la parole : «Mes enfans, dit-il, il est certain que la fortune a partout le même pouvoir, & qu'elle le fait sentir quelquefois dans nos hameaux comme dans les villes ; mais il est vrai aussi que nos cabanes sont moins exposées à ses outrages : delà vient que nos ancêtres ont préferé ce genre de vie comme le plus heureux de tous. Cependant, reprit Alexis, j'entens aussi parmi vous des plaintes & des regrets. Les enfans, répondit Phocion, pleurent pour leurs jouets comme pour des choses plus importantes.»

 Après quelques autres discours sur ce même sujet, ils sortirent de table ; & l'heure de se coucher étant venue, Alexis & les trois bergeres se retirerent dans leur chambre.

 D'un autre côté Dorinde & ses compagnes se rendoient avec leur escorte à Marcilli, & tâchoient de tromper la longueur du chemin par divers entretiens, & d'amuser l'infortunée Dorinde. Hylas qui l'aidoit à marcher, ennuyé de son silence : «Hé quoi, mon ancienne maitresse, lui dit-il, vous tairez-vous encore bien du temps ? Je vous déclare que la tristesse & moi nous sommes incompatibles. Qu'exigez-vous de moi, répondit Dorinde ? Ou commandez-moi, dit Hylas, de vous raconter mes avantures depuis notre séparation ; ou dites-moi quelles ont été les vôtres.» Alors Thamyre prenant la parole, «Il est plus à propos, dit-il, que Dorinde nous raconte le sujet qui l'a conduite en cette contrée, que d'entendre l'histoire tant de fois rebatue de l'inconstance d'Hylas. O Thamyre, il vous sied bien, reprit Hylas, de parler ainsi de mon inconstance ? & quand fit-elle autant de mal que votre opiniâtreté ? Je ne blâme point votre humeur, repartit Thamyre ; mais aussi ne me forcerez-vous point à la louer. Mais dites-moi, je vous prie, en quoi mon opiniâtreté vous a nui ? Ce n'est pas à moi seul, reprit Hylas, mais à toute la contrée, en la privant de la beauté de Celidée, qui étoit un de ses principaux ornemens.

 Berger, interrompit-elle, croyez que jamais je n'entendis mieux mes interêts, puisqu'avec un bien si frivole j'ai acquis ma tranquilité. Ce n'est pas de quoi je parle, dit Hylas ; mais si je m'étois trouvé dans le même cas que Thamyre, vous seriez encore aussi belle que jamais. Voyez si Dorinde n'a pas conservé tous ses charmes, quoique je l'aye aimée ? Voyez Florice ; voyez Circène ; voyez Palinice. Mais si vous voyiez encore Chriseide, vous diriez que bien different de ces Thamyres, de ces Tyrcis, de ces Silvandres, je laisse celles que j'aime plus belles que je ne les ai trouvées. Vous verrez quelque jour ce qui arrivera à Diane, avant que Silvandre s'éloigne d'elle. Elle est maintenant jeune & belle ; mais s'ils ne meurent l'un ou l'autre auparavant, je veux perdre l'amour que j'ai pour Stelle. O les gracieux amusemens !

 Hylas, répondit froidement Thamire, ne te figure pas que si nous avons de la constance, ce soit envie ni opiniâtreté. Nous voulons uniquement ne point manquer à ce que nous nous devons à nous mêmes, & à l'objet de notre tendresse ; à nous mêmes, parce que changer de sentiment, c'est blâmer ceux que l'on a eus, & que l'on ne peut se faire plus de tort qu'en se montrant volage : à l'objet de notre tendresse ; car, Hylas, n'est-il pas vrai que nous ne changeons jamais qu'en pensant trouver mieux ?»

 Hylas impatient s'approche de Thamyre, le regarde fixement, & feignant de chercher sous ses habits : «Laisse-moi voir, dit ce berger, si Silvandre n'est point caché sous les habits de Thamyre ; car il me semble que c'est lui qui parle par ta bouche. Ah, Hylas, reprit Thamyre, tu ne pouvois mieux prouver la bonne opinion que tu as de moi. Tu es dans l'erreur, Thamyre ; mais entendant des discours aussi peu sensés que ceux de Silvandre, j'ai cru que c'étoit lui même qui les avoit proferés, & non pas ce Thamyre qui passe pour un berger si judicieux. Et pour te convaincre, suis-moi

 Tu prétens que l'on doit s'opiniâtrer à aimer toujours ce que l'on a une fois aimé, & cela par deux motifs. L'un à cause de nous mêmes, & l'autre à cause de la personne aimée. O Thamyre que tes opinions sont antiques ! Hé, mon ami, quoi de plus méprisable dans un homme que l'imprudence ! Or peut-il y en avoir une plus grande que de laisser ce qu'on reconnoît un bien, & s'attacher à ce qui est un mal ? Que penseroit-on d'un laboureur qui après avoir éprouvé que son champ n'est pas propre pour tel grain, continueroit toujours à y en semer, de peur qu'on ne dît que d'abord il a manqué de jugement ? O, Thamyre que tu es simple, si tu penses, qu'aujourd'hui on s'occupe d'autre chose que de son utilité propre ? lorsqu'on a quelques vues sur une personne, s'est-on jamais avisé de demander si elle est constante ou inconstante ? Non Thamyre, mais s'il entend ses affaires, s'il est riche, s'il a force troupeaux, & choses semblables qui s'acquérent & se conservent, non en persistant avec opiniâtreté dans un même dessein ; mais en le changeant selon les occasions.

 Tu prétens encore, Thamyre, que le changement offense la personne que l'on aimoit. Qu'y puis-je faire que de donner en ce cas le conseil que je prens pour moi ; je veux dire que si je quitte une bergere pour une autre, cette bergere en use de même à mon égard, lorsqu'elle trouvera mieux, ou plus tôt qu'elle se desole (car en quel climat rencontreroit-elle mieux) & qu'elle considere que son malheur est un effet de sa cruelle destinée. Dailleurs je soutiens, ô Thamyre que cette offense prétendue n'est que dans l'imagination. Un peintre qui dans un même tableau change de couleurs ou de pinceau même, méprise-t'il pour cela la premiere couleur qu'il a employée, ou le premier pinceau dont il s'est servi ? Nullement. Il en use ainsi quelquefois ou pour tirer des traits plus délicats, ou pour rehausser la premiere couleur. Aussi, Thamyre, lorsque nous quittons une bergere, ce n'est pas que nous estimions plus celle que nous lui substituons ; c'est pour nous conformer à la nature qui nous enseigne que la variété seule embellit l'univers. Examine tous les êtres differens, & tu verras que le doigt de la nature y a gravé cette loi inéfaçable. Dis-moi, Thamyre, lorsque tu marches ou que tu danses, pourquoi changes-tu de pié ? Quand tu parles, pourquoi n'employes-tu pas toujours la même expression ? Pourquoi les joüeurs d'instrumens se servent-ils de diverses cordes, & pourquoi changent-ils si souvent les doigts & les mains ? Tu ris, berger ; mais tu merite bien autant que l'on rie de toi, lorsque tu dis qu'en aimant differentes bergeres on est inconstant, ou que l'on offense celle que l'on quitte.

 Je ris en effet, répondit Thamyre, des raisons que tu allegues pour justifier ton humeur volage ; & je ne crois pas qu'il y ait ici personne qui ne fasse comme moi. Mais plût à Dieu que Silvandre fût ici, qu'il sçauroit bien te répondre ! Je suis charmé, reprit Hylas, que tu demandes du secours : c'est te confesser vaincu. Et cela n'est point étonnant ; car si ton oracle étoit ici, je le forcerois bien-tôt d'avoüer sa défaite. O, Hylas, que tu es avantageux, repliqua Thamyre ! Si j'ai souhaité Silvandre, c'étoit moins pour me secourir, que pour faire valoir mes raisons par son éloquence. Cependant je ne laisserai pas de te répondre en son absense.

 J'avoue d'abord que ton laboureur seroit imprudent : mais l'application que tu en fais est-elle bien juste ? Ce laboureur ignoroit d'abord la qualité de la terre : au lieu qu'il faut connoître un objet avant que de l'aimer. Sçache, Hylas, que dans les choses qui sont en notre puissance il est honteux de changer, mais que c'est une insigne sagesse que de changer dans les choses qui dépendent d'autrui ; or l'amour dépend de notre volonté ; il est absolument en notre pouvoir.

 Je raisonne de même par rapport à ton peintre. Il change de couleurs & de pinceau, parce qu'autrement il ne pourroit finir ce qu'il s'est proposé. Fort bien, interrompit Hylas, je n'arriverois pas non plus, moi, à ce que je me suis proposé, si je ne changeois. Mais, reprit Thamyre, il n'en est pas ainsi de l'amour ; sa perfection dépend absolument de l'unité ; c'est pour cela que nos druides nous enseignent que de deux personnes qui s'aiment, l'amour n'en fait qu'une seule & même personne.

 Tu ajoutes que si l'on ne veut passer pour inconstant, il faut toujours marcher sur un pié, & n'employer en parlant que la même expression. Peut être que si la nature t'avoit consulté, tu aurois imaginé une autre maniere de marcher : mais, puisqu'elle en a ordonné differemment cette raison se détruit d'elle-même. Pour ce qui regarde la parole, elle a été donnée à l'homme pour faire enrendre ses pensées. Or invente un mot qui suffise à exprimer tout ce que l'on conçoit ; alors je conviendrai que nous sommes inconstans, si nous usons de quelqu'autre mot. Tu vois, berger ; que tes raisons sont aussi foibles que ton humeur est volage & legere.

 Mais n'est-tu pas admirable lorsque tu dis que les bergeres laissées pour d'autres doivent se plaindre uniquement de leur destinée. Elles ont lieu de s'en plaindre je l'avoue ; car c'est un grand malheur pour celles qui sont l'objet de ton amour ; mais tu ne laisses pas d'être méprisable, parce que tu es l'instrument de ce malheur.»

 Hylas vouloit repliquer, mais il en fut détourné par Adraste qui venoit de rencontrer Doris, & qui excedoit cette bergere. Heureusement que Palémon survint aussi. Adraste voulut d'abord se mettre aux genoux de Doris, & lui baiser les piés. Il touchoit sa robe avec un respect extrême. Mais comme elle essayoit de s'en aller, & de sortir des limites où il sembloit enfermé par quelque enchantement, il eut la hardiesse de l'arrêter par le bras. Alors Doris poussa de grands cris, & Palémon accourut au secours. Adraste étoit robuste, & Palémon n'auroit pû dégager Doris, si la troupe des bergers qui arriva dans ce même lieu ne l'avoit aidé. Dorinde eut pitié du malheureux Adraste, & frappée de la beauté de Doris, elle voulut sçavoir d'elle même le sujet de leur dissension.

 «Belle étrangere, lui dit Palémon, sçachez que ce berger & moi nous avons aimé Doris, & que Doris m'ayant été donnée, il en a si vivement ressenti la perte, qu'en même temps il a perdu l'esprit. Son état, répondit Dorinde, excite ma compassion. S'il venoit dans la ville où je suis née, je pense que l'on pourroit y trouver quelque remede, du moins, s'il n'y a pas long-temps que cet accident lui est arrivé. Il n'y a que deux lunes, répondit Palémon ; & j'y suis tellement sensible qu'il n'est rien que je ne fisse pour sa guérison. N'y a-t'il point, reprit Dorinde, de temple en cette contrée qui soit consacré à Jupiter, & près duquel soit un temple de Minerve ? Il y en a plusieurs que les romains ont construits, répondit Thamyre ; mais pour nous, nous les frequentons peu, parce que nous druides nous enseignent que telle est la majesté du grand Thautates, que l'univers est le seul temple digne de sa grandeur, & que lui même il s'est bâti. Tous les temples faits de la main des hommes sont trop vils pour lui. Delà vient que nous offrons tous nos sacrifices dans les bocages sacrés, & n'ayant d'autre tois que les cieux. Mais les romains sacrifient dans des temples ; je croi en avoir vu dans la grande ville de Marcilli : & si j'ai bonne mémoire, il y en aussi un de Minerve qui touche à celui de Jupiter. Eh bien, continua Dorinde, si vous désirez la guerison de cet infortuné berger, conduisez-le à Marcilli. Il ne faut qu'attacher à la muraille du temple de Jupiter, laquelle regarde celui de Minerve, un clou dont on lui ait touché les tempes. Observez seulement que la cérémonie doit être faite par la personne la plus considerable du lieu. S'il est ainsi, dit Palémon, dussai-je me jetter aux genoux d'Amasis, je la supplierai de faire une action si charitable. Et si le berger recouvre la santé, je promets & je fais vœu de ne pas refuser la premiere chose qui me sera demandée, à qui que ce soit qui la demande.»

 Et comme Adraste les avoit toujours suivis, & que le lieu qui lui servoit de retraite n'étoit pas éloigné, Palémon pria Doris de l'engager à les suivre jusqu'à Marcilli, où il avoit appris qu'alloit cette compagnie. Doris, par complaisance pour le berger se tourna vers Adraste ; & voyant qu'il étoit sur le point de la quitter : «Adraste, lui dit-elle, ne voulez-vous pas m'accompagner jusqu'en ma cabane ?» Il s'approcha d'elle ; & l'ayant un peu considérée il lui répondit : «En ma cabane : Adraste & Doris ? Oüi, reprit la bergere, Adraste ne veut-il pas venir avec Doris ?» Mais lui sans se mouvoir ne dit autre chose, sinon, Doris ; & se tournant d'un autre côté, il songeoit à s'éloigner. Alors Doris l'appellant par son nom, & le berger s'étant tourné vers elle, elle lui tendit la main & lui dit. «Hé quoi, Adraste, vous n'aimez plus Doris ?» Il la regarda froidement sans rien dire. Et lui tendant encore une fois la main : «Comment, Adraste, vous ne connoissez point Doris ?» Il répondit alors, Doris. «Oüi, dit-elle, je suis Doris qui prie Adraste de l'accompagner jusqu'à Marcilli.» Alors il la prit sous le bras, & dit : «Marcilli, Doris, Adraste & Palémon.» Et depuis il ne dit rien, tant que le chemin dura. Seulement il se mettoit tout à coup à pleurer, puis à rire en même temps, sans répondre à ce qu'on lui demandoit autre chose que les dernieres paroles de la demande.

 Déja ils avoient passé le Lignon, & laisse à leur droite la maison d'Adamas, lorsqu'ils commencerent à découvrir Marcilli. Ce fut alors qu'Hylas conjura Dorinde de lui raconter tout ce qui lui étoit arrivé depuis leur séparation. «Je le ferai volontiers, lui dit-elle, ce soir que nous en aurons le loisir. Mais pourquoi, ajouta-t-elle, n'avez-vous pas la même curiosité de connoître les avantures de Florice, de Circène & de Palinice ? Il faut, répondit Hylas, qu'il y ait ici quelque mystere caché ; car je n'ai jamais desiré de les sçavoir.» Et se tournant vers les bergeres : «Mais à propos, mes anciennes maitresses, dit-il, pourquoi avez-vous si long-temps demeuré dans le Forest avec Hylas, sans payer le tribut que vous devez à sa curiosité ?

 Nous répondrons, dit Florice, que ni vous ni nous n'avons eu ce desir, & ce qui est plus décisif encore, que le ciel nous l'a défendu. Comment, reprit Hylas, vous avez des communications si étroites avec le Ciel ? Je ne suis plus surpris que je me sois rétiré de vous ; puisque vous êtes celestes, il ne faut plus vous aimer, il faut adorer vos celestes beautés. Il vous sied bien, reprit Circène, de parler ainsi, vous qui regardez comme des oracles les fables des grecs. Pour nous qui n'adorons pas le ciel, nous ne voulons point être adorées, & nous n'adoront qu'un seul Thautates.

 Ah Circène, s'écria Hylas, je disois bien que vous étiez toute celeste ; vous parlez de religion comme un saronide, comme un eubage, comme un vacie, & même comme un druide.» Puis se tournant vers Florice : «Dites moi serieusement, ajouta-t'il, pourquoi j'ignore le sujet qui vous a conduite sur nos bords ? Parce que nous ne l'avons dit à personne : l'oracle nous ayant défendu de parler avant l'évenement d'une chose qui n'est point encore arrivée. Ho, dit froidement Hylas, je ne suis plus étonné. Je vois bien que le ciel m'aime plus que je ne merite, puisqu'il m'a épargné un désir qui de long temps n'eût été satisfait. Mais, dit l'étrangere, pourquoi ne satisferois-je pas à ce désir, puisque je sçai presqu'aussi bien qu'elles ce qui leur est arrivé, & que le ciel ne m'a point ordonné de me taire ? Si nous n'étions sur le point d'arriver, interrompit Lycidas, nous vous en supplierions ; car nous n'avons point vu d'étrangere qui ait si long temps caché le sujet de son voyage. Il faut, dit Hylas, qu'elles ayent bien offensé les dieux ; car le plus grand châtiment qu'ils puissent faire sentir à une femme, c'est de se taire.» Tels furent leurs discours dans le chemin.

 Lorsqu'ils furent près de la porte, Periande, Merindor & leurs compagnons rejoignirent la troupe, & demanderent à Dorinde, si dès le soir même elle vouloit saluer Amasis, & où elle avoit dessein de passer la nuit. Dorinde répondit qu'il étoit bien tard, & qu'ils étoient tous trop fatigués pour monter au château ; mais que ne connoissant point la ville, elle ne sçavoit où loger. Alors Lycidas ayant pensé quelque temps, demanda qu'on lui permît d'entrer dans la ville, & leur promit un accueil favorable, s'il trouvoit la personne qu'il avoit en vue. Dorinde le remercia, & s'assit sous des arbres, où elle lui dit qu'on attendroit son retour.

 En même temps Lycidas accompagné de Corylas, entra dans la ville, & se rendit à la maison de Clindor, cet ami intime d'Alcippe son pere. Clindor avoit toujours conservé l'amitié qu'il lui portoit, & depuis la mort d'Alcippe, & la perte de Celadon, il l'avoit donnée toute entiere à Lycidas. Dès que Clindor apperçut le berger, il lui tendit les bras, & l'embrassa avec la même tendresse que s'il eût été son propre fils. «Mon pere, lui dit Lycidas, (c'est ainsi qu'il l'avoit toujours nommé) si j'ai été si long temps sans vous rendre ce devoir, accusez-en les loix de notre vie solitaire qui ne nous permettent guere d'abandonner nos bois.

 Mon fils, répondit Clindor, je vous excuse, & je vous porte envie. Je vous excuse parce que je sçai combien il en a coûté à Alcippe, pour n'avoir pas religieusement gardé le serment de ces ancêtres. Et je vous porte envie, quand je considere les troubles qui nous agitent. Mais, mon fils, continua-t'il en l'embrassant encore une fois, soyez le bien venu, & votre compagnie aussi. Je ne puis avoir une plus grande satisfaction que celle de recevoir le fils de mon ami Alcippe, soyez-en bien assuré. C'est, dit Lycidas, cette assurance qui m'a donné la hardiesse d'offrir votre maison à une troupe de mes amis que j'ai accompagnée ici. Vous sçaurez le sujet qui les amene. Cependant je crains fort que nous ne vous incommodions. Ne craignez rien, répondit Clindor, que d'être incommodés vous-même, quoique tous ceux qui me font l'honneur d'accepter ma maison y ayent le même pouvoir que moi.» Et faisant appeller son fils : «Leontidas, lui dit-il, allez avec votre frere Lycidas offrir cette maison aux personnes vers lesquelles il vous conduira, & dites-leurs, que si mon âge me l'avoit permis, je serois allé moi-même leur rendre ce devoir.»

 Lycidas revint donc accompagné de Leontidas vers la troupe qui l'attendoit, & qui après les civilités reciproques se remit en chemin ; Leontidas & le berger inconstant donnant la main à Dorinde. Lorsqu'ils furent arrivés à la porte, les gardes leur demanderent qui ils étoient & d'où ils venoient. Les trois chevaliers satisfirent à leurs demandes, & Leontidas ajouta qu'ils alloient loger dans la maison de Clindor. Alors les gardes écrivirent leurs noms, & leur dirent que depuis peu ils avoient reçu ordre d'en user de la sorte. Après quoi ils entrerent tous, & se rendirent à la maison de Clindor qui leur fit tout l'accueil imaginable.

 Cependant, Silvandre qui après avoir laissé Dorinde & ses compagnes s'étoit caché dans le bois, passa le reste du jour dans le plus cruel état, jusqu'à ce qu'il vint sur le soir se mettre dans le buisson où Diane, Alexis, Astrée & Phylis le trouverent en se retirant. Il y demeura jusqu'à la nuit ; mais lorsqu'il vit le ciel semé d'étoiles, & qu'il put croire qu'il n'y avoit plus personne dans la campagne, il sortit du buisson, pour se representer encore plus vivement son déplaisir, & hâter sa derniere heure en se consumant ainsi.

 Il se trouva insensiblement dans l'allée où Phylis lui avoit rendu les discours de Diane. «O lieu funeste, dit-il !» Puis croisant les bras : «Si c'est le ciel qui me poursuit depuis l'instant où je vis la lumiere, tous les lieux sont également funestes pour moi !» Et reconnoissant l'endroit où il s'étoit évanoui, il s'arrêta tout à coup, & après s'être tû quelque temps : «Il est vrai, s'écria-t'il, que tous les maux se sont assemblés ici sur ma tête ; mais comment ai-je pû les supporter sans mourir ? Ou comment le destin n'a-t'il pas rougi de se voir vaincu par la constance d'un mortel ? Falloit-il belle Diane, que vous fussiez l'instrument de tant de cruautés ? Deviez-vous consentir à la perte de qui vous adore ?»

 Alors il demeura quelque temps sans parler ; & comme la lune étoit fort claire, il alloit regardant autour de lui, mais sans presque sçavoir ce qu'il regardoit. Enfin se rappellant les discours de Phylis, & l'idée que Diane avoit de son changement, il s'écria tout à coup : «Mais, ô dieu, se peut-il que Diane, cette bergere d'ailleurs si éclairée, ait pû se figurer que j'aimasse Madonte ? Peut-elle se méconnoître jusqu'à ce point ? Peut-elle confondre Silvandre avec Hylas ou Adraste ?»

 Occupé de cette pensée, il ne pouvoit sortir d'un lieu où il sembloit qu'il ne s'arrêtoit que pour y retrouver le repos ; mais il y rencontroit sans cesse de nouveaux sujets de douleur. En effet il vint à se représenter les commencemens si agréables de sa passion ; avec quelle discretion Diane avoit reçu ses premiers hommages sous le voile d'une gageure ; avec quelle bonté elle avoit vû croître son amour ; avec quelle prudence enfin elle l'avoit vû parvenir à l'excès où il étoit. A ces considerations il ajoutoit les justes esperances qu'il avoit conçues que son amour ne seroit point infructueux, & sur cela il se souvint du bracelet qui étoit destiné pour Phylis, & qu'il avoit obtenu par une faveur singuliere. Alors il le chercha dans la vue de le baiser mille fois ; mais ne le trouvant point, il ne put souvenir ce nouveau desastre ; il se laissa tomber par terre, & il y demeura long temps immobile.

 Tandis qu'il étoit en cet état, il crut entendre quelqu'un qui venoit vers lui ; & bien tôt il reconnut que c'étoit deux hommes qui s'avançoient en discourant ensemble. L'un d'eux s'écrioit : «Fut-il jamais un amant plus malheureux que moi ? Plus je l'adore, plus elle me fait sentir ses injustes rigueurs ; mais quoiqu'elle fasse, ses rigueurs ne peuvent que m'ôter la vie ; & j'aimerai encore l'ingrate après mon trépas.» A peine il eut fini que l'autre commença de la sorte : «On me reproche qu'en souffrant de si grands outrages, je manque d'esprit ou de sentiment. Mais, ô erreur insensée ! pour bien aimer il faut aimer comme moi ; il faut aimer sa bergere pour elle même ; & c'est offenser l'amour que d'en user autrement. Ah, mon frere, interrompit le premier, vous avez raison, aimer pour un autre dessein, c'est profaner l'amour. Mais qui souffrit jamais autant que moi ? Alcandre, repliqua le second, l'amour propre juge toujours ainsi, & notre mal nous paroît toujours plus grand que celui d'un étranger. Amilcar, dit Alcandre, j'ignore comment vous l'entendez ; & de bonne foi pensez-vous que l'on s'aime toujours plus soi-même que tout autre ? Si c'est là un effet de la nature, j'avoue que la nature est imparfaite en moi ; car, je le jure, j'aime mille fois mieux Circène, que je ne m'aime moi-même. En voulez-vous une preuve bien assurée ? Si je croyois lui procurer du plaisir, il n'est rien que je n'entreprisse ; si je pensois même avoir quelque satisfaction qui lui déplût, j'aimerois mieux mourir, que de la goûter, cette satisfaction.

 Mon frere, dit Amilcar, je me sens bien dans les mêmes dispositions à l'égard de Palinice. Mais, ô Alcandre, que vous vous trompez, si vous concluez delà que vous aimez mieux Circène que vous-même, ou que Palinice me soit plus chere que moi. Avouons la verité, c'est pour nous que nous les aimons : semblables à l'avare qui expose sa vie pour conserver un métail qu'il aime, nous nous sacrifions pour le plaisir de ces belles que nous cherissons. Ah mon frere, dit Alcandre, pouvez-vous abaisser ainsi notre amour ! Assurez-vous, répondit Amilcar, que la comparaison est juste, excepté que notre attachement est plus raisonnable & plus glorieux. En effet ces differens amours ont pour principe l'amour propre. N'est-il pas vrai, Alcandre, que si l'avare conserve son or, c'est en vue de lui même, & non en vue de son métail qu'il le conserve ? Il en est de même de votre amour pour Circène. Et pour vous en convaincre, dites-moi, si vous lui procureriez tout le bien que vous lui desirez, à condition qu'elle se donnât à Clorian, & qu'elle se donnât à Clorian, & qu'elle vous méprisât toujours.»

 Mais, réprit Alcandre, elle ne seroit pas heureuse, si elle étoit à Clorian. Et si elle étoit heureuse, ajouta Amilcar, consentiriez-vous à son bonheur ? Vous ne répondez point ? vous avez raison ; je ferai bien la réponse sans vous. Il est certain que vous & moi nous aimerions mieux mourir, que de voir vous Circène au comble du bonheur avec Clorian, & moi Palinice en la puissance de Silene. Avouons donc que nous les aimons pour notre interêt particulier, bien que notre passion nous en fasse juger differemment»

 Silvandre qui venoit d'entendre cet entretien, auroit été ravi de s'y mêler, sans l'état où l'avoit réduit la jalousie de Diane ; mais se faisant justice à lui même, il crut devoir plus tôt s'éloigner pour repasser encore sur son malheur, que d'interrompre ces deux amis. En même temps il vit que les étrangers revenoient sur leurs pas, & il comprit qu'ils avoient dessein de passer le reste de la nuit en ce lieu. Dans la crainte d'être apperçu, il se remit à sa place ; mais soit qu'il eût fait quelque bruit, ou que la lune fût plus claire, Alcandre le remarqua, & s'approchant curieusement : «C'est, dit-il à son frere, un berger qui dort.» Silvandre étant ainsi découvert pensa bien qu'ils ne s'en iroient pas sans le faire parler ; il prit donc le parti de les prévenir, & de répondre : «Si je dormois, il faudroit que l'on pût dormir sans reposer ; car l'état malheureux où je suis ne me permet aucun repos. Et ne croyez pas, Amilcar, continua-t'il en se relevant, que ce soit l'amour propre qui m'exaggere mon malheur, puisque je ne me suis jamais autant haï que je me hais maintenant, & que je voudrois, s'il étoit possible, l'augmenter ce malheur.

 C'est, dit Amilcar, la grandeur de votre mal qui vous porte à ce desespoir ; & vous n'ignorez pas que le desespoir est le fruit de la foiblesse. J'avoue, dit le berger, que mon mal s'est tourné en desespoir ; mais je nie qu'il faille toujours imputer le desespoir à la foiblesse. Je dis plus, je n'aurois ni courage, ni sentiment si je craignois la mort, jusqu'au point de vouloir conserver une vie aussi infortunée. Aux maux extrêmes, il ne faut point rechercher de remedes : non que je veuille me percer le cœur, ou me précipiter dans un abîme ; ce seroit une impieté, ce seroit offenser le grand Thautates ; l'homme étant l'ouvrage de ses mains, il doit se soumettre à sa volonté toute puissante... Mais cet entretien commence à me faire sentir quelque soulagement ; & comme je n'en veux point ; permettez-moi, je vous en conjure, Amilcar, par l'amour que vous portez à Palinice, & vous Alcandre, par celui que vous portez à Circène, permettez-moi de me retirer seul dans ce bois ; & par reconnoissance je vous dirai que si vous cherchez ces deux aimables bergeres, vous les trouverez dans cette contrée, où je les ai vues souvent sur nos bords avec la belle Diane, Astrée & leurs compagnes.» A peine il eut fini qu'il s'enfonça promptement dans le bois, craignant d'être suivi de ces étrangers.

 Les étrangers au contraire demeurerent si étonnés, qu'ils ne songerent pas même à le suivre, quoiqu'ils tinrent quelque temps les yeux sur l'endroit du bois où il s'étoit retiré. Alcandre fut le premier qui reprit la parole : «Mon frere, lui dit-il, avez-vous jamais entendu un semblable berger ? Pour moi, ajouta-t'il, je croi que c'est le génie du Lignon qui s'est presenté à nous sous cet habit, pour nous apprendre que nous ne sommes pas les plus malheureux des hommes. Peut être aurois-je la même pensée que vous, répondit Amilcar, si nous étions ailleurs que dans cette contrée, où j'ai oui dire qu'il y avoit un si grand nombre de bergers discrets & vertueux. Si c'est un berger, reprit Alcandre, & que tous les autres lui ressemblent, nos villes ont dequoi porter envie à ces lieux solitaires.»

 Cependant Alexis qui étoit à l'ordinaire couchée dans la chambre d'Astrée, où Diane & Phylis avoient passé cette nuit, s'éveilla avant que l'aurore parût ; & prenant doucement les habits d'Astrée, elle les mit avec le plus de vitesse qu'elle put, puis elle ouvrit les fenêtres, & s'assit pour contempler toutes les beautés d'Astrée. Astrée étoit alors à moitié tournée vers ses compagnes, & parce qu'il faisoit chaud, elle avoit une partie de la gorge découverte, & un bras nonchalamment étendu sur Diane. «Helas, dit Alexis après l'avoir considerée quelque temps, que n'es-tu Diane, ou que Diane n'est-elle Alexis !... Mais qu'y gagnerois-tu, si Celadon n'avoit aucune part à ses flateuses caresses ? Helas quand je rentre en moi même, qui suis-je moi qui crains & qui desire ! Suis-je Alexis ? Non ; car que peut desirer davantage Alexis ? Suis-je Celadon ? Non, car que peut craindre qui est parvenu au comble des malheurs ? Qui suis-je donc qui desire & qui crains ? Je dois être un composé d'Alexis & de Celadon. Comme Celadon, je souhaite de recouvrer le bonheur qui m'a été si injustement ravi ; & comme Alexis, je crains de perdre celui que je possede... Mais pourquoi me figurer qu'Astrée veuille du mal au fidele Celadon, puisqu'elle n'en parle jamais sans regret ? D'un autre côté, pourquoi ne croirai-je pas le contraire, puisqu'elle lui a défendu de paroître jamais en sa présence sans sa permission, & que lui parlant tous les jours elle ne la lui donne pas ?»

 Tandis qu'Alexis étoit frapée de cette derniere consideration, Phylis s'éveilla. Et remarquant qu'il étoit grand jour, elle se leva incontinent après avoir salué Alexis. Quelque bruit qu'elle eût fait en se levant, Diane auroit encore dormi, si Phylis ne l'eût plusieurs fois appellée paresseuse. Il sembla qu'en ce même instant Astrée s'étoit éveillée au milieu d'un songe ; car en se tournant vers Alexis, elle dit avec un grand soupir : «Ah Celadon !» & se rendormit aussi tôt. Alexis fut étonnée de s'entendre nommer ; mais faisant la meilleure contenance qu'elle put : «Parlons bas, dit-elle, pour sçavoir ce qu'elle dira de ce berger.» Elles eurent beau écouter avec attention, Astrée ne parla plus ; & se sentant embrassée par Diane, elle s'éveilla doucement dans l'idée que c'étoit Alexis qui l'embrassoit. «Ma maîtresse, lui dit-elle, votre diligence nous fait honte.» Puis reconnoissant Diane : «Ah ma sœur, ajouta-t'elle en la repoussant, vous m'avez trompée ; je vous prenois pour ma chere maitresse.

 Mon serviteur, dit Alexis, je ne suis pas si loin, que vous ne puissiez bien tôt reparer cette faute, si vous le voulez.» Et se baissant tout à coup, Astrée l'embrassa avec la même tendresse qu'elle eût embrassé une sœur veritablement aimée. «Ma sœur,» dit Phylis qui achevoit de s'habiller, & qui avoit remarqué de quelle maniere Astrée avoit répoussé Diane ; «vous rejettez des baisers que quelqu'autre préfereroit peut être à vos baisers mêmes. Il faudroit bien avoir perdu le jugement, répondit Diane, pour faire un si mauvais choix. Je croi, repliqua Phylis, que vous seriez seule de votre opinion ; car je veux parler de Silvandre que vous seule pouvez accuser de manquer de jugement, & cela dans un seul point. En quoi, repartit Diane ? En ce qu'il aime trop, ajouta Phylis. Hé, ma sœur, s'écria Diane, me parlerez-vous toujours de Silvandre ! Et ne vous lasserez-vous point enfin de le nommer ?

 Ma sœur, dit Phylis, je ne vous laisserai point en repos que vous ne soyez bien reconciliée avec lui ; si nous venions à le perdre, je doute que nous pussions jamais le remplacer. Et Lycidas ne lui est-il pas préferable, interrompit Diane ? Lycidas n'est bon que pour moi, & je serois bien fâchée que quelqu'autre me l'enviât ; mais Silvandre est tel, que nous devons toutes y prendre interêt ; vous surtout qui avez tout pouvoir sur lui, parce qu'il est tout à vous. S'il est à moi, je vous le donne volontiers, avec promesse de ne le redemander jamais. O que vous êtes curelle, s'écria Philis ! les dieux puniront votre ingratitude, je vous la verrai pleurer, & je vous la reprocherai dans un temps où vous conviendrez que j'avois raison. Vous devriez plus tôt me préparer des consolations.»

 En parlant ainsi les deux bergeres acheverent de s'habiller, tandis qu'Alexis & Astrée se donnoient mille marques de leur affection reciproque. Aussi Diane remarquant qu'Astrée ne songeoit point à se lever, se tourna vers Phylis & lui dit : «Ma sœur, quoique vous m'aimiez peu ce matin, nous pourons bien conduire nos troupeaux ensemble, & nous serons de retour avant que cette paresseuse bergere soit levée. Diane, répondit Phylis, ne croyez pas que ma colere puisse me faire manquer à ce que je vous dois.» Puis s'adressant à Astrée : «O de toutes nos sœurs la plus paresseuse, nous vous ordonnons de nous attendre ici, & nous nous chargeons de conduire votre troupeau avec les nôtres.» En même temps elles sortirent de la chambre, & Diane étant un peu revenue de l'opinion qu'elle avoit conçue de Silvandre, montra plus de gayeté.

 Lors donc qu'elles furent sorties, Phylis qui avoit demeuré quelque temps sans parler, s'arrêta tout à coup, & regardant sa compagne : «Oserois-je, ma sœur, vous dire à quoi je pensois ? J'allois me representant l'extrême tendresse d'Astrée & d'Alexis, & je recherchois la cause d'une union si grande & si promptement formée. Dès qu'Alexis a paru, Diane & Phylis ont été négligées. J'ai bien eu la même pensée que vous, dit alors Diane en souriant ; mais depuis j'ai fait reflexion qu'Astrée a été fort éprise de Celadon, & que trouvant dans Alexis tant de ressemblance avec ce berger, elle s'est aisément portée à l'aimer, croyant encore aimer Celadon. Par là, reprit Phylis, s'explique naturellement le goût d'Astrée pour Alexis ; mais comment expliquer celui d'Alexis pour Astrée ? Dès qu'elle a vû la bergere, elle s'est tellement liée à elle qu'elle à perdu le souvenir de sa propre famille. Elle aime l'habit de bergere, elle a oublié les carnutes & ses compagnes.

 Il faut penser, ajouta Diane, que comme Alexis a les traits de Celadon, il en a aussi les sentimens. Eh que penser autre chose quand on la voit idolâtrer la bergere, comme feroit un berger ? Ajoutez, reprit Phylis, qu'elle la caresse de même. Ne l'avez-vous point observée dans les momens où elle est près de la bergere ? En verité, si elle étoit vêtue autrement, je dirois : voilà un berger. Ma sœur, rerepliqua Diane, vous sçavez combien Astrée sçait gagner les cœurs ; nous l'éprouvons nous même ; & je puis jurer avec verité que je n'ai jamais rien tant aimé qu'elle ; & je ne croi pas que je puisse jamais rien aimer plus vivement.

 Mais, ajouta Phylis, que dirons-nous d'Adamas & de Leonide qui semblent avoir oublié Alexis ? Vous sçavez, repartit Diane, que lorsqu'Adamas s'en alla, elle étoit indisposée ; & que Leonide partit avec tant de précipitation, pour obéir à Galatée, qu'elle n'eut pas le loisir de reconduire Alexis dans la maison d'Adamas. Pourquoi, dit Phylis ne la pas mener à Marcilli où étoit son pere ? Je pense, dit Diane, que destinée comme elle est à être druide, Adamas ne veut pas qu'elle se trouve dans les cercles, & qu'il la laisse parmi nous pour y rétablir sa santé, & la renvoyer ensuite chés les carnutes.»

 C'est ainsi que Diane répondoit à Phylis, avec la même sincerité qu'elle supposoit dans la prétendue fille d'Adamas, & & qu'elle dissipa tous les soupçons de sa compagne. Et prenant les troupeaux d'Astrée puis les leurs, elles les réunirent, & en confierent le soin à de jeunes enfans, selon qu'elles en usoient lorsqu'elles avoient d'autres occupations, ou d'autres amusemens. Ensuite persuadées que leur compagne ne s'enuyoit point avec Alexis, elles se promenerent quelque temps dans la grande allée, où il n'y avoit point encore de berger, parce qu'il étoit trop matin. Mais elles apperçurent bien tôt dans l'éloignement un berger & une bergere qu'elles ne purent pas bien reconnoître, à cause de la distance & de l'ombrage. Pour les éviter, elles se couvrirent d'un buisson & les entendirent de loin ; & comme ils parloient fort haut, elles reconnurent que c'étoit Tyrcis & Laonice.

 «Voici, dit Phylis, la bonne amie de Silvandre. Dites plus tôt la mienne, repartit Diane, puisqu'elle m'a avertie de ce qui m'importoit le plus de sçavoir. Hé bien, ma sœur, j'espere qu'un jour vous serez détrompée, vous jugerez alors si Laonice est votre amie.» Diane ne repliqua point. Tyrcis & Laonice étoient si près, qu'ils n'auroient pas manqué de l'entendre. «Laonice, disoit Tyrcis, il faut avouer que vous aimez bien la vengeance. Que Phylis & Silvandre pouvoient-ils faire autre chose, puisque les dieux le vouloient ainsi ? Ignorez-vous Tyrcis, répondit-elle, qu'il y a une douceur infinie à jetter au feu la verge dont on a été frappé.» En ce moment Tyrcis s'arrêta par hazard vis-à-vis les bergeres, comme surpris de la méchanceté de Laonice, & pour entendre mieux sa pensée : «Que voulez-vous dire, repliqua-t'il ? Je veux dire, ajouta Laonice, que ne pouvant me venger des dieux dont j'ai reçu cette injustice, je m'en suis prise à la verge dont ils se sont servis, à Phylis & à Silvandre. Et pourquoi vous figurez-vous que j'aye si long temps demeuré sur ces rivages, si ce n'est pour trouver les occasions & les moyens de me venger : Sçachez que dès le premier jour que vous me futes ravi par ce bel arrêt, je me vengeai bien de Phylis. Je semai la dissention entr'elle & Lycidas, & je leur fis passer de mauvaises nuits. Hé que vous avoit fait le pauvre Lycidas, dit Tyrcis ? Il devoit, répondit-elle, en accuser son malheur, si je ne pouvois me satisfaire autrement ; car plus tôt que de rester sans vengeance, je ferois périr cent amis. O Laonice, s'écria Tyrcis, ne craignez-vous point que la terre ouvre ses abîmes pour vous engloutir ? Fables ridicules, dit-elle, rien n'est si doux que la vengeance ; & souvenez-vous que les dieux ne se mêlent guere de semblables affaires ; le ciel est reservé pour les dieux, & la terre pour les hommes. Si je ne m'étois vengée, je n'aurois jamais eu de repos ; maintenant je m'en vais satisfaite, m'étant vengée il y a quelque temps de Phylis, & depuis de Silvandre, qui n'aura pas si tôt reparé le mal que je lui ai fait.»

 Alors Tyrcis la regarda quelque temps sans lui rien dire ; puis reprenant la parole : «Qu'avez-vous fait à Silvandre, ajouta-t'il ? Vous me le demandez sans doute pour y remedier, dit-elle ; mais il vous suffit de sçavoir qu'il n'y a point de myre si habile qu'il soit, qui puisse de long temps guerir la playe que je lui ai faite ; car je vis bien que Diane en sentit la douleur jusqu'au fonds du cœur. Je n'entens rien à votre langage, poursuivit Tyrcis : je demande ce que vous avez fait à Silvandre. J'admire votre curiosité, reprit Laonice ; cependant vous n'en sçaurez pas davantage. Il suffit que je n'aye point eu dans cette contrée d'autre satisfaction, que celle que m'ont donnée la jalousie de Lycidas contre Phylis, & celle de Diane contre Silvandre.

 Hé comment, interrompit Tyrcis, Diane peut-elle être jalouse de Silvandre, s'il lui est indifferent, & si ce berger lui même est insensible, & n'a rendu des soins à la bergere que par gageure ? Ah Tyrcis, s'écria Laonice en souriant, si vous m'aviez autant aimée, que Silvandre aime Diane, Silvandre n'auroit jamais été mon juge. Croyez-moi, Diane l'aimoit autant que Phylis aime Lycidas, & je dirois qu'elle l'aime encore, si le bon office que je leur ai rendu ne m'en faisoit douter. Ne m'en demandez pas davantage : non que je craigne que vous pussiez y remedier ; les personnes qui pourroient déposer du contraire sont absentes, & le sont pour long temps.»

 Tyrcis esperoit toujours qu'elle s'expliqueroit davantage, mais voyant qu'il n'en pouvoit rien tirer de plus : «Va, lui dit-il, la plus méchante des femmes, & qui ne semble née que pour le supplice des humains : va, sors de cette bien heureuse contrée que tu souilles par ta présence. Souviens-toi que tu n'échaperas point à la justice des dieux, ausquels, ajouta-t'il en joignant les mains, je rens graces de m'avoir délivré d'un monstre tel que toi.»

 A ces mots il laissa Laonice si étonnée de ses reproches, dont elle connoissoit la justice, qu'elle demeura quelque temps immobile, & le suivant des yeux. Et lorsqu'elle le vit fort éloigné, elle se jetta dans le bois, & ne se montra plus dans la contrée.

 Diane & Phylis qui avoient entendu tout cet entretien se regarderent long temps sans rien dire, dans l'étonnement où les avoit jettées une vengeance concertée de si loin. Diane tenoit les mains jointes, & sourioit à Phylis ; mais Phylis après avoir secoué la tête, & mis ses mains sur celles de la bergere : «Hé bien, ma sœur, lui dit-elle, que vous semble du berger dont vous avez eu si mauvaise opinion, & de la noirceur de Laonice que vous avez crue si sincere & si veritable ? J'avoue, répondit Diane, que rien ne l'égala jamais en méchanceté ; mais, ma sœur, continua-t'elle en reprenant leur promenade, qui auroit jamais soupçonné tant de fiel dans une fille ? Car vous & Silvandre vous étiez innocens à son égard, puisque le hazard seul vous avoit donné les fonctions dont vous futes chargés. Mais quand vous auriez été coupables, qu'avions-nous fait Lycidas & moi pour meriter une si cruelle offense ? Voilà, dit Phylis, dequoi nous convaincre qu'il ne faut point ajouter legerement foi aux rapports. Vous avez raison, repartit Diane ; car à qui la perfide n'eût-elle pas imposé ? Souvenez-vous de la maniere dont elle s'y prit. On eût dit qu'elle vouloit raconter quelque chose à l'avantage du berger. J'ai été trompée, je l'avoue ; mais en cela même je suis exemte de blâme, puisque j'ai prouvé par là que j'étois si incapable d'une pareille noirceur, que je n'ai pû en soupçonner une autre.

 Mais, ajouta Phylis, que dirons-nous du malheureux Silvandre, qui peut être en ce moment attente à ses propres jours ? Je serois bien fâchée, répondit la bergere, qu'il lui arrivât le moindre accident : je reconnois son innocence ; & dès que je le verrai, la main qui l'a blessé le guerira. Dieu veuille, repliqua Phylis, que le desespoir ne lui ait point fait prendre quelque resolution violente. Non, non, ajouta Diane, le desespoir n'emporte pas facilement un esprit fort comme le sien. Cependant, ma sœur, sous cette confiance, il ne faudroit pas le laisser plus long temps dans l'état où il est. Je suis persuadée, reprit Diane, que nous le verrons avant la fin du jour ; & je ferai ce que vous desirez, si pourtant cela est aussi nécessaire que vous le pensez. Mais pour le present je serois d'avis que nous allassions rejoindre nos compagnes, pour les informer de ce qui nous est arrivé.» En même temps elles s'acheminerent vers a cabane d'Astrée.

 La bergere n'étoit pas levée encore ; au lieu de s'habiller elle s'étoit amusée à entretenir & à caresser Alexis. Alexis ne pouvoit presque plus resister à tant de faveurs ; elle changeoit sans cesse de couleur. Et la bergere s'en étant plusieurs fois apperçue : «Ma maitresse, dit-elle, je crains que vous ne vous trouviez mal ; je vous vois changer de couleur. A la verité, répondit Alexis, ma santé n'est pas trop bonne ; mais n'ayez point d'inquietude : depuis ma derniere maladie, j'ai souvent eu de ces foiblesses. Ceci passera dans le moment, & je suis bien fachée que vous vous en soyez apperçue. Ah, ma maîtresse, repliqua la bergere, ne me cachez point votre mal, n'est-il pas nécessaire que je le connoisse, pour y apporter quelque remede ? Vous aimez Alexis plus qu'elle ne vaut, reprit Alexis, mais que son mal ne vous inquiete point ; elle a le corps plus sain que l'esprit. Eh qui peut vous affliger, reprit incontinent Astrée ? Vous avez un pere qui vous adore ; vous êtes née dans l'abondance ; tout le monde vous honore ; ajoutez, interrompit Alexis, qu'Astrée m'aime, n'est-il pas vrai mon serviteur ? S'il est vrai, repliqua-t'elle ? ô dieux ! pourriez-vous penser le contraire ! Oui, je vous aime ; oui, je vous adore ; & je consens à cesser de vivre, lorsque je cesserai de vous adorer.

 Ne dites pas, répondit Alexis, que vous m'aimez ; dites que vous aimez Alexis. C'est votre personne que j'aime, repartit la bergere, c'est votre esprit, c'est votre merite, c'est vous même independamment de votre nom. Et si je n'étois point druide, m'aimeriez-vous ? Plut à dieu fussiez-vous née bergere ! j'espererois plus de vous le retour que je desire. Et si j'étois berger, continuriez-vous de m'aimer ? Or a cela, répondit froidement Astrée, je vous dirai qu'il seroit impossible que je vous aimasse comme je fais. D'ailleurs il me suffit d'avoir aimé en ma vie un berger.»

 Alexis se repentit de sa curiosité ; mais puisqu'elle s'étoit si fort avancée, elle voulut encore aller plus loin : «Mon serviteur, dit-elle, je sçavois bien que c'étoit Alexis que vous aimiez, & non sa personne ; car autrement si les dieux permettoient que je devinsse berger, pourquoi cesseriez-vous de m'aimer ? Alors, dit Astrée, j'aurois à me plaindre qu'ils m'eussent ôté tout le bien que j'espere jamais recevoir, & dès là je serois la plus malheureuse personne du monde. Je sçai qu'un pareil changement ne peut arriver ; cependant l'idée seule de ce changement m'a glacée.» Alors Alexis remarquant qu'en effet elle avoit pâli ; «je ne vous en parlerai plus, dit-elle, à condition pourtant que vous me direz à quoi vous songiez ce matin lorsque vous vous êtes éveillée ; car j'ai entendu qu'en vous tournant de mon côté, vous avez dit d'une voix comme plaintive, ah Celadon.

 Je vous obéirai avec plaisir, dit Astrée. J'ai songé, continua-t'elle, que j'entrois dans un bois plein de buissons, & j'ai senti tout à coup la pointe de ces épines jusques dans la chair. Et lorsque je faisois de vains efforts pour sortir de ce lieu, une personne que je n'ai pu connoître à cause de l'obscurité, s'est approchée de moi, & m'a dit en me tendant la main, mais me cachant son visage, que si je voulois la suivre, elle me tireroit de l'embarras où j'étois. Il m'a semblé que je la suivois avec moins de difficulté que je n'avois fait auparavant, mais sans pouvoir sortir ni l'un ni l'autre de ce bois. Enfin il m'a semblé que quelqu'un voulant nous separer, elle m'a tellement serré la main, que la main que je tenois cedant aux efforts de l'autre s'est détachée du bras de la personne qui me conduisoit. En même temps j'ai cru voir une foible lumiere, & voulant regarder la main qui m'étoit demeurée, j'ai trouvé que c'étoit un cœur qui s'enfloit peu à peu, jusqu'à ce que ce tiers soit revenu avec un couteau à la main, & lui a fait une si large blessure, que je me suis vue couverte de sang. D'horreur j'ai jetté ce cœur à terre, & tout à coup il s'est changé en Celadon. Et c'est ce qui m'a fait pousser le cri que vous avez entendu.

 Voilà un songe, dit Alexis, qui surement signifie quelque chose : bien qu'il soient faux la plûpart, celui ci ne porte aucune marque de fausseté. Il est venu le matin, toutes ses parties en sont bien liées ; & je m'imagine que je pourrois bien vous l'expliquer. Je vous en aurois une obligation extrême, répondit Astrée. Ce bois, dit Alexis, si obscur & si plein d'épines, signifie quelque peine où vous êtes, & dont vous avez peu d'esperance de sortir. La personne qui vous rend le chemin plus facile, c'est moi. Un tiers veut nous separer ; c'est Adamas qui m'obligera de retourner chés les carnutes ; nous y resisterons tant que nous pourrons. Enfin on nous separera ; mais je vous laisserai mon cœur qui vous tiendra lieu du cœur de Celadon ; & connoissant mon cœur comme vous le connoissez vous vivrez plus heureuse que vous ne l'avez été ; & c'est ce que vous insinue la clarté qui depuis s'est montrée à vous.

 Ah, ma maitresse, s'écria Astrée, j'adopte cette explication jusqu'à notre separation ; mais je ne la puis souffrir ; & vous même pourriez-vous y consentir ? Ne regreteriez-vous point un serviteur qui vous aime si passionnement ?» En disant ces paroles, elle serroit les mains d'Alexis entre les siennes, & ne pouvoit retenir ses larmes. Alexis ne répondant rien : «Ma maitresse, continua-t'elle, seroit-il possible que vous consentissiez à notre separation ? Rapportez-vous-en à votre songe, reprit Alexis, & jugez si j'y consentirai, ou non, quand je vous laisse mon cœur entre les mains. O ma maitresse, repliqua la bergere, jurez-le moi parce qui vous est de plus cher. Je le jure, dit Alexis, par l'affection que j'ai pour la belle Astrée. N'importe parquoi, dit Astrée, pourvu que votre serment soit inviolable ; jurez-moi encore une fois que jamais vous ne m'abandonnerez ; & moi je vous jure par l'ame de celui que j'ai le plus aimé, & par l'amour que je vous porte maintenant, & par tous les dieux domestiques qui nous écoutent, que ni violence de parens, ni quelque consideration que ce soit ne me separeront jamais de ma chere maitresse que j'embrasse, dit-elle, en lui jettant les bras au col, & que je ne quitterai point qu'elle ne m'ait fait ce serment, du moins si elle ne veut pas que je meure de déplaisir à l'instant même.»

 Alors Alexis la serrant de même avec ses bras : «Et moi je vous jure, lui dit-elle par l'affection que je vous porte ; par celle que vous me témoignez ; par Hesus, Belenus, Tharamis, le grand Thautates qui nous écoute & qui nous voit. Je jure enfin par vous Astrée, que jamais l'autoriré de mon pere, ni quelqu'autre consideration que ce puisse être ne me separeront jamais de la belle Astrée.» A ces mots, elles s'embrassoient de nouveau, lorsqu'entendant ouvrir la porte de leur chambre, Alexis se remit sur sa chaise, & Astrée dans son lit.

 En même temps Diane & Phylis entrerent, Phylis en criant : «Victoire, victoire. Diane elle même condamne tout ce qu'elle a dit, & tout ce qu'elle a fait. Ah, ma sœur, interrompit Diane, vous en dites un peu trop ; j'avoue bien que j'ai été trompée, mais je nie que j'aye eu tort. Alors Astrée prit la parole : Si vous voulez que nous nous réjouissions avec vous, dit-elle, expliquez-vous. Ah paresseuse, répondit Phylis ! si nous avions été aussi paresseuses que vous, nous ignorerions ce que vous desirez sçavoir, & que vous ne sçaurez pas. Vous me le direz donc à moi, interrompit Alexis ? A vous, j'y consens ; a vous qui nous avez éveillées si matin, sans quoi nous aurions perdu l'occasion qui seule pouvoit desabuser Diane ; en effet la perfide s'en est allée d'abord après avoir rendu, sans y penser, à Silvandre un si bon office.»

 Et là-dessus elle redit tout l'entretien de Tyrcis & de Laonice. «Or, continua-t'elle, Diane est maintenant convaincue, Diane qui ne vouloit ajouter foi qu'à Laonice. Que Thautates soit loué, dit Astrée, d'avoir si heureusement conduit vos pas ! Si Phylis avoit été seule, Diane auroit refusé de la croire, ou si elle avoit été seule elle même, elle auroit gardé long temps le secret. Je loue aussi Thautates, ajouta Diane, de ce qu'il a bien voulu choisir le seul moyen qui pouvoit dissiper mes soupçons. Ainsi, dit Alexis, l'innocence n'est jamais abandonnée. Ainsi, ajouta la belle Astrée, le ciel fait-il quelquefois prédire l'avenir même par des personnes qui badinent ; car j'étois revetue alors des habits d'Alexis, & j'assurai Silvandre que dans trois jours ses peines finiroient. Je n'avois uniquement en vue que de ranimer les esperances du berger ; cependant ma prédiction s'est accomplie. Il ne reste donc plus, ajouta Phylis, pour l'entier accomplissement de votre prédiction, que de vous lever promptement, afin de chercher Silvandre.»

 Aussi tôt Alexis vint chercher ses habits, & les apporta à sa chere Astrée. Celle-ci les recevant de sa main : «C'est moi, dit-elle, qui devrois prendre ce soin, lorsque vous vous habillez. Mon serviteur, dit Alexis, quand vous prendrez mes habits, & que vous serez druide, je veux que vous soyez ma maitresse, & que vous m'appelliez votre serviteur.» Et comme Astrée étoit embarassée à vêtir cet habit, Alexis lui aida avec des transports qu'il est facile de s'imaginer.

 Il étoit déja tard ; c'est pourquoi les bergeres allerent toutes ensemble saluer Phocion, qui les méconnut d'abord à cause de leur déguisement. En même temps prenant Alexis par la main, il les conduisit dans la sale où le dîner les attendoit. Durant le repas, Phocion tint, selon sa coutume, plusieurs discours pleins de sagesse. Mais les bergeres avoient tant d'impatience de joindre Silvandre, pour lui rendre la tranquillité qu'il avoit perdue, qu'à peine elles avoient dîné, lorsque Phylis s'addressant à la feinte druide : «Madame, lui dit-elle, vous sçavez que Florice, Palinice & Circène nous ont priées de nous trouver à leur retour sur le chemin de Marcilli, au sujet de cette affaire qui leur importe tant ; si vous voulez leur tenir parole, vous avez peu de temps à rester ici.» Alexis pénétra son dessein ; elle sortit incontinent de table ; & toutes quatre ensemble se rendirent où elles esperoient de rencontrer Silvandre.

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LIVRE SIXIÈME.



 Silvandre passa toute la nuit dans le bois où il s'étoit retiré, pour éviter Alcandre & son frere. Il ne cessa de s'occuper du malheur qui lui étoit arrivé, & de son innocence. Enfin persuadé que le ciel étoit irrité contre lui, & que par ce châtiment il vouloit le rappeller à lui même, il se jetta tout à coup à genoux, & levant les mains vers le ciel, il invoqua le grand Thautates, & prit en même temps la resolution de consulter l'oracle de la vieille Cleontine. Dans ce dessein il passa le Lignon, vint à Montverdun, consulta l'oracle & en reçut cette réponse.


 Ton ennui present finira ;
Mais celle que tu veux, Paris l'épousera.
 Et tu ne dois jamais prétendre
D'accomplir tes desirs qu'en la mort de Silvandre.

 A cette réponse cruelle, le berger demeura immobile ; mais il en fut si pénétré, qu'il fut long temps sans donner d'autre signe de vie que les larmes qu'il répandoit en abondance. Les vacies & les eubages qui étoient presens furent si attendris, qu'ils s'empresserent tous à lui donner quelque consolation ; mais il ne leur répondit à tous que par un profond silence.

 Déja une partie du jour s'étoit passée, lorsqu'il sortit de Montverdun, & se retira dans le bois d'où il étoit sorti. Alexis, Astrée, Diane & Phylis y étoit par hazard arrivées en ce même temps, pour y passer selon leur coutume la grande chaleur du jour. Phylis fut la premiere qui apperçut le berger ; elle voulut l'appeller, mais Diane s'y opposa : «Je ne veux pas, disoit-elle, qu'il pense que j'aye eu de la jalousie, il en tireroit trop d'avantage. Encore, ajouta Phylis, faut-il avoir compassion de lui. J'y consens, ajouta la bergere, mais aussi faut-il avoir compassion de Diane.»

 A ces mots Diane s'avança vers Astrée & Alexis, & leur proposa ses difficultés. Vous aimez Silvandre, dit Alexis ; & pour lui cacher vos sentimens vous recourez à l'artifice : ne vaudroit-il pas mieux user de franchise avec lui, à l'exemple de Phylis & de Lycidas ? Madame, répondit Diane, si Bellinde ma mere approuvoit mon mariage avec Silvandre, comme Artemis approuve celui de Phylis avec Lycidas, à la bonne heure. Mais sçachant bien qu'elle n'y donnera jamais les mains, dois-je montrer au berger la bonne volonté que j'ai pour lui ? Je ne sçai, reprit Alexis, de quelle humeur est Bellinde ; mais Silvandre me paroît si accompli, que je ne puis m'imaginer, qu'elle s'opposât à cette alliance, si elle connoissoit le berger. Ah ! madame, souvenez-vous, repartit Diane, qu'il ignore sa patrie & sa naissance, & que la vertu sans la richesse est peu accreditée aujourd'hui. Cependant puisque vous jugez que je dois le tirer de la peine où il est, voyons comment je pourrai m'y prendre sans me commettre. Pour moi, continua-t'elle, il me semble qu'il faudroit rejetter la faute sur Phylis. Sur moi, s'écria Phylis ! Et quelle part ai-je à ses déplaisirs ? N'est-ce pas vous, ajouta Diane, qui lui avez fait tout le mal en lui parlant ? Ne m'en aviez vous pas chargée, dit Phylis ? Oui, mais deviez-vous vous acquitter si promptement d'une pareille commission ? Ne falloit-il pas attendre que vous fussiez priée de nouveau, sollicitée, pressée, importunée ? Si le berger étoit mort, pensez-vous que j'eusse jamais goûté le moindre plaisir, & que je ne vous eusse pas detestée toute ma vie ? Vous avez enfin secondé ma passion ; vous avez fait tout le mal, & vous devez en porter toute la peine.»

 Phylis ne sçachant que répondre, elle fut condamnée à faire ce que Diane souhaitoit. «Et que souhaittez-vous enfin, s'écria Phylis, en s'addressant à Diane ? Je veux, dit la bergere, qu'à la premiere occasion vous disiez à Silvandre que je n'ai rien sçu des rapports de Laonice, & que c'est un badinage que vous avez imaginé. Et moi je traiterai avec lui comme je faisois avant la trahison de Laonice. Diane a raison d'en user ainsi, dit Alexis, & quand vous ne seriez pas coupable, ajouta-t'elle en se tournant vers Phylis, vous lui devriez la complaisance qu'elle exige.»

 Cependant Silvandre vint à travers le bois, près des bergeres, sans s'en appercevoir. Lorsqu'il les reconnut & qu'il vouloit se retirer : «Hé bien Silvandre, lui dit Phylis, avez-vous oublié le temps où vous faillites à desesperer Lycidas, en prenant plaisir à lui donner de la jalousie ? Et parce qu'il ne répondoit rien ; or, si vous vous en souvenez, continua-t'elle, sçachez qu'il ne faut point offenser les femmes : elles se vengent tôt ou tard ; & vous même vous en êtes un bel exemple. Je ne sçai, répondit froidement Silvandre, ce que vous voulez dire. Je dis, reprit la bergere, que j'ai inventé tout ce que je vous ai dit de Diane & de son ressentiment, pour me venger de la peine que vous nous fîtes à Lycidas & à moi. Diane, s'écria incontinent Silvandre, ignore tout ce que vous avez dit ? Oui, répondit-elle, & je vous l'assure.»

 Diane s'entendant nommer, & feignant d'ignorer ce que c'étoit, s'approche d'eux & s'addressant au berger : «J'entends, dit-elle que vous me nommez ; quelle part ai-je à votre entretien ? Je suis, dit Silvandre, tellement confus d'entendre &, de voir ce que j'entends, & ce que je vois qu'il me semble que c'est un songe.» Alors Phylis faisant un éclat de rire : «Ma sœur, dit-elle, il faut que je vous apprenne de quoi il est question ; ce berger n'en sçait qu'une partie.» En même temps elle lui raconta la jalousie de Lycidas, les peines qu'elle lui avoit données, le temps qu'elle avoit duré, & la joye qu'en avoit eu Silvandre. «Enfin, ajouta-t'elle je resolus de me venger. Je sçus qu'il avoit accompagné Madonte, je crus l'occasion favorable, je la saisis. Demandez-lui maintenant comment il s'en trouve, & s'il pensera jamais à me donner de l'inquietude.

 Mais moi, reprit Diane, quelle part ai je dans toute cette affaire ? Celle qu'il m'a plu, répondit Phylis ; car je vous ai fait dire ce que j'ai voulu. En verité, ma sœur, ajouta Diane, je vous suis bien obligée de me faire parler quand je n'y songe pas. O Dieu, s'écria Silvandre, est-il possible que tout ce que vous m'avez dit de la part de Diane ne soit point veritable ? pas un seul mot, reprit Phylis, & pour vous en convaincre, tenez, voilà le bracelet que je vous ai ôté ; je me contente des larmes que ce larcin vous a coutées.»

 Silvandre mettant un genoux à terre le reçut en le baisant plus de cent fois. Telle fut la satisfaction du berger, qu'il changea tout à coup de visage, & qu'il oublia pour quelque temps ses déplaisirs passés. Puis s'addressant à Diane : «Ma maitresse, lui dit-il, vous avez pensé perdre le plus fidele serviteur que vous aurez jamais ; ne voulez-vous point seconder ma vengeance ? berger, repondit-elle, si vous m'en croyez, vous songerez plus tôt à vous conserver Phylis pour amie, puis qu'elle est si dangereuse, & qu'elle se souvient si bien des offenses. Du moins, ajouta-t'il, si elle se souvenoit également des obligations, elle n'auroit pas oublié que ce fut moi qui guerit l'esprit de Licidas. Ne vous ai-je pas rendu la pareille, dit Phylis ? & ne me devez-vous pas la vie que je viens de vous rendre ? Je l'avoue, répondit froidement Silvandre ; car la vie que j'ai menée depuis ce funeste jour ne merite pas le nom de vie. Mais, cruelle, si vous sçaviez quel malheur vous avez causé, vous auriez sans doute compassion de Silvandre. Helas il ne peut plus esperer de satisfaction que dans le tombeau. Le mal est bien grand répondit Diane, puisqu'il est sans remede ; mais s'il peut y en avoir, je condamnerois Phylis, je me condamnerois moi même, & quiconque habite nos bois à vous secourir.»

 Alors Philis interrompant Silvandre qui vouloit répondre à ces paroles obligeantes ; «Non, non, dit-elle, berger, taisez-vous, Expliquez seulement votre mal, & je promets de le guerir, pourvu que Diane se joigne à moi. Mon mal, dit le berger en versant des larmes, ne peut finir que par mon trépas. N'importe, ajouta Phylis. Je le guerirai si vous avez le courage de le découvrir, & si Diane a la volonté de m'aider. Helas, s'écria le berger, qui peut résister au ciel même ! ce matin, pressé de mes déplaisirs, j'ai été à Montverdun consulter l'oracle de la vieille Cleontine, qui m'a donné la réponse la plus affreuse. Quel est cet oracle, dit Phylis ? le voici, répondit le berger :


 Ton ennui present finira ;
Mais celle que tu veux, Paris l'épousera.
 Et tu ne dois jamais prétendre
D'accomplir tes desirs qu'en la mort de Silvandre.

 «O Diane, continua-t'il en se jettant aux piés de la bergere, puisque vous devez être à un autre, permettez-moi de prévenir ce malheur par mon trépas.» Diane malgré sa discretion ne put cacher le deplaisir que lui causoit cet oracle ; ses larmes la trahirent. Les bergeres gardoient un morne silence, excepté le berger qui ne cessoit de se plaindre, & de mouiller de ses pleurs la main de Diane. Phylis reprit enfin la parole en ces termes : «Cet oracle, berger, vous est contraire en apparence ; mais, s'il plaît à Diane, il sera tout à votre avantage. A son avantage, dit Diane ? A mon avantage, s'écria Silvandre ! oui, pourvu qu'en ce moment je sorte de la vie. Pourvu, reprit Phylis, que Diane le veuille.» & comme Diane ne répondoit point, Alexis & Astrée lui representerent qu'elle avoit engagé sa parole, & Phylis l'obligea de jurer par le dieu du Lignon, & par le gui sacré entre les mains d'Alexis, qu'elle voudroit tout ce qui seroit necessaire pour tourner l'oracle à l'avantage de Silvandre. Diane ayant fait le serment, «Silvandre, dit Phylis, levez-vous, & remerciez Diane. Vous êtes le plus heureux berger du Lignon. Ecoutez maintenant, ajouta-t'elle, comment l'oracle vous annonce toute sorte de satisfaction.

 Le premier vers s'explique assés par l'événement, le second a un autre sens que celui qu'il semble presenter. L'équivoque est dans le mot épousera. Le vrais sens est que Pâris desesperant de flechir Diane se fera druide, & qu'en cette qualité, il vous unira avec Diane. Mais interrompit Silvandre, que pensez-vous des derniers vers ; & quel tour favorable pouvez-vous leur donner ? O ignorant berger ! reprit Phylis, ne nous as-tu pas cent fois enseigné toi-même que qui aime parfaitement meurt à soi même ? C'est pour cela que l'oracle t'avertit que tu ne dois esperer l'accomplissement de tes desirs que par la mort de Silvandre, c'est à dire en aimant tellement Diane, que tu meures à toi même.

 Voilà sans doute le sens de l'oracle, s'écrierent Astrée & Phylis en frappant des mains ; c'est maintenant à Diane de satisfaire à sa promesse. Je ne voi pas répondit Diane, ce que je puis faire ici. Il faut, reprit Phylis, que vous veuilliez tout ce que l'oracle veut, & que vous aimiez Silvandre de sorte qu'il puisse vivre en vous, & vous en lui. Il n'y a point de milieu ; il faut être parjure, ou faire ce que je dis ; autrement point de salut pour ce berger. Qu'exigez-vous de moi, répondit Diane ? que vous veuillez, repartit Phylis.» Et comme elle gardoit le silence : «Ma sœur, dit Astrée, il n'est plus temps de consulter ; vous êtes liée par vos sermens. Et qu'ai-je juré, repliqua Diane en souriant ? vous avez juré, reprit Phylis, de vouloir tout ce qu'il faudroit pour tourner l'oracle à l'avantage de Silvandre ; & pour cela il faut que vous disiez en propres termes : je veux aimer Silvandre, ensorte que je vive en lui, comme il vivra en moi. N'est-ce pas trop, s'écria Diane ! non, dit Phylis pour répondre à l'amour du berger, & satisfaire à l'oracle. Eh bien, ajouta Diane, j'y consens, puisque vous l'ordonnez.»

 Tels furent les transports de Silvandre, qu'il perdit presque l'usage de la raison ; Diane n'étoit guere moins émue de son côté, quoiqu'elle cachât son émotion. Phylis s'en apperçut, & pour l'aider à couvrir son trouble, Phylis adressant la parole à Silvandre, lui dit : «Berger, me regarderez-vous toujours comme votre ennemie ? Non, s'écria Silvandre, je serois le plus ingrat des hommes, si je manquois à la reconnoissance que je vous dois.»

 C'est ainsi que Diane fit connoître à Silvandre qu'elle l'aimoit ; & depuis ce jour elle vêcut avec lui, comme Phylis vivoit avec Lycidas, & comme Astrée avoit vêcu avec Celadon.

 Cependant les bergeres en continuant leur promenade se trouverent sans y penser, à l'endroit même d'où Celadon s'étoit précipité dans l'eau ; & la belle Astrée s'en étant apperçue : «Fuyons, dit-elle fuyons un lieu si funeste.» Alexis reconnut bien que c'étoit là qu'elle avoit reçu les ordres cruels qui l'obligeoient à se déguiser ; & ne pouvant croire que ce fût par cette raison que la bergere appelloit ce lieu funeste, elle lui en demanda le motif. Astrée changea de couleur, & ne répondit que par un soupir. Diane remarqua son embarras, & prenant la parole pour elle : «Madame, dit la bergere, c'est qu'elle a pensé se noyer en ce même lieu. Ajoutez, reprit Astrée, que Celadon voulant me secourir y perit lui-même, & que sur la fausse nouvelle de ma mort, mes parens moururent presqu'en même temps de douleur.»

 Astrée ne pouvoit plus retenir ses larmes, lorsque les bergeres entendirent une voix qui les attira. A peine Diane eut essayé de reconnoître le berger, qu'elle dit incontinent : «Je suis bien trompée si le berger que nous entendons, & ceux qui l'accompagnent ne viennent ici pour me trouver... Je les ai rencontrés, poursuivit Diane ; car les dieux m'ont choisie pour les juger sur un differend. Je leur promis hier de me trouver ici à cette même heure, & je vous jure que je ne m'en étois pas souvenue.»

 Cependant les étrangers arriverent, & Diane par civilité fut au devant d'eux, suivie ensuite d'Alexis, d'Astrée, & de Phylis. «Je vous ai amené, leur dit-elle, ces aimables bergeres ; elles sont venues moins pour satisfaire votre curiosité, que pour m'aider à prononcer un jugement plus équitable... Mais, ô notre juge, interrompit Taumantes, si ceux qui seront condamnés ne veulent pas se soumettre à votre arrêt ? Ne craignez rien, répondit Delphire ; la soumission dont vous parlez ne me regardera point.»

 Cependant la bergere s'étoit déja assise sur un gazon élevé ; & ses compagnes commencoient à choisir leurs places, afin d'entendre ce differend. Filiante, Asphale, & Silvandre en firent autant de leur côté. Alors Diane parla en ces termes : «Il faudroit maintenant que vous choisissiez, vous belle bergere, & vous gentil berger, quelqu'un qui racontât ce qui s'est passé entre vous ; après quoi vous exposeriez chacun vos raisons.

 Belle & discrete bergere, dit Asphale, quatre bergers & deux bergeres sont interressés au jugement que vous devez prononcer. Ainsi, Androgene, ajouta-t'il en le montrant à Diane, ou moi nous vous dirons ce qui touche Taumantes, Filinte & Delphire ; puis Filinte ou Taumantes vous rapporteront le differend de Dorisée, d'Androgene, & de moi. Il me semble, ajouta Diane, qu'il est plus à propos que les bergeres parlent avant le bergers. C'est à vous, Dorisée, que je donne cet emploi, pour ce qui regarde Delphire & vous aussi ; vous nous direz la verité, & d'ailleurs elle nous sera justifiée par la bouche même de ceux qui parleront après vous.»

 Alors Dorisée, après avoir fait une profonde reverence, se remit à sa place. Puis elle commença de la sorte.


HISTOIRE DE DELPHIRE ET DE DORISÉE.


 «Taumantes fils unique d'Eleuman & d'Ericante, riches en troupeaux & en pâturages, fut toujours nourri dans la maison paternelle. Eleuman auroit cru le perdre tout-à-fait, s'il l'avoit seulement perdu de vue. Il lui donna pour veiller sur sa conduite un vieux pasteur dont il connoissoit la sagesse & le zele. Ericante avoit plusieurs bergeres, parmi lesquelles fut élevé le jeune Taumantes jusqu'à douze ans, ou environ. Ces bergeres le caressoient à l'envi, parce qu'il étoit très aimable, & qu'elles n'ignoroient pas que cet enfant faisoit les délices du pasteur Eleuman, & de la sage Ericante leur maîtresse. Et, comme il arrive d'ordinaire dans un âge si tendre, le jeune Taumantes eut à peine atteint sa dixiéme année, qu'il témoigna une grande inclination pour Delphire, nourrie alors auprès d'Ericante,

 Ce goût éclata ; car à cet âge on ignore la dissimulation. Ericante en fut ravie, & Delphire meritoit sans doute d'être aimée. Leurs premieres années se passerent dans les amusemens de l'enfance. Mais enfin instruits par l'âge, ils connurent qu'ils s'aimoient, presqu'aussi-tôt qu'ils connurent l'amour ; & ce fut alors qu'ils confirmerent par leur porpre choix des sentimens que l'instinct ou le hazard avoit fait naître.

 Taumantes rendoit à Delphire les soins les plus vifs & les plus empressés ; & Delphire recevoit ses soins avec autant de respect que de modestie. On ne pouvoit démêler si ces actions avoient plus pour principe le goût que le devoir. Les sentimens de Taumantes étoient connus de toute sa maison. Delphire même n'en pouvoit douter, mais surtout depuis la déclaration qu'il osa lui faire le jour de sa naissance, jour qu'Ericante célébroit tous les ans pour remercier les dieux de lui avoir donné un support de sa maison, & de sa vieillesse.

 Vers la source du Lignon & sur ses bords est la demeure d'Eleuman. La situation en est charmante. Elle est placée sur une hauteur ombragée d'arbres, à la faveur desquels on peut descendre sur le rivage qui est presque toujours émaillé de fleurs. Les rossignols semblent avoir choisi cet agréable lieu pour leur séjour, & les sources y sont si abondantes, qu'on diroit qu'elles sont l'ouvrage de l'art. C'est là que s'assemblent tous les hameaux voisins, principalement aux jours destinés à quelque réjouissance, comme étoit le jour où l'on célébroit la naissance de Taumantes.

 Quelque temps auparavant un oncle de Delphire étoit mort ; elle parut donc en habit de deuil, & cet habit rehaussa encore ses graces naturelles ; tout le monde étoit ravi de la voir ; Taumantes ne pouvoit s'en rassasier, il ne voyoit rien de si beau, rien de si gracieux que Delphire, disoit-il. Vous me racontez, répondit-elle en souriant, une histoire si nouvelle, & si peu croyable que je n'y puis ajouter fois. J'ai eu beau me mirer dans les fontaines, je n'ai jamais pû remarquer en moi rien de ce que la flaterie vous fait dire. Ah, reprit le berger, ces miroirs sont trompeurs, ils imposent toujours à ceux qui les consultent : consultez plus tôt mon cœur. Ah, s'écria Delphire, que ces miroirs sont infideles ! Non non, Delphire, votre image est tellement empreinte dans mon cœur, que rien ne peut l'être mieux. Que vous ririez de ma simplicité, ajouta la bergere, si je croyois ce que vous me dites de flateur ? Mes actions, reprit le berger, vous convaincront peut-être que j'aime Delphire, & que j'aime sans reserve.

 Delphire avoit du jugement & de la pénétration ; cependant elle fut embarrassée à repondre. Le respect qu'elle portoit au fils de son maître, la bonne volonté qu'elle avoit pour lui, son merite & sa tendresse dont elle ne pouvoit douter ; & la crainte de manquer à son devoir la tenoient dans cette incertitude. Taumantes, après avoir inutilement attendu sa réponse ; j'entens, continua-t'il, ce que signifie votre silence. Ah, cet habit que vous portez ne me présage rien que de sinistre ? A ces mots, il changea de couleur, & la parole expira sur ses lévres.

 Alors, Delphire, pour le tirer d'inquietude ; Taumantes, lui dit-elle, les discours que vous m'avez tenus ressemblent à ceux que les bergers tiennent à toutes les bergers ; cependant l'honneur que vous me faites, & mon respect pour vous m'obligent à les cherir, comme venant du plus gentil berger que je connoisse, & dont la bonne volonté me sera toujours précieuse. A l'instant elle se mêla parmi ses compagnes.

 Mais, ô sage bergere, il faut que vous sçachiez que long temps auparavant Filinte que vous voyez assis près de Delphire, & parent de Taumantes, s'étoit expliqué, parce qu'il avoit plus d'experience. Un voyage à quoi l'engagerent ses affaires délivra Taumantes d'un rival qui commençoit à lui être insuportable. Filinte partit donc aussi amoureux qu'affligé ; & douze lunes après il rapporta à Delphire les mêmes sentimens. Mais si en partant il s'étoit flaté d'avoir quelqu'avantage sur Taumantes, il ne tarda pas à connoître combien l'absence est ennemie de l'amour. Cependant son généreux courage que nulle difficulté ne pouvoit effrayer, lui fit prendre la résolution de continuer ses recherches ; il les recommence donc avec plus d'empressement encore ; il ajoute de nouvelles supplications aux anciennes prieres, & de nouveaux soins aux premiers. Il se plaint, il presse, il importune, & s'il n'obtient rien sur Delphire, il réussit du moins à donner de grands soupçons à Taumantes.

 Delphire donnoit à ce berger la préference ; mais Filinte s'opiniâtroit toujours dans sa recherche, esperant tout de la perseverance. De là naquirent toutes les peines qu'ils se donnerent l'un à l'autre. Cependant, malgré la violence de leur amour qui alloit toujours en croissant, leur amitié subsista toujours la même ; & rien ne fut capable de l'alterer.

 Il sembloit que l'autorité d'Eleuman, & celle d'Ericante principalement, dût rendre le parti de Taumantes plus avantageux ; mais Filinte avoit pour lui une sœur nourrie par la même Ericante comme niece d'Eleuman, & qui pouvoit beaucoup sur Delphire. Enfin, ce berger après avoir plusieurs fois remarqué la préference qu'elle donnoit à son rival ; après s'en être plaint inutilement, résolut de rompre une chaîne qui lui paroissoit honteuse. Et quelque temps après trouvant Delphire sans témoins, il lui parla en ces termes ; Vous sçavez Delphire si je vous ai aimée ; mon amour qui a commencé dès le berceau m'a suivi partout. Je vous l'ai fait assez connoître par mes actions. Maintenant, piqué de vos mépris, je viens vous déclarer que je ne suis plus le serviteur de Delphire, & que vos dédains font enfin ce que vos rigueurs & mon absence n'avoient pû faire. Delphire, loin de paroître émuë, lui répondit avec une froideur extrême : Filinte, je n'ai jamais crû, ni désiré que vous eussiez la volonté de porter le titre que vous quittez maintenant. Et c'est pour moi une chose si indifferente, que je vous conseille de choisir parmi mes compagnes, celle qui vous paroîtra meriter davantage votre amour, & vos services.

 Filinte fut piqué jusqu'au vif de cette réponse, & le propre du dépit étant d'aveugler, il crut ne pouvoir mieux se venger qu'en détachant son ami de la bergere ; il se flata d'y réussir. Il vint donc le trouver, & lui dit : Mon frere, j'ai une grace à vous demander, & je vous le demande avec d'autant plus d'instance, qu'elle ne vous est pas moins avantageuse qu'à moi. Promettez-moi de me l'accorder. Soyez persuadé, répondit Taumantes, que je n'ai rien à vous refuser ; mais je ne puis m'engager sans sçavoir de quoi il s'agit. Aprés avoir long temps disputé de part & d'autre, Filinte fut obligé de s'expliquer. Renoncez à Delphire, continua-t-il, ou du moins feignez d'y renoncer. Elle est d'un orgueil insupportable ; on diroit que tous les hommes sont faits pour elle ; peu s'en faut qu'elle ne s'imagine que les devoirs que nous lui rendons ne soient un tribut qui lui est dû. Je voudrois sçavoir sur quoi elle fonde les mépris qu'elle nous fait essuyer à tous deux. Mais, mon frere, si vous me croyez, autant qu'elle nous verra nous éloigner d'elle, autant s'efforcera-t-elle de revenir à nous.

 Mon frere, dit Taumantes en souriant, je suis fâchez que vous m'ayiez demandé une chose impossible ; car de quelque maniere qu'il plaise à Delphire de me traiter, je ne puis que le souffrir, & sans murmurer seulement. D'ailleurs, n'est-elle pas fondée à croire que tous tant que nous sommes, nous sommes faits pour la servir ? Pour ce qui me regarde le sort en est jetté. Mais vous, Filinte, quel est votre dessein ? de vivre, dit Filinte, en homme de courage, & non pas en esclave. Je l'ai déclaré à elle-même. peut-être quand je serai plus sage, reprit froidement Taumantes, prendrai-je la même resolution.

 Filinte se retira donc, sans avoir pu ébranler son ami, & comme s'il eût oublié ce qu'il venoit de lui dire, à peine il fut sorti, à peine il eut rencontré Delphire, qu'il revint aux supplications pour obtenir le pardon de ce qu'il lui avoit dit. Il conjura sa sœur d'interceder pour lui, si elle vouloit le conserver. Alors Delphire lui répondit en souriant : je veux bien faire la paix ; mais à condition, Filinte, que vous croirez qu'en vous retirant & en revenant, vous ne m'avez ni desobligée, ni obligée.

 A peine Delphire avoit proferé ces mots, que Taumantes arrive ; frapé de ce qu'il voit, il leur demande si ce n'est point une illusion. Non, non, dit Filinte, c'est une réalité. Figurez-vous que j'ai fait comme ces esclaves qui essayent de rompre leurs chaînes, & qui ne peuvent en venir à bout. Mais lorsque Taumantes raconta à Delphire ce qui s'étoit passé entr'eux, jugez quelle fut la satisfaction de la bergere.

 Pendant que les deux bergers vivoient de la sorte, je revins des rives d'Argent ; en même temps Asphale que vous voyez ici, & qui est frere de Filinte, forma le dessein de s'attacher à moi, ou plus tôt il feignit de me rechercher, pour n'étre pas le seul du hameau qui n'aimât point. Or comme il étoit presque toujours avec Filinte, moi je ne quittois point Delphire qui étoit mon amie. Je remarquai qu'Asphale fut long temps incertain avant que de faire un choix. Tantôt il en vouloit à Delphire ; quelquefois à Filise ; tantôt à Eritrée, & quelquefois à moi. C'est à moi qu'il se fixa enfin, ou du moins qu'il feignit de se fixer.

 J'avoue qu'Asphale m'auroit plu, si j'avois voulu être aimée. Bien qu'il soit present, je dirai avec verité qu'il y a peu de bergers aussi accomplis. Adroit à tous les exercices, propres dans ses habits, vif & gracieux dans ses discours, poli avec les bergeres, civil avec les bergers, & complaisant avec tous. Et celui de tous, interrompit-il, qui est le moins aimé de la belle Dorisée. Or, continua-t-elle, quoique je lui eusse expliqué mes sentimens, il s'opiniâtra à me rechercher, esperant que le temps qui triomphe de tout me feroit changer de resolution. Comme j'étois sans cesse dans la maison d'Ericante, à cause de Delphire, & qu'il étoit neveu du sage Eleuman, il me parloit aussi à tous momens. Cent fois le jour, il me disoit qu'il m'aimoit, & que le plus grand de ses désirs étoit que je l'aimasse. Sa perseverance me fit croire que je pouvois être aimée, & je lui permis de me continuer ses soins ; mais à condition que je ne m'engageois point à l'aimer ; qu'il se conduiroit avec tant de discretion, que si son amour éclatoit, je tenois la permission pour revoquée ; & que jamais il ne me demanderoit rien qui fût contraire à l'honnêteté ; enfin qu'il ne m'écriroit point.

 Ce dernier article lui parut plus dur que tous les autres ; car enfin, disoit-il, quand mon malheur m'éloignera de vous, comment pourrai-je avoir de vos nouvelles, ou vous faire sçavoir des miennes ? Asphale, lui repondis-je, les lettres que vous m'écririez ne vous serviroient à rien, parce que vous n'auriez point de réponse ; d'ailleurs, je suis & serai si peu curieuse de sçavoir de vos nouvelles, que vous prendriez une peine absolument inutile. Eh, comment, reprenoit-il, je ne dois point esperer que vous m'écriviez ? Moins encore, ajoutai-je ; je ne veux pas même recevoir de vos lettres. Cette severité, repliquoit il d'un air affligé, est trop grande ; & je proteste que vous verrez de mes lettres, quoique vous fassiez. Et moi, répondis-je, je proteste que je n'en verrai point.

 Il insistoit sur cet article, parce qu'il sçavoit bien que dans peu il seroit obligé de s'éloigner, son pere le voulant ainsi, pour des affaires qui lui étoient survenues dans la province des romains. En effet, quelques jours après il vint me trouver, & dès qu'il put me rencontrer seule : Dorisée, me dit-il de l'air du monde le plus triste, hélas, voici le dernier de mes jours, si vous n'avez pitié d'Asphale ! Je craignis d'abord qu'il ne lui fût arrivé quelqu'accident ; mais lorsque je sçus qu'il étoit question d'un voyage, je ne pus m'empêcher de sourire. Vous riez Dorisée me dit-il. Ah fille denaturée ! je ne ris pas de votre voyage, lui répondis-je, puisqu'il me déplaît ; mais je ris de la dispute que nous eûmes dernierement, parce qu'il sembloit que nous prévoyions votre départ. Il insista encore sur les lettres, & moi je persistai dans mes refus. Notre entretien fut long ; mais il l'eût été bien plus, si son pere ne l'avoit envoyé chercher plusieurs fois.

 Lorsqu'il fut prest de partir, il appella un berger qui avoit eu soin de son enfance, (il se nommoit Alindre) il lui declara l'amour qu'il avoit pour moi, le déplaisir avec lequel il s'éloignoit de moi, & l'extrême satisfaction qu'il auroit de pouvoir m'écrire. Qu'au reste il l'avoit choisi pour lui rendre ce bon office. Alindre qui desiroit avec passion de servir Asphale, lui dit que dans cette occasion & dans toute autre il auroit toujours à se louer de son zele & de sa fidelité. A ces mots Asphale l'embrassa & lui dit qu'il n'avoit jamais douté de son attachement, puis il ajouta : je remets cette affaire entre vos mains, vous conjurant de rendre cette lettre dès que je serai parti ; mais souvenez-vous qu'il faut ici de l'adresse. J'attendrai, répondit le vieux berger, qu'elle aille chez Delphire ; & comme je suis très familier dans la maison, il me sera facile de lui remettre votre billet. Vous êtes dans l'erreur, repartit Asphale ; elle ne veut point recevoir de mes lettres ; elle a desiré de n'en voir jamais ; il faut donc qu'elle ignore que ce billet vienne de moi ; tu trouveras, mon cher ami, dans ton industrie le moyen de réussir.

 Pour abreger, Alindre se chargea de deux lettres, & promit de me faire voir l'une ou l'autre. Asphale part avec cette assurance. Et cependant Alindre après avoir long-temps medité se détermina à cet artifice. Eritrée, bergere vertueuse & mon alliée, faisoit profession de m'aimer plus qu'aucune bergere de notre hameau. Alindre jetta les yeux sur elle. Il va la voir plusieurs fois, l'entretient d'abord de toute autre chose que du sujet qui l'amenoit. Enfin il la tourne si bien, que d'elle-même elle lui demande des nouvelles d'Asphale. Vous sçavez, dit-il, si je suis attaché à Asphale, mais en ce que je veux vous apprendre je ne pense rien faire contre son service. Je suis persuadé au contraire, que quand il ne sera plus aveuglé par sa passion, il me remerciera lui-même. Je vous supplie donc de me garder le secret pour le present. Eritrée l'ayant juré : je croi, continua l'artificieux berger, que vous n'ignorez pas sa passion pour Dorisée. A ce mot Eritrée baissant les épaules témoigna qu'elle en étoit fâchée. Alors il poursuivit : je lui ai inutilement representé à cette occasion tout ce que je devois. Il est seulement arrivé qu'il s'est plus caché de moi que de tout autre ; & moi, pour lui complaire, j'ai feint de ne rien appercevoir. Or il est parti, comme vous sçavez, & non content de l'avoir entretenue avant son départ plus de trois heures entieres, il lui a écrit des lettres qu'il a laissées entre les mains d'un berger que vous connoissez ; mais ce berger imprudent, au lieu de les donner à Dorisée, ou de les bruler, les laisse traîner sur sa table, où elles sont exposées à la vue de tout le monde. Or scachant votre affection pour Dorisée, & l'alliance qui est entre vous, je viens vous donner cet avis, afin que vous retiriez ces lettres, & que vous les jettiez au feu ; car quelqu'innocente que soit Dorisée, elles nuiroient sans doute à sa réputation.

 Eritrée écouta attentivement l'artificieux berger, & lui prenant la main : mon dieu, dit-elle, que je vous ai d'obligation ! Je n'aime rien tant que Dorisée, & je la jurerois innocente ; mais l'avis que vous me donnez devient inutile, si vous ne me nommez le berger entre les mains de qui sont ces lettres, & si vous ne m'aidez à les retirer. Vous connoissez le berger, dit-il, c'est Atis. Mais je n'oserois les prendre, parce qu'Asphale ne me pardonneroit jamais ce larcin. Et s'étant tû quelque temps, il reprit ainsi : j'ai pourtant un fils qui pourra les retirer ; comme il est enfant, on ne se défiera point de lui. Je tâcherai de les lui faire prendre, si vous le jugez à propos.

 Eritrée qui le souhaitoit passionément : Eh mon dieu, dit-elle, le plus promptement qu'il se pourra ; Dorisée ni moi nous ne serons point ingrates. Comment, reprit le berger ? je ne veux point être nommé dans cette affaire. Si Asphale le sçavoit, jamais... je ne lui en dirai rien, interrompit-elle ; mais je serai reconnoissante pour toutes deux. Alindre appelle incontinent son fils, & lui donne ses instructions. Et comme son pere lui avoit déja donné une de ses lettres, il ne tarda pas à revenir : Mon pere, dit-il, si il y en avoit eu une douzaine, je les aurois de même apportées ; mais je n'ai trouvé que celle-ci. Cependant il y en avoit deux, dit le pere, avoue la verité. Il est vrai, continua l'enfant ; mais comme elles étoient sur la cheminée, & qu'il m'a fallu monter sur une chaise pour les avoir, j'en ai laissé tomber une dans le feu, & je l'ai vue bruler.

 Eritrée fut ravie d'avoir la lettre ; & le berger remarquant l'impatience qu'elle avoit d'être seule, se retira. Dès qu'Alindre fut sorti, elle vint me trouver ; il y avoit alors beaucoup d'étrangers dans la maison ; mais, comme je m'apperçus qu'elle avoit quelque chose qui la pressoit, je m'approchai d'elle, & je lui demandai s'il n'y avoit rien de nouveau.

 Je meurs d'envie de vous entretenir dit-elle ; & le plus tôt sera le mieux. Je me démêlai à l'instant de la compagnie, curieuse de sçavoir de quoi il s'agissoit. Et lorsque nous fumes renfermées dans un cabinet : Voici, me dit-elle, un papier que j'ai eu bien de la peine à tirer du lieu où il étoit, & où il vous importoit infiniment qu'il ne fût pas. En même temps elle me donna la lettre, & me dit : Lisez ma chere Dorisée ; puis je vous raconterai toute l'histoire. J'oubliai parfaitement la gageure que j'avois faite ; j'ouvris la lettre & j'y lus ces mots :


ASPHALE A DORISÉE.



 C'est l'amour qui m'a fait imaginer cet expedient, pour vous continuer les assurances de ma fidelité, & vous convaincre en même temps que vous vous opiniâtrez en vain contre moi, puisqu'il n'y a rien de si difficile que ma passion ne surmonte. Plût aux dieux que je pusse toucher votre cœur insensible, comme j'ai gagné notre gageure.

 «Quel fut mon étonnement, lorsque je me rappellai ma gageure avec Asphale ! Et quelle fut la surprise d'Eritrée, lorsqu'en l'embrassant je m'écriai, ah qu'avez-vous fait ! Ceux qui ont donné cette lettre sont plus rusés que nous. Non, non, répondit-elle, comptez qu'il a fallu bien de l'artifice pour l'avoir. En même temps elle me raconta tout ce que vous avez entendu, mais avec tant de naiveté, que je ne pus m'empêcher de rire. Eritrée, lui dis-je, je suis très sensible à la peine que vous avez bien voulu prendre pour moi ; mais si je dois m'acquitter envers vous, il faut qu'Asphale fasse au moins la moitié des frais ; vous lui avez fait gagner une gageure que nous avions faite. Alors je lui expliquai ce qui s'étoit passé entre nous à ce sujet, & je lui fis connoître l'artifice d'Alindre.

 Je ne vous ai fait ce long discours, belle & sage bergere, que pour vous instruire de la maniere dont Asphale, Taumantes, & Filinte traitoient avec Delphire & moi ; & sur quoi nous prétendons qu'ils ne devoient point s'engager ailleurs. Mais daignez entendre la suite.

 Après que Filinte eut essayé de se reconcilier avec Delphire, Taumantes gagna si bien l'esprit de ma compagne, que son rival eut raison de croire que Taumantes lui étoit préferé. Cependant le sixiéme de la lune, jour destiné, comme vous le sçavez à cueillir le gui sacré, arriva. Ceux qui l'étoient allé chercher dans nos bocages, le trouverent par hazard près de notre hameau. La joye fut universelle, le gui amenant toujours des biens infinis dans les lieux où le ciel daigne l'envoyer.

 On se prépara donc, suivant la coutume, à faire des jeux pour honorer un si beau jour. On proposa des prix pour la course, pour la lutte, & pour l'arc. Les jeunes bergers s'exercerent huit jours auparavant. Filinte en ce même temps demanda à Delphire une faveur qu'elle lui refusa ; c'étoit une fleur que la sœur de Filinte lui avoit donnée. Le berger temeraire l'arracha devant tout le monde, & vint trouver sa sœur pour la faire ajuster à son chapeau. Taumantes se trouva là par hazard, & reconnoissant la fleur, s'imaginant d'ailleurs qu'il l'avoit reçue de Delphire, il en conçut un dépit si violent, qu'il en tomba malade. Ericante en fut allarmée ; tout le hameau par consideration pour le sage Eleuman, prit part à sa douleur. Ericante souhaita que l'on visitât son fils : & Delphire qui ne lui avoit point encore rendu de visite me pria de l'accompagner. Nous trouvâmes Taumantes en mauvais état. Outre qu'il avoit une fiévre ardente, son visage étoit baigné de larmes. J'en fus touchée, & soupçonnant que Delphire y avoit quelque part, je la regardai sans lui rien dire, & des yeux j'implorois sa compassion pour ce malheureux berger.

 Mais Delphire, sans s'émouvoir : Hé quoi, dit-elle, avez-vous resolu de nous tenir long temps dans l'incertitude sur votre mal ? Alors le berger se relevant un peu, comme pour nous remercier de la faveur que nous lui faisions de venir le visiter, je suis trop heureux, dit-il, que vous daigniez vous interesser à l'état où je suis. Delphire qui jusques là avoit ignoré le sujet de sa tristesse, fut ravie de l'apprendre ; mais elle voulut dissimuler en ma presence. Et changeant d'entretien, elle lui dit tout ce qu'elle put s'imaginer pour le réjouir, & le desabuser au sujet de Filinte. Je n'ignorois pas qu'elle étoit aimée du berger, & sçachant combien ceux qui s'aiment sont ravis de s'entretenir sans témoins, je feignis de me promener dans la chambre, comme pour examiner tout ce qui y étoit.

 Delphire profitant du temps s'approcha de lui : Hé quoi lui dit-elle, Taumantes est-il possible que vous soyiez jaloux ? Mais, répondit le berger, est-il possible que vous traitiez ainsi Filinte ? A ce mot la bergere ne put s'empêcher de rire. O dieux, s'écria-t'il ! vous riez de ma douleur ? Oui je ris, repliqua-t'elle d'un air serieux, & vous rirez vous-même de ce qui vous afflige, lorsque vous sçaurez la verité. La prétendue faveur que j'ai faite à Filinte, est un larcin, & un larcin dont je n'ai pû me défendre. J'ai tant de témoins que je n'insisterai pas davantage sur cet article. La chambre étoit pleine de bergers & de bergeres ; interrogez-les, si vous refusez de me croire. Ah Taumantes, tant que vous m'aimerez, je serai plus attentive que vous ne pensez à vous plaire. Et si quelqu'un de nous a droit de se plaindre dans cette occasion, je trouve que c'est moi. Car ne m'offensez-vous pas par la mauvaise opinion que vous avez eue de moi ? Mais jugeant que votre déplaisir vient uniquement de votre affection, je le regarde aussi comme un gage flateur de celle que vous m'avez promise.

 O Dieu, s'écria le berger en lui baisant la main, qu'en amour l'extrême satisfaction est près des plus mortels déplaisirs ! Vous me rendez la vie, ma chere Delphire ; mais puis-je encore vous demander une grace qui va combler mes vœux ? Parlez, répondit la bergere : vous pouvez compter sur tout ce qui dépendra de moi. Je vous conjure par vous-même, ajouta-t'il, de retirer cette fleur des mains de Filinte ; je n'en puis l'en voir paré qu'avec douleur.»

 Delphire promit de faire tous ses efforts pour la lui enlever, & le laissa avec cette assurance, parce qu'il survint un grand nombre de bergers & de bergeres. Notre visite fit plus d'effet que celle de tous les myres ; & Taumantes fut en état de sortir le lendemain.

 Aussi tôt que Delphire vit Filinte, elle n'oublia rien pour lui enlever la fleur qu'il lui avoit arrachée. Elle usa de differens prétextes, elle pressa, elle importuna ; & le berger qui étoir vif & sensible lui demandant des ciseaux, coupa la fleur en cent pieces ; puis il se retira transporté de colere. Ce divorce dura juqu'au jour que l'on devoit cueillit le gui. Il vint la trouver si matin, qu'à peine elle étoit entrée dans la chambre d'Ericante. Delphire, lui dit-il, êtes-vous encore irritée contre moi ? Moi, irritée, répondit-elle ? Ne sçavez-vous pas que vous m'êtes trop indifferent ? Cruelle & dédaigneuse bergere, s'écria-t'il, que je me vois loin de mes prétentions ! Je m'étois flaté que ce matin j'obtiendrois de vous quelque faveur, afin de paroître aux jeux en qualité de votre berger ; & je vois au contraire que vos mépris ne font qu'augmenter. Vous avez tort, dit froidement Delphire ; j'honore trop votre personne, & tout ce qui vous touche. Eh bien continua le berger, ne me refusez donc pas le nœud que vous avez sur la tête ; & comme elle ne répondoit rien, il se mit en devoir de l'arracher. Delphire fuit à l'instant près de la sage Ericante, où il la suivit, la pressant toujours de lui accorder ce nœud.

 Non, non, dit Delphire, vous ne l'aurez pas si Ericante ne l'ordonne. Ingrate Delphire, s'écria Filinte ! ne croyez pas que j'en voulusse à ce prix. Je veux des dons d'amour, & non pas des tributs d'obéissance. A ces mots, il s'en alla plein de colere & de dépit. Il arriva par hazard que rien ne lui réussit ce jour là ; & il imputoit ce malheur à la rigueur de Délphire.

 Taumantes étoit traité bien differemment ; il se pouvoit dire un des plus heureux bergers du Lignon. Asphale en eut pû dire autant, s'il avoit sçu qu'en effet de tous les bergers il étoit celui que j'aimois le plus ; mais depuis ils devinrent l'un & l'autre si jaloux, qu'il n'ont guere eu de repos, & qu'ils ne nous en ont pas laissé davantage. Aussi sage bergere, est-ce le sujet qui nous améne devant vous : en quoi nous obéissons à l'oracle.

 Asphale, comme je lai dit étoit absent & le destin voulut que Taumantes partit aussi pour la province des romains. En quittant Delphire, il lui jura une éternelle amitié ; lorsqu'il fut arrivé, il vit Asphale, & suivant la coutume ils lierent une amitié plus étroite que jamais. Ils envoyoient sans cesse l'un ou l'autre sçavoir de nos nouvelles, & le malheur voulut que ceux qui écrivoient à Asphale, lui mandoient quelquefois sur le compte de Delphire des choses qu'ils avoient imaginées, comme on en mandoit à Taumantes de la même nature sur mon compte, parce que l'on ignoroit l'étroite amitié qu'ils avoient contractée. On écrivit au berger Asphale que Filinte avoit gagné Delphire ; à Taumantes on écrivit que depuis son départ Androgene étoit tellement devenu amoureux de moi, que je n'avois plus des yeux que pour le voir. Ainsi, lorsqu'ils avoient peut-être plus lieu de se louer de nous, ils s'en plaignoient davantage, & tâchoient de se consoler mutuellement.

 Nous apprimes enfin qu'ils revenoient. Ericante qui attendoit son fils avec impatience alla au devant de lui jusqu'à Boen. Delphire se trouva indisposée alors. Filinte la conjura d'accompagner Ericante ; il joignit à ses paroles tant de supplications, qu'il obtint enfin ce que personne n'avoit pu obtenir. Mais lorsque Taumantes sçut par Delphire même qu'il devoit cette faveur à Filinte, il en conçut une plus grande jalousie ; mais il la cacha avec tout l'artifice qu'il pur.

 Asphale, de son côté, n'étoit pas moins jaloux ; il observoit curieusement toutes mes actions, & ne les interpretoit guere à mon avantage. Et je ne sçais comment il arriva en ce même temps qu'Androgene voulut me parler dans la chambre d'Ericante, où étoit une troupe de bergers & de bergeres. Je remarquai qu'Asphale nous regardoit ; & de peur de lui déplaire je tournai la tête d'un autre côté sans vouloir dire un seul mot au berger. Dès lors il soupçonna tout ce qu'il ne voyoit pas, & il s'imagina que tout ce qu'on lui avoit mandé d'Adrogene & de moi étoit veritable.

 Vous serez peut-être surprise, discrete bergere, qu'Asphale & Taumantes prétendissent à leur retour notre affection toute entiere, eux à qui nous en avions témoigné si peu avant notre départ. Mais lorsque nous les sçumes constans & fideles au milieu des beautés de la province des romains, nous en fumes touchées jusqu'au fonds du cœur, & nous leurs fimes connoître pendant leur absence nos vrais sentimens : delà cette jalousie qui les pressoit, dès que nous avions jetté les yeux sur quelqu'autre berger. Ces tyrans vouloient nous en interdire l'usage ; mais Delphire & moi nous ne crumes pas devoir nous assujettir de la sorte, & nous continuâmes de vivre avec tous les bergers, sans nous contraindre ; mais de maniere aussi à ne point faire naître des soupçons injurieux. Ils en furent si piqués, qu'après avoir assemblé leur conseil, ils crurent devoir user de froideur, & faire semblant d'en aimer d'autres ; mais enfin ne trouvant rien qui nous valût à leur gré, ils se déterminerent à l'indifference ; ils la porterent même jusqu'à l'incivilité.

 Si quelquefois nous nous trouvions en des lieux où ils fussent obligés de nous regarder, c'étoit avec une espece de mépris qu'ils nous rendoient le salut. On remarqua bientôt des façons si étranges ; & ils furent taxés de legereté. Eux au contraire ils soutenoient qu'ils étoient toujours les mêmes, & qu'ils avoient pour nous les mêmes sentimens qu'autrefois ; mais que leurs affaires les occupoient de telle sorte, qu'ils ne pouvoient employer leur temps à ces petits soins. Il est vrai, ô sage Diane, que Delphire & moi, après en avoir plusieurs fois discouru ensemble, nous primes la resolution de nous retirer de tous ceux qui pouvoient leur donner quelque ombrage ; & pour en venir là d'une maniere plus honnête, nous saisimes l'occasion que vous allez entendre.

 Eleuman, & son épouse aimoient à voir des representations ; il arriva par hazard que Delphire avoit à dire à un berger, qu'il ne devoit jamais attendre de retour. En même temps elle apperçut Filinte qui étoit près du theatre, ravi en admiration ; & lorsqu'elle fut venue à l'endroit dont je parle, au lieu de s'adresser au berger qui jouoit avec elle, elle s'adressa à Filinte. Filinte & Taumantes même le remarquerent à ses regards & à son geste.

 Quelques jours après que nous nous amusions sur les bords du Lignon, j'attendis qu'Asphale, Androgene & plusieurs autres fussent autour de moi, & tenant une baguette à la main j'écrivis sur le sable ce mot, j'aime. Androgene lisoit ce que j'écrivois, & s'imaginant que ce mot le regardoit ; c'est à moi, dit-il en souriant, que ceci s'adresse. Il est vrai, repondis-je, & je vis aussi tôt Asphale qui rougissoit. Mais, ajoutai-je, peut-être n'entendez-vous pas le sens que j'ai dans l'esprit ; je veux dire que mon affection pour vous ressemble à ces caracteres que vous voyez, & (passant en même temps le pié sur le sable) que vous ne voyez plus Asphale & tous ceux qui m'entendirent firent un éclat de rite, dont Androgene ne fut peut-être pas moins surpris, que de ce que je lui avois dit.

 Sage & discrete bergere, il me semble que ces deux actions devoient nous ramener nos amans, du moins s'ils méritoient ce titre ; mais voyant au contraire que c'étoit pour ainsi dire nous qui les recherchions, ils abuserent de nos bontés, & nous firent la matiere de leurs chansons. Ingrats bergers, meritions-nous d'être traitées ainsi ! Dans notre juste indignation, nous resolumes de ne les plus voir, & pour n'être pas soupçonnées de qu'elqu'autre attachement, de nous retirer peu à peu de toute societé. Mais admirez, sage bergere, combien ceux là même sont inconstans, qui nous reprochent de l'être.

 A peine avions nous vêcu deux lunes dans cette froideur, qu'ils reviennent à nous avec leurs supplications accoutumées, avec leurs importunités passées. Androgene & Filinte qui n'avoient jamais changé de maniere à notre égard, s'opposerent les premiers à leur retour ; ils disoient hautement que si l'on ne chatioit ces esprits volages, il n'y auroit plus de foi parmi les bergers. Nous goutâmes cet avis, & toutes les fois qu'Asphale, ou Taumantes paroissoient devant nous, nous leur reprochions leur inconstance. Eux au contraire prétendant qu'ils n'en étoient point coupables, & que pour les en convaincre il falloit définir la constance, & lui assigner ses limites, la dispute alla si loin, que nous resolumes tous ensemble d'aller consulter l'oracle. Il nous a renvoyés vers vous, belle & sage bergere ; & c'est de vous que nous attendons un jugement qui nous rendra notre tranquillité.»

 Dorisée finit de la sorte, & après avoir fait une profonde reverence, elle se remit à sa place, attendant ce qu'ordonneroit la bergere Diane. Après avoir pris l'avis d'Astrée, d'Alexis, de Phylis, & de Silvandre, Diane ordonna que Taumantes & Asphale exposeroient les raisons par lesquelles ils prétendoient refuter l'acccusation d'inconstance. Et Taumantes parla ainsi pour tous deux.


DISCOURS DE TAUMANTES.



 De quoi nous accuse-t'on aujourd'hui, belle & sage bergere ? Si l'on nous blâmoit de trop aimer, si on se plaignoit que l'excès de notre amour nous rend insupportables ; cette accusation auroit quelque couleur ; & nous serions embarrassés à nous justifier. Mais peut-on nous accuser de n'aimer pas des bergeres si accomplies, & qu'on ne peut voir sans amour ?

 Peut-on dire qu'Asphale n'aime point, lui dont l'affection a triomphé d'une si longue absence ? Est-il vrai-semblable que Taumantes n'aime point, lui que tant de rigueurs n'ont point rebuté ? lui dont l'éloignement n'a point diminué la passion ? O dieux, hé qui peut se souvenir que Taumantes a aimé Delphire dès le berceau, & penser qu'il ne l'aime plus, maintenant que les difficultés se sont évanouies ! Cependant ces bergeres remplissent le ciel & la terre de leurs plaintes contre nous ; elles veulent que nous confessions que nous ne les aimons point. L'amour n'est-il pas un acte de la volonté ? Or y a-t'il quelqu'un qui puisse mieux connoître ma volonté que moi même ? Mais, ô dieux, tel est le penchant des hommes qu'ils croyent plus volontiers le mal que le bien ! Si nous leur disions une seule fois, Dorisée & vous Delphire, sçachez que nous ne vous aimons point, elles le croiroient incontinent. Et nous leur disons mille fois : belle Delphire, Taumantes meurt d'amour pour vous ; belle Dorisée Asphale vous est entierement acquis ; pourquoi nous répondez-vous qu'il n'en est rien ? Helas ! si vous nous disiez une seule fois que vous nous aimez, nous le croirions. Pourquoi cela ? Parce que nous aimons, & que notre amour nous persuade que vous êtes vraies, & incapables de mentir.

 Mais comme on se trahit soi-même, lorsqu'on s'éloigne de la verité, ces bergeres ont toujours nié que nous les ayions aimées ; & maintenant elles nous accusent d'inconstance. Si ce dernier outrage est veritable, nous avons du moins, mon cher Asphale, de quoi les confondre ; car c'est conclure selon leur idée que nous les aimons à present. En ce sens, belles bergeres, nous vous accorderions que nous sommes inconstans ; mais loin d'avouer que nous ne vous ayions point aimées, nous soutenons qu'il n'y eut jamais d'amour si parfait que celui de Taumantes pour Delphire, & d'Asphale pour Dorisée, amour qu'ils emporteront l'un & l'autre au tombeau.

 Nos actions, disent-elles, ne prouvent point cet amour prétendu. Mais, ô notre équitable juge, lorsque nos actions étoient toutes de feu, elles ont dit que nous manquions d'amour. Il a donc fallu recourir à une feinte indifference ; alors elles nous ont fait des reproches encore plus accablans. O dieux ! que devons nous faire ?

 Cependant on veut que nous fussions inconstans ; on nous diffame comme tels ; & ce qui nous semble plus cruel, est que ces bergeres puissent avoir de nous une semblable opinion, quand nous n'avons rien oublié pour les persuader du contraire. Bien que nous leur devions ceder en tout, nous avons cru qu'il étoit de notre honneur de les contredire dans cette occasion, & d'attendre le jugement d'autrui sur ce different. Dans l'excès de notre amour, nous leur avons dit souvent : puisque selon vous nous sommes inconstans, convenez donc que nous vous avons aimées, puis marquez-nous les limites où doit se tenir un amant pour ne pas manquer à la constance, afin de prononcer ensuite si nous sommes coupables ou innocens.

 Les dieux nous envoyent vers vous ; puissent-ils vous inspirer ! Cependant nous conjurons l'amour d'éclairer les bergeres, & de leur faire comprendre que si nous ne leur rendons plus les petits soins que nous leur rendions autrefois, c'est que chaque âge a les actions qui lui sont propres. Les fleurs conviennent au printemps, & les fruits à l'été.

 Mais peut-être, quoiqu'elles n'en disent rien, ce qui nous fait passer pour inconstans dans leur esprit, c'est qu'elles nous voyent en plus grande familiarité avec les autres bergeres ; mais un amant doit-il n'avoir aucune relation qu'avec ce qu'il aime, & faut-il qu'il manque à toutes les loix de la bienséance ?

 Au reste la chanson dont elles se plaignent doit moins les offenser, qu'elles ne doivent se louer du silence dans lequel nous avons souffert ce que l'on nous mandoit de tous côtés à leur desavantage. Que Delphire se souvienne de ce qu'elle a écrit à Taumantes, de Dorisée & d'Androgene ; & que Dorisée se rappelle ce qu'elle a mandé à Asphale, de Delphire & de Filinte. Et parce qu'elle diront qu'une bergere ne peut ni ne doit empêcher qu'on ne l'aime, pourvu que ce soit avec respect ; nous vous demandons, ô sage & discrete bergere, votre jugement sur ces quatre articles.

 Si la bergere qui se plaît à être aimée & servie de plusieurs, observe les loix de la constance. Et si cette pluralité d'amans leur est plus permise qu'aux bergers la pluralité des maitresses.

 Si les loix de la constance obligent un amant, dès qu'il s'est déclaré tel, à fuir toutes les autres bergeres ; quels sont enfin les termes de cette constance si reclamée de tous, & si ignorée ? En consequence, vous jugerez si les deux amans sont coupables, ou plus tôt vous ordonnerez qu'ils soient traités de leurs bergeres comme ils le meritent.

 Après que Taumantes eut fini, Diane ordonna à Delphire de lui répondre, si elle avoit quelque chose à dire de nouveau ; & Delphire prenant aussi tôt la parole, elle poursuivit en ses termes :


REPONSE DE DELPHIRE A TAUMANTES.



 Asphale & Taumantes pour persuader qu'ils nous aiment, disent qu'ils le sçavent, & que personne ne peut être mieux instruit de leur volonté qu'eux mêmes. Mais, ô notre juge, qui peut douter que d'autres ne le sçachent mieux ? Y a-t'il quelqu'un qui puisse bien juger, s'il est préoccupé de quelque passion ? Or ces bergers sont emportés par leur passion ; mais nous desinterressées en ce qui les concerne, nous pouvons juger seurement. Ceux qui verront Adraste ne jugeront-ils pas mieux de sa folie que lui même ?

 Mais, ô dieux, s'écrient-ils, que l'on est bien plus porté à croire le mal que le bien ? Pour nous, nous croyons, ou nous ne croyons pas, selon que nous devons croire, ou ne croire pas. Nous avouons même que si vous nous disiez que vous ne nous aimez point, nous le croirions sans doute, parce que l'on croit volontiers ce qu'on desire ; & que nous sçavons par notre propre experience que vous ignorez ce que c'est qu'aimer. Lorsque vous nous dites que vous nous aimez, nous n'en croyons rien, parce que les hommes sont faux, & que vos actions démentent vos paroles. Ainsi reglons-nous notre créance par la raison même.

 Admirez maintenant l'ostentation avec laquelle ils disent : Notre amour fait que nous vous croyons veritables. Hé, Taumantes, que ne croyez-vous donc que je n'aime point Filinte, ni Dorisée Androgene, puisque nous vous l'avons tant de fois repeté ? Mais je n'aurois jamais fait, si j'infistois sur toutes leurs contradictions.

 Il faut, ajoutent-ils, que si autrefois nous ne vous aimions pas, nous vous aimions maintenant, puisque vous nous accusez d'inconstance. Berger, si nous parlions d'amour, vous auriez peut-être quelque raison ; mais nous parlons uniquement de vos procedés, & ces procedés prouvent votre inconstance. Vous avouez vous même qu'après avoir paru tout de feu, vous avez cru devoir recourir à l'indifference ; mais ces feux sont imaginaires. Et ne trouvez point étrange, si lorsque vous avez feint de nous aimer, nous avons refusé de croire que vous nous aimassiez. Pouvions nous croire ce que vos actions démentoient tous les jours ?

 Nous n'avons jamais rien tant desiré, dit Taumantes, que de vous persuader notre amour. Je l'avoue, bergere ; mais persuader seulement, & non pas aimer.

 Mais, ajoutent-ils, si nos actions ne sont plus les mêmes, chaque âge a les soins qui lui sont propres. O le beau prétexte pour couvrir leur changement ! O dieux qu'ils sont occupés maintenant ; n'est-ce pas sur eux que roule tout le poids de leurs affaires, & de celles du hameau ? Nous vous passons que vous ne pouvez plus nous donner ces petits soins que vous nous donniez autrefois ; mais le temps que vous perdez auprès des autres bergeres, qui vous empêche de l'employer auprès de nous ? L'amour demande les hommes tout entiers ; si vous avez tant d'affaires, laissez-là l'amour.

 Les fleurs, dites-vous, conviennent au printemps, & les fruits à l'été ? O, Taumantes, que tu es ignorant en amour ! Dans les vergers d'amour tous les arbres portent en même temps & la fleur, & le fruit ; delà vient que l'on a choisi l'oranger pour en être le symbole. Les fleurs d'amour sont ses fruits ; & ses fruits sont des fleurs.

 Vous sentez, ô notre équitable juge, combien ils sont ignorans en amour ; il n'est donc pas étonnant qu'ils vous demandent ce que c'est que constance. Or s'ils ne le sçavent pas, ils sont constans par hazard, (si pourtant, comme ils le prétendent, il ont pratiqué cette vertu à notre égard.)

 Ils proposent enfin quatre doutes ; par le premier ils nous accusent d'inconstance ; par le second, ils prétendent excuser la leur, & par les deux derniers, ils veulent s'instruire de ce qu'ils ignorent. Nous pourrions leur répondre ; mais ils se sont adressés à vous, sage & discrete bergere, & nous ne devons pas vous prévenir.

 Maintenant, nous vous demandons, en vertu du pouvoir que l'oracle vous a donné, & pour les punir de leur feinte, qu'il leur soit défendu de porter desormais le nom d'amans, & de se souvenir de Dorisée, ni de Delphire.

 Diane commençoit à prendre les voix, lorsqu'Androgene & Filinte se leverent, suppliant d'être entendus, parce qu'ils n'étoient pas les moins interressés dans cette affaire. Alors Diane reprenant sa place, ordonna à Filinte de parler pour tous deux ; & lorsqu'on eut fait silence, il commença de la sorte.


DISCOURS DE FILINTE.



 Si ceux qui aiment bien, s'expriment presque toujours mal en parlant de leur amour, il ne paroîtra pas étrange, ô notre juge, qu'en parlant de l'amour que j'ai pour Delphire, & de celui qu'Androgene a pour Dorisée, mes expressions ne soient pas heureuses.

 Pour moi j'ai commencé d'aimer Delphire, avant que Taumantes l'eut, pour ainsi dire vue ; & Androgene a servi Dorisée, lorsqu'Asphale montroit par son inconstance qu'il se lassoit de la servir. J'avoue que le dépit m'a quelquefois revolté contre les rigueurs de Delphire ; mais je n'ai jamais fait aucune action qui ne marquât un amour extrême. Et si Androgene, malgré la préference que Dorisée donnoit à son rival, n'a point cessé de lui être fidele, quelle autre preuve pourroit-on exiger de son amour ? Serons-nous les seuls dont les services ne soient point recompensés ? Amour sera-t'il ingrat pour nous seuls qui lui sommes si fideles ?

 Mais, bergers, quelle est votre présomption ? Vous demandez à être aimés des bergeres, vous prétendez des faveurs que vous avez dédaignées avec tant d'ingratitude ; vous osez consulter l'oracle, & vous presenter devant un juge pour lui demander justice ? Hé que pouvez-vous esperer, que d'être bannis de l'empire d'amour, ou plus tôt que d'être condamnés aux supplices que merite la plus lâche ingratitude ? Les voilà, ô notre juge, ces fideles amans, qui après mille faveurs reçues abandonnent, méprisent, outragent même par des chansons celles qu'ils devoient adorer. Infideles amans, laissez Androgene & Filinte demander les recompenses, si pourtant ceux qui remplissent leurs devoirs en meritent. Nous avons toujours servi avec amour, avec perseverance ; & nous vous défions de nous reprocher la moindre faute. Je ne veux d'autre juge que Delphire elle-même ; & jamais je n'appellerai de son jugement, pourvu qu'elle me permette de l'aimer & de la servir. Enfin Androgene & moi, nous protestons ici que si Taumantes & Asphale ne sont pas chatiés pour leurs infidelités ; & si au contraire Filinte & Androgene ne reçoivent le salaire de leur affection, il ne faut plus esperer dans l'empire d'amour, ni esperer des recompenses, ni craindre des châtimens.»

 Après qu'il eut fini, Asphale & Dorisée voulurent reprendre la parole pour lui répondre ; mais Diane leur fit signe de se remettre à leur place, parce que l'affaire étoit assés éclaircie. Puis ayant pris les voix, elle prononça ce jugement :


JUGEMENT DE DIANE



 «Dans ce differend mis devant nous entre Delphire & Dorisée d'une part, Taumantes & Asphale d'une autre part, & Filinte & Androgene d'une autre, on voit les diverses sortes de dissensions qui naissent de la jalousie : entre Taumantes & Asphale envers Delphire & Dorisée, ces dissensions trop long temps nourries, & qui sont le fruit d'une jalousie opiniâtre ; entre Filinte & Delphire, ces petites dissensions qui donnent des forces à l'amour ; & dans Androgene, une patience qui seroit suspecte, sans la perseverance dont elle est accompagnée. Toutes ces choses murement considerées par nous que l'oracle en a chargées, nous déclarons qu'Asphale & Taumantes ont peché contre l'amour ; que Filinte & Androgene en ont exactement observé les loix. En consequence nous ordonnons, que les services, que les soins d'Asphale & de Taumantes soient regardés comme non avenus, & que ceux de Filinte & d'Androgene leur seront comptés. Ordonnons néanmoins que si Asphale & Taumantes veulent servir de nouveau Delphire & Dorisée, elles seront obligées de les recevoir comme de nouveaux amans. Et passant outre aux demandes de ces bergers, nous disons à la premiere, que sans blesser la constance, une bergere peut souffrir les services de plusieurs. A la seconde, que cette pluralité de serviteurs ne peut autoriser un amant à servir plusieurs maitresses, à moins qu'elles ne fussent aussi simplement souffertes : ce qui n'est pas vraisemblable. A la troisiéme, que l'amant & la maitresse doivent vivre avec tous ; & à la derniere, que celui-là passe les limites de la constance qui fait une chose dont il s'offenseroit, si la personne qu'il aime en faisoit autant.

 Et enfin qu'à l'avenir ces bergers du Lignon ne soient plus si ignorans, nous voulons & ordonnons que ces demandes soient écrites par Silvandre avec les réponses, au bas des tables des loix d'amour, avec l'avis de tous ceux qui voudront y souscrire, afin qu'on les voye à jamais ces demandes & ces réponses dans le temple de la déesse Astrée.»

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LIVRE SEPTIÈME.



 Tandis que les choses se passoient ainsi sur les rives du Lignon, Dorinde, & ceux qui l'avoient accompagnée à Marcilli, furent conduits dans leurs chambres, dès qu'ils eurent soupé, parce qu'ils étoient fatigués du chemin, & que l'heure du sommeil étoit venue. Avant que de se séparer, ils convinrent que Périandre & Mérindor iroient le lendemain trouver le grand Adamas, pour le supplier de les presenter à la nymphe ; après quoi, si elle l'agréoit, Dorinde lui expliqueroit le sujet de son voyage.

 Dorinde, Florice, Palinice, & Circène voulurent être ensemble. Dorinde à qui ses inquietudes ne laissoient aucun repos, éveilla de bonne heure ses compagnes, & s'étant fait mille petites demandes, Florice reprit la parole, & dit : «Mais, Dorinde, pourquoi le roi Gondebaut veut-il vous avoir entre ses mains ; car nous ignorons quel interêt il peut y avoir ? O Florice, répondit-elle en soupirant, si vous êtiez instruite de mes malheurs, sans doute vous ne me feriez pas une pareille demande : J'avois déja commencé à vous en dire quelque chose en présence d'Alexis & d'Astrée, lorsque j'ai été interrompue par les gens de Gondebaut. Je ne croi pas qu'il ait jamais paru dans ces contrées une fille aussi malheureuse que Dorinde. Il semble, reprit Palinice, que la puissance de Gondebaut étant mêlée dans vos avantures, vous avez un interêt sensible à en faire part à vos amies. Helas, reprit Dorinde en versant des larmes, je ne pourrois espérer de salut, si je ne mettois ma confiance dans la justice des dieux. Cependant, ajouta Circène, vous devez vous aider vous-même. Les dieux qui ont donné la prudence aux hommes se plaisent à les sécourir, lorsque sans perdre courage, ils essayent de vaincre les coups de la fortune. Il est donc à propos, continua Florice, que nous sçachions vos malheurs, afin que nous puissions vous malheurs, afin que nous puissions vous donner des conseils utiles, & vous servir en tout ce qui dépendra de nous. Il me semble d'ailleurs que nous ne pouvons avoir une meilleure occasion, étant seules, & sans risque d'être entendues de qui que ce soit. Je me rends, ajouta Dorinde ; je cede à votre empressement, convaincue de la nécessité qu'il y a que vous soyez instruites de mes avantures, afin de me donner vos sages conseils dans une affaire si délicate : & l'occasion ne pouvant être plus favorable, je vais satisfaire votre curiosité.» En même temps elle reprit en ces termes.»


HISTOIRE DE DORINDE, DU ROI
Gondebaut, & prince Sigismond.


 «Vous sçavez, mes compagnes, que Gondebaut eut trois freres, dont il ne lui reste plus que Godegesile qui est le plus jeune. Chilperic l'aîné de tous laissa deux filles. L'aînée fut renfermée par ordre du roi parmi les vestales. Pour l'autre nommée Clotilde, elle sçut tellement plaire au roi, qu'elle ne lui étoit pas moins chere que Sigismond son propre fils.

 Or le roi Gondebaut après bien des conquétes, crut devoir faire éclater sa grandeur par les exercices de la paix. Il choisit à ce dessein la ville de Lyon. Il y fit proclamer un tinel durant les bacchanales ; & comme il n'y avoit point de dames à la cour, la reine, & Amalberge épouse de Sigismond, étant mortes, il manda Clotilde, qui depuis la mort de son pere étoit nourrie à Vienne. Dès que Clotilde fut arrivée, & qu'on lui eut fait sa maison, la cour parut beaucoup plus belle. Le roi mit à son service douze filles des principaux Seigneurs, choisies entre les plus belles de ses états. Je fus de ce nombre à cause de ma naissance, ou plus tôt la fortune me choisit pour me mettre plus en butte à ses traits.

 Alors je me croyois délivrée de Périandre par sa légereté, de Bellimart par sa tromperie, de Merindor par son infidelité ; mais lorsque j'eus repris mon premier éclat, Periandre revint à moi, & me tint les mêmes discours qu'autrefois. D'un autre côté Alderine venant à mourir, laissa Bellimart maître d'un nouveau choix ; il manquoit pour comble à ma misere, que merindor les imitât. Quelques mois après il arrive avec un visage riant, me tend les bras, & feint de s'étonner que je ne le traite plus comme auparavant. Il se plaint par tout de mes caprices & de mon inconstance. J'avoue que je ressentis plus vivement l'outrage de Mérindor, parce que j'avois plus d'inclination pour lui.

 Or, durant les bacchanales, il arriva que le roi, après avoir donné à la princesse Clotilde & aux dames le plaisir de divers spectacles, Clotilde alla se promener dans les beaux jardins de l'Athenée, où se joignent le Rhône & l'Arar. Les arbres se ressentoient encore de la rigueur de l'hiver ; mais on y avoit mis une si grande quantité d'orangers, qu'il sembloit que l'été eût pris la place du printemps. Ce fut en ce temps-là, & dans ce même lieu que Périandre, Bellimart, & Mérindor prirent la résolution de recommencer leurs importunités, & vinrent comme par gageure me retrouver dans le même ordre qu'ils m'avoient trompée. Ainsi Périandre fut le premier qui me parla en ces termes.

 Voici, belle Dorinde, un jour de triomphe pour vous ; quelque part que vous jettiez les yeux, vous ne voyez rien qui ne cede à votre beauté. Je le regardai froidement, & sans lui répondre, je tournai la tête, & je continuai de me promener avec mes compagnes. Mais me retenant par ma robe, comment, dit-il, vous ne me répondez point ? Est-ce à moi que vous parlez, répondis-je dédaigneusement ? Il me semble, ajouta-t'il, que je vous ai nommée par votre nom, & que je vous ai appellée belle Dorinde. Belle Dorinde, repliquai-je, ne sçavez-vous pas qu'elle est morte de la petite verole. Il eut beau dire que depuis elle étoit ressuscitée, je ne daignai plus tourner la tête de son côté.

 Alors Bellimart s'approcha de moi, & voulut me prendre sous les bras ; mais faignant de ne l'avoir point encore apperçu, & le regardant ferme, je lui dis : Seigneur Bellimart, Alderine que vous cherchez n'est pas ici. Elle n'est plus, répondit-il, ni pour vous, ni pour moi. Quoiqu'elle ne soit plus pour moi, ajoutai-je, croyez que je ne m'exposerai jamais à être l'Alderine de quelqu'autre Dorinde.

 A ce mot, Bellimart me quitta aussi confus que Periandre ; & Mérindor, celui de tous contre lequel j'étois le plus irritée, se presenta incontinent. Madame, me dit-il, après m'avoir saluée, je benis le ciel qui me permet enfin de vous assurer que je vous suis absolument acquis. Mérindor, lui dis-je, est-ce là l'instruction que vous aviez donnée à votre frere, quand vous me l'envoyâtes ? Lorsque j'ai souhaité ce bonheur à mon frere, reprit-il incontinent, je ne pouvois vous rendre une plus grande preuve de mon amour ; mais aujourd'hui que je suis libre, je vous parle pour ce Mérindor qui vous a toujours aimée, & qui vous aimera jusqu'au dernier soupir. Dorinde, interrompis-je, n'est point ingrate : si j'avois une sœur, je lui conseillerois peut-être de vous écouter ; mais ne pensez plus à moi ; certainement notre mariage n'est point fait dans le ciel.

 Je me tournai alors vers mes compagnes, & je ne voulus plus ni leur parler, ni les entendre. Plusieurs chevaliers entendirent leurs discours & mes réponses ; & quelques-uns d'entr'eux ne manquerent pas d'en régaler le roi. Or, telle étoit ma destinée, il arriva qu'entendant toujours parler de la passion de ces trois amans il conçut pour moi quelque bonne opinion ; & par malheur je m'en apperçus trop tard ?

 Les rois sont sans cesse examinés ; & toutes leurs actions sont éclairées ; le prince le sçavoit par expérience. Il essaya de remedier à cet inconvenient, sans quoi il n'ignoroit pas que ma famille, & la princesse Clotilde même auroient lieu de se plaindre : il forma donc la résolution d'user de tant de prudence, qu'il pût tromper les plus clairvoyans. Il fut quelques jours dans un étrange embarras ; il ne sçavoit comment se déclarer, & ma jeunesse lui faisoit craindre que je manquasse de discretion. Un soit enfin que l'on dansoit, & que suivant la coutume on dérobe celle qui danse, il s'approche de moi à son tour, & me dit en me touchant la main : J'aimerois mieux avoir enlevé le trésor que je tiens, que d'avoir conquis toutes les gaules. Et sans attendre ma réponse, il me quitta ; cependant il m'épia, & croyant pouvoir compter sur ma discretion ; un jour que nous étions dans les jardins de l'Athenée, il vint y voir la princesse Clotilde qui se promenoit, j'étois seule près de la porte, essayant de cueillir à un arbre une fleur qui m'avoit frapée ; & comme je n'y pouvois atteindre, il s'arrêta, la cueillit, puis me la donnant : Belle Dorinde, dit-il, recevez cette fleur pour gage de ma tendresse ; & tout de suite il alla trouver la princesse qui déja venoit au devant de lui.

 Cette seconde déclaration devoit m'ouvrir les yeux, je l'avoue ; mais je n'imaginai pas que le prince songeât à moi, & je ne m'ouvris pourtant à qui que ce soit. C'est ce qui détermina le roi à s'expliquer plus clairement. Quelque jours après, Clotilde, à qui j'avois sçu plaire, se préparant à danser sous des habits de nymphe, il feignit d'avoir quelque curiosité de la voir s'habiller. Il nous passa ensuite toutes en revue, & lorsqu'il fut près de moi, il me dit tout bas : Dorinde, vous êtes si belle, qu'on ne pourroit sans nuire à votre beauté, y rien changer, ni rien ajouter. Si vous êtes ainsi discrete à l'avenir, continua-t'il, je vous rendrai la plus grande & la plus heureuse de votre race. Et s'approchant encore plus, il me mit un billet dans le sein.

 Je rougis tellement alors, que si mes compagnes avoient été moins occupées, elles auroient remarqué mon embarras. Depuis ce jour, je compris le dessein du roi, & je me trouvai dans la situation du monde la plus délicate. Si je me cachois à Clotilde, je croyois commettre un crime ; & si je l'informois de ce qui se passoit, je sentois bien que je m'attirerois l'indignation du prince. D'un auautre côté je venois d'éprouver combien les hommes sont trompeurs, & je devois m'en défier. D'ailleurs, me disois-je à moi même, quel but se propose le roi, si ce n'est de ruiner ma réputation ? Cette consideration me frapa, & dès l'heure même je pensai remettre à la princesse le billet que Gondebaut m'avoit jetté dans le sein. Mais je crus devoir attendre que les bacchanales fussent passées.

 Cependant la passion du roi s'iritoit de jour en jour, & mon silence lui ayant fait esperer quelque retour de ma part, il songeoit uniquement à la conduite qu'il devoit tenir. Enfin, lorsqu'il se fut retiré, il appella un jeune homme, en qui il avoit une extrême confiance ; il lui découvrit la passion qu'il avoit pour moi, & lui imposant un silence parfait, il lui ordonna de chercher les moyens de le satisfaire. Le jeune homme qui avoit déja vû le roi si passionné pour Chriseide ne fut point surpris de ce nouvel amour ; il lui représenta seulement qu'ayant été recherchée de plusieurs, & trompée par tous, il seroit difficile de me persuader. Le roi lui répondit qu'il s'étoit déja expliqué, & qu'il ne s'agissoit plus que de pratiquer quelqu'un en qui je pusse prendre confiance, afin qu'il pût par ce moyen me faire entendre mieux ses sentimens. Ne seroit-il point à propos, ajouta-t'il, de nous servir de Périandre, de Bellimart, ou de Merindor ? il leur est permis de l'entretenir autant qu'ils veulent, & quoiqu'ils en soient amoureux, je ne crains pas qu'ils me désobeissent.

 Ardilan (tel étoit son nom) après y avoir pensé quelque temps, répondit enfin : Seigneur, je ne crois pas que vous deviez employer aucun de ces chevaliers ; ils ont déja trompé Dorinde ; elle ne s'y fiera point ; elle les hait. Je crois encore que vous ne devez plus lui parler en public ; si ses compagnes venoient à remarquer votre amour, elles ne manqueroient pas de faire quelqu'éclat, ne fût-ce que par jalousie. Enfin, il est nécessaire de gagner quelqu'un, & je ne trouve personne de plus propre à votre dessein que quelqu'une de ses filles. Il faudra d'abord éblouir celle-ci par des presens ; je tâcherai ensuite de lui persuader que je l'aime, & que je veux l'épouser, & par là je m'insinuerai aisément dans son esprit.

 Le roi gouta cet avis ; & le lendemain Ardilan chercha les moyens de parler à Darinée, c'est ainsi que s'appelloit celle de mes filles que j'aimois le plus. A la faveur des bacchanales il trouva bientôt l'occasion qu'il cherchoit ; & le soir même se déguisant en fille avec quelques amis, il apporta ce qu'ils nomment le momon dans la maison de mon pere, où il sçavoit que Darinée soupoit. Tandis que les compagnons d'Ardilan jouoient contre plusieurs chevaliers, celui-ci chercha. Darinée ; il la trouva qui dansoit dans une autre sale avec plusieurs filles ; il lui prit la main, & comme il dansa fort bien, Darinée le considera long temps, pour tâcher de le reconnoître.

 La danse finie, il s'assit auprès d'elle, & lui baisant la main : Est-il possible, lui dit-il, que vous ne connoissiez pas la personne du monde qui vous aime le plus ? Je suis Ardilan, qui depuis que votre maitresse a paru à la cour, a conçu pour vous la plus violente passion. Darinée le croyant sincere, après tous les sermens qu'il lui avoit faits, consentit qu'il la servît. Et pour l'interesser davantage, il lui mit au doigt une bague de prix. Elle l'accepta, à condition néanmoins que je le trouverois bon. Comment, reprit aussitôt cet homme artificieux, seriez-vous assés simple pour lui parler de choses semblables ? Ma fille, continua-t'il, si vous voulez que nous passion ensemble le reste de nos jours, comme je le desire avec passion, n'en dites rien à personne, que vous ne soyiez bien déterminée. Mais, dit Darinée, si ma maitresse vient à le sçavoir par quelqu'autre, n'auroit-elle pas lieu de se plaindre de moi ? Ah Darinée, croyez-moi, repliqua-t'il, outre qu'elle n'en sçaura rien, elle a plus besoin de vous consulter, que vous n'avez besoin de prendre ses avis ; si elle avoit été aussi sage que vous, elle se seroit épargné tous les déplaisirs dont vous parliez tantôt ; mais pourvû qu'elle veuille vous croire nous pouvons encore y remédier. Mais je crains, ajouta-t'il, qu'on ne nous observe ; une autrefois nous en parlerons plus au long. A ces mots, il la laisse seule sans attendre sa réponse.

 Cependant quelques jours après cet entretien, je me representai le danger qu'il y avoit à garder le billet du roi, & après bien des incertitudes je résolus de le porter à Clotilde, & de lui demander le secret. Clotilde, me disois-je à moi même, Clotilde m'honore de ses bontés ; elle ne fera rien qui me soit nuisible. D'ailleurs quand le roi viendroit à le sçavoir, il m'estimera d'avoir fait ce que mon devoir exigeoit de moi. Je vais donc chés Clotilde ; comme elle m'aimoit plus que mes compagnes, elle vint à moi dès qu'elle m'apperçut. Et me tirant dans l'embrasure d'une fenêtre, elle me raconta tout ce qu'elle avoit fait depuis que je ne l'avois vue. Puis elle me fit à son tour mille questions. Après lui avoir répondu en peu de mots : Madame, ajoutai-je, permettez-moi de vous entretenir sans témoins d'une affaire plus importante.

 Aussitôt elle passa dans son cabinet où je la suivis. Alors je lui montrai le billet du roi, & je lui rendis avec tant de franchise tous les discours de ce prince, qu'elle connut bien que je n'étois en aucune façon coupable ; mais ce qui acheva de la convaincre de mon innocence, fut que la lettre étoit encore cachetée. Clotilde l'ouvrit elle-même, & y trouva ces mots.»


LE ROI GONDEBAUT A DORINDE.



 Votre beauté vous a déja attiré tant d'adorateurs, que vous ne serez pas surprise que l'on vous aime ; cependant vous le serez peut-être, lorsque vous sçaurez que celui que vous avez vaincu a été jusqu'ici invincible. Belle Dorinde, me refuserez-vous la victoire que je souhaite avec le plus d'ardeur, vous à qui j'offre avec mon sceptre & ma couronne tous mes lauriers, & tous mes triomphes.

 «Princesse, lui dis-je alors, daignez m'honorer de vos conseils. Clotilde garda quelque temps le silence, puis me demanda la nuit pour songer sérieusement à une affaire aussi délicate. Et le lendemain trouvant le Prince Sigismond pour qui elle avoit une inclination naturelle, elle lui raconta tout ce qui s'étoit passé, & lui montra la lettre du roi. Mais qu'il est dangereux de communiquer aux jeunes hommes de semblables secrets ! Sigismond qui n'avoit jamais fixé les yeux sur moi, comme si l'amour du roi eût dû allumer le sien, songea dans ce moment à me plaire. Il résolut d'abord de cacher sa passion à Clotilde, persuadé qu'elle l'en détourneroit aussi bien que moi. Et pour mieux feindre, il se met à blâmer le choix du roi, ajoutant que j'étois la fille de la cour pour qui il se sentiroit moins de goût. Puis revenant à Gondebaut : Princesse, dit-il, je crois qu'il faut prévenir les suites de cette passion ; quoique Dorinde en ait usé jusqu'ici comme elle le devoit, il est à craindre que la perséverance du roi ne lui fasse changer de résolution. Une place résiste aux premiers efforts, qui se rend si les attaques sont continuées ; d'ailleurs l'amour est contagieux : Prince, répondit Clotilde, voilà ce que j'ignore ; c'est pour cela que j'ai souhaité d'avoir votre avis.

 Je prévois, répondit le prince, que vu l'humeur du roi, cette passion pourroit avoir des suites facheuses ; il faut donc que vous vous opposiez aux progrès qu'elle pourroit faire ; & si vos efforts sont inutiles, le temps & les occasions nous offriront des remedes plus puissans. Mais sur tout prenez garde que Dorinde ne se trompe elle-même, ou qu'elle ne vous trompe ; l'amour est si rusé, qu'il s'empare souvent d'un cœur, sans qu'il s'en apperçoive ; & si ce malheur arrivoit, ah, princesse, que vous travailleriez long temps envain ! Je compte trop sur la sagesse de Dorinde, répondit la princesse, pour craindre qu'elle manque jamais à ce qu'elle me doit, & à ce qu'elle se doit à elle-même.

 La princesse me dit ensuite qu'elle avois fait ses réflexions sur ce que je lui avois dit, & qu'il falloit que dans cette occasion je montrasse du courage & de la prudence : mon courage pour éviter tout ce qui pourroit nuire à ma réputation ; & ma prudence, pour ne point offenser le roi. Tout amour, ajouta-t'elle, est de cette nature que l'on en triomphe plus facilement par la fuite que par la résistance ; mais plus encore l'amour des rois ; je vous conseille donc de fuit toutes les occasions où le roi pourroit vous parler ; & si par hazard il s'en trouve quelqu'une, feignez de ne rien entendre à ce qu'il vous dira. Sur tout qu'il ne se passe rien dont je ne sois avertie ; & comptez que je ne vous abandonerai point, tant que vous en userez de la sorte. Je remerciai la princesse des sages conseils qu'elle avoit la bonté de me donner, & je confirmai les sermens que j'ai faits de me conformer en tout à sa volonté.

 Le roi demeura quelques jours sans me parler ; soit qu'il attendît l'effet de sa lettre, soit que mon attention à l'éviter lui en dérobât les occasions. Mais Ardilan qui voyoit Darinée presque tous les matins, lorsqu'elle alloit au temple, l'avoit entierement gagnée par ses belles paroles, & par ses presens.

 Clotilde qui se plaisoit infiniment à la chasse, alloit souvent dans la forêt d'Erieu. Nous l'y suivions avec des habits superbes. Les étoffes étoient d'or & d'argent, les écharpes en broderie ; & nos chapeaux étoient ornés de cordons de pierreries. Nous marchions ensembles ou séparées, pourvu que nous fussions toujours sous les yeux de notre gouvernante ; & si quelque chevalier vouloit nous entretenir, il le pouvoit en chemin. Un jour Merindor se trouva près de moi, continuant toujours ses importunités ordinaires. Après que nous eûmes passé le pont du Rhône, Gondebaut qui avoit sans cesse les yeux sur moi, appella Ardilan, & lui ordonna d'enclouer mon cheval, aussi tôt que j'en serois descendue pour voir les combats des chevaliers & des fauves.

 Or, ce même jour, après que plusieurs chevaliers eurent montré leur courage & leur adresse ; le roi qui avoit le dessein que vous sçaurez, leur commanda à tous de monter à cheval, & faisant abattre les toiles du côté de la plaine, il contraignit un sanglier monstrueux de sortir ; & les dames, & les chevaliers se mirent incontinent à suivre les veneurs. Merindor me mit à cheval, puis il alla rendre ce même devoir à ma compagne. Pour moi qui voyois déja Clotilde bien éloignée, je poussai mon cheval. Malgré le clou qu'Ardilan lui avoit mis dans le pié, il ne laissa pas de galoper d'abord ; mais dès que je fus obligée d'aller le pas, à peine pouvoit-il toucher la terre ; ainsi Merindor & ma compagne nous atteignirent bientôt, & nous ne pûmes joindre Clotilde.

 Le roi qui s'étoit arrêté exprès arriva dans le moment ; & comme s'il avoit ignoré ce qu'avoit mon cheval, il me demanda comment il s'étoit blessé. Je lui répondis que je ne pouvois le comprendre, mais que s'il continuoit de marcher ainsi, je ferois peu de chemin en beaucoup de temps. Il feignit de considerer s'il n'y avoit point là de cheval que je pusse monter ; mais ils se trouverent ou trop vicieux, ou trop incommodes ; Merindor seul restoit, & quoiqu'il se fût éloigné par respect, il ne cessoit de nous observer. Le roi lui ordonna de courir après Clotilde, & d'avertir notre gouvernante que je ne pouvois joindre, afin qu'elle m'envoyât un autre cheval, ou qu'elle vint me tenir compagnie. Un chevalier de la suite du roi entretenoit ma compagne ; cependant le roi me demanda ce que je répondrois à sa lettre.»

 Dès que j'eus vu le roi, je m'attendis à être attaquée ; «& résolue à renvoyer la réponse à un autre temps : Seigneur, lui dis-je avec un visage riant, je vous demande quinze jours, & je vous supplie avec la derniere instance de me les accorder ; vous sçaurez alors les motifs de ce delai. Tout inutile qu'il me paroît, repartit le roi, je veux bien attendre. Mais promettez-moi, belle Dorinde, qu'en ce temps là vous me ferez réponse. Seigneur, lui repliquai-je, je le promets, & je le jure. En même temps il me raconta que c'étoit lui qui avoit fait enclouer mon cheval pour avoir occasion de m'entretenir ; & me dit de juger par ce stratagême de l'excès de sa tendresse. Et comme-je ne lui parlois que du malheureux cheval qui me faisoit compassion, il ordonna qu'on arrachât le clou qui l'empêchoit de marcher.

 Cependant Merindor revenoit avec la gouvernante, & le roi les ayant apperçus, me dit : Voici la fin de toute la satisfaction que je puis esperer aujourd'hui ; & poussant son cheval, il me laissa seule avec ma compagne, & deux chevaliers qui s'arrêterent avec nous.

 Or, considerez combien les hommes sont nos ennemis ; & qu'il est difficile d'échaper à leur trahison. Je connoissois leur perfidie, je venois d'en faire la funeste expérience ; j'étois bien conseillée, & j'avois pris une ferme résolution de ne point écouter le roi ; cependant j'aimois malgré moi ses flateries & ses soumissions.

 Dès que je fus arrivée, je rendis à Clotilde tout ce que le prince m'avoit dit ; & lorsqu'elle sçut l'artifice dont j'avois usé : Dorinde, me dit-elle, je crains quelque malheur, & si le roi ne vous quitte, lorsque vous lui aurez fait entendre votre résolution, je crois qu'il faudra vous marier. Madame, lui répondis-je, je me conduirai avec toute la prudence possible ; mais, je vous supplie que le mariage soit le dernier remede ; je me sens pour tous les hommes une aversion invincible.

 Clotilde le soir même avertit Sigismond de ce qui s'étoit passé. Il comprit par mes discours que je n'avois point encore d'inclination pour le roi ; mais craignant que je ne changeasse, il résolut de le prévenir. D'un autre côté, ce soir là même Gondebaut fit entendre à Ardilan tout ce que je lui avois dit ; & ils conclurent qu'il falloit informer Darinée de son amour pour moi, comptant bien qu'elle feroit tout ce qu'il lui ordonneroit ; mais pour rendre la négociation plus honorable, ils crurent devoir feindre que le roi vouloit m'épouser. Ils esperoient de tromper Darinée par cette proposition, & de m'amener en même temps à ce qu'ils vouloient.

 Le lendemain, Ardilan parle à Darinée ; il lui dit que pour la convaincre entierement de son amour, il veut lui communiquer un secret de la derniere importance. Sçachez donc, ajouta-t'il, que le roi aime éperdument Dorinde ; il lui a écrit, elle n'a point encore fait de réponse. En vérité elle seroit bien malhabile, si elle rejettoit une pareille fortune. Comment l'entendez-vous, s'écria Darinée ? Oui, reprit-il, une pareille fortune ; car le roi est déterminé à l'épouser. Le roi, interrompit-elle, est déterminé à épouser Dorinde ? Et ma maitresse deviendroit reine des bourguignons ? Oui sans doute, repliqua-t'il, si elle sçait user de sa fortune. Mais je crains qu'elle ne soit mal conseillée, & qu'au lieu de monter sur le thrône, elle ne se rende la plus malheureuse personne de la cour. Si elle s'ouvre à Clotilde, elle lui donnera de mauvais conseils, parce qu'elle se verroit avec douleur forcée d'obéir à celle qui lui obéit maintenant ; d'ailleurs vous sçavez qu'elle hait le roi.

 Voilà, dit Darinée, une affaire qui est en effet bien importante ; je vois bien que vous desirez que je m'en mêle, & je le ferai volontiers par le desir que j'ai de vous servir, & en consideration de l'honneur que le roi veut faire à ma maitresse. Dans peu je vous en rendrai bon compte. Le soir même je remarquai qu'elle avoit envie de m'entretenir ; & me voyant seule avec elle : Darinée, lui dis-je, qu'y a-t'il de nouveau ? Je ne pense pas, répondit-elle en souriant, qu'il y ait rien de nouveau pour vous, madame ; mais bien pour moi que cette nouvelle comble de joye. Que veux-tu dire, lui dis-je, explique-toi. Ah, madame, ajouta-t'elle, pouvez-vous vous défier de moi, qui vous aime plus que ma vie ? Pouvez-vous me cacher une chose que je desire autant que vous ? j'en suis bien informée, & peut-être en sçais-je plus que vous. Au moins, ajoutai-je, dis-moi de quoi tu veux parler.

 Eh bien, dit-elle, puisque vous exigez que je vous dise ce que vous devriez m'avoir dit il y a long temps, j'y consens, à condition que vous ne serez plus si réservée pour moi. Vous imaginez-vous, madame, continua-t'elle, que j'ignore que le roi vous aime ? Tais-toi, interrompis-je, tu ne sçais ce que tu dis. Je le sçais, reprit-elle, & je le sçais si bien, que je vous apprendrai qu'il dépend de vous d'être reine.

 A ce mot de reine je rougis, & mettant une main sur les yeux, je pense, lui dis-je, que tu n'es pas bien sage ; & si quelqu'un t'entendoit, quel jugement porteroit-il de nous deux. Personne n'écoute, répondit-elle ; mais croyez-moi, concluez cette affaire ; si vous n'usez pas de votre fortune, vous êtes bien moins sage que moi. Je ne pus m'empêcher de rire ; & Darinée se mettant en colere, jura qu'elle ne me parleroit jamais de rien. A l'instant elle voulut s'en aller, mais je la retins par sa robe ; & je lui demandai comment elle sçavoit cette affaire. Madame, reprit-elle avec une affection sans égale, je vous dis que vous serez bientôt reine, si vous le voulez ; il ne s'agit que de vouloir épouser le roi qui vous aime plus que sa vie. Hé comment le sçais-tu, ajoutai-je ? O, répondit-elle incontinent, il faut que vous m'expliquiez auparavant votre volonté. Darinée, lui dis-je, peux-tu douter que je refuse la couronne, si j'en suis maitresse ? il faudroit que j'eusse perdu le sens. La difficulté est que le roi le veuille, & qu'il le veuille sérieusement. Rien de plus sérieux, me répondit-elle ; & si vous vous conduisez bien, vous en serez bien-tôt convaincue.

 Darinée me parloit avec tant d'assurance, que je la crus mieux instruite que moi ; & l'ambition qui ne quitte guere les ames genereuses venant au secours, j'oubliai tous les conseils de Clotilde, & je résolus de m'abandonner à Darinée. Dans cette résolution, je lui dis que si elle me parloit clairement, je ferois ce qu'elle voudroit. Or, madame, continua-t'elle, puisque vous êtes déterminée au seul parti raisonnable, sçachez que c'est Ardilan lui-même, Ardilan que vous connoissez, qui m'a porté de la part du roi cette proposition. Mais, Darinée, lui répondis-je en soupirant, ne sçais-tu pas combien les hommes sont trompeurs ? D'ailleurs qui pourroit engager le roi à ce que tu dis ? Madame, reprit-elle incontinent, tous ceux qui vous ont recherchée jusqu'ici, l'ont fait par interêt ; mais quel interêt le roi pourroit-il avoir à vous épouser, s'il ne vous aimoit pas ? ne valez-vous pas bien autant que Chriseide, cette étrangere pour qui il a fait tant d'édits & tant de recherches ? Mais enfin, continuai-je, qu'exige de moi Ardilan ? il veut, repliqua-t'elle incontinent, que vous aimiez le roi, & que vous n'en disiez rien à personne, sur tout à Clotilde qui hait ce prince.

 Darinée sçut si bien me persuader, que je lui promis tout à condition qu'elle ne se laisseroit point tromper. O que les ames interessées sont dangereuses auprès des jeunes personnes ! J'oubliai les sermens que j'avois faits à Clotilde ; je resolus de ne lui rien dire davantage, ou du moins de m'assurer auparavant si le roi ne cherchoit point à me séduire.

 Darinée informa aussi tôt Ardilan de mes sentimens : & Ardilan en fit part au roi ; mais un jeune homme qui étoit attaché à Sigismond entendit toute leur conversation, & la rapporta au jeune prince. Et le lendemain que nous etions dans l'appartement de Clotilde, & que mes compagnes s'amusoient à divers jeux, il s'approcha de moi, & me passa les mains plusieurs fois devant les yeux, sans que je l'apperçusse, tant j'étois plongée dans une profonde rêverie. Enfin je revins à moi, & comme je cherchois quelque excuse à ma faute : Ne rougissez point, dit-il, de vous entretenir seule ; je soutiendrai toujours que vous ne pouvez vous entretenir plus agréablement. Prince, lui répondis-je, le respect m'empêche de vous contredire ; je gage, interrompit-il, que je devine à quoi vous rêviez quand je suis venu. Comment le devineriez-vous, seigneur, puisque je ne le sçais pas bien moi-même ? Et si j'osois gager avec vous, je le ferois sans crainte de perdre. Vous ne perdrez jamais rien avec moi, je vous suis tellement acquis, que je vous donnerois ma vie, si vous me la demandiez. Seigneur, lui répondis-je en souriant, vous avez résolu ce soir de vous moquer de moi ; mais vous avez tout pouvoir, & je recevrai toujours avec le respect que je dois tout ce qui viendra de vous. Vous seriez plus fondée à juger ainsi de quelqu'autre que de moi ; & cet autre est celui, à qui vous pensiez, quand j'ai troublé votre rêverie. Je ne sçai, repliquai-je, ce que vous entendez, seigneur. Vous êtes trop dissimulée, ajouta-t'il, d'une voix un peu plus basse ; car vous repassiez en vous même les discours que le roi vous tînt, lorsqu'il encloua votre cheval. A ce mot je rougis, & remarquant mon trouble, il continua : Non, non, Dorinde, ne rougissez point de ce que je vous dis. Lorsque vous sçaurez quelle est mon affection pour vous, vous ne serez point fâchée que je sois si instruit. Et pour vous montrer par des effets la verité de mes paroles, je sçai le dessein du roi, & je vous avertis qu'il vous trompera ; mais, ce qu'il y a de plus important, Ardilan est si décrié à la cour, que si tôt qu'on verra qu'il a des liaisons avec Darinée, on portera de vous des jugemens peu avantageux.

 Il ajouta d'autres discours qui me firent bien connoître qu'il sçavoit le dessein du roi, & toute l'intrigue d'Ardilan, c'est pourquoi je lui répondis : Seigneur, vous me parlez d'une chose que je voudrois pouvoir me cacher à moi-même ; mais je ne puis l'ignorer, & j'avoue que le roi a fait ce que vous avez dit, & que depuis Ardilan est plus lié avec Darinée, que je ne le voudrois ; mais, seigneur, quel remede, si ce n'est de m'éloigner des états du roi votre pere : au reste je n'ignore pas qu'il se moque de moi, & puisque vous me prévenez, seigneur, sur cet article, dites-moi, je vous supplie, ce qu'il vous semble que je doive faire. Dorinde, me répondit-il, comptez sur mon affection ; mais je crains que l'on ne nous observe ; à la premiere occasion je vous en dirai davantage. Seulement fuyez l'amour du roi, & vous défiez d'Ardilan.

 Tels furent les premiers discours de Sigismond. O dieu, qu'il est bien vrai que tous les êtres se maintiennent par leurs contraires ! le contraire de notre sexe, c'est l'homme ; notre sexe seroit trop heureux, si le ciel n'avoit créé les hommes pour nous tourmenter. Admirez l'artifice de ce jeune prince ; depuis ce jour il ne cessa point de me donner de nouvelles assurances de ses bontés, & cependant il engageoit Clotilde à me parler toujours contre le roi, & contre Ardilan. Je commençai enfin à me défier des promesses du roi ; & ses delais depuis ma réponse fortifierent mes soupçons. Ainsi je resolus de rendre à la princesse les derniers discours qu'Ardilan avoit tenus à Darinée. Je craignois que Sigismond ne me prévînt, & je me flatois que la princesse qui m'aimoit se rejouiroit avec moi de ma future grandeur, ou qu'elle m'aideroit à me desabuser.

 Un soir qu'elle étoit dans son lit, & qu'elle m'appella selon sa coutume : Madame, lui dis-je, j'ai à vous dire des choses qui me font rougir ; mais enfin la honte cede au devoir. Ce matin, Darinée m'a aporté de la part du roi une proposition bien flateuse, je feignis que c'étoit ce jour-là même, de peur qu'elle ne se défiât de ma sincerité, mais, madame, je ne sçai si j'aurai la hardiesse de parler. Parlez, Dorinde, me répondit-elle ; ne s'agit-il point de quelque lettre nouvelle, ou de quelque present ? Ce n'est point, repliquai-je une lettre, mais un present extraordinaire, du moins en parole. Si vous vous repaissez de paroles, ajouta-t'elle, je vous plains. Mais en effet que vous a-t'on dit de sa part ? Madame, lui dis-je, commencez par rire de ce que vous allez entendre. Sçachez, continuai-je, après avoir quelque temps gardé le silence, que Darinée est venue toute empressée me dire que le roi veut m'épouser. Le roi veut vous épouser, reprit incontinent la princesse ! défiez-vous de cet artifice, Dorinde ; son dessein est de vous tromper. Ardilan a sans doute gagné Darinée par des presens ; ne balancez pas à vous défaire d'une fille qui vous trahit, ou qui est trompée.

 Quelques jours s'écoulerent, avant que j'eusse le courage de rompre avec le roi. Cependant Sigismond, sous prétexte de me donner des avis, ne perdoit pas une occasion de me témoigner sa bonne volonte, mais avec tant de discretion, que Clotilde n'en remarquoit rien. J'avoue que j'eusse quitté le pere pour le fils, si le choix avoit dépendu de moi ; c'est pour cela que je n'en dis rien à Clotilde. Un jour que nous étions dans les jardins de l'Athenée (car les arbres commençoient déja à réprendre leurs feuillages) Sigismond me prit sous le bras ; & lors que je fus éloignée de mes compagnes : Dorinde, me dit-il, vous ne sçauriez douter de mon amour ; comment donc se peut il que vous n'ayez aucune pitié de moi ? Seigneur, lui répondis-je, je suis persuadée que vous avez quelque bonté pour moi ; mais comment (j'ose le dire) n'en auriez vous pas pour Dorinde qui vous honore tant ? Vous avez raison de penser de la sorte, reprit Sigismond ; mais pensez aussi que je vous aime plus que moi-même. Je sçai, repliquai-je, que le Prince Sigismond est la politesse même, & qu'il a des bontés pour notre sexe. Oui, reprit-il incontinent, je l'honore, mais à cause de vous. Eh, seigneur, interrompis-je, si vos paroles sont sinceres, & que l'on vienne à soupçonner quelque chose, que cet honneur me coutera cher ? Dorinde, ajouta-t'il, je ne vous dirai pas, comme le roi, que mon dessein est de vous épouser ; plût à dieu qu'il me fût permis d'unir ma destinée à la vôtre ! Je ne veux autre chose que le plaisir de vous aimer ; & si vous y consentez, mon bonheur est extrême.

 En même temps on vint m'avertir que Clotilde me demandoit ; ainsi je n'eus pas le temps de lui répondre. O dieux, que notre sexe est fragile ! j'étois encore pour ainsi dire dans les piéges du pere, & je me laissois prendre insensiblement à ceux du fils. Depuis ce jour il redoubla ses soins ; & parce que je l'avertissois d'user de retenue, lorsqu'il paroissoit trop découvrir ses sentimens pour moi, il s'enhardit à m'écrire, puis à me faire des presens, sans que Gondebaut ni Clotilde s'en apperçussent. Et dès lors je me cachai de Darinée même ; je commençois à ouvrir les yeux sur le piége qu'Ardilan me tendoit. Un soir donc que Darinée, à l'instigation d'Ardilan me pressoit plus qu'à l'ordinaire : Darinée, lui dis-je, pensez-vous qu'Ardilan soit bien veritable ? Ah, madame, répondit-elle, il mourroit plus tôt que de me tromper. Et moi, repartis-je, je sçai très certainement qu'il nous trompe toutes deux, & pour vous convaincre écoutez-moi : il vous a promis de vous épouser ; s'il est vrai, que ne vous épouse-t'il ? Madame, dit-elle, je ne l'ai point encore pressé sur cet article ; mais je suis persuadée qu'il finira dès que je paroîtrai le desirer. Eh bien, Darinée, ajoutai-je, conviendrez-vous s'il vous trompe en ce qui vous regarde, qu'il vous trompe aussi pour ce qui me touche ? Oui, madame, j'en conviendrai. Pressez- le donc, & dites-lui, que l'on commence à murmurer de vos liaisons, & qu'il faut qu'il vous tienne sa parole, ou qu'il cesse de vous voir ; & je m'assure, ajoutai-je, qu'il se refroidira bien-tôt. Je ne puis, répondit-elle, m'imaginer qu'un homme comme lui manque à sa parole ; mais, ajouta-t'elle en versant des larmes, ce qui m'afflige, est qu'il faudra que je quitte votre service. Je ris de sa simplicité, & je lui dis : Ne pleurez pas Darinée : comptez qu'Ardilan s'opposera à notre séparation.

 Darinée suivit mon conseil ; elle parla ; & tout rusé qu'étoit Ardilan, il fut tellement déconcerté qu'il demeura long temps sans lui répondre. Il lui demanda enfin qui lui avoit donné un semblable conseil. C'est, dit-elle, une personne qui ne veut pas me tromper, & qui veut moins encore que l'on tienne davantage des discours qui me sont peu avantageux. Non seulement on dit que vous m'amusez ; on ajoute que votre unique dessein en me voyant, c'est d'avoir occasion de parler, ou de faire parler à Dorinde de la part du roi. O dieu, dit incontinent le perfide, votre indiscretion m'aura ruiné dans l'esprit de mon maître. Non, répondit-elle. Mais pouvois-je reporter à Dorinde ce que vous me disiez, sans lui declarer à quelle occasion ? Est-ce Dorinde, reprit-il, qui vous a donné ce conseil ? Qu'importe, repliqua-t'elle ? mes compagnes desaprouvent nos liaisons ; Clotilde en est offensée, & veut que vous m'épousiez, ou que vous cessiez de me voir. Et comme il ne répondoit rien : Hé quoi, continua-t'elle, est-ce ainsi que vous recevez mes empressemens ?

 Darinée, répondit-il alors, n'attribuez point mon silence à peu d'amour ; si je me suis tû, c'est que j'entrevoi une grande difficulté à l'accomplissement de mon bonheur. Lorsque j'informai le roi de mon dessein sur vous, il me dit qu'à peine je serois marié, que je cesserois de le servir auprès de Dorinde. J'eus beau lui jurer le contraire, il me défendit de penser à ce mariage, que le sien ne fût accompli.

 Mais, répondit Darinée qui commençoit à démêler l'artifice, à quoi tient-il que le roi n'épouse Dorinde, s'il le veut ? O Darinée, dit-il, les princes ne se gouvernent pas comme les autres hommes ; ils ont des vues que nous ne sçaurions pénétrer. Si vous connoissiez sa passion pour Dorinde... mais il est si prudent qu'il en surmonte la violence ; il temporise, jusqu'à ce qu'il ait mis tel ordre à ses affaires, qu'il puisse jouir sans péril du bonheur qu'il desire. Darinée connut alors combien mes soupçons étoient legitimes, & lui répondit : Ardilan je n'entens rien aux affaires d'état ; mais puisque vous ne pouvez m'épouser que le roi ne soit marié, & que son mariage ne peut s'accomplir maintenant, attendez à me voir, & à me parler de Dorinde, que le roi ait mis ordre à ses affaires, & qu'il vous ait permis de tenir la parole que vous m'avez donnée. A ces mots, elle le quitta brusquement.

 Darinée vint aussi tôt, & furieuse encore, me raconter tout ce qui s'étoit passé. Les larmes lui coulerent des yeux lorsqu'elle quitta Ardilan. (Admirez ici combien la fortune est acharnée à me persecuter) en tirant son mouchoir, elle laissa tomber une lettre que Sigismond m'avoit écrite, & qu'elle avoit prise dans mes habits. Ardilan s'en saisit aussi tôt, & pensant qu'il y pourroit découvrir le motif de la resolution de Darinée, il ouvrit le papier, & le relut plusieurs fois, sans pouvoir deviner qui l'avoit écrit, & à qui il s'adressoit. Sur le champ il va trouver le roi, lui rend fidelement la conversation qu'il avoit eue avec Darinée, & voyant que le roi étoit veritablement touché : Seigneur, ajouta-t'il, je ne puis m'imaginer qui a traversé nos desseins. Si j'en crois Darinée, c'est Clotilde. Mais ce qui m'empêche de lui ajouter foi, c'est qu'en tirant son mouchoir, elle a laissé tomber imprudement ce papier, qui m'apprend qu'elle, ou Dorinde ont quelque amant caché.

 Le roi reconnut à l'instant la main du jeune prince, & s'écria : Ardilan, je sçais trop d'où vient le changement de Dorinde. Elle est aimée de Sigismond : Sigismond l'aime. Voici son caractere, & la cause des discours que t'a tenus Darinée. Et jettant le papier sur une table : Ils s'en repentiront, ajouta-t'il transporté de fureur ; je les chatierai tous deux, comme ils le meritent. Puis se tournant vers Ardilan Pour commencer, dit-il, allez de ce pas trouver Clotilde : dites lui que Dorinde la des honore par sa conduite, que j'entens que ce soit elle même qui la renvoye à son pere ; rendez-vous ensuite auprès de Sigismond, & declarez-lui qu'il ait à se retirer chez les Galloligures, & qu'il parte demain de si bonne heure, que personne ne le voye.

 Ardilan se trouva dans un étrange embarras ; il sentoit bien qu'il déplairoit certainement à Gondebaut, ou à Sigismond, quelque parti qu'il prît. L'ordre fut entendu de la personne affidée au jeune prince ; Sigismond en fut averti incontinent, & vint me trouver, mais si irrité contre le roi, que si je ne l'avois retenu, il auroit manqué au respect qu'un fils doit à son pere. J'avoue que je ne pus m'empêcher de lui sçavoir quelque gré de cet emportement. Dorinde, me dit-il, après m'avoir raconté tout ce que vous avez entendu, c'est mon malheur qui vous envelope dans ma disgrace. Je croi neanmoins que la crainte qu'il a que vous ne m'aimiez l'irrite plus que la certitude où il est que je vous aime. Ah ! si sa crainte étoit fondée... je vous donnerois le conseil que j'ay resolu de prendre. Seigneur, lui dis-je, doutez-vous que je ne vous honore comme je le dois ? Ah, Dorinde, c'est de l'amour que je demande. Si ce mot seioit dans la bouche d'une fille, peut-être le prononcerois-je pour vous plaire. Dorinde, reprit-il, je vous adore ; mais j'aimerois mieux perdre la vie, que de penser à rien qui soit contraire à votre honneur ; & puisque vous me rendez ce temoignage de votre retour, je m'estime l'homme du monde le plus heureux. Voici donc le conseil que je veux prendre & vous donner en même temps. Je vous aimerai en dépit du roi, & même plus que jamais ; & vous Dorinde, ferez vous comme moi ? Et moi, seigneur, lui répondis-je, je proteste de vous aimer en dépit de tout l'univers, autant que mon honneur pourra me le permettre.

 Je connus alors au changement qui parut sur son visage que je lui avois porté la joye dans le cœur ; mais je le connus bien davantage, lorsqu'en me prenant la main, il me dit : Et moi, Dorinde, je vous jure par tout ce qu'il y a de plus sacré, que je tenterai l'impossible pour n'avoir jamais d'autre femme que vous, & que si mon sort dépendoit de moi, dès à present vous seriez mon épouse. Seulement soyez bien persuadée, ajouta-t'il, en me mettant une bague au doigt, que je ne m'engagerai point, tant que vous serez libre vous-même. Seigneur, lui dis-je, quand il ne me reviendroit jamais d'autre satisfaction que celle-ci de l'honneur que vous me faites, je m'estimerois la fille du monde la plus heureuse. Mais, seigneur, continuai-je, on nous observe ; finissons cet entretien. Dorinde, me dit-il, vos interêts me sont trop chers, pour ne m'occuper pas de ce qui vous touche ; souffrez que je parle au roi, que je lui fasse changer l'ordre qu'il a donné contre vous. Il s'irritera d'abord ; mais revenant à lui-même, il se fera justice, & conviendra que nous sommes plus faits l'un pour l'autre, qu'il ne l'est pour vous.

 Sigismond me quitta dans le moment, sans attendre ma réponse, & passa dans l'appartement du roi. Ce prince étoit encore avec Ardilan : il lui ordonna de nouveau d'executer promptement sa volonté. Mais, seigneur, dit Ardilan, si le prince me demande pourquoi vous l'exilez, que lui répondrai-je ? Dites-lui, repliqua le roi, que c'est pour avoir manqué au respect qu'il me doit, & montrez-lui en même temps ce papier qui m'en fournit la conviction. Seigneur, ajouta-t'il, il niera qu'il ait crû que Gondebaut aimât Dorinde ; en effet, seigneur, il a pû l'ignorer, puisque vous avez caché avec tant de soin vos démarches ; & pourquoi irez-vous divulguer ce qui est inconnu ?

 Le roi commença à marcher plus tranquillement qu'il n'avoit fait. Ardilan saisit un moment si favorable, & reprit de la sorte en souriant : Seigneur, j'aurois été moins témeraire, si je vous avois crû si facile à offenser ; me voilà instruit pour une autre fois. Considerez, seigneur, que nous avons pensé ruiner d'abord vos esperances du côté de l'amour, puis perdre d'honneur Dorinde, & vous ravir peut-être votre propre fils. Soit à jamais louée votre prudence, qui a triomphé d'une passion si violente ! Ce jour est un des plus heureux de votre regne.

 Ardilan conclut enfin, comme nous l'apprit la personne affidée à Sigismond, qu'il falloit informer ce prince des vues du roi sur Dorinde, & le prier de tenir cette intrigue secrete, & de s'éloigner entierement de Dorinde. Si après cette ouverture il persistoit, ajoutoit-t'il, c'est alors que vos aurez lieu de vous plaindre ; & cependant vous ne pourrez encore vous en prendre à Dorinde, avant que de sçavoir si elle aime le prince. Il arrive souvent que l'on glisse de pareils billets à celles que l'on aime, sans qu'elles le sçachent. Je croi donc qu'il seroit à propos que Clotilde lui défendît de votre part, de parler desormais au prince Sigismond. Après cette défense, ils n'auront plus d'excuse, ni l'un ni l'autre, s'ils continuent.

 Le roi approuva cet avis ; & sur le champs Ardilan vint trouver la princesse, & lui expliqua les intentions de Gondebaut par rapport à Dorinde. Il lui montra même le papier que Darinée avoit perdu. Clotilde promit d'obéir. Pour le jeune prince, il étoit allé chasser dans la forêt d'Erieu ; & parce qu'il revint tard, Ardilan ne pût lui parler de toute la journée. Sigismond qui aimoit infiniment Clotilde, ne manqua pas à son retour de venir à son appartement. Et Clotilde qui ne l'aimoit pas moins, lui raconta ce qu'Ardilan lui avoit dit de la part du roi ; mon frere, ajouta-t'elle en souriant, je serois bien en colere, si vous m'aviez trompée. Ma sœur, dit froidement le prince, si vous avez quelque bonté pour moi, agréez que je vous réponde en présence même de Dorinde. Clotilde s'imaginant qu'il vouloit lui ôter absolument cette idée, me fit appeller, & lui parla ainsi le plus bas qu'il put, de peur d'être entendu de ceux qui étoient dans l'appartement.

 Vous me demandez si j'aime Dorinde ; & moi pour toute réponse, je vous prierai de jetter les yeux sur elle, & de juger ensuite si on peut la voir, sans l'aimer. Et je ne croi pas vous avoir offensée en l'aimant. Si c'étoit une offense pour vous, vous devriez vous en prendre à vous-même, qui avez ajouté tant de perfections à celles qu'elle avoit déja reçues de la nature. Je dirai plus : je n'ai point manqué au respect que je vous dois ; car je proteste par Hercule que j'aimerois mieux perdre la vie, que de lui rien demander qui fût contraire à son devoir.

 Maintenant, pour vous répondre à ce que le roi vous a mandé : je vous supplie, ma sœur, de lui dire, s'il vous en parle, que tout l'univers ensemble ne peut m'empêcher d'aimer Dorinde. Qu'elle évite de me parler ; qu'elle fuye ma presence, j'en ressentirai sans doute les plus cruels tourmens ; mais je ne lui en serai pas moins acquis. Voilà, ma sœur, la réponse que vous avez exigée de moi ; c'est à Dorinde à décider maintenant sur ce qui touche le roi.

 Que répondez-vous, dit la princesse en se tournant vers moi ? Madame, lui dis-je en rougissant, que puis-je répondre, sinon que je ne merite pas les bontés du prince, & que je voudrois les meriter. Comment, reprit Clotilde, vous aimez Sigismond, & vous consentez qu'il vous aime ? Hé, quelle prétendez-vous que soit la suite de cet amour ? Alors le jeune prince prit la parole ; il vit bien que la honte m'empêchoit de parler. Ma sœur, dit-il à la princesse ; Dorinde ne peut vous faire une déclaration plus précise de ses sentimens ; mais je vous dirai plus, moi, & je me flatte qu'elle m'avouera. Puis me prenant la main, voyez cette bague, ajouta-t'il, je l'ai donnée à Dorinde, comme un gage, que si dès à présent je pouvois l'épouser je n'hésiterois pas ; mais que ne pouvant disposer de moi, sans violer toutes les loix, j'attendrai que le roi me donne son consentement, ou que le temps m'en dispense.

 La princesse demeura si confuse, qu'elle ne pouvoit proferer une seule parole ; mais enfin se tournant vers le prince : Mon frere, lui dit-elle, pourquoi m'avoir caché ainsi vos sentimens pour Dorinde ? Et ne devrois-je pas m'en offenser, si ma tendresse pour vous n'étoit plus forte que cet outrage ? Ma sœur, dit le prince, nous avions résolu tous deux de vous déclarer nos sentimens, & de nous abandonner entierement à vous. Mais, continua-t'il, si j'avois cru vous déplaire, je serois bien malheureux. Pourquoi, reprit la princesse, si telle étoit votre intention, ne m'avez-vous pas avertie dès le commencement ? Je ne le pouvois, repliqua Sigismond ; j'ignorois encore si je l'aimerois, & si elle consentiroit à mon amour. Et je vous jure, ma sœur, qu'il n'y a pas deux jours que nous ne pensions point à en venir où nous en sommes aujourd'hui. C'est l'extrême tyrannie du roi qui nous a déterminés ; & dans le moment nous avons résolu de vous dire tout, & de suivre vos sages conseils. Mais, puisque notre parti est pris, que pouvons-nous faire autre chose que de vous demander pardon ?

 Alors, la princesse en regardant Sigismond, lui dit : Mon frere, je conçois que Dorinde seule est en faute ; elle qui me parloit de la recherche du roi, & qui ne me cachoit rien sur cet article, a été reservée au dernier point sur le vôtre. Cependant, je lui pardonne pour l'amour de vous, & je vous promets de vous aider l'un & l'autre en tout ce qui dépendra de moi ; prévoyant assés qu'il se prépare un grand combat entre le roi & vous. Ma sœur, s'écria le prince : quelle reconnoissance doit être la nôtre ! Non, nous n'oublierons jamais de si grands bienfaits. Pour ce qui est du roi, nous avons assés de courage pour lui resister ; nous ne sommes point coupables de leze-majesté. Si nous avons Clotilde & la raison pour nous, nous sommes bien dédommagés.

 Le prince fatigué de la chasse songeoit à se retirer ; mais Clotilde le retint, en lui disant : Encore faut-il que nous déliberions sur la réponse que je dois faire au roi au sujet des ordres qu'Ardilan m'a portés de sa part. Ma sœur, répondit-il, vous lui direz que vous les avez communiqués à Dorinde, & qu'elle vous a répondu qu'elle n'oseroit garder le silence lorsque je lui parlerois, moins encore me défendre de lui parler ; que pour elle, elle ne viendra jamais me chercher, mais qu'aussi elle n'oseroit m'éviter. Pour moi, ma sœur, je meurs d'envie qu'il m'en parle. Vous devez vous y attendre, reprit la princesse, ou du moins qu'Ardilan vous en parlera de sa part. Alors, gardez-vous d'oublier que Gondebaut est roi, & de plus le pere de Sigismond. Après que Clotilde eut fini, Sigismond se retira pour se reposer, si pourtant ces nouvelles pouvoient le lui permettre.

 Dès le matin Ardilan parut dans son appartement, & supplia Sigismond de l'entendre sans témoins. Et lorsque tout le monde fut retiré, il lui parla en ces termes : Je viens de la part du roi vous communiquer les nouvelles qu'il a eues d'Alaric, parce que vous y avez, seigneur, le principal interêt. Hé quoi, dit le prince, qui n'aimoit pas Ardilan, je pensois que la charge dont vous vous mêliez au service du roi, n'étoit que de messager d'amour ; mais vous voilà devenu homme d'état. Ardilan qui étoit la finesse même entendit bien ce que le prince vouloit dire ; mais feignant de ne le pas entendre : seigneur, continua-t'il ; vous ne vous trompez pas beaucoup ; le message dont je suis chargé est en effet tout d'amour, puisque le roi a eu réponse de ses ambassadeurs, qu'Alaric consentoit à vous donner sa fille. Or le roi qui desire votre bien & votre grandeur m'a commandé de venir vous en avertir, afin que vous vous prépariez à faire le voyage.

 Sigismond, qui dès le matin avoit été averti de cet artifice, lui répondit froidement : Où sont les lettres des ambassadeurs ? Le roi, reprit Ardilan, les a gardées, parce qu'elles contiennent des choses qu'il veut que j'ignore. Que vous ignoriez, vous, reprit Sigismond ? Vous à qui il ne cache pas ses propres pensées : témoin le mariage que vous traitez si secretement ; témoin ce malheureux cheval que vous enclouâtes, & les belles remontrances que vous faites faire à la princesse Clotilde ; & maintenant vous croyez me persuader que le roi ne veut pas vous confier une lettre ? Ardilan à ce discours fut étrangement embarrassé ; mais comme il avoit l'esprit vif & present, il se remit aussi tôt. Seigneur, lui dit-il, il vous est permis de plaisanter ; mais j'ai l'honneur de vous parler serieusement. Vous sçavez, seigneur, combien cette alliance importe à votre état. Ardilan, interrompit le prince, j'avoue que vous êtes un trés grand personnage ; mais, pour moi qui n'en sçais pas tant que vous, je ne puis répondre autre chose, sinon que vous devez procurer cette alliance au roi, étant bien juste qu'il se marie avant Sigismond. En même temps, il fit tirer son rideau (car il étoit encore dans son lit) & se tourna de l'autre côté sans vouloir lui parler davantage.

 Ardilan, après avoir demeuré quelque temps, fut contraint de s'en aller sans parler au prince de l'amour qu'il avoit pour moi. Il retourna vers Gondebaut, & lui redit tout ce qu'il avoit entendu ; à quoi il ajouta que Clotilde seule pouvoit remedier à ce désordre, par le pouvoir qu'elle avoit sur Dorinde, & par la confiance que Sigismond avoit en cette princesse. Je crains bien, dit le roi, que cette Dorinde ne se soit laissé prendre à la jeunesse de Sigismond ; & si cela est, je n'imagine point d'autre remede que de l'éloigner de moi.

 Celui qui étoit aux écoutes pour Sigismond entendit la résolution du roi ; c'étoit de parler lui-même à Clotilde, & de lui commander de détourner Sigismond des vues qu'il avoit sur moi. Dès que le prince en fut averti, il alla trouver Clotilde, & lui dit tout ce qui s'étoit passé entre Ardilan & lui ; & le dessein qu'avoit le roi de parler à la princesse elle-même. Il me semble, ajouta-t'il, que vous devez prévenir le roi, & lorsque vous le verrez, lui porter vos plaintes contre moi, au sujet de mon amour pour Dorinde. Vous le supplierez d'y remedier, puisque vous n'y pouvez rien, & que quand vous m'en avez parlé, je vous ai avoué que j'aimois Dorinde ; ensorte que vous craignez qu'il n'y ait quelque promesse entr'elle & moi, mais si c'étoit contre vous, le malheur seroit bien plus grand. Car, que peut-il me faire ? Il me chassera de sa presence, & voilà tout. Ah, Clotilde, s'il n'étoit pas mon pere, avec combien de joie je m'éloignerois de lui ! j'ai en horreur tous ses meurtres, & toutes ses violences.

 La princesse qui aimoit veritablement Sigismond, après l'avoir remercié de ses soins officieux, lui remontra tous les inconveniens de sa passion ; le peu que je valois, & par consequent la honte de l'alliance qu'il vouloit faire ; le déplaisir qu'il causoit au roi ; le respect qu'il lui devoit ; enfin les soins & les peines d'esprit à quoi nous nous exposions infailliblement, avec peu d'esperance de reussir. Mais à toutes ces considerations, il répondit : Ma sœur, J'AIME ; quand vous entendrez la valeur de ce mot, vous connoîtrez la foiblesse de toutes vos raisons. Je parlerai donc au roi, reprit Clotilde, & je vous ferai sçavoir sa réponse. En même temps elle envoya vers le roi, comme ils l'avoient résolu ; & Gondebaut lui manda qu'il avoit aussi quelque chose à lui communiquer, & qu'après-dîner il iroit la voir. Le prince informé de cette réponse, monta à cheval, sous prétexte d'aller à la chasse, & ne revint que tard.

 Cependant, mon pere qui étoit tombé malade depuis quelques jours, & dont on n'esperoit plus rien, desira de me voir avant que de mourir. Clotilde m'ordonna de l'aller trouver, j'y allai en diligence ; & après m'avoir dit que je n'avois plus de pere, & que je devois supplier en son nom Clotilde de proteger ma jeunesse, il expira ce jour-là même sur le soir.

 D'un autre côté, le roi s'étant rendu chés la princesse, commençoit déja à se plaindre de Sigismond ; mais elle le prévint, & lui dit qu'après m'avoir fait une réprimende severe au sujet de la lettre que Sigismond m'avoit écrite à son insçû ; après s'en être plainte au prince lui-même, elle avoit appris qu'il en étoit venu jusqu'à me faire quelque promesse. O dieu, s'écria Gondebaut, auroit-il bien perdu jusqu'à ce point le jugement ! Seigneur, dit Clotilde, je n'oserois l'assurer ; mais les apparences me le font croire, & je pense que vous en porterez le même jugement que moi. Lorsque je défendis à Dorinde de parler désormais au prince, elle me répondit qu'elle ne pouvoit pas le bannir de sa presence ; & lorsque je la pressai de me dire quelle étoit l'intention du prince dans sa recherche : Le prince, me dit-elle, vous en instruira mieux que moi ; & ce matin que j'en ai parlé à Sigismond : Si vous m'aimez comme votre frere, m'a-t'il répondu, aimez Dorinde comme votre belle sœur. Il m'a quitté incontinent, & j'ai crû devoir vous avertir de tout ce qui étoit venu à ma connoissance.

 Le roi fut si touché de ces nouvelles, que bien qu'il fût assés maître de lui-même, il ne put retenir sa colere : Hé quoi, dit il, Sigismond a donc les sentimens assés bas pour s'allier de la sorte ? Il a donc l'insolence d'arrêter son mariage, sans m'avoir consulté ? Le lâche ! le traître ! je l'en ferai repentir ; autrement je ne serois pas moins coupable que lui. Puis se tournant vers Clotilde : Je vous suis obligé de m'avoir averti de son dessein, dès que vous l'avez sçû. Je venois vous prier de lui dissuader une action si indigne ; mais je conçois par vos discours que vous avez prévenu ma priere ; si vous continuez à m'obliger de la sorte, vous me tiendrez lieu du perfide Sigismond. Seigneur, dit Clotilde en reconduisant le roi, je ne puis assés vous témoigner ma juste reconnoissance ; mais, seigneur, n'oubliez point que Sigismond est votre fils, & qu'il peut rentrer en lui-même.

 Cependant, le roi combatu par le dépit & par l'amour, ne sçavoit à quoi se résoudre. D'un autre côté, Sigismond se rendit auprès de la princesse, dès qu'il fut de retour ; & lorsqu'il eut appris d'elle ce qui s'étoit passé dans son entrevue avec le roi : Je loue dieu, dit-il sans s'émouvoir, que sa colere soit tombée sur moi, & non pas sur vous. J'attendrai tranquillement le parti qu'il prendra.

 A ces mots, il demanda à la princesse où j'étois, & lorsqu'il sçut que mon pere étoit mort, il se retira, & m'écrivit incontinent ces mots :»


LE PRINCE SIGISMOND
à Dorinde.



 J'approuve, & je partage votre douleur ; mais songez que l'on ne doit pleurer sans mesure que ce que l'on aime infiniment. Attendez-donc, belle Dorinde, à pleurer de la sorte, que vous ayiez perdu Sigismond, qui seul vous sçait aimer sans mesure, & à qui vous devez un retour égal.

 «Ce peu de mots fit plus pour ma consolation, que tout ce que l'on s'étoit efforcé de me dire auparavant.»

 Mais le roi, qui pendant toute la nuit s'étoit occupé de cette affaire, & qui avoit fait coucher Ardilan dans sa chambre, se plaignit beaucoup & du prince & de moi ; mais de moi principalement. Il consulta Ardilan sur les moyens de se venger de moi, & de ramener Sigismond à son devoir. Et comme il l'eut assuré qu'il me détestoit maintenant autant qu'il m'avoit aimée : Seigneur, dit-il, puisqu'enfin vos yeux sont ouverts, vous pouvez d'un seul coup, & châtier Dorinde, & sauver le prince. Contraignez Dorinde à se marier ; si elle aime le prince, vous ne sçauriez la punir plus rigoureusement, & le prince avec elle ; car il ne la pourra voir sans douleur entre les bras d'un autre. Mais, répondit Gondebaut, elle ne voudra pas consentir à ce mariage. Seigneur, repliqua ce méchant, les rois sont tuteurs de leurs sujets ; & comme ils sont aussi les dieux de la terre, ils connoissent mieux ce qui leur convient, que ces sujets ne le connoissent eux-mêmes. D'ailleurs, par une loi que nous avons reçue des visigots, il est ordonné que la parole d'un pere qui avant que de mourir, a promis sa fille, soit effectuée. Mais, Clotilde, repartit le roi, m'a dit qu'il y avoit quelque promesse entre elle & Sigismond. Il n'importe, seigneur. Arcingentorix n'avoit-il pas promis Dorinde à Périandre, & à Merindor ?

 Le roi s'arrêta à cet avis, & commanda à Ardilan d'en faire part à la princesse, qui à son tour en informa Sigismond. Ce jeune prince crut qu'il devoit prendre une résolution extrême, puisqu'aussi bien il ne pouvoit autrement se garantir des violences du roi. Il fit donc entendre à Clotilde qu'il m'enmeneroit hors de ses états, & qu'alors il m'épouseroit. Clotilde jugea plus à propos que j'en sortisse seule, pour me dérober à l'outrage dont j'étois menacée ; tandis qu'il attendroit, lui, que la colere du roi fût appaisée. Mais, lorsque la résolution de m'éloigner fut prise, ils furent long temps à choisir le lieu de ma retraite, & conclurent enfin que je devois me retirer dans le Forest vers Amasis, avec qui Clotilde avoit de grandes liaisons. Ils furent encore d'avis que je me déguisasse, ainsi que vous le voyez, afin que si la protection d'Amasis me manquoit, je pusse au moins demeurer inconnue parmi les bergeres du Lignon.

 Aussi-tôt, la princesse m'envoya chercher ; & dès que je fus arrivée, elle me dit : Le roi veut que vous épousiez Merindor, ou Périandre ; il vous donne le choix ; sinon il est résolu à vous donner Ardilan pour époux. Voyez à quoi vous vous déterminez. A la mort, madame, lui répondis-je incontinent. A ce mot nous fûmes interrompues par le prince Sigismond qui vint frapper à la porte du cabinet. Venez, lui dit Clotilde, venez voir Dorinde au désespoir. En effet, il me trouva le visage baigné de larmes ; & pour me consoler, il me dit : La personne pour qui vous souffrez ces déplaisirs, vous aide à les supporter. Les larmes que vous répandez sont autant de goutes de son sang que vous versez ; & je jure que rien au monde ne m'empêchera de tenir la parole que je vous ai donnée. Le roi ne vous contraint sans doute à des nôces si injustes, que parce qu'il s'imagine que je vous abandonnerai alors ; mais quiconque se presentera pour vous épouser malgré vous, qu'il se prépare à la mort ; je n'excepterai personne dans ma fureur.

 Il vouloit continuer ; mais Clotilde lui representa qu'il valoit mieux user de prudence, pour détourner un semblable malheur ; & c'est de quoi je parlois à Dorinde, ajouta-t'elle. Dorinde m'a dit qu'elle se résolvoit à la mort ; à la mort, interrompit le prince ? je proteste qu'auparavant, la moitié des bourguignons mourra pour défendre notre cause. Non, non, reprit Clotilde ; recourons plus tôt à la prudence, & je m'assure que le ciel benira nos intentions.

 A ce mot, elle me proposa ce qu'ils avoient déja résolu ensemble ; & le prince lui demanda pour moi la permission de m'en retourner promptement, pour mettre ordre à mon départ ; Clotilde qui étoit sensible à mon infortune y consentit d'abord. Aussi-tôt que je fus arrivée, je cherchai ce que j'avois de plus précieux, & de plus facile à transporter. Voilà le soin qui m'occupoit le plus, lorsque je vis entrer le prince Sigismond avec un jeune homme qui avoit sa confiance. Je pensai m'enfuir dans une chambre voisine, pour m'y enfermer ; mais venant à me rappeller l'extrême discretion dont il avoit toujours usé, je crus que ma fuite l'offenseroit ; il remarqua mon trouble, & me dit : Je ne viens, Dorinde, que pour vous renouveller les assurances de mon amour, & vous dire que je ne veux point que vous quittiez votre patrie pour moi, sans moi, & que la mort seule pourra me séparer de vous. Seigneur, lui répondis-je, vous voulez m'accompagner dans ma fuite ? Et que dira le roi ? ou plus tôt que ne fera-t'il pas ? Il dira, il fera tout ce qu'il lui plaira ; mais qu'il sçache qu'un courage généreux ne supporte rien avec plus d'impatience qu'une injuste contrainte. Au reste, permettez-moi de vous accompagner ; je jure par le grand Tautates que j'en userai toujours avec la même discretion.

 Seigneur, lui dis-je, les esperances que vous me donnez, comblent, surpassent mes vœux ; mais si vous venez avec moi, quand on sçaura que vous m'accompagnez dans ma fuite, que ne dira-t'on point ? Que vous importe, repartit le prince, si nous ne reparoissons aux lieux où nous sommes connus, qu'étant mariés ? Mais, ajoutai-je, la princesse Clotilde est-elle avertie de notre dessein ? Non, me répondit-il, & je ne veux pas qu'elle le sçache ; car elle ne manqueroit pas de me blâmer, parce qu'elle ignore ce que c'est que l'amour.

 Enfin, nous décidâmes que le troisiéme jour nous nous trouverions de grand matin au temple de Venus, que le premier qui y arriveroit, consulteroit l'oracle, pour sçavoir de quel côté nous devions aller, & que, pour n'être pas reconnus, il falloit que Darinée & moi nous fussions déguisée, ainsi que vous nous voyez, & lui en berger, & qu'il n'auroit avec lui que ce jeune homme en qui il avoit pris confiance. Nous promîmes de nous atttendre au temple jusqu'à cinq heures du matin, & ce temps passé, jusqu'à cinq heures du soir sur le chemin d'Iseron, hors de la ville, parce qu'il y avoit là des bois où l'on pouvoit se cacher.

 Le troisiéme jour étant venu, je me levai de si grand matin, que l'aurore paroissoit à peine, lorsque je fis consulter l'oracle de la déesse Venus. J'en eus cette réponse.»


 En Forest se trouvera
Ce qui ton mal guerira.

 «Jusqu'ici j'avois crû que Sigismond ne ressembloit point aux autres hommes ; mais hélas que je fus déçue, & si j'ai maintenant occasion de m'en plaindre, à qui puis-je m'en prendre qu'à moi, après toutes les experiences qu'à moi, après toutes les experiences que j'avois faites de la perfidie des hommes ?

 Déja le soleil commençoit à baisser, & Sigismond ne paroissoit point. Dans mon impatience, je voulus retourner à Lyon ; mais Darinée fit si bien, qu'elle me persuada de rester, en me representant que le prince pourroit arriver, lorsque nous aurions quitté le rendez-vous dont nous étions convenus. Souffrez, ajouta-t'elle, que je m'avance le long du chemin, & je viendrai vous avertir, lorsque je l'appercevrai. Je me barbouillerai le visage, pour n'être point reconnue. Je consentis à tout. Hélas, je me flattois qu'elle hâteroit le perfide ! Je l'accompagnois des yeux tant que je pûs ; mais lorsqu'elle m'eut enfin échapé, je commençai à reconnoître ma faute.

 D'abord, je m'enfonçai dans le bois ; puis j'en sortis dans la crainte que Sigismond n'arrivât, & que ne me trouvant point, il passât outre. Mais, quelle fut ma frayeur, lorsque le soleil se coucha ! Seule dans ce lieu champêtre, sans aide, sans appui, jugez, mes compagnes, en quel état je pouvois être ; & sur tout lorsque la nuit se couvrit d'épaisses tenebres. Le mouvement de la moindre feuille me faisoit fremir. Toutes les histoires tragiques que j'avois jamais entendues me revenoient dans la mémoire. Combien je versai de pleurs en détestant la perfidie de Sigismond, & celle de Darinée, que je crus m'avoir abandonnée, pour éviter les périls & les fatigues du voyage que j'avois entrepris ! Je passai la nuit entiere dans ces horreurs. Et lorsque le soleil eut ramené le jour, excedée que j'étois, je m'endormis d'un sommeil si profond, que je ne m'éveillai que bien tard. Alors, je me déterminai à prendre quelque sentier, & à le suivre jusqu'à ce qu'il m'eût conduite dans quelque hameau, où peut-être je trouverois quelqu'un assés compatissant pour m'indiquer le chemin que j'avois à tenir. En ces tristes momens ma douleur se renouvella par la comparaison que je fis de mes esperances passées avec l'état où je me trouvois.

 Cependant la nuit approchoit ; & jettant les yeux de tous côtés, j'apperçus sur ma gauche une cabane qui n'étoit pas éloignée du chemin. Je tournai mes pas de ce côté là, esperant de trouver quelque femme que ma situation attendriroit ; car l'horreur que j'avois pour tous les hommes m'en faisoit redouter la rencontre, comme celle des bêtes farouches. Lorsque je fus arrivée à la cabane, je vis six petites filles autour d'un veillard qui leur donnoit du laitage dans des vases de bois. A peine le vieillard m'eut apperçue, qu'il vint m'offrir sa demeure, & ce qui étoit en son pouvoir. Il me fit asseoir auprès du feu ; il me présenta du lait & quelques fruits dont la nécessité me fit manger ; & me voyant sans cesse pleurer ou pousser des soupirs : Ma fille, me dit-il, il n'y a que le ciel qui soit immobile ; tant que nous habitons cette terre inconstante, nous sommes exposés à tous les caprices du sort. J'ai éprouvé plus d'une fois l'une & l'autre fortune ; & toujours mon imagination, ou plus tôt la crainte du mal en a grossi l'idée à mes yeux. Il en sera de même du mal qui vous presse maintenant ; cependant levez les yeux au ciel, & croyez que celui qui l'a fait, a la puissance de le conduire. Si vous le croyez ainsi, pouvez-vous vous laisser abbattre à la fortune qu'il vous envoye ? Consolez-vous donc, & esperez que les plaisirs viendront à leur tour vous trouver. Cependant je vous offre de nouveau tout ce qui est en mon pouvoir.

 Les sages discours du vieillard me toucherent ; & je crus que c'étoit quelque genie favorable qui m'avoit conduite en ce lieu, pour m'empêcher de me livrer au désespoir. Mon pere, lui dis-je, après avoir essuyé mes yeux qui étoient baignés de larmes, mon pere (car vous meritez ce nom pour vos bienfaits) que je connois bien l'instabilité de la terre ! Maintenant les dieux ont tellement versé sur moi les torrens de toute sortes d'afflictions, que sans vous j'en étois accablée. Ma fille, reprit le vieillard, esperez d'en être bien tôt délivrée. L'adversité a son origine, ses progrès, & son déclin, comme les maladies du corps. On guerit celles-ci en chassant au dehors la cause du mal, & l'on adoucit celle-là en la déchargeant dans le sein d'un ami. Mes maux sont trop recents, ajoutai-je, pour ceder à de pareils remedes. Mais le plus souverain que je puisse maintenant recevoir de vous, c'est de me faire conduire au lieu de ma naissance, qui est le Forest. Les dieux vous en sçauront gré ; & malgré tous mes malheurs, je suis en état de reconnoître votre peine.

 Le vieillard jettant alors sur sa petite famille des regards de compassion : Vous voyez, dit-il, tout ce qui est ici ; il y a quelques mois que ma femme qui faisoit toute ma consolation, m'a laissé avec ces enfans chargé d'ans & de misere. Je ne puis quitter un seul jour, que ces innocentes victimes ne souffrent ; & je n'oserois vous confier à qui que ce soit de mes voisins ; mais, ma fille, voici mon lit : agrées que deux de mes filles couchent avec vous, & recommandons-nous au grand Tautates.

 A ces mots, il ferma la porte de sa cabane, & se coucha sur de la paille avec ses autres enfans. Pour moi, je me jettai dans son lit, & j'y dormis plus tranquillement que ne sembloit le permettre l'état malheureux où je me trouvois. Je m'éveillai pourtant de grand matin, mais plus tard que le vieillard qui avoit déja donné ordre à tout dans son petit ménage. Il me dit que durant la nuit il avoit pris la résolution de ne me point quitter, que je ne fusse dans le Forest, esperant que les dieux prendroient soin de sa petite famille.

 Nous partîmes aussi-tôt avec un bâton à la main ; & avant midi, nous arrivâmes sur une montagne, d'ou il me montra la ville de Feurs qui étoit assés proche, & celle de Marcilli un peu au delà. Voyez-vous à main droite, ajouta-t'il, une petite riviere qui entre dans une grande, & qui au contraire de presque toutes les autres coule du couchant au levant, c'est le Lignon. Vous pouvez d'ici remarquer une partie de son cours, & de quelle maniere il va serpentant dans cette plaine délicieuse. Alors le bon vieillard me demanda la permission de s'en retourner, afin de rejoindre avant la nuit ses enfans. J'y consentis ; il me sembla que je trouverois facilement le chemin des lieux qu'il m'avoit enseignés. Et tirant de mon doigt une bague : Tenez, lui dis-je, mon pere, recevez ceci comme un témoignage de ce que je voudrois faire pour vous dans l'occasion. Ma fille, répondit-il, vous m'enlevez une plus grande récompense que j'attendois des dieux ; mais j'accepte le don que vous me faites, pour montrer à ces mêmes dieux que vous n'êtes point ingrate. A ces mots il me quitta avant-hier, environ une heure après midi. Je puis bien dire que c'est le seul homme vertueux que j'aye encore trouvé.»

 Dorinde finit là son récit, qu'elle interrompit souvent par des larmes & des soupirs. Ses compagnes tâcherent de lui donner quelque consolation, & toutes après l'avoir plusieurs fois embrassée, commencerent à s'habiller.

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LIVRE HUITIÈME.



 Adamas craignant quelque surprise de la part de Polemas, avoit ordonné qu'on prît les noms de tous les étrangers qui arriveroient ; c'est pour cela qu'il fut averti le soir même que Merindor, Périandre avec Dorinde & leur suite, étoient dans la maison de Clindor. Les noms des chevaliers n'étoient pas inconnus au druide, il sçavoit qu'ils étoient vassaux du roi de Bourgogne ; & cela même lui rendit suspecte leur arrivée. Il envoya donc chercher Clindor, qu'à peine il faisoit jour. Dès que l'on eut ouvert sa porte, un jeune eubage se presenta, demandant à lui parler. Et se voyant seul avec lui : «Seigneur, lui dit-il, une affaire qui pourroit être importante m'amene ici. Vous en jugerez. Hier sur les deux heures, des hommes qui se disoient au roi Gondebaut vinrent à main armée pour enlever une jeune fille qui s'étoit sauvée sur les bords du Lignon, entre Julieu & le temple de la bonne déesse. En même temps il en survint d'autres qui, bien qu'inferieurs en nombre les forcerent d'abandonner leur proye, & depuis ils se sont refugiés dans cette ville. Je me trouvai par hazard, & presqu'en même temps sur le lieu, où s'assemblerent plusieurs druides, pour donner la sepulture a ceux des chevaliers qui avoient été tués en défendant la jeune fille. Pour les autres on les brûla selon la coutume. En deshabillant leur chef, je remarquai quelques papiers, & pensant qu'ils pourroient importer au service de la nymphe, je les pris, & j'y trouvai cette lettre qui s'adresse à Polemas, puis cette autre. Je vins dès hier au soir, pour vous les apporter, mais les affaires qui vous retinrent au château m'ont empêché de vous les rendre plûtôt.»

 Adamas après avoir loué la prudence & le zele du jeune eubage, lui dit qu'il en feroit son rapport à la nymphe ; puis il lui recommanda le secret. L'eubage étant sorti, Clindor entra chés Adamas, & lui dit qui étoient Périandre & Merindor, & le sujet qui les avoit amenés. Périandre & Merindor l'en avoient informé dès le soir, & lui avoient demandé comment ils pourroient avoir audience de la nymphe. «Dès qu'ils seront levés, reprit le druide, amenez-les au château ; cependant je vais trouver Amasis afin de la prévenir ; pour Dorinde, Leonide ma niéce ira la prendre.»

 Adamas passa aussi tôt chés la nymphe, & lui rendit ce qu'il venoit d'apprendre : «Madame, ajouta-t'il, il semble que le ciel vous envoye ces étrangers, pour vous défendre. Après ce qu'ils viennent de faire contre Gondebaut, vous pouvez compter sur eux. Mais, dit la nymphe, vous parlez de Gondebaut, comme s'il étoit notre ennemi. Madame, je n'en doute point ; Polemas est trop habile pour ne l'avoir pas gagné. Et voici des lettres qui nous éclairciront davantage. C'est un jeune eubage qui me les a rendues. On y donne à Polemas le titre de comte des segusiens. Ce chat, avec le mot de liberté me fait juger qu'elles sont de Gondebaut. Prenez la peine, madame, de lire d'abord celle-ci. Incontinent la nymphe rompit le cachet, & lut ces mots :»


GONDEBAUT A POLEMAS.



 Notre cher anti, si Clorante un des chefs de notre garde a besoin de votre aide, montrez lui l'amitié que vous portez à son maître. Il va pour une affaire qu'il vous communiquera, & qui est plus importante qu'elle ne le paroît.

 Ce billet, dit Adamas, marque assés leur intelligence ; mais celui-ci nous en convaincra encore mieux, si je ne me trompe. Alors la nymphe en le prenant : «Il me semble, dit-elle, que celui que nous avons lû n'est que trop clair. Gondebaut se contente d'écrire à Polemas sur une affaire importante, comme si Polemas étoit maître absolu de mes états. D'ailleurs il le traite de comte des segusiens, titre nouveau, & qui ne doit appartenir qu'à l'époux de Galatée.» Le second billet étoit conçu en ces termes :


GONDEBAUT A POLEMAS.



 C'est maintenant qu'il faut que Polemas soit comte des segusiens. Je viens d'apprendre que Clidaman est mort, que Lindamor est dangereusement blessé, & que la meilleure partie des troupes segusiennes a été taillée en pieces. Nous verrons bien tôt si votre courage égale votre ambition. Et ce sera dans cette occasion que Gondebaut vous témoignera qu'il est votre ami.

 «O dieu, s'écria la nymphe, il ne faut plus en douter ! La trahison est découverte. Quelle force humaine pourra nous en garantir ? Alors Adamas ne jugeant pas qu'ils dussent perdre en larmes inutiles le peu de temps qui leur restoit, supplia la nymphe de faire appeller Galatée, afin de deliberer avec elle. Et, lorsqu'elle fut arrivée : Madame, dit le druide en s'adressant à la reine, il est question ici de fermeté, & non pas de pleurs. Le ciel ne vous abandonnera pas, si vous rappellez votre generosité. N'admirez-vous pas sa providence ? il a déja fait venir Alcidon & Damon pour leurs propres interêts, & cela si à propos, qu'on diroit que vous les avez invités à venir.

 Périandre & Merindor si connus dans toute la contrée ne sont-ils pas de même arrivés hier au soir ? l'action qu'ils ont faite vous garantit leur generosité. Car, madame, il faut que vous sçachiez que la fille d'Arcingentorix s'étant sauvée dans vos états pour se dérober à la tyrannie de Gondebaut avoit été enlevée par quelques-uns de ses gardes, & que les chevaliers dont j'ai l'honneur de vous parler l'ont arrachée de leurs mains. Ils l'ont amenée ensuite dans cette capitale, pour vous supplier de lui accorder votre protection. Esperez donc, madame, en la bonté de Tautates ; & cependant montrez vous digne de votre auguste rang.

 La nymphe essuyant ses larmes, & se jettant au col de Galatée : «Ma fille, lui dit-elle, si le ciel a ordonné que nous vissions la ruine de nos états, du moins ne faisons rien qui soit indigne de nous. Et la prenant par la main, elle passa dans l'appartement de Damon, où elle sçavoit qu'étoit Alcidon, & les portes étant fermées, Adamas, pour lui obéir parla en ces termes :

 Seigneur, peut-être serez vous surpris que je vous dise aujourd'hui par ordre de la nymphe, que les dieux qui vous ont envoyé en Forest, pour y trouver la fin de vos maux, semblent vous avoir destiné à la conservation de cette contrée. Amasis n'a plus de ressource qu'en vous, pour lui épargner une servitude honteuse, & à laquelle nous voulons tous préferer la mort. La nymphe se voit sur le point d'être dépouillée de ses états, & de perdre la nymphe Galatée par la plus insigne trahison. Votre arrivée, il est vrai, nous fait esperer que les dieux vous ont envoyé pour opprimer les seditieux. Cette action, seigneur, ne sera pas celle qui donnera le moins de lustre à votre gloire, lorsqu'elle sera racontée dans toute les Gaules ; elle est aussi juste, qu'elle paroîtra genereuse.» Il vouloit continuer ; mais Damon impatient l'interrompit. «Madame, dit-il en se tournant vers Amasis, je jure par Hesus que j'employerai pour votre service jusqu'à la derniere goutte de mon sang.» Alcidon fit le même serment, & tout de suite Adamas leur fit entendre le dessein de Polemas, & les moyens qu'il avoit imaginés pour l'executer ; ses intelligences avec les princes voisins ; l'autorité qu'il avoit usurpée dans les états d'Amasis, les forteresses dont il s'étoit rendu maître ; les soldats qu'il avoit gagnés ; ensorte qu'il n'y avoit que la crainte de Clidaman & de Lindamor qui eût suspendu ses desseins pernicieux. Qu'il étoit maintenant délivré de cette crainte ; parce que Gondebaut lui avoit mandé la mort de Clidaman. Il ajouta qu'Amasis avoit des munitions de guerre & de bouche, mais qu'il lui manquoit des hommes.

 Il me semble, dit Alcidon, que pour assembler des gens de guerre, sans donner aucune défiance, il faudroit proposer quelques jeux, soit de l'arc, soit de l'arbalête, avec des prix. Lorsqu'ils seront ici nous les observerons, & nous sçaurons bien les tenir dans le devoir. Cet avis, dit Adamas, me semble très bon ; & d'autant meilleur que nous touchons au sixiéme de la lune de juillet jour destiné à cueillir le gui sacré. Nous publierons que la reine y veut assister, pour attirer un plus grand concours.»

 Adamas alla incontinent donner ses ordres ; & Clindor arriva avec Merindor & Périandre qu'il presenta à la nymphe. Amasis & Galatée les reçurent avec toute la bonté imaginable ; & comme ils lui firent entendre qu'ils avoient quelque chose à lui communiquer, elle les fit asseoir, & leur dit qu'ils pouvoient parler en liberté devant ces deux chevaliers. «Madame, répondit Merindor, nous le ferons volontiers, puisque vous l'ordonnez ainsi ; bien que l'on nous ait chargé de parler à vous seule.»


SUITE DE L'HISTOIRE DE DORINDE.



 «Si les rois étoient exemts des passions qui tourmentent les autres hommes, ils seroient semblables aux immortels ; mais ils ont leurs foiblesses ; & ces foiblesses sont autant de tributs qu'ils payent à l'humanité. Je ne vous represente ces choses, madame, qu'afin que vous ne blâmiez point trop les grands princes dont j'ai à parler.

 Sçachez donc, madame, que le roi Gondebaut aima éperdument Dorinde, fille d'Arcingentorix ; mais comme les beautés sont sujettes à être aimées de plusieurs, il arriva que bien des chevaliers, & le prince Sigismond lui-même, devinrent aussi amoureux de Dorinde. Le pere & le fils userent d'une discretion si grande, que personne ne remarqua leur passion. Mais Dorinde recevant plus favorablement celle du fils, ils s'apperçurent tous deux qu'ils aimoient le même objet ; & ni l'un ni l'autre ne put souffrir de rivalité. Dorinde obligée à se déterminer pencha du côté du fils, ou plus tôt se déclara pour lui, ensorte qu'Ardilan (c'est le nom du confident de Gondebaut) eut ordre de ne plus parler au roi, si le roi ne l'épousoit comme il l'avoit promis, quoique peut-être ce n'étoit pas le dessein de son maître. Ardilan soupçonna qu'une nouvelle passion dérangeoit ses mesures ; & comme il étoit rusé, il découvrit bien tôt les sentimens du prince Sigismond. Aussi-tôt il en informa le roi, ce qui a pensé ruiner sa maison.

 Le roi pour se venger tout ensemble des deux amans, résolut de marier Dorinde à quelque chevalier, même sans qu'elle donnât son consentement. Sigismond en fut averti ; & ne pouvant souffrir que l'on fît un tel outrage à la personne qu'il aimoit, il alla la trouver, & lui persuada de sortir avec lui des états du roi, mais de consulter auparavant l'oracle de Venus pour sçavoir où ils iroient. Sigismond ne devoit mener qu'un jeune homme appellé Ceraste, & Dorinde, une fille dont elle connoissoit la fidélité. Ceraste devoit conduire des chevaux pour eux quatre dans un certain lieu dont ils étoient convenus, & où ils devoient tous trois attendre Ceraste. Mais qu'il est difficile de tromper un amant jaloux ! Le roi avoit mis des espions autour du prince & de sa maitresse ; ces espions remarquerent que Sigismond alloit un soir vers Dorinde ; un d'eux se glissa dans sa maison ; le prince après des complimens de condoleance sur la mort d'Arcingentorix, parla bas & avec beaucoup de feu à Dorinde ; après quoi en la quittant, il lui dit : n'y manquez pas de votre côté, & comptez que je m'y trouverai.

 Ces paroles furent reportés au roi. Il chargea Ardilan qui n'aimoit pas le jeune prince, de veiller sur lui. Ardilan ne dormit point durant toute la nuit ; il vit donc que Ceraste étoit monté à cheval dès le matin, & qu'il en faisoit conduire trois par de jeunes garçons. Il manda aussi tôt de la part du roi, de ne point les laisser sortir, & courut en avertir le roi. Gondebaut ordonna qu'on fermât promptement les portes de la ville, & s'en fit apporter les clés. En même temps il fit tendre les chaînes au dessus & au dessous de l'Arar, puis il manda les princes Sigismond & Godomar.

 Ce fut le prudent Avite qui alla vers Sigismond. Avite avoit été son gouverneur, & l'aimoit tendrement. Il lui dit les ordres que le roi avoit donnés, & que son entreprise étoit découverte. Quelle entreprise, répondit froidement le prince ? Il sçait, reprit Avite, que vous voulez sortir de ses états avec Dorinde, & l'épouser ensuite. S'il sçait que je veux l'épouser, repliqua le prince, il devroit me la donner, & non pas me la ravir. Il est vrai, ajouta le sage Avite, si vous étiez une personne privée ; mais ignorez-vous, seigneur, que comme tout le peuple d'un royaume est au roi qui le gouverne, le roi est de même à tout ce peuple. Les grands princes tels que vous n'ont jamais en vûe dans leurs alliances, d'autres objets que la grandeur, ou la sureté de leurs états. J'ai été déja une fois la victime de cette politique ; ne pourrai-je point, étant fils de roi me marier une seconde fois selon mon inclination ? Et si mon pere est instruit de celle que j'ai pour Dorinde, ne devroit-il pas l'approuver ? Seigneur, dit Avite, puisque vous reconnoissez Gondebaut pour votre pere, que ne lui devez-vous pas ? Les loix permetent aux peres même de vendre leurs fils. Mon pere (car c'est ainsi que le prince appelloit Avite) je vous avouerai franchement que j'aime Dorinde, & que jamais je n'en épouserai d'autre qu'elle. Le roi veut la forcer à des nôces injustes ; & c'est ce que je ne souffrirai point. Aussi avons-nous résolu de fuir la domination d'un prince si violent ; si vous voulez m'obliger, vous favoriserez notre fuite.

 Le sage Avite connut qu'il n'étoit pas temps de le presser davantage ; il se contenta de lui dire pour le présent : Seigneur, votre dessein ne peut s'exécuter maintenant ; les portes de la ville sont fermées, & Ceraste n'a pû sortir. O dieu, s'écria le prince ! Hé que sera devenue Dorinde ? En ce moment Ceraste entra dans le cabinet ; & comme il vouloit se retirer à la vue du gouverneur : Non, non, Ceraste, dit le prince, venez, & parlez librement ; Avite est dans mes interêts. Alors Ceraste répondit d'un air consterné : Seigneur je me suis rendu à la porte de Venus ; mais on m'a empêché de sortir ; j'ai vîte gagné celle de l'Arar, & j'ai trouvé qu'on la fermoit aussi : & Dorinde, interrompit le prince ? Seigneur, je n'en ai point eu de nouvelles. Eh bien, continua le prince, allez vîte chés elle, & si vous la trouvez encore, dites lui qu'elle ne sorte point qu'elle n'ait reçu de mes avis.

 Alors, se retournant vers le sage Avite : Mon pere, lui dit-il, je prévoi que vos conseils me seront bien nécessaires. Vous y pouvez compter, & sur ma vie même, répondit Avite. Mais, seigneur, ajouta-t'il, le roi vous demande : quelle réponse lui ferons-nous ? vous sçavez qu'un fils doit l'obéissance à son pere, & qu'il faut suivre la vertu dans les choses mêmes qui nous déplaisent ; autrement les animaux en suivant leur instinct seroient aussi vertueux que les hommes. Lors donc que vous irez trouver le roi, dites-vous à vous-même, seigneur ; je veux lui sacrifier en cette occasion mon gout, mon penchant, parce qu'il est mon pere & mon roi ; & le ciel répandra sur vous toutes ses benedictions.

 Mais, mon pere, dit Sigismond, si le roi veut absolument marier Dorinde, je vous declare que j'aime mieux lui rendre la vie qu'il m'a donnée, que de souffrir une pareille indignité. Non, non, seigneur, il pourra bien menacer ; mais il n'oseroit en effet executer sa menace. Les loix s'opposent à cette violence. Ah, reprit Sigismond, c'est sur une loi qu'il la fonde : suivant cette loi, si un pere a promis sa fille à quelqu'un, & qu'il meure avant la conclusion du mariage, la fille ne peut plus disposer d'elle ; & si elle en épouse un autre, ils doivent être remis tous deux au pouvoir de celui qui avoit la promesse du pere : or sçachez qu'Arcingentorix avoit promis Dorinde à Périandre, à Bellimart, à Merindor. La promesse est nulle, dit Avite ; Dorinde ne peut être à trois. Mais, seigneur, la loi ne parle que des promesses par écrit : autrement, dès qu'un pere seroit mort, il suffiroit pour épouser sa fille, de dire : il me l'avoit promise. D'ailleurs, j'ai oui dire qu'avant la mort d'Arcingentorix Périandre & Merindor lui ont eux-mêmes rendu sa parole ; on peut bien vous effrayer Dorinde & vous, en vous opposant la loi dont il est question ; mais quel juge decideroit qu'elle a son application à l'espece presente ? O mon pere, ajouta Sigismond, si je vous avois consulté, nous n'aurions pas formé le dessein de fuir.

 Cependant Ceraste arrive, & fait entendre au prince qu'il n'a point trouvé Dorinde, mais seulement une lettre qu'il lui remet entre les mains. O dieux, s'écria-t'il, où sera-t'elle allée ! Il est certain, dit Ceraste, qu'elle est sortie de la ville ; car si elle avoit trouvé les portes fermées, elle seroit revenue dans sa maison. En même temps Avite ouvrit la lettre qui étoit conçue de la sorte.


DORINDE A LA PRINCESSE
Clotilde.



 J'espere, madame, que vous me pardonnerez de vous avoir laissée sans votre permission. Je me flate même que votre generosité vous fera donner quelques larmes aux infortunes de Dorinde ; & sur tout lors que vous ferez refléxion que pour échaper à la violence, elle n'avoit d'autre ressource que la fuite. Helas ! étoit-ce trop peu pour lui d'avoir essayé de me tromper, sans ajouter l'injustice à la trahison ? Il a voulu par un mariage inique me faire sentir son injustice ; les dieux permettront qu'un mariage legitime lui ôte le pouvoir dont il abuse maintenant. Cependant je fuis avec raison ; née libre, il m'est permis de me dérober à des fers si indignes. Mais je jure par les bienfaits dont vous m'avez comblée, qu'en m'éloignant je ne regrette que la princesse Clotilde. Helas ! peut-être sera-t-elle enveloppée dans ma disgrace, toute innocente qu'elle est.

 «Si Dorinde s'en est allée, dit incontinent le sage gouverneur, cette lettre servira beaucoup à sa justification. Je suis d'avis qu'on la garde, & pour éviter tout soupçon, qu'elle soit portée au roi ; mais auparavant il faut la fermer avec un cachet inconnu, & la reporter chés Dorinde. Ceux que le roi envoyera ne manqueront pas de la lui remettre. Cependant, seigneur, dissimulez, rendez vous près du roi ; & s'il demande à Ceraste où il vouloit conduire ces chevaux, qu'il réponde qu'ils étoient destinés pour courre le cerf, & vous-même prenez un habit de chasse.

 Tandis que le prince s'habilloit, Ceraste reporta la lettre sur la table de Dorinde ; & lorsque Sigismond eut changé d'habit, il passa chés le roi, accompagné d'un grand nombre de chevaliers qui l'étoient venus trouver pour recevoir ses ordres, à l'occasion des mouvemens extraordinaires qu'ils avoient remarqués.

 Aussitôt que Sigismond parut, le roi lui demanda pourquoi il étoit vêtu de la sorte. Seigneur, dit le prince, j'allois monter à cheval, lorsqu'Avite m'a fait sçavoir vos ordres ; & mon dessein étoit de courre le cerf. J'ai commandé, interrompit le roi, que l'on fermât les portes, parce que j'ai eu des nouvelles qui m'ont inquieté, & que je veux vous communiquer. Entrons, ajouta-t'il dans ce cabinet, & suivez-moi avec Godomar, & le sage Avite.

 A peine la porte étoit fermée qu'Ardilan arriva. Le roi l'alla trouver aussi-tôt ; ils parlerent long temps bas ; mais le prince eut beau écouter, il ne put entendre qu'une seule parole. Après quoi Ardilan remit une lettre au roi & se retira. Alors Gondebaut enflammé de colere vint s'asseoir dans son fauteuil, & montrant la lettre qu'il venoit de recevoir : Prince, dit-il, voici des nouvelles de votre chasse ; & donnant cette lettre au sage Avite, qui la reconnut à l'instant, il lui commanda de la lire tout haut. Il la lut, mais il adoucit le mieux qu'il put les endroits qui étoient les plus piquans.

 Sigismond, que vous en semble, reprit alors Gondebaut ? Pensez-vous pouvoir me cacher vos desseins ? ou que j'aye ignoré votre folle passion, & à quel excès elle vous a emporté ? parce que j'ai feint de ne rien voir, mon indulgence vous a fait oublier ce que vous me devez, & ce que vous vous devez à vous-même. Seigneur, répondit le prince, quand il vous plaira de m'entendre sans passion, vous ne me jugerez pas aussi coupable que l'on a osé me peindre à vos yeux. Puis-je, reprit le roi, être desinteressé dans une affaire qui vous touche autant ? bien que vos actions me prouvent assés votre peu de naturel pour moi, je ne puis me dépouiller des sentimens de pere. Oui je voudrois qu'il m'en eût coûté la moitié de mes états, & avoir tort moi seul dans cette occasion. J'ai bientôt fourni ma carriere, & peu m'importe quelle opinion l'on ait de moi ; mais vous qui ne faites que de commencer, Sigismond, si vous sçaviez de quel prix est pour vous la réputation, vous en craindriez plus la perte que celle de votre vie.

 Seigneur, repliqua le prince, je sçai que je ne pourrai jamais reconnoître tous vos bienfaits ; mais daignez m'apprendre en quoi j'ai nui à ma réputation, afin que je fasse tous mes efforts pour la rétablir. Vous aimez Dorinde, répondit le roi. Je l'avoue, repartit le prince ; mais je ne puis croire que ce soit une action honteuse. Mais, ajouta Gondebaut, sa naissance n'est point assortie à la vôtre. Si les princes & les rois ne devoient aimer que des princesses & des reines, j'aurois failli, il est vrai ; encore mon erreur seroit-elle autorisée par des exemples. Du moins, ajouta le roi, ne doit-on pas aller si avant que de vouloir épouser des personnes d'un rang si inferieur ; & pensez-vous, lorsque je parlois de mariage à Chriseide, que mon intention fût de m'unir à elle ? Pour moi, dit le prince, si jamais je donne ma parole, je la tiendrai religieusement. Vous voulez donc épouser Dorinde, s'écria Gondebaut ? Ah, seigneur, répondit froidement le prince, ce n'est pas ce que je dis ; mais si je l'avois promis, je le tiendrois, quoi qu'il m'en coutât.

 Alors le roi enfonçant son chapeau : Vous n'avez rien promis à Dorinde, ajouta-t'il ? je sçai bien certainement le contraire. Seigneur, on vous a mal informé, répondit le prince. Je lui ai dit, il est vrai, que je l'épouserois, si je pouvois disposer de moi ; mais en cela même, je m'en rapporte à vous, seigneur, je vous ai prouvé mon respect. Comment, poursuivit le roi, vous pouvez songer à une si honteuse alliance, & me demander encore en quoi vous faites tort à votre réputation ? Ah j'empêcherai bien que vous ne commettiez une faute semblable. A ces mots il se leve, & commande au prince de se retirer dans son appartement, & d'y attendre ses ordres. Le prince desesperé partit sans repliquer.

 Déja le soleil commençoit à baisser, & le prince en se retirant apperçut dans la rue une foule nombreuse. Il s'arrête & reconnoît Darinée à son habit. Aussi-tôt il s'avance, & la prenant par le bras, il l'enmene ave lui. Darinée étoit tellement saisie de frayeur, qu'elle excitoit la compassion ; mais lorsqu'elle fut dans l'appartement du prince, & qu'il l'eût rassurée par ses discours : Seigneur, s'écria-t'elle, que pensez-vous que devienne ma maitresse ? Où est-elle, dit incontinent le prince ? Au pont où vous lui assurâtes que vous vous trouveriez. Qui est avec elle ? Helas, repartit Darinée les yeux baignés de larmes, elle est seule ; & si quelque divinité n'a pitié d'elle, j'ignore ce qu'elle deviendra. Pourquoi l'as-tu abandonnée ? Sçachez, seigneur, qu'avant l'aurore nous avons consulté l'oracle de Venus ; & l'heure où vous deviez arriver étant passée, nous avons esperé de vous trouver au pont, nous y sommes allées, & n'ayant point de vos nouvelles, madame m'a commandé d'aller sur le chemin par où vous deviez venir. Par malheur ceux à qui vous venez de m'enlever m'ont rencontrée, & sans vous, seigneur, ils m'alloient mettre dans les fers. Durant le chemin, ils m'ont fait plusieurs questions pour sçavoir où étoit Dorinde ; mais j'ai toujours dit qu'elle avoit passé d'un autre côté, & que ne l'ayant point trouvée au lieu convenu, je m'en retournois à la ville pour la chercher. A la porte j'ai été reconnue par Ardilan ; il m'a fait des reproches sanglans, & m'a tenu des discours si injurieux pour Dorinde, que je ne les oublierai jamais. Mais, seigneur, admirez le pouvoir de la fortune, lorsque le perfide Ardilan me parloit, un des ministres du temple de Venus a dit en parlant de moi : celle-ci avec une autre vêtue comme elle, est venue consulter notre oracle. Ardilan a voulu sçavoir la réponse, & ce ministre a repliqué qu'il avoit dit que nous trouverions dans le Forest le remede que nous cherchions. En même temps le traître est parti, & je l'ai vû tourner vers le palais.

 Mais, qu'est devenue Dorinde, reprit Sigismond ? Helas, repartit Darinée, que puis-je vous dire, seigneur, sinon que je l'ai laissée à ce pont cachée dans des buissons, au-delà du ruisseau ? O Dieu, s'écria le prince, elle sera dévorée par les bêtes sauvages ! O cruel pere ! si pourtant tu mérites ce nom, se peut-il que tu sois assés dénaturé pour me faire mourir ainsi ! A ces mots, il poussa de profonds soupirs, & se promena quelque temps dans la chambre. Puis se tournant vers Darinée, il lui commanda d'aller dans la maison de Dorinde, aussi-tôt qu'il seroit nuit, & de prendre Ceraste avec elle.

 Presqu'en même temps il vit entrer le sage Avite, & le prince Godomar. Ils lui dirent combien le roi étoit irrité de ce qu'il avoit enlevé Darinée à ceux qui la lui conduisoient : Mon pere, dit le prince au sage gouverneur, dites au roi que jamais personne, excepté lui, n'insultera Dorinde, ou celle qui lui appartient, que je ne donne ma vie pour l'en faire repentir. Qu'il ne soit donc point surpris de ce que j'ai fait. Que pour cette fille, elle est aussi bien entre mes mains, qu'entre celles des miserables qui la traitoient si indignement. Qu'au reste Dorinde n'a rien fait que par mes ordres ; qu'il m'a empêché de la suivre ; mais que s'il lui arrive quelque mal, il compte de n'avoir plus de fils en moi.

 Seigneur, dit Avite, la passion peut-elle avoir tant d'empire sur vous ? Pouvez-vous oublier qui vous êtes, & ce que vous devez à votre roi qui est aussi votre pere ? Je ne sçai plus qui je suis, interrompit le prince ; mais plût à dieu que j'eusse terminé mes jours il y a dix ans ! Et se promenant dans la chambre, il montroit assés par ses soupirs & par ses gestes quel étoit le trouble de son ame.

 Godomar qui aimoit tendrement le prince son frere, conjura le sage gouverneur de se rendre auprès du roi, & de faire tous ses efforts pour l'adoucir, tandis qu'il essayeroit, lui, de ramener Sigismond. Hélas ! continua-t'il tout bas, je crains bien que le roi conseillé par le perfide Ardilan ne se porte à quelque violence, si vous ne détournez par votre sagesse l'effet de ses avis pernicieux. Avite sortit à l'instant, & passa chés le roi. Godomar se voyant seul avec le prince, lui dit : Mon frere, vous ne doutez pas que je ne sois infiniment sensible à vos déplaisirs ; mais je veux qu'en cette occasion vous comptiez sur moi, comme sur vous-même. Sigismond tournant les yeux vers Godomar, comme s'il fût revenu d'un profond sommeil : Mon frere, lui dit-il, pardonnez-moi ; je suis tellement hors de moi-même, que je ne vous ai point entendu. Et Godomar lui ayant repeté les protestations qu'il venoit de faire : Je vous confierai mes peines, répondit Sigismond ; vous verrez ensuite le remede que vous y pourrez apporter.

 Vous sçavez que Dorinde est partie, & que je devois l'accompagner ; mais le perfide Ardilan m'en a empêché. La malheureuse Dorinde n'avoit pour toute compagnie que Darinée ; les dieux la lui ont ravie, comme vous le sçavez, & la voilà seule dans les bois, pendant la nuit, & sans sçavoir où aller. Mais ce qui m'afflige davantage ; c'est qu'Ardilan sçachant que l'oracle lui a répondu qu'elle trouveroit dans le Forest du soulagement à ses ennuis, ne manquera pas d'en informer le roi ; & le roi qui est indigné de la préference qu'elle m'a donnée sur lui, la fera suivre infailliblement, & si on la rencontre, je crains qu'on ne lui fasse quelqu'outrage. Si ce malheur arrive, je jure que dans ma fureur je ne respecterai personne, & qu'Ardilan sera la premiere victime que j'immolerai.

 Godomar garda quelque temps le silence ; puis reprenant la parole : Mon frere, dit-il, votre crainte me paroît bien fondée. Ardilan a raconté au roi en ma presence ce que vous dites de l'oracle ; & soudain après avoir parlé fort bas, il a fait appeller Clorante, & lui ayant dit quelque chose à l'oreille, il a relevé ensuite sa voix : Allez vous préparer, lui a-t'il dit ; cependant on expediera vos dépêches ; surtout usez de diligence. Vous sçavez que Clorante est de toute sa garde celui en qui il a le plus de confiance, & qui a le moins d'égard pour nous. Or, si vous l'approuvez, je monterai à cheval avec quelques-uns de mes amis, & je suivrai Clorante, afin de m'opposer à sa violence. Mon frere, dit Sigismond en embrassant avec transport le jeune prince, j'accepte ce que vous m'offrez ; il n'y a que ce moyen de me conserver la vie. Voyons seulement, ajouta Godomar, qui sont ceux que je pourrai prendre avec moi.

 Après avoir déliberé sur le choix, ils en trouverent neuf sur la fidélité desquels ils pouvoient compter. Périandre, Bellimart, Ceraste & moi nous fumes de ce nombre. Les princes nous envoyerent chercher incontinent, & nous firent part de leur dessein. Nous répondîmes que nous étions prêts à marcher ; & nous nous assemblâmes tous chés Bellimart ; comme il commandoit dans la ville, nous crûmes avec raison que notre dessein ne seroit point soupçonné.

 Deux heures après, nous nous presentâmes à la porte avec le jeune Godomar ; Ardilan voulut sçavoir où nous allions. Bellimart ayant répondu que nous allions joindre Clorante, le roi, dit Ardilan, ne m'a point commandé de vous laisser sortir. Alors Godomar s'avança, & dit : Depuis quand êtes-vous devenu le censeur de mes actions ? Qu'à l'instant cette porte soit ouverte. Seigneur, reprit Ardilan, je ne vous avois pas remarqué ; mais agréez que je n'ouvre point cette porte sans ordre du roi qui me l'a défendu en termes exprès.

 Ah, traître, s'écria Godomar en prenant une hache d'armes, je vais payer toutes tes perfidies ; en même temps il lui fend la tête ; les autres furent si effrayés, qu'ils n'oserent resister ; d'ailleurs, ils aimoient autant le prince, qu'ils détestoient Ardilan. A peine avions-nous quitté le pavé, que la nuit nous surprit. Nous arrivâmes au pont ; & n'y trouvant personne, nous poursuivimes notre route vers le Forest. Cent fois nous nous perdimes dans les montagnes, ignorant tous le chemin de Feurs où nous voulions aller. Nous primes donc la résolution d'attendre le jour au premier village que nous trouverions, & de prendre des guides. Là nous apprimes que nous nous étions éloignés de tout le chemin que nous avions fait depuis le pont. Il fallut retourner sur nos pas ; ce qui desesperoit le jeune prince. Mais une chose le consola ; c'est qu'il sçeut que Clorante n'étoit parti que fort tard du lieu où il vouloit passer la nuit, & que ses chevaux étoient presque tous deferrés. Le lendemain nous rencontrâmes un vieillard qui venoit du lieu où nous allions, & qui dit au prince qu'il venoit d'y conduire une jeune fille bien desolée. Vous verrez, dit le prince, en s'adressant à nous, que c'est celle que nous cherchons. Mon pere, ajouta-t'il, en parlant au vieillard, dites-moi qui est celle que vous avez conduite ? Seigneur, répondit-il, vous n'en sçaurez rien par moi, car j'ignore pour quel dessein vous la cherchez. C'est, dit le prince, pour son bien. Si cela est, repliqua-t'il, Tautates dirigera lui-même vos pas ; elle est bien digne d'être assistée, & il connoît vos intentions. Mais moi à qui elles sont cachées, je n'oserois en dire davantage ; je serois coupable de tout le mal qui pourroit arriver, puisqu'elle a été remise en ma garde. Le jeune prince admirant la vertu du vieillard, le combla de louanges, & lui donna une piece d'or.

 Nous ne fumes pas fort loin, sans reconnoître la piste dont le vieillard nous avoit parlé. Nous la suivîmes jusqu'à Feurs, où la nuit nous obligea de nous arrêter. Clorante avoit logé au même lieu où nous étions descendus ; le lendemain on nous dit qu'il avoit passé le Lignon. Nous voilà sur les traces qui nous menerent jusqu'à un carrefour, où nous reconnûmes qu'il avoit demeuré quelque temps ; mais ce qui nous embarrassa, fut que nous jugeâmes par les traces mêmes qu'ils s'étoient séparés en trois troupes.

 Le prince voulut absolument que nous nous separassions de même. Ainsi, continua-t'il, Bellimart, Periandre, & Merindor, avec leurs trois amis, prendront la route qui mene au Lignon ; Ceraste & les autres cinq chevaliers iront à droite, mais sans passer la Loire ; & moi, dit-il, après avoir repassé le Lignon, je prendrai à gauche ; & dans trois jours nous nous trouverons tous au pié de ce temple que vous voyez au milieu de la plaine, élevé comme un écueil.

 Sans doute, un dieu avoit inspiré le prince ; à peine avions-nous fait une lieue & demie, Bellimart, Periandre & moi, que nous trouvâmes Dorinde, mais entre les mains de Clorante qui vouloit l'enmener. Le ciel favorisa notre entreprise. Ils étoient quinze ou seize ; cependant nous les défimes, & leur enlevâmes Dorinde. La victoire nous a couté cher, il est vrai ; car nous avons perdu Bellimart ; Periandre un cousin germain, & moi un frere. Or, madame, nous avons amené Dorinde dans cette capitale. Elle vient se jetter entre vos bras, comme dans un asile assuré.»

 Après que Merindor eut fini, Amasis prit la parole, & leur dit : «Genereux chevaliers, Dorinde a cette obligation à votre valeur, qu'elle est arrivée dans un lieu, où elle ne sera point autrement traitée que ma fille elle-même. Je vous conjure sur tout d'aller vers le prince Godomar, & de le supplier en mon nom de venir ici. Je meurs d'envie de lui rendre les services qui sont dûs à un si genereux prince. Madame, répondit Périandre, le prince ne manquera pas de venir vous rendre ses devoirs, & de vous recommander la belle Dorinde, par consideration pour le prince Sigismond.»

 A peine avoient-ils achevé, que Leonide avertit Galatée, que Dorinde & celles qui l'avoient accompagnées, étoient dans la sale. En même temps Amasis la chargea d'aller les recevoir. Galatée le fit avec d'autant plus de joie, que Lycidas frere de Celadon étoit de la troupe, & qu'elle mouroit d'envie de lui parler. Galatée sçavoit déja par Leonide qui étoient Florice, Circène, & Palinice. Après avoir parlé quelque temps à Dorinde, elle vint les trouver, & leur donna mille marques de ses bontés. Madonte sçachant aussi que ces étrangeres qu'elle connoissoit, étoient si près, s'avança pour les embrasser. Elles eurent de la peine à la reconnoître dans ses nouveaux habits, & toutes rougirent de s'être méprises à son égard. Et les bergers s'éloignant par respect, elle leur dit qu'elle vouloit qu'ils la regardassent toujours des mêmes yeux, & que jamais elle n'oublieroit les grandes obligations qu'elle leur avoit. «Mais il faut, ajouta-t'elle, qu'avec la permission de Galatée vous voyiez ce que je cherchois, lorsque vous m'avez vue déguisée, & que vous jugiez si j'avois raison.»

 A ces mots prenant Florice d'une main, & Circène de l'autre, elle les pria toutes de venir avec elle dans la chambre de Damon. Amasis qui y étoit encore les embrassa, & leur fit tout l'accueil imaginable ; mais lors que Galatée lui eut presenté Dorinde, elle fut ravie de la voir par consideration pour le prince Sigismond.

 Jusqu'ici Hylas & Adraste n'avoient point encore parlé. Adraste admiroit ce palais si different des cabanes où il avoit été nourri, & Hylas ne trouvoit rien dans toute la troupe qui le piquât. Mais Madonte l'ayant enfin apperçu : «O dieu ! s'écria-t'elle, Hylas, je ne vous ai point rendu ce que je dois à notre ancienne amitié. Quelle opinion aurez-vous de moi ? Meilleure que jamais, madame, répondit l'inconstant, car il me semble que nos caracteres sont fort ressemblans. M'en préservent les dieux, repliqua Madonte, je ne voudrois pas vous ressembler par l'inconstance. Je ne vous conseille pas de l'essayer, ajouta-t'il, vous me copieriez fort mal. Je veux dire seulement que lorsque j'ai ce que je desire, je me soucie peu de tout le reste ; & si je ne me trompe, vous pensez de même, à present que vous avez trouvé ce chevalier.» Damon demanda doucement à Madonte qui étoit ce berger ; & l'ayant appris : «Gentil berger, dit-il, voulez-vous que je croye ce que je viens d'apprendre ? Seigneur, répondit Hylas, il ne peut rien sortir d'une si belle bouche, qui ne soit bon. Cependant, ajouta Damon, ce qu'elle m'a dit n'est pas à votre avantage ; elle vous donne pour le plus inconstant des hommes.

 C'est me rendre justice, reprit Hylas ; & je suis bien éloigné d'en rougir. Si, pour bien aimer, il faut prendre le caractere de la personne que l'on aime ; sur les bords du Lignon, il n'y a pas un berger qui ne soit inconstant, parce qu'il n'y a pas une bergere qui ne le soit. Ah, Hylas, interrompit Madonte, vous sçavez bien que vous parlez contre votre conscience. Madame, répondit-il, si je vous le prouve, qu'aurez-vous à dire ? c'est répondit Madonte, ce que je ne croi pas que vous puissiez faire. Madame, dit Hylas, j'ai aimé Laonice, Phylis, Alexis, Stelle, & quelques autres ; elles étoient donc inconstantes, ou je n'ai point pris leur caractere. Du moins, repliqua Madonte, ne me prouverez-vous pas que tous soient inconstans. Le pauvre Adraste est un bel exemple du contraire ; s'il avoit pû devenir inconstant, il ne seroit pas dans l'état où nous le voyons. O madame, repartit Hylas, il n'est pas inconstant, parce qu'il est insensé.»

 Alors Palemon qui n'avoit point encore ouvert la bouche s'adressant à Madonte : «Madame, lui dit-il, si vous êtes sensible au malheur de ce berger, daignez joindre vos prieres avec les nôtres, pour engager la nymphe Amasis à lui rendre sa premiere santé. Comment, répondit Madonte, pensez-vous que la reine puisse le guerir ? Madame, ajouta Palemon, on nous l'a fait entendre, & nous vous supplions d'interceder pour lui.» Aussi-tôt Madonte prit le berger par la main, & s'avança vers Amasis qui entretenoit Dorinde. En même-temps le sage Adamas revint de la ville où il avoit donné ses ordres ; Amasis vouloit lui parler, mais elle n'osa interrompre Madonte qui avoit déja commencé à supplier pour Adraste. «Madame, lui dit le sage Adamas, ce que l'on vous demande n'est pas à la verité selon la religion des druides ; mais les romains ont aussi établi la leur ici ; & c'est un fait constant qu'ils en usent de la sorte, & qu'ils ont souvent operé de ces guerisons. Eh bien, dit Amasis, je ferai tout ce qu'on voudra ; & s'il guerit, j'accorderai la premiere chose qui me sera demandée, si elle est en ma puissance.»

 Le druide profitant du silence, & s'adressant à la nymphe : «Madame, dit-il, je viens d'être informé que sept chevaliers sont arrivés dans cette ville, & qu'ils demandent des nouvelles du prince Godomar. N'en sçavez-vous point les noms, interrompit Périandre ? L'un d'eux, répondit Adamas, s'appelle Alcandre, & un autre Amilcar, si je ne me trompe. Ils ne sont pas de notre troupe, ajouta Périandre ; mais ils sont de nos amis.» Circène entendant nommer Alcandre, ne put s'empêcher de rougir ; & Florice s'approchant du sage Adamas : «Ce sont mes freres, dit-elle ; & je ne pouvois apprendre une plus agréable nouvelle. Si nous entendions les noms des autres... Voici la liste qui m'a été remise, interrompit Adamas. On y lut Silene, Lucindor, Clorian, Cerinte, & Belisard.» Alors les étrangeres s'écrierent : «O dieux, quel bonheur est le nôtre ; car, dit Circène, Silene, & Lucindor sont mes freres ; & Clorian & Cerinte sont freres de Palinice. Permettez-vous, madame, interrompit Florice en s'adressant à la nymphe, que nous allions les trouver ; il y a long temps que nous ne les avons vus ; & nous serions au desespoir qu'ils partissent, sans que nous les vissions. Non, non, répondit la nymphe, je les supplierai de venir ici, s'ils veulent des nouvelles du prince ; & Merindor s'étant offert de les avertir, il en reçut l'ordre d'Amasis.»

 Le chevalier, & Clindor qui l'avoit suivi, n'étoient pas encore descendus du château, qu'ils les rencontrerent. Et leur ayant fait entendre la volonté d'Amasis, ils prirent tous ensemble le chemin du château, où ils furent reçus par les nymphes & les chevaliers avec tout l'accueil imaginable. Mais, qui eût vû les caresses de Florice, de Circène, & de Palinice, auroit jugé qu'un plus grand interêt que celui de la proximité les animoit.

 Après ces premieres démonstrations, Alcandre revint vers Amasis, & lui dit : «Madame, le prince Sigismond nous a chargés de vous presenter ses services, & de vous assurer que s'il s'offre quelqu'occasion où ils vous soient utiles, il s'estimera infiniment heureux de recevoir vos ordres. Seigneur chevalier, répondit Amasis, je reconnois ici la générosité du prince envers les dames ; aussi devons-nous l'honorer & le servir à jamais, & je proteste de conserver ces sentimens tant que je vivrai. Puisque vous cherchez le prince Godomar, vous en sçaurez ici des nouvelles assurées.»

 Alors Périandre & Merindor lui dirent où ils devoient le trouver le lendemain ; & comme Alcandre en jettant les yeux sur l'assemblée, apperçut Dorinde : «C'est bien ici, dit-il, en se tournant vers la nymphe, que nous jouirons du fruit de notre voyage, puisque je vois Dorinde qui en est le principal sujet. Madame, Sigismond ne manquera pas de vous la recommander, & lorsqu'il la sçaura entre vos mains, il sera transporté de joye.»

 Cependant, on vint avertir Adamas qu'un chevalier nommé Ceraste étoit à la porte avec douze autres tous armés qui demandoient à entrer. Le druide l'ayant dit à la nymphe, Périandre & Merindor s'écrierent : «C'est assurément le prince Godomar qui aura sçû que Dorinde est ici. Plût à dieu, dit la nymphe, que j'eusse le bonheur de recevoir dans mon palais un si grand prince !»

 Adamas envoya en diligence pour faire ouvrir la porte, & sçavoir, s'il étoit possible, la verité. Et pendant que tous les chevaliers descendoient, il revint vers la nymphe, & lui dit : «En verité, madame, il semble que dieu prend en main votre défense. Voyez les secours inesperés qu'il vous envoye. Je croi, du moins, si Damon & Alcidon l'approuvent, qu'il est à propos que vous découvriez au jeune prince l'embarras où vous jettent la mort de Clidaman, & la perfidie de Polemas.» Les deux chevaliers furent de cet avis, & conseillerent à la nymphe de s'attacher Godomar le plus qu'elle pourroit, parce que Sigismond ayant à sa cour deux personnes qui lui étoient si cheres, il ne manqueroit pas de la secourir au besoin.

 Pendant que l'on disposoit tout, pour recevoir le jeune prince, les chevaliers étoient déja arrivés près de la porte. Le prince étoit déja entré, sans vouloir se faire reconnoître ; mais Périandre & Merindor l'ayant rencontré, ils lui marquerent tant de respect, que la nymphe fut bien tôt avertie que c'étoit Godomar lui-même. Elle dépêcha Adamas pour le recevoir, & elle accompagnée de Galatée, de Madonte, de Daphnide, de ses nymphes, de Dorinde, & de toutes les étrangeres, elle alla au devant de lui jusqu'à la porte du château. Incontinent, le prince y arriva. Dès qu'il eut apperçu les nymphes, il mît pié à terre, & se faisant ôter son heaume, il vint saluer Amasis avec une grace infinie. «Je viens, dit-il, madame, vous rendre avec joye des devoirs indispensables ; & pour vous assurer que le prince Sigismond & moi, & tous ceux qui dépendent de nous, dont voici un bon nombre, nous sommes à votre disposition. Nous acceptons avec une extrême reconnoissance ma fille & moi, répondit Amasis, l'offre génereuse que vous nous faites.»

 Dorinde vint alors se jetter aux piés du prince, pour le remercier de ce qu'il avoit fait pour elle (car la nymphe lui, en avoit dit quelque chose) & pour le supplier de ne la point abandonner. Le prince ne la reconnut qu'à sa voix ; & la relevant avec bonté : «Belle Dorinde, lui dit-il, vous êtes trop chere à Sigismond, pour craindre qu'aucun de ceux qui lui appartiennent, vous abandonne. D'ailleurs, vous êtes sous la protection d'une grande reine, & mon frere Sigismond m'a chargé de lui recommander vos interêts.» Puis se tournant vers Amasis : «Madame, continua-t'il, je n'ai fait ce voyage que pour défendre Dorinde, & vous supplier de lui permettre qu'elle puisse demeurer dans vos états, tant que la fortune lui fermera le retour dans sa patrie. En échange, nous vous offrons, mon frere & moi, nos personnes & nos vies. Seigneur, répondit la nymphe, je veux que Dorinde ait ici la même puissance que moi ; elle ne me sera pas moins chere que la nymphe Galatée ma fille.»

 Godomar fut ensuite conduit dans l'appartement qui lui étoit destiné ; & tandis qu'on le désarmoit, il raconta à Périandre & à Merindor, qu'après s'être separés le jour d'auparavant, il avoit long temps marché sans rencontrer personne, & qu'enfin ils avoient apperçûs dans la plaine une troupe de gens à cheval ; & que s'étant mis à les suivre, ils avoient trouvé que c'étoit le lieutenant de Clorante avec quinze ou seize chevaux. «Il nous apprit, ajouta le prince, qu'ils avoient ordre de se trouver le soir même au carrefour où nous nous étions separés. Un des miens leur dit que le roi nous avoit envoyés pour le même sujet ; ainsi nous marchâmes le reste du jour ensemble, & sur le soir, nous trouvâmes au carrefour Ceraste qui me raconta la mort de Clorante, & la défaite de sa troupe.»

 Alors me découvrant le visage : «Ne songez point à venger Clorante, leur dis-je ; c'est par mon ordre que l'on a retiré de ses mains une fille innocente. Vous pourrez le rapporter au roi, & lui déclarer que je n'ai pû souffrir qu'une femme fût outragée en ma presence.

 Quel fut leur étonnement, quand ils m'entendirent tenir ce langage ! Ils vinrent enfin me rendre l'honneur qu'ils me devoient, & je leur permis de s'en aller. Je croi qu'ils pourront aujourd'hui informer le roi de ce qui s'est passé. Pour nous, comme il étoit déja tard, nous couchâmes près de là, dans un lieu que l'on nomme Ponsins. C'est là que nous apprîmes le détail de votre combat, & le parti que vous aviez pris de conduire ici Dorinde.»

 Déja le prince étoit habillé, lorsqu'Alcandre & ceux de sa troupe vinrent lui baiser les mains, & lui dire que n'ayant point eu le bonheur de l'accompagner, ils avoient du moins été des premiers à le suivre avec l'aveu du prince Sigismond. «Mais, interrompit le prince, que dit le roi, lorsqu'il sçut la mort d'Ardilan, & mon départ ? Seigneur, dit Alcandre, si le roi vous blâma, comme vous n'en sçauriez douter, la cour & le peuple vous benît. Sigismond surtout, & la princesse Clotilde avoient peine à retenir les transports de leur joye. Je loue dieu, ajouta le prince, qu'il ait si bien adressé nos pas ; & j'espere qu'il nous continuera sa protection. Seigneur, ajouta Alcandre, le prince Sigismond nous a chargés d'une quantité prodigieuse de pierreries.» En même temps ils les mirent sur une table, & le prince les reçut comme un témoignage de la bonne volonté de son frere, & de son attention : «Non, dit-il, que j'en aye besoin, tant que j'aurai mon épée, & tant de braves gens autour de moi.»

 A ces mots, les ayant tous embrassés, il sortit avec eux pour se rendre dans la sale où étoient les nymphes, & où l'on avoit dressé les tables pour le dîner. Amasis voulut le faire asseoir d'abord, mais averti que Damon étoit retenu au lit par ses blessures, il demanda la permission de l'aller voir. Damon en fut si penetré, que depuis il ne se détacha point de Godomar.

 Clindor de son côté enmena les bergers, & les bergeres, excepté Dorinde à qui Amasis ne voulut point permettre de quitter Galatée ; mais à sa place il enmena les freres de Florice, de Circène & de Palinice.

 Cependant, le prince se mit à table ; & pour lui obéir, chacun s'assit sans cerémonie ; on ne parla presque que de la fortune de Dorinde, & du déplaisir qu'avoit eu Sigismond de ne pouvoir la suivre. Dorinde connut alors qu'elle avoit injustement soupçonné la fidelité du prince ; & parce qu'elle gardoit un morne silence : «Avouez, lui dit le prince, que vous n'êtes pas encore bien revenue de votre frayeur. Seigneur, répondit-elle, je suis sous la protection de personnes trop puissantes, pour craindre maintenant. J'ai été effrayée, il est vrai, eh qui ne l'eût été à ma place ? Mais, seigneur, ajouta-t'elle, admirez la fortune, qui pour m'affliger, a voulu que je fusse délivrée par les mains des trois hommes qu'après Ardilan je détestois le plus ; & vous sçavez, prince, si j'ai raison de les hair.»

 Alcidon prenant la parole : «Madame, dit-il, vous ne démentez point le caractere de toutes les belles ; car je n'en ai point encore vû à qui les services pussent faire oublier les offenses ; & ce qui est pis encore, ces offenses le plus souvent sont imaginaires. Seigneur chevalier, répondit-elle, j'ignore le caractere des belles dont vous parlez ; mais je connois par experience celui des hommes ; & je n'en ai encore vû qu'un seul qui ne fût pas trompeur. Je voudrois bien sçavoir qui est ce phenix, reprit le prince en souriant. C'est Hylas, ajouta-t'elle. Hylas, dit Madonte ; & n'est-ce pas le plus inconstant des hommes ? Il est inconstant, je l'avoue ; mais il se donne pour tel. Et le prince Sigismond, repartit Godomar, en quel rang le mettez-vous ? Je ne le sçai pas bien moi-même, repliqua Dorinde ; mais avant que j'eusse l'honneur de vous voir ici, je l'ai mis au rang des autres.»

 En même temps Périandre & toute sa troupe que Clindor avoit amenée, entra dans la sale ; & Dorinde voulant rompre cet entretien : «Seigneur, lui dit-elle, si vous ne connoissez point Hylas, jettez les yeux sur ce berger chauve, vous verrez de tous ceux qui se mêlent d'aimer l'homme le moins dissimulé.» Alors le prince, & tous ceux qui avoient entendu Dorinde regardant Hylas, il s'imagina qu'il y avoit quelque chose dans son ajustement qui n'alloit pas bien. Et Daphnide s'en étant apperçue, «non, lui dit-elle, Hylas ; ce qui attire nos regards, n'est pas votre habit, c'est votre caractere d'inconstant. Il est vrai, reprit Hylas, que j'aime le changement ; & par là même je ressemble aux deux sexes. Avouez du moins, interrompit Dorinde, que l'on trouve plus d'infideles parmi les hommes que parmi les femmes ; car il n'y a point de femme qui ne puisse se plaindre de quelqu'infidelité, & je vois bien des hommes qui ne s'en plaignent pas. C'est repartit Hylas, qu'ils rougiroient de se plaindre d'une chose si commune.»

 Dorinde alloit repartir, lorsqu'Amasis & le prince se leverent de table. Et Godomar s'approchant de Dorinde : «Soyez persuadée, lui dit-il, que Sigismond vous aime plus que sa vie ; lorsque j'aurai le loisir de vous entretenir, & que vous sçaurez ce qu'il m'a chargé de vous dire, vous avouerez qu'il merite d'être compté parmi ceux qui sçavent aimer.» Ensuite il supplia Amasis de lui permettre de se rendre auprès de Damon ; il étoit informé de sa valeur, & il vouloit gagner son amitié. La nymphe répondit qu'elle l'y accompagneroit. Thamyre, Celidée, Palemon, Doris, & le malheureux Adraste étoient déja dans son appartement. Lorsque le prince entra, Thamyre supplioit Damon de se souvenir qu'il lui avoit promis de guerir Celidée. Et Damon lui ayant dit qu'il ne s'agissoit que d'avoir quelqu'un qui accompagnât Halladin son écuyer, il s'offrit de faire le voyage.

 Celidée ne pouvoit consentir à cette separation ; elle aimoit mieux ne recouvrer jamais la beauté qu'elle avoit perdue, & dont elle faisoit peu de cas ; ou du moins elle vouloit le suivre. Thamyre s'y opposant, elle versoit un torrent de larmes ; elle en étoit toute baignée, lorsque le prince entra. Sensible à l'état où il la voyoit, il demanda quel outrage on lui faisoit. «Seigneur, répondit Damon, cette bergere que vous voyez si affligée a été d'une beauté admirable ; on la lui veut rendre ; & elle pleure pour ne la point recouvrer. Mais, ajouta Damon, ce qu'il y a de plus surprenant, c'est qu'elle s'est defigurée elle-même, & cela pour n'être point aimée. O ciel, dit Godomar, vous me racontez des prodiges incroyables ! Seigneur, interrompit Celidée, voilà l'estime que l'on doit faire de ce qui ne peut servir à notre satisfaction, & qui peut nuire beaucoup à notre repos.

 Mais, reprit Madonte, voyez, Seigneur, ce malheureux berger qui regarde cette tapisserie, il n'est pas moins digne d'admiration. Il avoit long temps aimé la bergere auprès de laquelle vous le voyez ; & lors qu'il perdit l'esperance de la posseder, il perdit en même temps sa raison. S'il a quelques intervales, il les employe à regreter la bergere. Mais, Seigneur, ajouta Amasis, nous voulons essayer un remede pour le guerir. Quel est ce remede, dit le prince ? C'est, interrompit Adamas de planter un clou dans le temple de Jupiter, vis-à-vis celui de Minerve, après avoir touché les temples du berger avec ce même clou. Il est vrai, dit Godomar, que j'en ai vû guerir plusieurs de la sorte. Il faut donc, ajouta la nymphe, faire avertir le grand pontife, afin qu'il vienne m'expliquer ce que j'aurai à faire, & c'est vous Adamas, continua-t'elle, que je charge de ce soin.»

 Cependant, Adamas tirant un peu la nymphe à l'écart, il lui representa combien le ciel l'avoit favorisée en lui envoyant un prince si genereux. «Madame, continua-t'il, tout ce que vous aviez plus à craindre, étoit quelque intelligence de Polemas avec les rois voisins. Le plus dangereux de tous est Gondebaut, & dieu rend ce bras impuissant, en vous donnant ses deux fils, Maintenant, il est de votre prudence de les interesser à votre conservation ; la protection que vous accordez à Dorinde vous assure l'amitié de Sigismond, & celle du Prince Godomar. Mais comme Polemas pourroit être informé par d'autres lettres de la perte que vous avez faite, je suis d'avis que vous préveniez ses desseins ; & vous en avez une belle occasion. Vous voulez guerir le pauvre Adraste ; voilà un prétexte de retenir le prince Godomar. Il faut que celui qui plantera le clou, soit souverain magistrat ; ainsi vous serez obligée de faire un dictateur exprès pour cette cerémonie. Or, madame, vous avez le prince Godomar dont vous pouvez faire choix. S'il accepte ce titre, comme il l'acceptera sans doute, il faut le lui continuer jusqu'à ce que vous soyiez tranquille du côté de Polemas.

 Mais, qu'ai-je maintenant à faire, dit Amasis. Je croi, madame, ajouta le druide, que vous devez faire entendre au prince que pour la guerison du berger, il doit accepter ce titre. Puis la cerémonie étant faite, vous assemblerez avec lui Alcidon, & Damon, & vous lui declarerez la mort de Clidaman, & la trahison de Polemas. Il est trop genereux pour n'embrasser pas votre défense.»

 Pendant qu'ils s'entretenoient ainsi, Godomar s'étoit approché de Damon ; Alcidon, Daphnide, & Madonte l'entretenoient de la fortune de Dorinde, & le prince la trouvant charmante dans son habit de bergere, eut envie de la faire peindre ainsi : Galatée qui l'avoit entendu, envoya incontinent chercher un peintre.

 Cependant Amasis trouvant l'occasion de prévenir Alcidon & Damon sur ce qu'elle avoit à dire au prince, elle leur en parla. Ils approuverent son dessein, & ils en firent eux-même l'ouverture. Le prince promit à la nymphe tout ce qu'elle souhaitoit ; & la nymphe faisant appeller Adamas, elle lui commanda en sa presence de tenir tout prêt pour le projet qu'ils avoient medité.

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LIVRE NEUVIÈME.



 C'est en ces divers entretiens qu'ils passerent le jour entier. La nuit vint enfin les surprendre, & les separa jusqu'au lendemain. Dorinde obtint d'Amasis par ses prieres & ses empressemens, qu'elle iroit dans la maison de Clindor avec ses compagnes. Merindor & Périandre donnoient la main à Dorinde ; Lucindor & Cerinte à Florice, Amilcar & Silene à Palinice. D'un autre côté Thamyre aidoit la triste Celidée, qui étoit inconsolable de son prochain départ. Pour Adraste, il n'abandonnoit point Doris que conduisoit Palemon. Tous, excepté Hylas, & Belisard, qui ne s'attachoient à aucune, étoient assés occupez de leurs propres affaires, pour ne pas songer à Hylas. Alcandre & Clorian servoient Circène ; Lucindor & Cerinte aimoient Florice ; Amilcar & Silene soupiroient pour Palinice ; Périandre & Merindor adoroient Dorinde, qui ne cessoit de leur reprocher leur infidelité, dès qu'ils lui parloient d'amour.

 Lorsqu'ils furent arrivés, ils resolurent de veiller dans la chambre de ces bergeres, pour reparer en quelque sorte le temps qu'ils avoient passé loin d'elles. Mais Dorinde pour quelque raison dont elle fit part à ses compagnes, ne le voulant pas, elles s'excuserent toutes sur ce qu'elles avoient dessein de se trouver le lendemain au lever de Galatée ; ils furent donc contraints de se retirer. Hylas fut par hazard logé dans la même chambre qu'Alcandre, Amilcar, & Belisard ; les quatre autres chevaliers logerent ensemble. Hylas connoissoit les premiers depuis long temps ; & dès qu'ils se virent seuls, ils parlerent de ce qu'ils avoient fait, depuis qu'ils ne s'étoient vus.

 «Pour moi, dit Hylas, j'aurai bientôt fait. Lorsque Chriseide eut trompé ses gardes, pour aller du côté de Gergovie, je la suivis, mais en vain. Il me fut impossible de la rencontrer. Je trouvai Madonte & Laonice, & je vins avec elles dans cette contrée, où m'ont fixé ces aimables bergeres. Rien n'égale la douceur de leur vie. Leurs habits sont grossiers ; mais d'ailleurs les bergers & les bergeres n'ont rien qui ressente le village. Entre tous les autres est un certain Silvandre, dont on ne peut trop admirer l'esprit. Pour les bergeres, elles sont si belles, elles ont tant de graces, & tant de naiveté, qu'il est impossible de les voir sans les aimer. Vous avez peut-être vû autrefois Florice, Circène, & Palinice ; du moins vous avez sçu quel cas on faisoit à Lyon de leur beauté. Eh bien, elles sont absolument effacées par ces gentilles bergeres.

 Comment, dit Alcandre, vous prétendez qu'il y ait quelque bergere plus belle que Circene ? voilà ce que je ne puis souffrir. Encore si vous aviez parlé de Florice, de Palinice même... Mon frere, interrompit Amilcar, je passe à Hylas ce qu'il voudra, pourvû qu'il excepte Palinice, dont la beauté est superieure à toute autre. Hé quoi, mes enfans, dit Hylas en souriant, il semble que vous preniez quelque interêt à ces filles. Si nous y prenons interêt à ces filles. Si nous y prenons interêt, reprit Alcandre ? sçachez, Hylas que nous les aimons depuis la mort de Teombre ; aussi si vous vous en souvenez, il n'y avoit pas long temps que nous étions revenus dans la maison paternelle. Il est vrai, répondit Hylas ; mais comme nous avions eu le loisir de contracter l'amitié qui est entre nous ; je croyois qu'il ne falloit pas plus de temps pour devenir amoureux, que pour devenir bons amis. Au contraire, dit Alcandre, il faut moins de temps pour choisir une maitresse, que pour choisir un ami.

 Hé bien, reprit Hylas, puisqu'il n'y a pas d'apparence que vous dormiez si tôt, racontez-moi vos amours, afin que je ne tombe plus dans le même inconvenient, lorsque je parlerai de vos maitresses. J'y consens, répondit Alcandre, à condition que vous ne mépriserez plus Circéne pour l'amour de moi, ni Palinice par consideration pour mon frere. Ni vous, Stelle, ajouta l'inconstant pour l'amour d'Hylas. Nous le promettons, dit Alcandre ; mais il faut encore, ajouta-t'il, que vous veniez auprès de nous ; je me fatiguerois trop à parler haut, & si long temps.» Hylas vint incontinent les trouver, & quelque temps après Alcandre reprit ainsi la parole, tandis que Belisard dormoit.


HISTOIRE D'ALCANDRE, D'AMILCAR
de Circène, de Palinice, & de Florice.


 «Peu de temps avant le mariage de Florice notre sœur avec Teombre, mon pere nous fit revenir des pays étrangers, où il nous avoit envoyés pour en apprendre les langues, & connoître les mœurs de nos voisins. Nous avions plus de vingt ans, lorsqu'il nous rappella. Nous étions peu connus dans notre patrie ; nous n'y connoissions presque personne, & nous n'aurions pas même reconnu Florice notre sœur. Nous revînmes, comme vous sçavez, un peu avant le mariage de Florice ; & lorsque nous commençions à nous aimer, Teombre l'enmena à la campagne. Le ciel, il est vrai, eut pitié de nous ; il nous la rendit bien tôt après par la mort de Teombre. Florice ne l'avoit épousé que par raison d'état ; ses larmes furent bien tôt séchées. La tendresse que nous lui témoignions n'aida pas peu à sa consolation. De son côté, elle n'oublioit rien pour nous rendre moins ennuyeux le sejour que nous faisions auprès de notre pere. Je veux, dit-elle, à mon tour, vous faire voir mes amies, vous les trouverez surement moins ennuyeuses que les personnes que vous voyez tous les jours. Dès le lendemain, elle nous mena dans la maison de Circène, où nous trouvâmes Palinice, Dorinde, Cloris, Parthenopé & quelques autres, toutes belles & vertueuses. Pour moi, à peine j'eus jetté les yeux sur Circène, que je ne pus lui refuser mon cœur ; & mon frere trouva en même temps Palinice si aimable, qu'il ne put s'empêcher de l'aimer.

 Presqu'en même temps nous perdîmes notre pere ; la douleur que nous en ressentîmes devoit étouffer notre passion naissante ; mais, Hylas, qui peut resister aux ordres du destin ? Nous fûmes quelque temps sans voir ces belles personnes, la bienseance le vouloit ainsi ; & la contrainte où nous vêcûmes alors, ne fit que rendre notre mal plus douloureux, & plus difficile à supporter.

 Palinice & Circène qui étoient les meilleurs amies de ma mere, ne manquerent pas de nous rendre visite à cette occasion. Et nous qui étions presque toujours avec Florice, dieu sçait si nous les reçûmes avec joye. Quand Circène eut long temps entretenu ma mere, elle vint faire ses complimens à Florice ; je m'approchai d'elle, & Florice s'étant avancée vers Palinice, je me trouvai seul avec Circène. Après l'avoir remerciée de la part qu'elle daignoit prendre à notre affliction : je ne sçai, ajoutai-je, si en effet je dois vous être si obligé ; car je crains bien que cette visite n'ait pour moi des suites funestes. Si cela arrivoit, me dit-elle, ce seroit assurément bien contre mon intention ; si ce n'est pas votre intention, repartis-je ; c'est donc mon destin que vous causiez ma mort. Moi, repliqua-t'elle, je serai cause de votre mort ?

 Les visites qui survinrent m'empêcherent de lui répondre ; & de tout le jour je ne pus renouer cet entretien. Amilcar de son côté saisissant l'occasion, s'approcha de Palinice, & lui dit : Les belles de cette contrée sont bien cruelles ; est-il possible qu'à la douleur dont nous sommes accablés, vous veuilliez encore ajouter celle qui causera ma perte ! J'ignore, répondit Palinice, comment je pourrois en être cause. Ils furent interrompus par le même accident qui nous avoit séparés Circène & moi. Sans doute nous obéissions au destin, puisque nous usâmes à peu près des mêmes discours pour déclarer notre passion.

 Quelques jours après, nous allâmes rendre à ces beautés les visites qu'elles nous avoient faites. Florice qui nous y avoit accompagnés, & qui avoit remarqué que j'avois long temps entretenu Circène, me dit au retour : Je ne vous ai point averti, mon frere, de vous défendre des charmes de Circène ; mais ne vous y laissez pas surprendre ; elle est tellement engagée ailleurs, que vous ne devez pas vous flatter de la moindre esperance. Clorian, frere de Palinice, possede son cœur. Ah ma sœur, lui répondis-je, vous m'avertissez bien tard. Mais, se peut-il que Clorian possede son cœur, comme vous le dites ? Ecoutez, Alcandre : Clorian est frere de Palinice de tout temps amie de Circène ; d'ailleurs, le mari de Palinice étoit oncle de Circène ; ce qui a formé entr'elles des liaisons intimes. Et Circène a laissé prendre sur elle à Palinice une si grande autorité, qu'elle ne pourroit guere quand elle le voudroit se détacher de Clorian. Mais, repliquai-je, si Clorian l'aime tant, si Palinice a tant de pouvoir sur-elle, pourquoi leur mariage ne se conclut-il point ? Sçachez, reprit-elle, que Circène a deux freres, dont l'un est fort amoureux de Palinice ; & parce qu'elle ne l'aime pas, il a résolu que Clorian n'épouseroit point sa sœur, que Palinice ne fût aussi déterminée à le prendre pour son mari : voilà ce qui retarde le bonheur de Clorian.

 Ma sœur, lui dis-je encore, si vous m'aimez, il faut que vous me donniez la connoissance de ce frere de Circène, afin que j'essaye de le gagner. Mon frere, continua-t'elle en souriant, je vous dirois bien un autre secret, & plus important pour vous ; mais je ne sçai comment m'y prendre. Ah ma sœur, si vous voulez me conserver, ne me cachez rien ! J'y consens ; mais regardez cette ouverture comme un des plus grands témoignages de mon amitié. Circène a deux freres ; Silene qui est l'aîné aime éperdument Palinice & Lucindor ; A ce mot, Florice s'arrêta en souriant... Achevez, lui dis-je, Lucindor est amoureux de vous. Il le dit ainsi, répondit-elle en se cachanr le visage. Or je me promets bien qu'il m'accordera tout ce que je lui demanderai. Mais à quoi pensai-je ? & que dira Lucindor ? Ma sœur, lui dis-je, desabusez-vous, si j'aime Circène, c'est dans la vue de l'épouser. Pour Lucindor, s'il est digne de Circène, pourquoi ne l'épouseriez-vous pas ? Ah, mon frere, je pleure encore la mort de Teombre... D'ailleurs il étoit si jaloux, que je ne pourrois sans folie m'exposer encore une fois au même inconvement Comment Lucindor est jaloux ? Alcandre, me répondit-elle en souriant, vous voulez tout sçavoir ; je le veux bien. Lucindor ayant remarqué qu'un des freres de Palinice feignoit de m'aimer, ou m'aimoit peut-être, en a conçu une si violente jalousie, qu'il m'ôte le repos qu'il a perdu lui-même. Hé ma sœur, ajoutai-je, expliquez-moi cette enigme. Le frere de Palinice vous aime. Eh ne m'avez-vous pas dit que ce frere aime Circène ? Palinice a deux freres, me répondit-elle ; l'un nommé Clorian, & qui aime Circène ; l'autre qui s'appelle Cerinte, & qui me montre quelque bonne volonté.

 Alors faisant un grand éclat de rire : Voici, lui dis-je, l'avanture du monde la plus singuliere. Palinice a deux freres, Cerinte qui vous aime, & Clorian qui aime Circène. Circène a deux freres aussi : Silene qui recherche Palinice, & Lucindor qui vous recherche. Et moi si j'aime la belle Circène, Amilcar adore Palininice. Ce fut de la sorte, Hylas, que j'appris toutes ces intrigues : notre entretien finit par les promesses que me réitera Florice de me servir de tout son pouvoir, & de servir aussi Amilcar.

 Pour moi je pensai à m'établir avantageusement dans l'esprit de Circène ; & je crus que rien ne pouvoit y contribuer plus que la discretion. Un jour qu'elle étoit chés Palinice, & qu'elle quitta ses gands, j'y glissai adroitement un petit biller. Circène se douta bien qu'il étoit de moi, parce que j'avois tenu ses gands entre mes mains ; mais elle feignit de ne pouvoir le deviner, parce qu'elle se défioit d'Andronire qui la servoit. Et pour lui témoigner qu'elle s'en soucioit peu, elle lui donna ces gands, mais après quelques refléxions elle les lui ôta, de peur qu'elle ne les montrât à Clorian.

 Quelques jours après, elle vint voir ma sœur, & lui montra le billet dont il s'agit. Florice reconnut aussi tôt ma main ; mais elle dissimula. Hé quoi, lui dit-elle, l'amour de Clorian dure-t'il encore ? Ceci, répondit-elle, n'a rien de commun avec lui, & j'en suis charmée. Voyez si vous ne connoîtrez point ce caractere. Ah Circène, s'écria-t'elle, oui je le connois. C'est quelqu'un de mes proches qui a écrit ce billet, & à qui j'ai plusieurs fois representé l'inutilité de son dessein. Hé Florice, répondit-elle froidement, que vous ai-je fait ? Je n'ai point voulu vous déplaire, ajouta Florice, mais j'ai cru devoir détourner Alcandre d'une entreprise qui ne peut que lui être funeste ; & si l'on vous prenoit à serment, ne tiendriez-vous pas le même langage ? Il est vrai, reprit Circène, que Clorian a des vues sur moi ; mais si je ne change de sentiment, il ne parviendra pas où il espere ; & je vous assure que son indiscretion m'indispose extrêmement contre lui. Puisque vous m'ouvrez votre cœur, dit Florice, je vous avouerai que Clorian fait trop valoir au public l'autorité qu'il prétend avoir sur vous, & qu'il donne lieu de juger qu'elle est bien plus grande en particulier. Je pense donc que vous devriez peu à peu diminuer cette autorité.

 Ah Florice, s'écria-t'elle, si vous connoissiez le caractere de Palinice ! quelque jour que nous aurons plus de loisir, je vous en dirai davantage. Cependant, continua-t'elle en souriant, ne croyez pas que je veuille être aimée d'Alcandre ; & vous m'avez obligée, lorsque vous avez tâché de l'en détourner ; continuez, je vous en conjure ; sans doute vous y réussirez facilement. A ces mots, elle rougit un peu ; cependant ma sœur feignant de la croire : Soyez persuadée, lui dit-elle, que pour votre interêt, & pour celui de mon frere, je voudrois en effet y réussir ; mais en verité je ne l'espere pas.

 En même temps, Amilcar & moi, nous entrâmes avec Palinice, & peu après Cerinte & Silene. Pour moi, après avoir salué la compagnie, je m'approchai de Circène. Cerinte lia conversation avec Florice ; & Silene & Amilcar s'assirent près de Palinice. Voyant donc à Circène les mêmes gands où j'avois mis le billet, je lui dis : Belle Circène, je vous jure que ce qui est dans vos gands est veritable. Dans mes gands, dit-elle ? Oui, belle Circène, répondis-je, & prenant les gands, je lui montrai le billet. Elle feignit de ne l'avoir point vû, & de se mettre encolere. Elle fit même semblant de l'effacer ; mais lui tenant la main : Pardonnez, lui dis-je, à l'excès de mon amour, & croyez que c'est en vain que vous voulez effacer ces caracteres ; ils sont gravés dans ce cœur que vous m'avez ravi. Alcandre, me répondit-elle, en me frappant doucement sur la main, vous plaisantez ; aussi reçois-je en ce sens tout ce que vous me dites. Belle Circène, repartis-je, si je ne vous adore, je ne suis point Alcandre ; & je veux que le ciel m'ôte la vie, quand je cesserai de vous adorer.

 Je fus bien surpris de la voir tout à coup changer de visage ; mais ma surprise cessa bien tôt quand je vis entrer Clorian avec Lucindor. Clorian n'étoit point encore sûr que j'aimasse Circène ; mais il ne laissa pas de montrer un visage severe & content, parce qu'il ne pouvoit souffrir que personne lui parlât. J'avoue que l'embarras de Circène me déplut, & qu'alors même je pris cent fois la résolution de ne l'aimer plus ; mais ces beaux projets s'évanouissoient, dès que je venois à la regarder.

 Lorsque tout le monde se fut retiré, Florice me rendit l'entretien qu'elle avoit eu avec Circène, puis elle ajouta : Mon frere, Circène se détachera de Clorian plus facilement que je ne l'aurois crû ; & à dire le vrai, il en use si imperieusement avec elle, que je ne sçai comment elle l'a pû souffrir. Ma sœur, croyez-moi, lui répondis-je, vous vous ressemblez toutes. Car, dites-moi, je vous supplie, si Lucindor veut vous traiter comme Clorian traite Circène, pourquoi desapprouvez-vous en autrui, ce que vous approuvez en vous-même ? Et si Circène s'ennuye de cette tyrannie, pourquoi serre-t'elle des nœuds qui lui déplaisent ? Vous vous ressemblez toutes encore une fois. Vous voulez être maitresses ; & vous vous plaisez à vous rendre esclaves ; puis vous vous ennuyez de cette servitude, & pourtant vous prenez plaisir à y demeurer. Ne m'avez-vous pas dit que Lucindor ne peut souffrir que Cerinte vous parle ? Et qu'une jalousie pareille a été tout ce que vous avez éprouvé de plus triste avec Teombre ? Pourquoi donc vous y soumettre, & ne pas prendre sur Lucindor l'autorité qu'il usurpe sur vous.

 Mais, qui vous a dit, interrompit Florice, que je crains Lucindor ? Mes yeux, repliquai-je, & vos actions. Puis vous m'assurez que Circène se lasse des airs imperieux de Clorian, & qu'il seroit facile de l'en détacher. Hé, ma sœur, que ces esperances sont mal fondées, puisqu'elles dépendent de la résolution d'une femme !

 Tels furent les reproches que je fis à Florice, & qu'elle écouta avec la derniere patience ; mais enfin s'approchant de moi, & me prenant par le bras : Alcandre, me dit-elle, d'où vous vient cette mauvaise humeur ? & puisque nous sommes si insensées à vos yeux, dites-moi, vous qui êtes si sage, me conseillez-vous de rompre avec Lucindor ? Si je souffre de lui, vous devez en être charmé ; il est frere de Circène, & par lui nous nous l'assurons. Ma sœur, lui dis-je, vous parlerai-je franchement ? Lucindor ne me paroît pas tout à fait déraisonnable ; mais je ne puis souffrir les impertinences de Clorian. Mon frere, me répondit-elle incontinent, je vois bien que vous parlez maintenant selon votre cœur ; mais croyez-moi, continuez de servir Circène ; souvenez-vous sur tout de cacher votre amour à tout le monde, & laissez faire le reste à votre merite, à l'impertinence de Clorian, au goût de Circène, & à mon assistance.

 Je goûtai les avis de Florice ; mais, Hylas, vous sçavez quel est l'empire de la passion. Quelques jours après, il m'échappa des actions qui ne firent que trop éclater ce que je voulois qui fût inconnu. Palinice les remarqua ; & comme elle sçavoit que cette nouvelle passion déplaisoit infiniment à Clorian, elle tira un jour Circène à l'écart, & lui representa combien il est peu sage de quitter une inclination assurée, pour une nouvelle inclination. Or, ajouta-t'elle, je me suis apperçue qu'Alcandre veut vous faire accroire qu'il vous aime : gardez-vous d'écouter ses discours seducteurs ; nous ne connoissons point encore son caractere ; je serois au désespoir que nous le connussions à vos dépens. Au reste, en vous tenant ce langage, je n'ai que votre interêt en vue. Pour ce qui touche mon frere, il est assez honnête homme pour vous engager à lui vouloir du bien. S'il venoit à remarquer quelque intelligence entre Alcandre & vous, j'ignore à quoi le porteroit son déplaisir ; & je serois au desespoir de vous voir divisés. Ajoutez, ma fille, que rien ne décrie tant notre sexe que d'être servie de plusieurs ; on s'imagine toujours que nous les retenons par des faveurs, ou par des esperances. Prenez en bonne part les avis que je vous donne, & montrez en les suivant cette sagesse qui m'a toujours frappée en vous.

 Circène écouta Palinice avec beaucoup d'attention ; & quoiqu'elle sentît bien qu'elle ne parloit ainsi que par rapport à Clorian, elle reçut toutes ces remontrances sans se troubler. Elle la remercia même, & la supplia de lui continuer toujours ses bontés ; que pour elle, elle n'avoit point donné lieu à ce que j'avois fait, qu'elle me traiteroit désormais avec plus d'indifference encore, & qu'elle devoit l'aider à cacher à Clorian ce qui pourroit lui déplaire, parce qu'elle ne vouloit pas à sa consideration lui causer le moindre ennui.

 Voyez, je vous supplie, combien la prudence est nécessaire dans ces occasions. A la verité, Circène en usa depuis plus froidement avec moi ; mais aussi elle commença à ne plus douter que je l'aimasse. Tel fut le succès des remontrances de Palinice. Ma sœur qui s'apperçut qu'elle ne m'osoit plus nommer sans rougir, que si je lui presentois des fleurs, ou des fruits, elle les refusoit, & que lorsque je m'approchois d'elle, elle s'éloignoit ; un jour que nous étions seuls, elle me representa si vivement ces marques de mépris, que si j'avois pû quitter Circène, elle me l'auroit fait abandonner ; mais la blessure étoit trop profonde pour être guerie. Et lorsqu'elle me remettoit devant les yeux qui j'étois, & qui elle étoit : Ma sœur, lui dis-je en souriant ; hélas, ma sœur, je ne sçai que trop que Circène ne m'aime point, & qu'elle aime éperdument Clorian ; mais, à quoi sert que je le connoisse, & que vous me le representiez, puisque c'est me montrer seulement la grandeur de mon mal. Si vous en avez pitié, ne perdez plus le temps à me dire ce que je sçai trop ; cherchez plus tôt les remedes qui me sont nécessaires ; autrement c'est fait de moi. Circène peut à son gré me maltraiter, mon cœur n'en murmurera jamais.

 Florice m'entendant parler ainsi, changea de couleur ; & après m'avoir quelques temps regardé, sans rien dire, elle reprit ainsi la parole : J'avoue, mon frere, que personne n'a j'amais sçû aimer comme vous, si pourtant c'est aimer, que de se livrer ainsi. Mais aussi votre tendresse extrême meritoit plus de retour. A quoi me servent ces réfléxions, ma sœur ? Et peuvent-elles soulager mon mal ? Voulez-vous, me dit-elle, que j'éprouve d'abord les derniers remedes ? Vous le voulez ; hé bien, réjouissez-vous donc : je vais tout employer auprès de Lucindor ; s'il n'obtient rien de sa sœur, qu'il n'attende pas de moi la moindre parole obligeante : vous de votre côté, faites tout ce qui dépendra de vous.

 Telle fut la résolution dans laquelle nous nous séparâmes tous deux, Florice cherchant l'occasion de parler à Lucindor, & moi, le moyen de gagner Circène. Dans cette idée, je descendis au jardin, où Belisard ce jeune homme qui dort maintenant, & qui avoit soin de nous dans notre enfance, se promenoit dans une allée très couverte. Il avoit conçû pour moi une veritable affection, & je l'aimois à mon tour, jusqu'à ne lui rien cacher de mes plus secretes pensées. Cependant, je ne lui avois point parlé de Circène, uniquement parce que l'occasion ne s'en étoit pas presentée. Je choisis une allée qui n'étoit séparée de celle où étoit Belisard, que par une palissade de lauriers très épaisse. Il comprit à mon air que j'avois quelque inquietude. Sa curiosité augmenta ; & s'étant approché, il apprit bientôt que l'amour causoit mon tourment ; car il entendit que je disois : Qui pourra m'aider à fléchir la cruelle ? Et de qui puis-je esperer quelque secours ? De Belisard, s'écria-t'il. Si cette voix me surprit, vous pouvez le juger, Hylas. Mais je ne fus pas long temps inquiet, Belisard se presenta aussi-tôt à moi, & me repeta que c'étoit de lui que je devois attendre du secours. Seigneur, continua-t'il, manquez-vous de confiance en moi ? ou doutez-vous de mon attachement ? Ami, lui répondis-je, ne t'offense point que je t'aye celé ce que je voulois me cacher à moi-même, esperant de recouvrer ainsi ma liberté. Ah, que ce mal ne s'éteint pas de lui-même, ajouta Belisard ! Lorsqu'un cœur est touché, il ne peut guerir qu'en perdant toute esperance, ou en possedant l'objet de son amour. Mon ami, repartis-je, que tu connois peu l'amour ! je n'ai point d'esperance, & mon mal n'en est que plus violent. D'ailleurs, comment s'imaginer que la possession d'un bien puisse jamais le faire haïr ?

 N'est-il pas vrai, repartit Belisard, que l'amour est un désir, & que l'on ne désire point ce que lon possede ? Or s'il n'y a plus de désir dans la possession, comment voulez-vous qu'il y ait de l'amour ? Ah, répondis-je, en amour il y a un abîme de douceurs, de délices que l'on ne peut jamais épuiser : outre que le souvenir du bien que l'on possede, en rend le désir plus violent. Mais, seigneur, ajouta-t'il, que direz-vous du mépris ? N'est-il pas vrai qu'un courage généreux ne peut le supporter ? Il n'est rien, repartis-je, qui n'ait son contraire, & ce vaste univers ne se conserve que par là même. Mais, Belisard, laissons ces disputes qui sont entierement hors de saison. Que m'importe ce que tu dis, quand les mépris n'ont point fait sur moi les impressions dont tu parles ? Mais, dit Belisard, quelle preuve avez-vous de ces prétendus mépris ? Ecoute, car je ne veux rien te cacher : j'aime cette même Circène que Clorian a si long temps recherchée ; & ses cruautés n'ont encore produit d'autre effet que de m'enflammer davantage. Figure-toi qu'elle me fuit comme si j'avois quelque mal contagieux. Quelque part que je la trouve, elle rougit : & si elle ne peut m'éviter, elle tourne les yeux d'un autre côté, sans que j'aye pû obtenir un de ses regards, depuis que je lui ai déclaré ma passion.

 Alors, Belisard en souriant, & me tendant la main : Consolez-vous, me dit-il, sur ma parole, vous êtes aimé. Quelle preuve voulez-vous que je vous en donne ? O, Belisard, lui dis-je en l'embrassant, c'est ton amitié qui te fait tenir ce langage. Non, répondit-il froidement, je ne vous flatte point : & si la premiere fois que je parlerai à Circène, je ne vous rapporte pas des témoignages certains de sa bonne volonté, je consens que vous doutiez à jamais de ma fidélité. Continuez seulement à user de la même discretion, sans vous offenser de ses procedés ; ils sont affectés, croyez-moi, & tournent entierement à votre avantage.

 Enfin, Belisard prit la résolution de parler à Circène ; & je lui dis qu'il en viendroit facilement à bout, s'il feignoit d'aller chez-elle de la part de Florice, & même que, s'il étoit nécessaire, Florice lui en donneroit la commission. J'irai de sa part, me répondit-il, mais que Florice m'y envoye en effet, je m'en garderai bien. Seigneur, apprenez de moi que les femmes ne se fient point sur ce chapitre aux autres femmes, & sur tout si elles ont de la jeunesse & de la beauté, parce qu'un rien peut les brouiller, & qu'alors le secret seroit bien tôt divulgué. Et si vous avez parlé à Florice, & que Florice lui en ait parlé à son tour, ne soyez plus surpris de ses froideurs. Il est vrai, lui dis-je, que je me suis ouvert à Florice, & que Florice a souvent parlé de moi à Circène. J'essayerai d'y remedier, ajouta-t'il ; mais croyez-moi, priez Florice de ne plus rien dire, & vous verrez bien tôt du changement.

 Je sortis du jardin bien plus content que je n'y étois venu ; & Florice s'en étant apperçue, elle m'en demanda la raison. Pour toute réponse, je la priai de dissimuler, & de ne rien dire à Circène desormais. En même temps, nous nous mîmes à table, & mon frere Amilcar nous apprit qu'il y avoit ce soir là même une grande assemblée chez Dorinde, parce qu'elle épousoit Bellimart le lendemain ; & que Palinice & ses freres devoient y aller aussi-tôt qu'ils auroient soupé. Il ajouta que le pere de Dorinde nous y invitoit, & que Circène ne s'y trouveroit point à cause d'une indisposition qui lui étoit survenue.

 Nous hâtâmes donc notre souper ; & lorsque j'étois près de sortir, Belisard me conseilla de ne point accompagner Amilcar & Florice chez Dorinde, puisque Circène ne devoit point y être. Je vais la trouver, ajouta-t'il, & si on peut lui parler, comptez que je vous apporterai d'heureuses nouvelles. Je lui promis que j'accompagnerois seulement Florice, & que je reviendrois aussi-tôt.

 Belisard alla donc chez Florice ; il ne trouva auprès d'elle qu'Andronire ; elle étoit assise sur son lit à moitié déshabillée, & jouant du lut. Pourquoi, lui dit-elle, n'êtes-vous pas chez Dorinde ? & quel sujet vous amene ici ? Vous en êtes la cause, répondit-il, Florice ayant sçû que vous étiez indisposée, m'a ordonné de venir sçavoir de vos nouvelles. Florice, repliqua-t'elle, a trop de bonté pour moi ; vous lui direz s'il vous plaît que mon indisposition est legere, & que je suis veritablement pénétrée de ses attentions. O Circène, ajouta-t'il d'une voix plus basse : ne pensez pas que Florice sçache rien de ma démarche ; si j'ai pris ce tour, c'est que je ne veux pas qu'Andronire sçache le sujet de mon voyage.

 Circène qui n'ignoroit pas quelle confiance j'avois en Belisard, soupçonna que j'avois quelque part à cette visite. Et comme elle ne lui demandoit point le motif qui l'amenoit : Vous sçavez, continua-t'il, qu'il n'y a rien au monde que j'aime autant qu'Alcandre, & qu'Alcandre ne se fie à personne autant qu'à moi. Sçachez encore, belle Circène, qu'il m'a juré cent fois qu'il vous aimoit plus que lui-même, & qu'il n'auroit d'autre ressource que la mort, si vous desapproviez sa passion. J'en suis seul témoin... Hé quoi, interrompit Circène, Florice ne m'en a-t'elle pas parlé diverses fois ? Florice peut vous avoir parlé de ce qu'elle s'est imaginé, sans qu'Alcandre lui ait rien dit : Clorian, & Palinice, continua-t'elle, ne s'en sont-ils pas apperçu ? & ne m'en ont-ils pas fait des reproches sanglans ?

 Voulez-vous, reprit Belisard en souriant, que je vous avoue la verité ? Je vous jure qu'Alcandre vous adore ; mais je ne suis venu ici que pour sçavoir ce que vous m'avez dit tout à l'heure de Palinice & de Clorian ; car Alcandre & moi, nous ne pouvions nous imaginer pourquoi vous le traitiez si cruellement, lui qui vous aime avec tant d'ardeur, lui qui desire tant de vous plaire ; maintenant je conçois que l'importunité seule de Clorian & de sa sœur vous ont contrainte à en user de la sorte ; ne voulez-vous pas que je le croye ainsi, & que je le fasse entendre à mon maître, pour lui conserver la vie ? Cependant Circène gardoit un profond silence ; au lieu de répondre, elle s'étoit levée, & elle se promenoit doucement dans la chambre ; mais Belisard continua : J'ai souvent admiré l'injustice de la fortune qui accorde aux uns plus de bien qu'ils n'en meritent, & qui refuse aux autres les biens qu'ils paroissent plus meriter. Car avec quelle justice Alcandre n'obtiendra-t'il point l'honneur de vos bonnes graces ? & Clorian aura-t'il ce pouvoir absolu sur vous ? Clorian vous tyrannise, Alcandre vous honore comme une déesse. Et, ce qui est inconcevable, vous usez de soumission envers celui que vous foulez aux piés ; & de la derniere cruauté envers celui qui vous adore ; vous le méprisez à un point... Vous vous trompez, interrompit Circène, j'estime Alcandre, comme je le dois ; vous lui devez votre estime, reprit Belisard, mais ne lui devez-vous rien de plus ? Que puis-je faire davantage, répondit-elle en souriant ?

 A ces mots, ils s'appocherent d'une table, & Belisard badinant avec une plume : Pourquoi vous le dirai je, continua-t'il, puisque vous n'en ferez rien ? Aimez-vous Alcandre, ou lui voulez-vous du mal ? Pourquoi, répondit-elle, haïrois-je une personne si accomplie, & qui ne m'en a jamais donné occasion ? Pourquoi donc le traiter avec tant de rigueur ? S'il s'approche de vous, vous fuyez ; s'il vous parle, vous ne répondez point. Belisard, dit-elle, te parlerai-je franchement ? Je n'aurois jamais crû que ton maître & toi, vous eussiez si peu d'esprit. Dis-moi, je te supplie, si je traite Alcandre autrement que tous les autres, n'est-ce pas une preuve que je le mets dans un autre rang que tous les autres ? Va, Belisard, apprens que notre sexe est souvent contraint de feindre de ne voir pas ce qu'il voit, & de voir au contraire ce qu'il ne voit pas.

 Je rens graces à mon ignorance, dit Belisard ; vous m'avez appris la seule chose que je désirois sçavoir, & qui va rendre la vie à mon maître. En même temps, il reprit la plume, & se mit à tirer des lignes ; & comme il avoit la réputation d'écrire aussi bien que personne de la cour : Que n'écrivez-vous plus tôt, dit-elle, quelque chose de raisonnable ? Je vous obéis à l'instant, répondit-il, si vous daignez approuver ce que j'écrirai. J'y consens, dit Circêne, si c'est quelque chose que je doive, ou que je puisse faire. Vous le verrez, ajouta-t'il, & si j'écris rien que vous deviez desavouer, cessez de me regarder comme votre serviteur. Et prenant un autre papier, il écrivit ce billet :


CIRCENE A ALCANDRE.



 L'assurance que vos actions m'ont donnée de votre amitié, m'oblige à vous aimer à mon tour, & d'estimer votre merite, comme celui d'une personne que je veux honorer toute ma vie.

 Circène lisoit à mesure, & sourioit en elle-même. Et lorsque Belisard eut fini : Il s'agit à present, dit-il, de me tenir la parole que vous m'avez donnée. Ai je rien écrit que vous puissiez, ou deviez desavouer ? Et n'est-il pas raisonable que j'emporte ce témoignage au plus fidele serviteur que vous aurez jamais ? Quand cela seroit, répondit-elle, que puis-je faire ? Je veux, ajouta-t'il, que vous approuviez ce que j'ai écrit, & que vous le signiez : alors vous aurez satisfait à votre promesse. Mais, à quoi se résoudra ce mystere, & que deviendra ce billet ? Ne soyez pas si curieuse, repartit Belisard ; en même temps il la fit signer comme par force, & mit le billet dans sa poche. Et comme il l'emportoit : J'ai appris, dit-elle en souriant, qu'il faut donner ce que l'on ne peut retenir ; dites du moins à Alcandre de quelle maniere vous m'avez trompée. Je lui dirai bien plus tôt, répondit-il, qu'il est plus heureux qu'il ne pensoit l'être. Il n'en dit pas davantage, & vint me trouver incontinent.

 Lósqu'il entra dans ma chambre, j'étois plongé dans la plus profonde rêverie ; il est bien question, dit-il, de rêver maintenant. Avouez qu'il n'y a qu'un Belisard au monde. Que signifie ce début, lui répondis-je ? Qu'il ne faut plus parler, ajouta-t'il, de mépris, de rigueurs, de cruautés ; rien qu'amour, rien que faveurs. Je cours aussi-tôt l'embrasser, & je lui demande s'il est possible que Circène lui ait donné quelque témoignage de bonne volonté pour moi. Je m'assure, dit-il, que vous êtes si prévenu, que vous aurez peine à me croire ; mais écoutez-moi, & demandez-moi ensuite quelqu'assurance que vous puissiez maintenant prétendre. Je vous déclare donc que Circène a agréé que vous la serviez, & si vous voulez quelque chose de plus, qu'elle vous aime. Ah, Belisard, dois-je croire une si heureuse nouvelle ! J'ai bien compté que vous seriez incrédule ; eh bien, quelle assurance en voulez-vous ? Jures-en par l'amitié que tu me portes, ou par celle que j'ai pour Circène. Les sermens ne sont que des paroles : il vous faut une preuve que vous voyiez, que vous touchiez. Et me croirez-vous une autre fois, ajouta-t'il, si dans ce moment je vous montre par écrit que mes discours sont veritables ?

 O dieux, m'écriai-je, je crains que tes promesses ne soient trop magnifiques ! Mes effets le sont encore plus, répondit-il. Alors me donnant le billet : Voyez-vous, continua-t'il, comme ce contrat d'amour, dont j'ai été le secretaire, à été signé & approuvé par la belle Circène ?

 Je ne puis vous exprimer, Hylas, quel fut mon ravissement ; je baisai cent fois ce beau nom de Circène ; & parce qu'enfin je ne pouvois comprendre comment il avoit obtenu cette déclaration, il me raconta tout leur entretien. Je l'écoutai avec tant de plaisir, que j'aurois voulu qu'il n'eût point fini. Croyez-moi, ajouta-t'il, les dédains dont vous vous plaigniez étoient affectés ; elle étoit obligée de se contraindre à cause de Clorian.

 Cependant, Florice & Amilcar, en revenant de l'assemblée, nous interrompirent ; je les pris aussi-tôt en particulier, & je leur dis que je voulois prendre part à leur satisfaction, pour me dédommager en quelque sorte de tout ce que j'avois souffert. Ils sourirent tous deux ; & Florice prenant la parole : Pour moi, dit-elle, j'ai vû Lucindor & Cerinte ; & moi, ajouta Amilcar, pour mon bonheur Palinice, & pour mon malheur Silene auprès d'elle. Or, reprit Florice je ne puis vous rien dire de nouveau, si ce n'est qu'ils me persecutent horriblement avec leurs importunités, ou plus tôt avec leur jalousie. Figurez-vous que je ne puis parler à l'un sans desobliger l'autre, & souvent tous les deux ; & j'ai craint ce soir plus d'une fois qu'ils n'en vinssent à des paroles piquantes.

 Pour moi, lui dis-je, si vous devez aimer l'un ou l'autre, que ce soit Lucindor, je vous en conjure, car il est frere de Circène. Et moi, ajouta Amilcar, je vous supplie que ce soit Cerinte, parce qu'il est frere de Palinice. Mes freres, mes amis, interrompit Florice : Pour l'amour d'Alcandre, dit-elle en se tournant vers moi, je n'aimerai point le frere de Palinice ; & à votre consideration, Amilcar, je laisserai le frere de Circène ; & pour l'amour de moi, je ne me soucierai ni de Lucindor, ni de Cerinte.

 Cette déclaration nous réjouit infiniment ; puis reprenant la parole : Ma sœur, lui dis-je, aimez-les, ou ne ne les aimez point, c'est le moindre de mes soucis, pourvû du moins que vous en fassiez semblant. Mais vous, Amilcar, continuai-je, quelle a été votre fortune ? Heureuse d'abord, me répondit-il ; mais la suite fort desagreable. Lorsque nous sommes arrivés a l'assemblée, Silene n'y étoit pas encore : j'ai donc profité du temps, & m'approchant de Palinice, je lui ai dit que je vous aurois voulu bien du mal, si vous m'aviez enmené avec vous, comme vous le souhaitiez. Peut-être, me répondit-elle, auriez-vous eu plus de satisfaction qu'ici. Personne, repliquai-je, ne peut le deviner mieux que Palinice, elle qui d'un seul mot peut me rendre heureux ou malheureux. Il faut donc que votre honheur, ou votre malheur dépende de bien peu de chose. C'est, ajoutai-je, que les moindres choses qui viennent de vous, me semblent très grandes ; & pour vous en convaincre, dites seulement : J'aime Amilcar ; ou du moins, l'amour d'Amilcar m'est agréable. Comment, reprit-elle en souriant, le pourrois-je dire, si je ne croi pas que vous m'aimiez ? Ah, ingrate Palinice, que dois-je donc faire pour vous le persuader ! Du moins, lorsque vous ne pourrez plus l'ignorer, agréerez-vous mes hommages ? L'avenir est incertain, me dit-elle, & il est difficile d'en rien assurer. A quoi donc puis-je recourir ? Silene est arrivé en même temps, & m'a dit seulement fort bas : à l'essai. Depuis, nous n'avons pû nous entretenir sans un témoin si fâcheux.

 J'apprenois ainsi leurs fortunes, sans leur faire part des miennes, parce que je craignois de déplaire à Circène, que je voyois si contrainte par Clorian. Nous nous séparâmes enfin pour nous reposer. Pour moi, j'entretins Belisard presque toute la nuit ; & je lui fis redire cent fois une même chose. Il avoit si bien réussi la premiere fois, que je m'abandonnai entierement à lui ; aussi acquit-il un grand crédit sur l'esprit de Circène, & sur celui d'Andronire. Par malheur, des affaires domestiques m'obligerent à faire un voyage dans le pays des veragrois, & Circène tomba malade en même temps. Pour comble de disgrace, Clorian, ou Palinice étoient toujours auprès d'elle, ensorte que je ne pus lui dire adieu qu'en leur presence. J'avois accoutumé de mener Belisard avec moi ; mais je le laissai exprès, afin qu'il essayât de donner ce billet à Circène.»


ALCANDRE A CIRCENE.



 O dieux ! quelle sera la fin de ce voyage, puisque le commencement en est si malheureux ! Partir ; ne pouvoir vous parler ; & vous laisser malade, ah, c'est trop de malheurs à la fois pour n'y pas succomber ! Cependant, voulez-vous que
je vive ? Plaignez-moi.


  «J'accompagnai le billet de ces stances :
 Destin, vous le voulez, il faut que je vous cede,
 Rien ne peut revoquer l'arrêt de mon départ.
O combien promptement fuit le bien qu'on possede !
Et quand il nous revient, ô dieux ! qu'il revient tard !


 Que cet éloignement me coutera d'allarmes !
Mes pleurs ne tariront que par un prompt retour.
 Amour donc à jamais par l'effort de tes charmes
 Tu mêleras ensemble & les maux & l'amour.


 Adieu, belle Circène, il faut que je fléchisse
 Sous la nécessité qui m'éloigne de vous.
Si pourtant vous daignez partager mon supplice,
Quel tourment puis-je avoir qui ne me semble doux !

 «A la premiere occasion qui se presenta, Belisard fit si bien sa commission, qu'il trompa les yeux de Palinice & de Clorian, & même d'une surveillante qu'ils avoient mise auprès d'elle, parce qu'ils avoient quelques soupçons contre Andronire. Cependant, je continuois mon voyage, toujours inconsolable de n'avoir pû entretenir Circène avant mon départ.

 D'un autre côté, Amilcar fit si bien auprès de Palinice, que Silene en conçut quelqu'ombrage ; Silene, comme vous sçavez, est un chevalier accompli. Dans les Behours, & dans les Tournois il a toujours l'avantage ; mais s'il est estimé de tout le monde, il s'estime aussi ; il croit obliger autant une dame en l'aimant, qu'elle peut l'obliger en se laissant aimer. Il étoit encore fort jeune, lorsqu'il jetta les yeux sur Palinice ; & comme leurs maisons étoient voisines, il avoit souvent occasion de la voir. Ils s'aimerent tous deux. Mais parce que le prince Sigismond en devint en même temps amoureux, le respect leur fit dissimuler leur amour, & obligea Silene à s'éloigner. D'abord c'étoit feinte, mais enfin il tourna les yeux sur Dorise ; & quoiqu'il le nie, on croit pourtant qu'il s'y laissa prendre. Palinice qui avoit consenti à cet artifice à cause du prince Sigismond, ne parut point sensible à la perte de Silene, tant qu'elle fut aimée du prince ; mais bien tôt après, il la quitta pour un sujet, dit-on, très mince, & la quitta pour toujours.

 D'un autre côté, Silene qui d'abord avoit usé de feinte envers Dorise, étoit parvenu à l'aimer serieusement. Palinice fut piquée au dernier point de cette double perte ; dans son dépit, elle écouta Rossiliandre qui la recherchoit, & qui faisoit son séjour à l'extrêmité des sebusiens. Mais admirez les jeux de l'amour. Dès que Palinice fut partie, Silene se souvint qu'il l'avoit aimée ; & dès lors il commença de la regreter ; & son amour devint plus vif que jamais. C'est ainsi qu'ils furent punis de leur legereté, ou plus tôt de leur imprudence, par une séparation de deux ans, pendant lesquels pourtant ils ne cesserent de se donner mutuellement de leurs nouvelles. Enfin Rossiliandre vint à mourir : & Palinice ne pouvant plus vivre parmi les sebusiens, revint au lieu de sa naissance. Silene la reçut avec tout l'empressement d'un amant.

 Ce détail, Hylas, étoit nécessaire, pour vous faire entendre qu'Amilcar ne s'étoit pas engagé dans une petite affaire, lorsqu'il avoit entrepris de servir Palinice. Cependant Amilcar réussit à donner de la jalousie à Silene, Palinice recevant les services de mon frere, dans la vue peut-être de piquer davantage Silene. Un jour qu'Amilcar & lui étoient dans sa maison auprès d'elle, ils vinrent à parler de la maniere dont on marquoit les esclaves, de peur de les perdre. Je voudrois, dit Silene, porter en cette qualité quelque marque de votre belle main. Il ne tient qu'à vous, répondit-elle ; & lui prenant la main, voulez-vous qu'avec cette éguille je fasse mon chiffre sur votre bras, après quoi j'y mettrai de l'encre. Silene y consentit, mais ne pouvant supporter la douleur, il retira son bras. Alors Amilcar tendit le sien, & dit à Palinice : Madame, accordez-moi cette faveur, & vous verrez que la douleur ne m'empêchera point de la recevoir. Elle fit d'abord quelque difficulté ; mais Amilcar persistant, elle lui marqua si bien la peau, que l'empreinte y demeura long temps. Alors Palinice dit en riant : Si j'avois traité de la sorte tous ceux qui m'ont servie, je les aurois reconnus lorsqu'ils ont pris la fuite ; j'aurois du moins pû les redemander à celles qui me les avoient dérobés. Vous vous trompez, dit Silene, qui comprit que ce reproche le regardoit, si vous pensez les retenir par ce moyen. Je puis bien, ajouta-t'elle, essayer ce moyen, quand tous les autres m'ont été inutiles. Prenez garde, répondit-il, d'un ton fâché, que la faute entiere ne soit d'un côté. A ces mots, il se retira, & laissa la place libre à mon frere ; mais deux jours après Silene revint, & à force de soumissions il obtint son pardon.

 Pour Lucindor frere de Circène, & Cerinte frere de Palinice, ils faisoient à l'envi leur cour à Florice ; & si Silene étoit jaloux, ceux ci ne l'étoient guere moins. Il me siéroit mal de louer ma sœur ; mais je puis dire avec verité, qu'elle se conduisit dans cette occasion avec beaucoup de prudence. Figurez-vous qu'elle fut toujours la même à leur égard, ensorte que l'un ne pouvoit se vanter d'avoir le moindre avantage sur l'autre. Le premier qui l'aima fut Lucindor ; mais ayant été obligé de faire un voyage, il trouva à son retour que Cerinte s'étoir établi avantageusement dans l'esprit de Florice. Comme il étoit d'une humeur semblable à celle de Silene, il faillit à perdre patience ; cependant Florice sçut si bien le ménager, qu'elle prévint entre les deux rivaux toute sorte de dissention.

 C'est ainsi que ces quatre amans poursuivoient leur dessein, tandis que j'étois dans Agaune, où les jours me paroissoient des siecles ; & voyant que je ne pourrois en partir si tôt, je dépêchai un jeune homme à Belisard avec une lettre pour Circène. Ce jeune homme arriva le troisiéme jour à Lyon. Déja Belisard commençoit à se plaindre de mon oubli, quand il comprit par mes lettres qu'il me blâmoit injustement. Il les reçut avec une joye sans égale, parce que Clorian avoit été obligé d'aller pour quelques jours à la campagne, quoique Palinice & la surveillante n'abandonnoient point Circène ; mais Amilcar y alloit souvent, & parlant de ses affaires à Palinice, il procuroit à Belisard le moyen de faire les miennes.

 Cependant, lorsque mes lettres arriverent, Amilcar étoit occupé à la cour auprès du prince Sigismond. Belisard qui étoit impatient de parler à Circène, ne laissa pas d'aller seul chés elle. Heureusement que Palinice venoit de sortir pour aller au temple. Il sçut d'abord par Andronire que Circène se portoit mieux, & qu'il pouvoit ne pas trop se defier de la surveillante, parce qu'elle commençoit à se taire. Hé comment, dit Belisard, l'avez-vous gagnée en si peu de temps ? Circène, répondit-elle, se fait aimer par force. A l'instant Belisard monte à l'appartement de Circène. Ah, madame, s'écria la surveillante en frapant des mains, voici Belisard. En même temps il entra, & feignant de ne pas voir Circène dans son lit, il courut les bras ouverts, comme s'il eût voulu embrasser cette surveillante ; puis tournant les yeux vers le lit : Madame, lui dit-il, si j'avois pensé vous trouver dans cet état, je ne serois point entré. Ne laissez pas d'approcher, dit Circène ; ce n'est pas la premiere fois que vous m'y avez vue. Il est vrai, Madame, reprit-il ; mais vous étiez malade ; maintenant que vous ne l'êtes plus, dont les dieux soient loués, sous quel prétexte puis-je venir ? Je ne suis pas encore bien rétablie. Madame, plût à dieu, continua-t'il froidement, que vous voulussiez user d'un remede que je vous enseignerai, je jure par Jupiter que vous seriez incontinent guerie. S'il étoit bon, pourquoi en ferois-je difficulté, répondit Circène en souriant ?

 Belisard qui vouloit saisir ce prétexte pour rendre ma lettre, fit de nouveaux sermens ; & Circène qui étoit ravie d'être trompée, lui en facilita le moyen. Le remede que je vous propose, ajouta Belisard, est aisé ; il consiste presque dans la force de quelques paroles, & ces paroles ne sont point magiques. S'il est ainsi, dit Circène, après y avoir pensé quelque temps, je vous promets, Belisard, que je ferai votre remede ; dites-moi donc ce que je dois faire. Ces remedes, reprit-il, doivent être tenus secrets ; ils perdent leur vertu, dès qu'ils sont divulgués.

 A ces mots, il s'approche de Circène, prend la lettre que je lui écrivois, & parlant tout haut : Afin, continua-t'il, que vous ne pensiez pas que je plaisante, la personne de qui je le tiens l'a écrit dans ce papier que je veux vous montrer. En même temps, il lui donna ma lettre qu'il venoit douvrir, afin que la surveillante ne s'apperçût point de l'artifice. La lettre étoit conçue en ces termes :»


ALCANDRE A CIRCENE.



 «Quelle absence que la mienne ! Y en eut-il jamais une aussi rigoureuse ! Je quitte la seule personne que j'adore ; je la laisse malade ; je n'ai point de nouvelles de sa santé. Jugez, madame, à quels supplices je suis réservé. Si mon état peut vous toucher, d'aignez me l'apprendre ; mais souvenez-vous que je ne veux point devoir cette grace à la compassion seule.

 Eh bien, madame, reprit Belisard, ne croyez-vous pas que ma recette est bonne ; je ne sçai, répondit-elle ; mais elle me paroît fort plaisante. Madame, ajouta-t'il, si vous daignez la faire, comptez que vous vous en trouverez bien. L'ami qui me l'a donnée, continua-t'il, m'a éctit sur un autre papier la maniere dont il faut s'en servir. Alors il lui presenta la lettre que je lui avois écrite. Circène n'osa faire difficulté de la prendre, de peur de donner des soupçons à la surveillante. En vetité, lui dit-elle tout bas, & sans le regarder, voici une façon admirable de faire lire des lettres. Madame, répondit-il, il faut bien tromper les yeux importuns de cette fille. A ce mot Circène lut le billet qui étoit conçu de la sorte :»


ALCANDRE A BELISARD.



 «Que je t'envie le bonheur que tu possedes ! O dieux, lorsque je pense à la felicité dont tu jouis ! O dieux, m'écriai-je, que ne suis-je Belisard, le plus heureux des hommes ! Mais ne suis-je pas en droit d'accuser ta paresse, pour m'avoir laissé si long temps sans me donner des nouvelles de ce que j'adore ? Sois desormais plus attentif pour un maître qui t'aime, je dirois de tout son cœur, si j'en avois un ici ; mais tu sçais où il l'a laissé.

 Je crains bien, dit alors Circène tout haut, que la recette ne soit pas excellente. Madame, reprit-il, vous pouvez me croire sur ma parole ; je n'ai jamais déguisé la verité. Eh bien, que faut-il que je fasse ? Il faut, répondit-il, en baissant la voix, que vous aimiez mon maître comme il vous aime, & que vous lui fassiez l'honneur de lui écrire. Ah, dit-elle tout haut, cela me paroît trop difficile. La surveillante qui s'amusoit à quelque ouvrage, s'approcha à l'instant, & lui dit : Madame, il y a si long temps que vous êtes entre les mains des myres... Que n'éprouvez-vous la recette de Belisard ? Aussi-tôt Belisard prenant la parole : Tenez ma belle fille, lui dit-il, voyez-vous ce papier, il faut seulement que Circène dise trois fois, après l'avoir lû : je le crois de bon cœur ; qu'elle baise le papier, & le pende à son col, & tout cela pendant neuf jours ; & je consens à tous les supplices, si elle ne guerit. Mais les neuf jours passés, il faudra brûler le papier ; car celui qui le verroit, prendroit infailliblement le mal de Circène, & ce mal lui reviendroit plus douloureux qu'auparavant. Oh, madame, reprit la surveillante, il faut absolument essayer ce remede.

 Circène ne pût s'empêcher de rire ; & la surveillante prit le papier, & l'accommoda elle-même. Neuf jours, disoit-elle, seront bientôt passés. Mais Belisard craignant que Palinice ne revînt du temple : Ce n'est pas tout, ajouta-t'il, madame, il y a encore une chose à observer ; & s'approchant de Circène : Après tous ces jeux, ne voulez-vous pas enfin avoir pitié de mon maître ? & ne lui écrirez-vous pas un mot de réponse ? Belisard, lui répondit-elle fort bas, quand je le voudrois, cela me seroit impossible. Je n'ai ni encre ni papier, & je suis sans cesse observée. Andronire & cette fille couchent auprès de moi. Madame, repartit Belisard, je vous apporterai du papier & de l'encre ; & lorsque la surveillante sera endormie, vous pourrez écrire, car vous avez sans doute de la lumiere durant toute la nuit. Je voudrois bien m'en dispenser, dit-elle. Non, non, ajouta Belisard, il faut observer exactement toutes les circonstances. Belisard croyant avoir mis l'affaire en bon train, se retira en disant ces derniers mots.

 Belisard trouva en se retirant Andronire ; il lui dit qu'elle sçauroit de sa maitresse une ruse charmante, & qu'elle devoit y aider de son côté. Andronire entrant dans la chambre, dit à Missène) tel étoit le nom de la surveillante) Qu'a Belisard pour s'en aller si content ? Nous aurons bien raison de l'être, répondit-elle, si sa recette est bonne. Demandez à votre maitresse. Ma maitresse, dit Andronire, ne voulez-vous pas me dire ce secret ? Alors Circène prenant la parole, lui raconta tout haut ce qui s'étoit passé, & lui dit le reste en particulier.

 Belisard revint dès le soir avec une écritoire & du papier ; mais il fut dans un étrange embarras, lorsqu'il apperçut Palinice auprès de Circène. Hé bien, dit-il d'une voix assurée, comment se porte notre malade ? Palinice, répondit Circène, vous ne sçavez pas que Belisard m'a donné une recette. Je sçavois bien, interrompit Palinice, que Belisard avoit beaucoup de merite & de sçavoir ; mais j'ignorois qu'il sçut guerir les dames. A l'œuvre, répondit-il, on connoit l'ouvrier ; je donne ma vie, si dans trois jours Circène ne se porte mieux que moi. Palinice vouloit demander quelle recette c'étoit ; mais elle entendit une voix dans la rue, qu'elle reconnut être celle de Silene. Elle courut aux fenêtres pour le voir, & pour l'entendre ; & Belisard saisissant l'occasion, mit l'écritoire & le papier sous le chevet de Circène, & la supplia d'avoir pitié du plus fidele amant qui fut jamais. Eh bien, dit-elle en souriant, j'en parlerai à Clorian, & à Palinice. Belisard, sans lui répondre, courut aussi-tôt à la fenêtre, pour ne point donner de soupçon.

 On avoit averti Silene que Palinice étoit chés elle, il y entra. Si Belisard eût voulu entretenir Circène, il en avoit une belle occasion. Palinice & Silene étant si occupés, qu'ils ne pouvoient guere songer aux affaires d'aurrui ; mais il crut qu'il ne devoit pas rester davantage, & il se retira, selon sa coutume, sans rien dire à personne.

 Le lendemain, il alla sçavoir l'effet de ses remedes, pendant que Palinice, après avoir donné le bon jour à Circène étoit allée au temple. Il sçut de Missène qu'il rencontra en entrant, que Circène avoit résolu de se lever, & qu'elle seroit ravie de le voir ; car, ajouta-t'elle, vos remedes valent bien mieux que tous ces remedes fâcheux avec lesquels on a failli à la faire mourir. Mais, dit Belisard, a-t'elle fait la recette ce matin ? Pas encore, répondit-elle. O, s'écria Belisard, je m'en suis bien douté, & je suis venu pour l'en faire souvenir.

 A ces mots, il monta dans l'appartement, & trouva Circène à sa toilette : Ma belle malade, lui dit-il, je me réjouis de vous trouver levée ; mais dites-moi, je vous supplie, comment vous avez passé la nuit ? Andronire, répondit-elle en souriant, vous dira que j'ai bien observé votre ordonnance ; & prenant sa lettre dans le sein d'Andronire, en voici la preuve, continua-t'elle, en la lui donnant, vous la fermerez, & vous assurerez votre maître que c'est à votre consideration que je l'ai écrite. O madame, que vous allez le rendre heureux ! Vous le pensez ainsi, parce que vous croyez qu'il sçait aimer. Je ne le croi pas, madame, je le sçais de science certaine. En même temps, Missène entra, & pour ne lui point causer de soupçon : Ma belle fille, dit-il, venez nous aider, madame ne veut pas continuer la recette, prétendant qu'il suffit de l'avoir faite une fois. Et je vous assure qu'il vaudroit mieux qu'elle ne l'eût point commencée, que de la laisser imparfaite.

 Hé, madame, reprit incontinent Missène, quelle humeur est la vôtre, de vouloir toujours être malade ; est-il si difficile de faire ce que vous a dit Belisard ? Il me fâche, dit Circène, de répeter si souvent la même chose. Mais, madame, ajouta Andronire, encore vaut-il mieux prendre cette peine, que de retourner au lit. Or, madame, interrompit Missène, si vous ne le faites de bonne volonté, vous le ferez par force ; & détachant le cordon où la lettre étoit attachée, elle la déplia, puis la lui presenta à lire. Andronire & Circène ne pouvoient s'empêcher de rire d'une pareille simplicité ; & Circène l'ayant lue, que faut-il que je fasse encore, dit-elle ? Baisez-là trois fois, répondit Missène, & dites : Je crois tout ce qui est écrit dans ce papier ; & comme Circène feignoit de ne le vouloir pas, la pauvre Missène la lui fit baiser presque par force, & lui fit dire mot à mot les paroles.

 Enfin, toutes les cérémonies étant finies, on vint dire que Palinice revenoit du temple avec Silene. Cela fut cause que Belisard s'approchant d'elle, lui dit : Ce present que vous faites au plus fidele amant qui fut jamais, va lui conserver la vie. Belisard, lui répondit-elle, je consens à tout ce que vous voulez. Mais souvenez-vous que s'il manque de fidelité, ou de discretion, je m'en prens à vous. Belisard vouloit repliquer ; mais il ne le put, parce que Palinice & Silene arriverent, & peu de temps après Amilcar.

 Belisard se retira donc sans rien dire davantage, & m'écrivit tout ce que vous venez d'entendre. Voici la réponse de Circène qu'il menvoya :»


CIRCENE A ALCANDRE.



 «Je vous remercie de la part que vous prenez à ma santé ; les dieux en revanche puissent-ils vous donner toute la satisfaction que vous meritez ; & que vous desirez ! Ce sont les vœux d'une personne qui vous aime plus que tous ceux qui ont de l'affection pour Circène.

 Quand je me rappelle toute la satisfaction que j'eus alors ; non, Hylas, jamais mortel ne fut plus heureux. Pour abreger, Hylas, ennuyé d'une absence qui me paroissoit si longue, je me hâtai si bien, que je partis six jours après. Mais quel fut mon ravissement, lorsque j'apperçus de loin les murailles de Lyon, & surtout lorsque je pus remarquer la maison de Circène ! Je connus bien alors que l'Amour sçait d'un seul coup payer avec usure mille peines, & mille déplaisirs.

 Dès que je revis mon cher Belisard, je ne sçus quelles caresses lui faire. Enfin, lorsque j'eus raconté en gros a ma mere le succès de mon voyage, je feignis d'être fatigué, afin de pouvoir me retirer avec Belisard. Belisard qui n'avoit pas une moindre impatience, me suivit, & ferma la porte aussi-tôt. Dieu sçait si alors je lui redoublai mes caresses, & si je lui demandai ce qu'il avoit fait en mon absence ; il répondit à tout avec tant de satisfaction pour moi, que je n'eusse jamais osé en desirer tant. Figurez-vous, Hylas, que nous demeurâmes plus de deux heures enfermés ; & cependant notre entretien eût été plus long, si l'on ne m'étoit venu avertir pour souper.

 Mais parce qu'il me dit que Circène seroit ravie de me voir le soir même ; dès que j'eus soupé, je feignis de me rendre au château ; mon frere m'accompagna, & nous allâmes chés Palinice. Lucindor qui aimoit Florice, nous fit toutes les caresses imaginables. Silene par bonheur étoit allé veiller ailleurs. Circène & Palinice furent étonnées de me voir si inopinément ; car elles n'avoient rien sçû de mon retour. Circène rougit d'abord, & se tournant vers Belisard : Hé Belisard, lui dit-elle, vous nous avez bien caché le retour d'Alcandre. Madame, je ne l'ai sçû guere plus tôt que vous, répondit-il ; car il ne fait que d'arriver ; mais s'approchant d'elle, tandis que je rendois mes devoirs à Palinice : quand il seroit arrivé dès le matin, ajouta-t'il, je me serois bien gardé de vous en avertir. Hé pourquoi, dit-elle ? Parce que je ne vous eusse rien dit de nouveau ; car vous sçavez bien qu'Alcandre est toujours où vous êtes ; & parce que vous ne vous en souciez guere. Vous ne dites rien, madame ? que voulez-vous, dit-elle, que je réponde, sinon que vous êtes un menteur ?

 A ces mots, elle vint à moi, pour me dire qu'elle partageoit la joie de ma mere. Je pensois, répondis-je, madame, que mon retour vous feroit faire d'autres réflexions ; mais je voi bien qu'étant aussi belle qu'à l'ordinaire, vous êtes de même aussi méchante. Alcandre, dit-elle, quels sont vos sujets de plainte ? Pourquoi, madame, repliquai-je, ne daignez-vous pas vous réjouir de mon retour, par le plaisir que vous avez de revoir une personne qui vous est si acquise ? Je croi, dit-elle, que Belisard vous a donné ses instructions, afin que vous me teniez tous deux les mêmes discours.

 Il est vrai, madame, lui dis-je, que Belisard & moi nous parlons souvent de vous, car je me fie autant à lui, qu'à moi-même ; pour linstruction dont il s'agit, nous n'y avons pas encore pensé, parce que la verité étant une, nous ne craignons pas de nous trouver en contradiction. Hé bien, interrompit-elle, feignant de vouloir changer de discours, je croirai tout ce qu'il vous plaira de vous & de Belisard ; mais, Alcandre, racontez-nous un peu ce que vous avez fait, depuis que nous vous avons perdu. Madame, il faut le demander à la belle Circène : jamais homme ne fut si malheureux qu'Alcandre, lorsqu'il vous quitta, ni si heureux que lui, lorsqu'il reçut de vos nouvelles. Dites-moi, interrompit-elle, si vos affaires sont rangées, & si votre voyage n'a point été infructueux. Belisard, & la belle Circène m'ont mandé qu'elles étoient en meilleur état que je n'eusse osé l'esperer ; c'est pour cela que je suis revenu si promptement, pour vous rendre mes actions de graces, & vous renouveller mes hommages comme à celle qui peut à son gré disposer de ma vie.

 Palinice n'étoit pas si attentive aux discours de mon frere, qu'elle ne songeât aux interêts de Clorian. Elle vint donc nous interrompre, sous prétexte de me faire civilité. Cependant Belisard ne perdoit point le temps, il entretenoit Andronire, & s'informoit de ce qui pourroit le plus m'interresser. Il sçut donc que mes affaires étoient dans le meilleur état, à moins que Clorian ne vînt à se marier ailleurs, où qu'il se désistât de lui-même. Que si l'on pouvoit faire ensorte que Palinice aimât serieusement Amilcar, alors elle se départiroit de la protection de son frere. Car, croyez-moi, Belisard, disoit-elle, l'amour a plus de pouvoir que l'amitié.

 Enfin la nuit étant avancée, nous fûmes contraints de nous séparer ; & lorsque je fus monté dans ma chambre, Belisard me redit tout ce qu'il avoit appris d'Andronire. Mais, Hylas, ne vous souvenez-vous point des gands de Circène, où j'avois mis un billet quelque temps auparavant. Or ce billet tomba, je ne sçai comment entre les mains de Palinice... Nous soupçonnâmes que Missène l'ayant trouvé, elle le lui avoit donné. Quoiqu'il en soit, Clorian fut averti incontinent ; & laissant les affaires qu'il avoit à la cour, il revint plus promptement que je n'eusse voulu. Le premier mal qui en résulta pour moi, fut que Circène pria Belisard de lui rendre des visites moins frequentes ; & lorsque j'y allois, elle n'osoit s'approcher de moi, ni me regarder.

 Si je ressentis ce changement, Hylas, vous pouvez le juger ; car il me sembloit que les témoignages qu'elle m'avoit donnés de sa bonne volonté étoient trop grands, pour les oublier, & que cette dissimulation étoit aussi trop poussée pour une feinte. Je tombai dans un état qui excita la pitié de Belisard ; il fut d'avis que je fisse revenir Florice, parce qu'elle pourroit peut-être gagner Lucindor. Et lorsque nous cherchions quelque prétexte à son retour, la mort de notre tante chés qui elle étoit, nous en fournit de meilleurs que nous n'eussions voulu. Florice revint donc plus tôt que nous ne l'esperions ; nous fûmes bientôt consolés ; & je ne tardai pas à supplier Florice de faire tous ses efforts auprès de Lucindor, pour l'engager à m'être favorable. Florice fit si bien, que Lucindor prit mon parti, & contre Clorian, & contre Palinice. Déja celle-ci panchoit de mon côté, lorsque Clorian & Palinice s'en étant apperçus, penserent que comme Florice faisoit jouer ce personnage à Lucindor, il falloit que Palinice fît agir Silene, & que par ce moyen leur parti deviendroit le plus fort.

 Que sert, Hylas, d'entrer dans un plus grand détail, Silene entreprit de soutenir Clorian ; & la maison fut divisée en deux partis. La nôtre fut de même partagée entre Lucindor & Cerinte qui aimoient ma sœur. Je tenois, moi, le parti de Lucindor. Amilcar favorisoit Cerinte. Incontinent après le même divorce arriva entre Clorian, & Cerinte, parce que Clorian étoit pour Silene qui aimoit Palinice, & que Cerinte parloit à Palinice pour Amilcar, parce qu'il étoit serviteur de Florice.

 Les choses étant en cet état, nous prévimes que nous ne pouvions être long temps amis. Un jour donc nous convinmes, comme si nous avions été inspirés, de consulter l'Amour même, ou sa mere. Et nous allâmes en consequence au temple de Venus tous ensemble, nous en eumes cette réponse :»


 Les six demeureront, sans partir de ce lieu,
 Que le devoir, ou l'honneur ne l'ordonne.
Et pour les autres trois, l'oracle de ce dieu
 Ne répondra qu'à leur seule personne.

 «Celui qui nous expliqua ces paroles, nous dit que l'oracle nous commandoit de demeurer dans la ville, jusqu'à ce que l'honneur & le devoir nous contraignît d'en partir ; & que si les dames venoient seules sans nous, le dieu leur diroit ce qu'elles auroient à faire. Nous sçumes que trois jours après avoir consulté l'oracle elles s'en étoient allées. Pour nous, nous avons toujours attendu qu'un sujet légitime nous fît sortir de Lyon. Or il est arrivé que Sigismond nous a ordonné de suivre le prince Godomar son frere, afin de défendre Dorinde. Nous avons jugé que notre devoir, & notre honneur nous invitoient à obéir. C'est pourquoi nous sommes venus ; & nous avons trouvé ces trois dames, sans sçavoir encore ce que l'amour ordonne de nos affaires.»

 Ainsi finit Alcandre ; & parce qu'il étoit fort tard, Hylas dont les yeux étoient appesantis, après leur avoir donné le bon soir se remit dans son lit, où il reposa jusqu'au matin.

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LIVRE DIXIÈME.



 Les affaires importantes qui occupoient Adamas, ne lui permirent pas de reposer un instant. Il étoit si affectionné au service de la nymphe, qui n'avoit de confiance qu'en lui seul, que tout accablé qu'il étoit du poids des années, il faisoit des efforts incroyables. Le péril étoit grand, & les remedes difficiles. La nymphe étoit denuée d'hommes & d'argent ; elle n'avoit d'autre lieu de sûreté que Marcilli, où même Polemas avoit des intelligences ; & ce qui paroissoit plus embarrassant, il falloit que les préparatifs fussent très secrets. Mais par malheur, Adamas ne sçavoit à qui se fier, parce que Polemas avoit pû aisément corrompre tous ceux qu'il avoit voulu attirer dans sa faction.

 A la verité, le prince Godomar avec les chevaliers de sa suite, & Damon & Alcidon qui étoient survenus si à propos relevoient son courage. Lorsqu'il étoit occupé de ces differentes pensées, on lui amena deux chevaliers qui demandoient à lui parler en secret. Ils avoient un air respectable & paroissoient âgés. Adamas les reçut dans son cabinet, & l'un d'eux lui parla en ces termes :

 «Argyre reine des pictes nous envoye vers la grande nymphe pour l'informer qu'elle est entrée dans ses états, sans lui en donner avis. Elle ne veut point être connue pour les raisons qui lui seront expliquées. Pour satisfaire à l'oracle, Argyre est obligée de parler à la reine. Et comme on lui a refusé l'entrée de la ville, nous la supplions de sa part de lui faire ouvrir les portes. La nymphe, répondit Adamas, sera bien mortifiée d'avoir ignoré la venue d'une si grande reine. Seigneur, reprit le chevalier, Argyre souhaite de n'être point connue, & d'entretenir en secret la reine Amasis. Puisque vous le desirez ainsi, repartit Adamas, allons ensemble chés la nymphe ; autrement j'irois à la porte pour recevoir votre reine, sçachant que l'intention d'Amasis est qu'elle commande ici comme dans ses propres états.

 Après qu'Adamas eut fait part à la nymphe de ce qu'il venoit d'apprendre, & des intentions d'Argyre, un des chevaliers ajouta qu'une des principales raisons qui la faisoient marcher ainsi, étoit le malheur de Rosileon qu'elle conduisoit avec elle, & qui avoit l'esprit absolument aliené. Amasis vouloit aller au devant d'elle, mais les chevaliers la supplierent instamment de n'en rien faire par cette raison ; ils lui representerent que cela même avoit contraint Argyre de venir presque seule, & qu'elle n'avoit amené que la princesse Rosanire, fille de Policandre roi des boyens, & quelques chevaliers pour la sureté de leurs personnes.

 Amasis fut obligée de ceder aux instances des chevaliers. Argyre fut donc conduite au château, & les chevaliers de sa suite au nombre de cent furent logés dans la ville. Adamas inspira à la nymphe de gagner la reine des pictes par toutes les attentions qu'elle pourroit imaginer, ne doutant point que par là elle engageroit dans ses interêts & Rosileon, & Policandre. Aussi dès qu'Argyre se fut rafraîchie, Amasis se rendit à son appartement, accompagnée seulement de Galatée, & d'Adamas.»

 Après les premieres civilités, la reine commanda à un des chevaliers de raconter en peu de mots à la nymphe le sujet de son voyage : & le chevalier, pour obéir, commença de la sorte :


HISTOIRE DE ROSANIRE,
Celiodante, & Rosileon.



 «Il faut que vous sçachiez, madame, que Policandre roi des boyens étant fort jeune encore, & desirant s'acquerir de la gloire, se déroba secretement avec un seul écuyer. Il alla chercher la guerre, où il entendoit dire qu'elle étoit. Il parcourut sous le titre de chevalier errant, toutes les Gaules, & la haute, & la basse Germanie. Puis il passa dans la grande Bretagne ; & là comme partout ailleurs il se couvrit de gloire sous le nom de chevalier inconnu. Enfin il vint à la cour du roi des pictes. Là il vit la princesse Argyre ; il l'aima, il en fut aimé. Mais la princesse ne lui témoigna rien de ses vrais sentimens, que lorsqu'elle sçut qu'il étoit prince des boyens. Alors, comme elle étoit d'ailleurs pénétrée de son merite, & qu'il lui jura de n'avoir jamais d'autre épouse qu'elle, elle le reçut pour son époux, & lui permit de la voir secretement. La reine rougit, grande nymphe, quand je vous raconte ces traits ; mais la confiance qu'elle avoit dû prendre dans un prince d'une si haute réputation justifie assés sa conduite.

 Ils vêcurent quelques lunes dans cette intelligence ; mais Policandre fut bien-tôt obligé de retourner dans ses états, le roi son pere étant mort, & la reine le redemandant. Argyre consentit à son départ ; & Policandre de son côté promit d'envoyer incontinent une ambassade pour la faire demander. Il fit mille & mille sermens qu'il oublia d'abord ; car depuis il ne lui donna point de ses nouvelles. Seulement elle apprit par la renommée que son royaume étoit divisé en deux factions ; l'une qui tenoit pour sa mere, & pour lui ; l'autre pour un prince puissant nommé Bourbon l'Archimbaud qui prétendoit remettre dans sa maison la puissance souveraine, à qui, selon lui, Bourbon un des ayeux de Policandre l'avoit ôtée. Les bruits qui s'étoient répandus de la mort de Policandre favorisoient son dessein ; car après ce prince, Bourbon étoit le plus proche heritier du thrône. D'un autre côté le roi dont la vigueur s'affoiblissoit tous les jours avec les années, n'avoit pas la force de s'opposer à ses desseins ; & ne songeoit qu'à passer doucement le reste de sa vie. Et lorsqu'il vint à mourir, la faction d'Archimbaud étoit telle, que si Policandre ne fût promptement arrivé, la reine sa mere étoit contrainte de ceder. Archimbaud avoit encore dans son parti les lemovices, dont la reine qui étoit la fille unique étoit veuve depuis un an, & n'avoit qu'une fille nommée Cephise.

 La princesse Argyre souhaitoit que le roi son pere voulût secourir Policandre. Pour l'y engager, elle lui fit sçavoir adroitement qu'il étoit ce chevalier inconnu qui avoit si long temps demeuré à sa cour. Mais cette raison d'état que fait valoir l'interêt, détermina le roi à envoyer des forces à Archimbaud. Et Policandre, plus tôt que de tenter la fortune des armes, consentit d'autant plus volontiers à épouser la fille unique du prince, quoique veuve du roi des lemovices, qu'il étoit indigné contre le roi des pictes, & qu'en même temps il se répandit un bruit qu'Argyre étoit morte. La nouvelle n'étoit pas sans fondement ; en effet quelques mois après le départ de Policandre, Argyre voulant cacher l'état où il l'avoit laissée, feignit d'être malade. Elle le fit si bien croire au roi dont elle craignoit la colere, qu'il lui permit de quitter la cour, pour changer d'air. Elle se retira donc dans un lieu fort écarté, où elle n'eut pour témoin de son malheur que sa nourrice & le fils de celle-ci.

 Or comme les nouvelles s'augmentent de jour en jour, ainsi qu'un peloton de neige qui se détache d'une haute montagne, devient presqu'une montagne lui-même, avant qu'il soit dans la plaine ; on dit à Policandre que la princesse étoit morte ; sans quoi il n'auroit pû songer à l'alliance d'Archimbaud. Argyre ne fut pas plus tôt revenue à la cour, qu'elle apprit ce mariage. Elle en fut vivement affligée ; mais elle l'eût été bien plus, si elle n'avoit entendu dire à tous ceux qui se mêloient de parler des affaires d'état, que Policandre auroit perdu son royaume sans cette alliance ; ce fut là aussi son excuse, lorsqu'il pensa à se justifier. Mais ce qui accabla la princesse, fut qu'en même temps elle sçut que le roi des santons la demandoit, & que son mariage avec lui étoit déja arrêté. La perfidie de Policandre lui avoit fait prendre la résolution de vivre dans le celibat. Mais il fallut obéir, & quelque temps après, elle épousa le roi des santons. Elle en eut un fils qui fut nommé Celiodante.

 Cependant elle aimoit toujours le roi des boyens, & lorsqu'elle venoit à penser que Celiodante heriteroit des états de son pere, tandis que le fils que l'amour lui avoit donné, vivroit inconnu, & sans autorité, elle étoit inconsolable. Ecoutez, madame, à quelle résolution elle se porta. Quelques temps après la naissance de Celiodante, elle feignit de vouloir sçavoir quelle seroit la fortune de ce fils. Le roi persuadé qu'il est toujours utile d'ignorer ce qui est inévitable, n'oublia rien pour rompre ce dessein ; mais enfin il fallut y consentir.

 Il y avoit alors une vierge druide qui rendoit des oracles ; elle avoit toujours mené une vie sainte & retirée ; elle se disoit instruite par celles qui ont succedé à Vellede & à Ganna qui rendoient leurs oracles dans la Germanie ; elle étoit une de ces neuf vierges, qui prédisent encore aujourd'hui l'avenir dans une île de la mer Britannique appellée Sayn, autrefois Sena. Celle-ci se nommoit Melusine ; les pictes, les santons, & une partie de l'Armorique lui étoient échus en partage (car ces neuf vierges avoient divisé les Gaules entr'elles.) Melusine venoit en de certains temps demeurer sur le sommet d'un rocher, où elle avoit fait bâtir une tour, qu'elle nomma Lux ignis par allusion au feu divin qui brilloit dans ses réponses. On l'a depuis appellée Lusignan. Dès que la reine sçut Melusine dans sa tour, elle vint la trouver avec la permission du roi, & presque sans cortége. Elle lui demanda quelle seroit la fortune de son fils ; Melusine lui fit cette réponse :»


 L'un d'eux est menacé de nôce incestueuse.
 L'autre en Forest, où Godomar sera,
 Le sens recouvrera.
Puis de tous deux la fortune est heureuse.

 «Cet oracle qu'elle ne comprit pas alors lui causa des peines bien cruelles ; cependant elle supposa une réponse toute differente : que si le petit Celiodante depuis l'âge de quatre lunes jusqu'à la trente-troisiéme, étoit vû de quelqu'autre personne que de ceux qui devoient le nourrir, il mourroit infailliblement trente lunes après. Argyre vouloit substituer à Celiodante le fils qu'elle avoit eu de Policandre, pour le voir nourrir auprès d'elle, & l'élever au thrône des pictes & des santons. L'intrigue fut si bien conduite, qu'au retour du faux Celiodante on ne soupçonna rien. Et dans la crainte que le vrai Celiodante ne fût reconnu, elle l'envoya au port des santons pour être nourri comme le fils de Verance fils de sa nourrice. Elle voulut auparavant lui faire une marque, & comme elle tenoit un fer chaud dans ce dessein, elle remarqua que la nature y avoit pourvû, & qu'il avoit sur la main une rose extrêmement bien representée. Puis elle lui mit au col une turquoise que Policandre lui avoit donnée, & qui portoit pour empreinte la figure d'un Lion, avec certains caracteres germaniques signifiant roi fils de roi. Lorsque Verance emporta ce jeune enfant, elle crut qu'on lui arrachoit les entrailles, car on ne peut étouffer la voix de la nature ; cependant l'amour prévalut. Verance, je l'avoue, étoit bien jeune pour être dépositaire d'un pareil secret ; mais il avoit sçû l'amour d'Argyre, & la naissance de l'enfant qu'elle substituoit à Celiodante. D'ailleurs elle vouloit, supposé qu'elle mourût bientôt, que Policandre fut informé de ce que l'amour lui avoit fait faire pour son fils : & elle n'ignoroit pas que ce prince ajouteroit foi à tout ce que lui diroit Verance.

 Cependant Policandre eut de la reine son épouse un fils nommé Arionte, & une fille appellée Rosanire. Clorisène mourut incontinent. Policandre en fut affligé, il l'aimoit en effet, & ne se souvenoit plus d'Argyre. Il fit élever comme ses propres enfans Cephise fille de Cloriséne, & du roi des lemovices. Cephise fut à peine sortie de l'enfance, qu'elle parut d'une beauté admirable ; & Rosanire seule pouvoit lui en disputer le prix. Le jeune Arionte de son côté combloit les vœux du roi par ses progrès rapides dans tous les arts de la paix & de la guerre.

 Presqu'en ce même temps, des marchands qui trafiquoient sur l'ocean Armorique, contrains de passer par le territoire des boyens, pour avoir un saufconduit, firent present au roi d'un jeune esclave qu'il destina au service des princesses. Les princesses s'attacherent à lui, parce qu'il étoit aimable, & que c'étoit la premiere personne sur qui elles avoient eu une puissance entiere. Le jeune enfant s'appelloit Kinicson ; & ce mot étant difficile à prononcer, elles le nommerent toujours le bel esclave. Mais quelle est la destinée des penchans ! Le jeune esclave se donna d'abord & tout entier au service de Rosanire. Cephise s'apperçut de la préference ; elle en devint jalouse. Un jour que Rosanire traversoit par hazard une chambre, Cephise tançoit le bel esclave de ce qu'il sembloit uniquement occupé de sa sœur. Rosanire entendit qu'il répondoit : Madame, je me sens trop honoré d'être à votre service ; si j'ai manqué, ordonnez que l'on me châtie ; mais si vous me défendez de servir Rosanire, ordonnez en même temps que l'on m'ôte la vie. N'êtes-vous pas à moi aussi bien qu'à elle, dit Cephise, qui n'avoit point encore apperçu sa sœur ? Je n'ai pas dit, repliqua l'esclave, que je ne fusse point également à vous. Mais... Achevez, continua-t'elle enflammée de dépit. Mais, madame, ajouta-t'il, voilà madame ; en même temps il sortit de la chambre.

 Cette modestie plut infiniment aux deux princesses, & les attacha davantage à l'esclave ; Rosanire surtout fut touchée de la préference qu'il lui donnoit, & des protestations qu'il y ajouta de ne jamais quitter son service. Ainsi l'esclave en croissant en âge, croissoit aussi en amour ; les vertus de la princesse l'avoient fait naître, & l'augmentoient de jour en jour ; mais dans l'état où il étoit, il n'osoit se découvrir à lui-même sa témerité. D'un autre côté, Rosanire avoit beau feindre, elle n'étoit pas absolument exemte de passion ; l'attachement du bel esclave lui rendoit encore plus aimables toutes ses qualités naturelles. Mais elle ne pouvoit se résoudre à aimer une personne inconnue ; elle étoit seulement touchée que la fortune l'eût réduit à une si vile condition.

 Quelque temps après, le roi songea à le donner au jeune Arionte ; mais la fortune qui vouloit le faire paroître glorieusement sur le théâtre de l'univers, en fit naître l'occasion que vous allez entendre. Un jour que le roi poursuivoit un cerf, un lion échappé de sa cage parut tout à coup sur sa route. Le cheval du prince effrayé se renversa sur lui, & s'enferra dans son épée, qui par hazard étoit sortie du fourreau. Il en mourut soudain, & le roi fut blessé à la jambe. Tous ceux de sa suite pousserent leurs chevaux à toute bride, pour se dérober à la fureur de l'animal qu'ils connoissoient. Le bel esclave fut le seul qui se jettant à terre courut au roi, & si à temps, qu'à peine il s'étoit mis entre ce prince & le lion, que l'animal furieux vint pour le dévorer. Mais le jeune homme l'attendit l'épée à la main, sans s'étonner ; & la fortune qui combattoit pour lui, conduisit si beureusement sa main, que le lion s'enferra de lui-même, en se jettant sur lui. Il en fut quitte pour une blessure assés considerable que l'animal lui fit à l'épaule en moutant. Cependant il tomba du coup ; mais se relevant aussi-tôt, il vint aider le roi à se dégager.

 Policandre admirant un si grand courage dans un âge si tendre, l'embrassa, & lui dit : Bel esclave, tu n'as pas employé ployé ta valeur pour un maître ingrat. Demande dès à present tout ce que tu voudras ; je jure par l'ame de mon pere de te l'accorder. Grand roi, répondit l'esclave, en mettant un genou à terre, ce que j'ai fait pour vous n'est qu'un tribut que je vous devois ; & ce tribut ne demande point de récompense. Un acte si généreux que le tien, repliqua le roi, ne peut être assés récompensé ; je veux donc que tu me demandes quelque chose. Seigneur, reprit-il, vous voulez imiter les dieux qui ne mesurent jamais à notre merite le bien qu'ils nous font ; j'oserai donc vous demander, puisque vous l'ordonnez ainsi, la chose du monde que je dois le plus cherir, ma liberté, & cela uniquement pour avoir lieu de vous convaincre que c'est librement que je veux vous servir toute ma vie. Le roi admira encore plus la générosité du jeune esclave, & l'embrassant une seconde fois, je te donne, lui dit-il, toute liberté, & je veux que tu sois fait chevalier aussi-tôt que nous serons dans Avaric.

 Cependant la plupart de ceux qui s'étoient écartés revinrent, & voyant le lion mort, ils n'osoient lever les yeux sur le roi. Et lorsqu'ils virent les caresses que le roi faisoit au jeune esclave, ils commencerent à lui porter envie ; car les belles actions ne produisent guere que la jalousie dans les ames basses, au lieu qu'elles font naître l'émulation dans les ames généreuses.

 Dès que le roi fut rentré dans sa capitale, il voulut que le bel esclave fût fait chevalier, en presence des dames même de la cour. Il lui mit l'éperon, lui donna l'accollade, & le baisa au front. Mais lorsqu'il fallut ceindre l'épée, il commanda à la princesse Rosanire de lui rendre cet office ; & par cette raison il le nomma Rosileon. Ce nom, lui dit-il, me rapellera sans cesse l'obligation que je vous ai, & ce que vous devez à ma fille, comme son chevalier. Rosileon vint ensuite baiser la main au roi & à la princesse. Sa joye fut extrême sans doute ; mais les transports de Rosanire ne furent pas moins grands. Et pour les lui témoigner, elle lui écrivit en ces termes :»


LA PRINCESSE ROSANIRE
à Rosileon.



 Ton courage est plus fort que la fortune, puisqu'il t'a rendu ce qu'elle t'avoit si injustement ôté. Je ne veux pas que ta vertu s'arrête là ; mais qu'elle te fasse lever les yeux au dessus de toi. Continue seulement, & espere, car je le veux. Et j'espererai aussi bien que toi.

 «Elle ne fut pas médiocrement embarrassée pour envoyer ce billet ; mais ayant appris que l'on ne pouvoit arrêter le sang de sa blessure, elle le fit porter envelopé dans un morceau de tafetas, comme si c'eût été quelque recette pour arrêter le sang. Rosileon reçut cette faveur avec respect ; mais le matin qu'il ne pouvoit dormir, & qu'il repassoit en lui-même ce que la princesse venoit de faire en sa faveur, il eut la curiosité de déployer le tafetas. L'émotion que lui causa son extrême joie, fit couler son sang avec plus d'abondance. Et profitant de la crédulité où l'on est que ces sortes de recettes perdent leur vertu, lorsqu'on les voit curieusement, il renvoya à Rosanire ce même tafetas pour la supplier de refaire la même recette.

 Rosanire hésita quelque temps si elle devoit l'ouvrir, mais l'amour l'emporta sur toutes les réfléxions, & s'étant renfermée, elle défit le tafetas. Elle y trouva cette réponse :»


ROSILEON A LA PRINCESSE
Rosanire.



 Je continuerai, divine princesse, & j'espererai, puisque vous le commandez ainsi. Mais que m'ordonnez-vous de continuer, & d'esperer ? Plût à dieu que l'un fût l'affection & le devouement inviolable que je vous dois ; & que l'autre fût l'honneur de vos bonnes graces. L'un des deux fera mon bonheur ; mais si c'étoit les deux ensemble, mon bonheur surpasseroit autant celui de tous les autres hommes, que cette grace est au dessus du merite de tous les humains ensemble.

 «La princesse rougit plus d'une fois, en lisant ces mots ; mais ils ne purent lui déplaire. S'il y avoit quelque faute dans Rosileon, elle l'excusoit en se disant que cétoit elle-même qui l'avoit enhardi à la commettre. Et dans le moment, elle lui récrivit de la sorte :»


LA PRINCESSE ROSANIRE
à Rosileon.



 Continuez, & esperez ce qui doit vous plaire davantage ; rien ne vous est interdit ; mais souvenez-vous que la discretion & la fidelité sont les seules victimes qui doivent s'immoler sur les autels où vous avez dessein de sacrifier.

 «Rosanire accommoda ce billet comme la premiere fois, & manda à Rosileon qu'elle ne pourroit plus retoucher à la recette. Il entendit ce que la princesse vouloit dire. Dès qu'il se vit seul, car la faveur où il étoit lui attiroit la foule des courtisans, il lut & baisa mille fois ce billet. Lorsqu'il fut un peu revenu de ses transports, il se rappella qu'il y avoit beaucoup de personnes dans sa chambre, au moment qu'on lui avoit rendu la prétendue recette ; un chevalier entr'autres que le roi lui avoit envoyé, & que celui-ci ne manqueroit pas d'en parler à Pericandre, qui par curiosité voudroit avoir cette même recette. Il ôta donc le billet de Rosanire, & mit à la place un autre papier, où il traça quelques caracteres.

 Le roi, pour exciter ses courtisans à la vertu, vint lui-même visiter Rosileon, aussi-tôt qu'il put marcher. Il amena avec lui Rosanire & Cephise, & leur dit que la générosité du nouveau chevalier, & le service qu'il lui avoit rendu, meritoient bien ces marques de leur bonté. Le roi, après s'être approché de lui, & lui avoir touché la main, lui demanda des nouvelles de sa santé, & si la recette de Rosanire l'avoit soulagé. Oui, seigneur, dit Rosileon, & de sorte que je pense devoir la vie à la princesse. J'en suis ravi, ajouta le roi ; mais, continua-t'il en se tournant vers Rosanire, ma fille, dites-moi qui vous l'a donnée ? Seigneur, répondit-elle un peu surprise, je l'ai depuis long temps, & je ne sçai plus de qui je la tiens. Alors le roi s'approchant de Rosileon, je pense, dit-il, que ce que vous portez au col est cette recette de la princesse ; en même temps, il la prit, & Rosanire tremblante y porta la main : Seigneur, lui dit-elle, si vous la voyez, elle n'aura plus de vertu. Superstition, dit le roi, digne des petits enfans & de leurs nourrices. Incontinent il se fit donner des ciseaux, & tira le papier. Quelles furent les allarmes de Rosanire ! Mais aussi, quelle fut sa joie, lorsqu'elle n'y vit que des chiffres !

 Hé quoi, ma fille, s'écria le prince étonné, votre recette ne consiste-t'elle qu'en ces caracteres bizares ? Vous voyez, seigneur, dit-elle en souriant, tout ce qu'elle contient. Peu de temps après, le roi se retira ; & par hazard le prince Arionte son fils arriva, qui rencontrant les princesses, les ramena avec l'agrément du roi, pour tenir compagnie à Rosileon.

 Rosileon pénétré de l'honneur que lui faisoit le prince, lui fit mille protestations d'employer à son service jusqu'à la moindre goute de son sang. Rosileon, lui répondit le prince, nous n'oublierons jamais ce que vous avez fait pour le roi mon pere. Et comme il vouloit repliquer, le prince l'interrompit, & lui dit en l'embrassant : Laissons-là les complimens, & comptez que l'on ne peut vous aimer plus que je vous aime. Ensuite il s'amusa à demander au myre l'état de sa santé, & si la blessure étoit dangereuse, tandis que les deux princesses étoient auprès du malade, & se nuisoient mutuellement ; car Cephise ne l'aimoit pas moins que Rosanire, & Rosanire s'en étoit apperçue. Lorsqu'elles gardoient ainsi le silence, Arionte appella Cephise pour lui montrer les griffes effroyables du lion qu'avoit tué le chevalier. Et Rosanire se trouvant seule, Rosileon lui dit : Ah, madame, quand la fortune voudra-t'elle que j'employe à votre service cette vie que vous m'avez conservée ? Vous trouverez, dit-elle, ma volonté dans la derniere recette. Elle se hâta de lui faire cette réponse, parce qu'elle vit que le prince & Cephise revenoient.

 Madame, j'ai peut-être trop insisté sur ces détails ; mais je les ai crû nécessaires, pour vous faire entendre, comment ces amans se flatterent peu à peu d'unir un jour leurs destinées. En effet, pendant que la blessure de Rosileon le tenoit encore au lit, il eut occasion d'entretenir la princesse ; & après plusieurs éclaircissemens, Rosileon ajouta : Comment se peut-il, divine princesse, que vous ne commandiez rien pour votre service à Rosileon qui vous est si acquis ? Rosileon, répondit la princesse, écoutez-moi, & croyez à mes paroles. Votre merite, votre attachement, votre discretion m'ont invitée à vous aimer. Une chose me déplait, c'est l'obscurité de votre naissance. Je veux donc que vous vous distinguiez tellement par vos exploits, qu'on ne puisse blâmer Rosanire, lorsqu'on sçaura qu'elle vous aime. Tirez de ce discours toutes les consequences qui pourront vous flatter, je n'en desavoue aucune. Madame, repartit Rosileon, je suis pénétré, comme je le dois de vos bontés ; soyez bien persuadée qu'il n'y aura jamais rien de si difficile que je n'execute pour votre service. Dès que ma blessure me le permettra, agréez je vous supplie, que j'aille en tant de lieux chercher la fortune, que j'y laisse la vie, ou que je revienne s'il est possible, digne de Rosanire. Je le veux, Rosileon, dit la princesse, ce n'est qu'à ce prix que Rosanire est à vous.

 Dès que Rosileon fut gueri, il demanda au roi la permission d'aller chercher les aventures. Le roi le lui permit à regret, mais à condition qu'il reviendroit bientôt. Si Rosanire fut affligée de son départ, les exploits de Rosileon qui faisoient la matiere de tous les entretiens, soulagerent bien sa douleur.

 Cependant le roi des pictes mourut dans un âge avancé, après avoir langui quelque temps. Le roi des santons le suivit bientôt. La reine Argyre ne fut pas insensible à ces pertes ; mais elle espera du moins que Policandre satisferoit cette fois à sa parole. Mais, combien sont trompeuses les esperances que donne l'amour ! Depuis que la raison d'état l'avoit obligé d'épouser Clorisène, à peine il avoit retenu le nom d'Argyre. Argyre l'envoya complimenter à l'occasion de la mort de Clorisène, & lui fit donner avis de celle du roi des santons ; mais dans les réponses qu'il lui fit, il n'y avoit rien qui ressentît le moindre penchant pour elle. Elle se détermina enfin à le sommer de sa parole ; mais la personne qu'elle dépêcha, ne rapporta d'autre réponse que celle-ci, qu'il vivroit toujours le serviteur de la reine, mais qu'il lui étoit impossible de songer à un second mariage. Le regret de nos pertes, ajoutoit-il, doit nous en détourner, & plus encore ce que nous devons à nos enfans. Ne seroit-il pas cruel de leur donner des freres qui partageassent les états que nous devons leur laisser ?

 Jugez, madame, combien la reine dut être sensible à de pareils reproches. Elle conçut depuis une si grande haine contre le roi Policandre, qu'elle détestoit tout ce qui venoit de lui. Ce fut alors qu'elle se repentit d'avoir substitué le fils qu'elle avoit eu de ce prince ingrat, à celui dont il portoit le nom. Elle envoya au port des santons, pour avoir des nouvelles du vrai Celiodante ; mais elle sçut qu'il y avoit déja plusieurs années que des pirates l'avoient enlevé, & son pere aussi (car Verance passoit pour son pere) & qu'incontinent sa mere avoit disparu. Quelle nouvelle, ô dieux ! La reine indignée, résolut de se rendre elle-même, & de rendre aussi Policandre un exemple effroyable aux siécles à venir pour tous ceux qui couroient la même fortune.

 Le faux Celiodante avoit alors près de vingt ans ; & quand il n'auroit pas été fils de roi, il étoit digne de la monarchie des Gaules ; mais la reine Argyre le détestoit autant qu'elle l'avoit aimé. Elle hésita donc sur la vengeance qu'elle prendroit ; elle choisit enfin celle que vous allez entendre.

 Le roi des cenomanes avoit eu quelque differend avec celui des turoniens ; & chacun de son côté couroit aux armes. Le roi des condates vint comme allié au secours du roi des cenomanes ; & celui des venetes amena toutes ses forces au roi des turoniens dont il avoit épousé la sœur. Ces deux royaumes alloient être le théâtre des plus sanglantes tragédies. lorsque de l'avis unanime des rois Celiodante fut choisi pour arbitre de leurs differends. La prudence que ce jeune prince avoit montrée en differentes rencontres lui avoit attiré cette mediation glorieuse. D'un autre côté, les deux rois des cités armoriques haïssoient Policandre, parce qu'il avoit assisté contr'eux, comme chevalier errant le bon duc Suenon. Le roi des cenomanes & celui des turoniens ne l'aimoient guere plus, quoique pour des raisons moins importantes. Argyre pensa donc que si Celiodante pouvoit rétablir l'intelligence entre ces rois, il pourroit aussi les animer contre Policandre. Celiodante réussit au gré des rois ; ils firent une alliance entr'eux avant que de se séparer, & par reconnoissance pour Celiodante ils l'élurent généralissime des forces alliées, supposé qu'ils les assemblassent.

 Cependant la reine cherchoit des prétextes pour nuire à Policandre, & n'en trouvoit point, lorsque des officiers de Celiodante poursuivant des voleurs qui s'étoient sauvés dans les états de Policandre, ne laisserent pas de les prendre dans une ville qui étoit de son obéissance. Le peuple, pour maintenir ses franchises, leur enleva ces méchans, & tua une partie des officiers de Celiodante. Argyre jugea que la fortune offroit à sa vengeance une belle occasion. Et parce qu'elle jugeoit bien que si elle en faisoit porter ses plaintes à Policandre, il lui donneroit la satisfaction qu'elle désireroit, elle envoya promptement des troupes pour saccager ce lieu. Ses troupes furent repoussées avec perte. Elle dépêche aussi-tôt vers les rois alliés ; elle leur fait exaggerer ses sujets de plainte. Les rois se rappellant leurs injures particulieres, & se trouvant armés fondent sur les états de Policandre. La longue paix dont il avoit joui lui avoit fait perdre ses vieux officiers, outre que le peuple endormi dans le sein d'une tranquillité générale, avoit presqu'oublié le nom des armes avec lesquels il devoit se défendre. Il fut donc facile à Celiodante de le vaincre partout.

 Le dessein d'Argyre dans cette guerre étoit de faire que le pere tuât le fils, ou le fils le pere ; & quoiqu'ils ne se connussent pas pour tels, elle croyoit ressentir une grande satisfaction, si ses vœux pouvoient s'accomplir. Cependant Policandre irrité de tout le dégat que les armées ennemies faisoient dans ses provinces, résolut de hazarder une bataille. Celiodante la gagna, Arionte fils unique de Policandre y fut tué ; & tout ce que Policandre put faire fut de se sauver à la hâte dans Avaric avec le débris de son armée.

 Le corps d'Arionte fut reconnu. On l'envoya avec honneur à son pere. Policandre le reçut avec des yeux secs, & montra dans une si triste occasion tant de magnanimité, que la reine Argyre commença de s'attendrir, & de prendre quelque part à son infortune. Et dès lors elle chercha des prétextes pour lui procurer la paix ; mais n'osant se déclarer à personne, elle l'assiega dans sa capitale (car elle voulut être témoin des malheurs de Policandre.) Elle consentit au siege, dans l'esperance que si Policandre étoit fait prisonnier, elle pourroit, après lui avoir fait connoître l'offense qu'elle en avoit reçu, lui rendre la liberté & ses états. Mais les choses allerent bien differemment. Rosileon étant informé de l'invasion que les rois alliés avoient faite dans le royaume de Policandre, quoiqu'il eût peine à le croire, tourna du côté des boyens. Il fut rencontré en chemin par un messager de Rosanire, qui le suivoit par toutes les Alpes au bruit de ses exploits ; & comme il avoit toujours conservé le même écu, ce qui le faisoit appeller le chevalier du lion ; il fut aisément reconnu par ce messager, qui lui remit une lettre conçue en ces termes :»


LA PRINCESSE ROSANIRE
à Rosileon.



 Vos victoires sont grandes, mais bien moindres que nos infortunes. Notre armée est défaite ; tout le pays occupé, Arionte mort, & Policandre & Rosanire ensermés dans leur derniere ville. Jugez si Rosileon a de quoi employer ici ses armes & son courage

 «Rosileon, après avoir lû ce billet, fait la plus grande diligence qu'il lui est possible ; il arrive sur les terres des boyens, & la fortune lui offre d'abord plusieurs chevaliers qui nattendoient qu'un chef. Il y avoit environ cinq cens chevaux, & trois milles hommes de trait ; & quoique notre armée fût composée de plus de huit mille chevaux, & de quarante mille hommes de pié, Rosileon vint droit à nous, enseignes déployées. Sa réputation lui amena tout le pays. Déja ils partageoient entr'eux nos dépouilles, comme étant assurés de la victoire ; & il arriva en effet par un juste jugement des dieux que nous fûmes défaits, de telle sorte, qu'il fallut lever le siege, & laisser entrer Rosileon dans la ville. Il est aisé de s'imaginer quel fut l'accueil du roi pour Rosileon, les transports de Rosanire, & la joye de tout le peuple.

 Policandre qui entendoit la guerre ne se borna point à ce succès ; il fit sortir tous ceux qu'il jugea propres à son dessein, commandés par Rosileon qu'il établit lieutenant général de ses états. Le généreux Rosileon marche en diligence, nous atteint trois jours après au passage du Clein, nous livre bataille, & taille en pieces toute notre armée. Le roi des turoniens, & celui des cenomanes perirent dans cette sanglante journée. Pour surcroit, Celiodante fut fait prisonnier. Mais Rosileon voulant obtenir une victoire complete, poursuivit les tristes débris de notre armée, & envoya Celiodante sous une bonne escorte au roi, & à la princesse Rosanire.

 Policandre charmé de ces succès inesperés, & pénétré de reconnoissance, résolut de faire après lui Rosileon possesseur de ses états qu'il lui avoit reconquis par sa valeur, & de lui donner Rosanire en mariage. Il lui écrivit ainsi dans ce dessein :»


LE ROI POLICANDRE
à Rosileon.



 Que puis-je donner à celui qui m'a remis la couronne sur la tête, que cette même couronne que je porte ? Cependant je lui donnerai plus. Je veux qu'outre tous mes états, il possede ce que j'ai de plus cher, ma fille Rosanire. Qu'elle soit donc dès ce moment à vous, Rosileon, & après moi les royaumes des boyens, des ambarres, & des bituriges. Hâtez-vous de vaincre. Voilà quels triomphes je vous prépare.

 «Rosanire & Rosileon sont au comble de leurs vœux. Mais, madame, tandis que Rosileon, après avoir reçû cette lettre, poursuit le cours de ses victoires, Celiodante prisonnier dans Avaric est traité avec toute l'humanité imaginable, jusques-là qu'il lui est permis de voir la princesse Rosanire. Bientôt il en est épris ; car qui pourroit résister à tant de vertus soutenues de tant de charmes ?

 Avec Celiodante avoit été fait prisonnier un vieux chevalier nommé Oronte qui avoit été son gouverneur. Le prince l'aimoit & l'estimoit ; cependant il lui cacha sa passion. Mais Oronte le voyant accablé de tristesse : Seigneur, lui dit-il, si les rois avoient ce privilege d'être inaccessibles aux traits de la fortune, je dirois que vous auriez lieu de vous plaindre de l'état où elle vous a réduit. Mais puisque la grandeur n'affranchit personne de ses caprices, pourquoi vous plaindre d'une loi si générale ? Votre naissance vous affranchit bien des petits maux où le peuple est exposé : ces tributs sont indignes des grands hommes ; mais les grandes afflictions sont propres des grands rois, & des grands princes tels que vous. La fidelité que je dois à mon roi, & mon attachement pour Celiodante, m'obligent à vous supplier de vous remettre devant les yeux votre propre magnanimité. Courage, seigneur, vous avez ici dans le roi Policandre l'exemple d'une vertu invaincue. S'est-il laissé abbattre, quand ses armées ont été défaites, & qu'il a perdu son fils unique, & tous ses états ? Non, seigneur, il a opposé aux coups de la fortune un courage à toute épreuve.

 Oronte vouloit continuer, lorsque Celiodante l'interrompit : Mon pere, lui dit-il, vos soins auroient été bien inutiles, si l'état où je suis à l'exterieur pouvoit me faire oublier vos sages leçons. Mais hélas, ajouta-t'il avec un profond soupir ! ce qui m'abat n'est pas la captivité que vous entendez. J'aime la princesse Rosanire. Et sur cela il lui representa le peu d'esperance qu'il avoit de lui plaire, & la haine que devoit lui porter Pericandre. Vous me direz, ajouta-t'il, qu'une ame généreuse triomphe de l'amour ; mais hélas je sens que je ne puis vaincre ma passion. Vous me conseillerez d'y résister. Mais que sert de donner des conseils à des malades qui n'ont pas même la volonté de guerir ?

 Seigneur, reprit Oronte, vous me tirez d'une grande inquietude, en me déclarant le sujet de votre mal, & le nom de celle qui est l'objet de votre amour. Loin de vous abbattre, vous devez au contraire prendre courage. Car pensez-vous que le roi ait oublié l'extrêmité où vos armes l'avoient réduit, & où il seroit encore, si le ciel ne l'en avoit tiré par une espece de miracle ? Croyez-vous que ce prince qui toute sa vie a porté les armes, ignore combien elles sont journalieres ? Et cela étant, qui doute qu'il ne vous accorde la paix, si vous la lui demandez ? Rien ne pouroit y mettre obstacle que votre courage, qui peut-être ne l'eût pas voulu recevoir à de certaines conditions. Maintenant l'amour applanira toutes les difficultés, & rendra même les conditions de la paix honorables.

 Cette réponse releva le courage du jeune prince. Il donna tout pouvoir à Oronte d'offrir & de recevoir la paix, pourvû qu'il obtint seulement Rosanire. Oronte employa tout son esprit & toute sa prudence dans cette négociation. Il remarqua que deux des principaux ministres desapprouvoient que le roi donnât la princesse sa fille à Rosileon, homme inconnu, & qui sortoit de l'esclavage ; mais ce qui les touchoit davantage, étoit leur interêt particulier. Chacun d'eux avoit un fils, & depuis la mort d'Arionte, ils osoient aspirer au bonheur où ils voyoient Rosileon près d'arriver. Ils se lierent donc tous deux pour ruiner la fortune de celui qui renversoit leurs esperances. Il y avoit quelque temps qu'Oronte avoit entendu ces bruits ; & maintenant y faisant réfléxion, il jugea que ces deux hommes pourroient concourir à ses vues. Il s'adresse donc à eux, il leur ouvre son dessein, il leur propose une paix si avantageuse qu'il n'étoit pas raisonnable de la rejetter ; d'ailleurs, ce parti éloignoit les prétentions de Rosileon. Et quoique le mariage de Celiodante leur ôtât aussi les esperances qu'ils avoient conçues pour leurs enfans, ils aimoient mieux tomber entre les mains du roi des pictes, qui leur seroit obligé, qu'en celles de Rosileon qui ne tiendroit sa fortune que de son merite.

 Ils résolurent donc de parler au roi, mais séparément ; afin qu'il ne jugeât pas que ce fût une intrigue contre Rosileon, & ils le firent avec tant d'adresse, que Policandre après bien des difficultés consentit enfin à donner Rosanire à Celiodante ; cependant il n'y consentit qu'après qu'ils lui eurent proposé de donner Cephise à Rosileon. Rosileon, disoient-ils, est d'un mérite supérieur, mais il n'a rien que l'épée qu'il tient de vous. D'ailleurs ses services ne seront-ils pas assés payés par la couronne des lémovices ? Si vous lui faisiez l'honneur de le consulter, il devroit lui-même vous conseiller le parti que nous vous proposons. L'alliance de Celiodante va joindre à vos états deux grands royaumes.

 Le roi persuadé par leurs discours les chargea de conclure la paix & l'alliance ; & de peur que Rosileon se voyant déchu de ses esperances ne se portât à quelque extrêmité, il lui fit faire une dépêche pleine de remercimens & de louanges, & lui commanda de le venir trouver incontinent, & de remettre le commandement de l'armée au marêchal des boyens.

 Rosanire fut informée de ce qui se nassoit ; elle aimoit encore plus Rosileon qu'elle ne haissoit Celiodante, qu'elle regardoit comme l'auteur de la mort de son frere ; & dans cette conjoncture elle crut qu'elle n'avoit point de meilleur parti à prendre, que de faire venir promptement Rosileon. Le messager qu'elle envoya prévint de deux jours celui du roi ; mais loin de songer à rien qui fût préjudiciable au service du roi, il se hâta de prendre une ville qu'il tenoit assiegée, & chercha un prétexte spécieux pour quitter l'armée, & se rendre aux ordres de la princesse. Il prit la ville d'assaut le jour même qu'il reçut les dépêches du roi. Il part à l'instant, & lorsqu'il fut arrivé il rendit compte au roi de l'état où il avoit laissé l'armée, & du progrès de ses armes. Le roi le remercie, lui fait tout l'accueil imaginable, & le renvoye à son logis pour se délasser, après quoi il lui communiquera le sujet pour lequel il a desiré de l'entretenir.

 Après que le roi se fut expliqué, Rosileon passa chés la princesse ; elle n'eut que le temps de lui dire de se trouver au lieu où elle se promenoit ordinairement. Rosanire s'y rendit avec le moindre cortége qu'elle put. Rosileon l'avoit prévenue, & dès qu'il s'approcha d'elle : Rosileon, lui dit la princesse, on me livre à Celiodante encore tout couvert du sang de mon frere, & qui sans vous auroit égorgé mon pere ; la raison d'état, cette raison tyrannique m'ordonne de passer avec lui le reste de mes jours, si votre fortune, qui jusqu'ici n'a rien trouvé d'impossible, ne l'emporte sur la résolution du roi. O dieux, madame, interrompit Rosileon, le roi a-t'il oublié si tôt mes services ? est-ce ainsi qu'il se venge des hostilités affreuses que l'on exercées dans son royaume ? N'en doutez pas, reprit froidement la princesse. Mais que puis-je faire, sinon me taire, souffrir, & dire : c'est mon pere.

 Rosileon garda quelque temps le silence, & reprit enfin de la sorte : Madame, le respect qui vous fait taire montre à la fois bien de la sagesse & bien de la froideur. Ah, Rosileon, dit la princesse, je vous aime, je vous l'ai dit, je vous le dis encore ; mais ne croyez pas que jamais mon amour me fasse rien faire contre mon devoir. Je dois obeir à mon pere, & je lui obeirai jusqu'au dernier soupir. Vous épouserez donc Céliodante, repartit Rosileon ? J'épouserois un barbare si mon pere me le commandoit. Eh que me servira donc que vous m'aimiez, ajouta Rosileon ? Mon amour, poursuivit-elle, me feroit faire pour vous avec joye, ce que je ferai pour tout autre uniquement pour obeir ; mais j'espere que les dieux toujours équitables détourneront ce malheur ; si pourtant il arrivoit, vous devriez montrer ce courage qui ne vous a point abandonné dans les occasions les plus périlleuses. Quoi, s'écria Rosileon, vivre, & vous voir à quelqu'autre ? A la vérité j'ai vêcu sans cette esperance ; mais je ne puis vivre désormais si elle n'est remplie. C'est le roi lui même qui l'a fait naître en moi. Eh peut-il sans la derniere injustice me ravir un bien qu'il m'a promis, & vous donner à Celiodante que la nature vous ordonne de hair ? Rompez ces liens, madame, tout le monde approuvera votre generosité. Ce même bras qui a soutenu, qui a relevé cetre couronne, je vous l'offre maintenant pour défendre votre cause contre tous les humains.

 Cessez, interrompit la princesse, cessez des discours superflus. L'injustice d'autrui ne peut me dispenser de mon devoir, & vous même, Rosileon, vous devez m'affermir dans ce dessein ; la qualité de chevalier vous y oblige. Mais aussi pour ne manquer à ce que je vous dois, je vous conseille de representer au roi vos services, ses promesses, & l'injustice du parti qu'il veut prendre. S'il s'en rapporte à moi, vous n'aurez rien à desirer. Je ferai d'ailleurs toute la résistance que mon devoir pourra me permettre ; si elle est inutile, je vous promets de plaindre toute ma vie votre malheur & le mien. A ces mots elle se retira.

 Rosileon, après avoir passé la nuit du monde la plus cruelle, se rendit chés le roi, aussi tôt qu'il le sçut éveillé. Il cache sa douleur, & d'abord il raconte en détail les places qu'il a forcées, les combats qu'il a donnés, les batailles qu'il a livrées ; enfin il lui fait entendre que ses ennemis sont presque entierement assujettis. Le roi qui avoit une bonté de cœur naturelle, & qui avoit prévû combien il lui en couteroit pour annoncer à Rosileon le parti qu'il avoit pris, avoit fait demeurer les deux ministres qui lui avoient conseillé la paix. Après que Rosileon eut fini, & que le roi l'eut comblé d'éloges, ce prince conclut ainsi : Comme la paix est toujours le but d'une guerre juste, nous avons crû qu'il étoit à propos de la faire, tandis que nous pouvons la donner. Il est vrai, dit Rosileon, qu'un grand prince doit toujours mettre des bornes à ses victoires ; mais oserai-je le dire, la paix me semble bien inutile, puisque la victoire va nous donner cette même paix beaucoup plus glorieuse. Seigneur chevalier, dit un des ministres, votre courage vous fait parler ainsi ; mais tandis que vous forcez des villes, que vous gagnez des batailles, & que vous entassez victoires sur victoires, vous ignorez combien souffre l'état par les contributions qu'il est obligé de fournir. Eh quel avantage seroit-ce au roi de perdre son royaume, pendant qu'il subjugueroit des provinces étrangeres, & de voir périr ses propres sujets en même temps qu'il feroit égorger les sujets des rois ses voisins ? De si sages motifs ont porté le roi à donner la paix à son peuple & à ses ennemis. Il vous a mandé pour vous en faire part, comptant bien que vous vous en réjouirez avec lui. Et pour ne plus laisser de prise à la fortune, il a voulu si bien affermir cette alliance, que nul interêt ne pût jamais la rompre ; c'est pour cela qu'il donne au roi Celiodante la princesse Rosanire. Par ce moyen, de tant de royaumes, nous n'en ferons qu'une monarchie qui sera le partage des petits-fils du roi, & dans laquelle ils perpétueront à jamais son nom & sa gloire.

 Jusques là Rosileon avoit écouté tranquillement ; mais quand il entendit que l'on donnoit Rosanire à Celiodante, il rompit tout à coup le silence, & s'écria : Seigneur, vous souffrez que les traîtres qui vous donnent un conseil si pernicieux osent le fortifier de votre nom, & de votre autorité ? Vous souffrez qu'ils vous livrent vous & votre couronne à des ennemis humiliés & vaincus ? N'est-ce pas vous trahir que de donner Rosanire à Celiodante, & le faire roi des boyens, des ambarres, & des lemovices ? Est-ce là le prix de la rançon que vous doit Celiodante ? en vérité c'est un art admirable, pour gagner des Royaumes, que de perdre des batailles, & de se faire prendre prisonnier ? Dites-moi, ministres si sensés, si le roi avoit perdu tous ses états, s'il étoit à la merci de ses ennemis, lui eût-on imposé des conditions plus dures que celles que vos avis artificieux lui donnent pour honorables ? Sans doute il n'eût pu donner plus à son vainqueur que ses états, que sa vie, que sa personne ; & vous êtes assés lâches (pardonnez, seigneur, à mon zele) pour conseiller ainsi le roi : vous voulez donc, seigneur, que les siécles à venir lisent dans vos annales, que le roi des boyens, pour avoir la paix avec ses voisins, a donné sa fille, son sceptre, & sa personne même.

 Rosileon, interrompit le roi qui cherchoit à se tromper lui-même, si je vous ai communiqué l'affaire dont il est question, ce n'est pas pour avoir votre avis, mais seulement pour vous en faire part comme d'une chose résolue, afin que vous participiez à ma joye & à celle de mes peuples. Et pour vous prouver que je n'ai point oublié vos services, j'ai disposé ma fille à vous recevoir. Ainsi de quatre couronnes que le ciel m'a données, j'en mets deux sur votre tête ; les deux autres seront unies à celles des pictes & des santons. Dites-moi, continua le roi, y a-t'il quelqu'un qui puisse blâmer mon dessein d'établir une si parfaite intelligence entre ces differens royaumes, par celle que je veux qui soit entre vous & Celiodante ?

 Seigneur, répondit Rosiléon, les faveurs dont vous me comblez me forcent malgré moi à être ingrat. Mais pardonnez, si j'avoue que je ne vous entens pas : vous voulez, dites-vous, me donner votre fille, & cependant vous m'avez dit, si je ne me trompe que vous la donniez à Celiodante. Il est vrai, dit le roi : je vous donnerai ma fille Cephise, comme je vous l'ai promis, & à lui ma fille Rosanire. Ah Seigneur, interrompit Rosiléon, vous m'avez promis votre fille ; & Cephise ne l'est pas. D'ailleurs vous m'avez nommé Rosanire dans la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire. Si l'on s'est mépris, ajouta le Roi, je sçai bien que je n'ai point eu d'autre intention que de vous donner Cephise que je nomme ma fille, & que j'aime comme telle. Ah Seigneur, répliqua Rosiléon en joignant les mains, voudriez-vous me préferer Celiodante, Celiodante qui a ruiné vos états ; Celiodante qui est encore couvert du sang de votre fils, & qui vous a réduit à la plus cruelle extrêmité ? Voudriez-vous le préferer à Rosileon qui a rétabli vos affaires ; qui a vengé par la défaite de tant de rois, la mort de votre fils Arionte ; & qui a mis dans vos fers l'auteur de tous ces maux ? De quel œil verrez-vous ce Celiodante occuper le thrône qui étoit destiné au prince Arionte que le cruel a égorgé ? Ce sang qu'un prince si genereux a répandu pour vous ne vous dira-t'il pas sans cesse que ce mariage est injuste, horrible, & détesté des hommes, & des dieux ?

 Le roi ne pouvant plus soutenir ces reproches : c'est assés, lui dit-il, je veux que Celiodante épouse Rosanire, & que vous vous contentiez de Cephise. L'alliance que je vous accorde est peut-être l'action de ma vie la plus blâmable. A ces mots il voulut se retirer, mais Rosileon le suivit, en lui disant : Seigneur, je n'ai pensé qu'à vous acquerir de la gloire, & je ne voudrois pas qu'un si grand roi m'eût accordé des recompenses dont je fusse indigne. Je vous déclare que je n'accepte point l'honneur que vous m'offrez, & que je me tiens assés recompensé par l'épée seule que vous m'avez donnée, & à la pointe de laquelle sont attachés les royaumes & les empires. Mais que Celiodante soit bien assuré, que nul n'épousera la princesse Rosanire, qu'il ne lui donne en même temps la tête de Rosileon. Le roi le regarda d'un œil farouche, & lui dit : Ingrat, peux-tu me parler avec cette arrogance, & perdre ainsi le souvenir de mes bienfaits ? Fui ma présence, si tu ne veux ressentir les effets de ma juste indignation. Le roi prononça ces dernieres paroles d'un ton si ferme, que tout le monde accourut. Et Rosileon ne pouvant lui répondre, se retira dans sa maison, dont les portes furent incontinent investies par ordre du prince.

 Comme on voit aux premiers froids les mouches fuir les lieux d'où l'on ne pouvoit les chasser pendant la chaleur ; tels au premier bruit de la disgrace de Rosileon s'évanouirent ces importuns, qui auparavant lui offroient leur sang & leur vie. Miserable condition de ceux qui recherchent la fortune ! Dans la prosperité ils meurent accablés d'importunités ; ou dans la disgrace, ils sont méprisés de ceux même qu'ils ont comblés de bienfaits. Rosiléon se voyant seul repassa en lui-même les dernieres paroles du roi ; quels furent en ce moment les transports de sa colere ; mais lorsqu'il apprit que sa maison étoit investie, il entra dans une si grande fureur qu'il étoit presque hors de lui-même. Il demeura deux jours entiers sans dormir & sans prendre aucune nourriture. Il fut ensuite saisi d'une fievre si violente, que l'on n'étoit point étonné des discours insensés qu'il tenoit. Mais la fievre l'ayant quitté, il ne laissa pas de tenir les mêmes discours : & l'on comprit alors qu'il avoit perdu l'esprit. Tous ceux qui avoient admiré sa vertu furent extrêmement sensibles à son malheur. Le roi lui-même, lorsque sa colere fut appaisée, connut la grandeur de sa perte ; mais le desir qu'il avoit de la paix, & les obstacles que Rosiléon aurois pu y apporter, lui rendirent cette perte plus supportable.

 Cependant la paix fut conclue ; & la reine Argyre n'en fut informée que par Oronte que Celiodante lui envoya. Oronte parut si joyeux qu'on lisoit presque dans ses yeux ce qu'il avoit à dire à la reine : Madame, lui dit-il, si autrefois le malheur du roi vous a tiré des larmes, vous devez maintenant en verser de joye. Son malheur lui a acquis le roi Policandre pour ami, & de plus la couronne des boyens, & des ambarres, par le mariage de la princesse Rosanire. Le roi votre fils que nous pouvons maintenant nommer le plus grand monarque des gaules m'envoye pour vous apprendre ces heureuses nouvelles.

 La reine fut tellement surprise, qu'elle demeura long-temps sans répondre ; enfin rompant le silence : O Mélusine, s'écria-t'elle, que tu es véritable dans tes affreuses prédictions ! En même temps elle tomba en défaillance, & Oronte fut contraint de se retirer. Personne n'avoit entendu Oronte ; mais on jugea que les nouvelles étoient bien differentes de ce que l'on avoit imaginé. Pour Oronte il fut tellement surpris qu'il se figuroit avoir dit sans y penser autre chose que ce qu'il avoit à dire.

 Le traité n'avoit été fait si secretement que parce que le roi des boyens n'ignoroit pas la haine que lui portoit Argyre. Celiodante même en étoit instruit ; & c'est pour cela qu'il consentit au secret. Ils avoient bien prévu qu'elle executeroit lentement les conditions. Aussi Celiodante avoit donné tout pouvoir à Oronte de faire publier la paix, de recevoir les places que tenoient les boyens, & de les remettre aux rois à qui elles appartenoient. Oronte se rendit donc le matin chés la reine pour lui communiquer ses instructions, & la supplier d'agréer qu'il agît en consequence. Mais il ne put lui parler ; elle lui fit dire seulement qu'il n'avoit qu'à executer les ordres de son maître. Dès qu'Oronte eut cette permission, il remplit toutes les instructions que Celiodante lui avoit données. D'un autre côté, il ne manqua pas d'avertir les deux rois de l'accueil qu'il avoit reçu de la reine Argyre ; mais ils y firent peu d'attention ; ils se flatterent que le temps guériroit cette playe, & qu'alors elle seroit plus charmée qu'eux-mêmes de ce qu'ils avoient fait.

 Ils n'attendoient pour finir le mariage, que le retour d'Oronte, & de ceux que Policandre avoit envoyés pour l'execution du traité, lorsque Policandre allant au temple entendit un pauvre qui lui crioit : Ordonne que je puisse te dire mon nom sans témoins. Le roi crut qu'il demandoit l'aumône, & comme il donnoit sur cela ses ordres, le pauvre éleva sa voix, & dit encore : Je demande la permission de te dire mon nom. Le roi le regarda plus attentivement, & se souvenant de l'avoir vu autrefois, il commanda qu'on le laissât approcher. Il approche, & mettant un genou à terre : Seigneur, dit-il, je suis Verance.

 Policandre se rappella aussi-tôt qu'il s'étoit servi de lui, lorsqu'il recherchoit Argyre ; il le croyoit mort, & ravi de le revoir, il lui fit toutes les caresses imaginables. Ensuite il ordonna qu'on eût soin de lui, & que le soir on l'amenât dans sa chambre.

 Le soir venu, on l'y conduisit, & le roi, après de nouvelles caresses, lui demanda où il avoit été si long temps. Seigneur, dit-il, ce que vous désirez sçavoir est trop important, pour le dire à d'autres qu'à vous. Alors le prenant par la main, il le mena dans son cabinet, & Verance lui parla ainsi :

 J'avoue, Seigneur, que dans ma misere extrême j'ai souvent murmuré contre les dieux, mais à present que je vois avec quelle providence ils m'ont réservé pour vous rendre le plus important service, je ne puis qu'admirer leur suprême sagesse. Sçachez, Seigneur, que depuis que vous me commandâtes de demeurer auprès de la princesse Argyre, qui bientôt après devint reine des santons, & depuis reine des pictes par la mort de son pere, je n'ai éprouvé que des malheurs affreux ; mais je n'y ai plus de regret, puisque j'ai assés de vie pour rendre à mon maître un service signalé. Il y a vingt ans que je suis dans les fers, & ce n'est que depuis la paix générale que j'ai pu recouvrer ma liberté. Or j'ai sçu que c'étoit vous, seigneur, qui aviez voulu donner le repos à toutes les Gaules, & que pour rendre la paix plus durable, vous avez accordé la princesse Rosanire au roi Celiodante. Dès que j'eus appris cette nouvelle, je me hâtai pour avoir l'honneur de vous parler, avant que le mariage fût conclu. Et si je suis venu à temps, que les dieux en soient loués à jamais ! Si par malheur j'arrive trop tard, je proteste que mon secret mourra avec moi, & je supplie les dieux de m'ôter une vie qui ne pourroit plus être que pleine d'amertumes.

 A ces mots, Verance se tut, & Policandre lui mettant la main sur l'épaule : Ami, dit-il, je connois ton affection ; dis-moi hardiment ce secret que tu juges si important. Il est vrai que j'ai résolu de donner ma fille au roi Celiodante ; mais le mariage n'est pas encore celébré. Grands dieux, s'écria Verance, soyez-vous benis à j'amais ! Puis se tournant vers le roi, seigneur, continua-t'il, écoutez une chose qui vous ravira d'étonnement, & qui vous empêchera de finir ce mariage. La princesse Rosanire n'est-elle pas votre fille ? Je la tiens pour telle, répondit Policandre. Et le roi Celiodante, ajouta Verance, est votre fils. Comment, repliqua le roi étonné, & faisant un pas en arriere, Celiodante est mon fils ? Oui, reprit Verance ; entendez la vérité de cette histoire ; il n'y a que la reine Argyre & moi qui puissions vous l'apprendre.

 Bientôt après votre départ, continua-t'il, Argyre accoucha secretement d'un fils qu'elle confia à sa nourrice & à moi. Elle épousa ensuite le roi des santons dont elle eut dans l'année un fils qui fut nommé Celiodante ; mais comme elle ne s'étoit mariée que par raison d'état, & qu'elle vous aimoit toujours, elle ne pouvoit se résoudre à voir continuellement Celiodante, & à ne point voir ce fils qu'elle avoit eu de vous ; cent fois elle s'en plaignit à moi, & cent fois j'essayai de la consoler. Enfin elle prit une étrange résolution. Elle feignit que suivant un oracle, si d'autres que sa nourrice & ceux qui devoient le servir jusqu'à un certain âge, voyoient le petit Celiodante, il mourroit incontinent. Sur ce prétexte, elle l'éloigne, & me commande en même temps de le changer avec celui qu'elle avoit eu de vous ; ensorte que deux ans après il fut reçu de tous pour Celiodante, & qu'il a toujours passé pou lui.

 Quoi, dit Policandre, tu m'assures que Celiodante est mon fils, & que c'est l'amour d'Argyre qui l'a portée à le substituer à son veritable héritier ! puis demeurant quelque temps sans parler : Voilà, s'écria-t'il, pourquoi elle a paru si touchée lorsqu'Oronte lui a appris le mariage de Rosanire & de Celiodante. N'en doutez point, seigneur, reprit Verance ; mais, ajouta-t'il, pouvez-vous laisser dans ces mortelles inquietudes une princesse qui vous a tant aimé ? Ami, dit le roi, je benis le ciel qui me rend un fils à la place de celui que j'ai perdu ; pour la reine Argyre, je prétens lui prouver si bien mon estime, qu'elle ne se repentira point de m'avoir aimé.

 Après quelques autres discours, le roi commanda à Verance de se retirer, & surtout d'être secret. En même temps il vint trouver Celiodante, & lui dit de chercher les moyens de faire venir la reine Argyre, parce qu'il ne vouloit point lui donner lieu de se plaindre ; il ajouta qu'il étoit bien déterminé à ne conclure le mariage qu'en sa presence. Celiodante dont l'amour ne pouvoit souffrir les moindres delais prit la résolution d'aller lui-même inviter la reine, ne doutant point qu'elle lui accorderoit cette faveur. Déja il étoit prêt à partir, lorsqu'Oronte arriva, & leur apprit que la reine seroit dans deux jours auprès d'eux, & qu'il l'avoit devancée pour leur en donner avis. Argyre avoit pris ce parti, depuis qu'interrogeant Oronte elle avoit sçû que le mariage n'étoit qu'arrêté, & que les princes souhaitoient qu'elle assistât aux nôces qu'ils méditoient.

 Lorsqu'elle fut arrivée, & qu'on lui eut rendu tous les honneurs possibles, Policandre alla lui rendre visite ; & la reine, après les premiers complimens supplia Policandre de lui donner audience sans autres témoins que la princesse Rosanire, & le roi son fils. Lorsque tout le monde se fut retiré, elle parla ainsi :

 Prince, vous futes sans doute bien surpris, lorsque vous sentîtes les armes de mon fils, & de tant de rois que j'avois animés contre vous. Vous souvenez-vous de la tendresse que je vous témoignai, lorsque vous arrivâtes comme chevalier errant dans la cour du roi mon pere ? Mais si en même temps votre ingratitude ne vous eût aveuglé, vous auriez bien compris que c'étoit la moindre vengeance qui fût due à mon amour outragé. Cependant, si par là même vous pouvez juger de l'excès de cet amour, lorsque vous entendrez le reste, vous serez encore plus convaincu. Mais vous, madame, ajouta-t'elle en se tournant vers la princesse, avant que de concevoir mauvaise opinion de moi, attendez, je vous supplie, que vous sçachiez par experience ce que peut le dépit joint à l'amour. Et vous, mon fils, en s'adressant à Celiodante, attendez la fin de mon discours, & je m'assure que vous louerez ma faute, & que vous conviendrez qu'elle vous est avantageuse.

 Et reprenant son discours dès l'arrivée de Policandre à la cour du roi des pictes, elle répeta les soins qu'il lui avoit rendus, les promesses qu'il lui avoit faites, la peine qu'elle eut à cacher sa grossesse, & plus encore ses couches ; le déplaisir qu'elle eut en apprenant qu'il avoit épousé Clorisène contre sa parole, mais surtout en épousant malgré elle le roi des santons dont elle eut aussi-tôt un fils ; sa douleur de voir sans cesse ce fils, & d'être privée de l'autre ; la résolution qu'elle prit de les changer, & par quel artifice elle y réussit ; la curiosité qu'elle eut de sçavoir de Mélusine la fortune de ces enfans, & la réponse de la druide qu'elle avoit encore par écrit ; enfin comme elle avoit mis le vrai Celiodante entre les mains de Verance, & comme ils s'étoient perdus tous deux, ainsi qu'elle l'avoit sçu, lorsqu'elle l'avoit envoyé chercher.

 Quel fut l'étonnement de Celiodante, lorsqu'il se vit tout à coup ravir Rosanire, & deux grands royaumes ! Cependant pour dissimuler sa douleur, lorsque Policandre ouvrit les bras pour le recevoir dans son sein, il mit un genou à terre, & lui dit : Seigneur, la perte que je fais aujourd'hui de la personne du monde qui m'étoit la plus chere, je veux dire de Rosanire, ne peut m'empêcher de me réjouir de ce que j'ai recouvré un pere tel que le grand roi Policandre. Mon fils, répondit le roi, je rens graces à la fortune qui me donne en vous un trésor que je ne croyois pas posseder, & qui me fait connoître les obligations extrêmes que j'ai à la reine Argyre, votre mere. Mais, madame, continua-t'il en s'adressant à la reine : n'avez-vous point eu de nouvelles du vrai Celiodante, ni de Verance ? Non, seigneur, répondit-elle ; mais j'espere que mon fils ne sera pas perdu, & que la prédiction de Mélusine ne sera pas fausse seulement à son égard. Madame, poursuivit le prince, avant que de vous en dire davantage, je veux voir si vous reconnoitrez une personne, qui peut-être vous en donnera des nouvelles. Aussi-tôt ouvrant la porte, il fit entrer Verance, & le prenant par la main, il le présenta à la reine. Argyre ne l'eut pas plus tôt apperçu, qu'elle s'écria : Ah ! Verance, rens-moi ce que je t'ai confié. Tu ne répons point ? Mon fils est-il mort ? quelqu'un l'a-t'il égorgé sous tes yeux ? Madame, répondit-il, si vous daignez entendre l'histoire de mes malheurs, vous sçaurez ce que vous me demandez. Et Policandre ayant supplié la reine de l'écouter, il parla en ces termes :

 A peine je fus parti du lieu où ce jeune prince avoit été changé par vos ordres, que je le fis appeller Kinicson ; je choisis ce nom uniquement pour vous le faire reconnoitre, parce que sur la pierre que vous lui donnâtes étoit empreinte la figure d'un lion, avec certains caracteres qui liés ensemble, faisoient kinic, kinicson. Nous arrivâmes donc au port des santons, où nous passâmes près de cinq ans dans une maison retirée. Or un jour qu'il jouoit sur le rivage avec d'autre ; enfans, il fut enlevé par des pirates qui infestoient la côte. Pour moi je m'étois endormi auprès de lui, & je me trouvai à mon réveil entre les mains des mêmes ravisseurs. Dans ce malheur j'avois du moins la consolation d'être auprès de mon maître pour le servir ; mais hélas je n'en jouis pas long temps ! D'autres pirates nous attaquerent, je fus blessé, on me prit pour un pirate moi-même, & l'on me mit dans les fers. Ceux-ci nous conduisirent dans une des îles Armoriques, où ils avoient accoutumé de faire leur retraite, & où les marchands venoient avec sauf-conduit les décharger des prises qu'ils avoient faites sur la côte.

 Quelques jours après, ces marchands vinrent, & le petit Kinicson fut acheté à cause de sa gentillesse, & parce que je promis de leur faire rendre au double le prix qu'ils en auroient donné. Un marchand le racheta donc, & paya pour lui & pour moi ce que demanderent les pirates. J'ai eu l'honeur de vous dire, madame, que j'avois été blessé dans le combat ; & ma blessure s'étoit tellement envenimée, que le marchand n'osa m'enmener, de peur que je ne mourusse en chemin, mais il me promit de revenir dans quinze jours. Un mois s'écoula sans que j'eusse de ses nouvelles, & quelque temps après je sçus qu'il étoit mort. J'eus beau demander ma liberté, ces pirates me la refuserent ; & j'ai demeuré parmi eux jusqu'à la derniere guerre, que les boyens étant entrés dans cette île l'ont pillée, & m'ont enmené dans leur camp. Le ciel enfin a eu pitié de moi, après vingt ans d'esclavage, il m'a rendu la liberté, & c'est une suite de la paix générale. Je commençai par rendre graces au grand Tautates, & le suppliai de vous faire reconnoitre Kinicson, s'il vivoit encore.

 Je me souvenois du nom du marchand ; j'allai m'informer de ce qu'il étoit devenu. On me dit qu'il étoit mort, que ses heritiers avoient partagé sa succession, & qu'ils étoient venus dans la gaule Lyonnoise où ils avoient vendu Kinicson. J'allai aussi au port des santons, où l'on me dit que la nourrice étoit morte de douleur, après la perte de son fils & de son époux ; je voulois aussi me donner la mort, lorsque je sçus que le roi Policandre après avoir fait prisonnier le roi votre fils, lui donnoit, pour cimenter la paix, la princesse Rosanire en mariage. Je crus que les dieux ne m'avoient laissé la vie qu'afin que je le détournasse de ces nôces incestueuses. Je vins donc en diligence, & j'ai fait entendre au roi ce que j'ai l'honneur de vous dire, afin que les malheurs qui suivent d'ordinaire de telles alliances ne tombassent point sur la tête d'un si bon roi.

 La reine, après l'avoir regardé quelque temps, le visage baigné de larmes ; enfin, dit-elle, Vérance, tout ce que j'apprens par discours, c'est que mon fils est perdu, & qu'il n'y a plus pour moi d'esperance de le revoir jamais. Et Vérance ne répondant rien, ô dieux, s'écria-t'elle en se tournant de l'autre côté, ô dieux ! pour moi seule vous voulez que Mélusine se soit trompée ! En même temps elle tira le papier qui contenoit la prédiction, & le roi le lisant ne pouvoit assés admirer qu'elle eût prévu tout ce qui étoit arrivé à son fils ; soit la mort du prince Arionte, soit les nôces incestueuses qu'il avoit pensé contracter. Puis il s'écria tout à coup : Ah madame, ne blamez point Mélusine, je commence à entendre sa prédiction. Et s'adressant à Vérance, dis-moi en quel lieu a été vendu le petit Kinicson. Seigneur, dit Vérance, tout ce que l'on sçait est qu'il fut mis sur la Loire. Mais, continua le prince, quel âge pouvoit-il avoir, & de quelle couleur ? Il avoit, Seigneur, environ six ans ; les cheveux blonds, le teint vif & délicat, les yeux tirant sur le verd. Et je le nommai Kinicson, à cause d'une pierre que la reine lui avoit donnée, & où ce nom étoit gravé.

 O dieux, s'écria Policandre, daignés nous éclairer, afin que nous démêlions la vérité au travers des ténébres qui nous la cachent ! Et se tournant vers la reine : madame, lui dit-il, vous m'avez donné un fils, je veux vous en donner un autre, ou je suis bien trompé. Car ajouta-t'il, en se tournant vers la princesse Rosanire, ne vous souvenez-vous point comment il s'appelloit, quand les marchands me le donnerent ? Seigneur, répondit-elle presque hors d'elle-même, son nom est écrit sur cette pierre qu'il m'a donnée autrefois. En même temps elle la tira de son sein, & le roi la reconnu pour celle dont il avoit fait present à la reine Argyre. La reine & Vérance la reconnurent de même. Et le roi examinant la pierre y lut Kinic, Kinicson, qui signifioit roi, fils de roi. Voila bien, dit-il alors, le nom qu'il portoit, lorsque je l'achetai ; je le changeai depuis, lorsqu'il tua le lion qui avoit pensé me dévorer, en celui de Rosiléon, en mémoire de cet acte genereux, & parce que ma fille lui avoit ceint l'épée. Mais l'affaire est trop importante pour rien précipiter. Seigneur, dit Vérance, je suis persuadé qu'il se souviendra de mon nom ; & moi, ajouta la reine, si je le vois j'ai une marque indubitable, c'est une rose que la nature lui a imprimée sur la main.

 O, s'écria la princesse, assurez-vous, madame, que Rosiléon est votre fils, il a en effet une rose sur la main ; j'ai eu le loisir de la remarquer tandis qu'il a été à mon service. La reine alors frappant des mains, que voulez-vous davantage, seigneur ? tout conspire à nous faire reconnoitre celui que nous cherchons. Vérance demanda la permission d'aller chés Rosiléon ; il y alla, il vit la rose imprimée sur sa main, il en fut reconnu, & revint dire au roi & à la reine. Argyre que Rosiléon étoit certainement celui qu'ils cherchoient. Mais le roi crut qu'il ne falloit rien déclarer avant que le reste de la prédiction fût accompli, & qu'il falloit le conduire en Foreste par cette raison : après quoi s'il pouvoit guerir, il lui donneroit la princesse Rosanire, & la princesse Cephise à Céliodante.

 Alors Vérance prenant la parole, & s'adressant au roi Policandre : Seigneur, lui dit-il, permettez-moi de vous redire ici ce que mon devoir m'ordonne de vous rappeller ? Et le roi lui ayant permis : Grand roi, continua-t'il, sçachez que vous ne devez attendre aucune satisfaction, que vous n'ayez réparé votre injustice. Vous avez trompé par vos promesses la reine Argyre. Ne vous souvenez-vous pas que je suis témoin de vos sermens, & des dieux que vous avez attestés ? J'avoue, dit le roi confus que tu as raison ; & si la reine veut oublier l'offense que je lui ai faite, je suis prêt à la recevoir pour mon épouse, & à la reconnoitre pour reine des boyens, & des ambarres. A ces mots, il lui tendit la main, & la reine la recevant avec toute sorte de satisfaction, il crut devoir déclarer son mariage, & celui de Céliodante, & de la princesse Cephise.

 Incontinent après, la reine ne pouvant souffrir Rosiléon dans cet état, résolut de l'amener ici secretement, où elle a été obligée de conduire aussi Rosanire, parce qu'autrement on ne pouvoit faire partir Rosiléon.»

 C'est ainsi que le sage Vieillard acheva de raconter à la nymphe le sujet qui avoit amené la reine Argyre dans le Forest. Il supplia en même temps la nymphe de tenir l'affaire secrete, jusqu'à ce qu'on vît si les dieux voudroient rendre la santé à Rosiléon. Amasis répondit qu'elle approuvoit ce dessein, quoiqu'elle eût une ferme esperance de sa guerison. «Outre, disoit-elle, que la prédiction de Mélusine se trouve jusqu'ici véritable, l'arrivée de celui qui doit guerir Rosiléon, n'ayant précédé la sienne que d'un jour, il semble que les dieux nous l'ayent uniquement envoyé pour ce sujet. Car le prince Godomar, second fils du roi des bourguignons arriva hier ici. Alors Argyre joignant les mains : Vous me rendez la vie, dit-elle, madame, par cette nouvelle ; mais comment jugez-vous que ce soit de lui que Mélusine ait voulu parler ? Ce qui me fait porter ce jugement, répondit la nymphe, c'est qu'avant votre arrivée nous avions décidé que ce prince planteroit le clou sacré pour la guerison d'un berger atteint de la même maladie.

 Comment, dit la reine Argyre, le jeune prince des bourguignons est donc ici ? Il y est, madame, répondit la nymphe, & si je ne me trompe, on pourroit lui dire qui vous êtes, de peur que s'il venoit à le sçavoir ensuite, il ne s'offensât de cette défiance. Je le veux, dit la reine, & j'envoyerai vers lui, pour lui en donner avis.» Alors Adamas prenant la parole : «Madame, dit-il, il me semble qu'il faut hâter la guerison du prince Rosiléon ; autrement ceci se divulguera, y ayant tant de personnes à votre suite. D'ailleurs le sacrifice étant déja préparé pour le berger Adraste, le retardement donneroit à plusieurs l'occasion d'en rechercher la cause, & peut-être la trouveroient-ils. Mais outre ces considerations, des affaires importantes que la reine vous fera entendre la contraignent de terminer au plus tôt celles qui vous amenent ici. Mon pere, répondit la nymphe, vous me pressez, quand j'aurois moi-même pressé la nymphe, si je l'avois osé ?» Alors Adamas se tournant vers la nymphe : «Madame, lui dit-il, si vous l'agréez, j'ordonnerai que le sacrifice soit prêt pour demain, & je ferai entendre votre volonté au pontife, & au prince Godomar.»

 La nymphe approuva cet avis, & dans le moment elle envoya chercher Galatée : puis elle se retira, pour laisser reposer la reine, si toutefois son inquietude le lui permettoit.

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LIVRE ONZIÈME.



 Le lendemain, le grand pontife accompagné de plusieurs flamines parut devant la nymphe. Il lui representa qu'elle devoit élire un souverain magistrat, auquel elle remettroit la puissance suprême, tant qu'il seroit revêtu de cette charge, parce que la cérémonie avoit été instituée par Numa Pompilius, & que c'étoit les rois ses successeurs qui plantoient le clou. Et depuis qu'ils avoient été bannis, on avoit toujours élu un dictateur dans ces occasions. Or, madame, continua-t'il, je vous represente ces choses, afin que s'il vous plait d'accomplir ce que vous avez projetté pour Adraste & ce prince étranger, vous songiez à élire un magistrat souverain ; car dans nos usages les hommes seuls peuvent être admis pour ministres aux sacrifices de Jupiter.

 La nymphe qui sçavoit déja que cette élection étoit nécessaire, & qui la jugeoit avantageuse pour ses autres affaires, feignit néanmoins de n'avoir d'autre dessein que la guerison du prince & d'Adraste. Elle répondit donc au druide qu'elle étoit déterminée à tout ce qu'il jugeroit à propos, & qu'il n'avoit qu'à lui dire ce qu'elle avoit à faire. «Deux choses, reprit le pontife, sont nécessaires, le sacrifice, & l'élection du magistrat. Après le sacrifice offert à Jupiter Capotas, & à Minerve Peone, il faut que le magistrat plante un clou d'airain que nous aurons purifiéavec l'eau lustrale, dans la muraille du temple de Jupiter, après avoir touché trois fois les temples du malade. Pour ce qui regarde le sacrifice, il sera prêt demain a l'heure que vous souhaiterez ; mais pour le magistrat, il faut, madame, que vous le choisissiez aujourd'hui en public, & que vous lui donniez les faisceaux.»

 Alors Adamas prenant la parole : «Madame, dit-il, j'ai déja mis ordre à tout ce qui étoit nécessaire pour l'élection. Déja on travaille aux tribunes, & tout sera prêt, lorsque vous sortirez de table.» A ces mots, la nymphe chargea le grand pontife de mettre ordre à ce qui étoit nécessaire pour le sacrifice, & remit le soin du reste au grand Adamas. Tous furent d'avis d'inviter Polemas au nom de la nymphe, pour lui ôter tout prétexte de prendre les armes. La nymphe étoit persuadée qu'il ne viendroit pas, cependant elle approuva cet avis, & dépêcha Clindor pour l'inviter.

 D'un autre côté, le prince Godomar voulant informer son frere Sigismond de tout ce qui lui étoit arrivé, supplia la nymphe de lui envoyer Léontidas. La nymphe lui donna en même temps des lettres pour le roi, pour Sigismond, & pour la princesse Clotilde. Dorinde pressée par le jeune prince, donna aussi une lettre à Léontidas pour Sigismond.

 Ainsi Léontidas & Clindor son pere partirent en même temps. Clindor pour Surieu où étoit Polemas, & son fils pour la cour de Gondebaut. Clindor en arrivant à Surieu trouva un grand nombre de chevaliers & d'ambactes, au travers desquels il passa pour aller jusqu'à Polemas. Clindor qui ne lui cedoit en rien pour la naissance, ne put voir sans mepris tant d'orgueil & de vanité. Polemas étoit au fonds de son appartement ; dès qu'il apperçut Clindor, il s'avança vers lui avec toute la politesse imaginable, & lui persuada par cet accueil qu'il méritoit l'honneur où il étoit parvenu, tant il est difficile de résister à des manieres civiles & gracieuses. Polemas en effet avoit de la douceur & de l'affabilité, qualités au reste assés familieres à ceux qui veulent s'élever au dessus de leur condition.

 Clindor lui presenta les lettres de la nymphe, & lui dit combien elle desiroit qu'il assistât à la cérémonie du clou sacré. Loin de répondre sur cet article, il se répandit en plaintes contre Amasis : «Comment puis-je, disoit-il, me présenter devant elle après la façon dont elle me traite depuis quelque temps ? Elle a eu le courage de voir massacrer en sa presence Argantée mon ami & mon allié. Au lieu de punir Damon son meurtrier, elle le reçoit à sa cour avec une malheureuse du même caractere. Si je vous racontois mes autres sujets de plainte, vous admireriez ma patience. Comment pouvons-nous souffrir qu'un vieux druide qui ne doit avoir d'autres fonctions que d'offrir des sacrifices, se mêle des affaires d'état tandis que nous demeurons inutiles dans nos maisons ? Comment le puis-je souffrir moi surtout, à qui l'on avoit confié l'administration des affaires, & à qui on la retire sans raison ni prétexte.»

 Clindor l'écouta sans l'interrompre. Il comprit qu'il étoit inutile de le contredire, & que ses contradictions ne contribueroient en rien au service de la nymphe. Il se contenta de lui dire qu'il ne falloit pas croire tous les rapports ; que la nymphe l'estimoit plus que tous les siens, puisqu'elle l'avoit élevé au dessus d'eux tous, & qu'il devoit se rendre à Marcilli où il recevroit toute sorte de satisfaction ; & qu'il le devoir d'autant plus que le prince Godomar y étoit arrivé. Polemas avoit sçu son arrivée, mais il ignoroit le sujet qui l'avoit amené, & n'osant le demander à Clindor, il crut pouvoir l'amener à le dire de lui-même. «Qui pensez-vous, lui dit-il, que la nymphe veuille élire pour souverain magistrat à l'occasion de la cérémonie ? Je croi, répondit Clindor, qu'elle attend sur cela votre avis. Si elle n'avoit pas voulu me mortifier, reprit Polemas, elle auroit jetté les yeux sur moi ; elle ne peut sans injustice donner à personne la préference sur moi ; mais il ne lui suffit pas que je fois informé de ses mépris, elle veut que j'en sois témoin. Vous lui direz donc que je cacherai tant que je pourrai le peu d'estime qu'elle fait de mes services, & que j'aime mieux entendre parler de ses mépris que d'en être témoin ; que pourtant si elle veut m'élire souverain magistrat, j'assisterai à la cérémonie avec un bon nombre de mes amis pour la servir dans cette occasion.»

 Cependant, dès que la nymphe fut sortie de table, elle conduisit le prince Godomar dans la place publique, & là tous les ordres de l'état étant assemblés, elle déclara en leur presence le prince Godomar souverain dictateur dans toutes ses provinces. Puis Godomar fit entre les mains de la nymphe, du grand druide, & du souverain pontife, serment de gouverner l'état selon les loix, tant que dureroit son administration. Alors toute la ville retentit d'aclamations, & du bruit des trompetes, & l'on alluma des feux dans tous les carrefours. Clindor arriva dans ce moment ; il se presenta aussi-tôt à la reine, mais elle ne voulut l'entendre qu'en presence du nouveau dictateur, de Damon, d'Alcidon, & d'Adamas. La réponse de Polemas ne les surprit point ; il s'étoient bien imaginé qu'il chercheroit des prétextes pour ne pas venir.

 A peine les cérémonies furent finies, que Méronte confident de Polemas lui dépêcha son fils pour l'en informer, aussi bien que de l'arrivée de la reine Argyre, dont il ignoroit le nom. Ces nouvelles le troublerent de sorte, qu'il eût hâté son pernicieux dessein, s'il n'avoit beaucoup esperé de l'artifice de Climante. D'ailleurs le lendemain étoit le jour que Climante avoit donné à Leonide pour lui apprendre s'il iroit trouver Galatée. La nymphe ne l'avoit pas oublié, & dès le soir même, elle chargea Leonide & Sylvie d'aller sçavoir sa résolution. Comme elles vouloient voir la cérémonie du clou sacré, elles sortirent de grand matin ; cependant Climante les avoit déja prévenues. Il les attendoit à la porte du temple. Dès qu'ils les apperçut il vint à elles, & leur dit : «La divinité a agréé les vœux de Galatée : elle me permet d'aller lui rendre l'oracle qu'elle désire, faveur inouie jusqu'à ce jour. Dans trois jours à cette même heure je me trouverai à la porte du jardin. Je lui donne ces trois jours, afin qu'elle examine si elle est bien déterminée à obéir à la déesse, car autrement elle encourroit son indignation. Sages nymphes, je vous conjure de l'en avertir de ma part, & de me faire sçavoir ses intentions. Je ne trouve rien ici, dit Leonide, qui puisse déplaire à la nymphe, si ce n'est ce delai de trois jours. Ce delai, repartit le faux druide, ne vient pas de moi ; mais de la déesse que je sers. Je sçai que nulle priere ne lui sera agréable avant que ces trois jours soient écoulés.»

 Déja les nymphes étoient près des jardins de Marcilli lorsqu'un homme se jetta tout à coup aux genoux de Sylvie, & voulut lui baiser la main. A peine la nymphe eut jetté les yeux sur lui, qu'elle s'écria : «O dieux ! c'est l'ombre de Lygdamon.» Lygdamon, reprit Leonide ? & le regardant, elle dit encore plus effrayée que sa compagne : ô dieux c'est bien elle ! Les deux nymphes s'évanouirent, & cet homme se mit aux genoux de Sylvie, & l'appella plusieurs fois, mais en vain. Il se leve donc pour chercher du secours. A peine il étoit parti que Sylvie revint, & n'appercevant plus l'ombre elle se sauva dans le jardin, où elle trouva Leonide qui étoit aussi revenue à elle-même. Elles crurent que cette apparition étoit un effet des enchantemens de Climante.

 Galatée fut aussi-tôt avertie de la frayeur qu'elles avoient eue. Elle passa dans leur chambre, & faisant retirer leurs compagnes : «Mes filles, leur dit-elle, je vous vois bien effrayées. D'où vient le trouble que je remarque sur votre visage ? Madame, répondit Leonide, ce méchant, vers qui vous nous avez envoyées a sans doute tous les démons à ses ordres. Nous lui avons parlé... Il sera ici dans trois jours... Lorsque nous pensions être hors de ses mains, il nous a envoyé l'ombre de Lygdamon qui a pris ma compagne par la main, & nous a causé une si grande frayeur, que nous avons pensé en mourir.» La nymphe entendant qu'elles n'avoient point eu d'autre mal, les laissa se reposer, & rejoignit Amasis, à qui elle raconta ce qu'elle venoit d'apprendre.

 Tandis qu'elles parloient de cette aventure, on vint avertir la nymphe que le sacrifice étoit prêt. La reine Argyre tenant par la main la princesse Rosanire, qui s'appuyoit sur le bras de Rosiléon descendit du château. Lors qu'ils furent près du temple, ils s'arrêterent pour voir la pompe du sacrifice. Dix trompetes ouvroient la marche, & sonnoient tous ensemble. Ils étoient suivis de ceux qui portoient les anciles, & ceux-ci de ceux qui portoient les disques, ou bassins. Puis venoient ceux à qui on avoit remis les pateres, ou vases destinés à recevoir le sang des victimes ; & les jeunes victimaires qui portoient sur leurs têtes les marmites où l'on cuisoit les chairs qui n'étoient point consumées par le feu du sacrifice. Ensuite paroissoient plusieurs victimaires dont les uns portoient les maillets, les autres les haches, d'autres les couteaux sacrés, d'autres les dolabres qui servoient à dépecer les victimes. Ils étoient nus jusqu'à la ceinture ; le reste du corps couvert des peaux des victimes. Et tous avoient un chapeau de fleurs. Ils étoient suivis des victimes, conduites par quelques victimaires. C'étoit sept bœufs que l'on devoit sacrifier à Jupiter Capotas, & sept autres indomptés pour Minerve Peone. Ils avoient les cornes dorées, & sur la tête des guirlandes. Les petits sacrificateurs venoient ensuite. L'un portoit l'eau lustrale ; un autre le petit coffre nommé acerra, qui renfermoit les parfums ; un autre avoit sur sa tête le préfenicule, vase où étoit le vin du sacrifice ; un autre tenoit dans ses mains le simpulle, petit gobelet qui servoit aux libations ; un autre portoit dans une corbeille la mole salée, ou le gâteau fait d'orge, de sel & d'eau. Assés loin de ceux-ci marchoient douze joueurs de flûtes, & quelques musiciens qui chantoient les louanges de Jupiter & de Minerve ; puis les triumvirs épulons dont les fonctions étoient d'anoncer au peuple les jours où il falloit faire les banquets aux dieux. Ensuite les flamines, dont le dernier étoit Diale flamine avec son chapeau de laine blanche, revêtu d'une aube de lin ; enfin le college des augures, qui tenoient chacun à la main le bâton augural. Le grand pontifie venoit le dernier de tous avec une gravité digne de son rang ; il avoit sur la tête une espéce de voile, & dans la main son lituus, ou bâton pastoral, & à ses côtés deux flamines qui portoient le clou sacré.

 Cette pompe étant passée, le prince Godomar marcha seul, la couronne sur la tête, & le scepte à la main. Il avoit près de lui les faisceaux & les verges, & à sa suite un grand nombre de chevaliers & d'ambactes. C'est dans cet ordre qu'ils arriverent au temple, où la reine Argyre, la nymphe, Rosanire, & les autres dames étoient déja avec Rosiléon, & Adraste.

 Incontinent le flamine Diale fit apporter de l'eau lustrale, se lava les mains, puis en jetta sur les assistans. Il fit ensuite approcher les victimes, & se tournant du côté de l'orient il invoqua Junon & Vesta, & Jupiter très bon & très grand, & après lui tous les autres dieux. Enfin s'adressant à Jupiter & à Minerve, il déclara que c'étoit à eux sur tout que ce sacrifice étoit offert, & il prononça ces mots :

 «O fils de Saturne & de Rhée, commencement & fin de tout ! nature qui produis tout ! providence qui pourvois à tout ! univers qui es par tout ! éternel qui existas avant tout, & qui existeras après tout ! univers qui es par tout ! éternel qui existas avant tout, & qui existeras après tout ! Et toi, ô Minerve Tritonide, qui inspires aux hommes la sagesse ! Déesse toujours vierge ! déesse secourable à ceux dont l'esprit est aliené ! Recevez, ô grandes & puissantes divinités les vœux & les sacrifices que notre grande nymphe vous offre pour sa conservation, pour le bien de ses états, & pour le repos de ses peuples. Et puisque dans tout l'univers rien ne vous est plus agreable que l'homme, & dans l'homme rien de plus agreable que l'entendement ! Accordez, ô Jupiter Capotas, & vous ô Minerve Peone, accordez à la nymphe la grace qu'elle vous demande, elle & tous ceux qui assistent à ce sacrifice. Que les clous sacrés que le prince Godomar notre protecteur va planter en qualité de magistrat souverain, selon vos ordres, obtiennent pour Rosiléon & pour Adraste la même faveur qu'obtint autrefois Oreste, lors qu'étant assis sur ta pierre, ô Jupiter, il fut gueri de ses fureurs.»

 Après qu'il eut fini, on lui presenta la mole salée ; il la mit incontinent sur la tête des victimes, y ajoutant de l'encens mâle ; & c'est ce qu'ils appelloient immolation. Ensuite il y versa du vin, dont il gouta un peu avec le simpule, & fit gouter aux assistans ; & cette action se nommoit libation. Puis la victime étant ainsi mactée, c'est-à-dire, augmentée, il lui arracha du poil d'entre les cornes, & le jetta au feu : ce qui étoit le vrai commencement du sacrifice. Après quoi il se tourna du côté de l'orient, & ayant pris un couteau il le passa sur la victime. Enfin quand il eut offert les bœufs à Jupiter Capotas, & les taureaux à Minerve Peone, il commanda aux victimaires de frapper. Ils frapperent aussi-tôt, le sang fut reçu dans les pateres & les disques, & le sacrificateur en jetta une partie dans le feu avec du vin & de l'encens mâle ; du reste, il arrosa l'autel & les assistans.

 Après que l'on eut dépecé les victimes, & que l'on eut brulé sur l'autel les parties qui devoient être brulées, le grand pontife prit les clous sacrés, les offrit à Jupiter & à Minerve, & les présenta au prince Godomar, qui les recevant avec respect, fit ses vœux particuliers, & en toucha les temples de Rosiléon & d'Adraste. Lorsque le prince Godomar alloit les planter, Palémon s'avança, & dit à haute voix : «Je jure que si vous daignez nous exaucer, ô dieux tout puissans, j'accorderai la premiere chose qui me sera demandée, si elle dépend «de moi !» Alors Rosanire tourna les yeux sur la reine, comme l'invitant à suivre cet exemple, & la reine s'en étant apperçue se leva, & dit : «Je suis femme, reine, & mere de rois ; je vous promets ô grand Jupiter, & vous fille du plus grand des dieux, que si vous m'exaucez, j'employerai toutes les forces des états que vous m'avez soumis, pour défendre contre toute insulte la nymphe Amasis, & son royaume.»

 Le peuple auroit fait des acclamations, si le respect du lieu & des circonstances ne l'avoit retenu, bien surpris d'entendre tenir ce langage à la reine Argyre qu'il ne connoissoit point pour telle. Cependant le prince Godomar tenant les clous à la main gauche, & le marteau dans la droite, conduit par le grand pontife, & par le flamine Diale, alla vers la muraille du temple, qui étoit tournée du côté du temple de Minerve, & appellant trois fois à haute voix Jupiter Capotas, & Minerve Peone, il planta les clous si avant qu'il n'en restoit que la tête. Mais, ô prodige étonnant, en même temps qu'il donna les premiers coups, il sembla que Rosiléon & Adraste en eussent été frapés ; ils tomberent par terre sans sentiment, & y demeurerent jusqu'à ce que le prince fût revenu à eux, & que le flamine leur eût jetté de l'eau lustrale ; alors ils revinrent comme d'un profond sommeil, & se retrouverent presqu'en leur premier état. Argyre emmena Rosileon & Rosanire dans son char, & retourna au château, & Palémon tirant Adraste sous un des portiques du temple le revêtit des habits qu'il lui avoit préparés, après avoir tous chanté des hymnes en actions de graces.

 D'un autre côté le grand pontife accompagné des aruspices qui avoient visité les victimes, & consideré le feu du sacrifice, avertit secretement la nymphe que selon leur science l'état étoit menacé de grands troubles, mais qu'elle pouvoit les prévenir par sa prudence. «Les dieux sont équitables, dit-elle, puisqu'il ne nous châtient point selon que nous le meritons.» A ces mots, elle prit le chemin du château avec le prince Godomar, & tous ces étrangers qui ne pouvoient assés admirer la prudence & la sagesse de la nymphe.

 Cependant Polemas fut averti de tout ce qui s'étoit passé à la cérémonie. Il sçut aussi qu'une dame nommée Dorinde s'étoit refugiée à Marcilli ; mais quoiqu'on l'eût informé du combat qui s'étoit donné pour elle sur les bords du Lignon, il en ignoroit encore le sujet. Tandis qu'il étoit occupé de cette idée on lui dit que quelques chevaliers demandoient à lui parler de la part du roi Gondebaut. Il commanda qu'on les fît entrer, & l'un d'eux lui parla en ces termes :

 «Seigneur, le roi mon maître qui vous aime & qui vous cherit, m'envoye pour vous faire entendre ses sujets de plaintes contre la nymphe, qui a eu assés peu d'égard à son amitié, pour donner retraite à ceux qui ont tué Clorante un des chefs de sa garde, afin de lui ravir une fille qui s'étoit sauvée de la maison de la princesse Clotilde. Il lui semble aussi qu'elle ne devoit point recevoir, sans le consulter auparavant, le prince Godomar qu'il desavoue pour son fils. Il me charge donc de vous faire ses plaintes, & de vous demander, si vous jugez à propos que j'aille à Marcilli les porter à la nymphe elle même, & la sommer de lui rendre le prince Godomar & Dorinde aussi ; ou lui déclarer la guerre. Voilà, seigneur, ajouta-t'il, ma lettre de créance.» Polemas prit la lettre, & la baisant avec un respect incroyable il répondit : «Seigneur chevalier, si la nymphe se conduisoit par mes avis, elle en useroit bien differemment.» Puis ouvrant la lettre : «Le roi, ajouta-t'il, me mande d'ajouter foi à ce que vous me direz de sa part : voyez en quoi je le puis servir ; car je ne reconnois point d'autre maître que lui.»

 L'étranger, après l'avoir remercié de ses dispositions favorables, lui dit : «Ne pourrois-je point vous entretenir sans témoins ?» Alors Polemas le prit par la main, & le conduisit dans un cabinet dont les portes étoient bien fermées ; & l'étranger lui raconta l'affection du roi pour Dorinde, l'intelligence du prince Sigismond avec cette fille, la colere du roi, lorsqu'il sçut que le prince vouloit l'épouser, & la resolution qu'il avoit prise de la marier avec Periandre, ou avec Merindor ; son évasion de la cour, la détention de Sigismond, l'ordre donné à Clorante de la suivre & de la ramener, la mort d'Ardilan tué par Godomar, & Clorante lui-même tué. «Or, seigneur, continua-t'il, le roi a sçu que cette Dorinde, & le prince Godomar se sont retirés à Marcilli, & que la nymphe leur a promis toute sorte d'assistance. Comment toute assistance, interrompit Polemas ? Elle a remis au prince Godomar l'autorité souveraine dans ses états. Le roi, reprit l'étranger, en est si offensé, qu'il est resolu de venir lui-même le prendre dans Marcilli, fût-il caché sous l'autel des dieux. Mais connoissez toute l'affection de Gondebaut pour vous. Clidaman est mort ; il vous en a donné avis il y a long temps, Lindamor est blessé & tous ceux de sa suite ont peri. O dieux, s'écria Polemas, de combien d'ennemis il vous à plû me délivrer ! Le roi, ajouta l'étranger, sous pretexte d'avoir le prince Godomar & Dorinde, levera une grande arme, & viendra en personne assieger Marcilli. Il vous établira comte des segusiens, à condition seulement que vous releverez de lui.»

 Polemas après bien des remercimens & des protestations, fit venir Ligonias, Peledonte, Argonide & Lystandre, à qui il communiquoit ses pensées les plus secretes. Il leur raconta tout ce que le roi lui mandoit. Ensuite il furent tous d'avis que le chevalier iroit redemander à la nymphe Godomar & Dorinde, & que supposé qu'elle les refusât, comme ils en étoient persuadés, il lui déclarât la guerre. Et Polemas lui donna six compagnies de chevaux pour l'accompager.

 Le soir Climante vint trouver Polemas pour lui raconter ce qu'il avoit dit aux nymphes ; mais Polemas le laissant à peine finir, lui apprit la mort de Clidaman, & le dessein de Gondebaut. Climante ne fut point d'avis qu'ils laissassent venir un prince qui étoit veuf & de complexion amoureuse, & qui pourroit aisément prendre du goût pour Galatée, mais seulement qu'il les aidât de ses forces. Après un long conseil, Climante retint Polemas & ses quatre confidens, lorsqu'ils étoient sur le point de se separer, & leur dit : «Je veux dans trois jours vous livrer ce que vous souhaitez, & cela sans tirer l'épée. C'est aujourd'hui que l'étranger par le à la nymphe ; demain j'irai faire mon personnage, & le lendemain Galatée est à vous. Voici comme je l'entens. Je sçai qu'elle observera tout ce que je lui dirai, & mon intention est de lui dire qu'à six heures du matin elle ne manque pas à se trouver au carefour des termes, & que celui que les dieux lui destinent pour époux sera le premier qui vêtu en chasseur passera auprès d'elle. Elle y viendra sans doute accompagnée seulement de Leonide & de Sylvie ; qui vous empêchera de vous saisir de sa personne ? Si elle est une fois entre vos mains, n'est-il pas vrai que vous pouvez l'épouser le lendemain, que vos projets sont remplis, & que la guerre est finie dans trois jours ? J'en conviens répondit Polemas ; & je vous promets que si ce bonheur m'arrive ? j'abolirai bientôt cette loi insensée, qui exclut les mâles de la puissance souveraine»

 D'un autre côté Leonide & Sylvie étoient toujours saisies de leur frayeur ; elles croyoient voir à tous momens l'ombre de Lygdamon. Et lorsqu'on ne parloit que de cette apparition, on entendit un grand bruit de gens épouvantés qui ne disoient que ces mots : «Voilà Lygdamon, voilà Lygdamon.» Les gardes du château qui le connoissoient, le voyant se presenter à la porte, & le croyant mort prirent la fuite. Adamas craignit que cette terreur panique ne cachât quelque trahison. Il va droit à la porte qu'il trouve abandonnée, & voyant quelques-uns des siens qui venoient de la ville, il leur fait signe de se hâter, & leur commande de fermer la porte, & de la garder. Il retourne incontinent au château pour voir par lui-même ce que c'étoit.

 Cependant ce Lygdamon qui avoit causé tant de frayeur étoit entré dans le château ; comme il en connoissoit tous les détours, il alla droit à la chambre de la nymphe Amasis. Il en trouva la porte fermée ; les plus hardis venoient le regarder par la serrure, & crioient en fuyant que c'étoit bien lui. Enfin Egide qui l'avoit servi si long temps, & que Sylvie avoit retenu à son service, se mettant à le considerer : «O dieux, dit-il, c'est mon maître !» Il court incontinent par une autre porte, & vient se jetrer à ses piés, versant des larmes de joye. Lygdamon, de son côté, ne pouvoit lui faire assés de caresses à son gré. Et lorsqu'ils purent se parler : «Egide, lui dit-il, pourquoi me fuit-on de la sorte ? Seigneur, répondit-il, & qui ne seroit effrayé, quand, moi qui vous ai vu mourir, j'ai publié votre mort ?» Cependant les nymphes les entendant parler se rassurerent un peu.

 En même temps Adamas parut à la porte. Il fut un peu étonné à la vue de Lygdamon ; mais faisant quelques pas en arriere (car Lygdamon s'approchoit de lui) «Si tu n'es qu'un phantôme, dit-il, je te commande au nom de Thautates de retourner dans l'éternel repos. Seigneur, répondit Lygdamon en souriant, je voudrois être un phantôme, pour trouver ce repos que j'ai inutilement cherché jusqu'ici. Mais sçachez que je suis ce même Lygdamon que vous avez vu autrefois, & que Thautates a rappellé du séjour de la mort.» A ces mots Adamas le reçut les bras ouverts avec une joye extrême ; car sa vertu lui avoit gagné tous les cœurs.

 Le prince Godomar, Alcidon, & plusieurs chevaliers étoient accourus à ce bruit. Et la nymphe étant avertie qu'ils parloient à Lygdamon fit ouvrir les portes. Alors Lygdamon presenté par Godomar & Adamas se prosterna devant la nymphe, & lui dit : «Madame, est-il possible que hors de vos états je sois pris pour un autre, & qu'à votre cour je sois méconnu pour moi même ! Accusez-en la nouvelle de votre mort, dit Amasis en le faisant relever ; mais dieu soit beni de ce qu'elle est fausse. Plût à ce même dieu, répondit-il, que je pusse perdre pour votre service cette vie qui ne m'a été conservée que dans cette vue ! Cependant j'ose vous assurer qu'Egide ne mentit point, lorsqu'il raconta ma mort à la belle Sylvie. Et si je ne craignois de vous ennuyer, madame, je vous expliquerois cette enigme. He bien, reprit la nymphe, je vous laisse avec Galatée, Sylvie & ces dames. Elles ne sont pas si occupées que moi. Et ce soir elles me raconteront ce que vous leur aurez dit.» A ces mots, la nymphe, Godomar, Alcidon, & Adamas allerent trouver la reine Argyre.

 Cependant Lygdamon après avoir reçu les complimens de toutes les nymphes fut conduit par Galatée vers Damon qui commençoit à se lever & qui desiroit passionnément de le voir, sur ce que les nymphes lui avoient dit. Après les premieres civilités, Galatée le conjura de raconter son histoire : «Mais est-il possible, répondit-il, que je la raconte avant que d'avoir vû Sylvie ?» Aussitôt Galatée commanda à Leonide de la faire venir ; & dés qu'elle parut, Lygdamon tourna les yeux vers Galatée, comme pour lui demander la permission de saluer la nymphe en sa presence. Galatée lui ayant fait signe qu'elle le vouloit ainsi, il courut à elle, & mettant un genou à terre, il voulut lui baiser la main ; mais elle se recula, lui faisant entendre que c'étoit manquer de respect pour la nymphe. La nymphe ordonna, & Sylvie permit à Lygdamon de lui baiser la main. Elle se retira ensuite parmi ses compagnes, & comme il la suivoit, elle lui dit assés bas : «Si vous êtes le même Lygdamon qu'autrefois, vous aurez des occasions plus favorables de me parler.»

 En même temps Galaté ayant encore témoigné sa curiosité, Lygdamon commença en ces termes :


SUITE DE L'HISTOIRE
de Lygdamon.



 «Puisqu'Egide a si bien exécuté mes ordres, je m'assure, madame, qu'il vous aura raconté de quelle maniere étant prisonnier en Neustrie, je fus pris pour un chevalier nommé Lydias, à qui je devois bien ressembler, puisque sa mere elle-même y fut trompée. Ce Lydias avoit tué en champ clos un nommé Aronte, & pour cet homicide on l'avoit condamné à mort. On me mit dans la cage des lions ; j'en tuai deux plus par bonheur, que par adresse. En même temps celle pour qui Lydias avoit combattu contre Aronte trompée aussi par la ressemblance me demanda pour son mari. Elle m'obtint en vertu de la loi, & peu de jours après je fus conduit au temple pour l'épouser. Jusques là tous mes malheurs m'avoient paru supportables ; mais voyant qu'il n'y avoit plus moyen de differer ce mariage infortuné, je résolus de m'ôter la vie (non qu'Amerine manquât de naissance, de beauté, de vertu) mais j'aimois mieux mourir, que de manquer à la fidelité que j'avois jurée à la belle Sylvie. Quelques jours auparavant, j'avois fait préparer un vin mixtionné, j'en bus, Amerine aussi malgré moi. Et l'opinion que ce vin étoit empoisonné fit sur nous une telle impression, que nous tombâmes tous deux comme morts.»

 Cependant Sylvie qui s'apperçut que tous les yeux étoient attachés sur elle, se glissa doucement, & se retira dans sa chambre où elle s'enferma, ne voulant point se montrer que ce discours ne fût achevé.

 «Je pense, madame, continua Lygdamon, qu'Egide vous aura instruite de ce détail ; mais le reste lui est inconnu, parce qu'il partit à l'heure même pour exécuter mes ordres. Or il faut que vous sçachiez que cette Amerine, & ce Lydias sont des meilleures maisons de la Neustrie. Bientôt le temple fut rempli d'une foule incroyable que le bruit de cet accident avoit attirée. Nous étions étendus l'un près de l'autre ; on nous avoit jetté un linge sur le visage. Tous les assistans pleuroient autour de nous. Déja on faisoit les préparatifs de nos funerailles, lorsqu'un myre fendant la presse demanda de l'eau & du vinaigre, & promit de nous rendre la vie. On lui en apporta aussitôt, il nous en frota le poux, il nous en mit dans les narines, puis il nous jetta de l'eau fraiche au visage. Nous revînmes presque en même temps comme d'un profond sommeil. On nous remena au logis, & là nous sçumes de ce myre que c'étoit à lui que j'avois demandé un breuvage mortel, & qu'il s'étoit contenté de le donner assoupissant.

 La famille d'Amerine étoit vivement offensée que je lui eusse préferé la mort ; elle en fit des reproches à Amerine, prétendant que j'avois dû remarquer en elle quelque défaut essentiel, & que c'étoit sans doute quelque chose qui interessoit l'honneur. Le lendemain Amerine s'efforça de me venir voir, pour me faire part de ces reproches. Elle entendit que je parlois tout haut, elle m'écouta, & lorsqu'elle comprit que je regrettois l'absence de Sylvie, elle jugea incontinent que j'avois un nouvel attachement. Elle ouvre la porte avec violence, & sans attendre que je l'eusse saluée : cruel Lydias, me dit-elle d'un air troublé, est-il possible que l'humeur volage qui te sépare de moi t'ait ôté à la fois le jugement & la raison ? Je ne te rapelle point tes sermens ; cette Sylvie te les a fait oublier. Mais dis-moi, insensé, à quoi penses-tu en refusant de m'épouser ? y a-t'il un autre moyen de conserver la vie que je t'ai déja sauvée ? Esperes-tu que la fortune combattra toujours pour toi ? Non, non, Lydias tu seras dévoré par ces horribles lions ; mais grands dieux, éloignez ce malheur de mon cher Lydias, ou privez-moi de la vie, pour m'épargner un spectacle si affreux !

 A ces mots, elle se jetta sur moi, fondant en larmes, & s'efforça de me dire encore ces paroles : Du moins, cruel, pour sauver ta vie, feins de m'épouser... ton malheur me touche plus que tes mépris... Enfin je lui répondis : Belle Amerine, les horreurs dont vous me parlez me sont plus agréables que l'infidelité. Je ne vous represente plus l'erreur où vous êtes vous & votre famille. Je vous en ai dit assés pour vous détromper. Je ne suis point Lydias, je ne l'ai jamais vu. Mon nom est Lygdamon, & je suis ségusien. Donnez-moi la main, belle Amerine, si vous m'aimez, venez avec moi, le voyage n'est pas long. Je vous jure, & j'en prens les dieux à témoin, que si étant dans le Forest vous ne voyez clairement que je ne suis point Lydias, je serai non seulement votre époux, mais même votre esclave. La vertu d'Amerine est telle, que si je n'étois point engagé à Sylvie, j'estimerois comme je dois l'honneur de son alliance.

 Amerine m'entendant tenir ce langage, cruel, me dit-elle, en fixant les yeux sur moi, veux-tu observer ce que tu jures, ou seulement me tromper ? Je lui reiterai mes sermens ; & comme elle se détermina à me suivre, nous songeâmes aux moyens de faire secretement notre voyage. Elle crut que je devois feindre que je l'épouserois, afin que ses proches ne l'observassent plus tant. J'y consentis, ne voyant point d'autre moyen de nous dérober.

 Sa famille vint incontinent me rendre visite, & se réjouir avec moi. Je m'excusai comme je pus sur quelque vœu qui n'étoit point encore accompli. Quelques jours après, sous prétexte d'aller à une maison d'Amerine près de Rothomage, nous nous hatâmes de passer dans les terres des francs. Mais, madame, Amerine se trouva si excédée de fatigues, que rencontrant un ombrage sur le bord du chemin, elle voulut s'y reposer. J'allai couper quelques branches pour la défendre des rayons du soleil. A peine m'étois je éloigné de quelques pas, qu'un chevalier vint s'arrêter au même lieu avec intention d'y attendre que la chaleur fût tombée. Je revins vers Amerine, & sans m'arrêter à ce jeune homme que je ne connoissois point, j'accommodai les feuillages que j'avois apportés. Celui-ci après avoir attaché son cheval, apperçut Amerine, il s'avança, & lui demanda la permission de gouter le frais auprès d'elle. Il s'assit sur le tronc d'un vieux arbre, & pendant que je cherchois un lieu où m'asseoir sans les incommoder, je remarquai qu'en jettant les yeux sur moi il changea de couleur.

 Je demandai à Amerine si elle ne vouloit point dormir. Je dormirois volontiers, me répondit-elle, si je ne craignois les serpens & les lesards. Dormez, repris-je, en assurance ; je ne m'éloignerai point de vous. Je lui mis donc un mouchoir sur le visage, & je m'assis auprès d'elle. Cependant le jeune homme qui s'étoit un peu retiré, me fit signe qu'il vouloit me parler, & comme je lui répondis que je ne pouvois quitter cette dame qui dormoit, il mit l'épée à la main, & s'avança sur moi, en me disant : perfide, cette vie que Mélandre n'a pu perdre en sauvant deux fois la tienne, je veux que ton épée & ton ingratitude la ravissent.

 A ces mots, sans attendre ma réponse, il se jetta si brusquement sur moi, qu'il se perça le bras droit avec mon épée. Il poussa un grand cri, & se laissa tomber, en disant : encore est-ce quelque chose, Lydias, que tu m'ayes donné la mort, puisqu'aussi bien je ne pouvois vivre sans toi. Au cri qu'il fit, Amerine s'étoit éveillée ; & le croyant mort : Ami, me dit-elle, retirons-nous, nous ne sommes point ici en sureté.

 Lorsque nous étions près de Neomague, une des principales cités des ambarres, six archers nous atteignirent, & nous arrêtant de la part du roi, ils nous menerent en prison. Il vint aussitôt dans l'esprit d'Amerine une idée admirable. Elle se deshabilla promptement, & me contraignit de lui donner mes habits. Si cet homme n'est point mort, disoit-elle, il dira sans doute, lorsqu'il me verra que ce n'est pas moi qui l'ai blessé ; & par là nous serons absous. Or, quelque temps après que nous eûmes laissé l'étranger, le comte de la province passa au même endroit où j'avois été attaqué, & sçachant de quelques bergers que les auteurs du meurtre étoient deux personnes qui avoient pris le chemin de Neomague, il avoit dépêché six de ses gens pour nous arrêter. Cependant lorsqu'on deshabilloit l'étranger il revint à lui, & on banda sa playe. En même temps il apperçut un jeune homme qui hâtoit le pas, & il s'écria : Voila celui qui m'a mis en l'état où vous me voyez. Ceux qui entendirent ces paroles en avertirent le comte, mais trop tard. On ne put l'arrêter que lorsqu'il fut dans la ville. Il fut conduit dans la prison où nous étions, comme nous l'apprîmes du geolier, à qui je donnai une bague de prix, afin qu'il ne nous separât point Amerine & moi.

 Le lendemain Amerine me pressa de partir avec ses habits, & me dit de l'attendre dans la premiere ville des segusiens. J'eus beaucoup de peine à m'y déterminer, ne voulant point la laisser dans cet embarras ; mais enfin elle sçut si bien me persuader qu'il n'y avoit rien à craindre pour elle, comme il étoit vrai, qu'après avoir changé d'habits, je m'en allai sous prétexte de faire préparer à dîner pour mon époux. Le geolier à qui j'avois donné un diamant qu'il sçavoit être de prix, me laissa sortir d'autant mieux, qu'il n'avoit point ordre de la retenir prisonniere. Je dis auparavant à Amerine que je l'attendrois sur le grand chemin dans un petit lieu du nom de la Pecodiere, près de Crosset, la premiere ville des segusiens ; qu'au milieu du village il y avoit un terme qui séparoit quatre chemins, & que là elle trouveroit la premiere lettre de mon nom avec l'endroit où je serois logé.

 Dès que je fus en liberté, je laissai le chemin de Gergovie, & je me hâtai de sorte, que le quatriéme jour j'arrivai au lieu dont nous étions convenus. J'y demeurai dix jours, pendant lesquels j'eus le loisir de changer d'habits. Et n'ayant point de nouvelles d'Amerine, je priai l'hôtesse chés qui j'avois logé, de prendre garde l'orsqu'Amerine passeroit de lui rendre ses habits, & de lui dire que pressé par quelques affaires j'avois été obligé de partir, mais que je l'attendois à Marcilli. A la verité, madame, ce qui m'enpêcha de l'attendre davantage, fut que je voyois faire des enrôlemens, & que le rendez-vous des milices étoit à Surieu. Je crus qu'il étoit de mon devoir de me rendre auprès de vous, pour vous offrir mon bras & ma vie.»

 Pendant que Lygdamon racontoit ainsi ses aventures, la nymphe Amasis, le prince Godomar, Adamas, & Alcidon s'étoient rendus chés la reine Argyre. Elle leur dit qu'elle étoit pénétrée de reconnoissance envers les dieux, & ceux qu'ils avoient employés ; que la guerison de Rosiléon lui étant infiniment chere, elle devoit craindre qu'il ne retombât dans le même male : que par cette raison elle lui avoit fait entendre que c'étoit un enchantement qu'avoit rompu le prince Godomar ; j'étois donc d'avis, ajouta-t'elle, de l'enmener inconnu de ces lieux comme il y est venu.

 Alors Adamas lui representa par ordre de la nymphe, la part qu'elle & le prince Godomar prenoient à sa joye, qu'ils approuvoient fort sa résolution, mais que pour l'observation du vœu solemnel qu'elle avoit fait, il étoit nécessaire de l'instruire du danger où étoit l'état qu'elle avoit juré de soutenir. Et sur cela il lui fit entendre les entreprises de Polemas ; ses intelligences avec les princes voisins, & même avec le roi Gondebaut ; l'assistance que celui-ci lui promettoit : ensorte, ajouta-t'il, que si vous ne secourez la nymphe, comme vous vous y êtes engagée, j'ignore ce qu'elle deviendra. «Alors la reine se tournant vers là nymphe :» Madame, «lui dit-elle, si vous m'accordez un mois, je vous envoyerai tant de troupes, que le roi Gondebaut, tout grand prince qu'il est, ne sera guere en état de vous nuire.»

 Pendant qu'Amasis remercioit la reine, & que la reine réiteroit ses protestations d'un prompt secours, on vint avertir qu'un chevalier boyen venoit vers la reine Argyre de la part du roi Policandre. Aussi-tôt qu'Argyre l'apperçut : «Quelles nouvelles, lui dit-elle, m'apportez-vous ? Madame, répondit-il, le roi desire passionnément de vous voir.» En même temps il lui presenta la lettre de Policandre. La reine la lut, & les yeux baignés de larmes, elle la montra incontinent à la nymphe. Elle étoit conçue en ces termes :


LE ROI POLICANDRE
à la reine Argyre.



 La mort est trop naturelle pour m'effrayer ; mais je suis affligé de mourir sans vous voir, parce que je voudrois m'acquiter de ce que je vous dois. Venez donc promptement, madame, si vous souhaitez que je meure content. Vous sçaurez de ce messager en quel état il m'a laissé.

 «O dieux, s'écria la reine, combien les grands déplaisirs suivent de près les grandes satisfactions !» Puis s'adressant au chevalier, elle lui demanda ce que pensoient les médecins de la maladie du roi. Il répondit qu'ils désesperoient presque de sa vie, & qu'elle n'avoit point de temps à perdre, si elle vouloit arriver à temps. La reine dont le courage ne démentoit point la naissance, rappella sa vertu, & ayant versé quelques larmes, elle prit une résolution digne d'elle. S'adressant ensuite à la nymphe : «Madame, lui dit-elle, vous voyez que je suis obligée de partir pour le bien de mes enfans, & pour ma propre consolation. Mais je vous promets de faire armer pour vous dans mes états, & dans ceux de mes alliés. Si le roi Policandre ne peut venir en personne à votre secours, mes deux fils y viendront, & je les amenerai moi-même. Pour gage de ma foi, je vous laisse Rosanire.»

 A ces mots, elle se retira pour donner ordre à son départ ; & le jour même, elle se mit en chemin avec Rosiléon, n'enmenant avec elle que vingt-cinq gardes, & laissant les autres à la princesse Rosanire, avec ordre d'obéir à la nymphe, ou au prince Godomar.

 A peine elle étoit hors de la vue de Marcilli que du haut des tours, on apperçut des gens à cheval & armés. Le prince Godomar en fut incontinent averti, aussi bien qu'Adamas ; & ils ordonnerent aussi-tôt que tout ce qu'ils avoient de gens de cheval se tint prêt. On reconnut que c'étoit six compagnies avec quelques personnes desarmées. Lorsqu'ils furent arrivés aux portes, ils firent entendre que c'étoit Alerante envoyé du roi Gondebaut vers la reine Amasis. Amasis l'envoya recevoir par les gens de cheval qu'avoit laissés la reine Argyre. Alerante refusoit de parler en présence du prince Godomar ; mais il se rendit aux raisons d'Amasis ; puis il lui dit : «Madame, le roi se plaint fort que vous ayiez accordé votre protection à Dorinde qui s'est honteusement sauvée de sa cour, & à ceux qui ont assassiné Clorante l'un des chefs de sa garde ; & même au prince Godomar qu'il regarde desormais comme son plus cruel ennemi. Il m'a commandé encore de vous sommer de le remettre entre mes mains avec Dorinde, si vous n'aimez mieux éprouver la fureur de ses armes.»

 Alors la nymphe, sans s'émouvoir, & se tournant vers le prince : «Seigneur, dit-elle, c'est à vous de répondre.» Et le prince refusant de parler, elle prit la parole : «Alerante, dit-elle, je ne croi point qu'un roi aussi sage que Gondebaut vous ait chargé de tenir des discours si indignes & du prince Godomar, & de la vertueuse Dorinde. Ainsi, sans attendre d'autre réponse, sortez promptement de mes états, si vous ne voulez être châtié comme vous le meritez. Madame, repartit Alerante, je ne marche point sans aveu ; voici mes lettres de créance.» Amasis les prit, & Godomar les reconnut pour être du roi Gondebaut. «Maintenant, dit la nymphe, je vous parlerai differemment ; vous direz donc au roi votre maître par rapport à Dorinde, que mes états sont ouverts à l'innocence opprimée ; & par rapport au prince Godomar, que c'est moi qui suis dans ses états, puisque je lai établi seigneur absolu des segusiens, & du Forest. Quant à la guerre dont il me menace, je lui fais sçavoir que ce sont les dieux qui disposent de la victoire, & qu'avec cette confiance je brave ses armes injustes.»

 Tout le monde applaudit à une réponse si généreuse ; & lorsque Godomar comprit qu'Amasis ne vouloit plus rien dire : «Et moi, ajouta-t'il, je mande au roi que je prens Dorinde sous ma protection ; & s'il se trouve quelqu'un qui veuille soutenir les discours calomnieux que vous avez tenus contr'elle, & contre nous qui l'avons délivrée, voilà mon gage, dit-il, en lui presentant un gand, pour assurance de mon défi, sans que j'excepte personne que le roi mon pere, sçachant assés que mon frere Sigismond prendra toujours les armes avec moi pour la même querelle, lorsqu'il ne sera point opprimé par l'autorité paternelle.»

 Alors Alerante se tournant vers la nymphe : «Puisque vous refusez au roi mon seigneur la satisfaction qu'il vous demande à si juste titre, je vous déclare en son nom qu'il est votre ennemi mortel.» En disant ces mots, il rompit un javelot en deux, & ajouta : «Soit ainsi rompue en présence des hommes & des dieux toute l'alliance qui a pû être entre vous !» Et la nymphe irritée, mettant les piés sur le javelot rompu : «Ainsi, dit-elle, que je foule aux piés ce symbole de notre alliance rompue, jespere que le grand Thautates me soumettra ceux qui ont essayé de séduire mes vassaux.» Alerante se retira aussi-tôt, & lorsqu'il fut hors la ville, après avoir fait trois fois des imprécations contre les segusiens, il prit un trait, le lança de toute sa force contre les murailles, & regagna en diligence les gens de cheval qui l'attendoient.

 Cette action émut le peuple ; mais Adamas leur representa qu'il ne falloit jamais violer le droit des gens, & renforça secretement les gardes. Il vint ensuite avertir la nymphe Amasis & le prince Godomar de ce qu'il avoit fait. Il arriva qu'au même temps le berger Adraste s'étoit jetté aux genoux du prince pour le remercier de la grace qu'il avoit reçue par son moyen. Le prince le presenta à Damon qui le felicita de sa guerison. «Mais vous, courageuse bergere, dit Damon, en s'adressant à Celidée, ne voulez-vous pas me sommer de ma parole, afin que les dieux vous rendent ce qu'ils vous ont ôté ?

 Seigneur, dit-elle, je vous conjure au contraire d'en perdre le souvenir. Il m'en couteroit trop ; car j'aimerois mieux mourir que de me séparer de Thamyre. Non, non, interrompit Thamyre, je veux vous rendre un bien dont vous vous êtes privée pour moi.» En même temps il supplia Damon de lui donner quelqu'un pour l'accompagner. Damon lui promit Halladin avec une lettre pour le myre, & lui recommanda de tirer du sang de toutes les blessures, d'en teindre autant de petits bâtons, & lorsqu'il seroit sec, de les porter avec le plus de diligence qu'il se pourroit : que cependant il falloit laver tous les jours les playes avec du vin tiede, & qu'à son retour il trouveroit Celidée guerie.

 Alors Damon fit venir Halladin, & lui ordonna de se tenir prêt pour accompagner Thamyre à Carthage vers le grand Olicarsis. Celidée voyant que ses larmes & ses prieres étoient inutiles : «O Palemon, s'écria-t'elle, je te conjure par le vœu solemnel que tu as fait, & je te somme de faire le voyage à la place de Thamyre avec Halladin !» Palemon surpris, lui répondit : «Dût ce voyage me couter la vie, je suis tout prêt ! Dieux, s'écria Doris, que ne t'ai-je conjuré la premiere de ne m'abandonner jamais ! Et faut-il que je te perde ainsi pour la satisfaction de Celidée ? Pardonnez-moi le déplaisir que je vous cause, dit Celidée ; vous voyez que c'est malgré moi, & après avoir épuisé tous les moyens de vous l'épargner.»

 Presqu'en même temps Halladin fut prêt, & Thamyre, Celidée, Lycidas, Palemon, Adraste & Hylas prirent congé de la nymphe, & du prince. Thamyre n'oublia pas de témoigner à Damon combien il étoit pénétré de reconnoissance. Ils se séparerent presqu'au sortir de la ville, après avoir remercié Clindor qui accompagna Lycidas le plus loin qu'il put. Pour Adraste, il se sentoit tellement obligé à Palemon, qu'il s'offrit plusieurs fois à partir avec Halladin ; mais inutilement. Palemon n'eût pas cru s'acquitter de son vœu ; enfin Adraste obtint de l'accompagner. Ce procedé toucha plus Doris que tous les soins qu'il lui avoit rendus.

 Halladin alla loger chés Thamyre, où on lui fit le meilleur accueil que purent ces bergers ; mais lorsqu'il fallut rouvrir les cicatrices de Celidée, le myre touché de la douleur qu'elle ressentoit, en laissa une par compassion, & dans l'idée que la sympathie ne pourroit rien contre ces blessures. Lorsqu'ils eurent pris le sang, & qu'il fut bien sec, ils partirent tous trois de grand matin, & prirent ensemble la route de Lyon.

 Parmi tous ces divertissemens, Amasis & Adamas ne perdirent pas le souvenir de Climante. Dès le soir, Leonide & Sylvie eurent ordre de se trouver le lendemain au lieu assigné, aussi bien que ceux qui devoient se saisir de l'imposteur. A peine le soleil commençoit à paroître, qu'il se presenta à la porte du jardin, où les deux nymphes le reçurent. Il fut introduit dans un cabinet par la nymphe Galatée ; & la nymphe Amasis, le prince Godomar, Alcidon, & Adamas se cacherent pour entendre ce qu'il diroit à Galatée. «Madame, lui dit-il, avec un visage severe, vous voyez en votre présence non l'ambassadeur d'un monarque, mais un ministre qui vous est envoyé par une déesse toute puissante. Ecoutez donc, nymphe, ce que j'ai à vous dire, mais écoutez-le avec une ferme résolution d'obéir.» Puis s'étant tû quelque temps, il reprit ainsi la parole.

 «La déesse m'a dit : Climante mon serviteur, va & parle à la nymphe Galatée, dis-lui : Le châtiment est prêt à tomber sur ta tête. Celui qui doit être à toi, & à qui tu dois être, te verra aujourd'hui au carrefour des termes, en suivant la chasse. C'est le seul temps qui te reste pour tout delai. A quelle heure, dit la nymphe, le verrai-je ? Vers les sept heures du matin, répondit Climante.» La nymphe promit tout, & le remit entre les mains de Leonide & de Sylvie. Mais à peine la porte du jardin étoit refermée, qu'on se saisit de lui, & qu'on l'enferma dans un cachot. Il parut d'abord assés ferme ; mais lorsqu'il se vit chargé de chaînes, il commença de trembler. «Helas, seigneurs, s'écrioit-il, si par mes artifices j'ai tâché de parvenir à quelque grandeur, à qui ai-je fait tort ? Qui se plaint de moi ? Seigneurs, ne soyez point les instrumens d'une si horrible injustice. Si vous avez pitié de ma vieillesse, si vous me rendez ma liberté, j'ai des amis assés puissans pour vous récompenser.»

 En même temps Alcidon & Adamas arriverent ; & ceux qui l'avoient arrêté les avertirent qu'il avoit essayé de les corrompre : à quoi il répondit avec une effronterie extrême qu'il n'y avoit pas même pensé. «Je m'assure, dit l'un d'eux, en s'adressant à ce traître, qu'il y a dans ton sein quelque chose qui te convaincra.» (car il avoit remarqué qu'il avoit plusieurs fois tenté d'y porter la main) «Faites venir vos compagnons, dit Adamas, & que l'on examine ses habits.» Alors il se déconcerta. Polemas lui avoit envoyé le matin une lettre qu'il n'avoit pas eu le temps de laisser avec ses autres papiers. On la lui arracha malgré toute sa résistance. Elle étoit conçue de la sorte :


POLEMAS A CLIMANTE.



 Cher ami, l'impatience accompagne toujours l'amour. Ne sois donc pas surpris, si je t'éveille si matin. A sept heures je serai au carrefour des termes : heureux chasseur, si par ton moyen j'y rencontre ce que tu m'as promis ! Je te jure, mon cher Climante, qu'aussi-tôt que Galatée sera à moi, je te donne Leonide avec la part que tu voudras de cet état que je te devrai tout entier. Au surplus, si la force est nécessaire, elle ne nous manquera pas ; mais j'aimerois mieux la douceur.

 «Seigneur chevalier, dit Adamas, que voulons-nous sçavoir davantage ? Voyons seulement, dit Alcidon, si l'on ne pourroit point se saisir de ce chasseur. Leonide & Sylvie, reprit Adamas, sont allées au rendez-vous, & Leonide a pris les habits de Galatée. Nous avons mis Lerinte avec trente hommes de cheval dans une embuscade, afin que si Polemas vient, il soit pris au piege qu'il a tendu.» Cependant Adamas étant rentré dans le cachot, car il en étoit sorti pour lire la lettre, trouva que Climante s'étoit cassé la tête contre les murailles, & lui vit rendre le dernier soupir.

 Alcidon & Adamas vinrent informer Amasis & Godomar de ce qui s'étoit passé ; incontinent on entendit un grand bruit vers la porte qui mene au carrefour des termes. Polemas étoit venu & avoit enlevé les nymphes, avant que les gens d'Amasis fussent arrivés. «Madame, dit alors Adamas, je suis d'avis que vous fassiez assembler les principaux de la ville, & que vous leur déclariez la mort de Clidaman, & la trahison de Polemas & de Climante. Il faut en même temps leur montrer les moyens que vous avez de ranger ce rebelle à son devoir ; car pour contenir un peuple entier, il sert beaucoup de lui donner de grandes esperances, & de lui cacher la grandeur du péril.»

 Le prince Godomar étant du même avis, on assembla le peuple. Adamas par ordre de la nymphe, leur fit entendre le sujet pour lequel elle les avoit convoqués. Il le fit avec tant d'éloquence, que lorsqu'il vint à déclarer la mort du prince Clidaman, on n'entendit que sanglots. Mais lorsqu'il y ajouta la trahison de Polemas & de Climante, ce qu'il justifia par la lettre de Polemas, & l'enlevement de Sylvie & de Leonide qu'il avoit prise pour Galatée, tout le peuple se mit à crier : «Meure le traître, vive la nymphe.» Ensuite il fit apporter le corps de Climante, & leur raconta ses artifices, ses desseins, & sa mort. Tout à coup le peuple se jetta sur ce cadavre, le traîna dans les rues, & le pendit par les piés à une des portes de la ville.

 Après qu'Adamas eut fini, Clindor parla en ces termes au nom de l'assemblée : «Madame, tous vos sujets partagent votre juste douleur ; ils sentent quelle perte ils ont faite dans un prince qui étoit vos delices, & leur esperance. Mais la trahison de Polemas nous perce le cœur. Cette heureuse contrée n'avoit point encore vû de traître. Madame, continua-t'il, nous vous offrons nos biens, nos enfans, nos vies ; & nous prenons les dieux à témoin que nous n'aurons jamais d'autre reine qu'Amasis.» A ces mots, tous leverent la main, & crierent : «Vive la nymphe !»

 Lorsqu'Amasis vouloit leur témoigner combien elle étoit pénétrée de leur zele & de leur fidelité, Adamas fut averti que les gens de guerre qu'il avoit fait lever arrivoient, au nombre de quinze cens bien armés ; ce qui obligea la nymphe d'abreger. L'assemblée se sépara donc ; & Adamas distribua ces gens de guerre dans les differens quartiers de la ville.

 Cependant Polemas étant arrivé à Surieu, ne tarda pas à reconnoître l'erreur où l'avoit jetté l'habit que portoit Leonide, & le voile qu'elle avoit sur le visage. Leonide pour le tromper encore, s'il étoit possible, lui dit : «Quelle faute vous avez faite, ô Polemas ! Si celui qui me portoit en croupe avoit permis que je vous parlasse, je vous en aurois averti. Sçachez qu'un druide est venu ce matin déclarer à Galatée de la part de son dieu qu'elle eût à épouser celui qui passeroit sur les sept heures du matin devant le carrefour des termes. Elle vouloit s'y rendre, mais elle s'est sentie indisposée. Vous avez donc fait une grande faute de nous enmener, car sur notre rapport elle vous eût envoyé chercher. Hé pourquoi, dit Polemas, avez-vous pris sa robe ? Il y a deux jours, répondit Leonide, qu'elle nous donna de ses robes pour la cérémonie du clou sacré.»

 Polemas appella ses confidens, il les consulta sur ce qu'il avoit à faire, & tous furent d'avis qu'il falloit renvoyer promptement la nymphe à Galatée, & lui dire que c'étoit des chasseurs qui ne les connoissant pas, les avoient enlevées à l'insçu de Polemas, & qu'il falloit surtout engager Leonide & Sylvie à le dire ainsi. Il les renvoya donc dans un char, après leur avoir rendu toute sorte de respects ; après quoi il se renferma plein des plus hautes esperances.

 En même temps Meronte arrive, & lui fait entendre que sa conspiration est découverte, que Climante est mort, & qu'il l'a vû pendu par les piés à la porte de la ville. Que c'est Adamas qui a conduit toute l'affaire, & que Sylvie & Leonide étoient d'intelligence. Sur cela Polemas furieux, dépêcha cinquante archers, & leur ordonna de faire toute la diligence possible. Les nymphes avoient un quart-d'heure d'avance, mais une roue de leur char se rompit. Leonide qui se défioit qu'on les feroit suivre, proposa à Sylvie de quitter ses habits, mais Sylvie étoit irrésolue. Cependant Leonide apperçoit les premiers archers, laisse ses vêtemens dans le char, & se sauve dans un bois voisin. Sylvie à moitié déshabillée se met à la suivre Les archers arrivent près du char, & ne trouvant point les nymphes, ils les cherchent dans le bois. Ils apperçoivent Sylvie toute seule, & se mettent à la chercher, mais inutilement. Déja le char étoit racommodé, & l'on avoit remené Sylvie dans le char. Pour Leonide, elle s'étoit si bien cachée, qu'ils ne purent la trouver. La nuit la surprit ; elle demeura long temps assise sur une roche, & lorsque la lune commença de paroître, elle monta sur une colline d'où elle apperçut quelque lumiere. La clarté la fit arrêter dans quelques buissons, où elle résolut de demeurer jusqu'au jour Comme elle étoit excedée de fatigues elle s'y endormit jusqu'au soir qu'une bergere cherchant une chévre la vit par hazard. Leonide après l'avoir gagnée par des promesses, lui demanda si elle n'avoit point vû des gens de cheval qui cherchoient quelqu'un. Elle lui répondit qu'il y en avoit un grand nombre dans le village. C'est ce qui détermina la nymphe à prendre les habits de la bergere, & à se barbouiller le visage.

 Il y avoit déja quelque temps que le soleil étoit couché, & Leonide marchant seule dans l'obscurité & par des routes inconues, arriva heureusement à la porte du jardin par où elle étoit sortie, qu'à peine le soleil étoit levé. Elle alla incontinent au logis du jardinier, où elle se lava le visage & les mains. Alors Fleurial qui avoit eu peine à lui ouvrir la reconnut enfin. «Mais, madame, lui dit-il, pourquoi ne me dites-vous plus rien de Lindamor ? O mon ami ? répondit Leonide, si tu sçavois en quel état nous sommes, & les dangers où je viens d'être exposée pour lui, tu verrois que je suis la meilleure amie qui fut jamais. Mais à propos de Lindamor, aurois-tu le courage de l'aller trouver, s'il étoit nécessaire ? Si j'en aurois le courage, répondit-il ? Et qui me l'auroit ôté ? Prépare-toi donc, car peut-être partiras-tu bientôt.»

 Leonide l'auroit entretenu plus long temps, si elle n'avoit entendu ouvrir la porte du château qui descendoit dans le jardin. Et voyant qu'on baissoit le pont, elle y alla, & passa jusqu'à l'antichambre de la nymphe, sans rencontrer personne qui la connût ; mais l'huissier la voyant si mal vêtue, eut peine à la reconnoître. Galatée ne faisoit que de s'éveiller. Lorsqu'elle apperçut cette pauvre femme qui vouloit lui baiser la main, elle demanda pourquoi on l'avoit laissée entrer. «Madame, dit Léonide, ne me chassez point, je vous supplie ; la peine qu'il m'en a couté pour venir merite bien que vous me souffriez. O dieux, s'écria la nymphe, c'est Léonide !» Alors elle l'embrassa avec une joye extrême, sans pouvoir se lasser de la tenir entre ses bras. «O que tu m'as causé de larmes depuis deux jours, disoit-elle ! Et que ta venue me cause de satisfaction !» Puis elle recommençoit à l'embrasser.

 Les compagnes de Léonide averties de son retour, accoururent à moitié vêtues, pour se réjouir de la revoir. Et lorsque Galatée vouloit lui demander comment elle avoit pu s'échaper, la nymphe Amasis l'envoya chercher. Adamas & la nymphe ne purent s'empêcher de rire en la voyant si parée. «Madame, dit Leonide après avoir baisé les mains à la nymphe, je mourois d'envie de vous voir il y a peu de temps, & maintenant je meurs de honte de paroitre en votre presence dans l'état où je suis. Non, non, dit Amasis, je suis ravie de vous revoir, mais dites-nous comment vous vous êtes échapée, & où vous avez laissé Sylvie.»

 Leonide alloit commencer, lorsque Galatée entra pleine d'impatience d'entendre la fortune de ses nymphes, & lorsqu'elle eut salué Amasis, Leonide reprit la parole, & raconta tout ce qui lui étoit arrivé, & si naïvement que les dangers qu'elle avoit courus faisoient trembler les nymphes. Elles admirerent sa prudence & son courage, blâmant au contraire Sylvie qu'Adamas excusoit pour sa jeunesse. «Puis, continuoit Adamas, elle ne couroit pas la même fortune que Leonide qui est ma niece, & qui par cette raison ne devoit attendre que de mauvais traitemens : au lieu qu'ils n'ont aucun prétexte de maltraiter Sylvie, & je suis persuadé, madame, qu'ils vous la renvoyeront incessamment.»

 Cependant le bruit de l'enlevement des nymphes & du retour de Leonide s'étoit répandu dans toute la ville. On racontoit déja mille indignités faites à Sylvie. Lygdamon vint aussitôt trouver Leonide. Il étoit transporté hors de lui-même. La nymphe tacha de le rassurer, en lui disant que Polemas ne manqueroit pas de la renvoyer dans la journée, ou le lendemain, & que lorsqu'elles lui avoient parlé, elles en avoient reçu toute sorte de politesse.

 D'un autre côté Polemas fut vivement piqué que les archers eussent manqué Leonide. Il renvoye encore pour la chercher, & promit de grandes recompenses à ceux qui la remettroient entre ses mains. Mais lorsqu'ils sçut qu'elle s'étoit sauvée, il entra dans une fureur extrême ; il fit enfermer Sylvie, il la menaça des plus cruels traitemens ; & sans Argonide un des quatre chevaliers qui lui étoient affidés, il auroit exécuté ses menaces. En même temps Peledonte lui dit qu'il avoit une belle occasion de se venger d'Adamas ; qu'en attendant le retour de son fils qui étoit allé du côté des allobroges, il falloit envoyer sur les bords du Lignon, où étoit sa fille depuis qu'elle étoit revenue des carnutes ; & qu'il avoit un de ses gens qui sçavoit le hameau où on la trouveroit : «Demain, ajouta-t'il, a cette heure même elle sera, si vous l'ordonnez, entre vos mains. O que je t'aurai d'obligation, mon cher ami, s'écria Polemas en l'embrassant !» Peledonte s'étant retiré envoya un de ses gens avec cinquante archets au hameau d'Astrée, & lui ordonna d'amener Alexis, sans lui faire de mal, s'il étoit possible.

 Dès le soir Polemas qui avoit retenu Alerante, afin, disoit-il, qu'il fût témoin de la prise de Marcilli, donna ses ordres pour faire marcher le lendemain son armée vers cette capitale d'Amasis. Argonide avoit dix-huit mille hommes de pié, & Peledonte huit mille chevaux. L'armée se mit en marche deux heures avant le jour ; & Lystandre fit partir en même temps les machines de guerre nécessaires pour le siege, comme des échelles de cuir que l'on enfloit lorsqu'on vouloit les élever ; des clayes de differentes especes ; toutes sortes de plutées qui sont proprement des mantelets sur des roues ; des taupes, des renards, des renardeaux, machines avec lesquelles on approchoit la muraille à couvert. Or il y en avoit une si grande quantité que les voitures qui les portoient, occupoient presque tout le chemin depuis Surieu jusqu'aux jardins de Montbrison.

 Cependant Polemas disposoit les attaques, & donnoit par écrit ses ordres à chacun de ses chefs ; & dès que le jour parut, il monta à cheval avec ses ambactes, & vint gagner la tête de l'armée. Adamas de son côté étant averti des desseins de Polemas, en avoit fait part à la nymphe, & à Godomar qui pourvurent à tout. Et lorsqu'on fermoit les portes, Leontidas arriva de Lyon. Godomar fut d'abord informé de son arrivée, & passa incontinent chés la nymphe. Il se doutoit bien que Leontidas y viendroit. Il trouva Rosanire & Dorinde dans son cabinet.


SUITE DE L'HISTOIRE DE DORINDE
& du prince Sigismond.



 «Dès que Leontidas fut entré, & qu'il eut rendu à la nymphe, à Godomar, & à la princesse les honneurs qu'il leur devoit : Madame, dit-il, aussitôt que je fus arrivé à Lyon, je fis sçavoir au prince Sigismond le sujet de mon voyage, & je lui fis demander audience. Ce prince à la vérité est gardé à vue, mais il ne l'est pas tellement qu'on ne puisse lui parler, & qu'il n'aille souvent voir la princesse Clotilde. Il m'envoya un des siens, qui par un escalier dérobé me conduisit dans son cabinet. Il s'y rendit incontinent, & me reçut avec tout l'accueil imaginable. Il me demanda d'abord des nouvelles du prince son frere, puis il me fit cent questions qui toutes avoient rapport à la belle Dorinde. Et se reprenant ensuite : Seigneur chevalier, me dit-il, excusez ma passion, si je suis si curieux, c'est que j'aime Dorinde plus que ma vie.

 Dorinde rougissant à ce mot, & se mettant la main sur les yeux : Non non, dit Leontidas, ne rougissez point belle Dorinde, il vous aime en effet au delà de toute expression. Le prince s'étant donc excusé ainsi, continua-t'il, il me demanda, madame, comment vous vous portiez, & m'offrit de m'assister en tout ce qui seroit de votre service. Son merite m'y oblige, disoit-il, & surtout l'accueil qu'elle a fait à Dorinde, comme je l'ai sçu par un des gens de Clorante qui l'a raporté au roi ; & c'est sur cela qu'il a dépêché Alerante vers la nymphe pour lui faire l'ambassade du monde la plus extraordinaire.

 Je lui presentai ensuite vos lettres, madame, & celles du prince. Je gardai pour la derniere celle de Dorinde. Il la prit aussitôt, & la baisa plusieurs fois. Après qu'il l'eut lue, je lui presentai au nom de Godomar le portrait de Dorinde. Il ne pouvoit se lasser de le regarder. Et sur cela il me commanda de lui dire qui lui avoit donné le sage conseil de se retirer à la cour d'Amasis. Lorsque je lui racontai l'état où elle étoit, quand Periandre & Merindor arriverent pour la sauver des mains de Clorante, dieux, que n'étois-je là, s'écria-t'il, pour chacier ces barbares ! Mais, pour abréger, lorsque j'eus satisfait le mieux qui me fut possible à sa curiosité, il ouvrit les autres lettres, & je lui dis ce que vous m'aviez commandé de lui faire entendre. Je lui racontai ensuite tout ce que le prince avoit fait, & la part qu'il prenoit à ses interêts. Et quand je lui representai ce que Gondebaut vouloit faire en faveur de Polemas, s'il arme, dit-il, je me déclare avec mes amis en faveur de la nymphe.

 Le lendemain lorsque j'eus demandé audience au roi, il me fit commander sur peine de la vie de sortir de Lyon dans une heure, & fit investir la maison où j'étois, ainsi que le prince Sigismond l'avoit bien prévu. Je répondis que je prenois les dieux tutelaires du pays pour témoins de l'infraction faite au droit des gens ; après quoi je suis revenu avec la plus grande diligence que j'ai pu, afin de me jetter dans cette ville ; le bruit courant par tout que Polemas venoit l'assieger avec plus de trente mille hommes.»

 A ces mots, Leontidas se tut, & remit les differentes lettres dont il étoit chargé à la nymphe, au prince Godomar, & à Dorinde. Sur l'avis de Leontidas on dépêcha Fleurial vers Lindamor pour lui faire sçavoir qu'il cût à se défier du roi Gondebaut, & que s'il passoit par les terres des pictes, ou par celles des boyens, il amenât les troupes que la reine Argyre & Rosileon lui donneroient.

 Pour Dorinde, elle se retira dans la chambre de Daphnide, charmées des nouvelles qu'elle venoit d'apprendre, & impatiente de lire la lettre de Sigismond. Elle l'avoit déja lue plusieurs fois avec une joye inexprimable, lorsque Galatée vint rendre visite à Daphnide pour lui raconter ce qu'elle avoit appris par Leontidas, & lui apprendre la révolte de Polemas, dont on parloit ouvertement.

 Cependant Adamas étoit averti de tous côtés que Polemas s'avançoit avec une armée considerable, & ne pouvant s'imaginer que Polemas songeât à emporter la place, s'il n'y avoit point d'intelligence, jugea pour plus grande sureté qu'il falloit changer tous les quartiers. Car, disoit-il, les traîtres auront bien de la peine à informer Polemas de l'endroit où ils auront été placés ; & peut-être les reconnoitrons-nous aussitôt que lui. Cet avis fut generalement approuvé. On ordonna que les quartiers seroient changés toutes les nuits, & que les portes & les murailles seroient gardées par les troupes étrangeres, & que ceux de la ville demeuretoient dans les places, pour soutenir au besoin. Ces ordres sauverent la ville ; car Meronte à qui la garde d'une porte avoit été confiée, avoit promis de la tenir ouverte, quand Polemas feroit l'attaque generale.

 Déja Peledonte étoit arrivé avec sa cavalerie ; & tandis que l'infanterie arriveroit, il avoit fait mettre pié à terre à quelques archers pour commencer les approches. Mais ceux de la ville sortant par ordre de Damon, & sous la conduite de Lucindor, les repousserent de sorte qu'ils eussent été maltraités s'ils n'avoient été soutenus par leurs gens de cheval. Enfin les trois corps de l'armée des rebelles arriverent.

 Marcilly est tellement situé que du côté de Montverdun, & d'Isoure il a la plaine ; & du côté de Cousans, les montagnes. Il est vrai que du côté de la montagne le château lui sert de rempart assuré ; & ce château est bâti sur un rocher escarpé qui le rend inaccessible. Les gens de Polemas s'approcherent des murailles jusqu'à la portée du javelot, & couvrirent les creneaux d'une grêle de traits. Puis ils jetterent dans les fossés ces grandes clayes attachées à des poutres, & qu'ils nommoient tortues ; ensuite passant diverses échelles sur ces clayes, ils en borderent de tous côtés & en même temps les murailles ; & tout cela fut si promptement exécuté, que les assiegés eurent à peine le loisir de se presenter aux creneaux, & qu'ils virent les ennemis qui montoient. D'un autre côté les colomnes ou grues élevoient déja les paniers pleins d'hommes, & déja les sambuques commençoient d'abatre leurs ponts.

 Polemas étoit partout, animant les siens, & regardant si Meronte lui ouvriroit la porte, comme il le lui avoit promis. Les habitans furent d'abord effrayés, mais reprenant courage, ils s'aviserent de prendre de longues faux, & de couper les cordages des sambuques. Mais Polemas voulant montrer à Alerante la valeur de ses troupes, & l'estime qu'il en devoit faire, fit joindre d'autres clayes aux premieres, en sorte qu'on abordoit la muraille comme sur un pont large de cent piés. Et faisant partir en même temps seize cens hommes qui portoient des pavois, il les fit ranger quarante de front, & autant de hauteur, en forme de bataillon quarré. Les premiers avoient leurs pavois devant eux, ceux des côtés en dehors, & les autres sur leurs têtes, & s'entrelassant les bras les uns dans les autres pour se fortifier, ils marchoient en même temps, & sembloient ne faire qu'un seul corps. Un autre corps pareil suivant celui-ci, la ville pensa être forcée ; & sans doute elle l'eût été, si Alcidon n'avoit fait jetter de l'huile bouillante sur eux, & si Godomar faisant ouvrir une porte secrete n'avoit fait mettre le feu aux clayes. Les assiegeans effrayés abandonnerent leurs machines, & leurs armes mêmes. Polemas étoit si furieux d'avoir été repoussé en présence d'Alerante, qu'il eût fait sans doute un second effort ; mais tout son conseil fut d'avis d'attendre au lendemain.

 Cependant, ceux qui avoient été envoyés sur les bords du Lignon pour se saisir d'Alexis furent conduits par leur guide dans un bocage près de la maison d'Astrée, où ils attendirent le jour. Ainsi ces arbres qui n'avoient servi jusques là que de retraite aux amans cachoient des ravisseurs barbares. Ce matin-là même, Celadon s'étoit éveillé de bonne heure ; selon sa coutume il avoit pris les habits d'Astrée, & s'étoit allé promener dans la coudraye voisine. Les archers le virent bien sortir ; mais croyant que c'étoit Astrée, parce qu'il en avoit les habits, ils se cacherent davantage. Ils comptoient qu'Alexis ne tarderoit pas à venir, & ils ne furent pas trompés dans leur esperance. En effet Astrée s'éveillant tout à coup, & ne voyant plus Alexis, se leva incontinent, & prit les habits de druide auxquels elle étoit si accoutumée ; à peine elle fut sortie, qu'elle se vit investie de tous côtés, & qu'elle fut enlevée malgré toute sa résistance.

 Quelle fut la désolation de Celadon, lorsqu'il fut arrivé au bruit des bergers qui s'étoient assemblés ! Il s'informa de la route qu'avoient prise les ravisseurs, il les suivit implorant le secours des dieux, des hommes, des animaux, du Lignon même. Vœux inutiles ! Les archers étoient déja près de Surieu. Ils arriverent près de Marcilli, lorsque Polemas écoutoit Ligonias & Peledonte qui lui racontoient la perte qu'il avoit faite ; le nombre des morts montant à plus de deux mille, & celui des blessés à presqu'autant. Ces archers leur presenterent Astrée sous les habits d'Alexis. Peu s'en fallut qu'il ne l'outrageât ; mais la présence d'Alerante le retint. Quand il l'eut regardée quelque temps : «Hé bien, lui dit-il, fille du plus méchant pere qui fut jamais, pour quel sujet penses-tu que je t'aye fait conduire ici ? Difficilement, répondit-elle, pourrois-je le sçavoir. O puissance de la beauté ! Polemas qui étoit enflammé de colere, & qui ne respiroit que le sang de cette fille, sent amollir sa cruauté ; & résistant neanmoins à ce premier coup, il la menaça de l'attacher à diverses piques, & de lui mettre un flambeau à la main pour mettre le feu à la porte de la ville.

 Seigneur, dit Astrée, si j'ai failli, que les dieux m'abandonnent ; si je suis innocente, qu'ils prennent ma défense.» A ces mots, les larmes coulerent de ses yeux, & Polemas en fut touché. Mais feignant le contraire : «Si ces larmes, dit-il, peuvent amollir Adamas, en sorte qu'il veuille nous ouvrir les portes, elles te seront utiles. Astrée comprit alors qu'on l'avoit prise pour Alexis ; & quoiqu'elle vît sa mort assurée, si elle ne les désabusoit, elle eût mieux aimé mourir, que de se faire connoître. Ainsi le desir de mourir pour Alexis lui fit dire : Je voudrois, seigneur, que mon pere ne vous eût point donné lieu de lui vouloir du mal ; mais penser que pour me sauver la vie il fasse rien contre son devoir, ou contre sa résolution, c'est se tromper infiniment.»

 A ce mot, Polemas ordonna qu'elle fût gardée étroitement, jusqu'à ce que Sylvie fût arrivée, & qu'on les liât ensemble le lendemain, parce qu'elles devoient courir la même fortune. Dans ce moment, on lui amena une bergere qui demandoit à lui parler. Astrée reconnut d'abord que c'étoit Alexis vêtue de ses habits : «O belle bergere, lui dit-elle, quel destin te conduit en ce lieu, où l'on ne cherche que moi comme fille d'Adamas ? C'est ma bonne fortune, répondit Alexis, afin que je désabuse ceux qui te prennent pour moi.» Et sans attendre sa réponse, elle dit à Polemas qu'elle étoit fille d'Adamas. Et ceux qui les entendoient disputer, & qui avoient commencé à lier les mains à Astrée s'arrêtant, elle leu, tendoit les siennes, & disoit : «Non, non seigneur, liez-moi seulement, je vous proteste que je suis la druide Alexis.» Alexis au contraire s'écrioit : «Que ces habits ne vous trompent point ; nous avons changé d'habits plusieurs fois, & nous l'avons fait encore ce matin.

 De quoi disputez-vous, interrompit Polemas ? Alexis doit mourir ; voila tout l'avantage dont elle doit se flater, à moins que son pere ne rentre en lui-même. Je vous jure, seigneur, dit Alexis, par le gui sacré, & par l'œuf salutaire des serpens, que cette bergere n'est point Alexis fille d'Adamas, mais Astrée. Renvoyez-la donc, seigneur, & me retenez pour m'exposer à toutes les morts qu'il vous plaira. Pourriez-vous penser qu'en attendant une mort assurée, je voulusse être parjure ?

 Ah, seigneur, interrompit Astrée, sçachez que depuis qu'elle est tombée dans le Lignon, elle a l'esprit aliené. Elle se figure quelquefois qu'elle est druide, comme elle fait maintenant, & quelquefois un chevalier ; alors elle fait des sermens horribles. Ayez pitié d'elle, seigneur, & renvoyez-la à son oncle Phocion, qui sans doute la cherche partout.»

 Cette dispute eût duré plus long temps, si Polemas jugeant que ce differend tournoit à sa confusion ne l'eût interrompue. «C'est assés, leur dit-il, je vais vous mettre d'accord ; & s'adressant à Alexis : Estes-vous, lui dit-il, Alexis fille d'Adamas ? Oui, répondit-elle.» Puis se tournant vers Astrée : «Et vous, continua-t'il, êtes-vous aussi fille d'Adamas ? Oui, répondit-elle aussi. Puis donc, reprit Polemas, que vous êtes toutes deux filles d'Adamas, j'ordonne que vous soyez traitées comme telles.» A ces mots ayant commandé qu'elles fussent attachées ensemble, il les mit sous une bonne garde jusqu'au lendemain, & s'écria qu'un si méchant pere ne méritoit pas une si belle fille. Mais dès qu'il l'eut perdue de vue, il oublia ses charmes & sa vertu.

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LIVRE DOUZIÈME.



 Polemas avoit résolu en effet d'exposer Alexis & Sylvie aux coups des assiegés, pour intimider la nymphe Amasis & le grand druide, & pour montrer combien il ressentoit la mort de Climante, dont Sylvie & Leonide étoient principalement accusées : Lors donc qu'il partit de Surieu, il avoit laissé Sylvie dans le château sous bonne garde. Sylvie naturellement timide, elle eut toute la nuit des frayeurs mortelles. Dès que le somme il s'emparoit de ses sens, elle se voyoit au milieu des piques & des traits qui lui representoient tant de morts affreuses, qu'elle s'éveilloit tout à coup baignée de larmes & couverte de sueur. Ne pouvant donc trouver de repos, elle se leva avec l'aurore, & tantôt se promenant dans la chambre, & quelquefois mettant la tête à la fenêtre qui répondoit sur le fossé, elle passa quelques heures dans la même agitation qu'elle avoit passé la nuit entiere.


SUITE DE L'HISTOIRE DE LYDIAS.



 Lorsque Sylvie appuyée sur la fenêtre jettoit les yeux sur le grand chemin, elle crut appercevoir Ligdamon qui marchoit nonchalamment. Elle eut beau lui faire des signes, lorsqu'elle eut surpris ses regards, il feignit de ne la pas voir. Elle crut d'abord qu'il en usoit ainsi pour n'être pas reconnu ; mais enfin ne remarquant personne en ce lieu, elle ne put comprendre la raison d'une indifference si marquée. Et ce qui la transporta hors d'elle-même, fut qu'une étrangere vint à lui les bras ouverts, & que celui qu'elle prenoit pour Ligdamon lui rendoit pour le dire ainsi toutes ses caresses avec usure. Sylvie ne put y tenir davantage ; elle se retira dans le fonds de la chambre, où elle demeura long temps sans rien dire. Puis, comme si elle fût revenue d'un profond assoupissement, elle s'écria enfin : «Compte qui voudra sur la fidélité des hommes, & sur leurs sermens. Puisque Lygdamon me trompe ainsi, ils sont tous des perfides. Ligdamon, qui a voulu, s'il en faut croire Egide, prendre du poison pour n'être point à une autre ; Ligdamon qui a dédaigné Amerine ; ce Ligdamon qui aimoit éperdument Sylvie il n'y a que trois jours, & qui juroit par toutes les divinités qu'il m'aimeroit jusqu'à son dernier soupir ?» Et là s'arrêtant un peu : «Que notre condition est malheureuse, ajoutoit-elle ! Si nous n'aimons point, nous sommes exposées aux importunités des hommes ; & pour nous en délivrer, il faut que nous nous abandonnions à ces farouches animaux.»

 Sylvie exhaloit en ces termes sa douleur. Toute fiere qu'elle étoit, elle n'avoit pu résister à tout l'amour dont elle avoit cru Ligdamon épris. Mais Ligdamon n'étoit point coupable. Celui qu'elle prenoit pour son amant étoit Lydias, qui suivant Melandre, tandis que le faux Lydias en étoit suivi à son tour, étoit venu jusque dans le Forest ; & celle qui le caressoit, étoit Amerine. Amerine pensant que c'étoit le même avec qui elle étoit partie de Rothomage, ressentit une joye extrême en le rencontrant. Peut-être Sylvie eût-elle entendu quelques paroles qui l'auroient desabusée, si elle avoit demeuré à la fenêtre. En effet, après ces premieres caresses Amerine lui dit : «Est-ce ainsi que vous m'avez attendue où vous m'aviez promis ? Ah, Lydias, qui voulez être Ligdamon, si le destin ne m'avoit heureusement conduite en ce lieu, où prétendiez-vous que je pusse vous rencontrer ?»

 En proferant ces paroles, elle recommençoit ses caresses. Lydias les recevoit comme d'une personne qu'il avoit autrefois beaucoup aimée, & qui depuis les obligations qu'il avoit à Melandre, lui étoit devenue indifferente. Mais lorsqu'il entendit ce qu'elle disoit de Lydias qui vouloit maintenant être Ligdamon, & qui lui avoit promis de l'attendre dans un certain lieu, il fut si étonné qu'il ne sçavoit que lui répondre. «Vous ne dites rien, continua-t'elle ? Je suis, dit-il enfin, dans un étonnement que je ne puis exprimer. Je n'entens rien à ce que vous me dites ; car belle Amerine, ajouta-t'il, que dites-vous de Ligdamon qui ne veut plus être Lydias, & du lieu où j'avois promis de vous attendre ? Comment, reprit-elle, en fixant les yeux sur lui, avez-vous oublié en si peu de temps notre sortie de Rothomage, notre voyage jusqu'à Neomage, le sujet qui vous fit partir sans moi de cette ville, où vous me laissâtes en prison, & le lieu où vous m'aviez promis de m'attendre ?

 O dieux, s'écria Lydias ! Eh que me racontez-vous, Amerine ? Il y a plus de trente lunes que je partis de Rothomage, après mon combat avec Aronte ; & je vous proteste que depuis je n'ai quitté la grande Bretagne que pour venir au secours des neustriens contre les francs, & qu'en abordant à Calais, Lypandas allié d'Aronte me fit mettre dans une prison d'où m'a délivré une personne que j'ai suivie jusque dans cette contrée. Comment, reprit Amerine, vous n'avez pas été pris par les neustriens ? vous n'avez pas été condamné aux lions ? vous n'en avez pas tué deux avec tant de courage ? vous n'êtes pas celui que j'ai dérobé à ce peril en vous demandant pour époux ? Ce n'est pas vous qui le jour même de notre mariage voulûtes vous empoisonner ? Enfin ce n'est pas vous que j'ai suivi jusqu'ici, & qui m'avez fait essuyer tant de travaux & tant de perils ?

 Soyez assurée, répondit froidement Lydias, que je ne le suis point, & que je sçai aussi peu tout ce que vous me dites, que l'enfant qui vient de naître.» Amerine fit quelques pas en arriere, le considera quelque temps, & se rapprochant ensuite : «N'est-il pas vrai, lui dit-elle, que vous êtes Ligdamon qui ne veut pas être Lydias ? Je ne sçai, répondit-il, qui est ce Ligdamon. Je sçai seulement que je suis Lydias. O dieux, s'écria-t'elle, suis-je bien Amerine ? ou ai-je perdu le jugement ?»

 Alors gardant le silence, & faisant des réflexions sur l'aveu de Lydias, elle commença à soupçonner que celui qu'elle avoit pris pour Lydias, & qu'elle avoit tant persecuté à cause de sa ressemblance avec celui-ci n'étoit pas véritablement Lydias. Et lui disant plusieurs fois : «Vous êtes bien Lydias neustrien, celui qui a combattu contre Aronte,» & lui, répondant qu'il l'étoit. «O dieux, s'écria-t'elle, est-il possible que deux hommes se ressemblent au point que tout un peuple y soit trompé ! J'ignore, ajouta Lydias, de qui vous parlez, ni pourquoi je vous trouve ici ; mais soyez assurée que je suis Lydias qui ne vous ai vue il y a plus de trente lunes. Et pour vous convaincre que c'est moi qui me suis battu avec Aronte : voyez, dit-il, en ôtant son chapeau, le coup que je reçus à la tête. Vous pouvez bien vous souvenir que m'étant sauvé chés vous, vous même y mîtes votre mouchoir, pour arrêter le sang. O dieux, répondit-elle, si je m'en souviens ? Comment n'ai-je pas observé cette marque ? Mais, ô ciel, soyez beni à jamais pour m'avoir enfin détrompée !»

 Alors embrassant de nouveau Lydias elle lui raconta tout ce qui s'étoit passé entr'elle & Ligdamon. Et Lydias ne pouvant s'imaginer qu'il y eût entre Ligdamon & lui une si parfaite ressemblance : «Non non, Lydias, repliqua-t'elle, assurez-vous que votre mere, que tous vos proches, que tous vos amis y ont été trompés, quoiqu'il soutint toujours qu'il n'étoit point Lydias ; mais un certain Ligdamon de cette contrée qui aimoit une certaine Sylvie, & qui ne pouvoit en aimer une autre. Toujours abusée, je résolus pour le confondre de venir dans ces lieux, où il promit de verifier ce qu'il me disoit. Lorsque nous fumes près de Neomage, un passant l'attaqua, & Ligdamon, puisqu'enfin ce n'étoit point Lydias, le laissa pour mort. On nous arrêta ; je lui donnai mes habits à la faveur desquels il sortit de prison. Le lendemain on me conduisit devant le jeune homme qui avoit été blessé ; voilà bien, dit-il, les habits de celui qui m'a laissé pour mort, mais ce n'est assurément pas lui.» Le comte m'examinant alors de plus près, reconnut mon sexe à mes cheveux & à mon sein. «Pourquoi, me dit-il, vous êtes-vous déguisée de la sorte ? Seigneur, lui répondis-je, quoique je sçusse que mon époux fut innocent (car nous étions convenus de nous traiter de la sorte) craignant neanmoins les rigueurs de la justice, je le contraignis de prendre mes habits, & il se sauva ainsi.

 Le comte avoit une femme jeune & belle, & dont il étoit passionnément aimé. Lorsqu'elle fut informée de mon stratagême, elle vint me voir ; elle y arriva à temps pour défendre ma cause ; & m'ayant demandée au comte, elle m'enmena dans sa maison, où elle me donna cet habit que je porte, & me fit mille caresses ; elle me fit demeurer cinq ou six jours, malgré toute ma résistance, tant l'action que j'avois faite lui étoit agréable. Mais lorsque je fus hors de la ville, & que je voulus prendre le chemin du lieu où j'étois attendue, je ne pus m'en rappeller le nom. Seulement je sçavois que c'étoit en Forest. J'y suis venue, & j'en ai parcouru plusieurs villes, ignorant presqu'où j'allois, & qui je devois demander.»

 Lydias écouta avec beaucoup d'attention Amerine ; & lorsqu'elle eut fini : «Belle & sage Amerine, lui dit-il, tout ce discours m'apprend combien je vous suis redevable, car je dois prendre pour moi tout ce que vous avez fait en faveur de ce Ligdamon. Mais puisque vous avez daigné me raconter vos aventures, il est bien juste que je vous raconte les miennes, & s'il y a quelque chose dans ce récit qui paroisse contraire à l'affection que je vous ai jurée, vous verrez que je n'ai pû faire autrement sans être le plus ingrat des hommes.»

 Il reprit alors tout ce qu'il avoit fait dans la grande Bretagne, les politesses de la famille de Melandre ; la feinte dont il avoit usé à son égard ; la maniere dont il étoit parti sans lui rien dire ; sa prison à Calais ; le combat de Melandre avec Lypandas ; sa détention dans le camp de Clidaman ; la bonté avec laquelle Clidaman l'avoit renvoyée ; son retour dans les prisons de Lypandas ; les caresses que tous les amis de Ligdamon trompés par sa ressemblance lui avoient faites dans le camp des francs ; l'avis que lui donna Clidaman que c'étoit Melandre qui avoit combattu pour lui ; enfin la prise de Calais.

 «Mais, continua-t'il, à peine étions-nous entrés dans la place, que je courus au château, impatient de rendre à Melandre la liberté qu'elle avoit perdue pour moi. Je trouvai les portes de la prison rompues ; je cherchai inutilement dans toutes les maisons de la ville. Je sçus enfin qu'elle avoit pris le chemin de Rothomage. Quoique je dusse craindre la famille d'Aronte, je me déterminai à y aller. Déja j'en approchois, lorsque rencontrant un homme à cheval je lui demandai des nouvelles de la personne que je cherchois. Seigneur, me répondit-il, vous ne pouviez mieux vous adresser qu'à moi, car nous sommes venus ensemble de Calais jusqu'à la ville prochaine. Lorsque les prisons nous furent ouvertes, ce chevalier avec qui j'avois lié une étroite amitié me pria de lui enseigner le chemin de Rothomage, parce qu'il y avoit, disoit-il, une affaire de la derniere importance, & d'où dépendoit tout le repos de sa vie. Je lui répondis que je l'accompagnerois jusqu'à la porte, mais que j'avois des raisons pour n'y point entrer. Nous montames donc sur les premiers chevaux que nous rencontrames, & nous sortimes sans être vus. Je sçus pendant le chemin qu'il se hâtoit ainsi pour empêcher le mariage d'un certain Lydias. Mais à peine il étoit entré que je le vis sortir incontinent, parce que ce Lydias qu'il cherchoit s'étoit sauvé avec celle qu'il vouloit épouser ; on croit, ajouta-t'il, qu'ils sont dans une maison de campagne peu éloignée d'ici. Je ne pus rien en tirer davantage ; & tout ce que je puis vous dire de plus c'est qu'il a tourné vers Paris.

 J'ai donc toujours suivi Melandre, & presque tous les jours j'ai appris de ses nouvelles jusqu'à la ville que vous m'avez nommée. Là il m'arriva une étrange aventure. J'y arrivai à peu près dans le même temps que vous. Lorsque je mettois pié à terre, plusieurs archers se saisirent de moi, & me conduisirent en prison, m'accusant d'avoir blessé un homme sur le chemin ; & c'est apparemment ce même homme que Ligdamon avoit blessé. On étoit sur le point de me renvoyer, lorsqu'on s'avisa de me conduire devant lui. A peine il m'eut vu, qu'il jetta un grand soupir. On crut que c'étoit la douleur qui lui arrachoit ce soupir ; & maintenant je m'imagine qu'il me prit pour ce Ligdamon, & qu'il pensa qu'il étoit plus glorieux de se venger lui-même, que de m'accuser. Du moins lorsqu'on lui demanda si c'étoit moi qui l'avoit blessé, il répondit que non. Aussi-tôt on me relacha, & je pris le chemin du Forest, parce qu'en suivant Melandre, j'avois appris qu'elle demandoit cette contrée.»

 Tandis qu'Amerine & Lydias parloient de la sorte, Sylvie les observoit de temps en temps, & consideroit toutes leurs actions ; car elle ne pouvoit entendre que quelques paroles. Les caresses dont elle étoit témoin la piquerent si vivement qu'elle pensa éclater. Et lorsqu'elle étoit le plus occupée de ces idées cruelles, les gens de Polemas vinrent la prendre ; & pour la conduire avec moins de bruit, ils lui dirent qu'ils alloient la remener à Galatée. A peine elle eut fait une lieue, qu'elle apperçut de loin un grand nombre d'archers. Ils passerent près d'elle, & menoient Lydias enchainé, pensant comme elle que c'étoit Ligdamon. On avoit averti Polemas que Ligdamon s'étoit vanté de le tuer au milieu de son armée, s'il ne rendoit Sylvie. Polemas le crut d'autant plus facilement, qu'il n'ignoroit pas les sentimens de Ligdamon pour Sylvie. Il avoit donc ordonné qu'on se saisît de lui par tout où on le trouveroit ; & ces archers trompés par la ressemblance avoient arrêté Lydias.

 Amerine eut beau crier qu'il n'étoit pas Ligdamon, les archers qui pensoient le bien connoitre, mépriserent ses discours. Quelqu'indignée que fût Sylvie contre Ligdamon, elle ne laissa pas d'être sensible à l'état où elle l'avoit vu.

 D'un autre côté les assiegés étoient si ravis de l'avantage qu'ils avoient eu, qu'ils ordonnerent des actions de graces publiques. Cependant le prince, Alcidon, & Damon visitoient la place, & faisoient réparer les bréches. Pour Adamas, après avoir fait ensevelir les morts, & panser les blessés, & mis ordre à tous les quartiers de la ville, il alla avec les autres druides, les vacies, les eubages, & les saronides dans le bocage sacré que la ville enfermoit dans son enceinte, rendit graces à Hesus, à Thautates, le dieu fort.

 Cependant Ligdamon qui n'avoit pas oublié le secours inesperé qu'il avoit reçu de cette personne inconnue, se retira dans sa maison, dès qu'il eut rendu compte au prince de la commission dont il l'avoit chargé, & demanda des nouvelles de celui à qui il avoit tant d'obligation. Il alla le voir, & lui trouva le bras en écharpe. Le jeune homme se leva, & salua Ligdamon comme s'il l'eût connu particuliérement ; mais Ligdamon traitant avec lui comme avec une personne absolument étrangere, & lui demandant seulement en quel état étoit sa santé : «Seigneur, dit le jeune homme, ordonnez que ceux qui vous accompagnent nous laissent seuls, & je vous répondrai.» Ligdamon les pria de se retirer ; & l'étranger poursuivit en ces termes :


SUITE DE L'HISTOIRE DE
Melandre.



 «Tu me demandes, ingrat Lydias, comment je me porte ? Se peut-il que tu ayes oublié tout l'accueil que tu as reçu de ma famille, lorsque tu étois dans la grande Bretagne ? Est-il possible que tu ayes perdu le souvenir des sermens que tu as si souvent faits à Melandre de n'aimer jamais qu'elle ? Penses-tu que ceux qui ont sçû ta fuite ne s'en souviennent plus ? Perfide, peux-tu méconnoitre cette Melandre qui se déguisant, comme tu le vois, & prenant des armes combattit Lypandas pour ta liberté, ou plus tôt pour ta vie ? Ignores-tu que cette Melandre qui maintenant t'a sauvé la vie, est celle-là même qui entra dans les prisons de Calais pour t'en délivrer ?

 Je mériterois des châtimens, interrompit Ligdamon, si étant tel que vous me croyez j'avois perdu le souvenir de tant d'obligations que vous me racontez. Mais je proteste devant tous les dieux que je ne connois point ce Lydias. Comment, reprit Melandre en fureur, tu peux nier que tu ne sois celui contre qui je mis l'épée à la main pour venger ses perfidies, & par qui je fus blessée au bras ? Je ne dis pas, répondit froidement Ligdamon, que je ne puisse être celui que vous dites ; car je me souviens qu'étant près de la ville que vous nommez, je fus attaqué par un étranger, sans en sçavoir le sujet, qu'il fut blessé, que je fus mis en prison, & qu'une fille qui comme vous me prenoit pour un certain Lydias, en me donnant ses habits... Ah, Lydias, s'écria t'elle, si tu as des raisons importantes pour cacher ton nom, ne me traite point comme le reste des hommes ! Si tu veux que je t'appelle Lygdamon, jamais je ne te donnerai d'autre nom. Soit passion nouvelle, soit tout autre motif qui te porte à te déguiser, ne croi pas qu'aucun interêt me fasse jamais proferer une seule parole qui puisse te déplaire. Qui a quitté sa famille, sa patrie, qui a cent fois exposé ses jours, seulement pour t'épargner quelque déplaisir, peut-il avoir quelque interêt plus fort que celui de te plaire ? Parle-moi franchement ; dis-moi : pour mes interêts, pour mon plaisir, je ne veux plus être Lydias ; je veux être Ligdamon ; je veux n'avoir jamais vû Melandre, alors j'oublierai ton nom ; & s'il est nécessaire, le mien propre.

 Belle & vertueuse Melandre, dit Ligdamon : je ne puis trop admirer votre amitié, & le bonheur de ce Lydias pour qui vous me prenez. Mais je me croirois aussi heureux que lui, si je pouvois répondre aux sentimens des personnes qui me prennent pour lui. Non, belle Melandre, vous n'êtes pas la premiere que ma ressemblance avec ce Lydias ait trompée. Sçachez qu'étant conduit prisonnier de guerre à Rothomage, la mere de ce Lydias me prit pour son fils, & que la justice me condamna aux lions, me croyant Lydias ; & que j'aurois périr, si une certaine Amerine trompée aussi par la ressemblance ne m'avoit demandé pour époux. Si j'étois ce Lydias, je m'estimerois heureux de pouvoir vous rendre tous les services que vous exigeriez de moi. Détrompez-vous : je ne suis point Lydias ; je suis Ligdamon, né dans cette contrée, élevé auprès de la nymphe Amasis, & de la nymphe Galatée sa fille. Amasis, Galatée, Adamas notre grand druide, les pontifes, les flamines, tout le monde vous assurera que je suis Lygdamon, & non pas Lydias.»

 Alors Melandre commença à soupçonner qu'elle se trompoit ; puis considerant Ligdamon : «S'il est ainsi, dit-elle tout à coup, les dieux veulent assurément que l'on vous prenne pour Lydias ; car il est incroyable que deux hommes se ressemblent si parfaitement. Voyons, continua-t'elle, si dans les choses qui arrivent par accident, il y aura la même ressemblance ; & s'approchant de lui, elle releva ses cheveux ; mais ne trouvant point la marque de la blessure que Lydias avoit reçue en se battant avec Aronte, elle demeura confuse. J'avoue, dit-elle, après avoir encore consideré quelque temps Ligdamon, que je pense m'être trompée, & que vous n'êtes pas ce Lydias que je cherche»

 Ligdamon fut ravi d'être délivré de ce tourment, & d'apprendre par où l'on pouvoit s'assurer qu'il n'étoit point Lydias, afin de pouvoir détromper Amerine lorsqu'il la trouveroit. «O dieux, s'écria-t'il, que n'ai-je sçû cette difference, lorsque j'ai été condamné pour ce Lydias ! Les dieux, répondit froidement Melandre, disposent de tout avec sagesse. Si, parce que vous ressemblez à Lydias, vous avez pensé perdre la vie, moi, je vous l'ai sauvée par cette même raison. Et si je ne vous avois pris pour Lydias, je croirois encore ce même Lydias infidele, lui qui peut-être me cherche avec autant de soin que je vous ai suivi jusqu'ici. Car sçachez, seigneur, que dans les prisons où je m'étois mise pour en tirer Lydias, j'appris qu'il avoit été pris par les neustriens, condamné aux lions, & délivré à condition d'épouser Amerine. Vous jugerez de la douleur que je ressentis, si vous avez jamais aimé. Mes fers ne m'étoient à charge que parce qu'ils m'empêchoient de me percer le sein aux yeux du perfide, de l'ingrat Lydias. Mais les francs s'étant saisis de Calais pendant la nuit, le geolier nous ouvrit les prisons, afin, disoit-il, que plusieurs francs qui y étoient lui sauvassent la vie dans cette occasion.

 A peine je fus en liberté, que trouvant des chevaux abandonnés, je sortis de Calais, n'ayant pour toute compagnie qu'un jeune homme qui me conduisoit, parce qu'il étoit du pays, & que nous nous étions liés d'amitié dans la prison. Je pris le chemin de Rothomage. Là on me dit qu'il étoit parti avec Amerine sa femme pour se rendre en Forest pour quelques affaires qui leur étoient survenues. Je me mis à les suivre. Un jour que j'avois fait une grande traite, & que j'étois excedée de fatigue, j'apperçus sur le chemin un ombrage ; je m'y arrêtai ; & lorsque j'eus attaché mon cheval, je vis une fille, qui, selon ce que vous m'avez dit, doit être cette Amerine. Je m'approchai d'elle ; en même temps vous arrivâtes avec des feuillages. Dès que j'eus jetté les yeux sur vous, je vous pris, comme je l'ai fait cette fois, pour ce Lydias que je cherchois. Je fus agitée, je l'avoue, de plusieurs passions differentes. Je pensai me jetter sur Amerine pendant qu'elle dormoit, & lui plonger mon poignard dans le sein, puis me percer du même fer à vos yeux. Je fis enfin réflexion qu'il valloit mieux que je mourusse par vos mains, que par les mienne. Vous sçavez de quelle maniere je m'enferrai moi-même dans vos armes. Mon dessein étoit de perir ; mais contre mon intention je ne fus blessée qu'au bras. Je m'évanouis, & lorsque je revins à moi, je me trouvai entre les mains du comte de Neomague. J'ai sçu depuis qu'il m'avoit fait enlever comme morte, & que le mouvement me fit revenir. Je vous vis ensuite passer très vîte à cheval. Il falloit, interrompit Ligdamon, que ce fut quelqu'autre que moi, car j'étois à pié, & je ne quittai point Amerine ; aussi fûmes-nous pris ensemble. C'est donc, reprit Melandre, ou Lydias, ou quelqu'autre qui lui ressemble comme vous ; or, pendant que j'étois entre les mains du comte, il m'échappa de dire sans y penser, que c'étoit lui qui m'avoit blessée. Le comte le fit suivre, on l'atteignit, & il fut mis en prison.

 La nuit, lorsque je vins à penser qu'à cause de moi Lydias recevroit quelque châtiment, je fus au desespoir ; le lendemain on m'amena une femme vêtue de vos habits, je dis que ce n'étoit point elle qui m'avoit blessée. Mais quel fut mon étonnement, lorsqu'on me presenta celui que j'avois accusé, car je le pris pour vous, je veux dire pour Lydias. Je détournai le visage, de peur qu'il ne me reconnût, & mon cœur ne pouvant consentir à l'exposer, je déclarai qu'il n'étoit pas le coupable, mais celui qui avoit pris les habits de cette fille. Sur cela il fut relâché. Et la fille, ajouta Ligdamon, que devint-elle, car ce fut elle qui me sauva ? La femme du comte, dit Melandre, lui obtint sa liberté, & je croi qu'elle s'en retourna.

 Le lendemain je me proposois de parler à Lydias, & de lui reprocher son ingratitude ; mais il étoit déja parti avec son Amerine. Ce fut alors que je m'abandonnai à la douleur, & que je me repentis d'avoir si mal profité de l'occasion que me presentoit la fortune. Environ huit jours aprés, je me vis en état de monter à cheval, & je m'acheminai vers le Forest où j'avois sçû que vous veniez. Je suis donc arrivée en ce lieu, lorsqu'on vouloit forcer cette ville. Je vous cherchois dans tous les rangs, & me rencontrant par hazard auprès du soldat qui s'est jetté dans le fossé pour vous tuer, j'ai couru à votre secours, vous prenant pour Lydias, pour ce Lydias à qui je devois vouloir tant de mal.»

 Après que Melandre eut fini, Ligdamon lui tendit la main, & lui dit : «Belle & généreuse fille, je vous tens la main, pour vous assurer que cette vie que vous avez essayé de me conserver aujourd'hui, je ne l'épargnerai jamais pour votre service. Si je puis pénetrer l'avenir, cette contrée verra finir tous vos déplaisirs. Les dieux ne vous ont conduite ici, que pour vous faire goûter ensuite un bonheur plus parfait ; cependant disposez de moi. J'accepte vos offres, répondit-elle ; & pour le present je vous demande seulement deux choses ; l'une, de ne découvrir mon sexe à personne ; & l'autre d'agréer que je vive auprés de vous, que je vous aime, & que je vous serve, jusqu'à ce que les dieux me fassent retrouver ce que je cherche ; ce sera pour moi une sorte de consolation que de voir sans cesse les traits de mon cher Lydias.»

 Ligdamon qui admiroit sa vertu, lui promit ce qu'elle desiroit, & après l'avoir encore assurée de sa reconnoissance, il se retira pour se rendre au quartier qui lui avoit été assigné. Et, lorsqu'il revenoit dans sa maison, il entendit quelqu'un qui se plaignoit. Ligdamon naturellement compatissant ordonna à un de ses gens de voir ce que c'étoit. Celui qu'il avoit envoyé trouva un homme qui étoit attaché à un lit, & qui faisoit tous ses efforts pour l'approcher d'un grand feu que l'on avoit allumé dans sa chambre, afin de terminer, disoit-il, sa malheureuse vie. Ligdamon impatient, vient lui-même : «Eh qui sont, dit-il, ceux qui traitent si cruellement ce prisonnier ?» Alors les soldats entre les mains de qui il étoit tombé, & qui soupoient dans une chambre voisine, entendant la voix de Ligdamon, vinrent lui en rendre compte. «Seigneur, dit un décurion, c'est par humanité que nous l'avons traité de la sorte ; sans nous il se seroit déja tué, & nous avons usé de cette précaution pour conserver sa vie malgré lui. Alors Ligdamon s'approchant de lui : «Ami, lui dit-il, souvien-toi que tu es homme, c'est à dire sujet aux caprices de la fortune, & que si tu en éprouves maintenant la rigueur, tu dois te conserver pour la prosperité, lorsqu'il plaira aux dieux de te l'envoyer.

 Chevalier, répondit l'étranger, l'humanité que tu me fais paroître est une preuve de ton merite, car un cœur lâche est insensible à la pitié ; & cette idée me fait repentir d'avoir voulu t'ôter la vie dans cette derniere action, quoique l'on puisse t'imputer tous mes malheurs. Est-ce toi, ajouta Ligdamon, qui es venu m'attaquer dans le fossé, lorsque je faisois bruler les machines de l'ennemi ? Oui, c'est moi, répondit-il ; & je serois bien fâché d'avoir réussi dans le dessein que j'avois ; mais plût à dieu que tu m'eusses ôté la vie, puisque tu l'avois déja ôté la vie, puisque tu l'avois déja ôtée à la seule personne pour qui j'eusse desiré de la conserver ! Je suis fâché, repartit Ligdamon, de t'avoir causé un déplaisir si sensible ; mais dans la chaleur du combat, peut-on discerner ceux que l'on frape ? Cependant, si je m'en souviens, celui que je tenois sous moi quand tu m'as attaqué, n'est pas mort. Je sçai qu'il m'a demandé la vie, & que je la lui ai donnée. O dieux, s'écria l'étranger, seroit-il possible que les dieux l'eussent conservé ?»

 A ces mots, quelques-uns de ceux qui s'étoient trouvés dans cette occasion auprès de Ligdamon, assurerent que cet homme s'étoit sauvé. «O puissant Thautates, s'écria l'étranger, en levant les yeux, car les liens qui attachoient ses mains l'empêchoient de les lever aussi, ô puissant dieu, est-il possible que vous m'ayiez accordé cette faveur, & qu'à cause de mon desespoir cette personne se soit sauvée !» Alors tous s'étant écrié qu'ils l'avoient vue jusque hors du fossé, on s'apperçut que l'étranger changea tout-à-coup de visage, & que ses yeux auparavant farouches, étoient devenus plus serains.

 Puis s'adressant à Ligdamon : «Seigneur, lui dit-il, en donnant la vie à une personne, vous l'avez donnée à deux. Si celle qui excitoit mes regrets l'avoit perdue, ni fers, ni liens ne m'eussent empêché de la suivre. Sçachez que sous les habits d'un homme c'est la plus généreuse fille qui ait jamais été. Permettez-moi de vous raconter en peu de mots toutes mes peines, & vous jugerez si elle merite mon amour & mon admiration.» Ligdamon l'entendant parler d'un ton plus rassis, crut que ces nouvelles lui avoient rendu la tranquillité. Il ordonna qu'on le détachât, & le pria de venir dans sa maison où il seroit plus commodément. «La grace que vous m'accordez volontairement, répondit l'étranger, m'oblige à vous engager ma parole, comme je fais, de ne vous abandonner jamais sans votre permission, & de ne porter jamais les armes contre vous. Car je ne suis point à la solde de vos ennemis, & je jurerois bien de n'aller dans leur camp que pour votre querelle, si celle pour qui je suis votre prisonnier n'y étoit. Mais je ne puis disposer de moi que je ne l'aye trouvée.»

 Il fut détaché incontinent ; il suivit Ligdamon qui lui fit donner d'autres habits, les siens ayant été déchirés dans l'action, & dans les mouvemens qu'il avoit faits pour se bruler. Et lorsqu'ils se furent assis, l'étranger par ordre de Ligdamon, commença en ces termes :


SUITE DE L'HISTOIRE DE
Lypandas.



 «Mon exemple doit apprendre à respecter l'amour. Car, seigneur, j'étois à peine sorti de l'enfance que je le méprisai, lui & tous ceux qui le servoient. Si j'entendois raconter quelqu'effet extraordinaire de l'amour, je disois qu'appeller cela amour, c'étoit changer les noms, & qu'il falloit appeller folie ce qui produisoit ces effets extraordinaires. Si quelqu'un me disoit qu'il ne pouvoit résister aux charmes d'une belle, & s'il vouloit me prouver qu'il étoit forcé à l'aimer, je me figurois que c'étoit un de ces hommes, qui pour montrer de l'esprit soutiennent des paradoxes. Je dirai plus : jusqu'au commencement de mon automne, je n'ai pu remarquer dans ces femmes dont on vantoit la beauté, rien qui me fît penser qu'elles fussent plus aimables que les autres. Aussi je ne trouvois d'autre plaisir qu'à la chasse, ou à la guerre, que je cherchois partout où j'apprenois qu'elle étoit. Or, seigneur, j'ai vêcu dans ces sentimens jusqu'à l'âge où vous me voyez, n'y ayant guere qu'une lune que l'Amour ce dieu puissant m'a fait reconnoître son empire par une voye d'autant plus extraordinaire, que ma faute étoit moins commune.

 Ceux qui me connoissent m'appellent Lypandas. Je suis né dans la capitale des Neustriens. Mes ancêtres y ont tenu les premiers rangs. Et les guerres que la Neustrie a soutenues contre les romains, ensuite contre les Francs, m'ont assés fourni d'occasions de montrer aux miens ce que je valois. C'est pour cela qu'ils me donnerent le gouvernement de Calais, l'une des plus importantes places qu'ils eussent. Je conservai celle-ci plusieurs années. Enfin il y a quelques mois qu'un certain Lydias qui venoit de la grande Bretagne où il s'étoit refugié, prit terre dans cette ville.»

 A ces mots, Ligdamon lui prenant la main : «Arrêtez, lui dit-il ; êtes-vous ce Lypandas qui mit Lydias en prison, pour avoir tué Aronte ? Oui, repartit l'étranger ; & comment, ajouta-t'il, pouvez-vous avoir entendu parler de moi dans un lieu si éloigné de la Neustrie ? Je sçai encore, repliqua Ligdamon, qu'une fille de la grande Bretagne nommée Melandre, armée comme un chevalier, combattit contre vous pour la liberté de ce Lydias, puis se remit dans vos prisons pour l'en tirer, & qu'enfin les francs surprirent Calais, & la délivrerent de vos mains. Vous sçavez donc, reprit l'étranger, presque tout ce que j'avois à vous dire ; ainsi mon récit sera moins long que je ne le croyois.»

 Alors le regardant de plus près : «Mais ô dieux, s'écria-t'il, c'est à Lydias même que je parle ; à Lydias, repartit Ligdamon ? Vous vous trompez. Il est vrai que ma ressemblance avec ce Lydias m'a pensé couter cher. Vous niez que vous soyiez Lydias, dit l'étranger, il me suffit ; je vous en croi plus que mes propres yeux. Or, peut-être aurez-vous encore appris que Melandre suivit cet ingrat Lydias qui étoit allé à Rothomage pour épouser Amerine, la même pour qui il avoit tué Aronte mon allié. Pour moi, je demeurai prisonnier entre les mains d'un chevalier gaulois, nommé Lindamor. Il avoit appris, comme je le sçus ensuite, que cette fille généreuse étoit dans les prisons du château, il y courut pour la délivrer, & ne la trouvant point, il me demandoit sans cesse où elle étoit. Moi qui ne sçavois ce qu'il demandoit, & qui ne reconnoissois Melandre que pour un chevalier, j'étois fort embarrassé à lui répondre. Il me fit entendre enfin qu'il cherchoit une fille vêtue en chevalier qui avoit combattu contre moi pour Lydias, & s'étoit remise ensuite dans mes prisons. Comment, m'écriai-je, c'est une fille ? Hé quoi, reprit Lindamor, vous l'avez eue si long temps entre vos mains, & vous ne l'avez point reconnue ? Sçachez, continua-t'il, qu'elle aimoit ce Lydias, & que c'étoit pour le défendre qu'elle prit les armes, contre vous, & que c'est lui dont elle racheta la liberté au prix de la sienne.

 Entendez, seigneur, la vengeance de l'Amour. Dès que je sçus que ce chevalier étoit une fille déguisée, je ne pus m'empêcher de l'admirer ; & cette admiration me rappellant sa générosité, le péril où elle s'étoit exposée, le courage qu'elle avoit montré, je commençai à l'estimer ; & de l'estime, je passai à l'amour, mais à l'amour le plus vif.

 Cependant Lindamor fut informé que Melandre étoit allée à Rothomage pour suivre Lydias. Si j'eusse été libre, j'aurois couru après Melandre, comme elle couroit après Lydias ; mais j'avois donné ma parole au chevalier que je ne sortirois point de sa maison. J'éprouvai bien alors que rien ne peut résister à l'amour ; & moi qui m'étois si souvent moqué de ces amans qui recherchent les plus petites faveurs, je me serois estimé heureux de pouvoir baiser les chaînes qui avoient touché les mains de Melandre. Et ne pouvant en avoir autre chose, je priai un des gens de Lyndamor d'aller à la prison, & s'il y avoit encore de ces chaînes de me les apporter. Cet homme aussi civil que son maître étoit affable, se transporte à la prison, & me rapporte tout ce qu'il put. O liens, disois-je, lorsque je les eus reçus, comment avez-vous pu attacher les mains de celle que j'adore, & que j'ai si indignement retenue captive ? En même temps je les baisai cent fois, & je priai ceux qui étoient auprès de moi de me les attacher.

 Tout cela fut raconté à Lindamor, & Lindamor en informa Clidaman. Ils vinrent tous deux me voir par curiosité. L'état où ils me virent leur fit croire que j'avois perdu le jugement. Je m'étois attaché ces chaînes aux piés, d'une main je m'étois lié l'autre, & j'avois mis le reste autour de mon col. Je me traînois ainsi dans la chambre, baisant sans cesse les fers où je pouvois atteindre avec la bouche. Je vis bien entrer les chevaliers, mais je continuai, comme si je ne les eussent point apperçus.»

 Alors, Clidaman s'approchant de moi : «Chevalier, me dit-il, que voulez-vous faire de ces chaînes ? & pourquoi vous en êtes-vous lié de la sorte ? Je lui fis des réponses si extravagantes, qu'il me laissa en levant les épaules. Mais Lindamor touché de mon état, n'oublia rien pour me détourner de ces idées. Sa douceur me gagna, & je fis tout ce qu'il voulut. Il me tint des discours si consolans, il me fit tant d'offres de services que je ne puis me dispenser d'être à lui tant que je vivrai. Je ne lui répondis d'abord que par des soupirs ; mais enfin je lui expliquai combien j'étois sensible à toutes ses bontés, & je lui fis entendre que ce qui causoit mon mal, étoit qu'ayant sçu que Melandre couroit après Lydias, je ne pouvois la suivre. Lindamor qui sans doute connoit l'Amour, s'en alla aussi-tôt pour solliciter ma liberté. Il l'obtint à l'istant de Childeric qui venoit d'arriver au lieu où nous étions. Il vint ensuite me trouver avec un visage riant, & me dit : Cessez de vous affliger ; le prince Clidaman à ma priere vient d'obtenir votre liberté ; & moi, je viens vous apporter ces nouvelles, afin qu'avant votre départ, vous me promettiez une chose qui n'interesse point votre amour ; promettez-moi, continua-t'il, que vous ne porterez jamais les armes contre le roi des francs, ni contre Clidaman. La grace que vous recevez maintenant vous y oblige, & plus encore votre affection pour. Melandre, qui a des obligations extrêmes au prince Clidaman. Seigneur, lui répondis-je, si j'en usois autrement, je serois coupable de la plus noire ingratitude. Sur cette parole, reprit Lindamor, en me tendant la main, je vous remets en liberté.

 J'admirai cette générosité, & malgré lui, je baisai la main qu'il me tendoit. Ensuite, après que j'eus fait les mêmes protestations à Childeric & à Clidaman, je partis avec leur congé pour chercher Melandre. Je pris d'abord le chemin de Rothomage ; mais à cause de la prise de Calais, je ne voulus point entrer dans la ville. J'allai dans la maison d'un de mes parens, laquelle en étoit près. Là j'appris que l'on étoit content de ma conduite, parce que l'on avoit sçû que j'avois été trahi. Mais comme j'étois occupé d'affaires bien differentes, je fis tomber la conversation sur Lydias. On me répondit qu'il avoit voulu s'empoisonner, pour ne point épouser Amerine, & je pensai qu'il ne la refusoit que parce qu'il aimoit Melandre. Frappé de cette idée, & lui demandant ce qu'il étoit devenu, on m'assura qu'Amerine & lui s'étoient perdus depuis quelque temps, & qu'on croyoit qu'ils avoient pris le chemin du Forest.

 Je me dérobai le lendemain, résolu de suivre la même route ; & j'arrivai hier dans cette armée, où la curiosité m'arrêta. Lorsque vous fites la derniere sortie, j'étois sur le bord du fossé, admirant la valeur des vôtres. Je n'avois pas même dessein de mettre l'épée à la main, lorsque jettant par hazard les yeux sur vous, je crus voir que vous teniez à la gorge la généreuse Melandre, pour lui enfoncer le poignard dans le sein. O dieux ! quelle surprise fut la mienne ! je me jette dans le fossé, sans autre dessein que d'y mourir en vous ôtant la vie ; & j'ignore ce qui fût arrivé, si la voix de quelqu'un qui couroit après moi ne vous eût averti de mon intention. Je loue maintenant les dieux que mon dessein n'ait point été executé.»

 Lypandas finit de la sorte, & Ligdamon répondit en ces termes : «Seigneur chevalier, il faut avouer que l'Amour se plait à produire des effets bien merveilleux. Et pour vous en convaincre, sçachez que ce Lydias qui a voulu s'empoisonner, & qui depuis est venu dans cette contrée, c'est moi qui suis Ligdamon, & qui ai pensé être dévoré par les lions, & contraint ensuite à feindre d'épouser Amerine, qui ne pouvoit se figurer que je ne fusse point Lydias, & que j'ai conduite ici pour la désabuser. Mais pour mieux vous témoigner combien l'amour se plait dans ces sortes de jeux, suivez-moi, & vous avouerez bientôt que vous yeux vous ont séduit, lorsque vous avez crû voir Melandre dans le fossé, & que lorsqu'elle a été près de vous, vous ne l'avez point reconnue.»

 Alors le prenant par la main, il le conduisit dans la chambre de Melandre, & d'abord il dit : «Gentil chevalier, je vous amene un de nos prisonniers qui ne veut point dire son nom ; voyez si vous ne le connoitrez point.» Melandre qui étoit bien éloignée de penser à Lypandas, ne le connut pas ; mais lui, dès qu'il l'eut apperçue : «O dieux, s'écria-t'il !» & se jettant à ses genoux, il voulut en dire davantage, mais il ne prononça que des mots mal articulés. Enfin comme Melandre le relevoit : «Est-il possible, ajouta-t'il, que votre belle main daigne toucher une personne qui le merite si peu ? Non ; je reste à vos piés jusqu'à ce que vous m'ayez pardonné, ou que vous ayez puni la faute que j'ai faite, quoique sans la connoître.»

 Melandre qui ne le reconnoissoit point encore, ne sçavoit que lui répondre ; seulement elle continua à vouloir le relever. Ligdamon apperçut son embarras, & lui dit : «Hé quoi, la soumission de Lypandas ne pourra-t'elle point lui obtenir la grace qu'il demande ? Lypandas, répondit-elle, est-ce bien Lypandas que je voi ? Oui, madame, reprit le chevalier, je suis ce Lypandas qui vous a si indignement traitée, ne vous connoissant point, & qui vient vous demander pardon de cette innocente erreur. Melandre fut quelque temps sans lui répondre ; puis lui tendant la main : Oui, dit-elle, Lypandas, je te pardonne, & d'autant plus volontiers que tu m'as procuré le moyen de faire connoître à Lydias combien je l'aimois. A ces mots le relevant avec des caresses qu'il n'eût jamais attendues, elle lui demanda quelle fortune l'avoit conduit en ce lieu ;» mais quand elle sçut que c'étoit pour l'amour d'elle qu'il avoit été pris, & que c'étoit lui qui avoit voulu tuer Ligdamon, elle ne pouvoit assés admirer ce qu'elle voyoit. «Enfin, Lypandas, lui dit-elle, pour te convaincre que j'ai même oublié tes outrages, je vous supplie, continua-t'elle, en se tournant vers Ligdamon, de me donner ce prisonnier. Je vous le donne avec joye, dit Ligdamon ; seulement je vous supplie de le rendre autant mon ami que je suis dévoué à Clidaman & à Lindamor, à qui il a tant d'obligation.

 J'ignore, dit Melandre, les bienfaits qu'il en a reçus, mais s'il veut mobliger, il les aimera & les servira, & même ceux qui les aiment, ou qui leur appartiennent. Je leur ai plus d'obligation qu'à ceux qui m'ont donné la vie. J'étois leur prisonniere, & ils me donnerent la liberté, en sorte que je pus être à temps pour sauver la vie à Lydias. Belle & généreuse Melandre, dit Lypandas, je proteste & je jure qu'à jamais je serai serviteur de Ligdamon, & de tous ceux qui aiment Clidaman & Lindamor.»

 A ces mots, Ligdamon lui dit : «Je reçois cette assurance de votre amitié, & je vous avertis que votre serment vous oblige à servir Amasis comme mere de Clidaman, & Galatée comme sa sœur. Je jure par Thautates, ajouta Lypandas, que je donnerois ma vie pour elles, & j'en jure par Thautates, afin qu'il me punisse, si je viole mon serment.» Alors Ligdamon l'embrassa, & lui donna la liberté. Le soir même il le conduisit vers la nymphe & le prince Godomar, & leur fit entendre qu'ils devoient ce chevalier aux bontés de Clidaman.

 Meronte, cependant désesperé de n'avoir pû tenir ouverte une des portes de la ville, fit sortir son fils avec Ligdamon. Ce fils bien instruit par son pere, profitant du moment où l'on étoit attentif à d'autres choses, vit Polemas, & s'excusa sur le druide, qui la veille avoit changé les quartiers ; il ajouta que Meronte ne pouvoit rien lui promettre, si l'on continuoit à les changer ; mais que s'il pensoit à assieger la ville, il avoit un avis à lui donner. La maison de Meronte touchoit aux murailles de la ville. Cette maison avoit une cave fort profonde, ensorte que le fonds du fossé étoit bien plus haut. Il proposoit de faire un conduit, qui commençant à cette cave, iroit aboutir à l'endroit que voudroit Polemas. Polemas approuva beaucoup cet avis ; il promit de son côté d'ouvrir la mine sous une tente qu'il feroit placer le plus près qu'il se pourroit ; «& les travailleurs, disoit-il, iront rencontrer la vôtre. Pour nous guider, vous mettrez une lumiere sur la tour de votre maison ; moi, j'en ferai mettre une sur le haut du pavillon, où l'on commencera le travail, & à l'aide de deux cadrans il sera impossible que nous nous trompions.

 Seigneur, reprit le jeune homme, j'ai encore deux avis à vous donner, l'un qui importe à votre vie, & l'autre au bien de vos affaires. Et d'abord, Ligdamon a juré de vous tuer, si vous ne rendiez bientôt Sylvie, dont vous sçavez qu'il est éperdument amoureux. Cet avis n'est pas à négliger. L'autre est que plusieurs qui ne s'étoient point déclarés, se rangent au parti de vos ennemis, sous prétexte que la guerre que vous soutenez contre votre souveraine est injuste. Meronte croit que pour en retenir un grand nombre qui balancent encore, il seroit nécessaire de chercher quelque prétexte specieux, & que peut-être on réussiroit, en disant qu'Adamas veut usurper l'autorité suprême, & qu'il tient les deux nymphes captives : que dans cette vue, il a attiré le prince Godomar, à qui il a promis de grandes récompenses, s'il vient à bout de ses desseins ; qu'il a pratiqué des intelligences secretes avec les princes voisins : témoin cette reine inconnue qui a paru à Marcilli, & qui lui a laissé des gens de guerre ; qu'on peut enfin lui imputer beaucoup de choses semblables, qui quoique fausses, feront sur le peuple des impressions avantageuses à son parti.»

 Polemas remercia fort Meronte du soin qu'il prenoit de sa personne, & des avis utiles qu'il lui donnoit. «Et surtout, interrompit le jeune homme, il vous supplie, seigneur, de montrer que vous êtes sensible à la mort de Climante, pour faire connoître que vous aimez ceux qui vous servent : Qu'il est honteux que ce cadavre soit toujours attaché à la porte de la ville ; qu'il l'en auroit ôté, s'il n'avoit craint de se découvrir, & de se perdre ainsi sans vous rendre quelque meilleur service. Sur cet article, répondit Polemas, vous direz à Meronte qu'il verra demain le commencement de ma vengeance. Je tiens entre mes mains Alexis fille du traître Adamas, aussi-bien que Sylvie. Pour ce qui est de Ligdamon, on m'a déja donné le même avis. J'espere d'y mettre tel ordre, que je me garantirai de ses attentats.»

 A ces mots, il congedia le jeune homme, après lui avoir fait, selon sa coutume, des presens considerables. Celui-ci se coula dans le fossé à la faveur de la nuit ; & peu à peu s'approchant de l'endroit où Ligdamon avoit fait le plus grand carnage, il commença à se plaindre d'une voix foible. La sentinelle l'entendit, & lui demandant qui il étoit : «Hélas, dit-il, je suis le fils de Meronte. J'ai suivi Ligdamon dans la sortie qu'il a faite, & j'ai resté jusqu'à present évanoui parmi les morts.» La sentinelle appella le décurion, & par ordre du prince, on jetta dans le fossé quelques cordages pour tirer dans la ville ce jeune homme. Il s'étoit auparavant ensanglanté le visage ; & continuant toujours à se plaindre, il se fit porter dans la maison de son pere.

 Meronte inventeur de cette ruse, fit de grandes exclamations de joye, en présence de ceux qui avoient accompagné son fils, & leur fit des presens, en reconnoisance, disoit-il, d'un si bon office. Il feignit aussi d'envoyer chercher des myres ; mais il se renferma incontinent dans sa chambre, & sçut de son fils tout le détail de son voyage.

 Cependant Polemas communiqua sur le soir à Peledonte & ses autres confidens les avis qu'il avoit reçus de Meronte, & les raisons qui l'avoient empêché de livrer une porte. Ensuite il les pria de faire entendre partout qu'ils n'avoient pris les armes que pour remettre les nymphes en liberté, & les tirer des mains d'Adamas qui s'étoit emparé de leurs personnes, & vouloit les livrer avec leurs états à cette reine inconnue. Sur cela, Listandre fut d'avis qu'il falloit dresser un manifeste, & l'envoyer à tous les princes voisins. Lygonias qui étoit tout propre à pallier une mauvaise cause, fut chargé de le dresser.

 Et dans le même temps que Polemas leur faisoit part de la résolution de Ligdamon, on vint lui dire qu'on l'amenoit prisonnier. «O dieux, s'écria-t'il ! daignez toujours m'être ainsi favorable !» Il ordonna que l'on fît entrer ceux qui l'amenoient. Ils lui presenterent Lydias, & tous le prirent pour Ligdamon. «Hé bien, Ligdamon, lui dit Polemas, est-ce ainsi qu'un chevalier doit venger ses querelles ? Je n'ai point de querelles à venger, répondit Lydias, surtout dans cette contrée où je n'étois jamais venu. Je ne suis plus étonné, reprit Polemas, qu'il soit si lâche, puisque le mensonge lui est si familier.» Puis s'adressant à quelques-uns de ses gens : «Qu'on l'ôte de ma presence, & qu'on le garde étroitement. Je veux que demain il accompagne sa chere Sylvie, où j'ai résolu de l'envoyer.»

 Quelques temps après, Sylvie arriva. Il refusa de la voir, & commanda qu'elle fût aussi étroitement gardée jusqu'au lendemain. Et pour les effrayer davantage, il leur fit dire dès le soir de se préparer à la mort. Le bruit qui s'en répandit dans l'armée excita plusieurs murmures. Pour les appaiser il chargea ses amis de publier qu'il vouloit faire mourir Alexis afin de punir Adamas qui seul étoit l'auteur de cette guerre ; & qu'il avoit résolu de traiter de même Sylvie, pour venger la mort de Climante, que cette nymphe avoit trahi de concert avec Leonide ; pour Ligdamon, qu'il meritoit les derniers supplices, puisqu'il avoit attenté à sa vie.

 Les espions d'Adamas lui rapporterent ces bruits dès la nuit même. Il en fut pénétré de douleur. Quoiqu'Alexis ne fût pas sa fille, il se souvenoit toujours de l'oracle qui avoit attaché le repos de sa vieillesse au bonheur de Celadon & d'Astrée. Leonide fut encore plus vivement affligée. Sçachant qu'Alexis étoit ce même Celadon qu'elle aimoit toujours, elle mouroit de déplaisir, en pensant qu'il seroit exposé avec Sylvie aux coups des assiegés. Elle va trouver Galatée, & versant un torrent de larmes, elle lui raconte qu'Alexis & Astrée sont prisonnieres ; & que Polemas a résolu de les faire périr cruellement avec Sylvie.

 Cette nouvelle excita de grands troubles dans tous les esprits ; mais surtout dans l'esprit de Ligdamon. Si Adamas étoit touché, c'étoit parce qu'il perdoit un bien futur que l'oracle lui avoit promis ; si Leonide ressentoit la perte de Celadon, c'est qu'elle aimoit, mais elle n'étoit point aimée. Si Galatée regretoit Sylvie, c'est qu'elle avoit été nourrie auprès d'elle ; enfin si le reste de la cour les plaignoit, ce n'étoit que par pitié. Mais la douleur de Ligdamon étoit causée par l'amour. Il vouloit sortir dès la nuit même, & se rendre à la tente de Polemas pour l'égorger. Il supplioit Amasis, il pressoit le prince de lui faire ouvrir les portes, puisqu'en vengeant ses injures particulieres, il les délivreroit du rebelle. Qu'aussi-bien que si on le retenoit par force dans la ville, il se donneroit la mort : qu'il valoit donc mieux le laisser périr plus tôt par les mains des ennemis, que par les siennes propres ; que peut-être les dieux favorables à une entreprise si juste, conduiroient si bien ses coups, qu'il les délivreroit du tyran. Mais Godomar lui refusa la permission de sortir, & lui promit néanmoins que si Polemas persistoit le lendemain dans sa résolution, non seulement on lui ouvriroit les portes, mais qu'ils iroient tous perir avec lui, plus tôt que d'abandonner Sylvie & Alexis. Cette promesse ratifiée par Alcidon & Damon, calma un peu sa fureur. Alcidon ajouta que la nouvelle pouvoit être entierement fausse, puisqu'elle l'étoit en partie, sçavoir que Ligdamon fût entre les mains de Polemas. Ah, seigneur, lui répondit Ligdamon, les nouvelles funestes ne sont toujours que trop veritables. Pour ce qui me regarde, vous verrez qu'ils ont pris pour moi ce Lydias à qui je ressemble, car j'ai appris qu'il avoit suivi Amerine qui venoit avec moi dans cete contrée.» Melandre impatiente d'en sçavoir la vérité, envoya chercher Ligdamon ; & lui ayant demandé ce qui en étoit : «Que voulez-vous, répondit Ligdamon, je mourrai pour Sylvie. Et moi, reprit-elle incontinent, pour Lydias.»

 D'un autre côté, Alexis & Astrée n'avoient pas de moindres allarmes. Ce berger ayant entendu le cruel arrêt de Polemas, ne pouvoit se consoler. Dès qu'on l'eut mis dans la prison avec elle : «O Astrée, lui disoit-il, étant à ses genoux, ayez pitié de vous-même. C'est moi que l'on demande, ne soyez point coupable de votre mort. Vous sçavez que je vous adore : puisque vous le sçavez, quel outrage vous ai-je fait, pour me rendre ainsi l'auteur de vos maux ? Ne soyez point plus coupable de votre mort que ceux qui vous feront mourir ; & n'est-il pas vrai qu'en les trompant, vous êtes plus criminelle qu'eux ? Ces raisons, interrompit Astrée, pourroient être reçues, si vous ne deviez pas mourir ; mais puis-je vivre sans Alexis, & les dieux sçachant que je ne le puis, ne m'ordonnent-ils pas de mourir, quand ils vous ôtent la vie ? Ah plus tôt, si vous voulez que je meure contente, dites-moi : Astrée, je veux que nos cœurs soient percés du même fer, & que nos ames s'unissent à jamais, comme nos volontés étoient déja unies par un lien indissoluble.»

 Celadon l'écouta, sans l'interrompre, par le plaisir qu'il avoit d'entendre ces assurances de sa tendresse. «Enfin il lui dit : Quiconque sçait aimer, comme je sçai que vous aimez Alexis, doit toujours avoir plus d'égard à la satisfaction de l'objet qu'il aime, qu'à la sienne propre ; mais comptez-vous pour rien le regret que j'aurai de vous voir mourir ? Ah, ma maîtresse, s'écria Astrée, quel seroit mon désespoir, si j'étois obligée à vous survivre ? Non, non, ne résistons point à la volonté des dieux. Ils veulent que nous mourions ensemble, puisqu'Alexis ne peut vivre sans Astrée, & qu'Astrée ne peut vivre sans Alexis.» Enfin Alexis ne pouvant vaincre la résolution de sa bergere, fut plusieurs fois tenté de se déclarer ; mais après bien des réfléxions, il crut devoir attendre que percé de fléches, il tombât à ses piés.

 Cependant le jour parut, & l'armée des rébelles investit la ville, comme le jour précedent. Et les assiegeans ne cessant de tirer sur eux, on les vit s'arrêter. On apperçut Astrée, Alexis, Sylvie, & Lydias qu'ils prenoient pour Ligdamon, passer au travers des bataillons qui s'étoient ouverts. Ils étoient escortés par cent archers à pié, & par autant de halebardiers, & conduits par un chef étranger. Ils les avoient liés tout quatre ensemble par les bras. Ils portoient chacun dans leurs mains une torche allumée ; & on les poussoit vers la porte, se servant d'eux comme d'un mantelet, pour se garantir des traits des assiegés.

 «O profanes, dit Alexis, à ceux qui les attachoient, comment osez-vous mettre les mains sur ce qu'il y eut jamais de plus parfait dans la nature ?» Et remarquant Polemas qui étoit venu pour voir de quelle maniere on les attachoit : «Cruel, ajouta-t'elle, as-tu bien le courage de faire mourir la plus belle fille qui fut jamais, & la plus innocente ? Si Adamas t'a déplu, décharge ta colere sur moi, qui suis sa fille. Mais quel outrage t'a fait Astrée, ou Alcé son pere ?» Mais voyant que ses paroles étoient superflues, & qu'un archer prenoit les bras d'Astrée pour les lier, il se laissa tellement emporter à sa fureur, qu'il renversa cet archer par terre, car il avoit encore les mains libres. Le chef s'approchant alors : «Généreuse fille, lui dit-il, puisque tu ne peux te sauver, tu dois montrer ton courage, en supportant avec fermeté la mort qui t'est préparée. Chevalier, dit Alexis, je ne demande point la vie ; mais si l'on veut traiter indignement cette fille innocente, au nom des dieux, perce-moi le cœur. Tu sçais, reprit le chef étranger, que nous avons ordre de l'attacher au bout d'une pique, & de vous conduire avec des flambeaux aux portes de la ville, pour y mettre le feu. Je le sçai, repliqua Alexis ; mais puisque les dieux le permettent ainsi, commande, ô généreux chevalier, qu'elle ne soit point traitée comme une personne coupable ; car j'atteste les dieux qu'elle est innocente. S'il faut qu'elle soit liée, fais attacher son bras avec le mien. Ne crains pas qu'elle t'échape ; c'est volontairement qu'elle meurt. Et si tu veux m'obliger infiniment, fais lier les deux piques contre mes reins, du moins elle ne sera point exposée à la barbarie d'un soldat, qui sous divers prétextes pourroit la blesser.»

 L'étranger se laissa fléchir ; il ordonna qu'on leur liât les bras ensemble, & mettant Astrée entre lui & Sylvie, il fit attacher l'autre bras à celui de la nymphe, & l'autre bras de la nymphe à celui de Lydias, qu'elle prenoit toujours pour Ligdamon. Un si triste spectacle attendrit toute l'armée ; mais Polemas les accompagnant lui-même, prévint l'effet de leur compassion. Alexis essayoit toujours de marcher devant la bergere, pour la garantir des traits de la ville ; & la bergere de son côté faisoit les mêmes efforts, en sorte qu'ils alloient pour ainsi dire trop vîte au gré de ceux qui les conduisoient. Rare exemple d'un amour parfait ? Ils desiroient tous deux la mort qui les attendoit, parce qu'ils alloient mourir l'un pour l'autre.

 Lorsque ceux qui bordoient les ramparts de la ville apperçurent ces quatre personnes ainsi liées ensemble, il fureur si étonnés de ce nouveau spectacle, que d'eux-mêmes ils cesserent de tirer. Ligdamon qui avec Lypandas & Melandre étoit sur les creneaux de la porte, reconnut Sylvie. Il s'écria incontinent qu'on lui permît d'aller la défendre, & la délivrer des mains de ces barbares. Et le prince Godomar en faisant quelque difficulté, il supplioit Alcidon par Daphnide, & Damon par Meronte d'interceder pour lui. Puis il embrassoit les genoux du prince, le conjurant par tout ce qu'il avoit de plus cher, de lui accorder la grace qu'il demandoit. Mais le prince refusa toujours de lui faire ouvrir les portes, en l'assurant que l'on tenteroit tout pour Sylvie, dès qu'il en seroit temps.

 Cependant, lorsqu'ils furent plus près, Melandre crut voir Lydias attaché avec Sylvie ; & le montrant à Ligdamon : «O dieux, s'écria-t'elle, voici mon frere Lydias. C'est lui sans doute, dit Lypandas ; il va payer cherement sa ressemblance avec Ligdamon. Ah Ligdamon, reprit Melandre, laisserez-vous mourir Sylvie ? Et moi, verrai-je perir Lydias, sans que nous mourions avec eux ?»

 Alors Ligdamon voyant que le prince étoit inflexible, se rend au quartier où il commandoit ; & comme Sylvie & les autres approchoient toujours du fossé, il embrasse Lypandas, lui recommande Melandre, & mettant les piés sur les creneaux, il saute dans le fossé à la vue des rebelles, & de tous ceux qui étoient sur les murailles. Melandre voulut le suivre ; elle fut retenue par Lypandas qui la remit entre les mains d'un centenier. Et Lypandas lui baisant les mains : Melandre, s'écria-t'il, pour l'amour de vous, je vais donner ma vie, & sauver, s'il est possible, Lydias. Il se jette ensuite, & tombe auprès de Ligdamon. Le terrain étoit mou, & c'est ce qui le préserva des blessures, qui autrement eussent été inévitables.

 A la vue de ces deux personnes qui s'étoient jettées par les creneaux, les archers s'arrêterent, pensant que ce pouvoit être quelqu'un des leurs qui venoit leur donner des avis importans. En même temps le chef qui conduisoit les prisonniers, dit à Polemas que peut-être les piques se seroient détachées dans une si longue marche, & qu'il étoit à propos de bien examiner tout, maintenant que l'on étoit près du fossé. Polemas approuva cet avis.

 L'étranger prit donc son frere avec lui. Ils avoient tous deux un grand bouclier, une épée nue à la main, & un poignard à leur ceinture, outre leurs autres armes. Et feignant de visiter les prisonniers, ils coupent toutes les cordes dont ils étoient liés ; & le chef s'adressant à Astrée : «Sçachez, lui dit-il, que je suis Semire, à qui les dieux ont conservé la vie, malgré l'offense cruelle qu'il vous a faite. Jettez-vous avec cette nymphe dans le fossé ; les dieux vous assisteront. Et vous, Celadon, ajouta-t'il, en lui donnant son épée & son bouclier, montrez aujourd'hui que vous êtes fils du vaillant Alcippe.» Et faisant signe à son frere, qui avoit déja donné à Lydias son bouclier & son épée, les quatre prisonniers s'éloignerent à la fois de la pointe des piques. Incontinent Celadon se joignant à Semire, son frere, & Lydias, ils firent tête aux ennemis, qui d'ailleurs n'osoient rien entreprendre contre Semire, qu'ils reconnoissoient pour leur chef. Mais Polemas s'en étant apperçu, & voyant que Ligdamon & Lypandas menoient Astrée & Sylvie au pié de la muraille, d'où l'on jettoit des paniers avec des cordes, pour les tirer, se mit à crier qu'on tuât les traîtres. En même temps il fit avancer les gens de main qui étoient autour de lui.

 Qui eut remarqué les coups que portoit Celadon, auroit jugé qu'il ne démentoit point le courage d'Alcippe & de ses ancêtres. Il n'avoit pour toutes armes que celles que Semire lui avoit données. Mais il se jettoit avec tant de hardiesse dans le fer des ennemis, qu'il y en avoit peu qui osassent l'attendre. Cependant il tournoit sans cesse la tête pour voir ce que devenoit Astrée ; & lorsqu'il la vit élever avec Sylvie dans les corbeilles que l'on avoit descendues, il commença de respirer. Déja Semire avoit reçu un coup de fleche dans la jambe, & son frere à l'épaule. Lydias avoit été renversé d'un coup de pique, & sans Celadon il alloit succomber, lorsque Ligdamon & Lypandas arriverent. Ils firent une défense incroyable ; cependant ils perissoient, déja couverts de blessures, si Damon n'étoit venu par une fausse porte à leur secours avec trois cens hommes de trait, & quelques piquiers pour les soutenir, & quelques piquiers pour les soutenir. Mais Polemas détachant plusieurs bataillons, ils furent contraints de se jetter un peu en désordre dans le fossé. Semire fut atteint d'une pique qui lui perça les deux cuisses. Et Celadon ne voulant point l'abandonner à cause de l'obligation qu'il lui avoit, le combat se renouvella en ce lieu, mais plus opiniâtre & plus dangereux qu'il ne l'avoit encore éte. Damon le fit soutenir par les piques ; & ceux qui étoient sur les murailles ne cessant de jetter sur l'ennemi des fléches & des cailloux, ils eutent le loisir de se sauver par la fausse braye. Celadon emporta Semire avec le secours de son frere ; & Lypandas quoique couvert de blessures, emporta aussi avec le secours de Ligdamon, Lydias, qui ne pouvoit se soutenir. Ensuite ils furent portés tous trois dans la maison de Ligdamon.

 Cependant Leonide étoit accourue au lieu où étoient Astrée & Sylvie ; elle rencontra en chemin Adamas, qui au milieu des affaires dont il étoit chargé, ne laissoit pas de craindre que Celadon ne fût reconnu. Il pensoit avec raison qu'il pourroit devenir suspect à Galatée. Il dit donc à Leonide qu'il falloit promptement conduire Celadon chés lui, & qu'ils verroient ensuite ce qu'ils auroient à faire. Dès que Leonide fut arrivée, Sylvie se jetta à son col, transportée de joye ; car depuis leur séparation, elle n'en avoit point eu de nouvelles. Mais Leonide qui desiroit parler à la druide : «Ma compagne, dit-elle à Sylvie, Galatée meurt d'envie de vous voir. Allez la trouver ; cependant je conduirai Astrée chés Adamas. Je ne voudrois pas que Galatée la vît dans l'état où elle est.» Et prenant Astrée par la main, elle l'enmena comme par force ; car elle ne vouloit point s'éloigner, qu'elle ne sçut des nouvelles d'Alexis ; mais Leonide lui fit croire qu'elle étoit déja dans la ville.

 Cependant Adamas étant averti que tous ceux qui étoient sortis de la ville, venoient de rentrer, il courut à la porte pour recevoir Celadon. Il y arriva à propos ; car à peine le berger fut entré dans la ville, qu'il tomba évanoui sur Semire. Il ordonna à l'instant que l'on emportât Celadon chés lui ; & comme il ne donnoit point d'ordres pour Semire : C'est moi, lui dit-il, qui ai sauvé Astrée & Celadon ; faites-moi la grace de me faire emporter aussi, afin que je meure auprès d'eux. Adamas lui accorda ce qu'il demandoit.

 Il y eut en même temps une grande allarme. Polemas faisoit donner un assaut général ; le combat fut si opiniâtre de part & d'autre, que la nuit seule put les séparer. Polemas y perdit un grand nombre des siens, & se convainquit enfin que la ville n'étoit pas si aisée à emporter qu'il l'avoit crû. Alerante partit dès le lendemain pour aller rendre compte à son maître de ce qu'il avoit vû ; & Polemas se souvenant du sage avis que Climante lui avoit donné, le pria de representer au roi que cette ville ne méprisoit pas sa présence, qu'il le supplioit seulement de lui envoyer les troupes qu'il lui avoit promises, & qu'il s'assurât surtout de la personne du prince Sigismond ; que pour lui il alloit commencer le siege, & que dans peu de jours il lui en rendroit bon compte. O tyrannique ambition ! avec quelle violence ne forces-tu pas les mortels à sacrifier leur repos, leurs interêts, leur vie ?

 D'un autre côté, Celadon revenu de son évanouissement, & Semire demandoient qu'on les portât où étoit Astrée. Mais les myres jugerent qu'il falloit les séparer, & parce qu'ils demandoient sans cesse où étoit Astrée, on leur dit que les nymphes avoient voulu la voir, & qu'elle arriveroit bientôt. Hélas, repondit Semire, je crains qu'elle n'arrive trop tard ; si vous êtes sensible à la pitié, disoit-il, en s'adressant à ceux qui étoient autour de lui, faites-là se hâter. Son frere qui sçavoit par quelle raison on ne vouloit pas qu'il la vît, dit au myre qui avoit sondé ses blessures : «Que sert de refuser à mon frere cette satisfaction, par la crainte d'augmenter son mal, puisqu'il est incurable.» Semire entendant son frere : «O dieux, s'écria-t'il, que je la voye, ou je mourrai désesperé.» Enfin on alla chercher Astrée ; Leonide l'accompagna. Et lorsqu'elles entrerent dans la chambre, à peine pouvoit-il tourner la tête. Il fit signe à son frere d'écarter tout le monde ; & lorsqu'on se fut retiré : «Belle Astrée, lui dit-il, vous voyez ce même Semire qui par un excès d'amour vous a offensée ; mais ayez égard à son repentir ; pour expier son erreur, il vous donne sa vie. Il mourra content, si vous lui pardonnez.»

 Semire profera ces mots entrecoupés de soupirs. Astrée ne put retenir ses larmes, & montra bien qu'il n'y a point de si grande offense, que ne puisse pardonner un courage généreux ; & cependant ne sçachant presque que répondre, elle essuyoit ses yeux, lorsque Semire se sentant à l'extrêmité : «Belle Astrée, reprit-il, ces larmes que je vous voi répandre, témoignent bien que vous êtes sensible à mon état, mais elles ne prouvent pas que vous m'ayiez pardonné le crime qu'Amour m'a fait commettre.» Alors Astrée lui dit : «Semire sois tranquille : si autrefois tu me fis perdre ce que j'aimois, tu m'as maintenant conservé tout ce que je puis aimer.» On vit à ces mots Semire changer de visage, tant il en reçut de satisfaction. Puis tout à coup, le ciel vous soit toujours favorable, dit-il en soupirant, & conserve Astrée à son heureux Celadon !

 Son ame s'envola avec ces dernieres paroles : Heureux dans son malheur d'avoir donné sa vie pour celle qu'il aimoit, & d'avoir vû les beaux yeux d'Astrée jetter des larmes à son trépas, sinon d'amour, au moins de compassion !


FIN.


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L'ASTRÉE
DE
M. D'URFÉ.
PASTORALE ALLEGORIQUE.



DERNIERE PARTIE.


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LIVRE PREMIER.



 Quelques bergers furent témoins de l'enlevement d'Astrée, & les cris qu'ils poussérent alors furent entendus de Diane & de Phylis. Les bergeres s'étant habillées à la hâte coururent aussi-tôt pour apprendre le sujet de ce tumulte ; dès qu'elles parurent, un des bergers s'avançant : «Ah dieux, s'écria-t-il ! Astrée votre compagne vient de nous être en levée par une troupe de voleurs... nous étions sans armes & en si petit nombre, que nous n'avons pû la défendre.»

 Le visage du berger, les yeux de ceux qui étoient presens, tout leur garentissoit la verité de ce funeste accident. Leur consternation fut telle, qu'elles demeurerent long temps comme immobiles, & sans pouvoir proferer un seul mot. Mais quand elles eurent la liberté de pleurer & de se plaindre ; alors elles verserent tant de larmes, elles firent entendre des plaintes si touchantes, que le plus barbare des hommes en eût été émû. Cependant Silvandre arriva. Il ignoroit le sujet de leur affliction ; & s'adressant à Diane : «Puis-je sçavoir, dit-il, de quoi ma belle maitresse est affligée. Helas ! répondit Diane, en tournant vers lui ses beaux yeux tout baignés de larmes, vous le sçaurez sans doute, & si vous ne partagez notre douleur, vous serez bien insensible. Berger, ajouta-t-elle, nous pleurons, Phylis & moi, la perte d'Astrée que des voleurs viennent d'enlever. Astrée, s'écria Silvandre, a été enlevée par des voleurs ! Oui, répliqua Diane ; & comme ce malheur est sans remede, nos regrets ne finiront jamais.»

 Ces paroles furent entrecoupées de sanglots ; & Diane continuant à verser des larmes, Silvandre en fut si touché, qu'à l'instant il résolut de perdre la vie, ou de secourir Astrée ; puis s'aprochant des bergers qui avoient été témoins de ce malheur : «Lâches, leur dit-il, avez-vous bien pû souffrir un si cruel affront ? Sage berger, répondit l'un d'eux, le nombre des ravisseurs étoit bien superieur au notre ; d'ailleurs, ils étoient à cheval, & armés : & nous étions à pié, & sans autres armes que nos houlettes. Hé n'étoit-ce pas assés, reprit Silvandre ? Ah dieux, continua-t-il, que deviendra l'infortunée Alexis, lorsqu'elle apprendra une si funeste nouvelle ! Alexis, dit le berger ? nous l'avons vue comme une forcenée, courir après les ravisseurs ; mais elle ne pourra jamais les atteindre.»

 Diane & Phylis craignant aussi pour la fille d'Adamas, redoublerent leurs regrets ; & Silvandre élevant sa voix : «Hé bien, dit-il aux bergers, si l'on nous reproche cet affront, il ne faut pas du moins qu'on nous accuse de l'avoir souffert sans ressentiment. Pour moi, je suis déterminé à périr, ou à en tirer raison.»

 A peine il eut achevé, que tous les bergers s'écrierent qu'ils exposeroient volontiers leur vie pour châtier ces ravisseurs ; & l'un d'eux s'avançant, pria Silvandre de les conduire lui-même. Il s'en défendit d'abord, mais ne pouvant resister à leurs sollicitations, il accepta cet honneur. Il voulut partir aussi tôt, dans l'esperance qu'il ne tarderoit pas à sçavoir où les ravisseurs s'étoient retirés. Il s'approche des bergeres ; & leur montrant les bergers, «Voici, dit-il, des hommes résolus à venger l'outrage fait à votre compagne : nous allons suivre sa destinée, & si le ciel nous est favorable, nous lui rendrons la liberté.»

 Phylis étonnée de ce langage, & ne pouvant assés admirer un si grand changement dans les bergers, attendoit le jugement de sa compagne ; mais ayant remarqué qu'elle pâlissoit, elle comprit que le discours de Silvandre lui donnoit de l'inquietude. Et pour ne la point contraindre, elle s'éloigna de quelques pas. Alors Diane jugeant qu'elle ne pouvoit être entendue : «Mais quel est votre dessein, Silvandre, lui dit-elle ? Ne vous souvenez-vous plus interrompit le berger, que je suis à vous, & que vous devez me nommer votre serviteur ? Eh bien, mon serviteur, reprit Diane, dites-moi quel est votre dessein ? considerez le péril où vous allez vous exposer ; vous ignorez quels ennemis vous avez à combattre ; vous n'en sçavez point le nombre. Vous qui condamneriez en tout autre la temerité, voulez-vous vous en rendre coupable ? Ma belle maitresse, répondit Silvandre, quand ma perte seroit infaillible, & quand mon dessein devroit ne pas réussir, j'aurai du moins la gloire d'avoir exposé ma vie pour vous rendre la tranquillité. Eh, ne m'avez-vous pas dit que vous ne pouviez vivre sans Astrée ?

 Berger, répliqua Diane, vous me forcez insensiblement à vous faire un aveu bien étrange. J'avoue que j'aime Astrée, & que si je perds l'esperance de la revoir, ce sera pour moi un déplaisir extrême ; mais souvenez-vous, Silvandre, que je ne vous hais pas.» A ces mots, Diane rougit, & Silvandre enchanté de cette déclaration, alloit se jetter à ses piés ; mais retenu par la presence des bergers, il lui dit seulement : «Ma belle maitresse, il n'y eut jamais de bonheur comparable au mien, je l'aurois juré à vos genoux, si nous avions été sans témoins ; soyez persuadée aussi que mon respect & ma discretion vous obligeront à ne jamais retracter cette parole qui me ravit. Eh bien, reprit Diane, ne hâtez donc point votre départ : consultez auparavant ceux qui sont plus interessés dans cette querelle ; que Phocion entreprenne une guerre pour Astrée, je le pardonne à son juste ressentiment ; mais Silvandre qui ne lui est point allié, doit-il être le premier à prendre sa défense ?»

 Le berger comprit que Diane avoit raison, & qu'il n'étoit pas naturel de suivre Astrée, sans avoir vû Phocion qui étoit oncle de la bergere. Ils prirent donc le parti de l'aller trouver. Ils rencontrerent en chemin les bergers & les bergeres qui avoient accompagné. Dorinde à Marcilli, & qui n'étoient revenus que depuis deux jours. Ils leur apprirent le malheur d'Astrée, & le déplaisir d'Alexis qui l'avoit suivie. Ceux-ci en furent vivement touchés, car Astrée avoit sçu gagner tous les cœurs. Lycidas qui étoit avec eux s'approcha de Phylis, & lui dit assés bas : «Je crains pour l'amour de vous que les dieux ne punissent Astrée des outrages qu'elle a faits à Celadon ; car est-il jamais arrivé un pareil accident dans cette contrée ? & n'étoit-il pas aussi facile d'enlever Diane que vous, & vous qu'Astrée ? cependant c'est à elle que l'on s'est adressé, sans doute comme à la plus coupable qui fût sur les bords du Lignon. Les dieux, répondit Phylis, pardonnerent à ma compagne la mort de Celadon, lorsque nous lui dressâmes le vain tombeau que demandoient ses manes. Croyez-moi, il y a quelqu'autre mystere caché sous l'action de ces brigands.»

 En discourant ainsi, ils arriverent chés Phocion. Il se promenoit près de sa maison dans une allée de meuriers. Il avoit l'air inquiet. Il fut bien étonné, lorsqu'il vit une si nombreuse compagnie ; cependant il lui fit d'abord tout l'accueil imaginable ; composant son visage pour cacher l'ennui qui le pressoit. Mais lorsqu'après avoir salué Diane & Phylis, il n'apperçut point Astrée, il commença par en demander des nouvelles ; & personne n'osant lui répondre, Silvandre le tira à part.

 Il avoit déja prié Thamyre de l'assister dans cet office. Il lui raconta en peu de mots le malheur qui étoit arrivé à la bergere. Phocion qui l'aimoit comme sa fille reçut cette nouvelle comme l'arrêt de sa propre mort ; mais Thamyre & Silvandre lui dirent tant de choses pour le consoler, qu'enfin il se remit un peu. Comme il avoit beaucoup de sens & d'experience, il reconnut bientôt qu'il valoit mieux employer le temps à la secourir qu'à la plaindre. Ils songerent donc aux moyens dont ils pourroient se servir ; en même temps ils apperçurent un berger qui venoit à grands pas ; Licydas l'amenoit ; il le presenta à Phocion & lui dit que ce berger avoit quelque chose à lui dire,

 Phocion s'approcha incontinent, & lui demanda quel sujet avoit précipité ses pas. Le berger lui répondit en ces termes : «Mon pere, (car sa vieillesse lui faisoit communément donner ce titre) je viens de la maison du grand Adamas ; mais ne l'ayant point trouvé, j'ai crû que vous étiez le premier à qui je devois raconter ce que j'ai vû ; aussi bien n'y a-t-il personne qui puisse veiller mieux que vous à la conservation de nos hameaux. Sçachez donc qu'en gardant mes troupeaux près de Montverdun, j'ai vû toute la plaine de Marcilli inondée de soldats qui ont jetté une grêle de traits dans la ville, & l'ont investie. J'ai vû aussi sortir de la ville des hommes armés qui se sont long temps battus avec les autres. Enfin, sans attendre à quoi aboutiroit le combat, je suis venu promptement vous donner cet avis, afin que vous détourniez par votre prudence les malheurs qui pouroient tomber sur nous, & sur nos troupeaux.»

 Phocion ayant appris depuis quelques jours que Polemas levoit secretement des gens de guerre, soupçonna d'abord qu'il auroit fait quelque tentative sur Marcilli ; mais ne voulant point s'expliquer avec ce berger, il le congedia, après l'avoir remercié de son attention, & lui promit de ne rien oublier pour prévenir les desordres dont ils sembloient menacés. Phocion vint ensuite retrouver Thamyre & Silvandre, & s'étant mis au milieu d'eux, il leur parla de la sorte : «Je ne demande plus quels sont les ravisseurs d'Astrée, ni en quel lieu on la retient. Ce berger vient de m'apprendre que Marcilli est assiegé. Polemas seul a pû se révolter ainsi contre sa souveraine, & c'est lui seul qui a fait enlever Astrée. Le même accident nous menace ; & je crois qu'au lieu de songer à la secourir, car nous sommes infiniment trop foibles, nous ferions bien de la recommander à Tautates, & de chercher quelque azile contre les insultes de ce rebelle.»

 Thamyre lui répondit qu'il avoit déja entendu parler à Marcilli des mouvemens de Polemas ; que son avis étoit de remettre tout entre les mains de Hesus, le dieu fort ; & de chercher une retraite dans quelque cháteau voisin. Alors Silvandre prenant la parole : «Si nous devons nous retirer en quelque lieu, ce doit être à Marcilli. Là nous servirons Amasis, & nous tâcherons de la secourir. Pour moi, dit Phocion, je tiens que c'est le plus glorieux parti que nous puissions prendre ; & si Astrée est entre les mains de Polemas, je le ferai sommer de me la rendre, ou de combattre contre moi. Je ne croi pas avoir oublié l'usage des armes, & mon courage suppléra aux forces que l'âge m'a ôtées.»

 Thamyre & Silvandre admirerent la generosité de Phocion ; & Thamyre après avoir refléchi sur le parti qu'ils adoptoient, reprit tout à coup : «Mais si Polemas tient la ville investie, comment pourrons-nous y entrer ?» Silvandre répondit qu'il falloit s'ouvrir un passage au travers des rebelles. «J'ai, répliqua Phocion, un expedient plus facile, il est d'abord impossible que Polemas ait investi la ville du côté de la montagne ; or je sçai un sentier derobé qui nous menera par les bois au dessous du château ; & lorsque nous aurons passé le ruisseau qui separe la montagne & la ville, nous jetterons une lettre qui fera connoître au druide le lieu où nous serons. Pour plus grande sureté, nous en attacherons plusieurs à diverses fléches ; il sera comme impossible que quelqu'une ne soit rendue. Sans doute Adamas favorisera notre dessein ; & si l'ennemi nous traverse, nous l'attaquerons pour seconder l'entrée de nos bergeres ; il est certain que l'on fera une sortie pour nous soûtenir, dès que l'on nous sçaura aux mains.»

 Ce dernier parti fut approuvé ; & Silvandre s'étant chargé de faire la lettre, ils remirent au lendemain l'execution de ce projet, afin d'avoir le temps d'assembler le plus d'hommes qu'ils pourroient, & de chercher des armes. Silvandre donna ensuite le rendez-vous aux bergers qui l'avoient choisi pour leur chef, & après avoir tous juré de s'y trouver, ils se retirerent.

 Phocion ne put retenir chés lui que Silvandre, Thamyre, Hylas, Stelle, Celidée, Lycidas, Phylis, Diane, Corylas & quelques autres à qui, de l'avis de Silvandre & de Thamyre, il communiqua ce qu'ils avoient résolu. Le lendemain ils se leverent avec l'aurore pour mettre ordre à leurs affaires. Diane & Phylis craignoient tout pour Silvandre & pour Lycidas ; mais faisant reflexion qu'elles ne pouvoient éviter autrement d'être enlevées, elles résolurent enfin d'attendre avec patience ce qui pourroit arriver.

 A peine le soleil avoit fourni la moitié de sa carriere, que l'on vit arriver de tous côtés les bergers dans la maison de Phocion. Ils s'y trouverent avant la nuit au nombre de cent cinquante ; & dès que le soleil eut quitté l'horizon, ils partirent en bon ordre, comme s'ils avoient eu à rendre quelque combat. Phocion à qui Silvandre avoit cedé l'honneur que les bergers lui avoient deferé, sépara cette troupe en trois bandes ; il se mit à la tête d'une, & commanda aux autres de le suivre. Hylas & Lycidas menoient la seconde, & Silvandre la derniere. Ce fut dans cet ordre qu'ils marcherent, après avoir recommandé leurs troupeaux au dieu Hesus, Tautates. S'ils étoient partis un peu plus tôt, ils auroient vû brûler les machines de Polemas, & Polemas repoussé en presence d'Alerante, sans avoir pû conserver Alexis, Sylvie & Astrée qui étoient ses prisonnieres.

 Phocion apperçut bientôt le château de Marcilli ; & bien que le terrain par où ils devoient descendre fût difficile, ils se rendirent pourtant sans beaucoup d'incommodité au dela du petit ruisseau. La nuit leur laissoit assés de clarté pour trouver les petits sentiers, & pour assurer leurs pas sur les rochers par où ils devoient passer. Aussi-tôt qu'ils furent arrivés au lieu d'où l'on devoit jetter la lettre, Silvandre, Hylas, Thamyre, & Lycidas, prirent les arcs que l'on avoit donnés à Diane, à Phylis, à Stelle, & à Celidée ; & chacun d'eux ayant attaché un papier au fer de sa fléche, ils en décocherent jusqu'à trois fois, car Silvandre avoit fait differentes copies de la lettre. Puis attendant ce que le ciel en ordonneroit, ils se tinrent sur leurs gardes, dans le dessein de faire ferme, si on les attaquoit.

 Une des fléches tomba heureusement dans la place d'armes, & fut portée incontinent au Druide. Il en reçut encore beaucoup d'autres ; mais par tout il trouva ces mêmes mots :


SILVANDRE AU GRAND DRUIDE.



 Mon pere, si les bergers du Lignon vous sont encore chers, nous voici cent cinquante qui demandons à sacrifier notre vie pour le service d'Amasis. Nos bois pleurent la rebellion de Polemas, & nous venons chercher une retraite dans la ville. Si vous daignez nous l'accorder, Phocion qui s'est chargé de nous conduire ici vous garantira notre fidélité, & chacun de nous s'efforcera de vous en convaincre dans les occasions où vous nous employerez. Prenez donc, s'il vous plaît, un parti qui nous soit favorable, & faites-nous avertir au même lieu d'où cette lettre est partie, c'est-à-dire, sous le château, dans un pré qui separe Herdin & les rochers de Marcilli.

 Adamas se rendit aussi-tôt auprès de la nymphe, pour lui communiquer la lettre qu'il venoit de recevoir. La nymphe fut d'avis que l'on reçût Phocion, & dit au druide que si l'on avoit besoin de secours, il falloit avertir Godomar. Le prince ayant sçû qui étoient Phocion, & ceux qu'il amenoit, fut ravi de faciliter leur entrée dans la ville. La plûpart des soldats étoient blessés, ou fatigués du combat ; mais à peine ils sçurent le dessein de Phocion, qu'ils semblerent prendre de nouvelles forces, & presque tous s'offrirent au prince pour executer ses ordres.

 Godomar fit monter Alcandre à cheval avec ceux qu'avoit laissés la reine Argyre, seulement pour découvrir s'il n'y avoit point quelqu'embuche cachée dans ce dessein. Et lorsqu'on lui eut rapporté que Polemas s'étoit absolument retiré, il commanda Alcandre pour escorter Phocion, jusqu'à ce que sa troupe fût entrée dans la ville. Alcandre part aussi tôt, & dépêche deux hommes à cheval pour avertir Phocion de son arrivée. Phocion de son côté fait part de cette nouvelle à Hylas, à Lycidas, & à Silvandre ; puis tous ensemble ils se mettent en chemin.

 Alcandre mit pié à terre pour embrasser Phocion, & s'étant remis à cheval, il fit partir la moitié de sa troupe, & mit l'autre moitié entre Phocion & lui. Ils arriverent dans cet ordre à la porte où Adamas les attendoit. Il combla de caresses le vieillard Phocion ; mais tout cela ne s'étant pû faire si secretement, que Polemas n'en fût averti, à peine Phocion étoit entré avec les cinquante hommes qu'il conduisoit, & toutes les bergeres, qu'on entendit qu'Alcandre étoit aux mains avec les ennemis. Aussi-tôt Silvandre tourna tête avec les siens, & secondant la valeur du chevalier, il s'avança la pique à la main pour le soûtenir. En même temps Alcidon sortit avec deux cens hommes de trait, & Phocion même le suivit, malgré les oppositions d'Adamas.

 Hylas & Lycidas ne voulant pas perdre l'occasion de se signaler, retournerent aussi sur leurs pas avec leur troupe. Peledonte & Ligonias avoient amené une partie des forces qui restoient à Polemas ; ainsi le combat fut sanglant. Phocion jugea que l'obscurité de la nuit pourroit causer quelque desordre parmi les siens ; pour le prévenir, il leur fit dire secrétement de mettre leurs mouchoirs sur leurs chapeaux, afin qu'ils pussent se reconnoître. Ce qui fut executé.

 Alors Phocion & Silvandre se jettent au milieu des ennemis comme des lions furieux. Hylas se signale aussi, & montre bien dans cette occasion les avantages qu'il tiroit de sa naissance. Lycidas à son exemple portoit la mort par tout, & les bergers qu'ils commandoient firent des prodiges de valeur. Enfin Ligonias fut vivement repoussé, & Peledonte fait prisonnier. Ainsi Alcandre, Alcidon & les bergers rentrerent dans la ville, glorieux d'avoir entre leurs mains Peledonte. C'étoit un des confidens de Polemas ; & l'on jugeoit bien que l'on apprendroit de lui beaucoup de choses importantes.

 Adamas obtint de Phocion que Diane & Phylis accepteroient sa maison. Lycidas mena dans celle de Clindor Phocion, Silvandre, Thamyre, Hylas, Corylas, Stelle, Celidée, & quelques autres. Les autres Bergers furent placés en differens quartiers sous les ordres des Decurions. Après quoi le druide ayant vû fermer la porte, emmena ses nouvelles hôtesses ; & Alcandre fit conduire Peledonte en lieu de sûreté, resolu de le presenter le lendemain à la nymphe.

 Diane & Phylis qui étoient toujours occupées de la perte de leur compagne, demanderent en chemin au druide, s'il ne sçavoit rien d'Alexis & d'Astrée. Il répondit si froidement qu'elles jugerent bien que ce qu'il en sçavoit leur causeroit peu de satisfaction. Il leur dit que par les dernieres nouvelles il avoit appris qu'elles étoient prisonnieres de Polemas, & qu'elles en recevoient les plus mauvais traitemens. Les bergeres ne purent retenir leurs larmes. Lorsqu'elles furent arrivées chés Adamas, il les conduisit dans un bel apartement, sans rien dire à Leonide ni à la belle Astrée. Puis faisant appeller Leonide pour leur tenir compagnie, il leur défendit de parler d'Astrée & d'Alexis. Les bergeres firent mille caresses à Leonide, & Leonide de son côté y répondit.

 Cependant le druide alla dans la chambre d'Alexis où étoit Astrée, car Celadon n'avoit point voulu consentir que la bergere le quittât. Il leur raconta l'arrivée de Phocion, & des autres bergers & bergeres. Elles en parurent charmées. Astrée sur tout ayant sçu que Phylis & Diane étoient dans la maison, supplia Alexis de lui permettre de les aller voir. Alexis le lui accorda, mais à condition qu'elle les ameneroit dans sa chambre. Adamas y consentit avec peine, mais à condition aussi qu'elles n'y demeureroient pas long temps, & qu'elles coucheroient toutes dans une autre chambre ; car il n'étoit pas à propos qu'elles vissent panser les blessures de Celadon.

 Celadon obéit, & le druide prenant Astrée par la main, la mena jusqu'à la porte de la chambre où étoient ses compagnes ; il entra un moment seul, & dit à Diane : «Il m'est arrivé une parente que vous aimerez peut-être, lorsque vous la connoîtrez.» Aussi-tôt Astrée parut ; & les bergeres qui s'attendoient à voir une autre personne furent si étonnées qu'à peine elles purent la saluer. Mais lorsqu'elles furent un peu revenues de leur étonnement, elles l'accablerent de caresses.

 «Ce n'est pas tout, dit Adamas, je vais vous conduire dans la chambre d'Alexis ; mais vous ne l'entretiendrez pas long temps. Quelques blessures la retiennent au lit. Astrée couchera dans votre chambre, & vous racontera leurs aventures.» Alexis souffroit beaucoup de la blessure qu'elle avoit reçue à l'épaule ; cependant elle reçut Diane & Phylis avec un visage qui marquoit assés sa joye. Leur entretien ne fut pas long. La nuit étoit déja avancée, & Celadon avoit besoin de repos. C'est pourquoi Leonide les ayant conduites dans leur chambre, elles se coucherent ; & la bergere Astrée leur raconta tout ce qui lui étoit arrivé depuis son enlevement. D'un autre côté Phocion, Silvandre, Licidas, & les autres bergers que Clindor avoit reçus dans sa maison apprirent les efforts qu'avoit faits Alexis sous l'habit d'Astrée ; & Phocion fut ravi d'apprendre que sa niéce étoit en liberté.

 Amasis avoit déja visité presque tous ceux qui avoient été blessés au dernier assaut. Mais Polemas furieux s'étoit retiré dans son cabinet, & se livrant à son desespoir : «Vous aurai-je toujours pour ennemis, s'écria-t-il, grands dieux qui disposez des sceptres, & des couronnes ! L'ambition d'avoir quelque empire sur l'esprit de Galatée, peut-elle être regardée comme un crime ? Si par quelques loix mes armes sont injustes, serois-je le premier qui les auroit violées, & que vous eussiez laissé sans châtiment ?» Puis marchant à grands pas : «Mais, a joutoit il, la nymphe ne t'aime point. Lindamor regne dans son cœur, comme elle regne dans le tien. Voilà les soldats défaits... Gondebaut peut-être te refusera du secours... Alexis est échapée.. Peledonte est prisonnier. O dieux cruels ! O infortuné Polemas ! quel est le parti qui te reste ?»

 A ces mots se jettant sur un lit, il appelle quelqu'un, & commande que l'on fasse venir Ligonias. Lorsque Ligonias entra, Polemas avoit une jambe croisée sur un genou, une main sur l'estomach, & dans l'autre main un mouchoir dont il se frottoit les yeux. Et parce qu'il ne disoit rien à Ligonias, «Seigneur, dit ce confident, peut-être voulez-vous reposer. N'en doute pas, répondit-il, je cherche le repos, & je l'acheterois au prix de mon sang ; mais je crains bien de ne le trouver que dans le tombeau ; en prononçant ces mots, il poussa un grand soupir. Seigneur, lui répondit Ligonias, vous avez rencontré des ennemis bien plus puissans que vous ne l'esperiez. Et n'est-ce pas une espéce de miracle qu'Amasis vous ait résisté ? Ah ! reprit Polemas, les ennemis qui me paroissent les plus redoutables, ce sont les dieux & Galatée. Il est vrai, ajoûta Ligonias, que Galatée n'a pas sujet de vous aimer. Vous voulez en être aimé, & vous faites précisément ce que feroit le plus grand de ses ennemis. Pardonnez, Seigneur, si je vous parle avec tant de liberté... Je croirois avoir offensé les dieux, interrompit Polemas, si le plus grand de ces mêmes Dieux ne m'avoit conseillé le parti que j'ai pris. Amour est le seul auteur de ces desordres. Aussi j'espere qu'il aura pitié de ce que je souffre pour Galatée. Pour ce qui regarde les forces d'Amasis, vous partirez demain avec Alerante pour conjurer Gondebaut de hâter le secours qu'il m'a promis ; lorsque je l'aurai reçu, il est certain qu'Amasis ne pourra me résister. Et si ce que j'ai projetté avec Meronte réussit, vous apprendrez en chemin que je suis maître de la ville, & de Galatée. Rien ne m'afflige que la prise de Peledonte. Sa témerité n'est pas excusable ; pourquoi étant si inferieur en nombre, engageoit-il un combat que je ne lui demandois pas ? Mais je songerai à le délivrer ; cependant préparez-vous à partir ; je vais travailler à vos dépêches.»

 D'un autre côté, Amasis étoit dans son apartement avec Godomar, Damon, Alcidon, & presque toutes les nymphes & dames qui étoient alors à Marcilli. L'heure de se retirer n'étoit pas encore venue. La nymphe voulut que Sylvie racontât ce qui lui étoit arrivé. Sylvie s'en défendit long temps, parce qu'elle croyoit devoir mêler à son récit le sujet qu'elle avoit de se plaindre de Ligdamon. Mais enfin obligée d'obéir à la nymphe, sollicitée d'ailleurs par le prince Godomar, elle commença. En même-temps Ligdamon arriva. Il ne l'avoit point encore vue depuis son retour. A son aspect elle changea plusieurs fois de couleur, & se retira sans que personne s'en apperçût, excepté Leonide ; car Ligdamon attira tous les regards. Enfin Amasis voulant le presenter elle-même à Sylvie, prit le chevalier par la main ; mais elle fut bien étonnée lorsqu'elle ne la trouva plus. Elle commanda à Leonide de la faire venir. Leonide la surprenant toute émue : «Ma compagne, lui dit-elle, que vous est-il arrivé ? Quoi, répondit Sylvie, je verrois Ligdamon ! le perfide... Je ne vous conçois pas, interrompit Leonide : mais puisque la nymphe vous demande, entrons : & souvenez-vous qu'il seroit injuste de condamner Ligdamon sans l'entendre. Ah Leonide, repliqua Sylvie, je ne veux ni le voir, ni l'entendre ! Je supplie Amasis de me pardonner, si je ne lui obéis point ; je ne puis soûtenir la vue du perfide.»

 Leonide qui la connoissoit inflexible, ne s'obstina point à la persuader. Elle rentra dans l'apartement d'Amasis, & lui dit assés bas ce qu'elle venoit d'entendre. «Il faut, répondit Amasis, donner quelque chose à son humeur capricieuse ; madame, dit Ligdamon, permettez... Non, non, repartit Leonide, votre présence ne fera rien.» Ligdamon étonné du changement de Sylvie, se retira ; mais impatient de sçavoir ce qu'elle avoit contre lui, il revint sur ses pas, & se mit à écouter. Il pensoit bien que l'on ne tarderoit pas à parler de ce qui l'interessoit. En effet, Sylvie étoit rentrée, & comme on la pressa de dire ce qui lui avoit déplû dans Ligdamon, elle raconta tout ce que Lydias qu'elle avoit pris pour Ligdamon avoit fait en faveur d'Amerine. En même-temps le chevalier entra, & se jettant aux piés de Sylvie : «Madame, lui dit-il, vous m'accusez d'un crime dont je ne fus jamais coupable ; non que je cherche des raisons pour me justifier, elles vous seroient suspectes. Mais s'il plait à Galatée de vous parler en ma faveur, vous serez bien-tôt convaincue de mon innocence. Sçachez, interrompit Amasis en s'adressant à Sylvie, que Ligdamon a toûjours été au près de moi, tant que vous avez été entre les mains de Polemas. Sans doute, ajoûta Galatée, elle avoit vû Lydias entretenant Amerine, ou Melandre. Il n'en faut pas douter, dit Godomar, & je ne suis plus surpris si Amerine prit autrefois Ligdamon pour Lydias, puisque Sylvie a pris Lydias pour Ligdamon.» En même temps Amasis dit à la Nymphe ce qu'elle devoit à l'amour & au courage du chevalier. Elle lui raconta comment il s'étoit jetté du haut des murailles pour la secourir ; & Sylvie qui avoit vû deux chevaliers se lancer dans le fossé ne sçut pas plutôt que Ligdamon en étoit un, qu'elle sentit croître sa tendresse pour lui.

 Cependant Polemas avoit fait ses dépêches ; & déja Ligonias étoit rentré. Il étoit presque le seul homme de consideration qui restât à Polemas : aussi Polemas lui fit des caresses extraordinaires, & pour le convaincre de son extrême confiance, il lui fit part de la lettre qu'il écrivoit à Gondebaut. Elle portoit en substance que Ligonias lui étoit inviolablement attaché, & qu'il lui representeroit le besoin pressant qu'il avoit du secours promis : qu'Amasis s'étoit declarée ouvertement contre Gondebaut, & bravoit sa puissance, comme s'il ne pouvoit pas la détruire. Qu'au reste il se feroit toujours gloire de tenir de lui le sceptre des Segusiens. Ligonias ferma ensuite la lettre ; après quoi il se retira pour partir de grand matin avec Alerante.

 Amasis, d'un autre côté voulant donner quelque temps à ses affaires, passa dans son cabinet avec Godomar, Adamas, Damon & Alcidon. Elle leur communiqua la resolution qu'elle avoit prise d'envoyer une autre personne à Lindamor, afin que s'il arrivoit quelque malheur à Fleurial, il pût avoir sûrement de ses nouvelles. Ils approuverent tous ce dessein ; & Godomar offrit un de ses chevaliers qui feroit heureusement cette commission. Aussi-tôt il envoya chercher Philandre, & lui communiqua l'intention de la nymphe.

 Philandre commença par se déguiser en paysan, & fit attacher entre les semeles de son soulier la lettre d'Amasis avec un diamant. Puis s'étant barbouillé le visage, il se fit descendre dans le fossé. Lorsqu'il en fut sorti, il marcha, comme s'il avoit eu une jambe cassée. On fut long temps sans le remarquer ; il fut enfin rencontré par dix hommes à cheval que Polemas avoit chargés de battre la campagne ; ils l'enleverent, & ils songeoient déja à le conduire à Polemas, lorsque Philandre leur dit : «Je vous suis infiniment obligé ; sans le secours que je reçois de votre bonté, j'ignore comment je fusse arrivé au lieu où vous me menez.» En parlant ainsi, il se laissoit aller tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, comme s'il n'avoit jamais été à cheval. Ces mouvemens incommodoient fort celui qui le tenoit en croupe ; il lui dit plusieurs fois de se bien tenir, & ne pouvant en venir à bout, il lui porta le coude contre l'estomach, & le fit glisser par terre. Philandre se laissa tomber à la renverse, comme s'il eût été mort. Ce premier artifice ne lui réussit pas ; on le remit en croupe, & on le lia de façon qu'il ne pût tomber.

 A peine fut-il presenté à Polemas, que feignant d'être excedé, il s'assit dans un fauteuil, & dit d'une voix langoureuse : «Ah, qu'ils m'ont vendu cher le plaisir qu'ils m'ont fait ! Je suis tellement brisé que je ne puis me soûtenir. Il s'en faut bien, ajoût a- t-il d'un air innocent, que nos bœufs aillent si vite.» Polomas rit de sa simplicité ; & l'ayant bien consideré, il lui demanda d'où il venoit.

 «Je viens de Marcilli, répondit Philandre. J'ai eu dans ce maudit lieu plus de peine en deux jours, que je n'en avois eu en toute ma vie. Pendant tout ce temps, ils m'ont fait tenir un fer crochu attaché à un long manche. Comment va Marcilli, interrompit Polomas ? Je ne sçai, reprit-il ; mais tant que j'y ai été, il n'a point changé de place. Comment as-tu fait pour en sortir, ajoûta Polemas ? Il faut, dit-il, que vous sçachiez, que l'on m'avoit mis dans une petite maison ronde, & que l'on m'avoit chargé de faire un certain signe pour avertir, si je voyois approcher quelqu'un. Moi ennuyé de me voir là tout seul, je me mis à dormir, en attendant que l'on vint me chercher. Or j'ignore par quelle aventure je suis sorti de ce lieu ; je sçai seulement qu'à mon réveil je me suis trouvé sous les murailles, mais avec de si grandes douleurs, que je m'estimerois heureux de n'avoir ni jambes, ni bras.» Philandre en parlant ainsi tournoit son chapeau dans ses mains, & demeuroit toujours assis. Polemas ne pouvoit s'empêcher d'en rire. Il comprit que cet homme avoit été mis en sentinelle, & qu'on l'avoit jetté du haut des murailles, parce qu'on l'avoit surpris endormi.

 Ce qui contribua à le tromper, est qu'il sçavoit que dès le commencement il étoit entré dans Marcilli plusieurs villageois, qui ne devoient pas être fort au fait de la guerre. La simplicité de Philandre le toucha ; & lui donnant une piece d'argent, il commanda qu'on le laissât aller. Philandre gagna la ville la plus voisine ; & là il se pourvut des choses qui lui étoient nécessaires pour continuer son voyage.

 Cependant Fleurial marchant jour & nuit étoit arrivé à une journée audelà de Moulins. Il rencontra en chemin plusieurs gens de guerre ; & leur ayant demandé d'où ils venoient, ils lui répondirent que c'étoit de l'armée de Childeric où ils avoient servi sous Lindamor, & qu'ils s'en retournoient au lieu de leur naissance. Au nom de Lindamor, Fleurial sentit une secrete joye qui lui fit esperer que son voyage seroit heureux. Il apprit aussi de ces mêmes soldats que Lindamor arriveroit dans deux jours à Moulins, & qu'ils avoient ordre de l'y attendre. Il rebroussa donc chemin, & vint dans cette ville, où Lindamor arriva en effet au jour marqué.

 Aussi-tôt que Lindamor vit Fleurial, il lui demanda le sujet de son voyage, & Fleurial lui remettant les lettres d'Amasis & de Galatée : «Seigneur, lui répondit-il, ces papiers vous en instruiront mieux que moi.» Lindamor les prit, les baisa mille fois ; puis il ouvrit d'abord la lettre d'Amasis qui étoit conçue de la sorte :


AMASIS A LINDAMOR.



 Vous n'avez point reçu de mes nouvelles depuis la mort de Clidaman ; cependant je ne vous parlerai point ici de la douleur où elle m'a plongée. Je vous dirai seulement que Polemas me tient assiegée dans Marcilli, & qu'il va me ravir mes états. Au milieu de ces malheurs, Lindamor est mon unique ressource. Je le conjure donc par les larmes & les soupirs que je donne à la memoire de Clidaman de venir châtier un rebelle, & rendre la liberté à sa souveraine.

 «Ah cruel, s'écria Lindamor ! Si les dieux t'épargnent, ils protegeront les coupables.» A ces mots il ouvrit la lettre de Galatée :


GALATÉE A LINDAMOR.



 Polemas veut se rendre maître de Galatée ; & tandis que Lindamor cueille des lauriers, il s'essorce de lui ravir les myrtes qui doivent récompenser sa fidelité. Venez donc revoir Polemas & Galatée, lui pour l'empêcher de vivre, & moi pour m'empêcher de mourir. L'un & l'autre vous seront également avantageux ; si vous ruinez cet ennemi, vous sauverez une amante. Songez-y donc ; mais que dis-je, venez. Adieu.

 Lindamor lut cette lettre deux fois ; puis ayant rêvé quelque temps : «Oui, dit-il, belle Galatée, j'irai à travers le fer & les flammes abbattre l'arrogance de ce témeraire.» A ces mots il fait venir quelques-uns de ceux en qui il avoit le plus de confiance, & leur communique la lettre d'Amasis. Ils conclurent qu'au lieu de licentier les troupes qui devoient se rendre à Moulins, il falloit les conserver, & s'en servir pour faire quelque effort en faveur de la nymphe. Ainsi après avoir payé ses soldats, il leur demanda s'ils vouloient encore servir sous ses ordres. Et tous ayant répondu qu'ils acceptoient cet honneur avec joye, il resolut d'aller promptement secourir Galatée.

 La nuit fut très-belle ; & la bergere Astrée ne pouvant dormir se mit à la fenêtre. Là après avoir rêvé quelque temps, elle s'écria tout à coup : «Ah Celadon, est-ce en toi une marque de haine ou d'amour, de souffrir que je vive, après avoir causé ta mort ! Helas, que c'est bien une preuve de ta haine, puisque tu refuses de m'avoir pour compagne dans les champs élysiens !» A ces mots versant un torrent de larmes : «Helas, ajouta-t-elle, quel malheur est comparable au mien !» En parlant ainsi, elle s'apperçut que sa fenêtre regardoit le côté où Polemas avoit donné le dernier assaut. Alors se rappellant le bon office que Semyre lui avoit rendu : «Infortuné Semyre, dit-elle, que tu as bien reparé en mourant tes offenses passées !» Puis ses dernieres paroles lui revenant à l'esprit : «Pourquoi, continua-t-elle, as-tu prié le ciel de conserver Astrée à son heureux Celadon ? Te serois-tu imaginé que ce berger respire encore, parce que je ne meurs pas, & que je suis près de lui, ne pouvant me séparer de moi-même ? ou trompé par la ressemblance d'Alexis, ne l'aurois-tu point prise pour mon berger ? Plût au ciel que ces mêmes traits me trompassent aussi, & qu'il me restât quelque doute qu'Alexis est Celadon ! Mais, helas ! je sçai trop qu'il n'est plus, & je n'ai pas oublié qu'il m'a fait la faveur de se montrer à moi. Pourquoi donc, Semyre, as-tu pris plaisir à m'inquiéter ? Veuille le ciel, as-tu dit, conserver Astrée à l'heureux Celadon. Si Celadon est heureux, il ne vit plus ; car personne n'est heureux qu'après le trépas. Peut-être tu as voulu dire que le ciel me conservera pour Celadon, s'il permet que je n'aime jamais un autre objet. Si c'est là ta pensée, Semyre, je te jure dès-à-present que le ciel entreprendroit en vain de me faire brûler d'une autre flamme. Mais, ajouta-t-elle aussi-tôt, pardonnez-moi, valeureuse Alexis, si je me repais ainsi de ces chiméres, & si le plaisir que je prens à me souvenir du berger, me fait perdre en quelque façon la memoire de ce que je vous dois.» La bergere, après quelques autres discours semblables, se remit au lit près de ses compagnes, & s'endormit insensiblement jusqu'à ce qu'elle fut réveillée par les premiers rayons du soleil.

 D'un autre côté, Hylas qu'Amour vouloit commencer à punir de ses legeretés, trouva la nuit extrêmement longue ; & ne pouvant fermer les paupieres : «Depuis quand, dit-il, ai-je appris à soupirer pendant la nuit pour des objets dont j'ai ri durant le jour ? Pourquoi, Stelle, me paroissez-vous plus aimable que jamais ? Mais vous aurez beau faire, je vous oublierai quand il me plaira. Prenez donc votre parti, pour moi je veux des maitresses qui ne m'empêchent point de dormir. Si j'avois veillé de la sorte pour toutes celles que j'ai aimées, il y a long temps que j'aurois merité que Godomar plantât le clou sacré pour moi, comme il l'a planté pour Adraste, & pour Rosileon.» A ces mots il s'arrêta un peu ; ensuite reprenant tout-à-coup : «En verité Stelle, continua-t-il, vous seriez bien admirable, si vous prétendiez avoir sur moi plus d'empire que n'en ont eu ensemble tant de beautés que j'ai servies ; & si vous ne croyez pas que je vous quitterai pour la premiere qui me semblera plus agréable, comme je les ai toutes quittées pour vous.»

 C'est ainsi qu'Hylas s'entretenoit avec lui même, bien déterminé à renoncer à la bergere ; mais reprenant aussi-tôt : «Quoi, dit-il, Hylas, souffrirois-tu qu'un autre fût maitre d'un bien que tu possedes aujourd'hui ?» En même-temps il sentoit une sorte de jalousie qui lui faisoit assés comprendre combien il étoit touché. «Non, non, ajoutoit-il, croyons que Stelle seule merite nos hommages, & que c'est pour elle seulement que les dieux ont permis que Carlis, que Stilliane, que Cloris, que Florice, que Chriseide, que Phylis, que Laonice, & tant d'autres ayent manqué d'appas, & n'ayent pû me retenir à leur service. Cependant, disoit-il ensuite, si toutes les nuits qui me restent doivent ressembler à celle-ci, Stelle seroit bien-tôt sans amant, & moi sans maitresse. Il vaut donc mieux rompre de bonne heure, & chercher fortune autre part, tandis qu'elle & moi nous jouissons de la santé.» Telle fut la derniere resolution dans laquelle il s'endormit ; mais dans son sommeil même l'image de Stelle s'offrit à lui, de sorte que s'étant éveillé de bonne heure, il s'habilla, & descendit dans le jardin de Clindor, en attendant que Stelle fût visible.

 Cependant Phocion, dans l'impatience où il étoit de voir Astrée, fit avertir Stelle & Celidée qu'il alloit chés Adamas. Les bergeres l'y accompagnerent avec Thamyre, Lycidas, & les autres, sans qu'Hylas en fût informé.

 Alcandre, d'un autre côté, voulant offrir son prisonnier à la nymphe Amasis, étoit venu supplier Adamas de sçavoir de la nymphe si elle l'agréeroit. Adamas satisfit à ce qu'il souhaitoit, & lui dit combien Amasis ressentoit les obligations qu'elle avoit à son courage, l'impatience qu'elle avoit de le remercier, & de lui témoigner sa reconnoissance ; enfin les raisons qu'elle avoit de faire punir Peledonte, qui étant son vassal avoit assisté Polemas dans sa rebellion.

 Alcandre qui n'avoit rien de plus cher que les interêts d'Amasis consentit à la punition, & remit, quoi qu'avec quelque regret, Peledonte entre les mains d'Adamas. Aussi-tôt le prisonnier fut conduit dans le même cachot, où peu de temps auparavant Climante avoit rendu le dernier soupir. Alors il songea au crime dont il étoit coupable, & sa propre conscience l'empêcha d'accuser le ciel du malheureux état où il se voyoit réduit. La mort s'offrit à lui sous mille formes differentes, & la moins hideuse lui parut si terrible, qu'il eût entrepris l'impossible pour s'en délivrer. Le peu de voix que son trouble lui laissoit, il l'employa à vomir des injures contre Polemas. Cependant il songeoit toujours aux moyens de sauver sa vie, & la haine qu'il avoit conçue contre Polemas lui suggera une idée qui lui parut si heureuse, qu'il demanda avec la derniere impatience Adamas ; & lors qu'Adamas fut arrivé, il lui tint ce discours :

 «J'avoue, mon pere, que mon crime merite tous les châtimens ; mais si vous faites reflexion à la foiblesse des hommes, vous trouverez qu'il m'étoit difficile de résister aux grandes promesses de Polemas : non que je veuille me soustraire aux châtimens que j'ai trop merités ; je veux seulement vous montrer que j'ai moins failli par inclination, que par la violence dont il a usé pour me faire oublier mon devoir. Or, mon pere, je sçai que les dieux qui ne sont jamais sourds à nos prieres, pardonnent quelquefois les plus cruelles offenses, & sur tout lorsque le coupable cherche à les reparer. Et je puis par un seul avis empêcher une action d'où dépend la perte, ou le salut de la nymphe.»

 Adamas l'entendit sans l'interrompre ; il sçavoit en quelle consideration Peledonte étoit auprès de Polemas, & il pensa qu'il pourroit lui découvrir quelque secret important ; mais comme il soupçonnoit quelque artifice dans ce discours, il garda le silence. Et Peledonte reprenant la parole : «mon pere, continua-t-il, si l'on me donne la vie, je puis ce que j'ai dit ; mais si la nymphe est inflexible, nul tourment n'arrachera de ma bouche le secret dont je parle.» Il prononça avec une resolution extrême ces dernieres paroles. Adamas qui connoissoit son courage, & qui commençoit à devenir sensible à son infortune, lui répondit : «Amasis n'a pas un cœur de rocher ; si vous la garantissez de quelque péril évident, elle sçaura bien mesurer la récompense au bienfait. Esperez tout de sa clemence, & parlez : c'est le seul moyen d'obtenir votre pardon.

 Mon pere, reprit Peledonte, le service que je lui rendrai est tel que jamais elle n'en recevra de personne un semblable ; si je m'obstinois à me taire, il seroit impossible que dans huit jours Marcilli ne fût à la merci de Polemas. Si vos discours sont veritables, dit Adamas, la nymphe doit vous donner la vie ; & si vous aviez assés de confiance en moi, j'oserois vous jurer qu'elle vous l'accordera, supposé que vous prouviez ce que vous avez avancé. Votre parole est aussi sainte pour moi que celle d'Amasis, répondit Peledonte, & sur l'assurance que vous me donnez, je vais vous découvrir une trahison qui perdroit la nymphe, si vous ne la préveniez incessamment.» A ces mots, il lui déclara la perfidie de Meronte, & le dessein qu'il avoit d'introduire par des souterrains que l'on creuseroit, Polemas & toute son armée. Il ajouta que dès la nuit même on devoit commencer, & qu'il le reconnoîtroit à une petite lumiere qui paroîtroit auprès du fossé dans une tente que Polemas feroit dresser.

 Adamas entendant ce discours demeuroit comme ravi ; il ne pouvoit s'imaginer que Meronte fût capable d'une trahison si noire, Meronte à qui la nymphe avoit confié une des portes de la ville. Mais le terme pour s'en assurer n'étant pas fort éloigné, il se disposa à attendre l'évenement, & dit adieu à Peledonte. Il lui jura en partant que si son avis étoit veritable, il obtiendroit de la nymphe non seulement la vie qu'il demandoit, mais encore une récompense proportionnée à un service aussi important.

 Cependant Phocion étoit arrivé chés Adamas, & ne l'ayant point trouvé, il s'étoit rendu à la chambre d'Astrée avec les bergeres qui l'avoient accompagné. Astrée leur fit autant de caresses, que si elle avoit été dix ans sans les voir. Bien-tôt après Alexis les envoya chercher, & bien qu'Adamas ne voulût pas trop qu'elle se laissât voir à cause de ses blessures, & par la crainte qu'il avoit qu'on ne la reconnût, elle avoit si bien reposé, qu'il lui fut impossible de demeurer plus long-temps sans voir Astrée.

 A peine les bergeres s'étoient entretenues quelque temps des obligations qu'avoit Astrée à la feinte druide, qu'Hylas entra. Il avoit été bien surpris de ne trouver plus Stelle chés Clindor ; mais ayant appris qu'elle avoit suivi Phocion, il étoit venu sur ses pas. Il s'arrêta d'abord à la porte d'Alexis, & demanda froidement si on le connoissoit. Et les bergeres lui ayant répondu qu'oui : «En verité, dit-il, je ne le conçois pas, car je suis bien changé depuis hier ; & ne voyez-vous pas que je porte sur mon visage toutes les marques de la mort.» Stelle voyant qu'il avoit les yeux sur elle, crut qu'elle devoit lui répondre. «Mon serviteur, lui dit-elle, ne soyez pas surpris de votre changement, rien ne vous est plus ordinaire ; mais je cherche inutilement sur votre visage cette pâleur dont vous parlez. C'est ajouta Hylas, que je rougis de vous avoir voulu du bien. Cette même raison ne me fera point rougir moi, repliqua Stelle un peu émue ; car à dire vrai, je ne vous en voulus jamais. La colere que vous marquez, reprit Hylas, prouve mal votre indifference. Elle prouvera donc, répondit-elle, le mépris que j'ai pour vous.»

 Les bergers & les bergeres furent extrêmement surpris de cette querelle, dont ils ne pouvoient s'imaginer le sujet. Astrée donc s'adressant à Stelle : «Daignez, lui dit-elle, nous apprendre d'où vient la mauvaise humeur d'Hylas. En verité, répondit-elle, je ne le sçais pas plus que vous.» Mais Phylis ne pouvant se persuader que malgré toute sa legereté Hylas voulût rompre ainsi, sans en avoir du moins quelque prétexte, dit au berger : «Il faut Hylas, que vous nous expliquiez le sujet de votre colere ; autrement vous nous desobligez toutes. Belle Phylis, répondit l'inconstant, ma colere s'arrête à Stelle seule ; & dès que je l'aurai oubliée, ce qui arrivera bien-tôt, je ne me souviendrai pas même d'avoir été fâché. Comment ajouta-t-il, je souffrirois impunément que cette fille m'ait empêché de dormir cette nuit ?»

 Stelle qui s'attendoit à quelque chose de piquant, se mit à rire, d'autant plus que tous les bergers lui en avoient donné l'exemple. Et le berger s'en offençant : «Hé bien Stelle, dit-il, riez tant qu'il vous plaira ; je jure par moi même que vous ne rirez plus des maux que vous me ferez souffrir.» Hylas prononça ces mots, de l'air du monde le plus serieux, & Stelle riant encore plus fort : «Je vous promets, ajouta-t-elle, que je serai ravie de ne vous faire jamais ni bien, ni mal.» Ces dernieres paroles échaperent au berger, parce qu'il se promenoit alors dans la chambre, & qu'il rêvoit profondément. Il vint en suite s'asseoir auprès du lit d'Alexis, & sortant de sa rêverie, il entendit qu'Astrée lui disoit : «Hylas à quoi pensez-vous ? Je cherche, répondit-il, à qui je donnerai mon cœur ;» & ce qui m'afflige davantage, c'est que je ne connois point de bergere qui le merite autant que Stelle. Vous n'avez donc, répondit Astrée, rien de mieux à faire que de le lui rendre. Votre conseil est de mon gout, repliqua le berger : «A ces mots il se jette aux piés de Stelle, & lui baisant la main par force : Belle bergere, lui dit-il, si les conditions dont nous sommes convenus étoient tyranniques, je croirois vous offenser en les observant ; mais elles ne respirent que la liberté, & c'est vous même qui les avez établies. Or la même loi qui me permet de reprendre mon cœur, vous ordonne de le recevoir, maintenant que je vous le rends, & que je vous jure par les vents, & par tous les flots de la mer, que je vous le laisserai toujours.» En même temps il lui baisa encore la main ; & Stelle, après avoir dissimulé ses vrais sentimens, le rétablit enfin dans ses bonnes graces à la sollicitation des bergeres.

 Pendant tout cet entretien, Celadon n'osa parler à cause de ses blessures. Pour Diane & Silvandre, s'ils témoignerent quelque joye, c'étoit uniquement pour mieux cacher leurs déplaisirs. Comme ils étoient un peu éloignés des autres, Silvandre profitant de l'occasion dit à la bergere : «Belle Diane, quel est le sujet qui vous afflige ? La douleur est peinte sur votre visage. Mes ennuis sont legers, répondit Diane, & ne meritent pas que je vous en parle ; mais vous même quel sujet inconnu vous trouble ; car vous me paroissez plus triste qu'à l'ordinaire ? Si je le suis, repartit Silvandre, c'est parce que vous l'êtes vous même. Ne pourrai-je point, continua-t-il, sçavoir ce qui vous déplaît ? Berger répondit-elle, vous le sçaurez trop tôt pour votre malheur, & pour le mien.

 Dans l'état où je suis, dit Silvandre, inconnu, sans appui, sans esperance de voir jamais mes desirs accomplis qu'à la mort, helas que puis-je craindre ! Et que reste-t-il aux dieux qui me traitent avec tant de rigueur, que de me ravir votre amitié ? S'ils ne vous la ravissent pas, répondit la bergere, ils vous enleveront du moins l'esperance..» A ces mots elle s'interrompit, & poussa de profonds soupirs : Ah, ma maitresse, lui dit-il, achevez ! Que pouriez-vous m'annoncer de plus funeste que le malheur que vous me faites entrevoir ? Helas, reprit-elle, dès que Pâris sera de retour, il épousera Diane. Ce desastre dont je suis menacé par l'oracle ne seroit pas sans remede, repartit le berger, si vous aviez quelque pitié de l'infortuné Silvandre.»

 Alors Diane baissant un peu la voix, de peur d'être entendue : «Berger, dit-elle, considerez ce que je puis. Ma mere veut me donner à Pâris, pourai-je lui desobeir ? Bellinde est trop vertueuse pour contraindre votre choix ; du moins votre consentement sera nécessaire. Mais, reprit la bergere, me sieroit-il d'aller criant par tout, je veux Silvandre, & ne veux point Pâris ? Croyez-moi, l'honneur m'est plus cher que la vie. Recevoir un parti, répondit froidement Silvandre, ou le refuser, ne sçauroit faire tort à une bergere ; & quand vous diriez que vous aimez mieux Silvandre que Pâris, n'êtes-vous pas en âge de vous expliquer ? Non, non, belle Diane, vous n'êtes point esclave, & vous pouvez parler ici d'autant plus librement que vous seule êtes interessée dans cette affaire.»

 Silvandre proferoit ces mots d'un air si tendre, que Diane ne put retenir ses larmes, & la voyant irresolue, il lui parla encore en ces termes, pour essayer de la vaincre : «Quand l'oracle a dit que je mourrois, les dieux sçavoient bien que vos rigueurs causeroient mon trépas ; je verifierai bien-tôt leur prédiction, puisque vous ne daignez pas me répondre. Quelles fureurs ma passion ne rendra-t-elle pas excusable ! Car il semblera que vous ne m'avez flatté que pour me trahir, & que vous n'avez élevé mes desirs ambitieux jusqu'à vous, que pour me rendre plus insupportable le regret de vous perdre. Ah, Diane, si vous craignez que l'on vous blâme d'avoir trop d'amour, pourquoi ne craignez-vous pas que je vous accuse de manquer de courage ?» Alors Diane reprenant la parole : «Berger, lui dit-elle, peut être sommes-nous ingenieux à nous tourmenter nous mêmes. Esperons, Silvandre, en la bonté des dieux, & en leur justice.»

 En même temps Adamas entra. Il ne s'attendoit pas à trouver auprès d'Alexis une si nombreuse compagnie. Après les premieres civilités il s'approcha du lit de Celadon, & lui dit qu'il étoit temps de penser ses blessures. Aussi-tôt les bergers & les bergeres se retirerent dans leur chambre, & ils ne se séparerent que lorsqu'il fut entierement nuit.

 Polemas cependant songeoit à executer le projet dont il étoit convenu avec le fils de Meronte ; & dès que le jour eut disparu, il fit porter une tente près du fossé, & y ayant fait mettre une lumiere, il donna son cadran aux travailleurs, & leur ordonna de commencer aussi tôt qu'ils verroient paroître une autre lumiere dans la ville, vis-à-vis du pavillon, & près des murailles ; ce qui fut executé. Mais Adamas qui desiroit passionnément de surprendre Meronte, & de sçavoir si Peledonte ne lui avoit point imposé, n'apperçut pas plus tôt la tente que Polemas avoit fait dresser près du fossé, qu'il se douta de leur entreprise. Il prit donc un bon nombre de soldats, & pria Damon & Alcidon de se rendre chés Meronte. Lorsqu'ils y furent arrivez, ils firent rompre la porte, & descendirent d'abord dans la cave, où ce perfide avoit préparé toutes les choses nécessaires à l'execution de son dessein. En même temps le druide se saisissant de sa personne : «Traitre, lui dit-il, c'est donc ainsi que tu gardes la fidelité que tu dois à ta souveraine ? Mon pere, dit Meronte, je n'ai jamais manqué à ce que je lui dois. On le sçaura bien-tôt, ajouta le druide.»

 A ces mots, il le remit aux soldats qu'il avoit amenés ; puis il lui demanda par quelle raison il avoit mis une lumiere sur une des tours de sa maison. Il répondit avec assés d'assurance qu'en ce moment il faisoit l'action d'un fidéle sujet, puisque sa maison étant si voisine des murailles, il tenoit toujours un homme dans cette tour, pour remarquer si l'ennemi n'en approchoit point. Adamas lui ayant ensuite demandé à quoi servoient tous les instrumens qu'il voyoit, il repartit qu'il avoit accoutumé de les tenir à la campagne, mais que prévoyant la rebellion de Polemas, il les avoit fait apporter à la ville avec les autres meubles.

 Le druide admirant son effronterie, ordonna qu'on le fouillât. Il vouloit sçavoir s'il n'avoit point sur lui le cadran dont Peledonte lui avoit parlé. On le trouva dans le moment, en sorte qu'Adamas ne doutant plus de sa perfidie, commanda qu'on le mît dans les fers.

 Alcidon & Damon s'étoient aussi saisis de son fils, & lui ayant fait à peu près les mêmes questions, ils trouverent que ses réponses n'avoient nul rapport avec celles de son pere. Cependant Adamas voulant avoir leur aveu, les suivit jusques dans leur cachot ; & leur ayant parlé de la détention de Peledonte, & les ayant ensuite confrontés, il leur fit avouer leur perfide complot.

 Meronte recourut aux larmes, & aux supplications ; il se jetta cent fois aux genoux d'Adamas, pour l'engager à obtenir leur pardon de la nymphe ; mais elle fut insensible aux marques de son repentir. Elle commanda aussi-tôt qu'elle sçut par Adamas qu'ils avoient avoué leur crime, qu'on les étranglât, & qu'on les pendît ensuite sur les murailles, vis-à-vis la tente que Polemas avoit fait dresser, afin qu'ils servissent d'exemple à tous ceux qui sortiroient de leur devoir. Ils furent executés la nuit même. Leur mort fut la vie de Peledonte. Adamas tint la parole qu'il demeureroit prisonnier, jusqu'à ce que l'on sçût à quoi se termineroient les desseins criminels de Polemas.

 Cependant Laonice vivoit dans la solitude, où l'oracle lui avoit conseillé de se retirer ; là elle crut oublier les froideurs de Tyrcis, & s'en consoler par le souvenir des maux qu'elle avoit faits à ceux qu'elle soupçonnoit les auteurs de son mal. Mais l'Amour qui rioit de son dessein lui fit rebrousser chemin vers Montverdun. Là elle fit ses vœux, & consulta l'oracle, & cette réponse lui fut rendue :


Dans un autre caché de ce bois solitaire
Une ombre doit servir à ton affléction.
Si Laonice est ferme en son affection,
Le ciel promet à la bergere
Un remede à sa passion

 Laonice conçut sur cet oracle quelque esperance de guerison. Elle commença donc par obéir au premier vers de l'oracle, & persuadée que le bois dont il s'agissoit, étoit celui de Montverdun, elle y alla chercher quelque grotte. Elle en trouva une que les ronces rendoient inaccessible d'un côté ; & cette grotte la conduisit par un sentier un peu battu dans une autre que l'art & la nature avoient creusée dans le rocher. Elle se mit d'abord à considerer quelques singularités qu'elle y trouva, mais ne les pouvant comprendre, elle pensa que ce lieu avoit autrefois servi de retraite à quelque druide. Elle resolut d'y rester, jusqu'à ce que la volonté des dieux l'enretirât. Elle y vivoit de fruits champêtres, tantôt interrogeant les échos sur ce qu'elle devoit attendre de Tyrcis, & tantôt parlant aux rochers, & aux fontaines, mais toujours du berger. C'est dans cet exercice qu'elle attendoit le secours que les dieux lui avoient promis ; & cette esperance étoit le seul soutien de sa vie ; car elle n'avoit d'autre plaisir que de penser éternellement à Tyrcis, qui de son côté ne songeoit tous les jours qu'à faire de nouveaux sacrifices aux cendres de sa bien aimée Cléon.

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LIVRE SECOND.



 Polemas ne cessa durant la nuit de penser aux travaux qu'il avoit ordonnés. Il se flattoit par ce moyen de se rendre maître à la fois & de Galatée, & des états d'Amasis. L'aurore paroissoit à peine, qu'il se leva pour voir si l'on avoit beaucoup avancé ; il trouva que l'on avoit creusé du moins à la hauteur de quinze piés, & qu'il en avoit déja gagné près de six en longueur. Sa joye étoit extrême ; mais lorsque le soleil se montra sur la montagne d'Isoure, & que jettant les yeux sur la maison de Meronte, Polemas apperçut le corps de ce perfide & celui de son fils attachés aux murailles, il vomit contre les dieux & contre Amasis toutes les imprecations que lui suggera son desespoir. Puis se remettant un peu : «Au moins, disoit-il, s'il me restoit quelque moyen de me venger ; mais les destins cruels m'ont ravi Alexis & Astrée ; Sylvie m'a échapé aussi, & depuis que Semyre m'a trahi de la sorte, je n'ai pû sçavoir encore ce qu'il est devenu. Ah, traitre, continuoit-il, si jamais tu tombes entre mes mains, je te ferai expirer dans les tourmens. Mais reprenoit-il ensuite, qu'a de commun sa perfidie, avec le malheur qui m'afflige maintenant ? Il ignoroit mon intelligence avec Meronte, & si Peledonte m'est fidéle, il faut que l'on ait usé de charmes pour la découvrir. Cependant, ajoutoit-il, regardant les corps qu'il voyoit pendus aux murailles, Te voilà, Meronte, & tu portes la peine de ma rebellion. Helas que ta fidelité, & ton zéle pour moi meritoient bien une autre récompense ! Mais cher Meronte, ou j'aurai la même fin que toi, ou j'appaiserai tes manes par la vengeance la plus éclatante.»

 La douleur le contraignit à se retirer ; & convaincu que son projet étoit découvert, il fit cesser le travail. Il avoit envie de hazarder un dernier assaut, & de se perdre à la tête de ses troupes, ou de forcer Marcilli ; mais Argonide & Listandre qui s'étoient déja rendus auprès de lui furent d'avis qu'il se retirât à Surieu, & qu'il s'y fortifiât en attendant les secours de Gondebaut. Ils lui proposerent aussi d'offrir une tréve à la nymphe sur quelque prétexte honorable, supposé qu'il craignît que les secours n'arrivassent trop lentement. Dans le trouble où étoit Polemas, il suivit ce conseil sans déliberer, & donna l'ordre pour faire partir l'armée. Il envoya en même temps un herault à la nymphe. Le herault lui fut presenté, tous les chevaliers étant alors auprès d'elle. Dès qu'il parut en sa presence, il mit un genou en terre, & s'étant levé par le commandement d'Amasis, il lui parla en ces termes :

 «Polemas mon maître ne voulant oublier aucune voye de douceur, pour obtenir de vous la justice qui lui est due, s'offre encore une fois à mettre bas les armes, si vous lui accordez la nymphe Galatée ; & comme il sçait que vous voudriez en déliberer avec votre conseil, il vous donne le terme d'une moitié de lune, pendant lequel, si vous y consentez, il y a suspension de tous actes d'hostilité.» Amasis lui dit qu'il auroit sa réponse dans une heure, parce qu'elle vouloit consulter Godomar, Adamas, Damon, & Alcidon.

 Ils se declarerent tous pour la tréve, parce qu'il étoit impossible, disoient-ils, qu'alors Sigismond, Rosileon, ou Lindamor ne lui amenassent du secours. La nymphe étant donc revenue où étoit le herault, elle lui fit cette réponse : «Tu diras à Polemas ton maître, & mon sujet, que je lui accorde la tréve qu'il demande, & qu'il devroit penser aux moyens de m'appaiser : autrement que cette suspension ne servira qu'à me le rendre plus odieux.» A ces mots, Amasis se leva, & conduisit le herault jusqu'à la porte de la ville.

 La reine Argyre arriva presqu'au même temps auprès de Policandre. On eût dit qu'il n'attendoit que sa présence pour rendre le dernier soupir. Dès qu'elle parut : «Madame, lui dit-il, d'une voix entrecoupée, vous voici de retour ; j'en rens graces aux dieux qui me permettent d'accomplir ce que je vous ai promis. J'aurois souhaité le faire avec plus d'éclat ; mais que ma bonne volonté vous suffise ; je ne suis pas moins votre époux, que si notre mariage étoit célébré avec plus de solemnité.» A ces mots, il s'arrêta comme pour reprendre des forces, & tandis que la reine versoit un torrent de larmes, il reprit ainsi : «Je declare devant les dieux & devant les hommes qu'Argyre est l'épouse de Policandre ; ce mariage est un arrêt du ciel, & de mon devoir.»

 Alors il tendit la main à la reine ; Argyre la prit, & l'arrosant de ses larmes : «Seigneur, dit-elle, je reçois cette grace avec toute la reconnoissance que je dois, & comme le plus grand honneur que les dieux pussent me procurer. Mais, ajouta-t-elle, ils m'ont trop favorisée en m'accordant la guerison de Rosileon, pour penser qu'ils m'abandonnent, maintenant que je leur demande la votre.» Au nom de Rosileon le roi changea un peu de couleur, & malgré la violence de son mal, il laissa échaper quelques témoignages de joye. Rosileon qui mouroit de douleur s'avança dans ce moment, & se jettant à genoux près de la reine, il entendit que le roi reprenoit en ces termes : «La mort est inévitable à tout ce qui respire ; les rois en sont tributaires comme leurs sujets. Si je meurs, c'est que les dieux le veulent ainsi : Cessez donc, chere Argyre, de m'accabler par vos larmes, & montrez-moi que vous recevez comme venant de la main de ces mêmes dieux le coup funeste qui separe nos corps, mais qui ne peut empêcher que nos ames ne soient un jour éternellement unies.»

 La reine & Rosileon étoient également interdits, & faisoient assés connoître par leurs sanglots l'excés de leur affliction. Le faux Celiodante à qui Policandre avoit déja remis la couronné des ambarres, des boiens, & des lemovices, à condition d'épouser Cephise, étoit si touché, qu'il étoit d'ailleurs presqu'insensible au retour d'Argyre, & à la guerision de Rosileon.

 Le roi enfin sentant ses forces diminuer, & se faisant violence : «Argyre, dit-il, avec un grand soupir, je vous conjure par tout ce que vous aimerez le plus, & je croi que ce sera ma memoire, d'avoir soin de ceux que je laisse sous votre conduite. Et vous Rosileon, ajouta-t-il en lui tendant une main défaillante, pardonnez-moi le crime que j'ai pensé commettre sans le sçavoir ; & fassent les dieux que Rosanire que je vous donne, jouisse long temps des grandeurs que vous partagerez avec elle, comme roi des santons & des pictes. Aimez pour l'amour de moi celui qui a si long temps usurpé votre nom.» Et se tournant vers le faux Celiodante : «Et vous, mon fils, continua-t-il, rendez-lui avec usure toute la tendresse qu'il aura pour vous : aimez la paix, ou n'entreprenez jamais la guerre que pour des sujets legitimes. Mais sur tout vivez de sorte avec Argyre qu'elle ne se repente point de vous avoir fait tel que vous êtes. Adieu mon fils, adieu Argyre, adieu Rosi...» Il ne peut achever, il expire les yeux attachés sur Rosileon. La reine fut accablée de ce coup, & tout ce qu'elle s'étoit representé durant son voyage pour sa consolation lui fut inutile dans ce moment funeste. Le faux Celiodante, Cephise, & Rosileon se livroient de leur côté à la plus vive douleur ; & tous les chevaliers qui se trouverent presens marquerent par leurs regrets combien ils cherissoient le prince qui venoit de fermer les yeux.

 Les chevaliers s'approcherent de la reine, pour lui jurer & à Celiodante toute sorte de fidelité ; mais dans l'accablement où elle étoit, elle ne les entendit point. Ses femmes la mirent au lit dans un état qui excitoit la compassion ; mais lorsque leur douleur fut un peu calmée, la reine se souvint qu'elle avoit promis à la nymphe Amasis de lui envoyer du secours, & Rosileon, que sa maitresse étoit restée à Marcilli. Ainsi après avoir rendu les derniers devoirs à Policandre, ils tournerent toutes leurs pensées vers Amasis.

 Quelques jours après, on remit le sceptre & la couronne à Celiodante avec les cerémonies accoutumées ; & Rosileon ayant depêché en diligence vers les pictes, il leva avec la permission de la reine sa mere douze mille hommes ; & prenant congé de son frere Celiodante, il se met en campagne avec son armée, resolu de ravoir Rosanire, & de s'opposer genereusement à la violence de ceux qui entreprendroient quelque chose contre Amasis.



SUITE DE L'HISTOIRE
DE LYPANDAS, D'AMERINE,
DE MELANDRE, ET DE LYDIAS.



 Cependant Lypandas guerit de ses blessures, & non de sa passion ; quoiqu'il eût peu vû Melandre, il ne laissoit pas de connoître sa generosité. Pendant la tréve qui le desesperoit, parce qu'il n'avoit point occasion de se signaler, & de meriter par sa valeur l'estime de Melandre, il lui étoit permis de la voir. Il essaya mille fois de la rendre sensible à son amour ; mais il ne put jamais qu'exciter sa compassion ; Lydias regnoit dans son cœur. Il lui rappella le combat où il avoit été vaincu, lorsqu'elle s'exposa à la fureur de ses armes pour la liberté de Lydias ; & lui faisant reconnoître dans la victoire qu'elle avoit remportée, une protection visible des dieux, il tachoit de lui persuader que s'ils l'avoient permis ainsi, c'étoit pour la faire aussi triompher de lui par les charmes de ses yeux. Il lui dit enfin tout ce que sa passion lui suggera ; mais le cœur de Melandre n'en fut pas moins inflexible. Lorsque Lypandas lui parloit de son amour, elle ne lui parloit que de sa tendresse pour Lydias ; si Lypandas lui demandoit quelque secours, elle lui representoit combien elle en avoit besoin elle-même.

 Quelques jours se passerent de la sorte, & Melandre s'affligeoit de plus en plus. Elle n'avoit pû sçavoir aucunes nouvelles de Lydias, depuis qu'elle l'avoit vû attaché avec Alexis & Astrée à la tête de l'armée des rebelles. Elle s'imaginoit tout ce que la jalousie & le desespoir peuvent faire apprehender de funeste. Elle se figuroit quelquefois qu'il se seroit sauvé avec Amerine, & qu'au préjudice de la foi qu'il lui avoit jurée, il l'épouseroit dans la premiere ville où ils arriveroient. Puis faisant reflexion, qu'il étoit impossible qu'il n'eût reçu plusieurs blessures, elle se persuadoit qu'il étoit mort. Dans une agitation si violente, c'étoit fait d'elle, si les dieux n'avoient permis qu'elle sçût ainsi des nouvelles de Lydias.

 Amerine que Lydias avoit entretenue sous les fenêtres de la chambre où Polemas retenoit Sylvie prisonniere, voyant que l'on emmenoit son amant se mit à le suivre. Elle eut beau jurer qu'il n'étoit pas Ligdamon, on l'attacha comme les autres. Cent fois elle supplia qu'on lui donnât les fers dont on le chargeoit ; mais ne pouvant l'obtenir, elle resolut de le suivre, & de prendre si bien son temps, qu'elle pût mourir avec lui.

 Dans cette resolution, elle suivit l'armée de Polemas, & dès que par la faveur de Semyre elle vit Lydias en liberté, & en état de se défendre, elle vint droit à lui, & l'anima par ses discours. Mais ne pouvant resister au grand nombre, il recula comme les autres jusqu'au fossé, où il combattoit encore, jusqu'au fossé, où il combattoit encore, jusqu'à ce que percé de coups, il tomba presqu'évanoui. Alors Amerine se jette à genoux, & sans perdre le temps en plaintes superflues, elle déchire son mouchoir, & bande la blessure qu'il avoit au bras.

 Peu de temps après, Polemas fut entierement repoussé. Ainsi lorsqu'on rentra dans la ville, Lydias qui avoit repris quelques forces se leva à l'aide d'Amerine, qui l'amena jusque dans l'enceinte des murailles. Là Lydias se sentant défaillir, voulut lui dire le dernier adieu ; mais Amerine sçut si bien le conjurer & le soutenir, qu'il fit encore quelques pas dans la ville. C'est ici qu'elle crut le perdre, il s'évanouit ; elle n'avoit plus la force de le tenir. Aux cris qu'elle fit le maître de la maison voisine, myre de profession, mais si âgé qu'il ne sortoit presque plus, envoye sçavoir ce que c'étoit. On lui rapporte qu'une belle fille tient entre ses bras Lygdamon tout couvert de sang.

 Au nom de Lygdamon, le vieillard changea de couleur, car il l'aimoit tendrement. «Peut-être, dit-il, il n'est pas mort encore, j'espere du moins que mes remedes lui prolongeront la vie.» Il ordonne à l'instant qu'on aille le chercher. Il donna quelques signes de vie ; & ceux à qui il fut remis criant : «Ah, Ligdamon, ah, Ligdamon !» Amerine s'imagina que si ce nom lui avoit attiré ses blessures, il pourroit aussi occasionner sa guerison. Elle resolut donc de ne le point nommer ; elle entra avec lui, & fut témoin des soins du vieillard. Lydias avoit quatre blessures ; deux au bras gauche près de l'épaule, la troisiéme à la cuisse assés près du genou ; & la derniere à la main droite. Lorsque le vieillard eut mis le premier appareil, il vint trouver Amerine, & l'assura qu'il gueriroit Lygdamon. Amerine lui parut belle ; il la supplia de lui dire d'où venoit l'amour qu'elle témoignoit à Ligdamon. Amerine lui répondit qu'elle n'étoit pas en état de satisfaire sa curiosité ; mais qu'elle prieroit Ligdamon, dès qu'il se porteroit mieux de lui raconter les principales circonstances de leurs aventures.

 Lydias ne fut pas long temps à se mieux porter ; mais Amerine le conjura de feindre jusqu'à ce qu'il fût entierement gueri. Lydias fit donc le mieux qu'il pût le personnage de Ligdamon. Et lorsque le vieillard voulut sçavoir qui étoit Amerine, il lui dit son nom, & lui repeta tout ce qu'elle même lui avoit raconté des aventures de ce Chevalier.

 Un jour Amasiel (c'est ainsi que se nommoit le myre) voulut sortir afin d'assister à un sacrifice que la nymphe faisoit offrir pour le retour de Lindamor. Déja Lydias commençoit à se promener dans la chambre, & la presence du myre n'étoit plus si nécessaire. Amasiel se fit donc porter au temple. Amasis arriva peu de temps après, suivie de ses nymphes, & des dames qui étoient à Marcilli, aussi bien que des chevaliers les plus distingués. Le vieillard n'eut pas long temps consideré cette cour, qu'il remarqua Ligdamon. Surpris, il fend la presse, va droit à lui, & d'un air irrité, il lui dit : «Vous n'êtes pas sage, Ligdamon, de vous exposer si tôt. Si j'avois pensé que vous dussiez venir ici, je me serois bien gardé de sortir.»

 Ligdamon qui aimoit ce myre, & qui crut devoir respecter sa vieillesse, lui répondit avec politesse, & jura qu'il ne comprenoit rien à son discours. «Je vous dis, reprit Amasiel, que l'effort que vous faites pour marcher, peut r'ouvrir la blessure que vous avez reçue à la cuisse.» Ligdamon se souvenant de n'en avoir point reçu à cette partie, lui repliqua qu'il n'avoit jamais été blessé à la cuisse, & que s'il ne s'expliquoit mieux, il ne lui étoit pas possible de l'entendre.

 «Seigneur, répondit le myre, le secours que je vous ai donné meritoit une autre réponse ; mais quoique vous ne me jugiez pas même digne d'un remerciment, je n'en suis pas moins récompensé, les dieux sçavent quelle a été mon intention.»

 A ces mots, Amasiel se tût, & témoigna pourtant par quelque geste son mécontentement. Et Ligdamon ne pouvant en pénétrer la cause : «Amasiel, lui dit-il, que ces mêmes dieux me punissent, si je ne voudrois de tout mon cœur vous servir ; mais je les prens à témoin que je ne conçois rien à tout votre discours. O seriez-vous nier, repartit le vieillard, que vous n'ayiez été onze jours entiers dans ma maison, & que je ne vous aye pensé de quatre blessures, dont l'une est à la cuisse, l'autre à la main, & les deux autres au bras ?»

 Ligdamon commença alors à soupçonner que le myre avoit Lydias en vue ; & lui montrant ses mains à découvert : «Voyez, lui dit-il, si j'ai quelque blessure à la main.» Le myre ne remarquant aucune cicatrice fut dans une confusion extrême. Et Ligdamon reprenant la parole : «Mais, continua-t-il, n'ayez point de regret à votre generosité, vous avez secouru un chevalier qui me ressemble, & à qui mon nom a pensé couter la vie, comme le sien faillit autrefois à me faire perir par la fureur des lions. Je reconnoîtrai le service que vous lui avez rendu, comme s'il l'étoit à moi même ; & je vous supplie d'agreér que j'aille le visiter après le sacrifice.»

 L'étonnement où étoit Amasiel lui avoit presqu'ôté la parole. Tantôt il fixoit les yeux sur Ligdamon ; puis reprenant sa main tout à coup, il ne pouvoit se persuader qu'il n'y trouvât point la blessure qu'il cherchoit. Ils furent enfin interrompus, parce que le sacrifice commença. Lorsqu'il fut achevé Ligdamon fit monter Amasiel dans son char. Ils arrivent au logis d'Amasiel. A peine Amerine eut apperçu Ligdamon, qu'elle courut en porter la nouvelle à Lydias qui en fut charmé.

 Ils furent long temps sans faire autre chose que se caresser ; Lydias qui sçavoit combien il lui étoit obligé à l'occasion d'Amerine, ne pouvoit se lasser de l'embrasser. Enfin Ligdamon raconta ce qu'avoit fait Lypandas, quand, pour satisfaire aux desirs de Melandre, il s'étoit précipité des murailles. Au nom de Melandre, Amerine & Lydias furent également surpris, l'un à cause des obligations qu'il lui avoit, & l'autre par une sorte de jalousie dont il se sentit atteint. Et Ligdamon s'étant apperçu de leur surprise : «Je vous jure, continua-t-il, que vous n'aurez pas un petit combat à rendre : l'amour de Melandre pour Lydias étant plus violent que jamais ; & quoique Lypandas fasse, il n'a rien à esperer.

 Je compte, répondit Lydias, que lorsque Melandre sçaura ce que je dois, & ce que j'ai promis à la belle Amerine, elle approuvera que je tienne ma parole. J'aimerois mieux, dit Amerine, qu'elle ne sçût rien du tout, & que nous nous dérobassions, sans nous exposer à ce qu'elle pourroit entrependre contre nous.» Lydias ne répondit rien & Ligdamon fut presque de cet avis. Mais il n'étoit pas possible de le suivre ; les domestiques d'Amasiel avoient tellement répandu cette aventure, que toute la ville en étoit informée. Aussi-tôt que le bruit en fut venu à Melandre, elle se déroba à Lypandas qui ne la quittoit point, & vint au logis du myre. Elle fut combattue en chemin de mille pensées differentes ; tantôt elle s'imaginoit la satisfaction qu'elle auroit de revoir celui pour lequel elle s'étoit exposée à tant de perils ; & tantôt pensant qu'Amerine étoit auprès de lui, elle mouroit d'apprehension qu'il ne fût perfide. Elle arrive enfin dans la chambre de Lydias ; & comme elle n'avoit point quitté l'habit de chevalier, elle vint jusque près de lui sans être reconnue. Elle le trouva à genoux devant Amerine qui étoit assise sur un lit. Elle en fut si offensée, que cedant à sa jalousie : «Eh bien, perfide, dit-elle, sont-ce là les marques de reconnoissance que je devois attendre de ta part ?»

 Lydias la reconnut alors, & se leva pour la saluer : «Non, non, reprit elle, en le repoussant, reste à ses genoux ; elle ne jouira pas long temps du sacrifice que tu lui fais ; car je puis me venger de ta perfidie ; & si le ciel me refusoit la justice qu'il me doit, j'ai assés de courage pour la chercher dans mon desespoir.» A ces mots, regardant Amerine, puis Lydias d'un air qui marquoit assés son transport, elle sortit, sans avoir laissé au chevalier le temps de lui répondre. Elle prit le chemin du château, & sans déliberer davantage, elle vint se jetter aux piès d'Amasis, & lui parla en ces termes : «Madame, j'implore cette justice que vous n'avez jamais refusée à personne. Permettez-moi, je vous conjure, de tirer en vôtre presence, raison d'un chevalier perfide. S'il est touché de repentir, je proteste que je lui ferai grace. Au surplus daignez être l'arbitre de notre differend ; & quand vous nous aurez entendus, je me conformerai à votre décision.»

 Alors Melandre se tût ; & la nymphe la prenant pour un chevalier, consentit à ce qu'elle voulut. Ainsi Lydias fut mandé par un herault. Amerine se douta incontinent du dessein de Melandre, & fit connoître à Lydias la crainte qu'elle avoit de le perdre ; mais Lydias lui jura qu'il mourroit plus tôt mille fois que de manquer jamais à la parole qu'il lui avoit donnée. Lorsque Lydias parut devant la nymphe, la cour se trouva très nombreuse : Amerine qui ne vouloit point le quitter, l'accompagna.

 A peine les heraults eurent fait faire silence, que Melandre ayant remarqué le signe de la nymphe, vint lui baiser la robe, & commença de la sorte : «Je sçais, madame, que l'habit dont je suis revêtue, & qui est plus convenable à mes inclinations qu'à mon sexe, m'accuse d'imprudence ; mais aussi il convainc Lydias d'ingratitude, puisque je lui ai sauvé la vie sous ce même habit. Peut-être que mes malheurs vous sont connus, madame ; car Clidaman les apprit autrefois par ma propre bouche ; & Lindamor a pû vous les écrire. Si Lindamor étoit ici, il vous disoit que ma maison servit d'azile à Lydias contre les poursuites des parens d'Aronte qu'il avoit tué. Je l'aimois, je l'avoue ; je crus aussi en être aimée ; mais le perfide ne fut pas long temps sans me détromper, il m'abandonna sans me dire adieu.

 Je ne dirai point quels furent mes transports ; j'oubliai dans cet instant ce que j'étois, je changeai d'habits & de nom. Je sortis du sein de ma famille ; puis sur montant les difficultés d'un voyage penible, & toutes les injures des saisons, je me disposai, après mille obstacles que la fortune me presentoit, à combattre Lypandas. Je m'imaginois qu'il m'importoit peu de quelle main je mourusse, pourvû que le perfide fût témoin de mon trépas. Que s'il te reste, ô Lydias, ajouta-t-elle, quelque souvenir du peril que je courus, & dont je te délivrai, avoue que la jeune beauté qui excite ma jalousie, t'eût laissé perir ! J'ai plus fait pour toi, j'ai porté les fers qui t'étoient destinés. Mais, madame, poursuivit-elle, en se tournant vers la nymphe, pour dire ce que me dit Lydias, il faudroit que je racontasse toutes les actions de ma vie, ou qu'il parlât lui-même ; car il est impossible qu'il n'avoue publiquement qu'il s'est donné à moi, & que la foi qu'il m'a jurée doit me le conserver.

 Cependant, madame, si le silence qu'il observe vous fait assés connoître qu'il n'a pas même de prétexte à son inconstance : declarez, je vous supplie, qu'il m'appartient, puisqu'il me doit tout ce qu'il y a de plus prétieux au monde, la vie & la liberté.»

 Ce discours de Melandre fut suivi d'un murmure confus. Les uns admiroient son courage ; les autres la grandeur de son amour ; mais tous condamnoient Lydias. Cependant le bruit ayant cessé, Lydias alla baiser la robe de la nymphe, & s'étant remis à sa place, il se disposa à parler ; mais Amerine à qui le discours de Melandre faisoit encore plus apprehender la perte de Lydias, fendit la presse, & ayant obtenu la permission de parler, elle commença de la sorte :

 «Il est juste, madame, que je prévienne Lydias, & qu'avant que l'arrêt d'où dépend ma vie, soit prononcé, j'établisse le droit que j'ai sur Lydias au dessus de Melandre. J'avoue qu'elle a fait des prodiges en sa faveur ; mais le seul avantage dont elle puisse se glorifier, c'est qu'elle n'a pas été trompée comme moi, & que les dernieres preuves de son amour ont été données à Lydias, au lieu que les miennes ont été rendues à Ligdamon. Mais pourquoi mon erreur me seroit-elle préjudiciable, si mon amour n'en a que plus éclaté ? Vous sçavez, genereuse Melandre, que Lydias m'aima avant que de vous connoître, & qu'il abusa de votre simplicité, lorsqu'il vous offrit un cœur qui n'étoit plus à lui.

 Vous me direz que vous en avez crû ses sermens ; mais ne m'avoit-il pas juré de même qu'il m'aimeroit éternellement ? J'avoue qu'il vous doit la vie ; mais qu'il se mette à la place de Ligdamon, & qu'il dise, après que je l'aurai délivré de la cage des lions, s'il ne me la doit pas aussi : encore ai-je plus fait que vous ; je bravai une mort assurée, lorsque j'avalai le poison que Ligdamon avoit préparé ; & vous, vous avez seulement tenté le hazard d'un combat particulier.

 Mais grande nymphe, continua-t-elle, en se tournant vers Amasis, si Lydias avoit deux cœurs, je consentirois que Melandre en eût un ; mais, puisque le seul qu'il a, il me l'a donné long temps avant que de la connoître, ne doit-elle pas cesser de poursuivre une chose que mon amour ne peut lui ceder ?»

 Amasis s'apperçut que Melandre vouloit repliquer ; & pour éviter une plus longue discussion, elle remit à Lydias la décision de ce differend. Elle lui donna la nuit entiere pour peser les raisons de Melandre & d'Amerine. Lydias se retira chés Amasiel ; Adamas prit soin d'Amerine ; & les offres de service qu'il lui fit l'enhardirent à lui demander la permission d'entretenir Melandre, comme la seule consolation qui lui restoit ; après quoi quelque malheur qui lui arrivât, elle le trouveroit moins insupportable. A l'instant Adamas alla faire la proposition à Melandre. Melandre consentit à ce qu'il voulut, & s'offrit de l'aller trouver dans sa maison ; mais le druide ignorant si Amerine l'agréroit, jugea qu'il valoit mieux qu'elle l'attendît, & se chargea de l'amener.

 Lors qu'Amerine fut entrée chés Melandre, & qu'Adamas les eut laissées seules, Amerine ferma la porte, & s'étant approchée de Melandre, elle lui parla en ces termes : «Genereuse Melandre, votre merite me fait craindre le jugement de Lydias. Je viens donc implorer votre pitié ; je sçais que je vous demande beaucoup, en vous demandant Lydias ; mais aussi une action si noble vous couvrira de gloire, & me pénétrera de reconnoissance. Helas, ce que j'ai souffert depuis quelques années merite bien ce prix. Si vous m'alleguez que vous n'avez pas moins souffert que moi, songez qu'étant née pour les grandes choses, il vous en a dû moins couter qu'à moi. D'ailleurs si je perds Lydias, éloignée de ma patrie, me voilà dénuée de tout secours ; au lieu, belle Melandre, que vous avez ici des chevaliers dont l'alliance ne vous sera pas moins avantageuse, & qui vous recherchent. Je vous conjure donc par Lydias même de ne pas refuser cette consolation à ma douleur. Si je l'obtiens, je m'estimerai heureuse de perdre pour vous la vie que vous m'avez conservée.»

 Amerine prononça ce discours avec tant de grace, & d'un air si touchant, que Melandre en fut émue. Elle demeura quelque temps sans lui répondre ; mais la compassion cedant à l'amour, elle lui dit enfin. «Belle Amerine, les dieux me sont témoins que je vous refuse à regret. Mais quel parti prendriez-vous, si je vous faisois la même priere ? Sans doute, aimant Lydias plus que votre vie, vous mourriez plus tôt que de l'abandonner à une autre. Ce n'est pas que je ne sois bien persuadée qu'il jugera en votre faveur ; mais je veux du moins avoir la satisfaction de l'accuser de perfidie. J'attendrai donc qu'il s'explique ; demandez-moi toute autre chose, sage Amerine, & soyez sûre de l'obtenir.»

 Telle fut la réponse de Melandre. Amerine en fut si piquée, qu'elle sortit sans lui dire adieu. Dans son desespoir, elle resolut de s'armer d'un poignard, & si la décision ne lui étoit pas favorable, de tuer Melandre, puis Lydias, & de se sacrifier enfin elle-même.

 Lydias de son côté n'étoit guere plus tranquille. Les obligations qu'il avoit à Melandre se presentant à son esprit, il croyoit ne pouvoir la refuser, sans se rendre coupable de la plus noire ingratitude ; il étoit d'ailleurs si touché du merite & de la passion d'Amerine, qu'il ne sçavoit à quoi se déterminer. Et Lypandas ayant appris ce qui s'étoit passé au château, ne laissa plus Ligdamon en paix, qu'il ne l'y eût accompagné. Là il fit tellement parler ses feux pour Melandre, qu'il excita du moins sa pitié.

 Dès que l'heure à laquelle ils devoient reparoître le lendemain en presence d'Amasis fut arrivée, toute la cour s'y rendit avec les amans. Ils avoient des pensées & des vues bien differentes. Lydias cherchoit un moyen pour obliger Amerine, sans offenser Melandre. Amerine mouroit de peur que Lydias n'eût changé une seconde fois ; mais Melandre plus sûre de ce qu'elle avoit à faire que les autres, alla se jetter aux piés d'Amasis, avant que Lydias eût ordre de parler, & lui tint ce langage :

 «On sera surpris sans doute, madame, qu'à la veille de jouir peut-être d'un bien que j'ai poursuivi avec tant de fureur, je renonce à l'esperance de le posseder ; mais j'ai crû qu'en le possedant je perdrois Amerine : au lieu qu'en lui cedant de moi-même un avantage qu'aussi bien elle eût peut-être obtenu malgré moi, je me l'attache de maniere qu'elle ne peut jamais changer à mon égard. D'ailleurs, madame, quand Lydias prononceroit en ma faveur, n'iroit-il pas contre les premiers sermens qu'il a faits à Amerine ? Et si son jugement lui étoit favorable, comment pourroit-il éviter ma juste indignation ? Il falloit donc qu'Amerine, ou Melandre renonçassent volontairement à Lydias. Et puisque les dieux m'en ont inspiré le courage, sans doute mon dessein s'accorde avec l'inclination de Lydias que je veux toujours aimer comme mon frere. Permettez donc, madame, qu'ils jouissent de la satisfaction que la fortune leur envie depuis quelques années, & que je leur desire aujourd'hui : trop heureuse de la leur avoir procurée, si Lydias m'aime toujours, & si la belle Amerine se souvient à jamais d'un tel bienfait.»

 Toute la cour fut surprise de lui entendre tenir ce langage ; mais principalement Amerine & Lydias qui ne s'atendoient à rien moins. Se voyant donc au comble de la felicité, ils demanderent à la nymphe la permission de remercier Melandre, & témoignerent à cette fille l'extrême reconnoissance dont ils étoient pénétrés : Amasis voulut se lever ensuite ; mais Ligdamon tenant Lypandas par la main, le presenta à la nymphe, & la supplia de l'écouter.

 Aussi-tôt Lypandas se jetta à ses genoux, & après lui avoir raconté son amour, & ses aventures, il la conjura d'engager Melandre à le recevoir à la place de Lydias. Amasis en fit la proposition à Melandre. Et Melandre se rappellant enfin tout ce qu'il avoit fait pour elle en plusieurs occasions, & sur tout lorsqu'il se précipita du haut des murailles pour secourir Lydias, elle se rendit au commandement de la nymphe, & aux prieres de Ligdamon. C'est ainsi que ces quatre amans cueillirent dans un même jour le fruit de toutes les peines qu'amour & la fortune leur avoient fait endurer ; & ce double mariage s'acheva avant que la tréve fût expirée.

 Cependant, Lindamor qui avoit sçu par Philandre qu'il avoit rencontré, l'état où étoient les affaires d'Amasis, s'avançoit à grandes journées. D'un autre côté Gondebaut pressé par Ligonias fit des levées, & envoya sous sa conduite à Polemas trente deux mille hommes effectifs, avec ordre à tous les chefs d'obéir à Polemas à qui il écrivit en ces termes :


GONDEBAUT A POLEMAS.



 J'envoye à Polemas trente deux mille hommes, uniquement pour lui donner les moyens d'augmenter sa gloire ; mais quelques soient vos succès, ils seront toujours au dessous de l'esperance que j'ai fondée sur votre courage. Combattez donc promptement, ou plutôt triomphez de vos ennemis ; car je sçai que combattre & vaincre sera désormais la même chose pour Polemas.

 Tandis que les affaires alloient ainsi, Sigismond étoit dans une tour, où Gondebaut l'avoit fait renfermer, pour s'assurer de sa personne. Le départ de cette armée affligeoit infiniment le jeune prince qui prévoyoit les perils où son frere seroit exposé. Mais le ciel qui le réservoit à quelque chose de plus glorieux, permit qu'il s'échapât de la sorte. Parmi ses gardes étoient deux cousins d'Ardilan, & qui portoient ce même nom. L'un d'eux étant plus en faveur avoit seul obtenu les biens d'Ardilan. Et l'autre se sentant extrêmement piqué de cette injustice, resolut de s'en venger en facilitant à Sigismond les moyens de se dérober à la tyrannie du roi. Il s'en ouvrit donc au jeune prince, le lendemain du départ de l'armée. Et Sigismond s'étant bien assuré de sa fidelité : «Puisque tu m'offres ton secours, dit-il, & que ta bonne volonté a prévenu mes prieres, je te jure parce qu'il y a de plus saint pour moi, & par l'ame de Gondebaut, que je rougirois de nommer mon pere, que si tu facilites mon évasion, tu n'auras sujet d'envier la fortune de personne ; mais garde-toi de me tromper, tu en serois infailliblement la victime.»

 A ces mots, le prince se mit à se promener dans sa chambre ; & le jeune Ardilan craignant d'être entendu de la porte s'approcha de lui, & lui dit assés bas : «Ne doutez, seigneur, ni de mon affection, ni de ma fidelité. Je conduirai ce dessein avec tant de prudence, que je réussirai certainement.» Cependant l'heure qu'Ardilan avoit à demeurer s'étant écoulée, il quitta la place à un autre, & alla sur le champ acheter une petite barque, avec deux habits de pescheurs, quelques filets, & une corde. Il laissa la barque & les filets au port, & enferma la corde & les habits dans un traversin dont il avoit ôté la plume. Puis à l'entrée de la nuit, il le porta lui-même dans la chambre du prince, où il devoit coucher ce soir là avec un de ses compagnons.

 A peine Sigismond fut couché, qu'il feignit de dormir, & Ardilan sçut si bien amuser son camarade en le faisant boire, qu'il se vit maître du prince. Alors Ardilan tire les habits, en prend un pour lui, donne l'autre à Sigismond, puis il attache la corde à la fenêtre de la tour, & tous deux descendirent sans bruit. Aussi-tôt, Ardilan le conduisit dans la petite barque, & jettant les filets dans l'eau avec plus d'apprehension d'être pris, que d'envie de prendre, ils arriverent aux chaînes au moment où l'aurore commençoit à paroître. On ouvrit bien-tôt les chaînes, & redoublant de rames ils entrerent incontinent dans le Rhône, dont l'impetuosité les porta en moins de trois heures à Vienne.

 Le compagnon d'Ardilan ne le trouvant plus à son réveil, courut au lit du prince, & de là à la fenêtre. Lorsqu'il vit la corde qui y étoit attachée, il comprit que c'étoit par là qu'ils s'étoient sauvés. Il balança s'il ne les suivroit pas ; mais se representant que s'il étoit pris, il seroit puni comme complice, il aima mieux faire ce que lui conseilloit son innocence, que de risquer d'être crû coupable. Il se mit donc à crier de toutes ses forces, & se déchirant le visage, il fit voir aux premiers qui arriverent les marques de la fuite de Sigismond Gondebaut en étant averti vint lui-même à la tour, & vit les habits du prince son fils avec ceux d'Ardilan ; & cela même ne faisant rien à la défense de son compagnon, il jura qu'il le feroit pendre. Mais lorsqu'il apperçut la corde, & qu'il fit reflexion qu'il avoit pû se sauver comme eux, il tourna d'abord toute sa colere contre le jeune Ardilan, & fit mettre sa tête à prix. Mais il ne put en apprendre aucune nouvelle. Ils étoient déja dans Vienne, & ils y arriverent heureusement peu de temps après Lindamor.

 Ils avoient laissé leur barque au port, pour aller au premier logis demander à manger. On les prit pour des vrais pescheurs, on les servit comme tels, & si le prince n'eût été nourri durement, il n'auroit pas même regardé ce qu'on leur presenta. Mais Ardilan qui étoit épuisé donna si bien l'exemple à Sigismond, qu'il ne pût s'empêcher de l'imiter. Pendant le repas Sigismond fit plusieurs questions à l'hôte, & pour ne lui donner aucun soupçon, il lui dit que ce qui l'avoit déterminé à venir vendre son poisson à Vienne, étoit que Gondebaut faisoit saisir toutes les provisions pour les troupes qu'il avoit assemblées, & ne les payoit point. L'hôte lui dit qu'il étoit arrivé le jour d'auparavant un seigneur nommé Lindamor, dont on vantoit fort les exploits, & qui avoit avec lui cinq cens gentils-hommes, avec près de quatre mille soldats. «J'ai, interrompit le prince, trois ou quatre poissons, dont la grosseur est monstrueuse, & je suis persuadé qu'il les acheteroit, si je pouvois le lui faire sçavoir. Si tu veux, reprit l'hôte, je te menerai où il est logé, afin que tu puisses parler à quelqu'un de ses domestiques ; aussi bien j'ai grande envie de le voir ; car, à la maniere dont on en parle, il faut qu'il ne soit pas fait comme les autres hommes.»

 Sigismond rit de sa simplicité ; & se rappellant ce qu'il avoit oui raconter à l'avantage de Lindamor, il jugea qu'il n'avoit quitté Childeric, que pour secourir Amasis contre les entreprises de Polemas. Il partit donc avec Ardilan, conduit par son hôte. Il demanda à parler à Lindamor, & comme on lui faisoit des difficultés, il ajoûta qu'il avoit une affaire de la derniere importance à lui communiquer. Le domestique à qui il s'étoit adressé, se souvenant de quelle maniere Philandre s'étoit sauvé en sortant de Marcilli, s'imagina que c'étoit encore quelqu'un que la nymphe envoyoit. Il avertit donc Lindamor que deux hommes vêtus en pêcheurs demandoient à lui parler. Lindamor se déroba à la compagnie, & vint trouver Sigismond dans la chambre où on l'avoit fait entrer.

 «Seigneur, lui dit Sigismond après l'avoir salué d'un air plus convenable à sa naissance qu'à son habillement, je viens vous apprendre un évenement qui s'est passé à Lyon, & dont nous avons été témoins, ou même complices. Le prince Sigismond a rompu sa prison, & nous l'avons amené dans notre barque, sans autre escorte que celle d'un homme qui s'est sauvé avec lui.»

 A peine Lindamor lui permit d'achever : «Grands dieux, s'écria-t-il, & levant les yeux au ciel, soyez-vous benis de n'avoir pas souffert plus long temps une si grande injustice !» Peu s'en fallut qu'il ne pleurât de joye, en prononçant ces paroles. Le prince également transporté étoit prêt à se découvrir ; mais voulant lui faire acheter le plaisir : «Seigneur, continua-t-il, votre nom est plusieurs fois sorti de sa bouche, je croi pourtant qu'il ignoroit que vous fussiez si proche. Nous avons crû vous faire plaisir en vous donnant cet avis, soit que Sigismond vous aime, ou qu'il soit votre ennemi.

 Je t'en remercie, reprit Lindamor, & je sçaurai te recompenser d'un avis qui m'est aussi agréable ; mais dis-moi, je te prie, où il est logé, afin que j'aille promptement lui rendre mes hommages. Seigneur, repliqua Sigismond, je crains qu'il ne soit déja monté à cheval, pour aller, si je ne me trompe, à Marcilli. Ah, dieux, s'écria Lindamor, quel malheur est le mien, si je ne l'accompagne pas dans une entreprise si glorieuse !» A ces mots, il commande qu'on lui tienne ses chevaux prêts ; & comme il étoit sur le point de partir : «Arrêtez, dit le prince, vous avez près de vous Sigismond, en même temps il l'embrassa.» L'étonnement de Lindamor fut extrême ; mais découvrant enfin sur le visage de Sigismond un air de majesté qui lui avoit échapé, il mit un genou à terre, & ne consentit point à se relever, que Sigismond ne lui eût pardonné son erreur.

 Après les premiers complimens, Sigismond fut d'avis de rester au lit, pendant qu'on lui feroit des habits ; & Lindamor qui lui ceda sa chambre feignit une indisposition, pour avoir plus de loisir de parler des affaires de la nymphe. Et lorsque Sigismond fut au lit, il parla en ces termes à Lindamor :

 «Ce portrait, dit-il, en lui montrant le portrait de Dorinde, vous apprendra que Dorinde a en partie occasionné l'interêt que Gondebaut prend aux affaires de Polemas. Mon pere est devenu sensible aux charmes de Dorinde ; & craignant qu'il ne l'épousât, je resolus de feindre de l'amour pour elle ; mais qu'il est dangereux de se jouer à l'amour, je devins moi-même plus épris que ne l'étoit mon pere. Je fis tant que je le persuadai à Dorinde, & que j'en fus aimé à mon tour. Je l'engageai donc à se retirer dans le Forest où je croyois la suivre ; mais j'éprouvai tant d'obstacles que je ne pus faire autre chose que d'y envoyer mon frere. Il a été assés heureux pour la trouver, & la faire conduire à Marcilli où ils sont encore. Or les sollicitations de Polemas qui promet au roi qu'il tiendra purement de sa main les états d'Amasis, & le desir qu'a le roi lui-même de se venger d'Amasis qui a reçu en sa protection Dorinde & Godomar, ont engagé Gondebaut à lui déclarer la guerre. Il partit hier plus de trente mille hommes qu'il envoye à Polemas. Et de peur que je ne me mêlasse dans cette querelle, Gondebaut me fit enfermer dans une tour, d'où je me suis sauvé avec l'assistance de ce jeune homme que vous avez vû déguisé comme moi. Je suis enfin arrivé à temps pour secourir Amasis & Dorinde.»

 Lindamor lui jura qu'il ne pouvoit mieux employer ses armes, & le supplia de hater cette faveur, autant qu'il le pourroit. «C'est pour cela, dit le prince, qu'il faut executer une chose que j'ai imaginée, c'est de faire partir promptement quatre hommes des vôtres ; que deux aillent à Lyon, & disent de quelle maniere je suis arrivé à Vienne ; & que les deux autres se coulent dans l'armée de Gondebaut. Presque toute la noblesse de la cour étant à moi, ils ne sçauront pas plus tôt de mes nouvelles, qu'ils se mettront en état de me servir, & de me suivre. Et de ceux qui sont dans l'armée, il est impossible qu'il n'y en ait quelqu'un qui me soit attaché ; celui-ci en débauchera d'autres, & par là l'armée de Polemas s'affoiblira considerablement.»

 Lindamor goutant cet avis, fit partir à l'heure même quatre des siens, & leur ayant donné les instructions nécessaires, il revint auprès du prince, & lui parla en ces termes : «Je croi, seigneur, que les dieux se déclarent pour Amasis ; en effet dans tout ce que vous m'avez fait l'honneur de me dire, je ne remarque rien qui ne tienne du prodige ; témoin la fuite de Dorinde, le voyage du prince Godomar, & l'interêt que vous prenez à tous les deux qui semble devoir tourner à l'avantage de cette princesse affligée. Témoin encore cette reine étrangere dont Philandre m'a parlé, & qui doit envoyer pour reprendre sa fille une armée considerable. Pour moi, j'étois resolu de me jetter dans Marcilli, & de donner mes biens & ma vie pour la nymphe à qui je dois l'un & l'autre. Votre courage, dit Sigismond, vous auroit sans doute fait surmonter toutes les difficultés ; mais sçachez que Marcilli est en sûreté ; du moins mon frere m'a mandé que la ville ne pourroit être prise de deux lunes, quand même elle ne seroit pas secourue. Je croi donc qu'il vaut mieux que nous formions un corps avec lequel nous puissions tenir la campagne, en attendant que nous donnions bataille, ou que nous entrions dans la ville, selon les conjonctures.» Lindamor approuva cet avis ; seulement il proposa à Sigismond d'agréer qu'il prît les devans, afin d'amuser les ennemis, tandis que le prince attendroit à Vienne ceux qui pourroient se jetter dans son parti. Le prince ayant répondu que cela étoit nécessaire, Lindamor employa le reste de la journée à donner ses ordres pour partir le lendemain.

 Le même jour, ceux que Lindamor avoit envoyez à Lyon y arriverent. A peine ils eurent dit que Sigismond étoit à Vienne, que toute la ville en fut informée avant la nuit. Cette nouvelle desespera Gondebaut, & réjouit infiniment toute la noblesse. Alors il sortit de Lyon cinq mille hommes qui se rendirent auprès du prince ; & le lendemain Sigismond partit pour aller à Boen où étoit le rendez-vous.

 Cependant l'armée de Gondebaut s'étoit fort avancée. Polemas que flatoit le titre de général d'une si puissante armée étoit allé à la rencontre. Il reçut la lettre de Gondebaut qu'il baisa plusieurs fois, & ayant pris le serment de tous les officiers, il jura qu'il n'avoit point en cette guerre de plus grand interêt que la gloire de Gondebaut. Mais lorsqu'il voulut sçavoir de combien d'hommes l'armée étoit composée, il n'en trouva que vingt cinq mille, au lieu de trente deux que le roi lui marquoit : le reste s'étant débandé depuis que l'on avoit sçu les desseins de Sigismond. Ainsi le prince vit sous ses étendarts en moins de trois jours seize à dixsept mille hommes, y compris ceux que Lindamor avoit ramenés.

 Rosileon de son côté avoit fait une extrême diligence ; il ne s'en fallut que d'une journée qu'il n'arrivât sous Marcilli en même temps que les troupes de Gondebaut. La tréve expiroit le lendemain, & la nymphe qui n'avoit rien sçu du voyage de Fleurial & de Philandre étoit dans le dernier accablement. Adamas la surprit dans cet état, & lui en fit des reproches. «Ah, dit-elle, Adamas, tout contribue à me desesperer ; les étrangers me trompent, mes voisins tombent sur moi, & mes propres sujets me trahissent. Comment ne serois-je point accablée de tant de malheurs ?» A ces mots, elle laissa couler quelques larmes. «Madame, lui répondit Adamas pour la consoler, graces à Thautates, nos affaires ne sont point en si mauvais état, qu'il faille se desesperer. Je sçai que les états ont leurs revolutions ; mais elles n'arrivent jamais que par une juste punition du ciel. Or, madame, votre pieté doit diminuer vos allarmes. Cependant, dit la nymphe, le perfide Polemas triomphera de ma fille, & ce traître s'emparera de mon thrône. Si les dieux, répondit Adamas, en avoient ordonné de la sorte, nulle puissance humaine ne pourroit l'empêcher. Si Galatée a autant de courage que moi, repliqua la nymphe, nous sçaurons bien éviter le malheur de tomber entre ses mains. Le moyen le plus facile, ajouta le druide, est de recourir aux dieux, ils sont trop justes pour vous refuser le secours qui vous est nécessaire. Les dieux, reprit Amasis, sont si équitables, qu'ils m'ont laissé le pouvoir de mourir quand il me plaira.»

 A ces mots, outrée de douleur, elle laissa le druide, & s'enferma dans son cabinet. Adamas craignant qu'elle ne prît en ce moment quelque resolution extrême, vint trouver Godomar qui avoit auprès de lui Damon, Alcidon, Lypandas, Ligdamon, Lydias, & quelques autres chevaliers. Il lui raconta l'état où il avoit laissé Amasis, & le pria de se rendre auprès de la nymphe, tandis qu'il iroit dans la ville donner les ordres nécessaires.

 Amasis s'étoit jettée sur un lit de repos. Là elle conçut mille desseins, & le plus doux étoit de mourir. «Falloit-il, disoit-elle, cher Clidaman, que ta perte entraînât celle de mes états & la mienne ? La sureté de ces provinces n'étoit-elle appuyée que sur ta vie ? & les dieux avoient-ils ordonné que le salut de mes peuples seroit immediatement attaché au tien ? Helas, ajoutoit-elle, avec un profond soupir, helas que j'ai bien raison de le penser ! Ils avoient subsisté avec tant de gloire avant ta naissance, que si dans l'ordre des destinées ils n'avoient dû perir avec toi, ils n'avoient point de revolutions à craindre. Ah, Clidaman !»

 A l'instant on annonça Godomar, & la nymphe essaya de cacher les pleurs qu'elle versoit en abondance. Godomar sur qui elle avoit fondé toutes ses esperances, lui dit tant de choses pour la consoler, qu'il la remit un peu. Elle le fit asseoir avec les chevaliers qui l'avoient accompagné, & leur dit : «Jusqu'ici j'avois supporté avec patience les malheurs qui me sont arrivés ; mais depuis le secours que Polemas a reçu, depuis que j'ai perdu l'esperance de punir sa rebellion, j'avoue que mon trouble est extrême. Et peut-on me blamer, moi qui n'ai commencé à me desesperer que lorsque j'ai vû quarante mille hommes armés contre moi ? ce n'est pas, répondit Godomar, le nombre des combatans qui remporte les victoires : c'est sur le courage, & sur la justice de ses armes qu'il faut appuyer ses esperances. Votre cause n'est que trop juste, & ceux qui vous servent sont infiniment plus braves que les rebelles qui vous attaquent. Croyez-moi, madame, leurs efforts seront superflus, & cette grande puissance se dissipera devant nous, comme on voit disparoître une étoile à l'aspect du soleil.» Ces discours & d'autres semblables rendirent à la nymphe la tranquillité qu'elle avoit perdue. Les chevaliers se retirerent ensuite & passerent dans la ville pour examiner la contenance des ennemis.

 Celadon commençoit depuis deux jours sà ortir ; & ce jour là même il étoit allé rendre visite à Clindor & à ses hôtes. Adamas y alla aussi, il les trouva dans le jardin, & après avoir fait des politesses à Clindor, il prit par la main Alexis qui s'entretenoit avec Astrée, & dit à la bergere : «Vous voulez bien que je vous enleve pour quelques instans cette compagnie que vous paroissez cherir plus qu'elle ne le merite ?» En même temps il l'enmene dans une allée, & se voyant sans témoins, il lui parla de la sorte : «Qu'avez-vous resolu, Celadon, voulez-vous languir éternellement dans la peine où vous êtes, & sous cet habit ? Voici la deuxiéme lune que vous êtes auprès d'Astrée, & que vous abusez de sa crédulité. Faites reflexion que votre feinte sera enfin découverte ; & si ce malheur arrivoit, quel tort ne feriez-vous point à ma reputation ? D'ailleurs vous avez connu par mille discours qu'Astrée aime Celadon ; ainsi vous êtes ennemi de vous même, si vous dissimulez encore, & si vous ne vous faites connoître incessamment. Ah mon pere, répondit Celadon, elle me bannit en termes trop exprès ; il faut qu'elle me rappelle de même. Va perfide, me dit-elle, & ne parois plus devant moi que je ne te l'ordonne. Jugez-vous, mon pere que n'ayant point reçu cet ordre agréable, je doive lui montrer Celadon ? Il faut bien, ajouta le druide, que ce déguisement finisse quelque jour. Le moment où il doit finir, repartit le berger, dépend uniquement d'Astrée. Et quelque malheur qui puisse m'arriver, il me paroîtra toujours plus supportable que celui de lui desobéir.

 Mais, reprit Adamas, à qui voulez-vous qu'elle donne cet ordre si nécessaire, si elle ne vous croit plus au monde ? C'est, répondit le berger, un secret que les dieux se reservent. Pour moi je suis déterminé à attendre ce qu'ils ordonneront de moi. Mon fils, dit le druide, ne vous étonnez pas, si je desire tant que vous possediez Astrée ; mon bonheur est inseparable du vôtre, & les dieux m'ont promis une heureuse vieillesse, si je vous procure cet avantage. Or vous sçavez l'état où sont nos affaires ; considerez donc qu'étant à la veille de me sacrifier pour la tranquillité publique, je ne puis rechercher la felicité que les dieux me promettent, ni vous donner à votre bergere dans un autre temps que celui-ci. Sans la perfidie de Polemas, j'aurois peut-être la même patience que vous ; mais puisque les secours que Gondebaut envoye à ce traître rendent notre perte inévitable, mon fils, je vous en conjure par Astrée même, ne vous opposez plus au desir que j'ai de vous voir unis.»

 Celadon écouta tranquillement Adamas, & lui répondit : «Mon pere, quelque diligence que nous aportassions, nous ne pourions prévenir le malheur dont cette ville est menacée ; il vaut donc mieux ne pas commencer à me rendre heureux. Ne dois-je pas m'efforcer, comme les autres, à délivrer Amasis de l'oppression ? Ainsi, mon pere, je vous supplie d'imaginer quelque moyen par lequel je puisse combattre comme Celadon, sans qu'Astrée s'en apperçoive.»

 Adamas loua en secret le courage de Celadon. Mais voulant encore l'éprouver, il lui representa que la chose étoit comme impossible, & qu'il ne devoit point y penser. Celadon en fut si touché, qu'il changea de couleur. C'est pourquoi Adamas lui dit : «Ce que vous demandez est juste ; mais je ne sçai comment nous ménagerons cette affaire, car je crains bien que l'amour d'Astrée pour vous ne lui ouvre les yeux. Cependant, ajouta-t-il, après avoir pensé quelque temps, il me vient un moyen qui peut-être reussira. Je suis d'avis de feindre qu'Amasis m'a commandé de vous employer à faire des vœux, selon l'usage des druides, & comme durant ce temps-là, il faut observer une grande retraite, nous feront semblant de vous enfermer chés moi : puis vous couvrant la tête de quelqu'armure legere, vous pourrez executer ce que votre courage vous inspirera, sans donner pourtant dans la témerité. Celadon fut transporté de joye, il baisa la main d'Adamas, & le remercia mille fois.»

 Adamas l'ayant rendu à Astrée, Clindor & les bergers le suivirent jusques hors du jardin, lui protestant qu'ils sacrifieroient volontiers leur vie pour défendre Amasis. Et la belle Astrée se trouvant avec Alexis sans autres témoins que les arbres & les fontaines dont ce jardin étoit embelli, lui demanda sur quel sujet Adamas l'avoit entretenue. Il ne m'a parlé, répondit Celadon, que des malheurs de l'état, & de la douleur d'Amasis. Il a ajouté qu'il étoit nécessaire que je fisse des vœux, pour demander au ciel la délivrance de tant de maux dont nous sommes menacés. «Je ne doute pas, dit Astrée, que vous ne vous y soyez engagée. Oui, repartit Alexis ; mais il faut, mon serviteur, que vous sçachiez qu'en de pareilles occasions nous nous séparons de toute societé. Hé comment pourra vivre Astrée, interrompit la bergere, lorsqu'elle ne sera plus auprès d'Alexis ? Je ne sçai, dit la feinte druide ; mais Alexis ne sera plus, dès qu'elle sera separée d'Astrée ; & je vous jure que cette absence ne pourra vous paroître aussi rigoureuse qu'à moi. Mais lorsque je fais reflexion qu'il s'agit de rendre à la nymphe un service très-important, je me sens un peu soulagée ; & ce motif m'oblige à vous conjurer par toutes les marques d'amour que vous donnâtes jamais à Celadon, de ne vous opposer plus à ce que je dois faire pour le salut de la nymphe & de la patrie.

 Mais, dit Astrée, si durant notre séparation, Polemas se rend maître de la ville, & s'il veut nous exposer à la barbarie de ses soldats, ne consentez-vous pas que je me perce le cœur auparavant ?» Celadon touché de ces dernieres paroles, & craignant en effet que ce malheur n'arrivât, lui répondit : «Je n'y consens pas seulement, je vous l'ordonne : soyiez bien assurée que si je ne parois point pour vous défendre, en cas que vous soyiez attaquée, c'est que j'ai preferé la mort à mon deshonneur. Du moins, ajouta Astrée, nous ne trouverons point dans l'autre vie d'obstacles à notre bonheur ; & je suis persuadée que vous y verez avec plaisir Celadon. J'espere, dit le berger, que je ne le quitterai jamais, & qu'il ne sera pas faché de m'avoir pour témoin éternel de vos caresses. Cependant, ajouta-t-il, recevez mes adieux, & promettez-moi de m'aimer toujours. Je le promets, répondit Astrée, en se jettant à son col, & le tenant étroitement serré, & puissent les dieux me punir, si jamais je manque à ce devoir !» En même-temps elles rejoignirent Clindor & les autres qui venoient de rentrer dans le jardin, & s'étant tous retirées sous un pavillon, Clindor leur fit apporter des rafraichissemens.

 Tandis que les bergers & les bergeres vivoient ainsi dans la maison de Clindor, Rosanire & Galatée ne se quittoient point. Ce jour là elles étoient ensemble dans l'apartement de Rosanire, parce qu'Amasis avoit desiré d'être seule. Rosanire qui étoit extrêmement sensible aux déplaisirs de Galatée, lui dit en l'embrassant. «Que ne puis-je vous rendre la tranquillité que vous avez perdue ! Je vous jure, belle nymphe, que je donnerois ma vie même avec joye, si je croyois y reussir.» Galatée, après lui avoir rendu graces de ces sentimens : «Helas, ajouta-t-elle, ce qui me desespere davantage, c'est que je me regarde comme la seule cause de tout le mal que vous fait Polemas. Ah, madame, le funeste moment que celui où je plûs à ce perfide ! Mais, madame, reprit Rosanire, s'il vous aime, comment ose-t-il vous déplaire ; & s'il ne vous aime pas, qui le fait s'obstiner à vous vaincre ? Il ne m'aime que par politique, repliqua Galatée ; si le sceptre pouvoit passer en d'autres mains que les miennes, il ne songeroit pas à moi : c'est le plus ambitieux & le plus jaloux des hommes. Madame, il n'a rien oublié pour assassiner Damon, parce qu'Amasis lui rendoit les honneurs qui sont dûs à son merite. Il n'est artifice, ni perfidie dont il n'ait usé pour perdre Lindamor qui est un chevalier très-accompli. Enfin, il s'est déclaré ouvertement, & s'est prévalu de la mort de mon frere & de l'absence de nos meilleurs chevaliers, pour achever de nous détruire, sous prétexte de m'épouser. Bien-tôt, dit Rosanire, nous verrons ce que nous devons attendre. Pour moi j'avoue que si Rosileon manque de vous secourir, je veux cesser de vivre afin de le punir.» A ces mots elles s'embrasserent tendrement ; c'est ainsi qu'elles s'entretenoient des allarmes qui leur étoient communes.

 Silvandre étoit en même temps auprès de Diane : & ne voulant point demeurer inutile, pendant que les autres travailleroient à défendre la ville, il supplia Diane de lui permettre de chercher comme eux de la gloire dans le peril. «Je suis assuré du succès, ajouta-t-il, quelque chose que j'entreprenne du consentement de Diane.» La bergere qui ne lui cachoit plus sa tendresse fut étonnée de cette proposition, & la crainte de la perdre la fit changer de visage. «Mais pourquoi, répondit-elle, me consultez-vous, quand votre parti est pris ? Vous esperez, dites-vous, que je rendrai vos armes heureuses ; mais en l'état où je suis, dequoi puis je vous faire part que de mes infortunes ? Quelque succès que puissent avoir mes armes, repliqua le berger, je m'estimerai toujours heureux si en les employant pour défendre Amasis, je plais à Diane ; & s'il faut que je meure, que j'emporte du moins la satisfaction de sçavoir que je ne lui ai point déplu.

 Je souhaiterois, repliqua Diane, que vous pussiez ne vous point exposer ; car votre conservation m'est plus chere peut-être que vous ne le croyez ; mais puisque ce malheur est inévitable, je ne veux point m'y opposer. Seulement promettez-moi de ne rien hazarder mal à propos, & souvenez-vous dans les plus grands perils, qu'il ne peut rien arriver de si leger à Silvandre, qu'il ne paroisse à Diane un très grand malheur. La témerité, répondit le berger, ne fut jamais le partage des ames vraiment genereuses. Soyez donc persuadée que je ne m'exposerai point mal à propos, & que si je pers la vie, il m'en reviendra de l'honneur, & à la nymphe quelque avantage. Mais puisque je dois vous ceder à Pâris, pourrois-je desirer de mourir plus glorieusement que dans les combats, & dans un temps plus favorable que celui-ci où vous témoignez du moins quelque pitié de mon infortune. Berger, répondit Diane, je ne puis me défendre d'épouser Pâris, puisque les dieux sont du parti de Bellinde ; mais si vous aimez mon repos, aimez votre conservation.» En ce moment Silvandre voulut lui baiser la main ; mais Diane remarquant qu'on avoit les yeux sur elle, elle l'arrêta, & lui pressa la sienne ; ce qui fut la plus grande faveur qu'il en eut jamais. Et sentant que ses yeux pourroient être moins discrets que sa langue, elle commença de prêter l'oreille aux discours des autres.

 Hylas disoit à Tyrcis : «J'ignore quel objet se proposera ton courage, puisque tu as perdu ta chere Cléon. Il me suffit, répondit froidement Tyrcis, de sçavoir ce que je dois, pour bien servir Amasis. La vertu n'a point d'autre prix qu'elle même. Du moins, ajouta Hylas, il n'est pas étonnant que j'aye douté de ton courage, quand je sçai que Laonice t'a fait peur. C'est, repliqua Tyrcis, que j'ai horreur de sa méchanceté.» A ces mots, il se leva, parce que Clindor étoit déja sorti du pavillon.

 Laonice n'étoit pas si éloignée de Tyrcis qu'il le croyoit. Elle passoit les nuits dans sa solitude, continuellement occupée de l'ingratitude du berger. Ce jour là, elle étoit venue sur un rocher qui commande la plaine de Forest ; & de là remarquant l'armée de Polemas, elle craignit pour Tyrcis, quoiqu'elle fût convaincue de sa haine. La nuit la contraignit de se retirer dans sa caverne, où elle recommença ses premiers exercices, qui étoient de prier les dieux, & de faire éclater ses regrets sur l'ingratitude de Tyrcis.

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LIVRE TROISIÈME.



 Polemas ayant reçu les secours que Gondebaut lui envoyoit, fit sortir de Surieu toutes les troupes qui lui restoient, avec ses machines de guerre. Il triomphoit de joye, lorsqu'il s'imaginoit qu'il étoit maintenant assés fort pour réduire Marcilli ; & il ne pouvoit se persuader que les armes du fils pussent arrêter les exploits du pere. Il n'avoit encore rien sçû du retour de Lindamor, qui pourtant étoit déja arrivé au rendez-vous qu'il avoit donné à Sigismond.

 D'un autre côté, le prince avoit fait une telle diligence, qu'il joignit Lindamor vers le milieu de la nuit. Aussi-tôt un espion de Lindamor leur rapporta que Rosileon s'avançoit avec dix ou douze mille hommes, & qu'il avoit déja passé Montbrison. Ils resolurent de se joindre à lui. Ils lui renvoyerent ce même espion avec douze de leurs chevaliers pour le préparer à les recevoir, puis ils se remirent en campagne à la faveur de la nuit. Rosileon vint à leur rencontre ; & lorsqu'ils se furent joints, ils se firent tout l'accueil imaginable.

 Polemas fut à peine éveillé qu'il eut avis que cette armée s'approchoit. Il en fut d'autant plus surpris, qu'il s'y attendoit moins ; cependant comme il trouvoit la partie égale, il crut que la perte ou le gain d'une bataille decideroit de leur differend. Il commanda donc à tous les chefs de son armée de se tenir prêts. Mais Lindamor qui connoissoit les forces de Polemas jugea bien qu'il ne pourroit resister à la valeur, & à la prudence de Sigismond, & de Rosileon, & quoiqu'il crût sa perte infaillible, il étoit vivement affligé qu'il en dût couter la vie à tant de braves hommes, pour le crime d'un seul. Il songea donc à chercher quelque expedient, & n'en trouvant point de meilleur, que d'engager Polemas à un combat singulier, il n'oublia rien pour l'y attirer. Il communiqua son dessein à Sigismond & à Rosileon. Seigneur, leur dit-il, vous sçavez aussi bien que moi, que les violences de Polemas n'aboutissent qu'à usurper les états d'Amasis. Or son crime regardant immediatement une princesse, à qui la naissance & mon inclination m'ont soumis, ne jugez-vous pas que je suis obligé à la venger des outrages du perfide ? Vous pouvez le détruire quand il vous plaira, je le sçai ; mais daignez considerer quels ennemis vous avez à combattre ; ils sont presque tous sujets d'Amasis, ou de Gondebaut. Ne souffrez donc pas que tout ce peuple perisse par l'insolence de celui qui les a soulevés. Agréez plus tôt qu'à la vue de votre armée & de la sienne, je chatie son orgueil dans un combat particulier, & que je donne à ma princesse le sang du coupable.»

 A ces mots Lindamor se tût, & Sigismond sans refléchir long temps sur ce qu'il avoit à répondre, lui dit. «J'ai déja eu la même pensée, & j'ai été sur le point de faire pour moi la proposition que vous faites pour vous. Je ne sçai qui est Polemas ; mais je le hais tant, que la difference de nos conditions ne m'empêcheroit point de mesurer mon épée avec la sienne, si je sçavois comment l'y obliger. Polemas a du courage, reprit Lindamor, mais il est infiniment vain & ambitieux, & si jaloux qu'il ne peut souffrir en autrui les vertus qu'il ne possede pas lui même. Il me suffit, repliqua Sigismond, de sçavoir ses entreprises contre Amasis & Galatée, pour le détester. Je dis seulement que je voudrois pouvoir l'engager à un combat singulier. Il me semble, dit Rosileon, que nous ne pouvons sans injustice refuser à Lindamor ce qu'il nous demande ; à la verité il doit nous donner une occupation digne de nous, c'est-à-dire, nous mettre de la partie. Seigneur, répondit Lindamor, à quelque bras qu'Amasis doive sa délivrance, c'est à vous qu'elle aura la principale obligation, après tout ce que vous avez fait pour elle. Je voi, interrompit Sigismond, où se porte le courage de Rosileon ; si vous voulez combattre Polemas, il faut que vous receviez la condition qu'il vous a proposée. Il n'y a point d'apparence, dit Lindamor ; qui dans son armée oseroit accepter cet honneur ? C'est à quoi il faut trouver quelque remede, repliqua Rosileon ; & si vous lui envoyez un défi pour se battre trois contre trois, il l'acceptera, sans demander peut être, ceux qui seront de votre parti :» Lindamor comprit qu'il devoit ceder à leur volonté. Il envoya donc Philandre avec un herault, porter à Polemas ce défi :


 Si je n'étois convaincu que Polemas a du courage, je craindrois qu'il ne refusât le combat que je lui presente, & dont il fera lui même les conditions ; mais je l'ai déja vû dans une occasion, & je suis persuadé qu'il seroit ravi d'achever maintenant ce que nous commençames alors. J'aurai pour témoins de mon action notre armée & la vôtre, & pour compagnons de mon sort deux chevaliers qui combattront de mon côté. S'il s'en trouve deux qui veuillent se perdre pour vous, faites-moi promptement sçavoir votre volonté. Et puisque votre perte est inévitable, souvenez vous que vous ne pouvez mourir plus glorieusement que de la main de Lindamor.

 Polemas ayant lû ce cartel : «Si sa valeur égale sa présomption, dit-il, je n'aurai pas à vaincre un foible ennemi ; mais il n'aura pas sur moi tous les avantages qu'il espere.» Il promit à Philandre qu'il lui donneroit sa réponse dans une heure ; après quoi il consulta Listandre & Argonide. Et lorsqu'il eut pris leur conseil, il revint trouver Philandre, & lui dit : «J'accepte le combat que Lindamor me presente, aux conditions qu'il trouvera dans ma réponse ; & dites-lui que dans deux heures Argonide, Listandre, & moi nous serons à cheval.» En même temps Philandre lui jetta un gand que reçut Polemas, & de retour vers Lindamor, il lui raconta le succès de sa commission, & lui remit la réponse de Polemas.

 Lindamor l'ouvrit en présence des deux princes. Elle étoit conçue en ces termes :


 Vous êtes arrivé à propos, pour conserver à ma reputation tout son éclat, on m'auroit accusé de n'avoir vaincu que des femmes. Je loue les dieux de votre retour, il ne me reste que de vous vaincre pour jouir des faveurs qui étoient mieux dues à mon merite, qu'à votre présomption. Comme j'ai pû engager trente mille hommes à épouser ma querelle, ne doutez pas que je n'en trouve deux qui se tiendront honorés de suivre ma fortune. Et puisque vous avez laissé à mon choix les conditions du combat, voici celles que je vous propose. Elles seront suivies si vous les acceptez.

 La mort de Lindamor ou de Polemas sera la décision du combat.

 Il sera permis au premier vainqueur de secourir ses deux amis.

 Les armées suivront le parti du plus fort.

 Et il ne sera point permis aux vainqueurs d'exercer sur les corps de leurs ennemis vaincus aucun acte qui puisse flêtrir leur memoire.

 Sigismond ne trouva rien que de juste dans ces conditions. Rosileon protesta seulement que celle qui obligeoit les armées à suivre le parti du vainqueur devoit s'entendre de l'armée que Lindamor avoit ramenée : «Car, dit-il, pour ce qui me touche, je suis bien persuadé qu'il n'y aura pas un des miens qui ne meure pour me venger, ou pour tirer Rosanire des mains de Polemas. Seigneur, ajouta Lindamor, les dieux combattront pour nous, puisqu'ils favorisent la justice. Donnons seulement à ce traître la satisfaction qu'il demande ; ce sera la derniere dont il jouira jamais.» Rosileon y consentit, & proposa d'avertir Amasis de ce qui s'étoit passé. Mais Lindamor & Sigismond furent d'un avis different. Ils lui dirent que si le combat leur étoit favorable, le plaisir de la nymphe seroit d'autant plus grand, qu'il la surprendroit davantage ; & que s'ils avoient du dessous, il seroit plus avantageux à la nymphe de n'avoir point esperé. Sur cela, Lindamor envoya dire à Polemas qu'il combattroit aux conditions qu'il avoit lui même proposées. Il en fit même publier les articles, & Polemas de son coté en ayant fait autant, ils allerent prendre leurs armes, & se pourvoir des meilleurs chevaux qu'ils pûrent choisir.

 Les choses étoient en ces termes, lors qu'Amasis qui ignoroit ce qui se passoit hors de la ville, étoit en proye à toute sa douleur De toute la nuit elle n'avoit pû fermer la paupiere ; & quand à la faveur du jour elle vit l'armée de Sigismond, de Rosileon, & de Lindamor, qu'elle crut un nouveau renfort pour Polemas, elle desira cent fois la mort. «Ah, dit-elle, que ce jour me sera funeste ! Il va me ravir mes états & Galatée, c'est-à-dire, ce que j'ai de plus cher au monde. Helas que les hommes sont trompeurs ! & que les esperances que l'on conçoit d'eux sont fragiles !» En parlant de la sorte, elle versoit un torrent de larmes. Puis reprenant la parole : «O ciel, ajouta-t-elle, comment souffres-tu une pareille injustice ! Ne puniras-tu point Lindamor de sa négligence, & Rosileon de son infidelité !»

 C'est ainsi que la nymphe exprimoit une partie de sa douleur, lorsque Godomar, Damon, Alcidon, Adamas, & quelques autres chevaliers qui n'étoient guere moins allarmés que la nymphe, vinrent la trouver, après avoir visité les portes & les murailles. Elle étoit alors sur un des donjons du château, d'où elle consideroit les armées qu'elle croyoit ennemies. Et voyant cette plaine autrefois si fertile en moissons, couverte maintenant de gens armés : «Dieux, s'écrioit-elle, quel changement déplorable ! Que vous m'apprenez bien aujourd'hui qu'il ne faut point établir son repos dans la possession des choses humaines !»

 Godomar la surprit dans cet abbatement. Elle crut d'abord que la ville étoit ouverte à la fureur de l'ennemi ; & la frayeur s'étoit tellement emparée d'elle, qu'au premier bruit que firent les armes du prince, elle s'imagina que c'étoit Polemas qui venoit l'égorger. Elle fit donc un grand cri ; & saisie à l'instant d'une sueur froide, elle tomba comme morte entre les bras de Godomar.

 Adamas courut aux remedes qui pouvoient la soulager ; d'où il arriva que Rosanire, Galatée, & Dorinde qui avoient passé la nuit dans la même chambre, en furent incontinent averties. Elles vinrent au secours de la nymphe ; mais quand elles arriverent, elle étoit déja revenue à elle même. Galatée fut la premiere sur qui Amasis jetta les yeux, & parce que la jeune princesse avoit les yeux baignés de larmes : «Ah, ma fille, lui dit-elle, que ces larmes sont hors de saison, & qu'elles marquent bien notre peu de courage ! Ah, nous devrions bien mieux sçavoir mourir que pleurer.

 Madame, répondit Godomar, avancer ses jours par la crainte de quelque malheur, c'est manquer de courage, & passer de la timidité au desespoir. Il vaut mieux que la nymphe se soumette aux ordres du ciel ; elle doit se promettre de sa soumission une satisfaction qu'elle ne gouteroit point autrement. Helas, reprit Amasis, quelle satisfaction pouvons-nous attendre ? mais si pour éprouver de nouveaux malheurs, il faut que nous vivions encore ; eh bien Galatée, ne mourons point, que Polemas ne perisse avec nous.» A ces mots elle se tût, & par l'air d'assurance qui parut sur son visage, elle fit bien connoître dans cet instant, qu'elle avoit pris une resolution extraordinaire. Galatée qui penetroit la douleur d'Amasis ne répondoit que par ses larmes qui étoient suivies de celles de Rosanire, & de Dorinde. D'un autre côté Damon attendri par ce spectacle en détournoit les yeux ; & regardant la plaine où les deux armées paroissoient en bon ordre, il vit sortir de l'une de ces armées trois chevaliers accompagnés seulement de trois trompetes, & de trois écuyers qui portoient des lances. Il appella Godomar, & comme il lui montroit ces chevaliers, Alcidon s'avança aussi pour les voir, puis Adamas, enfin Amasis, & les dames qui étoient auprès d'elle.

 Celadon, cependant, avoit déja prié Adamas d'executer la resolution qu'ils avoient prise le jour d'auparavant ; mais le druide l'ayant remis au lendemain à cause des affaires qui lui étoient survenues, il fut contraint de retourner auprès d'Astrée. La bergere fut ravie d'apprendre qu'elle passeroit encore le reste de la journée avec sa chere Alexis. Clindor n'étoit déja plus dans sa maison ; Diane, Silvandre, Phylis, Lycidas, Hylas, Stelle, Alexis & Astrée étoient tous venus avec lui sur les murailles de la ville, pour voir les nouvelles troupes qui avoient paru. Ils remarquerent bientôt les mêmes chevaliers que Damon avoit apperçus ; & pensant que ces trompetes & ces écuyers étoient là pour quelque sujet important, ils en attendirent le succès.

 A peine Sigismond, Rosileon, & Lindamor qui étoient ces trois chevaliers parurent sur les rangs, que Polemas, Argonide, & Listandre se montrerent de leur côté. Ils avoient aussi leurs écuyers, & leurs trompetes. Dès qu'ils furent en presence, les trompetes s'éloignerent un peu ; & les écuyers leur ayant remis leurs lances, ils partirent au premier signal, & se choquerent avec tant de furie, que les rochers en retentirent. Amasis sis frapée de ce nouveau spectacle, en demanda la cause à Godomar : «Madame, répondit-il, il seroit difficile de l'apprendre si ce n'est d'eux mêmes ; mais il est vrai-semblable qu'ils se disputent le commandement, & qu'ils veulent décider leur differend parles armes.»

 La nymphe y trouva beaucoup d'apparence ; mais elle remarqua qu'ils avoient fini leur premiere course, & que l'avantage n'en fut pas égal pour tous. Rosileon eut affaire à Listandre, & son coup tomba sur l'épaule droite de celui-ci, sans lui faire d'autre dommage que de rompre la courroye qui attachoit sa cuirasse. Sigismond qui combatoit contre Argonide le blessa un peu à la lévre, & fut lui même blessé legerement à l'œil gauche. Lindamor courut sur Polemas, & le fit tomber, ensorte que pour n'avoir point d'avantage il mit pié à terre, & l'aborda l'épée à la main, comme il se relevoit.

 Cependant Rosileon & Listandre avoient repris de nouvelles lances, & le prince frapa un si rude coup sur le chevalier, que perdant le sang & la parole, il tomba mort. Sigismond rompit jusqu'à trois lances, contre Argonide, & voyant qu'il n'avoit que peu d'avantage sur lui, il s'avança, & lui dit : «Chevalier, nos lances ont fait leur office, & puisque tu resistes encore, voyons si nos épées nous serviront mieux.» Argonide qui se sentoit un peu blessé, & qui reconnoissoit l'injustice de la cause qu'il soutenoit, eût bien desiré de n'avoir jamais entrepris ce combat ; mais ne pouvant sans deshonneur refuser la condition : «Brave chevalier, répondit-il, je suis tout prêt, & si mon courage ne me séduit, ton épée ne me fera pas plus de mal que ta lance.»

 A ces mots, ils mettent tous deux l'épée à la main, & se chamaillent avec tant de violence, qu'on voyoit sortir le feu de leurs armes. Cependant Polemas disputoit sa vie contre Lindamor qui lui faisoit toujours quelque nouvelle blessure ; mais enfin ce rebelle se voyant couvert de sang, resolut de chercher dans son desespoir ce qu'il ne trouvoit point dans sa valeur. Il fit un dernier effort, & se jettant à corps perdu sur son adversaire, il essaya de le renverser par terre. Lindamor comprit son dessein, & lui enfonçant son épée dans la cuisse, il le renversa lui même sur la poussiere. Polemas fit encore quelque résistance ; mais Lindamor retirant son épée, & choisissant le défaut de la cuirasse, il la plongea toute entiere dans le corps de Polemas.

 Rosileon ne vit pas plus tôt son ennemi tomber, qu'il mit pié à terre, & lui ayant vû rendre le dernier soupir, il remonta incontinent à cheval. Il ne restoit plus qu'Argonide ; & celui-ci se souvenant des conditions du combat, se recula à l'aspect de Rosileon, & de Lindamor qui s'avançoient sur lui, & parla à Sigismond en ces termes : «Chevalier, j'ai trop éprouvé ta valeur pour croire que tu ne puisses me vaincre seul. Voilà tes amis qui viennent à moi ; si tu veux que la gloire de m'avoir vaincu te demeure entiere, ne permets pas qu'ils se joignent à toi.»

 Sigismond admirant le courage d'Argonide, & voulant le sauver : «Ne croi point, lui répondit-il, que je consente qu'un autre bras triomphe de toi. Si tu desires ne point mourir pour une cause aussi injuste, comme je desire, moi, de te conserver la vie, rend ton épée, & je te promets sur ma foi qu'il ne te sera fait aucun mal.» Argonide ne pouvant se défendre contre trois : «Genereux chevalier, lui dit-il, en rendant son épée, je te cede avec joye la victoire.» Alors Sigismond prit l'épée, & Rosileon & Lindamor s'étant approchés en ce moment, ils entendirent que le prince répondoit ainsi : «Puisque tu me la cedes, pouvant encore me la disputer : voilà dit-il, tes armes que je te rens, mais à condition que tu ne les porteras jamais contre Amasis.» Argonide le jura solemnellement, & Lindamor envoya à Ligonias qui étoit maintenant le seul chef des rebelles, pour sçavoir s'il se soumettroit aux conditions du combat. Ligonias vint lui même rendre la réponse, & se soumettre à tout ce qu'ordonneroit Lindamor. Ensuite Lindamor commanda que l'on prît la tête de Polemas, & que le reste du corps fût enterré secretement avec celui de Listandre : puis tous ensemble ils s'acheminerent vers la ville.

 Amasis qui avoit observé toute cette action s'imagina quelquefois que de ce désordre il naîtroit peut-être quelque chose à son avantage ; mais venant à considerer qu'ils étoient tous ses ennemis, elle perdoit en ce moment toute l'esperance que cette idée lui avoit fait concevoir. Elle ne fut pas long temps sans remarquer que les vainqueurs au lieu de retourner dans leur armée venoient droit à Marcilli. Elle en avertit Godomar. Le prince jugea qu'il falloit envoyer Adamas pour entendre ce qu'ils proposeroient. A peine Adamas fut arrivé à la porte, que les vainqueurs s'y presenterent criant à haute voix : liberté, liberté. Adamas fut si frapé d'étonnement, qu'il douta si c'étoit songe, ou realité. Le peuple transporté de joye courut à l'instant par tous les carrefours, criant aussi liberté. Ces cris arriverent jusqu'aux oreilles de la nymphe qui ne sçavoit encore ce qu'elle devoit esperer. Adamas vint enfin lui apprendre que Polemas étoit mort, & que son vainqueur demandoit la permission de mettre à ses piés les dépouilles du rebelle. Telle fut la joye d'Amasis qu'elle ne pût répondre ; & Godomar partit pour aller à leur rencontre, accompagné de presque tous les chevaliers qui étoient dans la ville.

 Le bruit que les trompetes faisoient dans les rues, assembla tout le peuple. Adamas courut devant pour avertir la nymphe de leur arrivée. Godomar s'étoit mis à côté de Sigismond qu'il ne reconnoissoit point sous ses armes. Damon prit la gauche de Rosileon ; & Alcidon marchoit entre Lindamor & Argonide. C'est dans cet ordre qu'ils arriverent au château. Adamas vint les recevoir à la porte, & les conduisit dans une grande sale, où étoit déja Amasis accompagnée de ses nymphes, & d'une cour nombreuse. Lorsqu'ils entrerent, Amasis se leva ; & Lindamor s'étant avancé, ainsi qu'ils l'avoient resolu : «Madame, dit-il, en mettant un genou à terre, vos plaintes ont enfin touché les dieux ; & la justice de votre cause nous a fait quitter une contrée où Mars employoit nos courages, pour venir rendre à vos peuples la liberté qu'ils desirent, & à vous le repos que vous meritez. Polemas est puni de sa perfidie, & sa tête que je vous apporte vous prouvera tout à la fois sa défaite, & ma fidelité.» A ces mots, il la prit des mains de son écuyer, & la mit aux piés d'Amasis. Mais la nymphe détournant ses regards, & relevant le chevalier : «Quelques graces, lui dit-elle, que je puisse vous rendre pour un si grand bienfait, elles seront toujours moindres que je ne le voudrois. Mais ôtez-moi, je vous supplie, la tête de ce rebelle, & souffrez que je voye mon liberateur.»

 Lindamor ne pouvant résister à cet ordre, défit son casque ; il se pencha ensuite pour baiser la robe d'Amasis ; mais la nymphe ne voulut pas le permettre, & le pressant entre ses bras, elle ne put lui rien dire autre chose que : «Lindamor, ah Lindamor !» Pour Galatée, elle demeura comme immobile, & disputant entre le respect & l'amour, elle fut tellement combattue, qu'elle manqua à l'un & à l'autre. Lindamor presenta ensuite Sigismond & Rosileon à la nymphe Amasis, & lui dit : «Madame, voici des chevaliers qui meritent mieux que moi les faveurs que vous me faites. Leur courage a surmonté tous les obstacles, pour venir à votre secours.»

 Alors, les deux princes s'étant avancés, & la nymphe les recevant avec un visage où la joye étoit peinte : «Mais dit-elle, Lindamor, à quoi sert de me raconter ce qu'ils ont fait pour moi, si vous ne me faites connoître ceux à qui j'ai de si grandes obligations, & si eux mêmes me refusent cette satisfaction.» Madame, répondit Lindamor, «Ne soyez point étonnée de leur silence, ils sont chevaliers, & s'ils ne se découvrent point, c'est qu'ils ont juré de ne se faire jamais connoître, si vous n'engagez quelques dames qui sont auprès de vous à leur accorder une grace qu'ils ont resolu de leur demander.»

 La nymphe qui desiroit passionnément de les voir : «Je suis persuadée, repliqua-t-elle, que si c'est une chose qu'elles puissent accorder, elles m'aiment assés pour ne la pas refuser.» Et la plûpart des dames l'ayant protesté, Sigismond ôta son casque, & saluant Dorinde : «Ce que je veux de vous, lui dit-il, c'est que vous me pardonniez tous les maux que je vous ai causés depuis que vous êtes sortie de Lyon.» Et moi, dit Rosileon, s'étant aussi découvert le visage : «Ce que je vous demande, belle Rosanire, c'est que vous observiez enfin ce que vous avez promis à mon amour ; & qu'obéissant aux dernieres volontés de Policandre, vous m'acceptiez pour époux.» A peine Amasis leur permit de répondre ; car ayant entendu nommer à Godomar le prince Sigismond, & connoissant Rosileon, elle courut les embrasser.

 Adamas, après avoir rendu aux liberateurs de la patrie ce qu'il leur devoit, se déroba, pour avertir Clindor de ce qui s'étoit passé. Il trouva chés lui tous les bergers ; & leur ayant dit le nom & la qualité des vainqueurs : «Mes enfans, ajoûta-t-il, tous nos ennemis sont morts dans la personne de Polemas, & c'est Lindamor qui en versant le sang du rebelle conserve le vôtre. Je m'en réjouis, interrompit Hylas ; car j'ai toujours plus apprehendé une fléche de nos ennemis, que toutes les fléches de l'Amour. Le ciel, continua le druide, vous a garantis par sa bonté de tout le mal que vous pouviez craindre ; & quelque grand que soit l'interêt que je prends à la tranquillité d'Amasis, je puis bien vous protester que je ne suis pas moins sensible à votre conservation qu'à la sienne. Le ciel, dit Astrée, s'est laissé fléchir, mais que n'éût-il point accordé aux supplications d'Alexis, puisque la seule volonté qu'elle a témoigné de le prier, a obtenu notre délivrance. Les dieux, répondit Alexis, ont hâté leur secours, pour montrer que l'état d'Amasis étoit bien plus propre à les toucher, que mes foibles prieres qui n'obtiennent jamais rien.

 Ah, ma maîtresse, poursuivit Astrée, à qui donc les adresseriez-vous ? Pour moi je le dis sans flaterie, il n'est rien que je vous refusasse. Prenez garde, reprit Alexis, que vous ne vous engagiez à des choses qu'ensuite vous ne voudrez pas tenir. Non, non, dit Astrée, je jure, & je le jure par tout ce qu'il y a de plus saint, que vous pouvez tout sur ma vie, & qu'il n'est rien que je ne fisse pour vous plaire, & pour vous obéir. Nous le verrons quelque jour, ajoûta Alexis. Cependant n'en perdez pas le souvenir, & faites reflexion que sans être accusée de la plus grande legereté, vous ne pourrez vous retracter.»

 Ils tinrent encore quelques discours semblables ; après quoi le druide retourna au chàteau, pour faire souvenir Amasis qu'elle avoit promis la liberté à Peledonte. Dès qu'il lui en eut parlé, la nymphe ordonna qu'on le tirât de prison, & lui pardonna avec tant de bonté, que Peledonte lui fut desormais fidéle. Adamas representa encore à la nymphe ce qu'avoient souffert ses peuples, depuis la rebellion de Polemas. Amasis en fut si touchée, qu'elle resolut de travailler serieusement à les soulager. Elle communiqua son dessein à Sigismond, à Rosileon, & à Godomar ; & à l'instant ces princes mirent si bon ordre à tout, que le lendemain les troupes furent congédiées, & prêtes à se retirer. Sigismond disposa Ligonias à conduire en Bourgogne le secours qu'il en avoit amené ; & Rosileon écrivit à la reine Argyre pour l'informer de ses succès.

 La nymphe les mena ensuite au temple, pour rendre graces aux dieux de la protection singuliere qu'ils lui avoient marquée, en la délivrant ainsi de ses ennemis. Le reste du jour fut employé en jeux, & en festins. Dans les transports de la joye publique, Amasis oublia tous ses malheurs passés. La mort seule de Clidaman lui revint dans l'esprit. Elle tira donc Lindamor à l'écart, & voulut sçavoir ce qu'il avoit fait depuis la perte de son fils. Le chevalier se disposa à contenter sa curiosité ; & tandis que les princes & les chevaliers s'entretenoient avec les dames qui étoient dans l'apartement, il lui tint ce discours :



SUITE DE L'HISTOIRE
DE CHILDERIC, DE SYLVIANE,
ET D'ANDRIMARTE.



 «Je ne sçai, madame, si le chevalier que je vous dépêchai après la mort de Clidaman, vous raconta fidélement toutes les circonstances de la disgrace de Childeric. Il nous dit, répondit Amasis, la passion que ce jeune roi avoit conçue pour Sylviane, les efforts qu'il fit pour rompre son mariage avec Andrimarte ; les violences qu'il exerça dans sa maison pendant qu'il étoit absent ; la fuite de Sylviane déguisée en homme, enfin la révolte des peuples, & la mort de mon fils qui fut presque suivie de la vôtre. Il n'a donc rien oublié. reprit Lindamor, de ce qu'il avoit à vous raconter ; mais, comme vous n'avez pas sçû de quelle maniere Sylviane & Andrimarte se retrouverent, ni ce qui leur arriva en se retirant dans la gaule Armorique dont Semnon les avoit établis seigneurs, je vous apprendrai ces circonstances, comme les ayant sçues d'eux mêmes ; car Andrimarte en passant par la cité des Rhemois pour se plaindre à la reine Methine des desordres de Childeric me fit l'honneur de me visiter, & me raconta tout ce que vous allez entendre.

 Childeric fut touché des remontrances de Guyemans, & protesta mille fois de ne retomber jamais dans la même faute ; mais il fut obligé de ceder au peuple qui s'étoit soulevé, & reconnut alors que pour reparer un crime, il ne suffit pas toujours de s'en repentir. Il se sauva donc après avoir partagé avec Guyemans la piéce d'or, & parce qu'il n'avoit de confiance en personne, il voulut que je l'accompagnasse, tout blessé que j'étois, jusqu'à la cour du roi de Thuringe. Moi qui depuis la mort de Clidaman, n'aimois plus la vie, je ne lui opposai aucune difficulté. Nous partimes après avoir dit adieu à Guyemans. Childeric montra dans cette occasion la generosité de son courage. Sans changer seulement de couleur, il dit à Guyemans : cher ami, je suis votre conseil, je pars. Sans vous je n'aurois pas survêcu un moment à la perte de ma couronne ; mais puisque vous me promettez de travailler à mon rétablissement ; je veux vivre pour vous convaincre qu'il n'est rien que je n'attende de votre prudence.

 A ces mots, il l'embrassa mille fois, & nous montâmes à cheval, accompagnés des chevaliers segusiens qui étoient alors auprès de moi.» Nous arrivâmes bien-tôt dans la cité des Rhemois, où Childeric voulut passer pour voir la reine sa mere. Quelle entrevue, ô ciel ! Childeric se jette à ses piés, & comme elle vouloit l'embrasser, il la repousse doucement : Madame, lui dit-il, ne touchez point un malheureux qui ne merite plus le nom de votre fils, & à qui les francs ont ravi le titre de roi. Ah dieux, s'écria la princesse ! quelle nouvelle m'apportez-vous ? A ces mots elle le releva, & le prenant par la main, elle le conduisit dans son cabinet. Elle m'envoya chercher aussi-tôt ; & dès que je fus entré, j'allai lui baiser la robe ; mais elle m'embrassant : Ah Lindamor, me dit-elle, la prédiction de Merovée est accomplie ; que je suis malheureuse de voir ces craintes verifiées ! Si Childeric avoit été vertueux, il eût évité ce desastre. Moi qui voulois lui donner quelque consolation : Madame, lui dis-je, il y a des choses à quoi nous sommes quelque fois entraînés par une espece de fatalité. Jamais, interrompit-elle, on ne suit une passion aveugle, quand on consulte sa raison, & que l'on respecte les dieux ; mais, ajoûta-t-elle en soupirant, bien loin que Childeric ait songé à combattre ses inclinations vicieuses, il a regardé comme ses ennemis tous ceux qui ont voulu le porter à la vertu. La passion qu'il eut d'abord pour Sylviane, repartis-je à la reine, pouvoit avoir la vertu pour objet, malgré l'inégalité de leurs conditions ; mais lorsqu'il eut perdu l'esperance de la posseder, il devoit aussi en perdre le desir, & ne pas rechercher les moyens de la deshonorer. Il a donc fait quelque violence, reprit la reine, pour satisfaire sa passion ? Je ne sçavois que répondre, lorsque Childeric jettant les yeux sur moi : Achevez hardiment me dit-il, vous ne sçauriez me peindre assés coupable. Seigneur, lui dis-je, puisque vous me le commandez, je ne cacherai rien à la reine de ce qu'elle veut sçavoir. Alors je lui racontai en détail tout ce qui s'étoit passé, mais ajoutant quelquefois des couleurs qui pouvoient diminuer la faute du prince.

 A peine j'eus achevé, que la reine infiniment affligée : Eh bien, dit-elle, Childeric, vous avez reçu la récompense de vos actions vertueuses ; vous voilà sans sceptre, & sans couronne, & moi sans consolation au milieu de tant de calamités. Justes dieux, continua-t-elle en levant les yeux & les mains vers le ciel, je vous prends à témoin de mon innocence, & de mes supplications pour détourner un si grand malheur ! Vous seuls connoissez mes sentimens ; punissez-moi, si par mes discours & par mes exemples j'ai détourné ce fils de la verité ! A ces mots elle versa un torrent de larmes.

 Enfin Childeric, après avoir un peu révé : Madame, lui dit-il, quand je ne serois pas touché de ma faute, vos pleurs m'en inspireroient le repentir. Soyez donc persuadée que j'en suis tellement affligé qu'il n'y a rien au monde que je ne fisse pour la réparer. Mais, madame, ne connoissant point à present de satisfaction proportionnée à mon crime, je vous supplie, continua-t-il en se jettant à ses genoux, de me pardonner, afin que les dieux apprenant à votre exemple à oublier ma faute, cessent enfin de me châtier.

 La reine laissa quelque temps Childeric dans cette situation, ignorant elle-même ce qu'elle faisoit. Mais le relevant enfin : Childeric, lui dit-elle, puissent les dieux être touchés de votre repentir comme je le suis ! Mais souvenez-vous des maux que vous vous êtes attirés, & qu'au moins votre propre interêt vous retienne dans le devoir.

 Madame, je passe les promesses que fit Childeric, & les autres discours que lui tint la reine ; il suffit que vous sçachiez qu'elle nous donna des lettres pour le roi de Thuringe, & qu'elle agréa que nous partissions le lendemain. Nous arrivâmes donc après quelques jours de marche à Thuringe. Basin nous fit tout l'accueil, imaginable, & témoigna beaucoup de regret à Childeric. Il commença par lire la lettre de Methine, & protesta ensuite qu'il serviroit Childeric envers & contre tous. Pour moi je demeurai le moins que je pus dans ses états ; Guyemans me l'avoit conseillé ainsi. Je voulois me rendre promptement auprès de lui ; mais mes blessures s'étant r'ouvertes dans la cité des Rhemois, & la fiévre étant survenue, je fus contraint de ceder à la violence du mal, & je me vis réduit dans un état si déplorable, que l'on desespera de ma guerison.

 Cependant Sylviane, comme vous l'avez sçu, étoit partie de Paris sous l'habit d'un des enfans d'Andrenic, accompagnée seulement de la femme de celui-ci, & d'un des gens d'Andrimarte. Le lendemain étant sur le grand chemin de Gandelu, elle eut fait à peine une demi lieue, qu'elle entendit un grand bruit d'hommes & de chevaux qui venoient à elle. Elle tourne promptement la tête ; & remarquant qu'ils couroient à toute bride : Ah dieux, s'écria-t-elle, le tyran me poursuit encore ; mais, ajouta-t-elle en s'adressant à la femme d'Andrenie, tu diras à mon cher Andrimarte, s'il te reste assés de vie pour t'acquiter de ce devoir, que j'ai mieux aimé mourir, que de souffrir la moindre lâcheté. A ces mots, elle mit l'épée à la main, & desesperant de trouver son salut dans la fuite, elle resolut d'attendre le succès, que lui prépareroit la fortune.

 En même temps ceux qui la poursuivoient, remarquant son action, & la prenant pour un chevalier, détacherent un de leur troupe pour s'informer de ce que c'étoit. Sylviane répondit hardiment que depuis deux jours un traître avoit attenté à son honneur, & que pensant qu'il venoit pour lui ôter la vie, elle s'étoit mise en état de la défendre. On l'assura que ceux qu'il soupçonnoit étoient prêts à le servir, & que s'ils avoient courus, c'est qu'ils l'avoient pris pour un de leurs amis, & qu'ils vouloient le rappeller, parce qu'ils étoient informés qu'un cerf avoit été détourné.

 Sylviane ravie de son erreur se disposa à continuer son voyage, & le chevalier lui ayant demandé son nom, je m'appelle Cephindre, répondit-elle, & je m'estimerai heureux si jamais je trouve les occasions de vous servir ? Elle reprit à l'instant le chemin de Gandelu, & remarqua que ceux qui l'avoient suivie se jetterent dans un bois voisin. Cependant la femme d'Andrenic qui avoit pensé mourir de peur se mit en colere, mais de si bonne grace, que le beau Cephindre ne put s'empêcher d'en rire. Vraiment, dit-elle, votre courage me semble un peu hors de saison. Si vous avez resolu de défier tous ceux que vous rencontrerez, je suis d'avis que nous fassions les chevaliers errans, & que vous disputiez contre quiconque le prix de ma beauté. Ce que j'ai fait, répondit Sylviane, n'étoit point hors de saison ; car enfin que n'ai-je point à craindre ? Childeric, reprit la femme d'Andrenic a trop d'affaires maintenant pour songer à vous. Et pensez-vous qu'il vous reconnût sous cet habit ? Helas, s'écria Sylviane, que vous connoissez mal ce tyran ! J'ai crû qu'à force de tourmens il auroit tiré la verité de la bouche d'Andrenic. Ah, madame, repliqua la femme d'Andrimarte, mon époux souffriroit plus tôt mille morts... Souvenez vous, interrompit Sylviane, qu'au fort de la douleur il est difficile de conserver sa constance.

 C'est ainsi qu'elles s'entretenoient pour tromper la longueur du chemin. Et Sylviane qui mouroit d'impatience de revoir Andrimarte, s'imaginoit que c'étoit lui, dès qu'elle appercevoit quelqu'un. Mais la journée entiere se passa sans qu'elle en eût des nouvelles. La femme d'Andrenic la consoloit autant qu'elle le pouvoit, & leur guide ne cessoit de lui dire qu'Andrimarte ne pouvoit venir que par le chemin qu'elles tenoient. Elle arriva ainsi à Gandelu, où elle passa la nuit, mais sans reposer ; & dès que l'aurore parut, elle remonta à cheval, & suivit la route de Coincy.

 Je vous ennuyerois, madame, si je vous racontois toutes les inquietudes de Sylviane. Tantôt elle s'imaginoit qu'Andrimarte avoit pris une autre route, & tantôt que Childeric l'avoit fait assassiner. Puis versant un torrent de larmes ; ah ma mere, s'écrioit-elle, peut-être faisons-nous un voyage bien inutile. D'où vous vient cette opinion, dit la femme d'Andrenic étonnée ? C'est que je crains, ajoutoit Sylviane, que le barbare n'ait fait tuer Andrimarte. Ne vous imaginez pas seulement que cela puisse être, nous en aurions déja sçû quelque chose. Ma crainte, helas, n'est que trop fondée ; car pensez, je vous prie, au temps de son départ, & jugez ensuite s'il ne devroit pas être de retour. La femme d'Andrenic s'étant mise alors à compter par ses doigts : je ne suis pas trop en état, dit-elle, de bien supputer toutes ces choses ; mais selon mon foible jugement, je ne trouve pas, quelque diligence qu'il fasse, qu'il puisse venir plus tôt qu'aujourd'hui : le guide ayant aussi supputé ; madame, s'écria-t-il, je vous assure qu'elle a raison ; car je voi que son calcul s'accorde parfaitement avec le mien.

 Cependant, ils arriverent sur le haut d'une colline, d'où Sylviane put remarquer d'assés loin quelques hommes à cheval qui venoient en grande diligence ; & les montrant à la femme d'Andrenic : Ma mere, lui dit-elle, ne voyez-vous pas des hommes qui s'avancent vers nous ? une secrete joye me dit que ce pourroit bien être Andrimarte. Je ne vois rien, répondit-elle, mais si c'étoit Andrimarte, & plût à dieu que ce fût lui, madame, que feriez-vous ? ne le défieriez-vous point aussi ? Helas, reppliqua Sylviane, il y a trop long temps qu'il m'a vaincue ! Elle parloit encore, lorsque parmi ces hommes qu'elle avoit remarqués, elle en apperçut un qui avoit des plumes blanches sur son chapeau. A l'instant, elle pousse son cheval, & s'écrie : Ah, ma mere ! voici Andrimarte, je le reconnois à sa plume & à son habit. Madame, répondit-elle, je suis d'avis que nous éprouvions s'il nous reconnoîtra. Sans doute, repliqua Sylviane, notre guide n'étant pas déguisé. Eh bien, qu'il se cache jusqu'à ce que nous l'appellions.

 Sylviane appelle incontinent le guide, qui avoit aussi reconnu Andrimarte, & lui commande de se cacher derriere un arbre qu'elle lui montre. Mais dans l'excès de sa joye, elle oublie de reprendre les rênes de son cheval, & ce cheval bronchant dans la descente, elle tombe la tête la premiere à quelques pas de là ; mais elle ne se fit heureusement qu'une blessure legere.

 Andrimarte étoit déja si près, qu'il vit tomber Cephindre. Pour lui aider, il poussa son cheval, mais il étoit déja relevé, lorsqu'il arriva. Andrimarte ne reconnut point Sylviane, parce qu'elle se cachoit le visage avec son mouchoir ; & se croyant obligé de lui parler : Chevalier, lui dit-il, je m'étois hâté pour venir à votre secours, si vous en aviez eu besoin. Sylviane entendant parler Andrimarte, rougit, & fut tentée de se faire connoître. Mais prenant quelque plaisir à cette feinte : Chevalier, lui répondit-elle, en déguisant un peu sa voix, je vous suis infiniment obligé de votre bonne volonté. Et parlant de la sorte, elle fixa les yeux sur lui ; & parce qu'Andrimarte y remarqua quelques-uns de ces traits qui l'avoient autrefois rendu sensible, il s'imagina confusément qu'il avoit vû ailleurs ce chevalier. Il alloit s'en expliquer avec lui, lorsqu'il remarqua que le cheval de Sylviane s'étoit échapé. Il commanda donc à ses gens de le suivre, & de le ramener.

 Cependant il pria Sylviane de s'asseoir sur un petit rocher ; & là ayant sçu que le chevalier se nommoit Cephindre, & qu'il n'étoit parti de la cour que depuis deux jours, il le conjura de lui raconter les nouvelles qu'il avoit apprises. Sylviane résolue à feindre encore, afin d'augmenter ensuite sa joye : Ce que je sçai, lui répondit-elle, vous inspirera plus d'horreur, qu'il ne vous causera de joye. Vous êtes franc de nation, si je ne me trompe, ainsi vous devez detester les vices de Childeric. Cependant pour satisfaire votre curiosité, je vous dirai que ce prince vient de ternir sa vie par l'action la plus lâche & la plus horrible.»

 A ce discours, Andrimarte fremit, & Sylviane s'en étant apperçue, elle poursuivit en ces termes : «Telle a été son impudicité, qu'il a deshonoré une femme en qui le merite & la vertu égaloient la beauté. Si vous avez été à la cour, vous n'aurez pû la voir sans admiration. C'est Sylviane.

 Au nom de Sylviane, Andrimarte ne fut plus maître de lui-même. Il se leve comme transporté ; & s'écrie : O dieux, se peut-il que le tyran ait assouvi sa brutale fureur, & qu'il ait à la fois triomphé de la vertu de Sylviane, & de l'honneur d'Andrimarte ! Il est vrai, reprit Sylviane, qu'il l'a voulu, mais la resistance de Sylviane a trompé ses desseins, & sa vertu l'a fait recourir à un remede aussi violent, qu'il étoit necessaire. Ces dernieres paroles remirent un peu l'esprit d'Andrimarte : il revint s'asseoir ; & s'adressant à Cephindre, qui tenoit toujours son mouchoir sur son visage : Chevalier, lui dit-il, ainsi les dieux te donnent l'accomplissement de tes desirs. Raconte-moi, je te prie, toutes les circonstances d'une si horrible action, & ne me tien pas plus long temps dans l'incertitude. Vous y avez donc quelque interêt, reprit Cephindre ? le même qu'Andrimarte, repliqua-t-il. Je vais donc, ajoûta Sylviane, vous raconter ce que j'en sçais. En même temps Andrimarte ayant tiré son mouchoir, & s'appuyant la tête sur sa main, Sylviane devint plus hardie, & poursuivit de la sorte sans se cacher le visage.

 Si je sçavois le détail des amours d'Andrimarte, & de Sylviane, je vous les raconterois avec plaisir ; & peut-être seriez-vous ravi de les entendre ; mais ne sçachant que ce qui leur est arrivé depuis leur mariage, je vous dirai seulement, qu'à peine ils recueilloient le fruit de leurs travaux, lorsque Childeric songea à corrompre Sylviane, ou à lui faire violence. Il envoya donc Andrimarte vers la reine Methine, afin d'executer plus facilement son pernicieux dessein ; il entra ensuite dans la maison de Sylviane, lorsqu'il n'y avoit auprès d'elle qu'une vieille femme par qui on a appris ces circonstances.

 Jugez de l'étonnement de Sylviane ; cependant elle dissimula sa crainte & sa douleur, & s'approchant de lui avec un air que son cœur démentoit sans doute, elle voulut lui parler ; mais Childeric la prévint, se jetta à ses genoux, & lui prit la main pour la baiser. Sylviane se débarrassa, & le prince lui dit : Belle Sylviane, pourquoi me refusez-vous les faveurs qu'Andrimarte a déja obtenues ? Croyez-vous que je manque de discretion ? Seigneur, répondit Sylviane en rougissant, je ne dois plus craindre que vous en manquiez, puisque sçachant ce que je dois à mon époux, vous entreprenez de me faire commettre un crime horrible. Sylviane ajouta encore quelques discours qui impatienterent le prince. A quoi servent, lui dit-il, vos refus ? pensez-vous pouvoir me résister ? j'arracherai par la violence ce que vous refusez si cruellement à mon amour.

 A ces mots il se saisit des bras de Sylviane, & fit entrer des gens qui l'avoient suivi. Sylviane se voyant trop foible pour résister, conçut une résolution bien extraordinaire. Elle promit tout à Childeric, pourvu qu'on la laissât. Aussi-tôt elle passe dans un cabinet, sous quelque prétexte, & revient un poignard à la main. Ce fer, dit-elle, t'apprendra qu'il étoit moins facile de triompher de mon honneur, que de ma vie. Et dans l'instant elle se perce le sein. A peine avant que d'expirer put elle prononcer ces mots : Adieu Andrimarte.

 Sylviane en racontant cette derniere circonstance, ne pût s'empêcher de sourire ; mais elle se repentit bien-tôt de son artifice ; car Andrimarte levant les yeux, & la regardant : Tu m'assures donc, lui dit-il froidement, que Sylviane n'est plus ? Elle n'est plus, repartit Sylviane, qui avoit remis son mouchoir, si elle ne vit auprès de vous. Le chevalier entendant qu'elle ne vivoit plus que dans son cœur : Helas, ajouta-t-il, que ce qui lui reste de vie me fera souffrir de morts ! A ces mots, il porta son mouchoir à ses yeux. Puis reprenant tout à coup la parole : Mon mal, dit-il, n'est pourtant pas sans remede. Si ma chere Sylviane a sçu mourir pour ne m'offenser pas, je le sçaurai, moi, pour lui plaire. Et toi, chevalier, continua-t-il, en regardant Cephindre d'un air qui marquoit assés son transport, si tu n'as pas été témoin du courage de Sylviane, sois-le de mon desespoir. A l'instant il met la main sur son épée ; déja il l'avoit tirée du fourreau, lorsque Sylviane se jettant sur lui, & lui saisissant le bras, fit tous ses efforts pour empêcher qu'il ne se perçât. Cependant si la femme d'Andrenic ne s'étoit jettée à corps perdu sur le chevalier, sa résistance étoit inutile.

 Cependant ceux qui ramenoient le cheval de Sylviane, voyant d'assés loin leur maître se débatre contre deux hommes, jugerent d'abord qu'ils avoient voulu l'assassiner. Ils poussent donc leurs chevaux, & celui qui étoit le plus avancé, ayant mis pié à terre ; Ah ! voleurs, s'écria-t-il, vous n'executerez pas un si lâche dessein ! A ces mots, il porte l'épée contre les reins de Sylviane ; & si le guide ne fût survenu, & n'eût crié que c'étoit Sylviane, il l'auroit percée. Sylviane s'entendant nommer, tourna incontinent la tête ; & voulant rendre à son cher Andrimarte la joye dont son artifice l'avoit privé : Comment, Andrimarte, lui dit-elle, vous ne connoissez plus Sylviane ? Est-ce ainsi que vous payez tout ce que j'ai souffert en vous cherchant. Andrimarte la regarde attentivement, & comme elle avoit ôté son mouchoir, il la reconnoît, aussi bien que la femme d'Andrenic & leur guide. Méchante, dit-il alors, en la recevant entre ses bras, de quel crime vouliez-vous me punir, lorsque vous avez inventé une si funeste nouvelle ? Sylviane fut long temps à ne répondre que par ses caresses ; enfin elle lui raconta ce qui s'étoit véritablement passé depuis son départ.

 Andrimarte ayant sçu jusqu'où Childeric avoit porté l'insolence, résolut de se retirer promptement dans la gaule Armorique, & de tirer vengeance d'un attentat si horrible. Mais persuadé qu'il y auroit à lui une sorte d'ingratitude de partir sans avoir remercié la reine Methine des faveurs dont elle l'avoit comblé Sylviane & lui, il reprit le chemin de la cité des rhemois. Mais, madame, qu'il est bien vrai que la fortune fait quelquefois rencontrer le naufrage, où l'on esperoit de trouver un port assuré ! Andrimarte n'avoit plus qu'une demie journée de chemin pour arriver à la cité des rhemois, lorsqu'il pria Sylviane de passer à l'ombre de quelques saules la grande chaleur du jour. Sylviane qui ne songeoit qu'à lui plaire, descendit à l'instant. Andrimarte mit aussi pié à terre. Ils s'assirent dans une prairie qui étoit près du grand chemin, sous des arbres qu'arrosoit un petit ruisseau ;& ce lieu leur paroissant très-agréable, ils résolurent d'y rester jusqu'à ce que la chaleur fût tombée. Il commençoit à jouir du plaisir de revoir sa chere Sylviane, lorsqu'il entendit un cliquetis d'épées. A peine il eut tourné la tête, qu'il apperçut dans la prairie voisine deux hommes qui sembloient acharnés à s'ôter mutuellement la vie. Et jugeant qu'il devoit les separer, il saute le petit canal, & s'avance l'épée à la main. Celui des combattans qui étoit le plus offensé, voyant Andrimarte s'approcher, se jette en furieux sur son ennemi, & lui fait une blessure mortelle. Il se sauve aussi-tôt ; & tout ce que put faire Andrimarte, fut d'arriver à temps pour soutenir le blessé ; qui lui dit à mots entrecoupés : Chevalier, qui que tu sois, sçache que tu me vois justement puni, & que mon vainqueur a vengé un outrage qui le deshonoroit. Cependant Sylviane qui avoit suivi son époux, arrive, & rompt son mouchoir pour bander la playe. Mais lui desesperant de sa vie, & levant les yeux au ciel, puis les portant sur Andrimarte : Envain, lui dit-il d'une voix tremblante & entrecoupée de sanglots, votre bonté s'efforce de me secourir : mon trépas est inévitable ; mais afin que ce bienfait ne soit pas inutile, permettez qu'il serve à justifier mon ennemi : Je lui pardonne ma mort, comme je souhaite qu'il oublie l'offense que je lui ai faite autrefois. A ces mots, il demeure froid entre les bras d'Andrimarte. Le chevalier fut affligé de cet accident ; mais n'y pouvant apporter de remede, il reprit son épée, & donnant la main à sa chere Sylviane, il revint trouver les siens, & poursuivit sa route.

 Lorsqu'ils eurent fait environ une demie lieue, ils rencontrerent un grand nombre d'hommes à cheval. Ceux-ci voyant Andrimarte & Sylviane marqués de sang en plusieurs endroits, commencerent à murmurer entr'eux ; puis s'étant separés, les uns suivirent des yeux Andrimarte, & les autres s'avancerent pour tacher d'apprendre des nouvelles du malheur qu'ils soupçonnoient. Mais à peine ils eurent trouvé le corps de Cleosidor (c'est ainsi qu'il se nommoit) qu'ils le firent emporter. Et s'imaginant que ceux qu'ils avoient rencontrés étoient les assassins, quelques-uns d'eux poussent leurs chevaux, pour en avertir ceux qui suivoient Andrimarte ; puis tous ensemble ils se saisissent de lui & de Sylviane, avant qu'ils eussent seulement pensé à se défendre.

 Jugez, madame, quelle fut leur surprise, & sur tout lorsqu'un veillard s'adressant à Andrimarte, lui dit transporté de colere : Miserable assassin, tu croyois peut-être cacher en ce lieu écarté le crime que tu as commis en tuant mon fils ; mais les dieux l'ont permis autrement, & avant que deux jours soient expirés, tu éprouveras toi & tes complices la rigueur des loix.

 Andrimarte comprit aisement qu'on le soupçonnoit auteur du meurtre dont il n'avoit été que le témoin ; mais croyant qu'il devoit plus tôt répondre aux injures du vieillard que faire valoir son innocence, en racontant ce qu'il avoit vû, il lui dit : Je ne suis ni assassin, ni homicide de ton fils ; mes actions démentent tout ceux qui osent me soupçonner de quelque perfidie. Alors le vieillard se laissant emporter, tire du fourreau la même épée que l'on avoit ôtée à Andrimarte, & lui eût percé le sein, si l'on n'avoit arrêté son bras, en lui representant que le coupable devoit périr par la main du bourreau. Sylviane fut si effrayée qu'elle perdit connoissance. On prit pour un effet de ses remords l'état où elle parut. La femme d'Andrenic étoit plus pâle que la mort ; & comme parmi ses soupirs elle laissoit quelquefois échaper le nom de madame, on s'imagina que la crainte du supplice lui avoit troublé le jugement.

 Ils furent donc conduits dans la ville de Fisme, non loin de celle des rhemois. On les enferma dans une tour, où les rayons du soleil ne pénetrerent jamais. Je passe sous silence, madame, les regrets de Sylviane, & les déplaisirs d'Andrimarte ; je vous dirai seulement de quelle maniere ils furent délivrés.

 Le meurtrier de Cleosidor s'étoit déguisé en berger dans le plus prochain village ; mais ayant sçu vers la nuit, que le chevalier qui avoit tenté de les separer étoit arrêté comme coupable, il crut devoir plus tôt mourir que de souffrir qu'Andrimarte fût puni de son crime. Dans cette résolution, il prend le chemin de la cité, & s'étant un peu reposé durant la nuit, il arrive au palais de la reine Methine, lorsqu'elle alloit au temple à l'occasion d'un sacrifice qu'elle faisoit offrir pour Childeric. Dès qu'il l'apperçut, il s'avança, & prit si bien son temps, qu'il fut à ses piés avant que l'on eût pû l'en empêcher. La reine dont la bonté est extrême, s'arrêta incontinent, & jettant les yeux sur ce berger, elle lui demanda ce qu'il vouloit. L'étranger répondit : Madame, je vous demande la vie, & je vous supplie d'entendre les raisons qui peuvent déterminer votre majesté à me l'accorder. Quel crime as-tu commis qui merite la mort, ajouta la reine ? Mon crime, repliqua-t-il, est d'avoir ôté la vie à un homme qui m'avoit ôté l'honneur. Comment, reprit la reine, connoît-on aussi dans vos hameaux les loix de l'honneur ! Madame, dit-il, je ne suis point berger, je n'ai pris cet habit que pour approcher plus surement de votre majesté. La reine jugea bien qu'il y avoit ici quelque mystére, qui demandoit un examen plus sérieux. Elle promit au berger d'entendre ses raisons après le sacrifice, & de lui faire justice alors.

 A peine l'étranger se fut levé, qu'il se vit environné d'un nombre infini de chevaliers, qui ne le quitterent plus, qu'après qu'ils eurent appris son aventure. Le sacrifice étant achevé, il fut introduit dans l'apartement de la reine ; & dès qu'elle lui eut commandé de parler, il lui dit que Cleosidor & lui avoient servi ensemble une jeune beauté, & que Cleosidor ne pouvant souffrir les refus qu'il en essuyoit, avoit résolu par un mouvement de jalousie de le deshonorer : que dans cette vue il avoit assemblé quelques amis, & qu'un jour l'ayant rencontré seul, ils avoient saisis un moment où il étoit sans défense, pour le maltraiter, & & qu'ils l'avoient laissé pour mort au milieu de la rue. Il raconta ensuite comment il avoit été gueri, & comment il étoit venu chercher Cleosidor dans son propre pays : qu'il lui avoit assigné le lieu du combat, & qu'enfin il avoit lavé sa honte dans le sang de son ennemi.

 Mais, madame, ajouta-t-il, il est arrivé depuis un malheur, qui me touche infiniment. On a arrêté comme coupables de cet homicide deux chevaliers qui étoient venus pour nous séparer. On les a conduits dans les prisons de Fisme. J'ai craint qu'ils ne pussent prouver leur innocence ; & c'est pour cela que j'ai pris le parti d'implorer votre clemence pour moi. Je vous supplie donc, madame, d'ordonner de moi ce qu'il vous plaira ; mais daignez arrêter les violences dont, on pourroit user envers des personnes qui ne sont point coupables.

 La reine promit de lui pardonner, s'il verifioit ce qu'il avoit dit ; & à l'instant elle commanda qu'on lui amenât de Fisme les prisonniers que le pere de Cleosidor avoit arrêtés. Cet ordre fut si promptement executé, qu'Andrimarte & Sylviane furent conduits le même jour au palais. Dès qu'Andrimarte parut, la reine lui marqua tant de bonté, que le pere de Cleosidor en fut surpris. Cependant il se jette aux piés de la reine, & lui demande justice du meurtre dont il soupçonnoit le chevalier. La reine les fit entrer dans son cabinet, & dit tant de choses au vieillard pour la justification d'Andrimarte, qu'elle le persuada enfin de son innocence.

 En même-temps Andrimarte ayant appris de la reine ce qu'avoit fait l'étranger, lui raconta les circonstances du combat, & lui rapporta si fidellement les paroles du mort, qu'à l'exemple du fils le pere crut devoir pardonner au vainqueur.

 Il étoit déja tard, lorsque la reine congedia le pere de Cleosidor. Et dès qu'elle se vit seule avec Andrimarte, le souvenir de Childeric lui fit répandre des larmes. Andrimarte en fut touché ; & quelque sujet qu'il eût de songer à la vengeance, il fut obligé d'accorder aux larmes & aux prieres de la reine le pardon qu'elle lui demandoit pour son fils. Elle s'informa ensuite où pouvoit être Sylviane, à quoi Andrimarte répondit, qu'elle s'étoit retirée dans la gaule Armorique, & qu'elle lui avoit envoyé un de ses freres pour lui apprendre tout ce qui s'étoit passé. La reine commanda aussi-tôt qu'on le fit entrer ; & dès que Sylviane l'eut saluée : En verité, dit-elle à Andrimarte, je n'ai jamais vu un si beau chevalier, ni personne qui ressemble autant à Sylviane. Puis s'adressant à Sylviane même : Chevalier, continua-t-elle, quelles nouvelles m'apprendrez-vous de votre sœur ?

 A ce mot, Andrimarte ne voulant pas tenir plus long-temps la reine dans l'erreur où elle étoit : Elle ne peut, dit-il, vous en donner de plus sures que celles qu'elle vous apporte elle-même sous cet habit qu'elle a été obligé de prendre pour se dérober à la violence de Childeric. En même-temps, il prend Sylviane par la main ; & celle-ci se jettant encore une fois aux piés de la reine en reçut tout l'accueil que lui permettoit son affliction extrême. Elle leur dit ensuite que Childeric avoit passé depuis quelques jours, & qu'il paroissoit touché de repentir. Mais Sylviane ne croyant la vie d'Andrimarte en sureté, que lorsqu'il seroit dans la gaule Armorique, demanda à la reine la permission de partir le lendemain. Lorsqu'ils eurent pris congé de Methine, elle envoya pour Sylviane des pierreries & de riches habits, & pour Andrimarte, un char attelé de six chevaux superbes. Ils partirent de bonne heure, & la fortune lasse enfin de les persecuter, permit qu'ils arrivassent heureusement dans leurs états.

 Andrimarte qui sçut avant son départ que j'étois retenu dans le palais par mes blessures, prit la peine de me visiter ; je lui appris le détail du combat où j'avois été blessé, & il me raconta ce que vous venez d'entendre. Quelques jours après les myres m'ayant assuré que je pouvois me mettre en chemin, j'allai prendre congé de la reine. Elle me demanda si je sçavois les moyens que Guyemans vouloit employer pour rétablit. Childeric ; & je lui dis que Guyemans esperoit que Gilon se feroit hair par son avarice, & qu'il avoit dessein de l'engager à quelque action violente contre la noblesse ; après quoi il comptoit de persuader au peuple de rappeller Childeric. Je me rendis donc à Paris auprès de Guyemans. Il fut d'avis que je ramenasse vos troupes ; & moi j'avois résolu de les licentier à Moulins ; mais ayant reçu dans ce même-temps les lettres que Fleurial m'apportoit de votre part, je conservai ces troupes pour les employer à votre service.»

 Lindamor ayant fini, la nymphe se leva, & les princes se disposerent aussi à se retirer. Amasis les accompagna malgré toutes leurs oppositions ; & laissant à Galatée le soin de conduire Rosanire & les autres dames dans leurs appartemens, elle les supplia tous de disposer de tout ce qui étoit en sa puissance, puisqu'elle ne possedoit rien dont elle ne fût redevable à leur courage & à leur affection.

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LIVRE QUATRIÈME.



 De's que le jour parut, Ligonias partit ; & la belle Astrée s'éveilla. La bergere avoit encore couché ce soir là dans la maison d'Adamas, parce qu'elle ne pouvoit s'éloigner de sa chere Alexis. A peine elle eut ouvert les yeux, qu'impatiente de la revoir, elle entra incontinent dans sa chambre, mais sans faire de bruit. Le berger qui ne dormoit pas, remarqua la discretion d'Astrée, & feignit de dormir pour s'instruire mieux de ses mouvemens secrets. Il vit sa bergere se jetter à genoux, & lui baiser plusieurs fois la main. Il entendit ensuite qu'elle disoit en soupirant : «Helas que ne m'est-il permis d'embrasser ainsi celui que tu me representes !» A ces mots, elle gardoit le silence ; puis reprenant la parole : «Contentons-nous, ajouta-t-elle, du peu de bien que les dieux nous accordent ; & puisqu'il nous est défendu d'embrasser Celadon sous ses traits véritables, adorons du moins ces traits en memoire de Celadon.» En prononcant ces mots, elle l'embrassa encore ; mais elle demeura si long-temps attachée sur ses levres, que le berger se laissant transporter à l'excès du plaisir, ne put s'empêcher de pousser des soupirs, & d'ouvrir les yeux.

 Astrée s'en étant apperçue : «Pardonnez, lui dit-elle, ma belle maitresse, si j'ai eu l'indiscretion de vous éveiller. Alors Celadon, pour mieux feindre qu'il avoit dormi : «Je suis ravi, lui dit-il, que vous ayez pris la peine de me visiter ; mais dites moi, continua-t-il, s'il y a long-temps que vous êtes entrée. Il n'y a qu'un instant, répondit-elle ; je n'ai eu que le temps de vous donner deux baisers. Amour l'a permis ainsi, reprit Celadon ; il sçait que vos faveurs me sont si précieuses, que je serai toujours plus satisfaite de les obtenir sous la verité, que sous... Mais, ajouta Alexis, en faisant asseoir Astrée sur son lit, qui peut vous avoir rendu si diligente ? Mille inquietudes, repliqua la bergere ; & si vous n'y apportez quelques remedes... Dieux, s'écria Alexis en soupirant, c'est de vous que j'en attends ! De moi, reprit la bergere ? En quoi pourriez-vous en avoir besoin ? Pour nous rendre inseparables, répondit Celadon. Helas, dit Astrée, je n'ai point d'autre ambition ; mais il me semble que la chose dépend bien plus de vous que de moi ? Nullement, répondit Celadon, votre seul consentement est ici necessaire. Je vous le donne dès-à-present, dit Astrée, & je supplie les dieux de ne point traverser mes desirs. Il ne faut donc plus qu'une chose, repliqua le berger ; c'est que vous me commandiez... A ce mot, il rougit, & comme il ne pût achever, Astrée jugea qu'il lui étoit survenu quelque accident. Ma maîtresse, lui dit-elle, que vous est-il arrivé ?»

 Adamas entra dans ce moment, & le tira d'intrigue. La joye qu'il en ressentit parut aussi-tôt sur son visage ; & Astrée le remarquant : «Mon pere, dit-elle en s'adressant à Adamas, vous êtes un excellent myre, puisque vous guerissez les malades par votre seule presence.» Ces paroles inquieterent Adamas ; & s'étant approché de Celadon, ce berger lui dit à l'oreille le peril d'où son arrivée l'avoit tiré. Mais Adamas jugeant qu'il étoit temps de détromper Astrée, résolut de faire ce que n'avoit osé Celadon. Et de peur qu'il ne le traversât, il ne lui dit rien de son dessein. Il fit donc remettre Astrée à sa place, & s'étant assis près du lit, il parla en ces termes à la bergere : «Vous ne pouvez, Astrée, douter sans injustice de ma tendresse pour vous ; je m'assure donc que vous prendrez mes conseils en bonne part. Or il faut que vous sçachiez, Astrée, que la druide que vous voyez ici est le même que...» Il alloit ajouter Celadon, lorsqu'il vit entrer Diane & Phylis. Aussi-tôt il prit la main d'Astrée, & la lui serant un peu, il lui dit à l'oreille : «Ce que j'avois à vous communiquer demandoit moins de témoins. Vous le sçaurez mieux dans une occasion plus favorable. Maintenant entretenez vos compagnes, tandis que j'instruirai Alexis de ce qu'elle doit faire, pour vous emmener avec elle chés les carnutes où vous desirez si fort de la suivre.» Astrée alla donc au devant de ses compagnes. Dès qu'elles eurent salué Adamas & Alexis, elles allerent s'asseoir dans un coin de la chambre, où Astrée leur par la ainsi : «Il est bien vrai, mes compagnes, ce que l'on dit communement, que les biens & les maux ne marchent jamais seuls ; il n'y a que deux jours que j'étois dans le dernier accablement, & depuis la mort de Polemas, chaque instant m'amene quelque nouveau sujet de satisfaction. Vous n'avez pas besoin, répondit Diane, de nous parler de votre joye, elle est assés peinte sur votre visage ; mais, ma sœur, ajouta-t-elle, qui peut la causer ? L'esperance qu'Alexis m'emmenera bientôt. Je m'imagine que vous me regreterez un peu ; mais Silvandre & Lycidas vous auront bientôt consolées. Je l'avouerai, dit Phylis, s'il me falloit choisir entre vous & Lycidas, je préfererois sans doute la compagnie de mon berger à la votre ; & pour le dire entre nous, je crois Diane trop sensée, pour penser autrement que moi ; mais s'il m'étoit possible de vous avoir avec Lycidas, je n'aurois rien à desirer. Si le ciel, reprit Astrée, m'avoit permis de vous posseder avec Celadon, ma joye étoit parfaite ; mais puisque les Dieux m'ont envié ce bonheur, il faut que vous souffriez la perte d'une sœur, comme j'ai souffert celle d'un amant. Pour moi, ajouta Diane, je vous regreterois plus que tous les hommes ensemble ; & quoique je cherisse Sylvandre, je dirai bien avec verité... Prenez garde, interrompit Astrée, en lui mettant la main sur la bouche, vous devez aimer ce berger plus que personne au monde.»

 C'est ainsi qu'Astrée disposoit insensiblement ses compagnes à leur séparation ; tandis qu'Adamas préparoit de son côté Celadon à se faire connoître enfin à sa bergere. Et Celadon se souvenant qu'ils avoient été interrompus : «Mon pere, lui dit-il, il faut bien que quelque fatalité s'oppose à votre dessein : si Diane & Phylis n'étoient point arrivées, nous sçaurions maintenant ce que je dois esperer de ma feinte. Peut-être, dit Adamas, les dieux ne veulent pas que ce soit ici qu'Astrée revoye son berger. Je prendrai donc aujourd'hui congé d'Amasis, puisqu'aussi bien je ne lui suis plus utile, & j'enmenerai les bergers & les bergeres chés moi. Là nous songerons à prendre le moment le plus favorable pour vous rendre avec usure les biens que vous avez perdus.»

 Celadon demeura quelque temps interdit ; & Adamas lui demandant la cause de son silence, il répondit avec un grand soupir : «Mon pere, s'il est vrai que nous ayions jamais quelque pressentiment de l'avenir, je présage des maux biens funestes. Ce n'est pas, quoiqu'il arrive, que je ne vous aye toujours une extrême obligation. Disposez donc de moi, & si je vous desobéis, je consens à passer pour le plus ingrat des bergers. Mon fils, lui dit Adamas satisfait de cette réponse, souvenez-vous que si vous ne possedez pas votre bergere, vous ne pourez vous en prendre à moi.» A ces mots, il embrassa le berger, puis il prit congé de la compagnie, & se rendit au château.

 A peine il étoit sorti, qu'Astrée impatiente de sçavoir ce qu'Adamas avoit dessein de lui dire, se jetta sur le lit d'Alexis, & la conjura de lui éclaircir ce mystére ; mais Celadon lui dit des choses si differentes qu'elle n'en put rien sçavoir. Diane & Phylis s'approcherent aussi ; & Leonide étant entrée presque en même-temps, elle mena les bergeres dans une autre chambre, pour donner le temps à Celadon de s'habiller.

 Déja le druide étoit arrivé au château. Dès qu'il put voir la nymphe, il lui representa si bien la nécessité où il étoit de s'en retourner, qu'elle le lui permit, à condition pourtant qu'il reviendroit dans peu de jours. Ensuite, sans voir Galatée, de peur qu'elle ne lui demandât des nouvelles d'Alexis, ou de Celadon, il vint chés Clindor, où étoient déja Astrée, Alexis, Phylis, Diane, & avec elles tous les autres bergers & bergeres. Il leur communiqua le dessein qu'il avoit de les enmener, & il les trouva tous disposés à partir, dans l'impatience où ils étoient de revoir leurs troupeaux. Le seul Clindor en parut affligé. Il recommanda son fils à Lycidas, & lui fit promettre cent fois qu'il viendroit le revoir. Après quoi il embrassa Phocion, mais sans lui dire adieu dans sa maison. Malgré sa vieillesse, il voulut les accompagner jusque hors de la ville, & ce fut là qu'il consentit à recevoir leurs remercimens.

 Adamas qui s'étoit préparé à les bien recevoir, les conduisit d'abord dans une sale, où ils trouverent des rafraichissemens ; puis les ayant menés dans sa galerie, il expliqua aux uns des tableaux, & fit admirer aux autres la beauté des peintures.

 D'un autre côté Amasis n'oublioit rien pour traiter splendidement les princes, dont le secours lui avoit été si utile. Ce jour là même elle leur communiqua la crainte où elle étoit que Gondebaut n'armât de nouveau ; mais Sigismond, Rosileon, & Godomar la tranquiliserent à cet égard, en lui protestant de ne la point abandonner qu'elle ne fût absolument paisible. La nymphe s'étant ensuite retirée dans son cabinet, les princes & les chevaliers s'approcherent des nymphes & des dames.

 Sigismond tira Dorinde à l'écart, & lui tint ce discours : «Quelque sujet que vous eussiez, belle Dorinde, de croire les hommes inconstans, je me flate maintenant que vous excepterez Sigismond. Seigneur, lui répondit Dorinde, vous avez fait pour moi infiniment plus que je ne merite ; mais que vous soyiez pour cela plus fidele que les autres hommes, permettez-moi d'en douter. Qui sçait si vous serez à l'avenir aussi constant que vous l'avez été ? Ah si vous m'aimiez, dit le prince, vous n'auriez pas cette défiance ! Non vous ne m'aimez point assés. Que si je ne vous ai point suffisamment prouvé mon amour, commandez, & je proteste que j'obéirai. Dans le rang que vous tenez, reprit Dorinde, ce n'est pas à moi à vous faire des loix ; mais si vous m'aimez, il me semble que c'est l'amour qui doit vous en prescrire. Si je vous aime, Dorinde ! Et qui n'aimeroit pas ce qu'il y a de plus parfait dans l'univers ? Je le voudrois, Seigneur, pour vous être plus agréable, repartit Dorinde ; mais telle que je suis, je me sens une inclination extrême à vous honorer. Oui, interrompit Sigismond, après cette assurance, je m'estime le plus heureux des hommes ; & vos sentimens me sont mille fois plus chers que le sceptre de mon pere.

 Ah dieux, s'écria Dorinde en soupirant, que le sceptre de Gondebaut, & votre amour peuvent difficilement, & votre amour peuvent difficilement compatir ensemble ! Vous ne serez pas plus tôt assis sur le throne, que Dorinde sera oubliée. Il me semble, répondit le prince, que mes sermens devroient vous avoir guerie de ces soupçons qui m'affligent. Croyez-moi, belle Dorinde, ma passion est legitime, & je la sçaurai conserver aussi pure dans la jouissance de l'empire. Que ne puis-je dès à present disposer de moi-même, pour vous en convaincre mieux ; mais étant sous la puissance d'un pere, & d'un pere irrité, je ne puis que vous promettre d'unir ma destinée à la votre, aussi-tôt que j'en aurai la liberté.»

 Dorinde, que flatoit le titre de reine, s'imaginant que le prince pourroit égaler sa fortune à son ambition, se rendit à ces promesses ; & laissant voir sur son visage un peu de honte mêlé avec une joye infinie, elle répondit : «Seigneur, mes sentimens pour vous ne doivent point leur naissance aux grandes esperances que vous me donnés. C'est votre personne seule que j'aime, & non pas votre personne seule que j'aime, & non pas votre grandeur ; mais puisque vous avez assés de retour, pour vouloir partager avec moi la gloire où vous êtes appellé, j'accepte l'offre que vous daignez m'en faire ; & je proteste que je ne disposerai de moi que selon votre intention : voici, dit-elle en rompant la bague qu'elle tenoit du prince, le symbole de notre union. Le temps que ces pieces demeureront séparées, marquera notre absence ; & quand vous pourrez accomplir votre promesse, leur union fera la notre aussi.»

 Alors Sigismond prenant une moitié de la bague, & la baisant plusieurs fois : «Je jure, dit-il, que je croirai toujours Dorinde fidele, jusqu'à ce qu'elle m'ait renvoyé par mépris l'autre moitié qui lui reste ; & je consens qu'elle ait de moi la même opinion.» En même-temps il lui prit la main, & la portant contre son cœur : «Belle Dorinde, lui dit-il, vivez assurée que ce cœur que vous touchez est beaucoup plus à vous qu'à moi-même, & que je mourrois plus tôt mille fois que de vous manquer de fidelité.» Dorinde ne répondoit rien ; mais leurs regards se confondant alors, ils se jurerent ainsi de nouveau un amour éternel. Dorinde fut la premiere qui baissa la vûe, & rougissant un peu d'avoir si long temps parlé à Sigismond, elle le supplia de s'approcher du reste de la compagnie.

 Cependant Lindamor avoit profité du temps. Dès qu'il vit que Rosileon s'étoit approché de Rosanire, & que Sigismond entretenoit Dorinde, il se mit auprès de Galatée, & lui representa si bien ce qu'elle devoit à ses travaux, qu'il obtint la permission de la rechercher publiquement Il étoit persuadé qu'Amasis lui seroit favorable ; mais avant que de lui parler, il crut devoir consulter Adamas, dont il étoit aimé, & qu'il sçavoit avoir la confiance de la nymphe. Il s'ouvrit donc sur cela à Galatée ; & la nymphe ayant approuvé son dessein, il fit chercher Adamas. Mais comme on lui eut rapporté qu'il étoit parti : «Vous verrez, dit Galatée, qu'il aura reconduit dans leurs hameaux les bergers que Clindor avoit dans sa maison. Je suis bien fâchée qu'il ne m'en ait rien dit ; mais je veux prier Ligdamon de l'aller trouver, & de l'engager à revenir au plus tôt.» Incontinent, elle fit signe à Ligdamon qui s'entretenoit avec Sylvie ; & le chevalier ayant reçu les ordres de Galatée, alla monter à cheval.

 Quelque temps après Amasis voulut aller prendre l'air de la campagne. Elle ordonna qu'on attelât ses chars, & s'étant mise dans l'un avec les trois princes, Galatée, & Dorinde, elle commença par visiter le lieu où Polemas avoit campé. Elle passa ensuite dans la plaine, où le sang du rebelle paroissoit encore ; & se rappellant ses frayeurs passées, elle leur racontoit le trouble dont elle fut agitée durant le combat. Enfin, après avoir fait plusieurs tours, elles les ramena au château.

 Ligdamon cependant arriva chés Adamas, qu'il trouva se promenant dans sa galerie avec les bergers. Le druide fut un peu surpris à son aspect ; il craignit qu'il ne fût arrivé quelque nouveau desordre ; mais Ligdamon le rassura bientôt, en lui apprenant qu'il ne venoit que pour l'engager à revoir incessament Galatée. Adamas se détermina donc à partir le lendemain de bonne heure, pour se trouver au lever de la nymphe, & pria Ligdamon de rester jusqu'à ce temps. Il le mena ensuite où étoit la compagnie. Ils trouverent Circène, Palinice, & Florice auprès de Phylis, à qui Circène parloit de la sorte : «Mais, belle bergere, puisque les dieux vous ont choisie pour nous rendre le repos que nous leur demandons depuis si long temps, pourquoi differez-vous le secours que nous attendons ? ne craignez-vous point qu'ils vous punissent des maux que nous souffrons depuis que vous avez pû les guerir ? Belle bergere, répondit Phylis, j'y consens, si je vous refuse jamais le soulagement qui dependra de moi ; mais daignez considerer que votre repos dépend encore de deux personnes qu'il n'est pas facile de rencontrer ; cependant je vous promets de m'y employer lorsqu'il en sera temps, & que les dieux nous feront connoître leur derniere volonté.»

 Adamas ne comprenant rien à ce discours, pria Phylis de lui expliquer cette enigme. «Ces belles filles, répondit Phylis, sont venues chercher en Forest par l'ordre d'un oracle, les soulagemens qu'elles desirent aux maux qu'amour leur fait souffrir. Voici l'oracle, afin que vous sçachiez de qui elles doivent attendre ce soulagement.»


Le mal des trois en Forest finira
Par le mort vif, & par qui trouvera
 Le même bien qu'elle rejette.
Ecoutez ce qu'elle ordonnera,
 Elle est mon fidele interprete.

 «Or, mon pere, continua-t-elle, j'ai sçu cet oracle il y environ une lune, que je le leur recitai, & que je les suppliai en même temps de me raconter leurs aventures ; mais une consideration particuliere m'ayant empêché d'en entendre le détail, je les ai priées d'en remettre le recit à une occasion plus favorable, & maintenant elles me prioient de les écouter.» Adamas ignorant de quelle maniere Phylis avoit appris cet oracle ; mais l'attribuant à une espece de prodige, dit à Circène : «Je connois bien, ma belle fille, que ce jour terminera vos differends ; vous avez déja trouvé qui doit vous juger, & je ne voi plus de difficulté. Et d'abord, sans sortir d'ici, vous pouvez rencontrer les deux autres personnes qui doivent être les arbitres de votre sort ; & par ce mort qui sera vif, les dieux ont entendu sans doute...» Il voulut nommer Alexis, mais faisant reflexion qu'il trahiroit le secret du berger, il s'arrêta & nomma incontinant Ligdamon. «Vous sçavez, continua-t-il, que nous l'avons pleuré comme mort, & que lui-même il a cru mourir, lorsqu'il prit un assoupissant pour du poison. Cette autre à qui l'on rendra malgré elle le bien qu'elle aura voulu perdre, est Celidée, à qui Damon veut rendre la beauté qu'elle s'est ravie, quelque obstacle qu'elle y ait apporté.

 Mon pere, dit Palinice transportée de joye, quelle doit être notre reconnoissance pour un si grand bienfait ? Vous nous avez éclairci ce qui nous sembloit inintelligible. Il ne reste plus que de sçavoir à qui de nous trois le sort ordonnera de parler ; car nous ne doutons plus que ce ne soit ici le lieu où nous devons retrouver notre premiere tranquillité. Rien de plus facile, répondit Adamas, qui étoit ravi d'amuser Ligdamon ; mettons vos noms dans un chapeau, & le premier que Phylis tirera sera le nom de celle à qui les dieux ordonnent de parler.» Elles y consentirent, & le druide écrivit leurs noms dans trois petits billets qu'il mit dans un chapeau tout pliés. Phylis à qui il les presenta, tira le nom de Florice ; & toute la compagnie s'étant assise, Florice commença de la sorte, après avoir regardé doucement Phylis.



SUITE DE L'HISTOIRE
DE CIRCENE, DE PALINICE,
ET DE FLORICE.



 «S'il falloit, belle & discrete Phylis, que je vous racontasse en détail nos démêlés, je doute qu'une journée entiere me suffît ; mais je sçai qu'Hylas est depuis long temps dans cette contrée, & je ne doute point qu'il ne vous ait quelque fois parlé de nos affaires. Je ne vous dirai donc que les principales circonstances, afin que vous jugiez mieux des mouvemens de notre ame, & que vous ordonniez qui de ces chevaliers doit obtenir notre amour. Circène, Palinice, & moi, nous avons deux freres, & puisqu'il le faut dire, deux amans, du moins s'il en faut croire les sermens des hommes. Mais pour mieux vous faire entendre une affaire aussi embarrassée, j'ai tracé exprès cette figure.»

Freres. Amans. SILENE.
LUCINDOR. de
CIRCENE. CLORIAN.
ALCANDRE.
CLORIAN.
CERINTE. de PALINICE. SILENE.
AMILCAR.
ALCANDRE.
AMILCAR. de
FLORICE. LUCINDOR.
CERINTE.

 «Or dans cette confusion nos interêts sont si mêlés, que Circène ne peut rendre auprès de moi de bons offices à Lucindor, sans desobliger Cerinte qui est frere de Palinice, & sans craindre que pour se venger, il ne la ruine auprès de Clorian. Palinice ne sçauroit parler à Circene en faveur de Clorian, sans me déplaire dans la personne d'Alcandre, & sans m'obliger à lui ravir Amilcar. Et moi je ne puis aider la passion d'Alcandre & d'Amilcar, sans troubler le repos de Circène & de Palinice, qui auroient droit de m'enlever, l'une Lucindor, & l'autre Cerinte. Voilà ce qui nous a fait vivre durant quelque temps dans une contrainte insuportable ; & jugeant bien que cela même pourroit nous brouiller enfin, nous recourumes tous ensemble à l'oracle, & nous en eumes d'abord cette réponse.»


Les six demeureront sans partir de ce lieu,
 Que le devoir, ou l'honneur ne l'ordonne.


Et pour les autres trois, l'oracle de ce dieu
 Ne répondra qu'à leur seule personne.

 «Et jugeant que l'oracle réservoit encore quelque chose pour nous, nous le consultâmes en particulier. Il nous rendit la réponse que les dieux vous ont aussi communiquée. Voilà le principal sujet de notre voyage. Et puisqu'il ne reste qu'à vous faire connoître en quels termes nous sommes avec ces chevaliers que vous voyez avec nous, je commence par Circène.

 Avant qu'Alcandre mon frere eût jetté les yeux sur elle, Clorian s'étoit si bien insinué dans ses bonnes graces par l'entremise de Palinice, que leur intelligence sembloit devoir être durable. Qu'Alcandre me pardonne, si la verité a sur moi plus d'empire que lui. Une secrete puissance me force d'avouer que Circène a toutes les obligations imaginables à Clorian. Il l'a servie le premier, lorsqu'elle étoit encore dans ses plus tendres années ; il lui a continué les mêmes soins dans sa jeunesse ; & c'est à ses entretiens qu'elle doit une partie de sa gentillesse.

 Un jour que Clorian étoit absent, j'allai visiter Circène ; je la trouvai d'abord un peu affligée de son absence. Bien qu'elle ne connût pas encore l'amour, elle ne laissoit pas d'en ressentir les premiers traits. Et lui ayant demandé depuis quel temps il s'étoit éloigné d'elle, je vous jure, dit-elle, que je ne l'ai pas compté. Comment, ajoûtai-je, lorsqu'on aime bien, on ne compte pas seulement les jours de l'absence, mais les heures & les momens. C'est, répondit-elle, ce qu'il ne doit pas attendre de moi : comment pourrois-je compter tant de choses, si je ne sçai pas même compter l'horloge lorsqu'elle sonne.

 J'étois souvent témoin de pareils entretiens. Nos maisons étant voisines, je voyois Circène presque tous les jours ; & Clorian lui-même prenoit plaisir à me redire ses réponses les plus naïves. Clorian se lassa enfin de servir un enfant, & jugeant qu'il falloit encore quelques années avant qu'elle pût connoître ce qu'elle devoit à son amour, il résolut de les employer à la guerre. Il partit dans ce dessein, & je me souviens de cette chanson qu'il fit alors.»


 Toi pour qui je fais des autels,
 Jeune beauté, que les mortels
 Considerent comme un miracle,
 Pardonne à mon éloignement ;
Et ne t'offense pas, s'il faut que cet obstacle
Trouble mon esperance, & ton contentement.


 J'ose esperer dans mes malheurs
 Que le ciel touché de nos pleurs
 Aura pitié de mon supplice :
 Et qu'enfin le temps & l'amour
Pour ne se rendre pas auteurs d'une injustice
M'accorderont bientôt la mort ou mon retour.


 Cependant, permettent les dieux
 Que les traits qui sont dans tes yeux
 Mettent les cœurs en esclavage.
 Mes rivaux me plairont alors,
Pourvu que tes desirs soient à mon avantage,
Et que ton amour croisse aussi bien que ton corps.

 «Cependant Clorian s'acquit une grande reputation, & lorsqu'il revint, il trouva Circène si parfaite, qu'il conçut pour elle une veritable passion. Elle étoit sortie de l'enfance ; & quoiqu'elle n'eût pas oublié le nom de Clorian, elle ne témoigna aucun souvenir de ses assiduités. Elle le reçut pourtant bien, & comme elle a l'esprit extrêmement doux, tous ses discours & toutes ses actions persuaderent au chevalier qu'il en étoit aimé. Le voilà donc parfaitement épris, & si Hylas vouloit raconter ce qui se passa depuis le retour de Clorian, il le pourroit mieux que moi. Je sçai que Clorian l'employa, & qu'il le trahit, au lieu de le servir auprès de Circène.

 Il y a long temps, dit Hylas, que j'ai raconté à ces bergeres toutes les extravagances que je fis alors. Mais la plus grande fut de vous aimer les unes & les autres plus que je ne devois. Je n'en parlerai donc point, reprit Florice ; je dirai seulement que vous ne futes pas long temps son rival, & que vous le laissâtes bientôt soupirer tout seul. Mais, notre juge, admirez comment le ciel dispose de nous. A peine Clorian fut délivré d'Hylas, qu'Alcandre mon frere revint du lieu où on l'avoit envoyé pour apprendre ses exercices. Dès qu'il vit Circène, il l'aima, & ses assiduités ne tarderent pas à rendre Clorian jaloux. En effet, Alcandre fut en peu de temps aussi bien dans l'esprit de Circène, que Clorian lui-même. Cependant Circène ne pouvant se résoudre à désobliger Palinice à qui elle avoit obligation, parce qu'elle avoit épousé son oncle ; & ne pouvant aussi haïr Clorian, quoique son humeur jalouse lui déplût autant, qu'elle aimoit la discretion d'Alcandre, elle a tellement tenu la balance entr'eux, qu'elle peut recevoir sans regret celui que vous lui donnerez par l'ordre des dieux.

 Pour ce qui regarde Palinice, comme nous étions un peu plus âgées que Circène, & que nous avions dès le commencement contracté la liaison la plus étroite, il m'est facile de vous raconter ce qui l'interesse. Dès que Silene en fut devenu amoureux, je le sçus plus tôt que Circène même ; car Palinice me consulta presqu'aussitôt qu'elle s'en fut apperçue. Pour moi, j'avoue la verité, je ne la détournai point de cette passion. Il me sembloit au contraire qu'il lui seroit glorieux d'être aimée d'un homme que tout le monde estimoit. Je trouvai Palinice asses disposée à suivre mon conseil, soit qu'elle eût déja quelque penchant à aimer Silene, ou qu'en effet elle rendît comme moi justice à son merite. Et dès qu'elle eut entendu mon avis, elle me tint ce discours :

 Ce n'est pas sans raison que je vous ai consultée ; sçachez que le lendemain qu'il eut dansé ce ballet où il representoit Narcisse chés la reine mere de Sigismond, il s'approcha de moi, & qu'après m'avoir entretenue de choses indifferentes, lorsque je l'eus loué sur la maniere dont il avoit dansé, il me dit : Ah, belle Palinice, ne m'en rappellez pas le souvenir ! je suis si honteux d'une faute que j'ai commise, que je mourrois sans doute, si je n'esperois de pouvoir la reparer. Moi, qui n'entendois point ce qu'il vouloit dire, je lui répondis que je n'avois point remarqué cette prétendue faute. Si elle a échapé aux autres, reprit-il froidement, elle ne m'en est pas moins sensible. Au lieu de feindre que j'étois amoureux de moi, je devois bien plus tôt representer combien veritablement je le suis de vous. Jugez de ma surprise ; car c'étoit, je vous le jure, le discours que j'attendois le moins.

 Cependant, ne pouvant faire autre chose, je rougis, & je lui répondis un peu en colere : quand vous eussiez changé l'objet de votre amour, vous n'auriez pas changé votre destinée ; & votre mort étoit également inévitable. En même temps je m'éloignai, pensant bien qu'il poursuivroit sa pointe ; mais nos compagnes s'étant avancées, il changea d'entretien, & se contenta de me donner une orange. Lorsque je fus seule, je disputai quelque temps en moi-même si je devois l'ouvrir. La curiosité l'emporta ; je la rompis en deux, & j'y trouvai ce billet.»


SILENE A PALINICE.



 Pardonnez-moi, belle Palinice, si j'use de ce stratagême pour vous découvrir mon amour. Si vous me l'accordez, ce pardon que je vous demande, je benirai l'artifice que ma suggeré ma passion ; & si vous avez quelque bonne volonté pour moi, je m'estimer ai le plus heureux des hommes.

 «Je pris d'abord la résolution de vous montrer ce billet, & de n'en rien témoigner à Silene, avant que d'avoir votre avis sur la maniere dont je devois me conduire. Voilà comment Palinice m'informa de la passion de Silene, & du penchant qu'elle avoit à la souffrir. Je secondai en quelque façon ce penchant, & je fis si bien qu'elle lui permit de la servir, mais avec un respect extrême.

 Silene continua depuis à la rechercher avec tant d'amour, & tant d'assiduité, que Palinice eût été bien insensible, si elle ne s'étoit laissé flêchir. Je me souviens qu'un jour il la suplia de lui accorder une faveur, en témoignage de son retour. Elle me consulta encore dans cette occasion ; & je lui répondis qu'étant assurée de son amour & de sa discretion, il étoit juste qu'elle lui fit connoître ses sentimens ; mais que je lui conseillois de l'éprouver dans quelque occasion, & d'essayer si son affection étoit aussi véritable qu'il la representoit.

 Palinice déterminée à me croire, lui fit d'abord un bracelet de ses cheveux, où étoient ces mots : Mieux le cœur que le bras. Et dès que Silene la vit, il la conjura de lui accorder enfin le bien qu'elle lui avoit permis d'esperer. Je consens, dit-elle, à vous donner un témoignage de mon affection ; mais je veux qu'à votre tour vous m'en donniez un de votre obéissance. Silene pour obtenir ce qu'il vouloit, auroit promis l'impossible : il jura tout ce qu'elle voulut. Alors Palinice lui dit : quand je vous aurai attaché au bras ce que je vous destine, je vous défens de l'examiner avant trois jours. Ah, madame, répondit-il ; pourrois-je obtenir de moi ce que vous exigez ! Hé bien, reprit Palinice, promettez-moi du moins que vous ne le verrez point ici. J'y consens, repliqua Silene, puisque vous l'ordonnez ainsi.

 A ces mots, Palinice lui ayant fait mettre son chapeau devant les yeux, elle attacha le bracelet. Silene mit ensuite un genou en terre, & prenant la main de Palinice : Belle main, dit-il, je jure par toi-même que je ne romprai jamais ces marques de ma captivité, ni les fers dont elles sont le symbole. Et sans attendre que Palinice lui répondît, il s'enfuit à l'instant. Dès qu'il fut entré dans son cabinet, il porta en même temps la bouche & les yeux sur l'endroit où il sentoit son bras pressé. Dieux, quel fut son étonnement, lorsqu'il remarqua que c'étoient des cheveux de Palinice, & qu'il lut les caracteres qu'elle y avoit tracés ! Oui, s'écria-t-il, belle Palinice, il est juste que cette faveur m'occupe mieux le cœur que le bras, puisque je ne vis que par elle, & que c'est dans mon cœur que reside ma vie ! Puis baisant mille fois le bracelet : Pardonnez, grands dieux, ajoutoit-il, si j'adore Palinice, & si je la regarde comme votre plus parfait ouvrage.

 Je ne fus pas long temps sans apprendre de Palinice que Silene avoit eu ce bracelet. Je lui conseillai donc, après lui avoir accordé une si grande faveur, d'essayer desormais par quelque artifice, s'il l'aimoit veritablement. Palinice me promit de m'en donner des nouvelles avant huit jours. Elle le fit ; & voici quel fut l'artifice dont elle usa.

 La reine avoit indiqué un tournoi ; Silene y fut invité par Lucindor, au nom de Sigismond. Le lendemain il en avertit Palinice. Charmée d'avoir trouvé cette occasion pour executer un dessein qu'elle avoit déja conçu, comme il lui dit que personne ne lui disputeroit la bague, puisqu'il la courroit pour l'amour d'elle : ce sera plus tôt vous, répondit Palinice, qui ne la disputerez à personne, car vous ne la courrez point du tout. Pardonnez-moi, madame, dit le chevalier, Sigismond me l'a fait ordonner par Lucindor. Et moi, repliqua Palinice, je vous le défens. Vous êtes trop juste, reprit Silene, & vous aimez trop ma reputation. Ah, Silene, j'ai donc bien peu de pouvoir sur vous. Nullement. Si votre service m'appelloit ailleurs, ou que je crusse que vous parlez serieusement, je proteste que j'aimerois mieux déplaire à Sigismond qu'à la belle Palinice. Si vous m'aimez enfin, vous ne courrez point. Je vous en dirai les raisons ce jour là même si vous êtes auprès de moi, tandis que les autres seront dans la carriere. Silene la pressa pour sçavoir ces raisons, mais envain, elle ne les sçavoit pas elle-même.

 Le soir même Silene se rendit à l'appartement de Sigismond, & comme il étoit uniquement occupé de la défense qu'il venoit de recevoir, il prit si bien ses mesures, qu'en badinant avec le jeune prince, il feignit que son pié avoit tourné. Il tomba à la renverse : on crut qu'il ne s'étoit point blessé ; mais quand on vit qu'il se relevoit avec peine, & qu'il se plaignoit, on s'approcha pour sçavoir où il s'étoit blessé. Il répondit qu'il s'étoit démis le pié. Le jeune prince le fit à l'instant reconduire chés lui, & lui envoya ses myres pour le guerir ; mais Silene qui ne vouloit pas être visité, leur fit accroire qu'un myre en qui il avoit confiance, avoit déja pensé sa blessure.

 Le bruit de ce prétendu malheur fut bientôt divulgué ; & Palinice ne fut pas la derniere à en être informée. Mais feignant d'en ignorer la cause, elle pria Cerinte de l'aller voir. Lorsque Silene sçut qu'il venoit de la part de Palinice : Assurez-la je vous conjure, lui répondit-il, que depuis qu'elle a ressenti mon mal, je n'en ai plus ressenti la violence, & qu'excepté le déplaisir de ne pouvoir accompagner Sigismond, rien ne m'afflige maintenant.

 Le jour destiné au tournoi étant arrivé, Silene se leve, & s'appuyant sur un bâton, comme s'il en avoit besoin pour se soutenir, il se rend chés Palinice, & l'accompagne dans une maison qui avoit vue sur la carriere. Sigismond arriva bientôt avec un grand nombre de chevaliers, qui après avoir long temps disputé le prix, le cederent enfin au jeune prince. Durant le tournoi, Palinice & Silene ne firent que s'entretenir ; & s'il est vrai ce qu'elle m'a dit depuis, tel fut à peu près leur entretien. Ils étoient appuyés sur une même fenétre, & Silene regardant sa maitresse, comme s'il eût été ravi de la voir si belle : quel service vous m'avez rendu, lui dit-il, en me défendant de paroître avec ces chevaliers, pour me placer auprès de vous ! Tel est souvent près du corps, qui est loin du cœur, répondit froidement Palinice. C'est un malheur inévitable, ajouta Silene, pour quiconque n'a pas plus de merite que moi.

 Ne dissimulez pas, repliqua Palinice, j'avoue que vous avez des qualités estimables ; mais je ne puis me persuader que l'on doive faire des extravagances pour l'amour de vous. Je vous jure, reprit Silene en souriant un peu, que je n'ai pas cette présomption ; & que si j'avois à desirer d'être parfaitement aimé, ce seroit de vous que j'adore, & qui seule pouvez me rendre la vie agréable. Ce desir vous abandonneroit bientôt ; car j'ai bien résolu d'avoir de l'indifference pour tous les hommes... Que dites-vous, madame, interrompit Silene ? avez-vous déja oublié les sermens que vous m'avez faits ? Je me souviens de toutes mes promesses, & si vous vous en souvenez aussi, vous verrez que pour avoir juré de vous aimer, je n'ai pas juré de haïr le reste des hommes. Je veux au contraire les aimer tous également. Ils pourront donc tous prétendre aux faveurs que j'ai obtenues de vous ? Et comment les estimerai-je si vous les rendez si communes ?

 Il se tut alors, pour entendre ce que Palinice lui répondroit ; mais voyant qu'elle s'amusoit ailleurs : Ah, cruelle, s'écria-t-il, pouvez-vous avoir changé en si peu de temps ? Est-ce ainsi que vous avez résolu de récompenser mon obéissance ? Je pense, dit Palinice en se tournant tout-à-fait de son côté, que vous croyez avoir beaucoup fait pour moi, parce que vous vous êtes privé aujourd'hui du plaisir que vous auriez eu au tournoi. Mais puisque vous avez si bonne opinion de vous, & que vous aspirez à de si grandes récompenses pour de si legers sujets, cherchez qui veuille vous les donner. J'y renonce pour moi, & je vous jure que je serai charmée que vous ne m'importuniez plus.

 Silene étonné de ce traitement, & ne sçachant quelle pouvoit en être la cause : Belle Palinice, lui répondit-il, si c'est mon amour qui vous importune, pardonnez-moi, je sens que je ne pourrai jamais vous épargner cet ennui ; mais si c'est ma presence, vous serez bientôt satisfaite ; & je proteste dès à present que je ne m'offrirai jamais à vos regards, sans être bien persuadé que vous le desirez. A ces mots, il voulut la quitter ; mais Palinice le rappella lorsqu'il ouvroit la porte pour s'en aller. Silene revient, & s'approchant de Palinice, elle lui dit de l'air du monde le plus dédaigneux : Puisque vous vous retirez, Silene, il n'est pas raisonnable que vous gardiez dans votre solitude une chose qui pourroit vous être desagréable : rendez-moi mon bracelet, car je veux le ravoir.

 C'est une satisfaction que je ne puis vous donner, répondit froidement Silene : j'ai juré de ne m'en défaire qu'avec la vie. Mourez ou vivez, dit Palinice, rien ne m'est plus indifferent, pourvu que j'obtienne ce que je demande. Beauté par jure, repliqua Silene, se pourra-t-il que votre rigueur me tue sans que j'en sçache le sujet ! Ne vous en prenez, répondit Palinice, qu'à votre peu de merite ; & si vous ne voulez me déplaire souverainement, hâtez-vous de me rendre ce bracelet. Mais, reprit Silene, vous me l'avez donné sans condition ; & si je n'ai rien fait qui me rende indigne de le posseder, n'est-il pas injuste que vous me le ravissiez ? C'est trop disputé, repartit Palinice en fronçant le sourcil... Eh bien perfide, interrompit Silene hors de lui-même ; & lui donnant son bras, rassassiez votre fureur, continua-t-il ; achevez le dessein que vous avez formé de me perdre. Je ne veux pas vous donner cet avantage, que vous puissiez me reprocher un jour que je me sois opposé à une seule de vos volontés. A ces mots, Palinice coupa le ruban qui attachoit le bracelet, & l'ayant mis dans sa poche : Allez, lui dit-elle, allez maintenant où vous voudrez ; vous m'aurez l'obligation d'avoir rompu vos fers, de vous avoir rendu la liberté. En même temps elle se remet à la fenêtre sans le regarder seulement ; & l'infortuné Silene se retire outré de douleur. Dans son transport il oublia qu'il étoit boiteux.

 En verité, dit Hylas, qui perdoit patience, il n'y eut jamais d'humeur plus contraire à la mienne. Comment j'aurois souffert impunément qu'elle m'eût traité d'importun, & qu'elle m'eût accusé d'avoir trop peu de merite pour elle ? Que je meure, si jamais j'eusse voulu la revoir, & si je ne l'avois méprisée. Silene, interrompit Florice, se disposa à faire un voyage, pour chercher quelque remede à sa douleur.

 Dès que le tournoi fut fini, Palinice vint me rendre compte de ce qui s'étoit passé ; & reconnoissant à ses discours, & sur son visage, qu'elle avoit quelque regret de l'avoir si fort inquieté, j'approuvai qu'elle y remediât. Nous allâmes donc voir Circène, jugeant bien que nous le trouverions avec elle. Quoique Circène fût sa sœur, il ne lui avoit point confié son amour, parce qu'elle lui sembloit trop jeune pour garder un secret.

 Quand nous n'aurions point sçu ce qui étoit arrivé à Silene, nous nous serions facilement apperçues qu'il y avoit quelque désordre dans leur maison. L'inquietude où étoit Circène, & les larmes qui lui échapoient quelque fois, nous en instruisoient assés. Cependant nous feignîmes d'ignorer sa douleur, & nous la suppliâmes, par toute l'amitié qu'elle avoit pour nous, de nous faire part de son déplaisir. Circène nous dit que depuis deux heures elle voyoit son frere si affligé, qu'elle craignoit qu'il n'eût reçu quelque outrage, dont il voulût se ressentir. Car, disoit-elle, il m'a demandé quelque argent que je lui gardois ; il a ordonné qu'on tînt ses chevaux prêts, & je le vois dans un tel transport, que je ne me connois plus.

 Je voudrois, dit Palinice, qu'il fût ici ; je me flate qu'il ne me cacheroit pas le sujet de son déplaisir. Helas, reprit innocemment Circène, ne le croyez pas ainsi ! Je pense qu'il m'aime assés, & que j'ai sur lui autant d'empire que personne ; mais il a résisté à toutes mes supplications. En même temps Silene entra ; & Palinice jugeant bien que Circène ne lui avoit point exaggeré sa douleur, elle se mit sous quelque prétexte sur le seuil de la porte par où il falloit nécessairement qu'il passât. Silene étoit si troublé, que sans me remarquer il prit son manteau, & son épée ; mais lorsque pensant sortir, il vit Palinice sur le seuil de la porte, son étonnement fut extréme. Palinice qui l'attendoit au passage, se mit les mains sur les côtés, pour mieux fermer toute l'ouverture de la porte ; & dès qu'elle entendit qu'il s'approchoit : qui est-là, dit-elle en se tournant un peu ? C'est Silene qui veut sortir, répondit-il. De quel lieu, demanda Palinice ? Du monde même, repliqua Silene, puisque votre cruauté me condamne à mourir. A ces mots, il fit un effort, comme voulant passer en dépit d'elle. Mais Palinice le prenant par le bras : Hé depuis quand, lui dit-elle, avez vous oublié les loix de la bienséance ? Est-ce ainsi que vous recevez celles qui prennent la peine de vous visiter ? Vous aimez trop votre satisfaction, répondit Silene, pour vous contraindre jusqu'au point de visiter un importun, & qui a aussi peu de merite que j'en ai. Palinice comprenant ce qu'il vouloit dire : Que vous me soyiez importun, ou agréable, dit-elle, c'est de quoi je ne vous dirai rien maintenant. Mais je veux que vous restiez, & si j'ai encore quelqu'empire sur vous, je vous le commande.

 Pour abreger un discours déja trop long, belle Phylis, Palinice remit parfaitement l'esprit de Silene, & lui jura en présence de sa sœur, qui depuis fut dépositaire de leurs secrets, qu'elle ne changeroit jamais, tant qu'il seroit aussi discret & aussi fidele. Or j'ignore si en effet on se lasse de la prosperité ; mais si les hommes sont inconstans, c'est presque toujours parce qu'on les aime trop. Du moins Silene nous l'apprit par son changement ; car sans avoir de prétexte légitime, & lorsque ma compagne lui marquoit plus de tendresse, il tourna tout-à-coup les yeux sur Dorise. Palinice fut tellement offensée de sa perfidie, que pour se venger, elle consentit que Rosiliandre la recherchât ; cependant quelqu'avancé que fût son mariage, elle crut que si le perfide Silene rentroit dans son devoir, elle ne manqueroit pas de moyens pour rompre ce nouvel engagement. Elle risqua donc une lettre ; mais au lieu de lui donner la moindre esperance, il lui répondit dans les termes du monde les plus durs & les plus desobligeans pour notre sexe.

 Palinice indignée se donna à Rosiliandre, qui l'enmena à l'extrêmité des segusiens. Silene reconnut sa faute, mais trop tard ; & tout ce qu'il obtint ensuite de Palinice fut quelques lettres, par lesquelles elle l'assuroit qu'elle l'estimoit autant que son devoir le lui permettoit. Enfin Rosiliandre étant mort, Palinice revint à Lyon ; & Silene l'aima plus que jamais. Ce fut en ce même temps qu'Amilcar mon frere devint son rival, & qu'il engagea par ces procedés Palinice à lui vouloir du bien. J'essayai d'abord de le détourner de cette passion ; mais voyant que sa blessure étoit incurable, je quittai le parti de Silene, pour prendre celui d'Amilcar. Et quelque instance que Circène fît pour son frere, je persuadai si bien à Palinice, que le changement de Silene le rendoit indigne de son amour, que si je ne pus la vaincre tout-à-fait, du moins je la forçai d'avouer, qu'elle étoit indecise sur le choix, & qu'elle accepteroit volontiers celui qu'il plairoit aux dieux de lui donner.

 Maintenant, sage bergere, il ne reste qu'à vous découvrir mes égaremens. Je voudrois bien qu'un autre vous en fît le recit ; mais puisque c'est moi que le sort en a chargée, je vous les raconterai sans artifice. Sçachez donc, notre juge, que de ces deux chevaliers, Lucindor frere de Circène, & Cerinte frere de Palinice, Lucindor fut le premier qui me parla d'amour. Je laisse à Silvandre le soin de chercher la cause de cette passion ; pour moi, je l'avoue, je ne suis point assés sçavante pour la démêler. En voici du moins le commencement.

 Un jour Lucindor se trouva dans un cercle, où l'on vint à parler de moi, & à regreter un jeune chevalier que l'on disoit m'avoir servie, & qui depuis quelques lunes avoit été assassiné par un homme qu'il aimoit. Il s'appelloit Meliseor, & tout jeune qu'il étoit, il avoit la reputation d'un homme aussi sçavant que spirituel. On dit ensuite à Lucindor, qu'outre qu'il lui ressembloit par les qualités de l'esprit, ils avoient presque les mêmes traits. Lucindor se sentit flatté de cette ressemblance ; il résolut de me voir, & d'essayer s'il auroit pour moi la même sympathie que Meliseor. Il arriva que Lucindor fut conduit par Circène dans une maison où j'étois ; à peine il eut jetté les yeux sur moi, que se laissant surprendre à cette apparence de beauté qu'il crut remarquer en moi, il me sacrifia sa liberté. Moi, de mon côté, dès que je le vis, j'essayai, je souhait ai même de faire sa conquête. Et Lucindor, après quelques petits jeux, s'étant approché de moi : Belle Florice, me dit-il, riez avez moi de ce qui m'est arrivé ; c'est une avanture que vous me rendrez agréable ou funeste, selon qu'elle vous touchera. Je lui répondis seulement par un souris, qui lui fit assés comprendre que son abord ne m'avoit pas déplû ; & c'est ce qui l'enhardit à poursuivre, & à me raconter ce qu'on lui avoit dit de sa ressemblance avec Meliseor ; puis il continua de la sorte : je reconnois bien qu'il y a ici quelque apparence, puisqu'on m'assure qu'il vous a aimée, & que dès l'instant que vous avez paru, je n'ai pû me défendre de vos charmes. Vous ne devez pas plus croire, lui répondis-je froidement, ceux qui vous ont dit que Meliseor m'avoit aimée, que je vous croi maintenant que vous voulez me persuader que vous m'aimez. J'ai connu ce chevalier, il est vrai, j'ai estimé son merite, j'ai même regreté sa perte ; mais quand il auroit eu quelque goût pour moi, je doute qu'il eût jamais eu la temerité de me le dire.

 A ces mots, je jettai les yeux sur Lucindor, & je vis bien qu'il changea de couleur ; mais reprenant courage : S'il a eu de la passion pour vous, me dit-il, je ne puis croire qu'il ne vous l'ait pas témoignée ; & j'ai tant d'estime pour sa memoire, que je ne serai jamais fâché d'avoir commis le même crime, quelque châtitiment que j'en doive attendre. Belle & discrete Phylis, je ne vous repeterai point ici cet entretien. Vaincue par son importunité, je lui permis de m'écrire, & pendant tres long temps il me donna presque tous les jours de ses lettres, parce que je n'avois personne à qui je pusse confier mon secret.

 Cerinte se déclara bientôt après, & craignant que je n'eusse déja quelque engagement avec Lucindor, il commença par ménager si bien mon pere, qu'il m'ordonna de l'aimer. Je me trouvai alors dans un grand embarras. Lucindor qui étoit naturellement jaloux, ne tarda pas à me faire connoître que ce rival lui déplaisoit. Cependant je me conduisis si adroitement que je les contentai tous deux. J'aimois pourtant plus Lucindor que Cerinte ; & la plus grande preuve que je lui en donnai, fut un soir que nous étions autour de la table à faire differens jeux. Mon pere nous donna un livre que l'on appelle le livre de fortune. Cerinte jetta les dés le premier, pour sçavoir s'il obtiendroit sa maitresse, & rencontra le point favorable. Lucindor au contraire fut si malheureux qu'il eut le plus mauvais point. Et le voyant un peu ému : jettez le dés encore une fois, lui dis-je ; car pour s'assurer de la verité que l'on cherche, il faut tirer plus d'une fois. Lucindor y ayant consenti, il poussa le dés pour la seconde fois, mais ayant rencontré le même point, il entra dans une fureur extrême. Quoique je ne sois point superstitieuse, je soupçonnai que les suites de notre amour scroient funestes. Mais pour le calmer, votre bonheur, lui dis-je, dépend de votre merite, & non pas du hazard : si donc vous avez quelque bonne opinion de vous-même, je vous conseille d'esperer. Il faut, repliqua-t-il, que vous me le commandiez absolument, si vous voulez que je vive. Moi qui craignois que dans les transports où il étoit, il ne fît connoître ce que je voulois qu'il tint caché : Eh bien, lui dis-je à l'oreille, je vous le commande. Alors nous continuames de jouer, jusqu'à ce que mon pere se retirât.

 Nous étions sur la fin de l'hyver, & par malheur une de mes tantes qui étoit tombée malade à la campagne, me demanda. Je partis, mais bien assurée que Lucindor & Cerinte viendroient me visiter. Je leur défendis de sortir de la ville sous peine de ma disgrace ; je craignois qu'ils ne se rencontrassent en chemin, & que la jalousie ne les portât à quelque extrêmité. Cerinte m'obéit, & j'avoue que son obéissance me plut ; mais Lucindor ne pouvant supporter mon absence, & s'imaginant d'ailleurs que je l'aimois assés pour lui pardonner tout ce qu'il feroit en cette occasion, résolut de trouver un moyen pour me voir.

 Bientôt après la fortune favorisa son dessein. Ma tante avoit envoyé à Lyon pour faire sçavoir à mon pere qu'elle commençoit à recouvrer sa santé. Lucindor pratiqua le messager, & sous prétexte qu'il avoit, disoit-il, quelque chose d'important à me communiquer, il engagea ce messager à l'introduire dans ma chambre, lorsque je serois prête à me coucher. Il prit jour au lendemain. Il partit sur les neuf heures du soir. Il étoit sorti de Lyon sans que personne l'eût remarqué, & il demeura dans le fauxbourg, jusqu'à ce qu'il fût temps de partir. Il fut accueilli d'un orage terrible ; à peine il avoit fait le tiers d'une lieue, que s'étant un peu éloigné du chemin, & galopant à travers des buissons, il heurta contre un arbre. Son chapeau tomba de ce coup. Au même instant, il sentit un homme se couler près de lui, & il crut que cet homme vouloit le renverser. Il s'imagina d'abord que c'étoit des voleurs. C'est pourquoi il poussa son cheval à toute bride ; puis mettant l'épée à la main, il s'arrêta tout court, déterminé à se bien défendre, si on le poursuivoit.

 Il resta quelque temps dans cette situation, souffrant toujours la pluye qui tomboit en abondance, & crut entendre rire au même endroit où il s'étoit heurté. Ignorant donc à qui se prendre de cet accicident, & jugeant bien qu'au milieu de ces ténébres, il ne pourroit retrouver son chapeau, il se couvrit la tête de son manteau, & vint dans cet équipage jusqu'à la maison où j'étois. Il rencontra à la porte le jeune homme qui lui avoit promis de le faire entrer ; & s'étant fait montrer ma chambre, il y entra lorsque je commençois à me deshabiller.

 Il vint incontinent se jetter à mes piés, & me baisa la main, sans la moindre résistance de ma part. Pour moi je fus tellement surprise que je pensai m'évanouir. Mais revenant à moi : Qui vous a fait si hardi, lui dis-je, que de sortir de Lyon, & de mépriser ma défense ? Mon amour, me répondit Lucindor. Allez, repartis-je, hâtez-vous de sortir de ce lieu. Au même instant je m'enfermai dans un cabinet, résolue de n'en point sortir tant qu'il seroit dans ma chambre. Lucindor se leva enfin, & desesperé d'un si mauvais accueil, il remonta à cheval. Je voulus sçavoir de quel artifice il s'étoit servi pour me surprendre ; & ce jeune homme m'ayant avoué qu'il étoit entré par son moyen, & que Lucindor lui avoit protesté qu'il me rendroit un service important, je lui dis tout ce que ma fureur me suggera ; mais il versa tant de larmes, il me demanda pardon d'un air si touché, que je ne pus me résoudre à le faire punir.

 Cependant Lucindor s'en retournoit desesperé ; mais il eut du moins cet avantage que les nuages se dissiperent, & que la lune reparut plus brillante. Lorsqu'il eut fait environ trois quarts de lieue, il apperçut sur sa gauche une roue élevée d'environ huit piés, & à quelques pas de là un corps étendu sur la terre. Il comprit que c'étoit lui-même qui en heurtant la roue, avoit fait couler ce corps ; & ce qui le confirma dans cette idée, c'est qu'il retrouva son chapeau près de là. A peine fut-il rentré dans sa maison, qu'une fiévre violente le saisit, & dès le troisiéme jour on desespera de sa guérison.

 Déja ma tante étoit guérie, & mon pere m'avoit rappellée. J'appris incontinent que Lucindor étoit prêt à mourir. J'étois vivement irritée contre lui, mais cette nouvelle m'occupa tellement que j'oubliai sa faute. Mon pere s'apperçut de mes allarmes par le trouble où je parus. Lorsque je venois à penser que s'il ne m'avoit point aimée, il ne se seroit point exposé, comme il avoit fait au vent, à la pluye, & à toutes les incommodités qui accompagnent la fin de l'hiver, je souhaitois qu'il me fût possible d'avoir la plus grande partie de son mal, pour me punir d'en avoir été la principale cause. Tous les myres du roi furent employés à la secourir ; mais je contribuai plus qu'eux à sa guérison. Dès qu'il sçut que je lui pardonnois, il commença de se porter mieux, & quinze jours après mon retour, il fut entierement rétabli.

 Cerinte cependant avoit gagné mon pere ; & il n'oublioit rien pour me vaincre. Mais connoissant enfin que je regardois Lucindor d'un œil favorable, il devint presque furieux ; & dès-lors il prit la résolution de m'en témoigner au plus tôt son ressentiment. Un soir que Lucindor & lui étoient chés mon pere, il arriva que je priai Cerinte de chanter. Il le fit. Lucindor & moi nous étions la matiere de sa chanson. Je rougis, & à la pâleur que je remarquai sur le visage de Lucindor, je compris qu'il vouloit tirer de Cerinte quelqu'éclaircissement. Mais par respect pour le lieu où il étoit, il se contenta de lui dire : Cerinte, je trouve votre chanson fort belle ; mais si celui qui l'a composée la chante devant quelqu'un qui y prenne interêt, il y a grande appaparence qu'ils auront des affaires à démêler ensemble. Elle n'a peut-être été faite que dans cette vue, répondit Cerinte. Alors ils se regarderent, mais d'un air si froid, que les yeux de mon pere se dessillerent enfin. Il connut le sujet de leur querelle, & les prenant dans son cabinet, il sçut si bien ménager leurs esprits, qu'il rétablit entr'eux une parfaite intelligence. Et pour éteindre absolument toute querelle à l'avenir, il leur jura qu'il m'avoit donnée à Theombre, & que ce parti m'étoit agréable. Lucindor en fut desesperé ; & repassant par la chambre où j'étois, il se retira sans se souvenir seulement de me donner le bon soir.

 Théombre m'épousa en effet, & au bout de huit jours m'enmena chés lui. Cependant Lucindor & Cerinte m'aimoient toujours, malgré mon éloignement. Et dès que Théombre fut mort, ils recommencement leurs poursuites. Quoique la mort de mon pere, qui suivit de près mon époux, me laissât maitresse de mon sort, je ne pouvois me résoudre à choisir l'un plus tôt que l'autre. Nous résolumes donc tous ensemble de consulter l'oracle de Venus. Vous en avez sçu la réponse, sage & discrete Phylis, aussi bien que le recit de notre vie, dont le repos dépend désormais de votre ordonnance.»

 Florice ayant fini, Phylis se leva, prit Ligdamon & Celidée par la main. Ayant ensuite demandé à Florice si l'on pouvoit appeller à ce conseil, Adamas & Alexis, & Florice ayant répondu qu'oui, Philis prit aussi leurs opinions, & s'étant assise, elle prononça à haute voix ces paroles :

 «Puisque les dieux ont voulu que je jugeasse vos démêlés, de l'avis de ceux qui ont assisté à la déliberation, j'ai jugé qu'ayant toutes trois une obligation presqu'égale à ceux qui ont eu la gloire de vous servir, il faut nécessairement que les dieux fassent connoître qui de ces chevaliers ils vous ont destinés pour époux. Ainsi j'ordonne que le sort en décidera, & que chacune de vous ayant les yeux bandes, aussi bien que les deux amans qui l'auront servie, se fera à elle même sa destinée, & qu'elle épousera celui qui tombera le premier entre ses mains, sans qu'il soit permis à ceux que le sort aura exclus de murmurer, ni contre moi, ni contre le ciel, dont je vous expose la volonté.»

 Phylis se leva ensuite, & prenant des mouchoirs, elle banda d'abord les yeux à Circène, puis à Clorian, & à Alcandre. Après quoi elle les mena dans un coin de la galerie, & donna des chés aux deux amans, afin que faisant un peu de bruit, Circène sçût où les chercher. Elle leur fit faire plusieurs tours, & lorsqu'elle leur eut donné le signal, Circène partit, & s'en alla où la conduisit son génie. Le premier qu'elle rencontra fut Alcandre.

 Elle observa les mêmes céremonies pour Palinice, à qui Silene échut en partage, & pour Florice, dont les dieux favoriserent les desirs, en lui accordant Lucindor. Cependant, Cerinte cherchant toujours, Hylas ôta doucement les clés à Lucindor, fit du bruit, comme si Florice eût encore cherché, & s'alla jetter entre ses bras. Cerinte croyant que c'étoit Florice : «Enfin vous êtes à moi, dit-il, belle Florice. Oui, répondit Hylas, s'il plaît à Lucindor de vous la donner.» Alors Cerinte s'étant débandé :» Curel, dit-il, étoit-ce trop peu que je me visse privé de Florice, si tu n'insultois encore à ma douleur ? Cerinte, repliqua Hylas, sçache que tu m'as une grande obligation ; n'est-il pas vrai que dans le moment où tu m'as pris, je t'ai fait plus riche que tu ne pensois ? O dieux, reprit Cerinte, est-il possible que tu insistes sur la raillerie ? Je parle serieusement, ajouta Hylas, s'il est vrai, comme le prétend Silvandre, que l'amant se transforme dans l'objet qu'il aime, pense en combien de beautés je suis transformé, & tu verras que m'étant donné à toi, je ne t'ai pas fait un moindre present que de cent belles filles que j'ai aimées, en échange d'une seule que le hazard a donnée à Lucindor plus tôt qu'à toi.»

 Tous se mirent à rire de la plaisante pensée d'Hylas. Seulement Cerinte, Clorian, & Amilcar parurent mécontens, & résolurent de partir le lendemain pour se rendre auprès de Sigismond. Ils partirent en effet, & le druide, & Ligdamon les accompagnerent jusqu'à Marcilli.

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LIVRE CINQUIÈME.



 Adamas étant arrivé de bonne heure à Marcilli, se rendit à l'appartement de Lindamor, en attendant que les nymphes fussent éveillées. Et lui ayant demandé ce qui avoit engagé Galatée à précipiter son retour, Lindamor lui répondit en ces termes : «C'est, mon pere, un sujet qui nous interesse également la nymphe & moi. Dans l'état où je suis ma vie dépend absolument d'Amasis, de Galatée, & de vous. Peut-être qu'Amasis se souviendra de mes services, & qu'elle ne me refusera pas, lorsque mon intention lui sera connue, un bien qui depuis si long temps est l'objet de mes soupirs. Galatée, si je le puis dire sans vanité, a pour moi des sentimens favorables. Il reste seulement que vous daigniez m'appuyer de votre credit auprès de la nymphe Amasis. Votre prudence lui est connue, & sans doute elle déferera toujours à vos conseils. Mais, mon pere, afin de vous faire connoître quel seroit mon desespoir, si j'avois le malheur d'échouer dans mon projet, je vous raconterai l'histoire de mon amour, pourvu que vous me pardonniez la faute que j'ai faite, en vous cachant si long temps mes interêts.»

 A ces mots, Lindamor garda le silence, & priant Adamas de s'asseoir, il se place auprès de lui, & se dispose à lui faire un long recit de ce qui s'étoit passé entre Galatée & lui. Mais Adamas que Leonide en avoit instruit, le prévint, & lui dit : «Génereux chevalier, je suis bien mieux informé de vos affaires que vous ne le croyez ; je pourrois vous en dire les moindres circonstances ; & pour vous en convaincres : N'est-il pas vrai que ce fut Lindamor qui vint défier Polemas, qui le vainquit, & se retira sans vouloir être connu ? Ne vous souvenez-vous point d'avoir paru quelque fois en jardinier, & d'avoir donné à Galatée un cœur plein de vie, tandis qu'elle s'attendoit à le recevoir bien different ? Ce soit-là même ne jura-t-elle pas qu'elle consentiroit au desir que vous aviez de la posseder ? Vous voyez Lindamor que rien de ce qui vous interesse ne m'est inconnu. N'en soyez point fâché. Vous sçavez combien je vous honore, & vous devez être persuadé que je m'employerai toujours avec joye pour votre service. Or, si jamais vous avez eu quelque sujet d'esperer, c'est sans doute maintenant, que tout conspire à votre bonheur, & que tout parle de votre courage. Seulement je vous conseille une extrême discretion. Peut-être que si votre passion éclatoit, Amasis ou Galatée se trouveroient offensées.»

 Lindamor qui avoit écouté attentivement Adamas, comprit bientôt que Leonide seule avoit pû lui apprendre ces détails. Mais ne voulant pas perdre le temps à la condamner, il feignit d'en être charmé, & lui répondit de la sorte : «Mon pere, puisque vous n'ignorez pas un seul des accidens de ma vie, & que vous concevez quel est mon malheur si on me refuse Galatée : dites-moi, je vous supplie, comment je dois me conduire pour l'obtenir ? je suis persuadé qu'un mot de votre bouche touchera plus Amasis que tout ce que j'ai fait pour elle, & ce qui, à parler sainement, ne merite pas une recompense aussi grande que celle où j'ose aspirer. Je vous conjure donc avec la derniere instance d'en parler à la nymphe Amasis, & de lui representer que si Galatée doit jamais être le prix de l'amour, & des services de quelqu'un, peut-être ne trouvera-t-elle jamais qui l'aime autant, & qui lui soit aussi devoué que moi.» L'air passionné dont parla Lindamor toucha le druide, & pour lui en donner des preuves : «Génereux Lindamor, lui dit-il, vous reconnoîtrez bientôt combien je desire de vous voir heureux ; mais pour faire jouer tous les ressorts possibles, je suis d'avis que vous vous ouvriez à Sigismond, à Rosileon, & à Godomar, & que vous les engagiez à parler à la nymphe. Il est difficile qu'elle veuille leur rien refuser, & quand elle le voudroit, elle ne le fera pas sans me le communiquer. Et si cela arrive, jugez avec combien de zele je m'employerai pour vous.»

 A ces mots, Lindamor prit la main d'Adamas, il la baisa ; & lui ayant protesté qu'il suivroit ses avis, il se leva pour envoyer sçavoir si Galatée étoit éveillée. Mais Adamas qui desiroit mediocrement de la voir, parce qu'il craignoit qu'elle ne lui fît des reproches de ce qu'il étoit parti sans prendre congé d'elle : «Seigneur, dit-il, si la nymphe n'a rien de plus à me dire, vous pourrez lui rendre compte de mon voyage, & de notre entretien ; car les hôtes que j'ai chés moi ne me permettent pas de faire ici un plus long séjour. Je pense, interrompit Lindamor, que Galatée eût été ravie d'en sçavoir des nouvelles, car elle se plaint de ne les avoir point vus avant leur départ. Ils sçavent si peu, répondit Adamas, les bienséances de la cour, qu'ils sont excusables de n'avoir pas rendu aux nymphes ce qu'ils leur doivent ; mais j'espere que vous ferez leurs excuses. Je ne vous chargerois pas de ce soin s'il n'étoit de votre interêt qu'Amasis ignore que je sois venu pour vos affaires. Elle pourroit s'imaginer alors que votre satisfaction m'est plus chere que le bien de son service.» Lindamor trouva cette consideration si forte, qu'il consentit à ce que desiroit Adamas.

 Ainsi Adamas s'en retourna, & la premiere chose qui s'offrit à sa pensée durant le chemin, fut l'obstination avec laquelle Celadon refusoit de se faire connoître à sa bergere ; mais il résolut, quoiqu'il en dût arriver, de ne plus souffrir cette dissimulation.

 Cependant le berger qui étoit couché dans la même chambre qu'Astrée, Diane, & Phylis, comme ils l'avoient pratiqué chés Phocion, n'ouvrit pas plus tôt les yeux à la lumiere, qu'il tira son rideau, & porta curieusement la vue sur le lit où reposoit sa bergere. Mais Astrée s'éveillant presqu'en même temps : «Je prie les dieux, lui dit-elle, que ce jour soit aussi heureux à ma belle maitresse, que je le lui desire. Pourquoi me le desirer, dit Celadon en soupirant, puisqu'il dépend de vous de me le donner tel que vous le jugerez à propos ? Ah, si cela étoit, vous n'en auriez jamais de malheureux : je vous aime trop pour ne pas faire tout ce qui peut contribuer à votre satisfaction.» Le berger vouloit répondre, lorsqu'il s'apperçut que les bergeres s'étoient éveillées. Il se tut donc pour entendre Diane, qui s'étant froté les yeux, & se tournant de son côté : «Madame, dit-elle, je pense que ni vous ni Astrée vous n'avez dormi de toute la nuit. Hier je m'endormis que vous parliez encore ; & maintenant que je m'éveille, je vous trouve continuant votre entretien. J'avoue, répondit Alexis, qu'il n'a pas tenu à moi de passer ainsi toute la nuit ; car il m'est bien plus doux de m'entretenir avec Astrée, que de reposer. Que ne vous hâtez-vous d'accomplir votre promesse, repartit la bergere ?

 Mon dieu, interrompit Phylis, qu'il vous tarde d'être auprès de la belle Alexis, & de vivre avec elle dans un lieu où notre presence ne vous soit point importune. Si j'étois où est Diane, je vous jetterois hors du lit, afin que vous allassiez plus tôt occuper la place que vous desirez.» En même temps, elle commença de pousser Diane, & Diane Astrée, mais de façon qu'Astrée étoit déja presque hors du lit. «En verité, leur dit-elle alors, vous n'êtes guere sages, vous deviez du moins sçavoir auparavant si ma maitresse daignera me recevoir. La loi qui nous défend, répondit Alexis, de laisser coucher personne avec nous, n'est pas si étroite, qu'elle ne me permette de vous recevoir dans ces circonstances.»

 A ces mots, elle ouvrit les bras, & se pencha sur le côté, comme pour lui faire signe de venir ; mais par malheur elle laissa sortir le ruban où étoient attachés le portrait d'Astrée, & la bague qu'il avoit lorsqu'il se précipita dans le Lignon. Astrée remarqua l'un & l'autre, & changea de visage. Le berger qui l'attendoit fut surpris d'un changement si prompt, & ne pût s'empêcher de lui en demander la cause : «Ma maitresse, répondit Astrée, je suis si ravie de voir ce que je vois, que je ne puis oublier un accident qui m'a déja presqu'ôté la vie.»

 Alors Celadon baissant les yeux, & voyant sortir ces gages de l'amour & de la jalousie d'Astrée, qu'il avoit jusques-là cachés avec tant de soin, fut déconcerté au dernier point ; mais il crut devoir dissimuler, & feignant de sourire : «Mon serviteur, lui dit-il, ce que vous avez vu ne doit point vous inquieter ; vous avez vu ne doit point vous inquieter ; vous le verrez de plus près lorsqu'il vous plaira, & je vous dirai de qui je le tiens, pourvu que vous n'en soyiez point jalouse.» En même temps il cacha le ruban, & la bergere qui mouroit d'impatience : «J'accepte la proposition, dit-elle ; je ne puis me guerir trop promptement du trouble où je suis.» Elle se leve à l'instant ; & lorsqu'elle étoit déja au milieu de la chambre, elle entendit qu'on la nommoit sur le degré. Dans la crainte que ce fût Adamas ou Leonide qui arrivoient, elle retourna auprès de Diane & de Phylis. Aussitôt Leonide entra. Celadon se vit alors délivré de l'inquietude où l'avoit jetté la curiosité d'Astrée.

 Mais quel fût l'étonnement de Diane, lorsqu'elle vit Leonide accompagnée de Bellinde ! Elle dissimula pourtant son déplaisir, & reçut les embrassemens de sa mere avec tous les témoignages possibles de satisfaction. Astrée & Phylis en userent de même. Cependant Leonide s'étant approchée de Celadon, lui demanda comment il avoit reposé : «Sage nymphe, répondit le berger, j'ai eu une meilleure nuit que ne sembloit le permettre mon destin qui me suscite toujours quelques nouveaux sujets d'affliction. Eh quoi, poursuivit Leonide, est-il survenu depuis hier quelque accident ? Un si funeste, repliqua le berger, que si vous aviez tardé une heure, c'étoit fait de Celadon.»

 Alors il lui raconta comment Astrée avoit remarqué son portrait, & la bague qu'il portoit toujours sur lui ; il lui dit encore le dessein qu'elle avoit eu de le venir trouver pour s'éclaircir de son doute ; & la peine où il étoit de trouver quelque expedient pour la tromper. «En verité, répondit Leonide, après avoir entendu tout ce discours, les dieux vous puniront. Pourquoi vous obstinez-vous à vous cacher toujours ? Si vous me croyez, vous ne feindrez pas plus long temps, & dès aujourd'hui vous direz à votre bergere, ce que vos yeux lui ont dit mille fois, si elle avoit sçû entendre leur langage. Helas, dit le berger, je le souhaite avec passion ! Eh bien, interrompit Leonide, j'avertirai Adamas des dispositions où vous êtes ; cependant je suis d'avis que vous me remettiez la bague & le portrait, afin que si Astrée vous en parle... Officieuse Leonide, interrompit Celadon, il suffit ; je ne mentirai pas quand je jurerai à ma bergere que vous me les avez demandés. Mais pardonnez-moi si je vous les refuse ; je mourrois, si j'en étois privé un instant.» Leonide comprit bien qu'elle insisteroit inutilement ; elle dit donc au berger, comment il devoit recevoir Bellinde ; & le berger s'en acquita de si bonne grace, qu'il étoit impossible de soupçonner le déguisement.

 Dans ce même temps Adamas arriva de Mr cilli. Il avoit déja vu Pâris qui étoit venu lui apprendre l'arrivée de Bellinde. Bellinde sortit aussitôt de la chambre des bergeres, pour leur laisser le temps de s'habiller, & pour rendre au druide ce qu'elle devoit à son caractére, & à sa bienveillance. Alors Diane eut beau se contraindre, son déplaisir éclata aux yeux des bergeres. Elle sçavoit que Bellinde n'étoit venue que pour terminer son mariage avec Pâris. Elle ne cessoit de soupirer. Astrée en fut d'abord surprise, & lui en ayant demandé la cause, elle répondit que le retour de sa mere la combloit de joye, & que la confusion où étoit son esprit en ce moment la faisoit paroître plus tôt affligée que contente. «Je crains bien, interrompit Phylis, que la joye de Silvandre ne ressemble à la votre, & que le retour de Pâris ne lui cause une joye qui ne paroîtra point dans ses yeux. Je croi, repartit Diane, que s'il est touché, il le sera plus tôt du plaisir de revoir ma mere. J'ignore ce qui en arrivera, reprit Phylis, mais je ne voudrois pas que les plaisirs que j'attens ressemblassent à celui que ressentira Silvandre, lorsqu'il apprendra cette nouvelle. Croyez-moi, Diane, je connois son caractére ; & j'oserois jurer qu'il sera non pas affligé, mais desesperé. Car, vous avez beau dissimuler, vous sçavez qu'il ne comprendra que trop à quoi doit se terminer cette entrevue.

 Ah, ma sœur, que vous êtes cruelle, s'écria Diane en rougissant ! Mais, ajouta-t-elle, ne pensez-vous pas aussi que Silvandre ne trouvera pas mauvais que j'obéisse à Bellinde ? Je ne dis pas, répondit Phylis, qu'il condamne votre obéissance, mais qu'il s'en affligera, & que dans l'excès de sa douleur il pourra se porter à quelque extrêmité.» Alors Diane levant les yeux au ciel : «Veuillent les dieux lui donner ce qu'il merite, & ce que je lui accorderois, si cela dépendoit de moi ! En verité, dit Phylis, il sera bien recompensé de tous ses services. Hé que ferois-je de plus, ajouta Diane, quand je ne puis rien faire pour moi-même ? Je n'oserois dire, repliqua Phylis, ce que je voudrois que vous fissiez ; mais je sçai bien ce que je ferois moi, si j'étois reduite à la même extrêmité. Ma compagne, reprit Diane, je connois votre sagesse : vous souffririez sans murmurer l'injustice que l'on vous feroit ; & c'est aussi le dessein que j'ai pris, & que j'executerai, quelques malheurs que me prépare mon destin.»

 Diane prononça ces dernieres paroles d'un certain air, & avec une certaine action, qui fit bien comprendre aux bergeres qu'elle parloit selon ses véritables sentimens. Elles commencerent donc à plaindre le sort de Silvandre ; & s'étant habillées, elles descendirent ensemble où étoient Adamas & Bellinde.

 D'un autre côté Ligonias, persuadé qu'il ne pouvoit faire un plus grand plaisir à Sigismond, ni rendre un service plus important à la nymphe, que d'enmener les troupes qu'on lui avoit confiées, marcha avec le plus de diligence qu'il put, & arriva le second jour à Lyon. Il alla incontinent se jetter aux piés de Gondebaut, & lui rendit un compte exact de tout ce qui s'étoit passé devant Marcilli. Le roi tourna toute sa colere contre Sigismond, comme s'il eût été le principal auteur de la défaite de Polémas. Il fut long temps sans prononcer un mot ; mais enfin rompant le silence : «Je me doutois bien, dit-il, que la desobéissance de Sigismond me causeroit un mortel déplaisir. Mais je perdrai la qualité de roi, ou je lui ferai bientôt sentir qu'il ne merite, ni de vivre, ni de porter le nom de mon sils.

 Il se tut à ces mots ; & Ligonias jugeant bien que dans ces circonstances il ne devoit rien dire pour la défense de Sigismond, tint toujours les yeux baissés, jusqu'à ce que le roi reprit en ces termes : «Mais, Ligonias, lorsqu'il vous a fallu ramener mes troupes, & que Sigismond vous en a donné le soin, est-il possible que l'ingrat les ait vu partir sans quelque sentiment de douleur, ou de joye ? Seigneur, répondit Ligonias, je croi qu'il a ressenti de la joye & de la douleur ; car votre colere le tient dans une affliction sans égale ; & je sçai qu'il a vu avec plaisir Amasis délivrée des mortelles allarmes que lui causoit votre puissance. En effet, lorsque je lui dis adieu : Allez, me dit-il, Ligonias, rendre au roi mon seigneur & mon pere des hommes qui meritent d'être employés en de meilleures occasions ; & parce que vous le trouverez irrité contre mon frere, & contre moi, suppliez-le de nous pardonner, & representez-lui qu'il seroit bien plus juste que les deux fils qui lui restent fussent desormais l'appui de sa couronne, que l'objet de son indignation.»

 Le roi parut touché de ces dernieres paroles ; mais craignant que Ligonias ne parlât de lui-même : «Je ne croirai jamais, ajouta-t-il, que le repentir puisse entrer dans une ame où regne avec tant d'empire l'ingratitude. Si vous doutez, sire, de ma sincerité, repliqua Ligonias, j'ai entre les mains de quoi vous en convaincre.»

 Et s'imaginant qu'il ne pouvoit mieux prendre son temps pour lui rendre la lettre de Sigismond, il mit un genou à terre, & la lui presenta. En ce moment le roi changea plusieurs fois de couleur. Il balançoit entre le dépit & la tendresse ; mais celle-ci l'emporta, il prit la lettre, & l'ayant ouverte, il la trouva conçue en ces termes :


SIGISMOND A GONDEBAUT.



 Monseigneur, si votre extrême colere n'a point éteint en vous tout sentiment de pitié, daignez lire ces mots, & vous verrez combien je suis affligé de vous avoir déplû. Je ne vous dis rien de mes actions passées, il me suffit de sçavoir qu'elles vous ont irrité, pour juger que je me rendrois encore plus coupable, si j'entreprenois de les justifier. Considerez seulement, je vous supplie, qu'elles ne sont pas si criminelles que j'aye merité votre haîne, & mon exil. Cependant, si c'est un arrêt que vous ayiez prononcé, je dois m'y soumettre ; mais j'ose vous demander que la nymphe Amasis ne soit point envelopée dans ma disgrace. Elle desire de vous une paix que merite son innocence, & que vous ne pouvez lui refuser, si vous consultez votre équité naturelle. C'est la derniere grace que je vous demande, en attendant que le retour de ce chevalier m'apprenne si Godomar doit être aussi malheureux que moi, & si ne pouvant esperer de pardon, il ne nous reste plus d'autre parti que le desespoir.

 Tandis que le roi lisoit, Ligonias observa si bien tous ses mouvemens, qu'il en conçut de grandes esperances, pour le succès de son voyage. Il entendit le prince soupirer plusieurs fois ; il le vit même se froter les yeux avec son mouchoir. Enfin le roi haussa la voix, & dit : «Ce qu'il me demande est assés important, pour meriter quelque reflexion ; j'y penserai, & demain vous aurez la réponse.» En même temps, & lorsque Ligonias vouloit se retirer, Clotilde entra. Gondebaut lui montra la lettre de Sigismond ; & Ligonias ayant entretenu la Princesse du sujet de son voyage, elle joignit ses prieres à celles du chevalier, & sçut si bien tourner l'esprit du roi, qu'il promit tout en faveur de Sigismond, & de Godomar.

 Les affaires d'Amasis & des princes étoient dans cette situation, tandis qu'Adamas recevoit Bellinde, & lui faisoit tout l'accueil qu'il pouvoit s'imaginer. Ils se promenoient alors dans une sale, où Alexis, Diane, Astrée, & Phylis étoient déja descendues. Circène, Doris, Florice, Palinice, Delphire, Dorisée, & les autres y arriverent presque en même temps. Pâris vint aussi, & les salua toutes avec une satisfaction qu'il seroit difficile d'exprimer.

 Ils en étoient encore aux premiers complimens, lorsqu'ils virent paroître un berger, qu'ils ne connurent pas d'abord. Il avoit un teint pâle & livide, les yeux enfoncés, la tête chauve, les sourcils longs, les joues décharnées, & la démarche foible & languissante. Il commença par saluer Adamas & Bellinde qui le reçurent d'abord assés froidement ; mais Adamas l'ayant enfin consideré avec plus d'attention : «O dieux, s'écria-t-il en l'embrassant, vous voici Adraste ! Hé pourquoi vous revoyons-nous si tôt, & si changé ?»

 Au nom d'Adraste, tous les bergers s'approcherent ; & Doris ne s'imaginant pas qu'il dût revenir sans Palémon, se troubla d'abord. Et lorsqu'il eut répondu au druide, elle s'approche, & lui dit : «Mais, Adraste, quelles nouvelles me donnerez-vous de Palémon ?» Alors le berger la regardant avec un souris mêlé de froideur : «Meilleures, belle Doris, que vous ne les attendez, lui répondit-il, si par la pâleur que je remarque sur votre visage, il m'est permis de juger de l'état où est maintenant votre esprit.

 Cependant, ajouta-t-elle, s'il n'est pas de retour, vous ne sçauriez m'en donner d'aussi bonnes que je le desire. Je voudrois, repliqua le berger, que vous eussiez cette satisfaction ; mais puisque le ciel vous l'envie encore, tout ce que je puis faire de mieux, c'est de vous rendre compte de ce que nous avons fait depuis notre départ, jusqu'au temps de notre séparation. A ces mots, il s'éloigna un peu, comme voulant l'entretenir en particulier ; mais Adamas l'arrêta, & lui dit, que si les nouvelles qu'il devoit apprendre à Doris, ne demandoient pas un trop grand secret, il seroit ravi de les sçavoir. Le berger se disposa à obéir, & s'étant excusé sur la crainte qu'il avoit d'être ennuyeux, il tourna ses yeux languissans sur Doris, & commença de la sorte, après que tout le monde se fut assis autour de lui.



SUITE DE L'HISTOIRE
D'ADRASTE.



 «Belle bergere, si mes malheurs n'étoient point aujourd'hui connus de tous ceux qui habitent les rives du Lignon, je croirois devoir renfermer ma douleur ; mais puisque les dieux ont permis qu'ils ayent éclaté, mon silence seroit desormais inutile. Je sçai que vous condamnerez comme criminelles toutes les passions que je ressens ; mais lorsque vous sçaurez que dans leur excès même elles ne peuvent déplaire à Palémon, j'espere que vous en serez touchée, du moins autant que votre vertu vous le permettra. Pussai-je mourir, si je porte plus loin mes desirs, & si je ne mesure mon amour à votre devoir ! Connoissez par là, belle Doris, l'état de mon ame, & jugez du pouvoir de vos charmes par la qualité d'une blessure, dont je ne veux jamais guerir, puisque la vie de Palémon qui l'entretient, m'est infiniment plus chere que ma propre vie. Mon ingratitude seroit extrême, si après tous les bienfaits dont il m'a comblé, je pouvois manquer de reconnoissance à son égard.

 Sçachez, mon pere, continua-t-il en se tournant vers Adamas, que le jour de notre départ fut pour moi le plus malheureux jour. Le regret de quitter Doris me fut si sensible, que je renonçai dès ce moment à toute satisfaction. Je passai donc ce jour dans une profonde tristesse ; & lorsque la nuit fut venue, & que Palémon vit que je ne voulois prendre aucune nourriture, il ordonna que l'on me fît promptement un lit, afin que je prisse du moins quelque repos. Pour lui, il soupa legerement. Mais Halladin, qui n'avoit d'autre interêt que sa propre conservation, mangea comme un homme qui en est uniquement occupé. Il fut donc plus long temps à table que Palémon, qui vint aussitôt dans ma chambre, & me demanda en quel état je me trouvois. Moi, qui craignois de l'affliger davantage, je lui répondis, que je me portois beaucoup mieux, & que le repos & la diete me rendroient la santé. Cher Adraste, me dit-il, je vous jure que vous ne sçauriez me donner une plus agréable nouvelle ; & si par malheur votre mal augmentoit, il est certain que je mourrois dans ce voyage.

 Je le remerciai de ses bontés, & le suppliai de ne point accroître ma douleur par la sienne. Sur cela Halladin entra, & m'ayant donné le bon soir, il alla se coucher. Aussitôt Palémon me dit à l'oreille : voilà l'homme du monde le plus heureux, il n'a d'autre soin que de plaire à un maître qui le cherit : il n'a rien dans l'esprit qui l'inquiete ; & je doute que rien au monde pût lui faire perdre un moment de repos. Et alors je disois en moi-même : Ah, Palémon, qu'il est bien moins heureux que toi, qui triomphes de ma maitresse, & qui en es aimé ! Je répondois ensuite tout haut : Halladin est heureux, il est vrai ; aussi est-il digne de sa fortune, parce que sa fidelité n'a point d'exemple. Quelque fois, ajoutoit Palémon, les plus fideles ne sont pas les plus heureux. Non, disois-je encore en moi-même ; car Adraste étoit bien aussi fidele que Palémon, & cependant Palémon lui enleve Doris. Puis je repliquois tout haut : c'est la faute des maîtres qui sont ingrats ; mais Halladin ne peut accuser Damon d'ingratitude.

 Nous nous entretinmes ainsi quelque temps ; après quoi Palémon m'ayant demandé s'il ne m'incommoderoit point en se mettant auprès de moi, je lui jurai qu'il me feroit le plus grand plaisir du monde. Il se deshabilla donc, & dès qu'il fut couché, il remarqua que j'étois tout en feu. J'avois en effet une fiévre brulante. Mais pour éviter un nouvel entretien qui eût troublé mes rêveries, je feignis de dormir. Je passai la nuit entiere sans fermer les yeux, & me representant sans cesse le bonheur de Palémon, & l'infortune d'Adraste. Je reconnus bien alors que l'amour est de tous les maux le plus cruel, puis qu'ayant été délivré d'un mal terrible, je n'étois point gueri de ma passion. C'est ce qui l'irritoit d'autant plus, que je n'osois pas même esperer le moindre soulagement. Cependant Palémon se réveilloit de temps en temps, & me mettoit la main sur le cœur : Cruel, disois-je en moi-même, tu doutes si je vis encore, après que tu m'as enlevé Doris qui étoit ma vie ! Puis feignant toujours de dormir : qu'il est peu avisé, ajoutois-je ! Ignore-t-il que la beauté qui a ravi mon cœur, a le pouvoir de le conserver ?

 Je roulois encore dans mon esprit ces tristes pensées, lorsque l'aurore parut, & que Palémon s'éveilla de nouveau. D'abord il n'osa me rien dire, craignant d'interrompre mon sommeil ; & m'en étant apperçu, je fis semblant de m'éveiller aussi. Il me dit alors, que j'avois passé la nuit dans des inquietudes extrêmes ; & je lui répondis, qu'elle avoit été assés facheuse pour moi, mais qu'elle m'avoit laissé assés de force pour continuer notre dessein. En même temps je m'habillai, & Palémon en ayant fait de même, nous éveillâmes Halladin, & nous partîmes avant que le soleil fût levé. Palémon me trouva si pâle & si défait, qu'il me conseilla de m'en retourner. Mai, comme je ne desirois rien tant que de mourir en chemin, je m'obstinai tellement à le suivre, qu'il fut obligé d'y consentir.

 A peine fûmes-nous arrivés à Lyon, que Palémon persuadé que la fiévre seule n'avoit pû me changer à ce point, me prit à l'écart, & me tint ce même discours.» A ces mots, Adraste se tut quelque temps, puis il reprit ainsi la parole.

 «Cher Adraste, me dit-il, pardonnez à ma curiosité : Je voudrois sçavoir ce qui peut vous causer une si profonde melancholie. Je sçai que vous n'êtes pas bien, & que la fatigue du voyage ne contribue pas à vous guerir ; mais je ne puis me persuader que votre mal soit assés violent pour causer la tristesse que vous me faites paroître. S'il vous reste quelque souvenir du dernier accident qui vous est arrivé, & que cette idée vous laisse quelques regrets, considerez qu'ils sont injustes ces regrets, & que c'est aller contre les arrêts du ciel, qui ne vous ôta durant quelque temps l'usage de la raison, que pour vous la rendre plus parfaite. Si ce n'est pas ce dernier accident qui vous trouble ; daignez, cher Adraste, m'en apprendre le sujet, & croyez que si je puis y apporter quelque remede, je le ferai aux dépens de mon bonheur, & de ma vie même. Tel fut le premier discours de Palémon. Cher Palémon, lui répondis-je, il est bien affligeant pour moi que ma douleur soit cause de la votre. Je voudrois pour votre repos, que vous fussiez moins compatissant ; & pour ma satisfaction je voudrois être moins sensible. Mais, si c'est une imprudence que d'aller contre les arrêts du ciel, comme vous l'avouez vous-même, je croi que vous n'êtes pas moins coupable par l'inquietude où vous êtes de connoître mon mal, que je le serois moi, si j'esperois de guerir. Ainsi, cher Palémon, je vous supplie de quitter cet inutile soin que vous employez à ma conservation, & de ne point mêler aux plaisirs dont le ciel vous a comblé, le triste souvenir des ennuis qui me persecutent. Je dis tout cela si froidement, que Palémon en fut touché jusqu'à verser des larmes. Cher Adraste, continua-t-il en m'embrassant, pourquoi vous obstinez-vous à me taire ce que votre pâleur, & vos regards s'efforcent de me dire ? Si vous me croyez incapable de vous soulager, racontez-moi du moins votre mal comme à un ami, qui l'adoucira peut-être en le partageant. Je lui répondis que la raison même qu'il croyoit devoir m'y obliger, étoit celle qui me retenoit : que j'aimois trop sa satisfaction pour la troubler par le recit de ma misere. Mais Palémon résolu de sçavoir ce qui m'affligeoit, ou de ne me laisser jamais paisible : Adraste, me dit-il, ou plus tôt, mon frere (car desormais je veux que vous me permettiez de vous nommer ainsi) je vous conjure par l'amitié que vous me portez, par l'amour que vous avez eu pour Doris, de m'ouvrir votre cœur.

 J'avoue, mon pere, qu'au nom de Doris tout mon sang s'émut ; & m'imaginant que je lui manquerois, si je ne satisfaisois pas au desir de Palémon, lorsqu'il m'en conjuroit au nom de la bergere : Cher Palémon, lui dis-je enfin, vous avez tant de pouvoir sur moi, que pour en obtenir ce que vous voudrez, il suffit que vous commandiez. Je ne veux donc pas me défendre davantage ; & je me croirois coupable, si je m'opposois au moindre de vos desirs. J'accepte d'abord le titre que vous me donnez comme le plus grand bien qui pût m'arriver ; puis je vous avouerai ingenument que celle-là même au nom de qui vous m'avez conjuré de vous ouvrir mon cœur, est seule la cause de tout ce que je souffre. Que ce discours ne vous étonne point ; si j'aime Doris, j'aime aussi Palémon, & jamais mon amour pour la bergere ne fera oublier le respect que je dois à son époux. Plût à dieu, ajoutai-je, que le jour où je la vis pour la premiere fois, eût été le dernier de ma vie, comme il le fut de mon repos, & de ma satisfaction ! j'aurois évité mille morts par une seule ; & je ne me verrois pas réduit à nourrir une flamme qui me brule sans me consumer. Croyez-moi, Palémon, le trait dont je fus blessé partit bien des yeux de Doris ; mais ce fut un dieu qui le lança, & qui lui communiqua quelque chose de sa nature. Il voulut que le trait, au lieu de m'ôter la vie, me fît une blessure immortelle. Ainsi quoique je ne doive point esperer de guerison, je ne laisse pas d'aimer l'auteur de mon mal ; & je sens que je pourrai plustôt cesser de vivre, que m'empêcher de le cherir.

 Belle Doris, poursuivit Adraste, en se tournant vers la bergere, Palémon m'écouta sans m'interrompre, & tenant les yeux toujours attachés sur moi ; mais lorsque je vis qu'il continuoit à me regarder sans rien dire : Je conçois, repris-je tout-à-coup, que mon amour, tout discret qu'il est, vous cause de l'ombrage. Ainsi pour arrêter à la fois vos soupçons & mon tourment, il est juste que je perisse, & que je me dérobe pour jamais à vos regards. Je courus incontinent prendre mon épée qui étoit sur une table (car vous sçavez que nous laissâmes ici nos houlettes.) Mon dessein étoit de sortir, & d'aller me confiner dans quelque desert ; mais Palémon craignant que je n'attentasse sur mes jours, se jetta sur moi, & m'arracha mon épée. Alors il me blâma de mon transport, & fit si bien par tous ses discours, qu'il me calma un peu. Et comme je lui representois toujours que mes sentimens pour Doris ne manqueroient pas de lui déplaire : Mon frere, me dit-il, ne craignez rien ; je connois la vertu de Doris, & votre discretion. Je veux au contraire que vous aimiez Doris, & que vous soyiez bien persuadé que votre affection ne me donnera jamais la moindre inquietude. Croyez-moi, ajouta-t-il, vivez pour elle ; peut-être que le ciel aura pitié de vous, & qu'il permettra que vous occupiez un jour la place que j'ai presque usurpée. Que ne puis-je vous la remettre dès aujourd'hui ? Je vous jure que les accidens qui vous sont arrivés, & l'état où je vous voi, me touchent tellement, que Doris seroit l'épouse d'Adraste, & la sœur de Palémon... A ces mots, il m'embrassa étroitement, & m'arrosant de ses larmes : Ce n'est pas, ajouta-t-il, que ma tendresse pour elle ne soit extrême ; mais, je l'avoue, ma compassion pour vous l'est aussi. Je fus quelque temps sans lui répondre autrement que par mes soupirs ; enfin, voyant qu'il ne me disoit plus rien : Je serois bien ingrat, repliquai-je si je ne faisois pour vous, ce que vous voudriez faire pour moi, Palémon. Vivez donc pour Doris, & vivez aussi long temps pour elle, qu'Adraste sera malheureux ; mais soyez assuré qu'elle sera la sœur d'Adraste, tant qu'elle sera l'épouse de Palémon.

 En même temps je le serrai dans mes bras, & nous fumes long temps sans nous séparer ; mais à l'instant un frisson violent me saisit. Palémon envoya chercher un myre. Dès que ce myre fut entré, il me prit le bras, & se mit à discourir sur la qualité de mon mal. Et Palémon l'ayant tiré à l'écart, il revint auprès de moi, & mettant la main sur mon lit : Courage, me dit-il, nous ne vous ordonnerons rien jusqu'à demain, que nous verrons quel cours prendra votre maladie ; cependant mangez peu, & seulement lorsque votre accès sera passé.

 Palémon lui promit de me faire observer le regime qu'il me prescrivoit. Cependant Halladin s'étoit approché de mon lit, & tachoit de me détourner du dessein que j'avois pris de continuer le voyage, lorsque Palémon, qui étoit allé reconduire le myre, revint tout-à-coup, & joignant ses prieres à celles d'Halladin, me conjura de ne plus penser à le suivre : non, dit-il, que je veuille vous abandonner ; car si votre mal tire en longueur, je ne partirai point que vous ne soyiez entierement rétabli ; mais ce qui m'oblige à vous détourner de ce dessein, c'est que, quoi qu'il arrive, vous ne pourrez jamais continuer un si long voyage, sans une extrême incommodité.

 Halladin entendant que Palémon ne partiroit point, que je ne fusse entierement gueri : Mais, Palémon, lui dit-il, vous ne considerez pas qu'en attendant qu'Adraste soit rétabli, nous perdrons l'occasion de nous embarquer. Nous devons profiter du temps, & ne pas attendre que la rigueur de la saison interrompe notre projet. Je compris qu'il avoit raison : aussi representai-je à Palémon que nous pourrions le lendemain nous mettre dans un batteau qui nous porteroit jusqu'à la ville des massiliens, & que là nous verrions en quel état je serois, ou pour me mettre en mer, ou pour m'en revenir.

 Ils approuverent ma proposition ; mais, pour abreger, la fiévre ne me quitta point ; & le myre qui me vit le lendemain assura que sans un extrême danger de la vie, je ne pouvois m'embarquer, & qu'il valloit mieux, puisque j'étois dans un lieu où l'on pouvoit me secourir, que j'y attendisse le succès de mon mal. Il fut donc arrêté entre nous que je resterois à Lyon ; & Palémon & Halladin ne pouvant plus differer leur départ, Palémon s'approcha de mon lit, & les larmes aux yeux, il me parla en ces termes : Je vais partir, cher Adraste, ou plus tôt je vais mourir ; car je ne puis appeller vivre, le temps que je serai éloigné de vous, & que je serai inquiet sur votre état. Souvenez-vous que si le serment que je fis, lorsqu'on planta le clou sacré pour l'amour de vous, ne m'obligeoit à partir, que rien au monde ne m'empêcheroit de rester. Je prens les dieux à témoin du mal que je souffre en vous quittant ; & puissent-ils m'écraser de leurs foudres, si jamais j'ai reçu un semblable déplaisir ! Si j'avois pû les tromper aussi facilement que Celidée, je n'aurois pas manqué de prétextes. Il m'est donc impossible de résister à la loi qui m'oblige à observer ce que j'ai promis. Et puisque vous jugez bien que votre interêt m'y porte plus qu'autre chose, je puis croire que vous me pardonnerez, quoique je vous laisse dans un état où vous avez besoin du secours de tous vos amis.

 Palémon, en proferant ces mots, témoigna tant de douleur, que je compris bien qu'il m'aimoit veritablement. Dans cette persuasion je tournai sur lui mes yeux languissans, & lui serrant la main : Allez, lui dis-je, cher Palémon où la guerison de Celidée vous appelle, & continuez votre voyage sans vous inquieter de mon mal, il m'a déja réduit à l'extrêmité, & je sens qu'il m'est impossible de survivre à notre separation. Je vous conjure donc de me dire le dernier adieu, & de recevoir cet embrassement comme le dernier témoignage de ma tendresse. Ah, dieux, me dit-il, quelle allarme vous me donnez, Adraste ! Quoi, vous n'aurez pas assés de courage pour résister à la violence d'une fiévre qui ne peut durer long temps ? Quand j'aurois, lui répondis-je, le moyen de guerir, je n'en aurois pas la volonté, car je suis tellement ennuié de vivre, que la plus grande faveur que l'on pourroit me faire, seroit de me prononcer l'arrêt de ma mort.

 Mais, mon pere, à quoi servent ces discours superflus ? il suffit que Doris sçache que Palémon me fit promettre deux choses. La premiere que je contribuerois en tout ce qui dépendroit de moi au rétablissement de ma santé ; l'autre, qu'aussitôt qu'elle seroit rétablie, je reviendrois dans nos hameaux, & je rendrois à Doris une lettre qu'il me laissa. Ainsi, Halladin & lui, aprés m'avoir embrassé mille fois, s'embarquerent, & me laisserent entre les mains du myre qui avoit pris soin de moi. Ils m'avoient si bien recommandé, qu'il ne me quitta que rarement.

 Ma fiévre dura presqu'une demie lune, & ceda enfin aux remedes que ce myre me donna. Il ne me rendoit jamais aucune visite qu'il ne me dît quelques nouvelles. Ce fut lui qui m'apprit le siege de Marcilli, & la fuite de Sigismond. Je sçus par lui que Gondebaut envoyoit une armée à Polemas. J'en fus dans une telle inquietude, que si j'avois pû marcher, je serois allé à l'heure même trouver Sigismond qui s'étoit sauvé dans Vienne, & qui n'étoit là, disoit-on, que pour lever des troupes, afin de secourir Godomar son frere. Enfin il me dit à sa derniere visite, que le siege étoit levé, & que Lindamor avoit tué Polemas. La joye que j'en ressentis contribua infiniment à me rétablir. Je pris donc congé de mon myre, & après l'avoir remercié de ses soins, je partis de Lyon. Je rencontrai en chemin une partie des troupes que Gondebaut avoit envoyées contre Amasis.»

 A ces mots, Adraste se tut, & presenta à Doris la lettre que Palémon lui écrivoit. Doris l'ouvrit en même temps, & trouva qu'elle étoit conçue ces termes :


PALEMON A DORIS.



 L'interêt que je prens à la conservation d'Adraste, me fait user des remedes qui peuvent servir à sa guerison ; & comme je suis persuadé que je n'en sçaurois employer de plus puissans, que votre affection, il faut ma chere Doris que vous l'aimiez, puisqu'il le merite, & que je le veux. Votre vertu me défend de vous prescrire des bornes. Cependant de peur que par une sorte de délicatesse, vous ne le traitiez moins favorablement, j'ordonne que vous ne l'aimerez pas moins qu'un frere. Disposez-vous donc à me donner cette satisfaction, & souvenez-vous que vous conserverez par là deux choses qui doivent vous être cheres, la vie d'Adraste, & le repos de Palémon.

 A peine Doris eut lû cette lettre, qu'elle changea de couleur. Et le druide s'en étant apperçu : «Comment, belle Doris, lui dit-il, vous rougissez ? il faut qu'il y ait dans cette lettre quelque chose qui vous touche vivement. Il n'y a, répondit-elle, rien de si particulier, que je ne sois charmée de vous le communiquer. Si j'ai rougi, c'est parce que Palémon me commande d'aimer Adraste, comme si je pouvois sans crime avoir de l'inclination pour tout autre que pour mon époux.»

 Alors Adamas prit la lettre, & l'ayant lue : «En verite, dit-il, ce qu'il vous demande est si juste, que vous auriez tort de vous y opposer. Pour moi je vous conseille de lui donner la satisfaction qu'il desire, puisqu'il prend tant d'interêt à la vie d'Astraste.» Ce conseil d'Adamas, & l'estime que Doris faisoit d'Adraste, la déterminerent à souffrir qu'il l'aimât comme sa sœur, & à lui promettre qu'elle l'aimeroit aussi comme son frere.

 Adraste se leva aussi-tôt pour lui baiser la main ; mais une bergere qui entra au même temps dans la sale, & qui se jetta à son col, l'en empêcha. Adraste fut d'autant plus étonné, qu'il ne reconnut point la bergere ; & s'imaginant qu'elle se trompoit, il se recula, sans pouvoir dire un seul mot. Mais la bergere s'approchant de lui : «Adraste, lui dit-elle, se peut-il que vous me méconnoissiez, après m'avoir fait une si grande faveur.

 Adamas crut la connoître à sa voix ; il la regarda attentivement, ensuite Adraste, qui baissant les épaules : «Belle bergere, lui dit-il, ne soyez pas surprise si je vous méconnois ; j'ai été si long temps sans me connoître moi-même, que je suis excusable si je ne puis me souvenir de vous avoir vue quelque fois. Vous m'avez vue, reprit la bergere, à Marcilli, & sur les rives du Lignon ; mais puisque vous en avez perdu la memoire, Astrée & Diane vous garentiront mes paroles.»

 A ces mots, elle s'approche des bergeres, qui la reçurent avec beaucoup de civilité, mais en témoignant la même surprise qu'Adraste. L'inconnue en souriant en elle-même : «O dieux, s'écria-t-elle ! & qui vit jamais rien de pareil ? Seroit-il possible que depuis ce matin je ne fusse plus Celidée.» A ce nom, toutes les bergeres se regarderent entr'elles ; & se souvenant enfin que Palémon, & Halladin étoient partis pour obtenir sa guérison, & se rappellant les traits qu'elle avoit avant que de s'être défigurée elle-même, elles la reconnurent, & se réjouirent avec elle, de ce qu'elle avoit recouvré sa premiere beauté. Elles furent long temps sans faire autre chose que l'embrasser, tandis qu'Adamas racontoit à Bellinde les derniers accidens qui étoient arrivés à la bergere.

 Enfin, s'étant approché d'elle : «Belle Celidée, lui dit-il, ne pourrons-nous point sçavoir de quelle maniere vous avez été guerie ? car j'avoue que le remede dont on s'est servi a operé si promptement, que je ne puis assés l'admirer, & sur tout lorsque je considere qu'étant hier aussi blessée que le premier jour, vous êtes pourtant aujourd'hui aussi belle que jamais. Mon pere, répondit la bergere d'un air satisfait, il me seroit impossible de vous raconter comment cela s'est fait ; car en verité je ne le sçai pas moi même. Je vous dirai seulement que ce matin Thamyre & Silvandre étant sortis ensemble, lorsque je me suis presentée au miroir, je me suis d'abord apperçue que j'étois moins effroyable qu'à l'ordinaire. J'ai cru d'abord que la vraye raison de ce changement étoit que je m'accoutumois à ma difformité. Mais voyant que mon teint s'adoucissoit insensiblement, & que mes playes se fermoient, j'ai jugé que c'étoit l'effet des esperances que Damon m'avoit fait concevoir. J'ai donc attendu à me coeffer plus long temps que je n'aurois fait ; car, je l'avoue, déterminée comme je l'étois à me soucier peu de guerir, je n'aurois jamais cru devoir ressentir tout le plaisir que j'ai eu. J'ai été près d'un heure assise devant mon miroir, & chaque fois que je me suis regardée, j'ai remarqué en moi quelque nouveau changement. Enfin, me retrouvant dans mon premier état, & jugeant bien qu'il y auroit une présomption punissable à attendre quelque chose de plus, j'ai achevé de m'habiller, & dès que j'ai sçu le retour d'Adraste, je n'ai pû m'empêcher de le venir embrasser, en action de graces du bien qui m'a été rendu, & que je lui dois en partie.»

 Celidée racontoit de la sorte ce qu'elle sçavoit de sa propre guerison, tandis qu'Adraste étoit auprès de Doris : «Ma chere sœur, lui dit-il, ne demandez plus des nouvelles du voyage de Palémon, le visage de Celidée vous apprend assés qu'il a été heureux jusqu'ici, & que nous n'avons plus que des vœux à faire pour son retour. Il y a en effet, répondit-elle, bien de l'apparence à ce que vous dites ; mais cela ne dissipe point mes allarmes : d'autant mieux qu'il a une partie du chemin à faire par mer, & que c'est, à ce que l'on m'a dit, un élement bien perfide.

 La fortune, reprit Adraste, lui sera favorable ; la gloire qu'il a de vous posseder en est un garant irréprochable.» A ces mots, il soupira, & Doris s'en étant apperçue, & pensant bien que ces soupirs étoient un effet du feu qu'il conservoit dans son cœur, elle en fut touchée de pitié. Et s'étonnant que sa passion pût survivre à son esperance, elle pensa lui conseiller de porter ailleurs ses hommages ; mais s'imaginant qu'elle ne feroit peut-être qu'irriter sa blessure, elle aima mieux s'en remettre au temps, qui d'ordinaire est le remede le plus efficace pour ces sortes de maladies. Ainsi faisant signe au berger qu'elle vouloit entendre ce qu'Adamas disoit à Celidée, elle prêta l'oreille de son côté. «Sans doute, disoit-il, Thamyre sera ravi de vous voir en cet état, puisqu'il l'a desiré avec tant de passion. Mon pere, répondit Celidée, je croi qu'il en aura beaucoup de joye ; mais elle sera de courte durée, puisque la beauté s'évanouit avec les ans. N'importe, reprit Adamas, il me tarde de l'avoir cette satisfaction ; & puisqu'il ne sçait point encore que vous êtes guerie, je suis d'avis que nous le trompions.»

 A peine Adamas eut pris cette résolution, que Thamyre entra avec Alcandre, Silene, Lucindor, Calydon, Lycidas, Thaumantes, Hylas, & quelques autres. Ils saluerent tous Bellinde ; mais Adamas prenant Thamyre par la main, la mena près de Celidée, & lui fit accroire que c'étoit la sœur de Celidée que Bellinde avoit amenée. Thamyre le crut d'autant plus facilement, que Celidée avoit une sœur, & qu'il remarquoit en elle les mêmes traits qu'il avoit autrefois admirés dans sa maitresse. Il s'approcha, & après lui avoir fait mille caresses, il lui demanda si elle n'avoit point encore vû Celidée. La bergere sourit ; elle alloit même répondre, lorsqu'Adamas craignant qu'il ne la reconnût à sa voix, prit la parole, & lui dit qu'elle l'avoit vue, mais qu'elle n'avoit pas resté long temps auprès d'elle, à cause d'une indisposition qui lui étoit survenue, & pour laquelle elle avoit souhaité qu'on la laissât en repos. Aussitôt Thamyre allarmé, monte dans la chambre, où il croyoit que Celidée reposoit. Il commença par écouter s'il l'entendroit se plaindre ; puis il s'approcha du lit, & tira doucement les rideaux, comme apprehendant de faire du bruit.

 Cependant, Adamas qui l'avoit suivi, tenoit Celidée par la main, & regardant du seuil de la porte la contenance de Thamyre ; il se mit à rire de son embarras. Et le berger s'en étant apperçu : «Peut-être, dit-il, riez-vous de me voir chercher Celidée, quand vous l'avez fait cacher quelque part ?» Alors le druide entrant dans la chambre : «Bien loin, répondit-il, que cela soit, je vous l'amene dans le meilleur état où vous l'ayiez jamais vue.»

 A ce mot, Thamyre ne pouvant rien comprendre à ce discours, demeura confus. Mais Celidée se jettant à son col, & l'embrassant : «Quoi, lui dit-elle, Tamyre, estimez-vous si peu le present que l'on vous fait, que vous ne daigniez pas seulement remercier qui vous le donne ? Pourquoi desitiez-vous tant me revoir ma premiere beauté, si maintenant qu'elle m'est rendue, vous êtes si indifferent ?» Thamyre la reconnut enfin à sa voix ; & la serrant dans ses bras : «O dieux, s'écria-t-il, ô Damon ! quelles actions de grace ne vous dois-je point pour la faveur que vous m'avez accordée !» En parlant ainsi, il ne cessoit de la caresser ; & ses caresses auroient duré plus long temps, s'il n'avoit cru devoir des remercimens au druide, qui lui conseilla d'aller à Marcilli, pour rendre compte à Damon de la guerison de Celidée, & lui en rendre graces.

 Pendant que Thamyre se disposoit à ce petit voyage, Adamas ne sçachant où étoit Silvandre, en demanda des nouvelles. Et l'inconstant prenant la parole pour tous les bergers, lui répondit qu'il l'avoit laissé avec Tyrcis, & qu'il croyoit qu'ils s'entretenoient sur quelque sujet important. Adamas voulut sçavoir quel étoit ce sujet, & le berger répondit en souriant : «Mon pere, je ne le sçai pas bien précisement ; mais il est sans doute question de leurs rêveries ordinaires.»

 Bellinde fut ravie d'entendre Hylas ; car elle avoit oui parler de sa belle humeur ; & s'adressant à lui, elle lui dit qu'on lui avoit autrefois raconté l'histoire des amours de Tyrcis, & de Cléon ; mais que rien ne l'étonnoit autant que sa passion pour une bergere qui n'étoit plus. «Sage Bellinde, répondit Hylas, si le juge qui condamna Laonice étoit ici, il vous feroit croire par des raisons qu'il a prises dans une autre école que la mienne, que Tyrcis doit vivre de la sorte, & qu'il seroit coupable envers l'amour, s'il avoit d'autres sentimens : ignorance d'autant plus étrange, qu'elle n'a pas le moindre fondement, & qu'il n'est ordonné par aucune loi d'aimer ce qui n'est plus. Mais cette constance dont il fait tant de cas, & qu'il érigeroit volontiers en divinité, lui fait soutenir ces opinions extravagantes, qui seront toujours condamnées par quiconque aime son repos, & sa liberté.

 Je voudrois, reprit Bellinde, qu'il fût ici ; outre que je fais cas de son merite, je serois curieuse de sçavoir ce qu'il pourroit vous répondre. Madame, dit Hylas en élevant sa voix, le Lignon tariroit plus tôt que ses paroles ; & c'est par là qu'il gâte tout, car bien qu'il enseigne la doctrine du monde la plus pernicieuse en matiere d'amour, son éloquence est si insinuante, qu'il est difficile de n'être pas séduit, si on daigne l'écouter.»

 Cependant, Silvandre qui se promenoit en effet avec Tyrcis, n'oublioit rien pour empêcher ce berger de quitter le Forest ; mais toutes ces raisons furent inutiles ; Tyrcis persista dans sa résolution, s'imaginant que le Lignon n'offriroit point à sa douleur des objets assés tristes. De là vient, que dès qu'il put entretenir Silvandre sans témoin, il lui tint ce discours : «Sage Silvandre, je n'ai pas besoin de vous repeter ici qu'elle est mon affliction, elle vous est assés connue. Je vous parlerai donc seulement d'un dessein que j'ai formé, pour être plus à portée de rendre à la memoire de Cléon ce que je lui dois. Vous sçavez que depuis le jugement que vous portâtes en ma faveur contre les importunités de Laonice, je n'ai pas laissé d'en être persecuté, jusqu'à ce qu'ayant entendu de sa propre bouche la trahison dont elle avoit usé, pour se venger de vous, & de Phylis, j'en conçus contr'elle une si vive colere, qu'à l'instant elle abandonna le Forest. Or, desirant éviter sa rencontre, je suis déterminé à me retirer dans quelque lieu où personne ne puisse interrompre mes pensées, ni me troubler dans ce que j'ai résolu de faire pour témoigner à ma chere Cléon ma fidelité. Je rougis de partir sans dire adieu à Adamas, & aux bergers que j'ai connus ; mais, cher Silvandre, j'ose esperer que vous m'excuserez auprès d'eux.»

 Silvandre s'étant arrêté à ce que Tyrcis avoit dit de la trahison de Laonice, le pria de lui en raconter le détail. Tyrcis le fit incontinent ; & Silvandre apprit de la sorte ce qui lui avoit attiré la colere de Diane. Par cette marque de sa jalousie, il reconnut combien il étoit aimé ; & quoique cette idée pût l'occuper tout entier, il ne laissa pas de representer à Tyrcis qu'il devoit rester dans un lieu où tout le monde l'aimoit, plus tôt que d'aller vivre dans un desert, où il seroit exposé à la fureur des animaux dévorans.

 Mais Tyrcis, au lieu de se laisser fléchir : Je brave leur cruauté, répondit-il froidement : dans mon desespoir je cheris tout ce qui peut hâter mon trepas ; & plût au ciel que je pusse l'avancer sans crime ! tu sçaurois, Cléon, combien peu je suis avare de mon sang, & avec quel plaisir j'irois te rejoindre.» En prononçant ces paroles, il versoit un torrent de larmes. Silvandre en fut si touché, qu'il ne put retenir les siennes. En même temps il pensoit à la constance de Tyrcis ; & faisant ensuite des retours sur lui-même, il consideroit quelle seroit sa douleur, si par un semblable accident il venoit à perdre Diane.

 Ils furent ainsi quelque temps sans parler en se promenant toujours dans le bois ; mais Silvandre reprenant la parole : «Cher Tyrcis, lui dit-il, je conviens que votre ressentiment est juste, & que l'on ne peut condamner dans votre douleur que cet excès qui vous porte à nous quitter. Vous avez formé ici des liaisons qui peuvent contribuer à votre repos, & vous ne pouvez les rompre sans être ennemi de vous-même. Notre vie est assés douce ; nos mœurs n'ont rien de barbare ; & s'il vous arrivoit quelque malheur, vous ne trouveriez nulle part autant de secours que parmi nous. Mon repos, repliqua Tyrcis, dépend du dernier moment de ma vie. Il me semble que Cléon m'accuse de paresse, & me reproche que je suis trop long temps sans la revoir. Je vous supplie donc par ce qui vous est de plus cher au monde, d'agréer que je suive mon premier dessein, & d'assurer Adamas, & ceux qui me connoissent, qu'en quelque lieu où le sort conduira mes pas, je me souviendrai à jamais de leurs bontés. Mais, ajouta Silvandre, dites-moi du moins où vous avez résolu d'aller, afin que nous puissions quelque fois apprendre de vos nouvelles, & vous informer de ce qui se passera sur nos rivages fortunés.

 Je l'ignore moi-même, répondit Tyrcis. Je pars sans autre dessein que de me confiner dans la premiere solitude que m'offrira la nature, parmi des bois, ou des rochers.» A ces mots, il embrassa Silvandre, & Silvandre le serrant aussi dans ses bras : «Puissiez-vous, lui dit-il, ne rencontrer rien que de favorable à vos desirs ! Et vous Sylvandre, repliqua Tyrcis, puissiez-vous bientôt jouir des faveurs que le ciel doit à votre merite !» C'est ainsi qu'ils se séparerent ; & Tyrcis s'étant enfoncé dans le bois, sans sçavoir même où il devoit aller, Silvandre rentra dans la grande allée, & reprit le chemin de la maison d'Adamas.

 Il ignoroit encore les malheurs que lui préparoit le retour de Pâris ; & il n'eût pas été sitôt averti de son arrivée, si Lucindor se promenant par hazard avec un jeune homme qui lui avoit apporté des nouvelles de Lyon, ne l'en eût informé, comme d'une très-agréable nouvelle. Il lui parla aussi de Bellinde ; & Silvandre qui comprit incontinent le sujet de leur voyage, fut tellement saisi, qu'il ne put s'empêcher d'en laisser voir des marques sur son visage. Cependant il en cacha la cause à Lucindor. Et de peur qu'on ne l'accusât d'incivilité, si ayant sçû que Bellinde étoit arrivée, il n'alloit lui rendre ses devoirs, il entra dans la maison. Bellinde lui fit des caresses extraordinaires ; & comme si l'on n'avoit attendu que ce berger pour diner, à peine il fut arrivé, que l'on se mit à table.

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LIVRE SIXIÈME.


 Le repas étoit à peine fini, qu'Alcandre, Silene, & Lucindor songerent à retourner sur les rives de l'Arar, pour leur apprendre quelle étoit leur felicité. Circène, Palinice, & Florice consentant à ce départ, ils remercierent Adamas de toutes les bontés qu'il leur avoit marquées, & dirent adieu au reste de la compagnie, en leur témoignant le regret qu'ils avoient de les quitter. Florice, Circène, & Palinice ne purent retenir leurs larmes, lorsqu'il fallut embrasser pour la derniere fois Alexis, Diane, Astrée, & Phylis sur tout qui les avoit délivrées de la peine où l'oracle les avoit tenues si long temps. Adamas n'oublia rien pour les empêcher de partir si promptement ; mais comme elles n'étoient pas venues dans cette contrée, pour y demeurer toujours, elles se mirent en chemin, malgré les sollicitations du druide.

 Thaumantes, Delphire, Dorisée, & le reste de leur troupe crurent aussi devoir profiter d'un si beau jour. Ils demanderent aussi la permission de se retirer dans leurs hameaux, d'où ils étoient peu éloignés. Le druide agréa qu'ils allassent revoir leurs troupeaux, mais à condition qu'ils reviendroient quelque fois.

 Alexis fut charmée de leur départ ; elle s'imagina qu'elle pourroit jouir plus librement des caresses d'Astrée, & l'entretenir de sa passion avec moins de contrainte. Mais Silvandre fut très-affligé de leur départ, parce qu'il espéroit à la faveur d'une compagnie si nombreuse, pouvoir expliquer à Diane le trouble qui l'agitoit. Cependant Adamas qui avoit résolu de détromper Astrée ce jour-là même, fit appeller Leonide, pour lui communiquer son projet. Il la mena dans son cabinet, & choisissant parmi ses livres celui qu'il jugea le plus propre à son dessein, il le remit entre ses mains, & l'instruisit de tout ce qu'elle avoit à faire. Leonide revint ensuite dans la sale, & s'approcha d'Alexis, qui s'entretenoit avec Astrée & Silvandre, tandis que Diane étoit fort embarrassée à répondre aux discours de Pâris.

 A peine ce nouveau berger fut hors de table, qu'il aborda la bergere ; & quoiqu'elle le reçût un peu froidement, il ne laissa pas de lui dire : «Belle Diane, qui fut jamais plus heureux que moi, puisque les dieux m'ont promis la possession de ce qui m'est le plus cher au monde ? Votre bonheur, répondit la bergere, n'a rien qui me surprenne ; mais j'avoue que je n'entens pas le reste. C'est, reprit Pâris, que les dieux ont assuré par leur oracle que vous seriez à moi.» Alors Diane jettant les yeux sur Silvandre, qui tenoit les siens attachés sur elle, puis les élevant au ciel : «C'étoit, dit-elle, avec un grand soupir, le moindre bien que vous deviez attendre ; je suis même étonnée que vous ayiez daigné le rechercher. La disproportion qui est entre vous & moi m'effraye, & m'empêche de me réjouir d'une alliance dont toute autre seroit ravie. Diane, ajouta Pâris, pouvez-vous vous estimer si peu, vous dont les charmes & les vertus meriteroient un empire ? Que n'ai-je des sceptres à vous donner, je vous jure, belle Diane, que je les remettrois dans vos mains, & que je serois aussi prodigue de tous les biens de la fortune, que je le fus de ma liberté, dès l'instant que je vous vis. Voilà, repliqua la bergere, comme les dieux mêlent toujours quelque amertume parmi les douceurs qu'ils nous envoyent. En ordonnant que je sois à vous, ils ne permettent pas que j'en aye la volonté. Comment, s'écria Pâris, n'avez-vous pas agréé que j'allasse demander à Bellinde son consentement pour notre mariage ? Il est vrai, répondit Diane, mais j'oubliai qu'Astrée & moi nous avions fait vœu de ne nous séparer jamais. Or depuis votre départ elle a résolu d'aller vivre parmi les carnutes, & je suis plus engagée à elle qu'à vous.

 J'ignore, ajouta Pâris, ce que le ciel ordonnera d'Astrée ; mais, belle Diane, il faut que vous soyiez à Pâris, comme Pâris vous proteste qu'il ne sera jamais qu'à Diane.» A ces mots, il lui prit la main, & la portant contre sa bouche, quoiqu'elle résistât un peu : «Helas, continua-t-il, quel malheur seroit le mien, si je ne vous possedois jamais ! Vous ai-je offensée par quelqu'une de mes actions ? Si j'ai commis quelque crime, déclarez-le moi, je vous aime assés pour vous venger contre moi-même.» Diane, qui malgré l'inclination qu'elle avoit pour Silvandre, ne pouvoit haïr Pâris : «Votre plus grande saute, répondit-elle, c'est de n'avoir pas adressé vos vœux à quelque objet plus digne de vous : non que je ne vous estime autant que votre merite & votre naissance m'y obligent ; mais je serois ravie, je l'avoue, que vous approuvassiez le desir que j'ai d'aller avec Astrée finir mes jours parmi les vierges druides.»

 Pâris alloit répondre, lorsqu'on vint le chercher de la part d'Adamas, qui s'étoit enfermé dans son cabinet avec Bellinde ; & jugeant bien qu'il seroit question de leur mariage, il lui dit seulement : «Votre sort & le mien, belle Diane, sont maintenant entre les mains de ceux qui peuvent disposer de nous. Je croi que vous regarderiez comme un crime de leur desobéir, ainsi que je suis déterminé à observer inviolablement tout ce que l'on ordonnera de moi.» En disant ces mots, il se rendit auprès de Bellinde & d'Adamas.

 Dès qu'il fut sorti de la chambre, Silvandre s'approcha de la bergere, mais si interdit, que son trouble éclatoit malgré lui. Il se jetta d'abord à ses genoux, parce qu'il n'y avoit point là de témoin qui lui fût suspect ; & portant ses yeux sur ceux de Diane qui étoient déja tout humides : «Tout est perdu, lui dit-il, ma belle maitresse : voilà Bellinde arrivée, & Pâris dans la joye que lui cause l'esperance de vous posseder bientôt. Voilà les desirs de Diane accomplis, & les prétentions de Silvandre ruinées. Ah, répondit la bergere, étoit-ce trop peu que j'eusse à souffrir la tyrannie d'une mere, & que je fusse dans la plus cruelle affliction, si vous ne me tourmentiez encore par vos soupçons, & si vous ne m'imputiez le malheur qui doit nous arriver !

 Helas, reprit froidement Silvandre, au moment que vous permîtes à Pâris de vous rechercher, mes soupçons se tournerent en certitude ! Vous jugiez bien que sa naissance détermineroit Bellinde. Mais, Diane, triomphez à loisir de mon repos. Vivez contente avec mon rival ; donnez à sa condition ce que devoit obtenir mon amour. Si j'en murmure, ce ne sera pas contre vous. Le ciel étoit injuste, s'il vous eût rendue plus fidele ; vous ne deviez point être la conquête d'un inconnu, d'un malheureux. C'est à Pâris seul de vous posseder, non parce qu'il vous aime plus que moi, mais parce qu'il est plus riche & plus heureux. Le dernier arrêt, repliqua Diane, n'est pas encore prononcé. Je lui ai déja protesté que j'avois fait vœu de me confiner chés les carnutes, & j'aimerois mieux prendre ce parti, que de l'épouser. Mais il m'a juré qu'il avoit appris par un oracle, que je dois être à lui ; & voilà ce qui m'inquiete davantage. Si c'est un arrêt du ciel, comment pourrons-nous nous y opposer ? Les dieux, dit Silvandre, ne peuvent mentir ; & puisqu'ils ont ordonné que Diane soit à Pâris, & que Silvandre meure, il est juste que nous suivions leur ordonnance. Je vais donc, belle Diane, penser à les satisfaire, & à me délivrer en même temps de tous les malheurs qui me persecutent.»

 Il se leve à ces mots ; mais la bergere le retenant : «Silvandre, lui dit-elle, où allez-vous ? songez que vous ne pouvez, sans me desobéir, rien entreprendre que de mon aveu. Mon desespoir seconde la volonté des dieux, répondit Silvandre ; ils veulent que je meure ; & puisque telle est leur volonté, ne devons-nous pas le vouloir aussi ? Croyez moi, Diane, ne vous opposez point à mon dessein ; c'est par mon trépas seulement que mes desirs doivent être accomplis. Et quand je prolongerois le cours de ma vie infortunée, que vous en reviendroit-il, sinon d'avoir toujours un témoin de votre foi violée ? Et moi, Diane, quel croyez-vous que je deviendrois ? Vous imaginez-vous que je puisse survivre un moment à votre perte ? Que vous aimez peu, si vous ne pensez que je serois alors capable de tout ce que peut inspirer le desespoir ! Non, non, Diane, il vaut beaucoup mieux que par une mort précipitée, je prévienne mille morts inévitables, & que je témoigne que j'ai plus de courage, & plus d'amour que vous.»

 Diane desesperée de la fureur que montroit Silvandre, fut long temps sans lui répondre que par ses larmes. Enfin, élevant la voix, & fixant les yeux sur lui : «Si je croyois dit-elle, que le coup qui me donneroit la mort, ne fût qu'une preuve de mon courage, & de mon affection, je vous jure que je me percerois le cœur ; mais je craindrois que l'on n'en prît occasion de m'imputer une faute plus grande que celle de vous avoir aimé. L'honneur m'est plus cher que la vie ; & si je pouvois perdre la vie, sans me deshonorer, je ne me verrois pas forcée à prendre un autre époux que Silvandre. J'en jure par les dieux qui nous écoutent ; & puissent-ils ne me pardonner jamais, si je n'executois ce dessein ! Quoiqu'il en soit, reprit Silvandre, vos discours ne servent qu'à m'assurer que je ne dois plus avoir de prétentions sur vous. Ah, Diane, il ne me reste d'autre parti que de quitter la vie !» En ce moment Bellinde entrant dans la sale, Diane se hâta de lui dire assés bas : «Mon serviteur, si j'ai quelque pouvoir sur vous, je vous commande au moins de vivre, jusqu'à ce que vous sçachiez que mon mariage soit conclu ;» & à ces mots, elle se leva pour aller au devant de Bellinde.

 Alexis, Leonide, & Astrée se leverent aussi, & s'approcherent de Bellinde, qui les mena dans le jardin. Là, elle leur demanda la permission de dire quelque chose en particulier à Diane. Alexis, Astrée, & Leonide s'enfoncerent dans le bois, tandis que l'infortuné Silvandre erroit à l'aventure. Il vint par hazard au même lieu où il avoit autrefois entretenu les rochers de son amour, & s'étant appuyé contre un saule que la riviere minoit insensiblement : «Pauvre tronc, disoit-il en lui-même, que ta vie & la mienne tiennent maintenant à peu de chose ! La premiere colere du Lignon peut te dérober à la terre ; & moi je ne vis desormais que par l'ordre de Diane, & cet ordre ne subsistera qu'autant que le ciel ne m'ôtera pas l'espérance de la posseder.»

 Puis jettant les yeux sur les petits flots qui battoient doucement le rivage, & se retiroient au même instant : «N'est-ce point que vous m'appellez, ajoutoit-il ? Ce doux murmure dont vous flattez mes ennuis, ne me dit-il pas que vous me seriez plus favorables que Diane ? Ah, Celadon, que vous futes heureux de trouver dans ces eaux un remede à vos tourmens ! car quoi qu'on nous dise, vous n'y êtes point tombé pour secourir Astrée ; vous vous y précipitâtes pour vous secourir vous-même. O dieux ! ô Celadon ! que ne m'est-il permis de suivre cet exemple ? Le Lignon m'offre le même secours, Diane me donne le même sujet d'y recourir ; mais l'inhumaine m'en ôte la puissance en m'obligeant à observer le vœu que j'ai fait de lui obéir.»

 A ces mots, laissant aller son imagination, il fut près d'une heure à repasser les divers accidens de sa vie ; mais il s'arrêta enfin à ceux de son amour ; & opposant tous ses plaisirs passés à sa douleur presente, il y trouvoit une disproportion infinie : «Cesse donc, reprenoit-il, cesse de te plaindre desormais ; & sans te consumer en regrets superflus, commence à croire que c'est peut-être aujourd'hui que Pâris t'enleve pour jamais Diane. Ah, le malheureux moment, que celui où je la verrai sous l'injuste domination de mon rival ! Puisses-tu, moment affreux, n'être jamais celui d'aucun plaisir ; & servir plus tôt à marquer le supplice des coupables ! Que dis-je ? sois regardé par moi comme le plus favorable de ma vie, puisque tu dois la terminer.»

 C'est ainsi que Silvandre exprimoit une partie de ses regrets ; & tel fut son desespoir, qu'il jura de ne plus rentrer dans la maison d'Adamas, qu'il ne fût instruit de sa destinée. Et tandis qu'il disputoit en lui-même s'il se retireroit dans son hameau, ou s'il se confineroit dans quelque solitude, il se rappella quelle seroit son ingratitude, s'il se retiroit sans remercier Adamas de ses bontés ; mais comme il n'étoit pas en état d'écouter la raison, il ne laissa pas de suivre sa premiere idée. «Je sçai, disoit-il en lui-même, qu'Adamas aura sujet de se plaindre de moi ; mais, helas, s'il alloit m'ordonner d'assister aux nôces de Pâris ? Cependant il marchoit toujours, & sans prendre garde au chemin qu'il avoit tenu, il se trouva près de sa cabane. Mais, guidé par son desespoir, il reprit bientôt le premier chemin qui s'offrit à lui.

 D'un autre côté Bellinde qui n'attendoit plus que le consentement de Diane, pour la donner à Pâris, lui tint ce discours : «Je pourrois, Diane, disposer de vous, sans consulter personne que moi-même ; mais je ne veux pas user de la puissance absolue que me donne la nature ; vous sçavez sans doute que Pâris vous aime ; & je ne doute point que vous ne l'aimiez aussi. Si Marcilli n'avoit point été assiegé, je serois venue bien plus tôt, pour lui donner une satisfaction qu'il m'a paru rechercher avec tant d'ardeur & de sincerité. Je veux donc que ce mariage soit conclu incessamment : il seroit peu sage de rejetter un bien qui se presente, comme il seroit imprudent de le regreter, après l'avoir perdu. Dites-moi, Diane, ce qu'il vous en semble ; & ne balancez pas à me découvrir vos plus secretes pensées. Depuis que j'ai perdu Ergaste, c'est sur vous que j'ai fondé l'appui de ma vieillesse, & je vous aime de l'amour le plus tendre.»

 Diane pendant tout ce discours, tint les yeux baissés ; mais les levant alors : «Madame, répondit-elle, puisque vous avez résolu de me donner à Pâris, il est peu nécessaire que je vous rende compte de mes vrais sentimens à son égard ; cependant pour vous satisfaire, & pour vous détromper sur l'inclination que vous croyez que j'ai pour lui, je vous dirai que je ne le hais pas ; mais je vous avourai aussi que je ne l'aime pas assés pour desirer d'être unie à lui : non que je veuille contrevenir à votre volonté, je defere bien plus à votre jugement qu'au mien.»

 Bellinde qui ignoroit le goût que Diane avoit pour Silvandre, & qui s'imaginoit que ce discours tendoit uniquement à cacher ses sentimens pour Pâris : «Ces petites feintes, interrompit-elle, sont maintenant hors de saison. Je n'ai pas oublié que j'en usai de même lorsqu'on me proposa Celion votre pere, je sçai que vous aimez Pâris. Son merite pouvoit lui faire prétendre plus de bien que vous n'en avez ; & c'est en quoi vous devez lui être plus obligée, puisqu'il n'a eu égard qu'à votre vertu, & à vos graces naturelles. Madame, repliqua Diane, je vous jure que Pâris m'est presqu'aussi indifferent que les autres hommes, & que sa discretion seule m'oblige à l'estimer. Mais encore une fois, je n'ai pour lui que de l'estime. Ne croyez donc pas, je vous supplie, qu'en me donnant à lui, vous me procuriez aucun avantage qui me soit agréable. Plût à dieu qu'il ne m'eût jamais regardée qu'avec des yeux indifferens ! La plus grande faveur que vous pourriez me faire, seroit de me laisser vivre comme j'ai commencé.

 Ce que vous me demandez, reprit Bellinde, n'est pas juste, & si je vous l'accordois, je serois infiniment blâmable. Je pourrois vous commander ; mais consultez votre raison, & voyez si je puis condescendre à votre desir. Il est d'abord impossible que l'amitié que vous avez contractée avec Astrée & Phylis soit durable ; il faudra que vous vous sépariez enfin quelque jour ; ainsi plus de douceur pour vous. Les lieux même où vous vivrez après les avoir perdues, ne feroient que renouveller votre douleur. Mais quand cette amitié pourroit toujours durer, sçachez, Diane, ce que peut l'outrage des années. Vous deviendriez la fable de ces hameaux. Les uns diroient que vous avez manqué de jugement, n'ayant pas sçu faire un choix convenable à votre condition ; les autres que vous avez manqué de merite, ensorte que personne n'a songé à vous rechercher : au lieu qu'en vivant sous la puissance d'un mari, vous éviterez tous ces discours, & que vous goûterez en paix le plaisir d'une union durable.

 Madame, dit la bergere, le mariage n'est pas toujours un moyen sûr de fermer la bouche aux médisans ; & si l'on avoit résolu de me blâmer, je ne croi pas que le mariage y fût un obstacle. Mais, ajouta Bellinde, il faut absolument que je me décharge du soin que je suis obligée à prendre de vous, afin d'employer sans partage au service de nos dieux le peu de vie qu'ils me laissent. Mais, madame, répondit la bergere, puisque vous y trouvez tant de plaisir, n'oserois-je prétendre à les servir aussi ? Vous le pourriez sans doute, dit Bellinde ; mais les dieux m'ont fait connoître leur volonté. Ils m'ordonnent ces justes dieux, ces dieux puissans, de vous remettre entre les mains de Pâris. Car, il faut que vous sçachiez, Diane, que je ne voulus point entendre d'abord à la demande de Pâris ; & qu'ayant pris du temps pour déliberer, je n'oubliai rien pour m'assurer s'il vous aimoit veritablement, & que je consultai ensuite la divinité que je sers. Elle me répondit ces mots :»


Ne t'informe pas davantage,
Bellinde, mais va de ce pas
Donner ta fille en mariage
A Pâris fils d'Adamas.

 «Ah, s'écria Diane, la dure nécessité que les dieux m'imposent !» En même temps les larmes coulerent de ses yeux ; & Bellinde s'en étant apperçue : «Quels plaisirs, ajouta-t-elle, vous causera une si belle alliance ! Madame, reprit la bergere en se jettant à ses piés, je vous conjure par la memoire de mon pere, d'agréer que je finisse mes jours auprès de vous. S'il est vrai que vous aimez Diane, ne lui refusez pas cette satisfaction.»

 Bellinde attribuant les larmes de Diane à la pudeur inséparable du sexe : «Diane, lui dit-elle un peu froidement, je connois mieux que vous ce qui vous convient, & vous ne sçauriez, sans me déplaire, vous opposer à cet établissement.» En même temps, elle lui commanda de se lever, puis elle continua de la sorte : «La naissance de Pâris, & son merite sont pour moi de sûrs garants de votre bonheur. Ainsi que je ne voye plus sur votre visage aucune marque de tristesse, ou je les prendrai pour autant de preuves de votre desobéissance. Madame, repliqua la bergere, je pourrai peut-être cacher mon déplaisir ; mais je ne pourrai pas également contraindre mon inclination. J'aimerois beaucoup mieux Sil...» Peu s'en fallut que le nom de Silvandre ne lui échapât. Et Bellinde lui ayant commandé de poursuivre, comme elle jugea bien qu'elle s'expliqueroit inutilement, elle reprit en ces termes : «Je dis, madame, que j'aimerois beaucoup mieux vivre parmi les carnutes, ou auprès de vous, qu'avec Pâris. Je vous déclare pour la derniere fois, dit Bellinde, que je veux obéir aux dieux ; & dès ce soir même, il faut que l'affaire soit entierement conclue.» A ces mots, & sans vouloir l'écouter davantage, elle alla rejoindre Adamas.

 Diane se voyant en liberté de soupirer : «Au moins, dit-elle, si l'on me refuse de m'écouter, on ne me défendra pas de me plaindre. Foible consolation, ajoutoit-elle ! Mais la nature ne m'offre-t-elle point d'autres armes pour me venger des outrages de la fortune ? A quoi servent donc les poisons, le fer, les précipices, les flammes, les eaux, si tout cela n'est pas une ressource pour les malheureux ?» A ces mots, elle sortit du jardin, non pour rentrer dans la maison d'Adamas, qui lui étoit desormais trop odieuse, mais pour chercher quelqu'une de ses compagnes à qui elle pût confier sa douleur.

 Après avoir été jusque sur les bords du Lignon, elle apperçut enfin Astrée, qui appuyée contre un chêne, étoit plongée dans la plus profonde rêverie. Pour en apprendre le sujet, elle s'approcha doucement de la bergere. Elle surprit des soupirs & des sanglots : puis elle entendit qu'elle s'écrioit : «Perfide, as-tu bien pû m'outrager si cruellement. Devois-tu abuser ainsi de ma simplicité, pour me perdre de reputation ?» Alors, comme si la violence des sanglots l'eût empêchée de continuer, elle garda le silence. Puis le rompant tout-à-coup : «Malheureuse que je suis, reprenoit-elle, comment oserai-je paroître desormais ? Je me verrai donc obligée à rougir éternellement d'un crime dont je suis innocente ?»

 A ces mots, fondant en larmes, elle reprit sa rêverie. Et Diane voulant l'en retirer : «Ma sœur, lui dit-elle, après l'avoir poussée doucement, qu'elle nouvelle affliction vous est survenue ?» Alors Astrée revenant à elle, & voyant si près la personne du monde qu'elle estimoit le plus, se leva pour l'embrasser, & versa un torrent de larmes sans lui répondre. Diane émue de pitié, se mit à pleurer aussi, & toutes deux furent long temps dans cet état.

 «Ah, ma sœur, lui dit enfin Astrée d'une voix entrecoupée de soupirs, ah, ma sœur, c'est fait de moi !» Diane s'imaginant qu'elle s'étoit rappellé la perte de Celadon : «Ma sœur, lui répondit-elle, ce n'est pas que je condamne vos larmes ; mais croyez-moi, vous l'avez bien assés pleuré. Ah, plût à dieu, interrompit Astrée, qu'au même temps qu'il se précipita, je me fusse noyée avec lui ! je ne me verrois pas desormais réduite à être la fable de l'univers.»

 Diane ne pouvant rien comprendre à ce discours : «Ma sœur, reprit-elle, parlez-moi franchement, & dites-moi le vrai sujet de votre déplaisir. Je vous découvrirai avec la même liberté une chose qui m'afflige d'autant plus, que je desespere d'y remedier. Je veux bien, répondit Astrée en se remettant à la même place, vous instruire de ce qui m'est arrivé. Notre amitié & mon propre interêt l'exigent également ; car il est nécessaire que vous détrompiez ceux qui pourroient soupçonner ma vertu. Je ne crois pas, repartit Diane, qu'il se trouve jamais personne qui blâme vos actions ; mais si ce malheur arrivoit, je serois bien éloignée de le souffrir. J'ai toujours compté sur votre amitié, dit Astrée, & pour vous convaincre encore plus de mon retour, je vais vous apprendre ce que personne, excepté vous & Phylis, ne sçauroit point de moi.

 Sçachez donc, ma compagne, que tandis que Pâris vous entretenoit, Leonide s'est approchée d'Alexis & de moi, & qu'après nous avoir demandé quel étoit le sujet de notre entretien, elle m'a dit : Que me donnerez-vous Astrée, & je vous apprendrai les nouvelles du monde les plus agréables ? Belle nymphe, lui ai-je répondu, je n'ai rien dont je puisse disposer ; car tout ce que j'avois est aujourd'hui en puissance de ma maitresse ; mais je vous aurai une extrême obligation, si vous m'apprenez quelque chose qui ait rapport à sa satisfaction ou à la mienne. Ce que j'ai à vous dire, a-t-elle ajouté, c'est qu'Adamas vient de m'assurer, qu'il ne tiendroit maintenant qu'à vous de vous lier d'un nœud indissoluble. J'obtiendrai donc parmi les carnutes la place que j'y demande ? Apparemment ; car il vient de m'en porter la nouvelle.

 C'est ainsi que nous nous entretenions, lorsque Leonide s'est approchée de mon oreille, & m'a dit enfin : Dites-moi la verité, Astrée, n'auriez-vous pas mieux aimé la compagnie de Celadon que celle d'Alexis ? Celadon, lui ai-je répondu, étoit un berger que je ne devois point aimer, parce que nos peres étoient ennemis ; & tout m'oblige à cherir Alexis. Cette feinte, ma dit Leonide, est déplacée avec moi qui sçais jusqu'à la moindre des lettres que vous lui avez écrites, & qui n'ignore pas une seule de vos aventures, témoin votre jalousie qui le détermina à se précipiter dans le Lignon.

 Jugez, Diane, quelle a été ma surprise, lorsque je l'ai entendue parler ainsi ; mais desirant d'en sçavoir davantage : Hé, d'où pouvez-vous avoir appris ces détails, lui ai-je demandé ? Je vous le dirai, m'a-t-elle répondu ; mais jurez-moi que vous me garderez sur cela un secret inviolable. Et lui ayant juré tout ce qu'elle souhaitoit, elle a poursuivi en ces termes.

 Sçachez, Astrée, qu'Adamas est encore plus au dessus des autres par l'excellence de son esprit, que par la dignité de ses fonctions ; & que ce même Adamas n'a presque rien de caché pour moi. Or il y a quelques jours qu'étant tous deux renfermés à Marcilli, je lui fis par hazard quelque demande par rapport à vous. Il fit d'abord quelque difficulté de me répondre ; mais il me dit enfin : Astrée est née sous une constellation qui lui promet un bonheur infini ; mais ce bonheur sera si mêlé d'amertume, que peu de gens voudroient être un jour heureuses au même prix. Elle a beaucoup aimé Celadon, & sans doute elle l'aime encore ; Diane, Phylis, & Alexis sont les seules à qui elle ait découvert la violence de sa passion. Si vous voulez apprendre une partie de ce qui leur est arrivé, ceci vous en instruira.

 Alors elle a ajouté qu'Adamas lui avoit mis un livre dans la main, & que l'ayant ouvert, & y ayant tracé quelques figures, elle y lut tout ce que je vous ai jamais raconté de ma vie, & de celle de Celadon. Après m'en avoir redit une partie, elle a continué de la sorte.

 Vous concevez maintenant par les choses que je vous ai dites, que votre défiance est mal fondée ; avouez donc franchement que vous auriez mieux aimé finir vous jours auprès de lui que de vivre auprès d'Alexis qui est du même sexe que vous. Belle nymphe, lui ai-je répondu, puisque les actions de ma vie vous sont aussi connues qu'à moi, & que la science d'Adamas vous en a appris jusqu'aux moindres circonstances, j'avoue que j'ai aimé Celadon, mais d'un amour pur, & que j'ai infiniment regreté sa perte. Mais les dieux qui font tout pour notre bien, ayant permis ce malheur, je me suis enfin resignée à leur volonté. Et pour ne pas offenser l'ombre de mon berger en prenant quelque alliance, je me suis donnée à Alexis.

 Votre dessein, m'a dit la nymphe, est si juste & si legitime, qu'Adamas travaillera à le faire réussir ; mais comme cette retraite est une espece de mort, Astrée, dites-moi en confidence, si avant que de quitter pour jamais ces agréables demeures, où vous goutâtes autrefois des jours si délicieux avec votre berger, vous ne seriez pas ravie de le voir encore une fois, & de lui faire connoître que c'est pour l'amour de lui que vous quittez cette contrée, où depuis son absence tout vous a déplu.

 Helas, belle nymphe, ai-je répondu : à quoi me serviroit de vous assurer de la joye que j'en aurois, le sort qui me la ravi consentira-t-il jamais à me le rendre ? Non, non, sage Leonide, ai-je ajouté, j'ai trop offensé son amour, pour n'être pas éternellement punie du supplice que je souffre, assurée que je suis de ne revoir jamais le moment où il se précipita dans le Lignon, la tête baissée, & les bras ouverts, comme s'il eût été ravi d'embrasser cet élement, qui devoit lui être plus favorable que moi. C'est ce moment infortuné qui m'a ravi pour jamais l'esperance d'en être aimée.

 Ne vous informez point, a reparti la nymphe, si l'on peut vous procurer ce plaisir. C'est un soin qui me regarde seule. Dites-moi seulement si vous le desirez, je vous ferai revoir l'image de Celadon avec le secours de ce même livre où j'ai lui l'histoire de vos amours. En même temps elle m'a ouvert un livre qu'elle tenoit entre les mains. J'y ai vu un grand nombre de caractéres & de figures que je ne connois point ; à peine j'y ai jetté les yeux, que, soit l'effet d'une vertu secrete, ou bien de mon imagination, tout mon sang s'est ému ; & j'ai été saisie d'une telle frayeur, que je n'ai pu de long temps proferer un seul mot. Astrée, a continué Leonide, il faut ici du courage, & de la résolution. Car enfin, vous aimez Celadon, ou vous ne l'aimez pas. Si vous l'aimez, laissez faire l'amour ; c'est un dieu assés puissant pour rendre notre entreprise heureuse. Si vous ne l'aimez plus, ne souffrez pas que son nom vive encore dans votre memoire, & je ne penserai plus à vous le montrer.

 Helas, belle nymphe, lui ai-je répondu, que vous me touchez bien dans la partie la plus sensible de mon ame ! Pourquoi doutez-vous que la memoire du berger me soit précieuse, si vous avez lu en effet les secrets de ma vie les plus cachez ? Sçachez, sage Leonide, que si je vous ai marqué quelque opposition, c'est que j'ai craint de n'avoir pas assés de courage pour observer peut-être tout ce que vous me commanderez. Daignez me dire ce que je dois faire, & j'essayerai de m'y préparer.

 Il faut d'abord, me dit-elle, que nous nous retirions seules dans le bois : Ah, dieux, me suis-je écriée, je reconnois déja la chose impossible, si vous me contraignez d'être seule dans le lieu où vous marquerez vos figures, & où vous ferez peut-être quelque noir enchantement ! Les images que vous presenterez à mes yeux, me feront mourir de frayeur, avant que je puisse revoir l'image du malheureux Celadon.

 Ne craignez rien, m'a-t-elle dit : le soleil ne pâlira point d'horreur. Les fleurs au contraire paroîtront plus belles, & la terre toute insensible qu'elle est partagera votre joye. Mais enfin, il faut que vous soyiez seule ; car il seroit à craindre que Celadon ne rougît de se montrer à d'autres yeux dans l'habit où nous le verrons. Comment, sage nymphe, lui ai-je dit, si je demandois qu'Alexis y fût, croyez-vous que l'ombre de Celadon en fût indisposée ? Alors Leonide a feint d'y penser ; puis elle a repris tout-à-coup : Je croi que quand nous l'appellerons à la cérémonie, elle n'y fera point d'obstacle. Hé bien, ai-je ajouté, pourvû qu'Alexis y soit, j'irai par tout où vous voudrez. Voyez donc, m'a dit Leonide, si elle y consentira.

 A ces mots, je me suis levée d'auprès d'elle, comme vous l'avez vu ; & je me suis approchée d'Alexis qui s'amusoit à considerer quelques peintures de la sale. Je viens, lui ai-je dit, vous demander un avis, & implorer votre secours dans une affaire qui m'importe infiniment. Vous pouvez tout sur moi, m'a-t-elle répondu. Mais vous regarderez peut-être ma demande comme contraire à ce que je vous dois. Ne craignez rien, m'a repliqué Alexis, je prendrai toujours en bonne part tout ce qui viendra de vous. Eh bien, ai-je continué, sçachez que Leonide ayant peut-être lu dans mon ame qu'il me reste quelque tendresse pour Celadon, a résolu de me donner avant notre départ le plaisir de revoir encore une fois son image.

 Or j'ai remarqué, ma chere sœur, que dans ce moment Alexis a rougi, & qu'elle est ensuite devenue plus pâle qu'un criminel à qui on a prononcé son arrêt. Et n'en pouvant déviner la cause, je lui ai demandé d'où pouvoit venir le changement que j'avois remarqué sur son visage. Elle a paru d'abord embarrassée ; mais elle m'a dit enfin : Mon serviteur, je vous avoue que le dessein de Leonide m'effraye, & que j'ai peine à comprendre comment-elle pourra satisfaire sa curiosité. Ah, si vous sçaviez, lui ai-je dit, tout ce qu'elle m'a raconté, & de quelle maniere elle pénetre, quand il lui plaît, dans les secrets replis des ames, votre étonnement diminueroit bien. J'ai été dans la même inquietude que vous ; mais quand elle m'a dit certaines circonstances de ma vie, qu'excepté les dieux, Celadon, & moi, personne ne pouvoit sçavoir, j'ai cru que ce qu'elle m'avoit promis n'étoit pas plus impossible que le reste.

 Pour moi, m'a dit Alexis, je ferai tout ce que vous souhaiterez ; mais je serois d'avis, qu'avant que de vous engager, vous vous préparassiez à tout évenement. Car enfin de quel œil verrez-vous ce berger ? Peut-être le haïrez-vous autant que vous croyez maintenant pouvoir l'aimer. Alors un second desespoir mille fois pire que le premier, vous le fera perdre pour toujours. Ma maitresse, je ne crains pas que ma haine le chasse, comme je n'espere pas que mon amour puisse le retenir ; mais puisque Leonide veut bien me procurer le plaisir de le revoir, ne vous y opposez pas, je vous en conjure. A ces mots, versant des larmes, je lui ai pris la main, innocente que j'étois, & la baisant mille fois, je l'ai conduite vers la nymphe. Et Leonide ayant sçu qu'Alexis consentoit à m'accompagner, elle s'est placée au milieu de nous ; & lorsque Bellinde & vous, vous êtes sorties, elle nous a menées dans le bois, pour m'y causer le plus sensible déplaisir qu'une bergere vertueuse puisse jamais ressentir.»

 A ces dernieres paroles, Astrée recommença à pleurer avec tant de violence, qu'elle fut obligée d'interrompre son recit ; & Diane prenant la parole : «Je vous jure, ma sœur, que c'est dans ce même temps que j'ai eu la plus vive affliction que j'aye jamais ressentie ; mais si vous desirez en sçavoir le sujet, achevez votre recit, afin que je mêle du moins mes larmes avec les votres.

 Ma sœur, reprit Astrée, portant son mouchoir à ses yeux, excusez l'excès de mon déplaisir, & ne vous étonnez pas s'il me fait perdre la parole, car il m'ôtera sûrement la vie. Mais avant que ma douleur me réduise à cette extrêmité, je veux bien vous achever le recit d'une aventure si cruelle.»

 Astrée alloit continuer, lorsqu'elles entendirent la voix de Phylis, qui ne sçachant où pourroient être ses compagnes, les cherchoit de tous côtés, & s'amusoit cependant à chanter des vers que Lycidas avoit faits pour elle le jour d'auparavant. Elle ne croyois pas avoir tant de sujet de s'affliger par l'interêt qu'elle prenoit à ses compagnes. A peine elle eut achevé sa chanson, qu'elle apperçut Astrée & Diane sous l'arbre où elles s'étoient assises. Elle s'avança d'abord avec un visage serain ; mais lorsqu'elle eut jetté les yeux sur les bergeres, & qu'elle eut remarqué leur tristesse, elle sans leur rien dire ; & ne sçachant à qui elle devoit plus tôt s'adresser, car elle les voyoit également affligées, elle fut quelque temps sans parler. Enfin perdant patience : «Mes cheres compagnes, leur dit-elle, étoit-ce pour m'allarmer, que vous avez feint cette tristesse, ou avez-vous en effet quelque déplaisir ?

 Helas, répondit Astrée avec un profond soupir : mon affliction n'est que trop véritable, ma sœur ; elle est même parvenue au plus haut point où elle pouvoit arriver. C'est en quoi, ajouta Diane, la mienne est comparable à la votre. Vous ne sçauriez, reprit Phylis, trouver un juge plus discret & plus équitable que moi, du moins si les loix de notre amitié vous engagent à me communiquer vos peines.

 Pour ce qui me regarde, dit Astrée, je vous aurai bientôt raconté ce que vous desirez sçavoir. Lorsque vous êtes arrivée, j'en avois déja commencé le recit à Diane ; & je suis bien persuadée qu'elle nous instruira également de ce qui la touche.» Au même temps elle lui repeta en peu de mots ce que Diane sçavoit déja ; puis elle continua en ces termes :

 «Or sçachez, mes compagnes, que pendant que nous nous enfoncions dans le bois, Alexis paroissoit toujours plus effrayée ; ses pas étoient incertains ; & la pâleur sembloit peinte sur son visage. Moi qui la voyois s'affoiblir à chaque instant : Ma maitresse, lui ai-je dit, je me croyois la bergere du monde la moins courageuse ; mais je voi bien que vous l'êtes encore moins que moi. En verité, mon serviteur, a répondu Alexis, j'ignore où nous allons, & ce que l'on veut faire de nous ; & cette incertitude me fait craindre, que ce lieu ne soit plus tôt pour moi un lieu de tourment, qu'un lieu de satisfaction. Nous en serons bientôt éclaircies, ai-je ajouté ; nous voici déja sous des arbres si touffus, qu'à peine nous pouvons nous reconnoître. Le lieu, m'a dit Alexis, est assurément bien solitaire ; mais je ne comprens pas qu'au milieu de l'horreur qui y regne, Leonide puisse vous presenter un objet qui vous soit agréable. Pourvu qu'elle me fasse voir Celadon, ai je repliqué, je suis contente ; & cette horreur disparoîtra aux premiers regards de mon berger. Vous êtes donc bien déterminée, a-t-elle repris, à souffrir qu'il se presente devant vous ? Si déterminée, ai-je poursuivi, que je n'ai jamais rien desiré avec tant de passion. Eh bien, m'a dit Alexis d'un air plus assuré, allons donc, belle Astrée, où le ciel doit prononcer par la bouche de Leonide le dernier arrêt de notre felicité. Moi, qui croyois qu'elle parloit de notre retraite parmi les carnutes : allons, ma maitresse, où le ciel doit lever le dernier obstacle qui s'oppose à mon bonheur.

 Alors j'ai remarqué que Leonide s'arrêtoit, & qu'elle nous a dit en se tournant vers nous, mais d'une voix plus forte, & d'un ton plus grave qu'à l'ordinaire : C'est ici, Astrée, que Celadon doit vous être rendu : soyez attentive à ce mystere, & n'allez pas le profaner en rompant le silence. En même temps elle a ouvert son livre, & mettant à terre le genou gauche, le visage tourné vers l'orient, elle a tiré un couteau de sa poche, puis ayant coupé une branche d'alisier, elle y a gravé quelques caractéres, & a prononcé certains mots où je n'entendois rien. Ensuite elle s'est levée, & venant à moi : Astrée, m'a-t-elle dit, souvenez-vous que vous avez promis d'observer tout ce que je vous commanderois ; gardez-vous d'y manquer, autrement vous irriteriez les esprits dont je vais invoquer la puissance.

 A ces mots, elle s'est tournée vers l'orient, puis vers le midi, & du nord à l'occident, & à chaque tour elle prononçoit quelques paroles. Enfin elle s'est approchée de moi, & après avoir tracé un cercle sur la poussiere : Mettez-vous-là, m'a-t-elle dit, belle Astrée, & préparez-vous à la plus grande satisfaction que vous eûtes jamais. Puis se tournant vers Alexis, & l'ayant aussi fait mettre dans le cercle : Grand dieu, s'écria-t-elle, puissant Amour pour qui j'observe des ceremonies qui ne furent jamais connues que du seul Adamas ! Esprits bien heureux qui jouissez des plaisirs que produit une amitié inviolable : dieux, Amour, esprits, je vous appelle comme témoins, ou plus tôt comme auteurs de ce miracle, & je vous conjure de rendre à la bergere Astrée l'image, ou plus tôt la personne même de Celadon.

 A ces mots, me regardant d'un œil plus doux, & s'approchant de moi d'un air plus tranquille : J'ai vu Celadon, m'a-t-elle dit, il n'attend pour se presenter à vous, que le commandement sans lequel vous lui défendites de paroître jamais en votre presence. Ne voulez-vous pas le lui ordonner ? Je le veux, sage nymphe, ai-je répondu, pourvu que je sçache de quelle maniere, ou en quels termes je le dois faire. Pour vous délivrer de cet embarras, a repris la nymphe, repetez seulement après moi, Celadon. J'ai dit, Celadon ; & ayant ajouté, je vous commande, j'ai dit aussi, je vous commande. De vous presenter à moi, a repris Leonide. Et moi j'ai dit, de vous presenter à moi.

 La nymphe me regardant alors, puis Alexis : Hé quoi, belle Astrée, ne voyez-vous pas Celadon ? Je ne vois rien encore, lui ai-je répondu en regardant autour de moi ; & je crains bien que pour me punir de l'offense que je lui ai faite, il ne m'envie le plaisir que j'aurois de lui en demander pardon. En ce moment, j'ai jetté les yeux sur Alexis, & la voyant dans une frayeur extraordinaire : Peut-être, lui ai-je dit, ma maitresse, vous le voyez. Helas, m'a-t-elle répondu, je le voi assurement, & je le touche. Mais à ce mot la voix lui a manqué ; & Leonide prenant la parole : Astrée, me dit-elle, il faut que vous ayez manqué à quelque chose, & m'ayant fait repeter trois fois les mêmes mots que j'avois déja prononcés : Que vous dirai-je, mes compagnes ? O dieux ! j'ai vu Alexis, ou plus tôt Celadon, prosterné à mes piés, & embrassant mes genoux. Mon bel astre, m'a-t-il dit, le voici ce berger que les eaux ont épargné, & qui adore toujours Astrée.

 Ah, ma maitresse, lui ai-je dit en l'embrassant, que vous êtes cruelle de vous moquer ainsi de moi ! Belle Astrée, reprit Celadon, il n'est plus temps de me nommer votre maitresse, il est trop glorieux pour moi de porter le titre de votre serviteur. En preuve, a-t-il ajouté, que j'ai eu ce titre autrefois, voici le dernier témoignage de votre colere. A l'instant, il m'a montré le ruban qu'il m'arracha lorsqu'il se précipita dans le lignon. Alors il a ouvert la boete ; & lui ayant dit : où est mon portrait ; ne soyez pas ingrate, a-t-il continué en me le presentant, jusqu'au point de méconnoître vos propres traits. A ces mots, il s'est tu, & moi je n'ai pû de mon côté proferer une seule parole.

 Je ne suis pas surprise de votre étonnement, interrompit Phylis, puisqu'à vous entendre seulement raconter cette aventure, j'ignore moi-même si c'est un songe, ou une verité. Helas, reprit Astrée, il n'est que trop vrai que le cruel m'a traitée ainsi ! Et plût aux dieux, que pour en faire un songe, ils eussent permis que je dormisse d'un sommeil éternel ? Pourquoi, repliqua Diane, vous affligez-vous de connoître ce que vous avez desiré avec tant de passion ? Je ne croyois pas, répondit Astrée, que Leonide me tromperoit de la sorte. Si Celadon a jusqu'ici triomphé de mon innocence sous le personnage d'Alexis, la nymphe, helas, a abusé de ma credulité sous le prétexte d'une science qu'elle n'eut jamais.

 Quoiqu'il en soit, reprit Phylis, il nous en revient du moins ce bonheur, que nous sçavons que Celadon vit encore ; & cette heureuse nouvelle ne sera pas pour mon cher Lycidas un petit sujet de joye. Quoiqu'il en soit, repartit Astrée, il m'en est arrivé ce malheur, que je sçai que j'ai été trompée, & que le perfide m'a fait commettre une infinité de crimes, pour lesquels je merite bien que l'on m'accuse d'avoir manqué à ce que je dois à ma reputation. Je ne croi pas, ajouta Diane, que l'on puisse blâmer vos actions ; mais quand on le feroit, vous avez un beau moyen de fermer la bouche à la médisance, c'est d'épouser Celadon. Ah, ma sœur, dit Astrée, peut-être n'est-il plus ! Comment, interrompit Phylis, auriez-vous fait une seconde faute, après avoir si cherement payé la premiere ?»

 Alors Astrée s'étant un peu remise de son trouble, elle continua de la sorte :

 «Après avoir remarqué mon portrait, la bague, & le ruban que Celadon m'a presentés, j'ai fixé mes regards sur lui, & j'ai si parfaitement reconnu ses traits, que j'ai été surprise d'y avoir été si long temps trompée. Peu s'en est fallu d'abord que je ne l'aye embrassé ; mais me rappellant tout-à-coup l'état où il m'avoit vue, les faveurs qu'il m'avoit suprises, je suis demeurée comme immobile. Alors j'ai balancé entre l'amour, & la raison ; mais la raison l'a emporté, ou plus tôt l'honneur. Et pour témoigner que je n'étois en aucune façon complice de son déguisement, je suis entrée dans la plus grande colere où j'aye jamais été ; & sans lui faire signe de se lever : Cruel, ai-je dit, qui as attenté à mon honneur, & qui oses encore te presenter devant moi, comment ne rougis-tu point de ton impudence ? Perfide Alexis, meurs pour expier ton crime.

 A ces mots, me démêlant de ses bras, j'ai voulu fuir ; mais lui me retenant par ma robbe : Belle Astrée, m'a-t-il dit, je n'attendois pas de votre rigueur un traitement plus favorable. Je sçavois bien que ma faute meritoit ce châtiment ; mais puisque je dois mourir, & que votre belle bouche en a prononcé l'arrêt : ordonnez-moi par pitié quel genre de mort je dois choisir, afin qu'en vous obéissant dans ce dernier moment, je puisse du moins appaiser votre colere.

 Le ton dont il a prononcé ces mots m'a touché sensiblement, je l'avoue, & peu s'en est fallu que je n'aye écouté la pitié ; mais résolue à me faire violence, j'ai paru obstinée dans mon premier dessein, & m'arrachant avec force : Meurs, lui ai-je dit, comme tu voudras ; pourvu que tu meures, il ne m'importe. En même temps je l'ai quitté, & Leonide m'a suivie quelques pas ; mais voyant que Celadon prenoit un autre chemin, elle m'a quitté enfin pour le suivre ; ne voulant pas sans doute l'abandonner dans l'état où je l'avois laissé.

 Aussitôt que je les ai eu perdus de vue, j'ai commencé à disputer en moi-même si j'avois bien ou mal fait, & tout le temps que j'ai employé à venir ici, je pense que j'ai cent fois approuvé mon procedé, & que cent fois je m'en suis repentie. Mais ne pouvant revoquer ma parole, je me suis assise sous cet arbre, où lorsque Diane est arrivée, je commençois à me plaindre de ma fortune, & de Celadon.»

 C'est ainsi qu'Astrée acheva le recit de son aventure. Et Phylis au desespoir qu'Astrée eût imposé à Celadon une peine plus cruelle que la premiere, lui dit : «Ma sœur, je ne suis plus suprise, si le ciel vous condamne toujours à de nouvelles douleurs. Pourquoi bannir encore une fois ce berger ? Si par là vous avez cru fermer la bouche à la médisance, ne voyez-vous pas que l'autorité d'Adamas suffisoit pour vous mettre à l'abri de tout soupçon ? Ah, ma sœur, répondit Astrée, il est vraisemblable qu'Adamas en a sçu quelque chose ; mais j'étois si préoccupée, que je n'ai songé qu'à condamner le berger. Hé bien, reprit Phylis, peut-être sçaurez-vous bientôt les suites funestes de votre arrêt, afin que vous regretiez davantage la faveur que vous aviez entre vos mains. Cependant, moins cruelle que vous, je vais penser aux moyens de prévenir les attentats du berger contre lui-même, & rendre compte de ce que vous m'avez appris.»

 A ces mots, sans attendre la réponse d'Astrée, ni le recit que Diane lui avoit promis, elle reprit le chemin de la maison, où elle esperoit de retrouver Lycidas. Astrée & Diane la suivirent bientôt ; & Diane lui repeta en chemin tous les discours que Pâris lui avoit tenus. Elle lui parla du desespoir de Silvandre, & des ordres que Bellinde lui avoit donnés. Après donc qu'elle l'eut bien instruite de tout, elle poursuivit de la sorte : «Or, ma sœur, pour vous ouvrir maintenant l'interieur de mon ame, je vous avouerai que je ne puis me résoudre à cette alliance : non que j'aye de l'aversion pour Pâris, & que je ne sente pas l'honneur qu'il me fait ; mais j'aime infiniment mieux Silvandre. Voilà comme le ciel se joue de moi ; il m'inspire de l'inclination pour un berger qui ne peut être à moi, & m'en refuse pour celui à qui je dois être sacrifiée.

 Votre malheur, dit Astrée, n'a rien de commun avec le mien ; car il ne vous est rien arrivé qui puisse nuire à votre reputation : au lieu que durant tout le temps de la feinte de Celadon, la plus innocente de mes actions peut être regardée comme un crime. D'ailleurs que vous épousiez Silvandre, ou Pâris, la fortune vous offre toujours quelque esperance de satisfaction. Mais que j'épouse Celadon, ou que je ne le voye jamais, je demeure toujours exposée à tous les traits de la médisance ; mais, continua-t-elle, j'y apporterai bientôt le remede que me suggere mon desespoir.»

 Elle se tut à ces mots ; & Diane reprenant la parole : «Ma compagne, lui dit-elle, vous trouvez votre mal plus grand que le mien, parce que vous le ressentez ; & moi je trouve le mien plus grand que le votre, parce que je le ressens aussi. Mais dans l'état où je suis, j'ai comme vous le déplaisir de ne pouvoir posseder ce que j'aime ; & je me vois encore forcée d'obéir à celle qui peut disposer de moi. Cependant, ma sœur, je suis presque déterminée à recourir au remede géneral, & qui n'est refusé à personne.»

 Les bergeres, en parlant ainsi, arriverent si près de la maison d'Adamas, qu'elles apperçurent Lycidas qui sortoit avec Phylis. Astrée pria Diane de s'éloigner un peu, parce qu'elle apprehendoit de le rencontrer. Elles se cacherent donc sous des arbres, & entendirent que Lycidas, qui marchoit à grand pas, dit à Phylis : «Mais n'avez-vous point sçu de la cruelle en quel endroit cette tragedie s'est passée ? Je vous jure, lui répondit la bergere, que c'est la seule chose que j'ai oubliée ; mais Leonide pourra vous en donner des nouvelles. Ah, dieux, reprit Lycidas marchant toujours à grand pas ; il semble qu'Astrée ne soit née que pour la ruine de notre maison.» Tels furent les derniers mots qu'elles entendirent, parce qu'il s'étoit déja éloigné. Elles sortirent donc, & rentrant dans la grande allée, elles virent Phylis qui revenoit seule. Elles l'attendirent, & dès qu'elle fut près d'elles : «Hé bien, lui dit Astrée, je pense que Lycidas est bien irrité contre moi ? Mais, répondit Phylis, croyez-vous qu'il s'interesse si peu à ce qui regarde Celadon, qu'il ne doive pas haïr ceux à qui il faut imputer sa perte ? Helas, reprit Astrée, j'avoue que la premiere fois qu'il se perdit j'en fus la cause, parce que je l'avois condamné legerement ; mais aujourd'hui il ne peut imputer qu'à lui-même son malheur. Pourquoi à la faveur d'un coupable déguisement m'a-t-il surpris mille faveurs ? Ecoutez, Phylis, sa conservation doit m'être bien chere ; mais celle de mon honneur m'est encore plus précieuse. Ce n'est pas que je ne sente qu'insensiblement je pourrois me résoudre à lui pardonner encore ; mais quand je me rappelle le passé, j'entre dans de si grands transports, que je trouve trop legere la peine à laquelle je l'ai condamné.

 En verité, ma sœur, ajouta Phylis, on ne se repentit jamais plus hors de saison. Ne m'avez-vous pas témoigné de même que vous aviez quelque regret, lorsque vous le vîtes périr la premiere fois ; mais, Astrée, ces remords sont bien superflus ; & j'aurois beaucoup mieux aimé que vous eussiez relâché quelque chose de votre rigueur, au préjudice de cette extrême discretion que vous exigiez de lui, que de vous voir aujourd'hui dans la peine où vous êtes, pour guerir le mal que vous avez fait. Ah, Phylis, reprit Astrée, pensez-vous qu'en cet instant où l'honneur m'a dit que Celadon étoit indigne de vivre, j'aye soupçonné que j'aurois quelque regret de l'avoir fait mourir ? Cependant, repliqua Phylis, voyez où nous en sommes, peut-être voudriez-vous l'avoir reçu avec joye, lorsque Leonide vous l'a presenté. Je voudrois, repartit Astrée, qu'il ne m'eût point trompée ; mais puisqu'il l'a fait, j'avoue que malgré le regret que j'en ressens, je ne puis condamner ma conduite à son égard.»

 A ces mots, Astrée vouloit rentrer dans la maison ; mais Diane à qui elle étoit desormais odieuse, lui proposa d'aller jusqu'au labyrinte. Astrée y consentit ; & lorsqu'elle entrerent dans l'allée qui y conduisoit, elles apperçurent Leonide qui venoit à grands pas, & qui avoit l'air d'une personne vivement affligée. Astrée la voyant revenir seule, pensa mourir de douleur. «Ah, dieux, s'écria-t-elle, voici Leonide qui vient nous annoncer la mort de Celadon ! Vous ne devez pas en être étonnée, répondit Phylis, vous l'avez voulu ainsi.» Cependant Leonide qui étoit indignée contre la bergere, cherchoit à l'éviter ; mais Phylis lui coupant chemin l'atteignit, & la supplia de rester. Alors Astrée lui dit : «Sage nymphe, c'est avec raison que vous fuyez une infortunée, qui pourtant est mieux fondée à se plaindre de vous, que vous ne l'êtes à la haïr.

 J'en conviens, répondit Leonide, car j'ai voulu vous procurer un bien que vous avez refusé, & que vous ne possederez jamais, les dieux étant trop équitables pour ne punir pas votre cruauté. Les dieux, reprit Astrée, lisent dans mon ame, & j'espere qu'ils épargneront mon innoncence. Tous ces discours, dit Phylis, ne guerissent point mes allarmes. Belle & sage Leonide, daignez m'apprendre où est Celadon. Vous sçavez donc qu'il respire encore, dit Leonide ? Oui, repliqua Phylis, & je sçai même qu'Astrée l'a condamné une seconde fois à perir. Eh bien, repartit Leonide, j'ai couru après Celadon, je l'ai atteint facilement, parce qu'il ignoroit que je le suivisse, & me jettant à ses bras : Berger, lui ai-je dit, Astrée vous mande que vous viviez, & que vous l'aimiez.

 Astrée, m'a-t-il répondu en me regardant avec une froideur incomparable, m'a commandé de mourir, & malgré sa rigueur je l'aime toujours. J'ai tiré un mauvais augure d'un air si composé, & je lui ai dit encore : Celadon, prenez la peine de la revoir, elle vous confirmera ce que je vous dis. Moi, s'est-il écrié en se reculant, cela n'est plus en ma puissance ; vous avez entendu l'arrêt qu'elle a prononcé, je dois l'executer. Mais, ai-je repris, pensez-vous que je vous abandonne dans ce transport ? L'horreur des tenebres, & la solitude de ce bois vous y contraindront. Laissez-moi obéir à la belle Astrée, je ne puis manquer en lui obéissant.

 Cependant je me suis rappellé les mêmes paroles que vous lui avez dites, Astrée ; & pour le consoler : Celadon, lui ai-je dit, je ne veux point vous empêcher d'obéir, mais je ne veux pas que vous alliez au delà. Examinez bien l'ordre qu'elle a prononcé, il s'adresse à la belle Alexis, & non pas à Celadon. Ah, Leonide, a-t-il reparti d'abord, si elle a nommé Alexis pour Celadon, c'est sur moi qu'elle a lancé des regards furieux ; c'est à moi qu'elle a parlé.

 En parlant ainsi, il s'éloignoit toujours, & moi voyant que la nuit approchoit, & sentant d'ailleurs que je ne pourrois en surmonter l'horreur : Mais enfin, lui ai-je dit, quelle est votre résolution ? D'obéir, m'a-t-il répondu. Vous n'entreprendrez donc rien contre vous même : car bien qu'elle vous ait ordonné de mourir, elle ne vous a pas commandé de vous ôter la vie.

 A ces mots, il s'est mis à rêver, & comme il ne me répondoit point, j'ai ajouté : Puisqu'Astrée ne vous a point assigné de temps, je vous conseille d'attendre que la mort exige de vous son tribut. Il est vrai que ma bergere ne m'a point limité de temps, m'a-t-il répondu ; mais je dois la venger le même jour qu'elle a connu mon offense. Ne vous opposez donc plus à mes desirs, & s'il vous reste quelque bonté pour moi, dites à l'ingrate que de toutes ses faveurs voici la plus grande, puisqu'elle me délivre en un moment de tous les maux qu'elle m'auroit fait souffrir. Alors je me suis tellement attendrie, que je n'ai plus pensé qu'à sécher mes larmes ; & lorsque j'ai voulu ouvrir la bouche : Mais, a-t-il continué, c'est trop languir dans un si beau dessein ; c'est trop long temps résister à la volonté d'Astrée. Adieu, belle nymphe, adieu sage Leonide ; ne soyez pas comme Astrée, insensible à la pitié. En même temps il a pris ma main, & la portant trois fois à sa bouche, rendez, je vous supplie, m'a-t-il dit, ces baisers à ma bergere, ou du moins demandez-les lui comme un témoignage de la volonté qu'elle aura d'oublier mes offenses. Incontinent, ô dieux ! je meurs quand j'y pense, incontinent il s'est échapé, & je l'ai perdu tout-à-coup de vue. Je ne sçavois à quoi me résoudre ; j'étois sans esperance de le retrouver, & cependant je ne pouvois prendre sur moi de m'en revenir sans lui. Enfin le jour finissant, & ne croyant pas que je pusse remedier à ce malheur, je suis revenue sur mes pas, appellant de temps en temps Alexis & Celadon. Mais n'entendant personne qui me répondît, je me suis livrée à toute la douleur que vous avez remarquée sur mon visage, lorsque je suis arrivée près de vous.»

 Tel fut le recit de Leonide ; Astrée en fut si touchée, que ses sanglots lui ôterent l'usage de la parole ; & Phylis craignant que cette nouvelle ne desesperât Astrée elle-même, résolut d'y apporter quelque remede : «Belle nymphe, dit-elle en s'adressant à Leonide, puisque Lycidas n'est point ici, j'espere qu'il ne reviendra pas sans ramener Celadon. Helas, interrompit Astrée, que je crains que la fureur de Celadon ne prévienne le secours de Lycidas !»

 A ces mots, Leonide se levant, & prenant Astrée par la main : «Il est vrai, lui dit-elle, que je ne puis excuser votre cruauté ; mais puisque vous ne pouvez y remedier, je suis d'avis que nous ne parlions de cet accident qu'à ceux qui pourront nous servir.» Diane, Astrée, & Phylis gouterent cet avis. Elles reprirent ensuite le chemin de la maison, & y arriverent au même temps qu'Adamas achevoit de conclure le mariage de Pâris.

 Dès que Bellinde apperçut Diane, elle l'appella, & lui déclara ce qu'elle venoit d'arrêter avec Adamas. La bergere en fut si surprise, malgré ce qu'elle en avoit sçu par Bellinde, qu'elle pensa s'évanouir. Cependant elle dissimula sa douleur, & s'adressant à Bellinde : «Madame, lui dit-elle, il me semble que ceci est bien précipité. Ma fille, lui répondit-elle, on ne peut trop hâter ce qui est avantageux ; d'ailleurs vous sçavez que mon devoir m'appelle ailleurs. Ainsi il faut que ce mariage s'acheve ce soir même.» En même temps elle se retira pour prier les dieux de favoriser cet hymenée.

 Diane voulut sortir de la maison, peut-être à quelque mauvais dessein ; mais Phylis qui étoit aussi restée seule, parce qu'Adamas entretenoit Leonide & Astrée, vint trouver la bergere. Diane n'ayant rien à cacher à Phylis, lui raconta ce qui se passoit, mais d'un air si affligé, que Phylis ne put s'empêcher de condamner Bellinde.

 Cependant Adamas ayant appris ce qui s'étoit passé dans la reconnoissance de Celadon : «O Astrée, s'écria-t-il, qu'avez-vous fait ! Vous allez causer la perte du plus fidele, & du plus aimable berger de nos bords. Mon pere, lui répondit Astrée, nous serons bientôt quittes l'un & l'autre ; si je suis cause de sa mort, il le sera de la mienne. Une chose m'afflige, c'est que ses procedés avec moi m'empêchent de mourir avec honneur ; car on me blâmera toujours de lui avoir permis des faveurs, ausquelles il n'eût jamais aspiré, s'il n'avoit également manqué d'amour, & de discretion.

 Ma fille, reprit Adamas, souvenez-vous que ces défauts que vous lui reprochez, meritoient un traitement bien different, ou plus tôt qu'il n'a jamais peché ni contre le respect, ni contre l'amour. Ah, si les actions de sa vie vous étoient connues comme à moi... Mais avant que de vous en instruire, il faut que je commande à quelqu'un de suivre ce malheureux berger. Lycidas est déja parti, dit Astrée. Il suffit donc, reprit le druide ; & prenant Astrée à l'écart, il lui dit : Je sçai, ma fille, toutes les circonstances de votre vie ; Celadon lui-même me les a racontées ; & si j'ai tant veillé sur ses jours, sçachez que les dieux ont attaché au repos du berger celui de ma vieillesse. Quel sujet n'ai-je donc pas de me plaindre de vous ? Vous avez renversé toutes mes esperances, sous un faux prétexte d'honneur. Cependant je ne desespere point de la bonté des dieux, & je suis resigné à tout ce qu'il leur plaira de m'envoyer. Mais afin que vous imputiez moins à Celadon, qu'à vous-même les malheurs qui pourroient m'arriver, je vais vous raconter ses aventures depuis le moment où vous le bannîtes de votre presence. Vous sçavez qu'incontinent il se précipita dans le Lignon, mais il n'y périt pas : le courant l'emporta sur le sable à l'autre rive. Galatée, Sylvie, & Leonide le secoururent, & l'enmenerent secretement dans le palais d'Isoure.

 Alors, il lui raconta la passion de Galatée pour Celadon ; les regrets du berger, lorsqu'elle lui eut fait enlever ses lettres ; l'embarras où il étoit, ne sçachant comment il refuseroit les offres de la nymphe ; sa maladie, ses rechutes, & son évasion sous l'habit & le nom de Lucinde. Il lui dit ensuite le genre de vie qu'il avoit commencé dans sa caverne ; l'artifice de Leonide pour l'en retirer ; l'occupation qu'il eut en dressant le temple à la déesse Astrée ; ses transports de joye, lorsqu'elle lui éleva un vain tombeau ; enfin comment il l'avoit fait consentir à paroître sous l'habit d'Alexis. «Or, continua le druide, vous sçavez mieux que moi ce qui est arrivé depuis. Mais afin que vous ne soyiez plus fâchée de lui avoir permis tant de privautés, je vous apprens qu'il les recevoit comme autant de supplices. Et si vous y faites reflexion, Astrée, vous conviendrez que vous avez presque toujours commencé. Pour moi, je suis bien assuré qu'il seroit plus tôt mort mille fois, que de rien entreprendre. Voilà, ma fille, qu'elle a été la vie du berger, dont vous avez tant desiré la possession, & dont vous avez fait si peu de cas, lorsque vous pouviez l'obtenir. Si le ciel permettoit que Lycidas le ramenât, promettez-moi de lui faire l'accueil qu'il merite.

 Mon pere, dit Astrée, que ces discours avoient convaincue de l'innocence du berger, si Lycidas me ramene Celadon, je vous proteste que je vivrai avec lui, ainsi que vous l'ordonnerez.» A ces mots, Adamas l'ayant embrassée, il la ramena auprès de Leonide, de Diane, & de Phylis, & alla retrouver Bellinde. Il la conjura de remettre au lendemain les nôces de Pâris. Il esperoit d'apprendre des nouvelles d'Alexis, & de n'avoir plus aucun sujet d'affliction. Bellinde y consentit, & Diane fut incontinent avertie de ce retardement.

 Tandis que les choses se passoient ainsi dans la maison d'Adamas, l'amour produisoit à Marcilli des effets bien contraires. Sigismond étoit ravi des charmes & des sentimens de Dorinde. Rosiléon sûr de la constance de Rosanire, ne respiroit que son départ, pour aller jouir des faveurs qu'elle ne pouvoit lui accorder qu'en présence d'Argyre. Damon étoit sur le point d'achever son mariage avec Madonte. Alcidon, pour terminer le sien avec Daphnide, attendoit seulement que la fontaine fût desenchantée. Ligdamon & Sylvie étoient aussi dans une intelligence parfaite ; & la felicité de Lindamor étoit extrême.

 Lindamor, pour se conformer aux avis d'Adamas, alla trouver Sigismond dans son appartement. Il y rencontra Rosiléon qui venoit arrêter avec le prince une partie de chasse. Après les avoir assurés qu'il les accompagneroit pour leur montrer les lieux les plus favorables, il les supplia de le secourir dans la recherche qu'il faisoit de Galatée. «Seigneurs, leur dit-il, Adamas est venu me voir ce matin, & comme un ami officieux, il m'a proposé des expediens pour réussir plus sûrement dans ce projet. C'est sur votre secours qu'il a fondé tout l'établissement de ma fortune ; car, m'a-t-il dit, s'il est vrai que ces princes vous veuillent du bien, & qu'ils daignent parler à la nymphe Amasis en votre faveur, il est impossible qu'ils soient refusés, après l'avoir si étroitement obligée. Voilà quel a été son avis. J'ai résolu de le suivre, sans faire reflexion qu'il y avoit de l'imprudence à vous importuner de la sorte, quelque nécessaire que me soit votre assistance. Mais afin que vous ne pensiez pas qu'il vous faille vaincre d'autre volonté que celle d'Amasis, je vous avouerai que je suis assuré du consentement de Galatée. Génereux Lindamor, dit Rosiléon, vous ne devriez faire parler que votre courage, & votre vertu : cependant je veux bien me charger de cette commission avec Sigismond & Godomar, afin que j'aye au moins la gloire d'avoir contribué en quelque maniere à votre satisfaction.

 Il est vrai, répondit Sigismond, que mon frere & moi nous n'y serons pas entierement inutiles ; mais je n'avouerai pas que nous y puissions plus que vous à qui la nymphe est si redevable. Quoiqu'il en soit, ajouta Godomar, nous devons cet office à la valeur de Lindamor ; & je suis d'avis qu'à la premiere occasion nous sçachions la volonté d'Amasis, qui ne peut refuser cette récompense aux services de Lindamor.»

 Lindamor les ayant conjurés de s'en souvenir, les accompagna chés la nymphe, où Rosanire, Galatée, Daphnide, Madonte, Sylvie, & les autres s'étoient déja rendues. Ensuite ils allérent tous au temple ; & après le dîner, Amasis donna aux princes le plaisir de la chasse.

 D'un autre côté, Clotilde craignant que Gondebaut ne changeât de sentiment, alla sur le champ dans son cabinet, pour achever de le fléchir en faveur de Sigismond. Lorsqu'elle entra il avoit à la main la lettre du prince : «Seigneur, lui dit-elle, tenez-vous à la promesse que vous avez daigné me faire, & rappellez au plus tôt les princes. C'est à quoi je pensois, répondit le roi. Mais enfin, que deviendra Dorinde, si je consens à son retour ? Sigismond continuera ses extravagances, & j'aurai le regret d'en être témoin. Si elle demeure près d'Amasis, je crains que...» A ce mot, il se tût, & poussa un grand soupir. Mais Clotilde comprit qu'il vouloit dire qu'il craignoit de ne pouvoir supporter cette absence ; cependant dissimulant le mieux qu'elle put : «Seigneur, reprit-elle, quand elle restera près d'Amasis, nous trouverons le moyen de guerir l'esprit de Sigismond. Consentez seulement qu'elle y demeure, & rappellez les princes. L'absence qui est un remede contre les blessures de l'amour, ne sera pas le seul que nous employerons.»

 Gondebaut sourit de la pensée de Clotilde, ne croyant pas qu'elle eût deviné la sienne ; & la jeune princesse saisissant l'occasion : «Qu'il me tarde de revoir Sigismond, dit-elle, afin de lui reprocher sa lâcheté. Ah, croyez-moi, Clotilde, répondit le roi, ce n'est pas sans raison que l'on peint l'Amour aveugle.» Alors il commença à se promener, & craignant de réveiller en lui sa passion pour Dorinde : «Mais enfin, dit-elle, ne voulez-vous point qu'Amasis jouisse de la paix que nos princes vous demandent pour elle ? Quand je ferai la paix avec Amasis, reprit Gondebaut, Dorinde ne la fera pas avec moi.»

 Clotilde qui lisoit dans son cœur, feignit de ne rien comprendre à ce discours : «Seigneur, ajouta-t-elle, je pense que vous lui pardonnerez, car elle est indigne de votre colere.» A ce mot, Gondebaut changeant de discours : «Puisque vous desirez, lui dit-il, le retour des princes, je vous l'accorde. Laissez-moi faire la réponse qu'attend Ligonias.» Clotilde sortit incontinent, & envoya chercher Ligonias. Elle s'entretint dans la chambre avec lui, pendant que le roi écrivoit. Lorsqu'elle jugea qu'il avoit fini, elle rentra avec Ligonias. Gondebaut le fit approcher, & lui dit : «Je vous remets un entier pouvoir de traiter avec Amasis. Assurez-la que si les mauvais desseins de Polemas m'avoient été bien connus, je n'aurois point favorisé sa perfidie. Voilà, continua-t-il, une lettre pour Sigismond. Je lui pardonne ; mais qu'il laisse Dorinde, & me ramene Godomar.» Il permit ensuite à Ligonias de partir, & lui donna seize de ses plus braves chevaliers pour l'accompagner. Ligonias reçut aussi un billet de Clotilde, & ses ordres. Elle versoit des larmes de joye en voyant le succès des affaires d'Amasis, & dans l'esperance qu'elle avoit de revoir bientôt Sigismond & Godomar, pour qui elle avoit une inclination, d'autant plus sincere que celle qu'elle témoignoit à Gondebaut, étoit feinte. Ligonias partit, déterminé à faire la plus grande diligence qu'il pourroit.

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LIVRE SEPTIÈME.



 Ligonias arriva le lendemain à Marcilli, avant qu'Amasis fût levée. Il alla aussitôt à l'appartement de Sigismond. Le prince n'osa d'abord lui demander quel avoit été le succés de sa commission ; mais après l'avoir consideré, il crut lire dans ses yeux que les nouvelles étoient favorables. «Hé bien, Ligonias, lui dit-il, après l'avoir embrassé, qu'à résolu Gondebaut ? Il vous redemande, Segneur ; il proteste qu'il oubliera l'offense qu'il croit avoir reçue de vous, & qu'il vivra avec Amasis, ainsi que vous l'ordonnerez, & que je le reglerai en vertu du pouvoir dont il m'a revêtu. Voilà, repartit Sigismond, les plus agréables nouvelles que je pusse apprendre ; & je n'attendois rien moins de votre habileté. Mais, ajouta-t-il, ne vous a-t-il rien dit de Dorinde ? Il souhaite, répondit Ligonias, que vous la laissiez ici ; & que vous la laissiez ici ; & que vous lui rameniez Godomar. Les dieux en soient loués, reprit Sigismond, j'étois bien déterminé à ne la plus exposer à sa passion, & je suis charmé qu'il me donne un ordre, auquel il m'est si facile d'obéir.» En même temps, il ouvrit la lettre que Ligonias lui avoit presentée, & qui étoit conçue en ces termes.


GONDEBAUT A SIGISMOND.



 Votre repentir excite ma pitié. Je me souviens que je suis votre pere, & j'oublie que j'ai été ennemi d'Amasis. Revenez donc promptement avec Godomar, & oubliez à ma consideration, la cause de notre mesintelligence. Adieu.

 Alors Sigismond se repentit en quelque forte de lui avoir déplu ; mais lorsqu'il vint à faire reflexion sur le bien qui en avoit résulté, il crut entrevoir dans sa faute même une providence des dieux, & se réjouit d'avoir acheté à ce prix le repos d'Amasis, & de Galatée. Il étoit encore occupé de cette idée, lorsqu'il ouvrit le billet de Clotilde. Il y vit avec une joye extrême les prieres qu'elle lui faisoit de hâter son retour, & résolut de lui donner la satisfaction qu'elle desiroit.

 Après quelques autres discours, il proposa à Ligonias d'aller trouver Rosiléon chés qui Godomar étoit déja, afin de leur faire part de ces nouvelles. «Seigneur, allons où il vous plaira, dit Ligonias ; mais aussi avertissons promptement la nymphe de ce qui doit lui causer tant de joye.»

 Sigismond ayant fait appeller les chevaliers qui avoient accompagné Ligonias, il leur fit toutes sortes de caresses. Ils sortirent ensuite ; & dès qu'ils furent entrés chés Rosiléon, ce prince, & Godomar coururent embrasser Ligonias, & lui firent à peu près les mêmes demandes qu'avoit fait Sigismond. Cependant on les avertit que la nymphe étoit visible ; & Godomar demeurant avec Ligonias, Sigismond & Rosiléon allérent lui annoncer l'heureux retour du chevalier. Mais parce qu'il falloit le recevoir comme un homme envoyé par le roi, pour traiter une paix si solemnelle, elle se prépara à lui donner audience. Elle descendit dans une salle, accompagnée de Rosanire, de Galatée, de Madonte, de Dorinde, de Daphnide, & de Sylvie. Godomar conduisit Ligonias. Il étoient précedés des seize chevaliers de Gondebaut. Ceux-ci, après avoir salué la nymphe, s'ouvrirent en haye, & firent place à Godomar qui conduisit Ligonias jusqu'auprès d'Amasis. La nymphe s'avança quelques pas pour le recevoir ; & le chevalier ayant mis un genou à terre, puis s'étant relevé par ordre d'Amasis : «Madame, lui dit-il, Gondebaut consent à la paix que vous avez desirée, & veut qu'elle soit durable. Il n'a commencé la guerre qu'à la sollicitation de Polemas, qui implora ses armes, sous prétexte de les occuper justement. Informé depuis du châtiment qui a suivi le crime du rebelle, il souhaite de vivre desormais avec vous dans la meilleure intelligence qu'il se pourra.»

 A ces mots, Ligonias ayant gardé le silence, Amasis lui répondit : «J'accepte avec joye la faveur que Gondebaut me fait ; & quand il me fera l'honneur de vivre bien avec moi, je n'oublierai rien pour lui prouver combien je cheris son amitié. Voici, continua-t-elle en mettant sa main sur celle de Ligonias, le premier symbole de cette foi, que je jure en presence des hommes & des dieux, de ne violer jamais.» Et Ligonias ayant juré la même chose. «Ceci, ajouta-t-elle, en prenant un des tronçons du javelot rompu, qu'elle avoit fait garder avec soin, & donnant l'autre au chevalier, sera la derniere marque de notre réunion. Et afin qu'ils soient un présage de la pureté de cette paix, il sera consumé par le plus pur de tous les élemens.» En même temps, elle les jetta dans un feu qu'elle avoit fait allumer exprès.

 Amasis fit ensuite publier la paix ; & le peuple ravi de cet évenement, fit des feux dans tous les carrefours, & se mit à danser en signe de réjouissance.

 La nymphe en fit incontinent avertir Adamas. La prosperité d'Amasis le combloit de joye ; mais la disgrace de Celadon l'affligeoit infiniment. Il sentoit qu'il devoit se rendre auprès de la nymphe pour se réjouir avec elle d'un si grand évenement ; mais il étoit retenu par l'interêt qu'il prenoit au berger. Il fit donc supplier Amasis d'agréer qu'il achevât quelques affaires dont il auroit l'honneur de lui rendre compte. Amasis reçut ses excuses.

 Cependant Sigismond résolut de partir ce même jour, après en avoir donné une partie à Dorinde. Il avertit Godomar de se tenir prêt, & le pria d'engager Rosiléon, Lindamor, Damon, Alcidon, & les autres chevaliers à venir passer quelques jours à la cour de Gondebaut. Godomar s'acquitta si bien de cette commission, qu'il gagna Rosiléon. Pour Lindamor, Damon, Alcidon, Ligonias, Ligdamon, & les autres, ils crurent devoir demander l'agrément d'Amasis ; & la nymphe informée que Rosiléon étoit disposé à ce petit voyage, fut ravie qu'ils l'accompagnassent.

 Aussitôt qu'ils eurent dîné, & qu'Amasis se fut retirée dans son cabinet, Sigismond s'adressant à Rosanire, & à Galatée qui tenoit Dorinde par la main : «Vous me voulez bien du mal sans doute, leur dit-il, de ce que j'enmene vos chevaliers. Si je n'étois assurée, répondit Rosanire, que Rosiléon reviendra bientôt, je consentirois difficilement à son départ, & je me plaindrois de vous.» Puis ayant tenu à peu près les mêmes discours à Galatée, il prit Dorinde en particulier, & lui dit : «Si je croyois, chere Dorinde, que mon départ pût vous donner quelques soupçons contraires à mes sentimens, je mourrois plus tôt que de vous quitter. Je sçai ce que je dois à mon pere ; mais je n'ignore pas ce que je dois à mon amour. J'espere que ce séjour vous sera d'autant plus agréable, que vous n'aurez rien à craindre du roi, & qu'à tout moment je vous renouvellerai par mes lettres les assurances de ma fidelité. Si vous croyez avoir plus de satisfaction ailleurs, ordonnez, & je vous conduis où il vous plaira.

 Seigneur, lui répondit Dorinde, l'idée de votre absence me fait trembler. Vous m'aurez bientôt oubliée. Je serois plus tranquille si je meritois votre souvenir. Mais quelle comparaison de Dorinde à Sigismond ! Non que je blâme votre départ, l'interêt de votre fortune m'est plus cher que celui de ma satisfaction ; mais, je l'avoue, je n'en attens rien de favorable pour moi. Tiendrez-vous contre les sollicitations du roi, & contre les artifices de mes ennemis ? Belle Dorinde, reprit Sigismond, soyez persuadée que je suis préparé à tout il y a long temps. Car enfin, que peut-on dire, sinon qu'il y a de l'inégalité dans nos conditions ? Mais ne suis-je pas né libre, & n'y auroit-il pas de la tyrannie à contraindre mon choix ? D'ailleurs je puis fermer la bouche à tout le monde, en disant que je le veux ainsi. Ne craignez donc pas, chere Dorinde, que rien puisse me faire changer.

 Helas, repliqua Dorinde en soupirant, si je crains, seigneur, c'est que la crainte & l'amour sont presque toujours inséparables. Je ne doute point que votre parole ne soit inviolable ; mais lorsque je fais reflexion à tous les assauts qu'on vous livrera, je tremble que vous ne puissiez y resister. Je l'avoue, seigneur, je vous aime ; mais au moment que je vous sçaurai infidele, je vengerai sur moi-même la faute que j'aurai commise en vous aimant plus que je ne le devois. Vous sçaurez plus tôt ma mort, interrompit Sigismond ; & si quelque rival, ou peut-être Gondebaut semoient des bruits contraires à ces protestations, si vous m'aimez vous n'y ajouterez aucune foi.

 Ah, seigneur, continua Dorinde, si je tombe jamais du lieu où vous avez voulu que je portasse mon ambition, songez que ce coup me sera mortel. Dorinde, reprit Sigismond, bannissez des soupçons qui m'offensent, si je pouvois dès maintenant disposer de moi, vous verriez avec quelle joye, avec quelle impatience, je vous ferois monter avec moi sur le thrône. Ma tendresse pour vous est pure, & par consequent agréable aux dieux. Et je vous jure par toutes les divinités qu'elle ne finira qu'avec moi.»

 A ces mots, il lui prit la main, & la baisa. Dorinde étoit si préoccupée, qu'à peine elle s'en apperçut. Enfin la retirant tout-à-coup : «Seigneur, lui dit elle, je n'ai pas besoin de sermens, votre parole me suffit. Je veux croire pour ma consolation que vous ne changerez point : permettez-moi seulement de regarder votre départ, comme le plus grand outrage que la fortune pouvoit me faire.» Alors elle ne put retenir ses larmes, & portant son mouchoir à ses yeux : «Pourvu, lui dit-elle, que votre infidelité ne m'en fasse point verser, je n'aurai pas de regret d'en avoir donné à votre départ. Je vous proteste encore une fois, chere Dorinde, que rien ne pourra changer mon cœur. Souvenez-vous que tous les momens que je passerai loin de vous, seront aussi tristes pour moi, que m'est sensible cet adieu que je vous dis maintenant.» En même temps lui baisant encore la main, il se leva, sans lui donner le temps de répondre, parce qu'il ne pouvoit plus resister à la violence qu'il se faisoit à lui-même.

 D'un autre côté Rosiléon prioit Rosanire d'agréer son voyage. Elle y consentit avec peine ; mais à condition qu'il ne dureroit que cinq ou six jours. «Car, lui dit-elle, si nous recevons des nouvelles de la reine Argyre, & qu'elle nous prescrive un temps pour notre retour, comment lui obéirai-je, si vous-êtes absent ? D'ailleurs si vous aimez, n'est-ce pas d'elle seule que vous devez attendre l'accomplissement de vos desirs, & des miens ?

 Ma princesse, répondit Rosiléon, mon voyage à la cour de Gondebaut est peut-être plus nécessaire que vous ne pensez. Vous sçavez quelle est son pouvoir, & de quelle ressource peut être son alliance. Or, après l'amitié inviolable que nous avons contractée les princes ses fils, & moi, j'espere de gagner le pere, & de l'engager à me promettre les secours qu'il donneroit à un allié. Laissons, reprit Rosanire, les motifs de votre voyage : je sçai que tous vos desseins ont toujours un but legitime ; mais je crains...» A ce mot, Rosanire se tut ; & Rosiléon remarquant quelque trouble dans ses yeux : «Que craignez-vous, ma princesse, interrompit-il ? que votre absence ne me fasse mourir ? Je craindrois plus tôt, repliqua Rosanire, que vous ne mourussiez d'amour en voyant Clotilde. Vos soupçons me tuent, reprit Rosiléon. Hé bien, je ne partirai point, & pour l'amour de vous je mépriserai toute consideration. Je veux vous prouver que la conservation de votre amitié m'est plus chere que celle de l'état qui doit m'être remis.»

 Alors Rosanire bannissant ses allarmes, & jettant sur le prince un regard plein de tendresse : «Excusez, lui dit-elle, une frayeur qui vous prouve au reste combien je vous aime ; & ne changez pas par cette consideration le dessein que vous avez formé de partir avec Sigismond. Si je souffre en votre absence, ce sera plus tôt par l'impatience de vous revoir, que par la crainte de vous perdre. Il me semble, répondit Rosiléon, que mes services ont dû vous prouver ma fidelité ; & si vous en pouviez encore douter, comme j'ai autant d'amour que j'en eus jamais, je recommencerois à vous en donner les mêmes assurances. Non, cher Rosiléon, je n'en doute point, & je fais vœu de n'en douter jamais, pourvu que vous croyiez aussi que ma foi est inviolable.»

 A ces mots, lui ayant promis de revenir incessamment, il s'approcha de Sigismond, & le trouvant affligé, car il venoit de quitter Dorinde, il le pria de lui en dire le sujet. «Jettez les yeux sur Dorinde, lui répondit-il à l'oreille, & jugez s'il est possible de s'en separer qu'avec un extrême déplaisir. Je vous jure, continua-t-il, que la passion que j'ai pour elle peut me faire oublier & mon pere, & ma fortune. Depuis que j'ai connu ce qu'elle valoit, j'ai mille fois envié le bonheur de ceux, qui étant nés dans une condition privée, peuvent du moins sur eux-mêmes tout ce qu'ils veulent.»

 Cependant Lindamor racontoit à Galatée ce que les princes lui avoient promis de faire auprès d'Amasis ; & la trouvant inquiete de ce qu'ils n'avoient point encore parlé : «Madame, lui dit-il, ils ont juré de me servir, & je ne puis croire qu'ils violent leurs sermens. Vous voyez pourtant, reprit Galatée, qu'ils sont prêts à partir ; & pour résoudre une affaire aussi importante, il faudroit plus de temps qu'il ne leur en reste. Madame, répondit Lindamor, nous n'avons besoin que du consentement de la nymphe ; & j'espere que pour l'obtenir il suffira de le demander. Vous pensez donc, repartit Galatée en souriant, qu'il est bien facile de m'acquerir ? Oui, madame, repliqua Lindamor, & beaucoup plus que de vous meriter.» Alors Galatée remarqua que Rosanire s'étoit un peu éloignée de Rosiléon, & qu'elle s'approchoit de Dorinde. Elle quitta donc Lindamor pour lui donner le temps de rappeller aux princes la promesse qu'ils lui avoient faite.

 Presqu'en même temps Amasis sortit de son cabinet. Ses yeux étoient humides, car elle n'avoit cessé de penser au départ de ces princes à qui elle croyoit devoir & sa vie, & sa liberté. Sigismond s'approcha pour lui dire adieu. Dès qu'Amasis l'apperçut, elle rentra dans son cabinet ; & le prince l'y ayant suivie avec Rosiléon, & Godomar, il lui parla en ces termes : «Vous avez vu, madame, combien le roi mon pere me presse de retourner auprès de lui. La crainte que j'ai de l'irriter encore, fait que je vous supplie d'agréer que je lui donne cette satisfaction ; mais je vous proteste, madame, que s'il étoit nécessaire pour votre repos que Godomar & moi nous restassions encore à votre cour, je m'exposerois à tout, plus tôt que de partir.

 Seigneur, lui répondit Amasis, votre départ m'est presque aussi sensible, que l'eût été la perte de mes états, dont je vous dois la conservation ; mais il est juste que vous obéissiez au roi ; cependant une chose m'afflige extrêmement, c'est que je vous ai de si grandes obligations, que je suis contrainte de paroître ingrate envers vous malgré moi. Madame, dit Rosiléon, c'est nous qui vous sommes infiniment redevables, puisque vous nous avez fourni le moyen d'acquerir de la gloire. Seigneur, repliqua la nymphe, votre reputation étoit déja au plus haut point ; & cette derniere occasion où vous avez fait éclater votre courage, est seulement une preuve de votre génerosité. Quand je fais reflexion qu'après tant de faveurs, il faut que je vous perde, & que je consente à votre départ, sans avoir pû vous témoigner ma reconnoissance, je voudrois presque ressentir encore les frayeurs que me causoit l'insolence de Polemas.

 Madame, repartit Sigismond, les bontés que vous avez eues pour Godomar, & pour Dorinde, depuis qu'ils sont à votre cour, surpassent de beaucoup ce que nous avons fait pour vous. Vous êtiez moins obligée à les recevoir que je ne l'étois à vous garentir des maux qui pouvoient vous arriver à leur occasion. Cependant, madame, si vous exigez que je pense vous avoir en effet obligée, & que mes services meritent quelque récompense, j'y consens. Je serai mieux fondé à esperer que vous accorderez à ma supplication deux graces importantes. Seigneur, répondit Amasis d'un air plus serain, je m'estimerois infiniment heureuse, si je pouvois faire quelque chose qui vous plût ; je vous supplie donc de me commander. Madame, dit Sigismond, la premiere faveur que j'ose vous demander regarde Dorinde, que je vous conjure de souffrir encore quelque temps auprès de votre personne ; vous en sçavez les raisons aussi bien que moi ; & je vous jure que je n'oublierai jamais les bontés que vous lui avez marquées, & celles dont vous l'honorerez dans la suite. Pour la seconde faveur, elle n'interesse pas seulement Rosiléon & Godomar, qui se sont engagés aussi à la demander ; mais encore un chevalier dont le merite peut sans présomption aspirer à ce qu'il y a de plus élevé.

 Et pour ne vous pas laisser davantage en suspens, Rosiléon, mon frere, & moi, nous vous supplions d'accorder la nymphe Galatée à Lindamor. Vous connoissez son merite ; & si vos états peuvent être soutenus par la valeur & par la prudence, personne ne peut le prétendre avec plus de fondement. Si vous desirez donc, madame, qu'il reçoive la recompense qui est due à tous les périls où il s'est exposé pour vous, & que nous n'éprouvions point un refus, nous vous conjurons par la memoire de Clidaman qu'il a si fidelement servi, & par les prosperités dont vous jouirez desormais, d'approuver son dessein.

 Seigneur, répondit la nymphe en souriant, je consens volontiers à tout ce que vous me demandez. Dorinde me sera aussi chere que Galatée même ; & quand je ne serois pas obligée à récompenser Lindamor des services importans qu'il m'a rendus, je connois sa naissance, & son merite ; & je consulterai seulement Galatée, quoique je sois bien persuadée qu'elle ne me desaprouvera jamais en rien. Madame, dit Rosiléon, je ne vous suis pas moins redevable de cette faveur que Sigismond ; je hâterai mon retour pour assister à cet heureux hymenée. Je reviendrai avec vous, reprit Godomar, pour être témoin des plaisirs de Lindamor, & des votres, si je puis en obtenir la permission du roi. Ah, s'il lui plaisoit d'y consentir, s'écria la nymphe ! Madame, interrompit Sigismond, il ne tiendra pas à moi que mon frere n'obtienne cette permission. Cependant pour derniere grace, je vous supplie de me continuer votre bienveillance, & de croire que je n'oublierai jamais les sermens que j'ai faits de vous servir contre tous vos ennemis.»

 A ces mots, il se baissa pour lui dire adieu ; mais Amasis le pressant dans ses bras : «Seigneur, lui dit-elle d'une voix entrecoupée, je fais vœu de mourir plus tôt que de cesser de vous honorer, comme je le dois.» En même temps, elle quitta Sigismond, qu'elle avoit déja mouillé de ses larmes ; & s'adressant à Rosiléon : «Et vous, seigneur, continua-t-elle, si jamais vous avez eu quelque dessein de m'obliger, je vous conjure de faire ensorte que Gondebaut permette à Godomar de revenir.» Rosiléon promit de s'y employer, & ayant salué la nymphe, Godomar s'avança, & se baissant aussi pour lui dire adieu : «Madame, lui dit-il, je me retire penétré de toutes vos bontés ; & moi, reprit Amasis, de la plus vive reconnoissance.»

 En même temps, elle sortit la premiere de son cabinet, mais de l'air du monde le plus affligé. Galatée trembloit que les princes n'eussent oublié ce qu'ils avoient promis à Lindamor. Lindamor étoit aussi dans une extrême impatience ; mais n'osant la témoigner, il desiroit déja d'être loin, pour être plus tôt instruit de sa destinée. Enfin les princes ayant pris congé de Galatée, de Rosanire, & de Dorinde, & chargé Thamyre de leurs complimens pour Adamas, dirent à la nymphe, & aux dames le dernier adieu, & monterent à cheval.

 Godomar s'étoit déja publiquement démis de la souveraine dictature ; & rien ne pouvant le retenir davantage, il partit avec Sigismond, & Rosiléon. La nymphe fit atteller aussi quelques chars, & se mit à les suivre de loin. C'étoit un spectacle charmant que de voir ces princes si bien montés. Leur suite n'étoit pas moins belle ; car outre Periandre, Merindor, Lydias, Ligdamon, Lipandas, Silene, Alcidon, Damon, & beaucoup d'autres, Rosiléon amenoit les cent chevaliers que la reine Argyre lui avoit laissés pour la sureté de Marcilli. Les habitans qui regardoient les princes comme leurs liberateurs, se rangerent en haye dans les rues où ils devoient passer, & les combloient de benedictions. Et Clindor se rappellant combien Alcippe, & lui étoient semblables à ces chevaliers, avant que d'embrasser la vie pastorale, il ne put s'empêcher de donner quelques larmes à la perte d'un ami si fidele.

 Lorsqu'ils furent un peu éloignés de la ville, Lindamor impatient d'apprendre la réponse d'Amasis, s'approcha de Godomar, & lui demanda ce qu'il en devoit attendre. Ce jeune prince lui dit que sa recherche étoit si agréable à la nymphe, qu'elle avoit juré de n'y apporter aucun obstacle. Lindamor ravi d'une réponse si favorable, leva d'abord les yeux au ciel, puis regardant Godomar : «Génereux prince, lui dit-il, puissiez-vous ne rencontrer jamais d'obstacle à vos desirs, comme vous avez surmonté le plus grand que j'eusse à craindre ! mais peut-être flatez-vous ma passion par une si douce esperance. Lindamor, répondit Godomar, je vous ai dit la verité. Amasis agrée tellement votre dessein, qu'elle veut seulement consulter à ce sujet la nymphe Galatée. Et Galatée vous étant aquise, j'ai tout lieu de craindre que votre impatience vous fera trouver ennuyeux le sejour que vous ferez auprès de nous. Seigneur, repliqua Lindamor, quelque flaté que je sois d'être auprès de vous, je vous avouerai que si ma presence vous est inutile, je ne serai pas fâché que vous m'ordonniez de retourner à Marcilli, pour hâter l'accomplissement de mon bonheur. Sçachez, reprit Godomar, qu'à la cour de mon pere vous serez aussi libre que moi, & que loin de m'opposer à votre retour, je vous accompagnerai, si j'en obtiens la permission. J'ai trouvé tant de douceur dans la conversation d'Amasis, & de ses nymphes, & je voi qu'elles jouissent d'un si agréable repos, que j'acheterois au prix de mon sang la liberté d'en jouir. Vous n'avez vu, repartit Lindamor, que l'ombre des plaisirs dont on jouit dans cette contrée. La perte de Clidaman, la rebellion de Polemas, & les armes du roi votre pere, ont tellement troublé la felicité que goûtoient Amasis & ses peuples, que vous n'avez vu qu'une fausse image des douceurs dont ils jouissoient pendant la paix.» C'est ainsi qu'ils s'entretenoient pour tromper la longueur du chemin.

 D'un autre côté, Amasis ne fut pas plus tôt rentrée dans le château, que laissant à Galatée le soin d'entretenir la compagnie, elle passa dans son cabinet pour chercher dans sa propre vertu quelque consolation. Et se rappellant l'instabilité des choses humaines, elle résolut d'accomplir le mariage de Galatée, dès que Lindamor seroit revenu, & de lui remettre la conduite de l'état, pour se retirer à Montbrison, ou au palais d'Isoure, & y passer en repos le reste de ses jours.

 Pour Galatée, elle essaya inutilement de tous les jeux pour vaincre le déplaisir que lui causoit l'absence de Lindamor. Enfin, après avoir rêvé quelque temps, elle s'adressa à Rosanire, & lui dit : «Madame, vous ne devineriez pas à quoi je pensois en ce moment ? Non sans doute, répondit Rosanire. Je pensois, reprit la nymphe, à ce que Thamyre nous disoit hier de la guerison de Celidée, & je croi que nous aurions bien du plaisir à la voir ; car avant qu'elle se fût defigurée, elle passoit pour une des plus belles filles du Forest. Il vous est facile, repliqua la princesse, de la faire venir ici. J'en suis convaincue, dit Galatée, mais nous pourrions l'aller voir, si nous faisons une chose que j'ai imaginée. C'est, ajouta la nymphe, que si nous voulons passer quelques jours agréablement, il faudroit nous habiller en bergeres, & aller surprendre Adamas dans sa maison. Là nous verrons Celidée ; Astrée y sera peut-être aussi, & je serai bien aise de lui dire un secret qui lui fera plaisir. Nous y trouverons encore Silvandre, & si nous y rencontrons Hylas, nous sommes assurées de nous bien réjouir.»

 Dorinde qui jusques-là avoit gardé le silence, uniquement occupée de Sigismond, prit tout-à-coup la parole : «J'ai encore mes habits, dit-elle, & selon toutes les apparences, Madonte & Daphnide n'auront pas perdu les leurs. Si donc vous ordonnez que l'on en fasse aujourd'hui pour vous, demain nous pourrons aller chés Adamas. Daphnide & Madonte ayant agréé la proposition, Rosanire y consentit aussi ; & Dorinde continuant : «Du moins, dit-elle, je n'aurai plus de combat à y rendre ; j'espere qu'à votre consideration les dieux m'y laisseront tranquille. Je vous jure du moins, répondit Galatée, que j'y contribuerai de tout ce qui dépendra de moi ; mais, ajouta-t-elle, il ne reste plus que d'avoir l'agrément d'Amasis.»

 Galatée fut condamnée à demander cette permission. Elle entra aussitôt dans le cabinet d'Amasis, & lui proposa le dessein qu'elles avoient formé. Amasis l'approuva, & résolut d'aller à Montbrison pour y demeurer tant que la nymphe seroit absente. Déja Galatée sortoit, mais Amasis l'ayant rappellée : «Dites-moi la verité, lui dit-elle, si Lindamor quitte mon service pour s'attacher à Gondebaut, comme il l'a résolu, ne l'accuserez-vous pas d'une extrême ingratitude ? Madame, répondit Galatée, vos interêts lui sont trop chers ; d'ailleurs il suffit à Lindamor que Gondebaut ait été votre ennemi. Je suis bien persuadée qu'il ne le servira jamais, à moins que vous ne lui en fassiez un commandement exprès. Vous jugez de lui si avantageusement, ajouta Amasis, que vous devez avoir de la bonne volonté pour lui. Madame, repliqua Galatée en rougissant un peu, je n'ai point sujet de le haïr. Hé bien, dit Amasis, puisque vous voulez devenir bergeres, mettez ordre à votre départ, une autrefois nous reprendrons cet entretien.» Amasis sourit en proferant ces paroles, & Galatée, qui observoit jusqu'à la moindre de ses actions, en conçut un augure favorable pour son mariage.

 En même temps, Thamyre se presenta à la porte, & Galatée le conduisit à la nymphe. Amasis sçachant qu'il venoit recevoir ses ordres, le chargea d'assurer Adamas qu'elle étoit bien fâchée qu'il n'eût pû assister à la conclusion de la paix ; & que s'il survenoit quelque chose, elle lui en donneroit avis incontinent. Thamyre prit congé de la nymphe, pour se rendre auprès de sa chere Celidée, qui lui sembloit absente depuis plus d'un siecle, quoiqu'il n'eût été qu'un jour sans la voir.

 Il n'étoit plus qu'à quelques pas de la maison du druide, lorsqu'il rencontra Celidée, mais avec un air si triste, qu'il en fut allarmé. Il voulut en sçavoir le sujet ; & la bergere qui l'aimoit comme sa vie, lui dit : «C'est l'interêt d'autrui qui cause la tristesse que vous voyez peinte sur mon visage. Entrez chés Adamas, & vous serez bien insensible, si vous n'êtes aussi affligé que moi. Tout y est dans un desordre extrême ; presque tous ceux que vous y avez laissez partirent hier peu de temps après vous ; & ce qui est resté de bergers & de bergeres, est dans la plus grande affliction que vous puissiez imaginer. Alexis s'est perdue. Silvandre a disparu. Diane & Astrée sont sorties ce matin avant l'aurore, & l'on ne sçait ce qu'elles sont devenues. Pâris est parti pour les aller chercher. Leonide, Phylis, Lycidas, Stelle, Hylas, Doris, Adraste, & les autres en ont fait de même. Et si je n'avois cru que vous reviendriez bientôt, je ne serois point ici.

 Voilà, dit Thamyre, un étrange changement ! Mais je suis d'avis que nous fassions de notre côté ce que nous pourrons pour le service du druide, après que je lui aurai rendu compte de ce qu'Amasis m'a chargé de lui dire. Nous ne pouvons répondit Celidée, qu'aller chercher des nouvelles d'Astrée & de Diane, car c'est le principal soin qui l'occupe. Hé bien, ajouta Thamyre, j'y consens. Vous pouvez m'attendre sous ces arbres, & je reviens incessamment.» Celidée l'ayant embrassé, s'affit à l'ombre, & Thamyre s'en alla dans la maison d'Adamas.

 Il trouva la porte fermée ; & pendant qu'il disputoit en lui-même s'il fraperoit, il entendit Adamas qui disoit assés haut : «Mais, Bellinde, à quoi servent ces larmes ? ne voyez-vous pas qu'elles sont superflues, & qu'elles ne peuvent surmonter le destin.» Thamyre écoutant avec plus d'attention, entendit Bellinde répondre avec un grand soupir : «Helas, je conviens que mes larmes ne peuvent effacer le crime de Diane ; mais elles prouvent du moins que je desaprouve son action, & qu'après l'éducation que je lui ai donnée, je ne devois point m'attendre à cet évenement. Je n'ose encore la blâmer, reprit le druide, quoiqu'elle vous ait évitée jusqu'ici. Peut-être trouverez-vous ses excuses legitimes. Ah, dieux, repliqua Bellinde, lorsque je me rappelle les réponses qu'elle me fit hier, je ne suis que trop persuadée qu'elle a quelque dessein, & qu'il est à craindre qu'il n'éclate au préjudice de sa reputation, & peut-être de la mienne ! Nous verrons avant la fin du jour, dit Adamas, si elle merite que vous la condamniez.» Aces mots, Adamas s'approcha de la porte ; & Thamyre craignant d'être surpris, frapa comme un homme qui avoit quelque affaire pressante. Adamas ouvrit aussitôt ; & Thamyre le voyant seul avec Bellinde, s'éloigna, comme ne voulant point les détourner. Mais le druide l'ayant prié d'entrer, lui demanda des nouvelles de Marcilli. «Mon pere, repondit Thamyre, la nymphe Amasis m'a commandé de vous dire que Ligonias a negocié la paix avec Gondebaut. Elle a differé le sacrifice jusqu'au retour de Rosiléon, qui reviendra dans quelques jours ; & les princes en partant m'ont commandé de vous assurer du desir qu'ils auroient de vous servir en toute occasion. Je me réjouis, dit Adamas, du succès des affaires d'Amasis, & je suis ravi qu'elle ait differé le sacrifice. Celidée, continua Thamyre, m'a dit confusément quelque chose de Diane & d'Astrée ; mais je n'ai rien compris à ce qu'elle me disoit. C'est, répondit Adamas, que nous n'avons vu d'aujourd'hui les bergeres, & que nous ignorons ce qu'elles sont devenues. Je vais, lui dit Thamyre, en chercher des nouvelles, afin de vous tirer, si je le puis, de l'inquietude où vous êtes.» A ces mots il quitta le druide, & vint retrouver Celidée.

 Ils se mirent donc tous deux à chercher les bergeres ; mais difficilement les eussent-ils rencontrées ; car soupçonnant bien qu'on les suivroit, elles s'étoient si bien cachées, qu'il étoit comme impossible de les trouver. Elles avoient couché seules dans un lit ; & Astrée & Diane voyant Phylis & Leonide assoupies, Astrée fut la premiere qui rompit le silence en ces termes : «Helas, dit-elle en soupirant, notre douleur sera-t-elle éternelle ? Sommes-nous destinées à n'avoir jamais de satisfaction ? A peine je suis délivrée d'un malheur, que je retombe dans un plus grand. Ma sœur, répondit Diane, il semble que la fortune se plaise à nous persecuter. Pour moi depuis la mort de Filandre, je n'ai pas goûté la moindre douceur ; & je puis dire que l'affection de Silvandre est le plus leger déplaisir que j'aye ressenti. Mais voyez si le destin s'acharne contre moi, à peine ai-je fondé quelque esperance sur l'amitié de ce berger, que mille obstacles se sont opposés à mon bonheur, & que moi-même je l'ai traversé. Car, puisqu'il faut tout dire, si je n'avois point cru legerement les rapports de Laonice, je n'aurois point permis à Pâris de résoudre mon mariage avec Bellinde. Et sans doute qu'il ne se seroit point obstiné à vouloir me posseder malgré moi, & maintenant je ne serois pas à la veille de commettre nécessairement une faute irreparable contre mon amour, & contre le repos de Silvandre.

 Les dieux, reprit Astrée, devroient être satisfaits. Ils se sont assés vengés des fautes que nous avons commises, vous contre Silvandre, & moi contre Celadon ; cependant ils ne laissent pas de nous persecuter encore, & je croi que leur haine ne finira qu'avec notre vie. En ce cas, ajouta Diane, leur courroux finira bientôt ; car je mettrai bientôt fin à tant de miseres ; aussi bien serai-je obligée de recourir incessamment à ce remede extrême, ne pensant pas qu'il me soit possible de vivre un moment avec Pâris.» A ce mot, elle s'arrêta un peu ; reprenant ensuite la parole : «Ah, ma sœur, continua-t-elle, que vous m'avez vivement touchée, lorsque vous avez dit que vous trouveriez une ressource assurée dans votre desespoir. Je vous avoue que j'invoque maintenant la mort avec plus d'ardeur, que je n'ai jamais desiré les faveurs de la fortune.

 Lorsque j'ai parlé ainsi, répondit Astrée, j'ai parlé selon ma passion ; & je vous puis jurer que je suis toujours dans les mêmes sentimens. Car à quoi me serviroit desormais la vie ? Ah, Diane, ajouta-t-elle, que ceux-là vivent dont les jours sont, comme on dit, filés d'or & de soye ; pour moi qui ne puis esperer aucune felicité, je serois insensée de m'attacher à la vie. Si je ne connoissois parfaitement le caractére de Celadon, & si je ne sçavois que lui ayant ordonné de mourir, il est comme impossible qu'il ne m'ait déja obéi, que me reste-t-il que de finir des jours si infortunés ? J'aurois peut-être, repliqua Diane, des raisons aussi fortes pour abandonner la vie ; car si la vie ne doit nous être chere, qu'autant qu'elle est accompagnée de quelque satisfaction, je n'en espere déja plus ; & si comme vous souhaiteriez de vivre pour Celadon, j'avois quelque volonté de vivre pour mon berger, ne vois-je pas que je ne le puis, sans accepter l'alliance de Pâris, & sans causer par une suite nécessaire la perte de Silvandre, qui m'a juré qu'il cesseroit de vivre, dès que je serois à un autre ? Mais, chere Astrée, après tout, si nous nous perdons, on blâmera notre desespoir, & ceux qui nous survivront parleront de cette action suivant leur caprice. D'ailleurs combien reclament la mort, à qui elle paroît affreuse lorsqu'elle se presente. Cela me donne, je l'avoue, quelque apprehension. Pour moi, reprit Astrée, j'ai un moyen le plus legitime du monde : je mourrai pour le repos & pour la satisfaction peut-être de l'univers entier.»

 Diane qui n'entendoit rien à ces dernieres paroles : «Ma sœur, lui dit-elle, ne sçaurai-je point quel est ce moyen, afin de m'en servir aussi ? Je ne croi pas, répondit Astrée, qu'une autre que moi doive y penser ; je vous le dirai pourtant, parce que je ne veux rien vous cacher. C'est, continua-t-elle, que la fontaine de la verité d'Amour est, comme vous le sçavez enchantée depuis quelque temps, & de façon que l'enchantement ne peut finir que par la mort du plus fidele amant, & de la plus fidele amante. J'ai donc résolu de me sacrifier pour le public, en attendant qu'à mon exemple il se trouve quelque berger qui veuille s'exposer pour la satisfaction publique.

 En verité, repliqua Diane, voilà un dessein bien glorieux ! Ah, ma sœur, que je m'estimerai heureuse de courir le même péril ! Ma sœur, dit Astrée, j'y consens ; & j'y consens d'autant plus volontiers, que je sçai qu'une seule amante y doit mourir. Si pourtant vous êtes bien déterminée, il faut que nous nous conduisions bien secretement. Gardons-nous d'en rien dire à Phylis même ; elle nous traverseroit par la tendresse qu'elle a pour nous. C'est pour cela, ajouta Diane, que nous devrions sortir d'ici, avant qu'Adamas ou ma mere soient levés, car dans la frayeur où je suis, je m'imagine que dès l'aurore on me viendra chercher, pour épouser Pâris. Mais, dit Astrée, on nous fera suivre, & si l'on nous trouve, on nous ramenera, & nous ne pourrons plus nous dérober à leur vigilance. Voici, repartit Diane, ce que nous avons à faire. Nous nous cacherons quelque part pendant le jour, & lorsque la nuit sera venue, nous nous remettrons en chemin, jusqu'à ce que nous soyions arrivées au lieu qui doit terminer nos malheurs. Mais si le sommeil nous surprend, dit Astrée... Il est facile d'y remedier, répondit la bergere.» En même temps elle s'habilla, & Astrée en ayant fait de même, elles attendirent que la nuit fût un peu plus avancée.

 A peine elles furent assises sur le lit, qu'elles entendirent Phylis soupirer ; & parce que ses soupirs étoient mêlés de gemissemens, elles s'imaginerent qu'elle pouvoit s'être apperçue de leur dessein ; & ce qui les confirma dans cette idée, fut qu'elle cria tout-à-coup : «Sans moi ! Ah ma sœur ! Ah Diane ! non, non.» Astrée se leva à l'instant, disposée à lui reveler son secret ; mais elle vit qu'elle avoit les yeux fermés, & le visage baigné de larmes. Elle en fut si touchée, qu'elle ne pût s'empêcher de pleurer aussi. Et lorsqu'elle eut rapporté à Diane que c'étoit l'effet d'un songe, & que Phylis dormoit certainement, elles prirent la résolution de sortir en ce moment. Elles ouvrirent donc la porte, & se tenant par la main, elles coururent de toutes leurs forces, mais se tournant de temps en temps, comme si elles eussent apprehendé d'être suivies. «Ma sœur, dit alors Astrée, je serois d'avis que nous cherchassions quelque lieu commode pour nous cacher, & que nous fissions provision des fruits que ces arbres nous presentent ; nous en aurons sans doute besoin, si nous sommes obligées de rester ici tout le jour.» Cependant elles avançoient toujours, & remontoient le Lignon, résolues de s'arrêter au premier endroit qu'elles jugeroient propre à leur dessein. Elles alloient aussi cueillant des fruits, & presqu'insensiblement elles en remplirent leurs pannetieres ; mais après avoir marché assés long temps, Astrée vit paroître l'aurore, puis le soleil, qui dorant la pointe des montagnes, & descendant peu à peu dans la plaine sembloit se hâter pour éclairer le lieu qui devoit leur servir de retraite. Elles en choisirent plusieurs ; mais semblables à des criminels qui ne se croyent jamais en sureté, elles ne pouvoient se persuader qu'elles fussent bien cachées. Elles apperçurent enfin sur le rivage une petite caverne qui leur parut propre à leur dessein. Elles y entrerent avec des peines extrêmes à cause des buissons qui en défendoient l'accès ; & s'étant assises sur un siege de mousse qui paroissoit fait à dessein, elles se disposerent à attendre en ce lieu ce que la fortune ordonneroit.

 Presqu'en même temps Phylis s'éveilla ; & parce qu'elle étoit encore troublée par quelque songe fâcheux, elle se leva doucement d'auprès de Leonide, pour en venir rendre compte à ses compagnes ; mais lorsqu'elle ne les trouva plus, elle commença à craindre le malheur dont ses songes l'avoient menacée. Elle ouvrit d'abord les fenêtres ; & voyant que le soleil étoit à peine levé : «Voici, dit-elle en elle-même, une diligence extraordinaire ; Astrée & Diane n'avoient pas accoutumé de se lever si matin.» Puis cherchant pourquoi elles étoient sorties sans lui rien dire : «Mais pourquoi, disoit-elle, me laisser au lit ? depuis quand leur suis-je devenue suspecte ? Ah, ma sœur, ah, Diane ! je vous apprendrai à ne plus manquer de la sorte à notre amitié.»

 En parlant ainsi, elle s'habilloit à la hâte, & déja elle étoit descendue dans la sale ; mais n'y trouvant personne, elle courut inutilement dans la galerie, puis dans la bassecour. Ne sçachant à quoi se resoudre, elle revient dans la chambre, éveille Leonide, & lui dit : «Pardonnez-moi, belle nymphe, si j'interromps votre sommeil : c'est fait de moi, si vous ne trouvez quelque remede à l'inquietude dont je suis agitée. Astrée & Diane ne sont plus ici, & je crains qu'elles ne soient allées se perdre en quelque lieu, puisqu'elles m'ont caché leur fuite.»

 Alors Leonide étonnée (car elle connoissoit la situation où elles se trouvoient par rapport à leur amour) s'habilla promptement. Puis elles allerent toutes deux à la porte pour demander si quelqu'un étoit déja sorti. Le portier leur jura qu'il n'avoit encore ouvert à personne, mais qu'il avoit entendu aboyer ses chiens avant le jour, & que s'étant levé il n'avoit vu personne. Cependant Leonide & Phylis trouvant les clefs à la porte, ne douterent plus que les bergeres ne fussent sorties. Elles crurent que ce qu'il y avoit de mieux à faire étoit d'avertir le druide, & de rester dans la galerie en attendant qu'il fût levé.

 A peine elles furent arrivées en ce lieu, que Phylis ne pouvant retenir ses larmes : «Helas, madame, dit-elle à la nymphe, j'ai vu en songe tout ce que je vois à present ; il m'a semblé que l'ombre de Celadon, & celle de Silvandre s'étoient approchées du lit d'Astrée & de Diane, & que celle de Celadon plus offensée disoit à ma sœur d'un ton qui tenoit tout ensemble de l'amour & du courroux : Ingrate bergere, Celadon est mort par tes ordres injustes, & tu dois mourir pour satisfaire à ses justes prieres. Voici son ombre qui t'attend pour te conduire dans les champs Elysiens, & qui te persecutera sans cesse, jusqu'à ce que tu ayes terminé tes jours. Alors il m'a semblé que l'autre prenant la parole : Et toi, Diane, a-t-elle dit, qui triomphas de moi par tes charmes, s'il te reste quelque souvenir de ma fidelité, détermine-toi plus tôt à mourir à mon exemple, que de m'être infidele.

 A ces mots, l'ombre a gardé le silence ; & j'ai cru entendre Astrée qui répondoit la premiere. Oui, Celadon, a-t-elle dit, je t'obéirai, & je suivrai ton ame en quelque lieu qu'elle prenne soin de me conduire. Et toi, Silvandre, a poursuivi Diane, ne pars pas sans moi, je ne veux plus te quitter, afin que n'ayant pû être unis durant ta vie, nous le soyions au moins après ta mort. En parlant ainsi, elles se sont habillées, à ce qu'il m'a semblé ; puis suivant ces deux ombres qui les guidoient, elles sont allées se jetter entre les bras de l'Amour, qui par compassion leur a donné la satisfaction qu'elles desiroient. Je me souviens très-bien que j'ai tenté de les retenir, ou de les suivre, que j'ai pleuré, que j'ai crié, tantôt contre Astrée, & tantôt contre Diane, leur reprochant qu'elles ne pouvoient rien entreprendre sans moi. Mais les ingrates ne m'ont point écouté. Elles sont parties sans vouloir seulement me dire adieu.

 Les songes, répondit Leonide, ne sont que des illusions, & les accidens qui nous arriverent hier ont causé celui-ci. Les ombres de Celadon & de Silvandre, leur entretien avec les bergeres, leur résolution, tout cela est amené par le dessein que Celadon forma de mourir, par les plaintes qu'il fit contre Astrée, & par les raisons qu'a Silvandre de traverser le mariage de Diane avec Pâris. Quoiqu'il en soit, repartit Phylis, les voilà sorties, & une partie de mon songe est accomplie. Il se peut, dit la nymphe, que s'étant éveillées de bonne heure, elles seront allées se promener sans autre dessein. Non, non, madame, repliqua Phylis, si elles n'avoient eu quelque dessein extraordinaire, elles n'auroient pas manqué de m'avertir. Mais je les suivrai malgré elles, & je les chercherai si bien, que j'en apprendrai des nouvelles.»

 A ces mots, elles sortent de la galerie, & sçachant qu'Adamas étoit levé, Phylis alla lui raconter la fuite de ses compagnes ; le druide se rappellant le dernier commandement d'Astrée, il pensa que pour en faire quelque satisfaction à Celadon, elle auroit pû recourir à des extrêmités fâcheuses, & que Diane l'avoit suivie par amitié, & pour oublier ce que Bellinde lui avoit ordonné. Ainsi craignant que ces bergeres n'attentassent sur leur vie, il pria tous les bergers & toutes les bergeres qui étoient dans sa maison de courir après elles. Hylas, Stelle, Calydon, Phylis, Adraste, Doris, Leonide même, & les autres partirent au même instant. Celidée seule resta, parce qu'elle vouloit attendre le retour de Thamyre, pour l'obliger à les chercher aussi.

 Ils prirent tous differens chemins ; les uns se jetterent dans le bois, les autres dans la plaine, & Phylis conduite par un meilleur genie suivit les bords du Lignon. Elle n'eut pas marché une demie heure, qu'elle apperçut Lycidas couché sur le gazon, & si près de l'eau, que les petits flots qui venoient se rompre contre le rivage lui mouilloient la main. Elle hâta le pas, & le surprenant : «Bon jour, lui dit-elle, mon cher Lycidas. Hé bien, où est Celadon ?» En même temps elle s'assit auprès de lui, & le berger étonné de la voir dans un lieu si desert : «Ma maitresse, lui répondit-il en soupirant, il faut qu'il ne soit plus dans la plaine, du moins je ne l'y ai pas trouvé. Il se sera encore précipité dans le Lignon ; car il n'y a recoin si caché dans ces bocages, où depuis hier je ne l'aye cherché. S'il est mort, reprit Phylis, je crains bien qu'Astrée ne tardera pas à le suivre ; elle s'est derobée de moi, & je ne puis deviner où elle est allée. Le desespoir où elle est d'avoir si maltraité Celadon me fait trembler. Il ne sçauroit être aussi grand que son crime, repartit Lycidas. Il est grand sans doute, repliqua Phylis, ce crime qu'elle a commis contre Celadon, contre vous, & contre moi ; mais elle ne manque pas de raisons pour se justifier. Au nom des dieux, interrompit Lycidas, si vous m'aimez, ne prenez point la défense de cette inhumaine. Helas, continua-t-il, lorsque je me rappelle ce qu'à souffert Celadon pour elle, je ne puis comprendre son insensibilité. Quel pensez-vous qu'il étoit, lorsque je vins le chercher dans cette caverne, où il s'étoit confiné avant la mort d'Alcé mon pere ? Il me semble, dit Phylis, que vous nous dîtes alors que cette caverne étoit sur les bords du Lignon. Elle y est aussi, repartit Lycidas ; tournez seulement la tête, & vous la verrez à deux pas.» En même temps ils s'y avancerent ; & Phylis voulant y entrer malgré les épines qui la rendoient d'un accès difficile, le berger l'arrêta par la main, & se mit à rompre les buissons avec sa houlette.

 Quel fut l'étonnement d'Astrée & de Diane ! Elles se croyoient là en sureté, & elles avoient entendu tous les discours de Phylis & de Lycidas. Les bergeres se leverent au premier bruit qu'elles entendirent, & se retirerent dans l'endroit qui leur parut le plus obscur. Phylis entre aussitôt ; & s'arrêtant dès le premier pas : «Lycidas, dit-elle, est-il vrai que Celadon demeura ici près de six lunes ? Il y demeura, répondit le berger, tant que dura son absence ; car il n'en sortoit jamais que pour venir quelquefois mêler ses larmes avec les eaux du Lignon. En verité, reprit-elle, je ne croi pas que j'y pusse vivre un jour seulement, tant ce lieu me paroît horrible.» A ces mots, elle sortit, & ils vinrent se remettre au même endroit où ils étoient auparavant.

 Ma chere Phylis, dit alors le berger, est-il vrai qu'Astrée ait formé quelque dessein, sans vous le communiquer ? Je vous assure, répondit Phylis, que j'en suis extrêmement inquiéte, & que si je la voyois je lui ferois des reproches plus amers peut-être qu'elle ne le pense ; & je lui montrerois qu'elle a bien manqué aux loix de l'amitié. Helas, repliqua le berger, comment les auroit-elle observées, elle qui a si cruellement violé les loix de l'amour ? Cependant, ajouta Phylis, il faut que je poursuive mon voyage, & que je n'épargne ni peine ni soins pour trouver cette ingrate. Hé bien, dit Lycidas, puisque vous le voulez, je souhaite que vous soyiez plus heureuse que je ne l'ai été.» A ces mots, ils se séparerent. Phylis continua son chemin, & Lycidas demeura sur le rivage, où le sommeil vint le surprendre, car il n'avoit point dormi le jour précedent.

 Mais quelque que fût l'inquietude de Lycidas, elle ne pouvoit se comparer à celle de Silvandre. Il s'étoit enfoncé dans le bois, & surpris par la nuit, il résolut d'y rester. Il s'appuya contre un arbre, & là il se rappella tout ce qui lui étoit jamais arrivé de plus funeste. Puis venant au peu d'esperance qu'il avoit de posseder Diane, il se livra tellement à la douleur, qu'il y auroit succombé, si le sommeil n'étoit venu l'adoucir en quelque sorte. A peine il fut éveillé, qu'il résolut de se laisser voir à quelqu'un, seulement pour sçavoir ce qui s'étoit passé au sujet du mariage de Diane. Il se leva donc, & prenant un sentier qu'il vit un peu battu, il le suivit, sans sçavoir pourtant où il le conduiroit. Il entendit bientôt auprès de lui le son d'une flûte ; & tournant ses pas de ce côté-là, il apperçut quelques brebis qui paissoient, & près d'elles un jeune berger qui dansoit, & qui jouoit tout ensemble. Il étoit seul cependant, ce qui fit juger à Silvandre qu'il avoit quelque grand sujet de joye. C'étoit lui qui avoit soin des troupeaux de Silvandre. Il le reconnut, il courut à lui, & lui marqua son étonnement de ce qu'il n'étoit pas avec les autres bergers. «Où serois-je mieux, lui dit Silvandre, qu'auprès de mes troupeaux ? Ah, mon maître, repliqua le berger, vous en negligez le soin depuis si long temps, que je ne puis croire que ce soit le sujet qui vous ait amené ici. Il est vrai, reprit Silvandre, que c'est un pur hazard si je t'ai rencontré ; mais puis que le sort m'a été si favorable, je suis résolu à ne les plus abandonner. Je sçai, repliqua le berger, que vous ne ferez plus de si longue absence ; mais toujours faudra-t-il vous en separer, ne fût-ce que pour assister à la fête qui se fait aujourd'hui dans la maison d'Adamas. Quelle fête, interrompit Silvandre ? Du mariage de Pâris, dit le berger, avec une fille qui l'aime, & qui est fille d'une certaine femme qui est sa mere, qu'on nomme : attendez... Bellinde, dit Silvandre ? C'est elle-même, répondit le jeune homme. Elle prend Pâris, & le berger de Lycidas m'a dit qu'on disoit que le mariage étoit déja épousé, aux enseignes qu'il avoit oui des hautbois & des cornemuses.»

 Silvandre ne doutant point que le mariage ne fût en effet accompli, se retira, sans recommander même que l'on eût soin de ses troupeaux ; il n'avoit ni la volonté, ni l'esperance de les revoir jamais. Il rentra dans le bois, où il fut tout-à-coup saisi d'un grand tremblement. Il s'appuya contre un arbre, au pié duquel il tomba enfin. Il y fut près d'une heure comme évanoui ; & ne pouvant esperer aucun soulagement à sa douleur, il se laissa emporter au desespoir, lui qui l'avoit tant de fois blâmé dans autrui. Alors pensant au bonheur de Pâris, & à sa propre infortune : «Dieux, s'écria-t-il, parce que je ne suis ni assés riche, ni assés connu, je perds en un moment le fruit de mes services ! Qui vit jamais un siecle si corrompu ! Se peut il que l'on juge les hommes par leur bien, & qu'on les estime riches par l'unique chose qui n'est point à eux ? Ah, Bellinde, ah, Diane, que cette lâcheté vous rend coupables !»

 Alors il s'arrêtoit un peu ; puis reprenant tout-à-coup : «Que je suis coupable moi-même, disoit-il, de blâmer le choix qu'elles ont fait ! Non, non, Bellinde, vous deviez Diane au merite de Pâris ; mais Diane se devoit à mon amour. Elle seule est blâmable, quelque que soit la naissance de Pâris, quelques vertus qu'il ait, elle m'a témoigné plus de bonté qu'à lui, & c'est elle seule qui m'a permis d'aspirer à la gloire de la posseder. Cependant, ajoutoit-il, elle le prefere à moi ; & peut-être l'infidele rit de mes malheurs, & de ses sermens. Ah cruelle, continuoit-il, je te voi mourir dans la douceur de ses embrassemens, tandis que je meurs dans le desespoir où m'a réduit ton infidelité !»

 A ces mots, les sanglots étoufferent sa voix : «Mais enfin, reprit-il tout-à-coup, à quoi te sert de murmurer contr'elle, & contre le destin ? l'arrêt qui la soumet à Pâris est irrevocable.» Il se rappella alors ses dernieres paroles, & se souvenant qu'elles lui défendoient de mourir, jusqu'à ce qu'il fût certain de la conclusion de son mariage : «Du moins, dit-il alors, il n'y aura plus d'obstacle à mes desseins : mourrons donc, Silvandre, puisque je n'ai plus d'esperance ; mais hâtons-nous, puisque les destins le veulent, & que Diane y consent.» Alors bien déterminé à mourir, il commença à songer aux moyens qu'il employeroit. «Si j'ai recours au poison, dit-il, peut-être serai-je trompé comme Ligdamon. Si je me sers du fer, Chriseide se fit ouvrir les veines, & ne mourut point. Si je me jette dans le Lignon, Celadon s'y jetta inutilement.» A quoi donc me résoudre ?» Alors il jetta par hazard les yeux sur le même rocher d'où Laonice venoit quelque fois considerer les beautés que la plaine du Forest lui offroit ; & s'étant imaginé qu'il periroit infailliblement, s'il se précipitoit de ce rocher : «Oui, dit-il en se levant, voici le trépas le plus glorieux que je puisse choisir, & le plus convenable à mon amour. Je me punirai ainsi d'avoir élevé mes desirs jusqu'à Diane.» A ces mots, il alla du côté de Montverdun, choisissant néanmoins les lieux les plus écartés, pour n'être point traversé dans l'execution de son dessein.

 D'un autre côté, Alexis ne fut pas plus tôt échapée des mains de Leonide, qu'elle se disposa à obéir à Astrée ; & comme si les dieux se fussent plû à rendre sa fortune pareille à la fortune de Silvandre, dès qu'elle fut en liberté, elle commença à rechercher quelque moyen de finir promptement ses jours infortunés. Il n'y eut genre de mort qu'elle ne repassât dans son esprit. Mais un bon genie, & peut-être le même qui avoit inspiré Astrée, lui ayant suggeré qu'elle ne pouvoit perir plus glorieusement qu'en aidant à desenchanter la fontaine de la verité d'amour, elle se fixa à ce dessein. Le seul obstacle qu'elle y trouva, fut la crainte de ne renconter jamais une amante assés fidele pour oser entreprendre la même chose. «Car, disoit-elle en elle-même, Astrée aime trop la vie ; & puisqu'il faut avoir observé la plus grande fidelité, que sçai-je si l'ingrate n'est point déja infidele ? Il me semble que Diane n'y sçauroit être admise ; elle a aimé deux bergers, & Phylis qui goûte dans une pure amitité les delices qui en sont inséparables, n'abandonnera jamais son cher Lycidas. Mais, s'écria-t-il tout-à-coup, ce n'est pas à toi, Celadon, de sonder les secrets des dieux, il te suffit de mourir, & de faire connoître aux siecles à venir qu'il n'y eut jamais d'amour plus pur, & plus sincere que le tien.» Alors excedé de fatigues, il se coucha sur le gazon, & s'endormit jusqu'au lendemain.

 L'aurore le suprit dans cet assoupissement ; mais s'éveillant enfin : «Ce repos, dit-il, m'a du moins servi à attendre avec moins d'impatience le retour du soleil, qui doit être le témoin de mon courage, & de mon amour. C'est aux coupables à fuir la clarté.» A ces mots, Alexis se leva pour s'en aller ; mais ayant entendu quelque bruit, elle s'arrêta, & apperçut Silvandre qui traversoit le bois en courant. Le visage du berger qui portoit tous les traits du desespoir, mit Alexis dans une extrême inquietude. Et desirant d'en apprendre le sujet, résolue d'ailleurs à ne lui plus cacher ce qui la touchoit elle-même, elle se mit à le suivre.

 Cependant Silvandre qui ne songeoit qu'à mourir, se consoloit à chaque pas de ce qu'il avançoit vers le lieu qu'il avoit choisi pour terminer ses jours. Il sortit du bois sans tourner la tête, & monta sur la cime du plus haut rocher près de Montverdun. Alexis qui le suivoit toujours, ne pouvoit comprendre qu'il se donnât tant de peine pour aller dans un lieu, où jamais berger n'avoit eu la curiosité de monter. Là Silvandre s'étant arrêté : «Grands dieux, dit-il, qui dès l'instant de ma naissance me condamnâtes à tant de tourmens, me voici prêt d'obéir à la fatalité qui s'est attachée à toutes les actions de ma vie ; heureux dans ce dernier moment de pouvoir me rendre ce témoignage, que je ne me les suis point attirés. Enfin, Diane, continua-t-il, voici le remede qui me délivrera de tant de malheurs. Pardonnez-moi si j'ai manqué au respect que je vous devois ; du moins soyez bien persuadée que je n'ai jamais manqué d'amour. Et vous, Bellinde, qui par une odieuse tyrannie avez forcé Diane à s'unir avec Pâris, si vous apprenez ma mort, ne lui donnez ni larmes ni soupirs. Il suffit que ces rochers en soient attendris, & que les zephirs se préparent à soupirer ma disgrace ! Vous, cheres divinités, dont la providence veille éternellement pour le bonheur de cette contrée, je ne vous demande pas qu'une fleur naisse de mon sang ; mais je vous supplie que les marques en soient ineffaçables, & qu'après moi la pointe de ces rochers ne soit jamais funeste à personne.» A ces mots, il s'approche du précipice, & Celadon s'avançe ; & comme il alloit se jetter, Alexis lui dit en le saisissant : «Arrêtez, Silvandre, le ciel ne veut pas que vous perissiez. Alexis, lui dit-il en se tournant tout-à-coup, quel demon vous a conduite en ce lieu ? Le plus favorable de tous ceux qui ont pris quelque soin de vos jours, répondit Alexis. Dites plus tôt, repartit Silvandre, le plus ennemi de mon repos. Quoiqu'il en soit, reprit Alexis, vous ne mourrez point ; & si vous avez encore quelqu'égard pour moi, vous écouterez ce que j'ai à vous communiquer.»

 Silvandre obligé d'obéir à Celadon qu'il croyoit toujours Alexis, s'éloigna du précipice, & tous deux ils s'assirent sur un autre rocher. Là Celadon lui parla en ces termes : «J'ai à vous dire des choses qui vous surprendront sans doute. Tous les bergers & toutes les bergeres ont été trompées à mon habillement. Je ne suis point Alexis, & pour ne vous point laisser en suspens, je suis Celadon.» A ce mot, Silvandre demeura immobile, & Alexis continuant : «Afin, lui dit-elle, que vous puissiez rendre à ceux qui doivent me survivre un témoignage certain de ma discretion & de mon amour, je vous conjure d'entendre le recit de ma fortune, & de m'accorder une grace que j'ai à vous demander, & pour laquelle seule je vous ai suivi, car j'ignorois votre dessein.»

 Dans l'étonnement où étoit Silvandre, il ne répondit pas un mot ; mais le regardant fixement, il fit connoître par son silence qu'il l'écoutoit avec plaisir. Alexis lui raconta tout ce qui lui étoit arrivé depuis qu'il s'étoit précipité dans le Lignon, & comment Leonide l'avoit fait connoître à sa bergere. «Or, ajouta-t-il, l'ingrate m'a commandé de mourir. Ce que je desire maintenant de vous, sage Silvandre, c'est que vous disiez à Lycidas, que s'il lui reste quelque amitié pour moi, il ne songe point à venger les crimes qu'Astrée a commis contre lui & contre moi. Cependant je vais satisfaire l'inhumaine, & m'exposer à la rage des lions, & des licornes, qui gardent la fontaine enchantée, pour obliger en quelque sorte la posterité, & donner à Silvandre même le plaisir de sçavoir combien veritablement il est aimé de Diane.»

 A ces mots, Alexis se tût, & Silvandre qui avoit eu le temps de se convaincre qu'en effet c'étoit Celadon qui lui parloit, se jetta à son col, & l'embrassant : «Ah, dieux, Celadon, lui dit-il, est-il possible que je vous revoye ?»Alors il ne put retenir ses larmes, & continuant : « Vivez, lui dit-il, vivez pour Astrée, & laissez-moi achever le dessein que vous avez commencé... Je mourrai... je suis assés fidele... Attendez de mon trépas l'avantage que vous vouliez que je reçusse du votre.

 Mais vous, Silvandre, repliqua Alexis, vivez pour Diane. Helas, interrompit le berger, pourquoi vivrois-je pour elle, si elle ne peut vivre que pour Pâris. Pour Pâris, dit Alexis étonnée ? Pour lui-même, repartit Silvandre ; mais en attendant que vous puissiez apprendre de quelqu'autre le sujet de mon transport, permettez-moi, cher Celadon, de mouiller de mon sang les bords de cette fontaine... Sage Silvandre, interrompit Alexis, les dieux ne vous ont point inspiré ce dessein comme à moi ; ainsi ne me disputez pas un avantage qui me regarde seul. Au moins, dit Silvandre, permettez-moi d'unir ma fortune à la votre.» Le berger sçut si bien persuader Alexis, qu'elle associa Silvandre à un projet aussi glorieux.

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LIVRE HUITIÈME.



 Apeine Astrée eut entendu que la grotte qui la receloit avoit servi de retraite à Celadon, qu'il lui sembla que ce rocher même lui parloit de son amour. Tous les objets qui s'offroient à elle sembloient aussi lui tenir ce même langage. Le trouble où elle parut fit croire à Diane que c'étoit l'apprehension d'être surprise par Phylis, ou l'horreur même du lieu qui le causoit. Mais lorsque Lycidas & Phylis se furent retirés, Diane lui en ayant demandé la cause : «C'est, répondit Astrée, que ce lieu me rappelle tous les malheurs de ma vie. Il est vrai, repartit Diane, que le sort impitoyable nous persecute cruellement ; mais nous ne fûmes jamais moins fondées à nous en plaindre qu'en ce jour, où nous touchons à la fin de nos maux. C'est l'Amour qui nous les a presque tous causés ; c'est à lui desormais à nous en délivrer. Ma compagne, repliqua Astrée, quelque proche que soit le moment qui les verra terminer, je n'en suis pas moins affligée par le plus amer souvenir, & par la vue d'un remede aussi violent.»

 A ces mots, elle examina plus curieusement la grotte, & remarquant à sa droite quelque chose de gravé contre le rocher, elle s'approcha, elle vit son chiffre presque par tout, & ces vers qui étoient dans le fonds :


Juge, Astrée, à quel point le destin m'a réduit.
Je sçai bien que la mort où je me voi conduit
Doit servir de remede aux tourmens que j'endure.
Et pourtant obstiné, je resiste au trépas :
Non que je puisse craindre une chose si dure :
Mais je crains qu'étant mort je ne t'aimasse pas.

 Elle jugea par là qu'il avoit eu quelque dessein d'attenter à sa propre vie, mais qu'il en avoit été détourné par un genie propice. Ces differens objets lui causoient une douleur extrême ; cependant elle ne pouvoit se lasser de les regarder. Enfin, après avoir tout examiné, elle trouva par terre un papier où elle lut ces mots :

 «J'ai cru durant quelque temps, belle Astrée, que mes larmes pourroient laver votre infidelité ; j'en perds maintenant l'esperance, & je reconnois que la mort seule peut soulager mes déplaisirs. Aussi est-elle l'unique objet de mes vœux. Voilà le fruit de votre ingratitude, Astrée, puisqu'après tant de services, il faut que je recoure au trépas, pour me soustraire desormais à vos perfidies. Si vous n'attendez de ma disgrace...»

 Le sens n'étant point achevé, Diane jugea que Celadon avoit résolu de continuer ces plaintes ; mais que Lycidas l'étant venu chercher de la part d'Astrée, il n'avoit pas eu le temps d'en écrire davantage. Astrée prenant le papier, & le mettant dans son sein : «Ces reproches que je ne meritois pas, dit-elle, serviront à me convaincre du crime que j'ai commis depuis. Et, pour faire éclater mon injustice après mon trépas, puisse ce papier me survivre, & résister aux injures des temps !» Elle sentit alors une grande foiblesse ; & Diane craignant qu'elle ne s'évanouît, courut chercher de l'eau. Elle apperçut en revenant Lycidas couché au pié d'un saule ; elle en fut d'abord étonnée, mais remarquant qu'il dormoit, elle rentra promptement dans la grotte. Et trouvant Astrée un peu remise : «ma sœur, lui dit-elle, fuyons si nous ne voulons que Lycidas nous rencontre ; il est encore au même lieu où nous l'avons entendu parler avec Phylis. Est-il possible, dit Astrée, qu'il y soit encore ? Il y est sans doute, répondit Diane, & si vous voulez le voir, jettez les yeux sur le rivage, dès l'entrée de la caverne vous pourrez le remarquer. Je serai ravie, ajouta Astrée, de le revoir encore.» En même temps elle s'avança ; & l'ayant vu, elle voulut se retirer de peur d'être apperçue ; mais s'étant un peu rassurée, elle continua à le regarder.

 Diane, qui de temps en temps le regardoit aussi, tirant Astrée par sa robe : «Ma compagne, lui dit-elle, je pense que vous êtes ravie en considerant ce berger. Il me fait une extrême compassion, répondit Astrée, & je suis au desespoir qu'il ait autant lieu de se plaindre de moi à cause de Celadon. Cependant, continua-t-elle, j'essayerai de vaincre sa pitié, & j'espere qu'il m'accordera le pardon que je lui demanderai.» Elle rentra incontinent au fonds de la grotte, & prenant une plume qu'elle avoit remarquée dans une fente, avec une petite bouteille, où il y avoit encore de l'encre, elle rompit le papier qu'elle avoit mis dans son sein, & fit un billet pour Lycidas.

 Déja le jour commençoit à tomber, & voulant remettre ce papier entre les mains du berger, elle sortit doucement avec Diane ; puis elle s'approcha de Lycidas, & mit le papier sur lui. Enfin, après avoir tourné leurs regards de tous côtés, elles continuerent leur voyage.

 Phylis étoit rentrée chés Adamas, bien affligée de n'avoir appris aucune nouvelle de ses compagnes. Leonide y étoit aussi arrivée, & peu de temps après tous les bergers, & toutes les bergeres. Lorsqu'ils eurent rendu compte de leur recherche, Adamas & Bellinde commencerent à croire que leur fuite ne pourroit avoir qu'une issue funeste. Quelqu'allarmé que fût le druide par rapport aux deux bergeres, il ne pouvoit oublier Celadon. Il demanda si personne n'avoit rien appris de lui, & Phylis répondit qu'elle le croyoit mort, Lycidas lui ayant juré qu'il avoit inutilement cherché dans toute la plaine. Le druide affligé de cette réponse : «Mais, dit-il, ne pouvons-nous sauver au moins Lycidas ? Mon pere, ajouta Phylis, je l'ai laissé assés loin d'ici sur les bords du Lignon, & pour trouver ce berger, il ne faut que remonter la riviere ; je croi qu'il se sera endormi dans cet endroit. Mais pour le ramener, il faudroit quelqu'un à qui il craignît de desobéir. Pâris, dit Adamas, y employera ses prieres.» En même temps il lui commanda d'y aller.

 Pâris fut à peine arrivé que Lycidas s'éveilla ; & reconnoissant le fils d'Adamas, il se leva si promptement, qu'il laissa tomber sans y prendre garde le billet d'Astrée. Pâris le releva, & dit à Lycidas : «Voici sans doute quelque nouveau témoignage de votre amour. J'ignore ce que c'est, répondit le berger ; mais si Phylis ne vous l'a donné, ce n'est assurement pas ce que vous pensez. Cependant, ajouta Pâris, vous avez laissé tomber ce papier ; & le lui presentant : Jugez, continua-t-il, de quelle main il est.» Lycidas y portant les yeux, puis les retirant tout-à-coup : «Helas, s'écria-t-il, que la main qui a tracé ces caractéres est cruelle ! Ce billet vient d'Astrée, mais je ne puis comprendre comment il est tombé entre mes mains. Il y a peut-être long temps que vous l'avez, dit Pâris ? Nullement, répondit le berger ; je ne l'ai jamais vu qu'en ce moment, & sans doute il est écrit depuis peu, car l'encre est encore toute fraiche. Alors il lut ces mots :»


ASTRÉE A LYCIDAS.



 J'approuve votre colere, Lycidas, d'autant mieux que vous n'avez entendu aucune des raisons qui peuvent me justifier. J'excuse votre ressentiment, comme je blâme la tromperie de votre frere ; & pour vous faire quelque satisfaction, je vais mourir, puisqu'aussi bien, grace à ses artifices, je ne puis plus vivre avec honneur. Je veux croire que dans la violence de mon transport j'ai usé d'un peu trop de rigueur, & que pour cela même je merite la mort. Aussi vais-je mourir. Si pour mon repos, il faut que vous me pardonniez, je vous en conjure par mes larmes, & par l'amour qu'eut pour moi Celadon. Adieu Lycidas, je n'ai plus qu'un moment à vivre ; faites que Phylis le prenne ce moment pour un témoignage de mon souvenir. Adieu encore une fois.

 En lisant ces derniers mots, Lycidas ne put retenir ses larmes : «Helas, dit-il, qu'elle a bien raison d'avouer qu'elle est coupable ! Tous nos malheurs ont leur source dans une jalousie qu'elle conçut il y a quelque temps, sur les apparences du monde les plus foibles. Je suis étonné, dit Pâris, qu'elle ne parle point de Diane, puisqu'on les croit ensemble. J'en ignore la cause, répondit Lycidas ; mais je ne doute point qu'elles ne soient ensemble, autrement elle auroit parlé de Diane aussi bien que de Phylis, à qui elle envoye, comme vous l'avez vu, un témoignage de son souvenir. Quoiqu'il en soit, reprit Pâris, je croi que nous devons promptement vertir Adamas de ce que nous sçavons. Voilà, répondit Lycidas, la lettre d'Astrée, vous pouvez la lui communiquer, & si vous l'agréez, j'attendrai ici vos ordres.» Lycidas parloit de la sorte, parce qu'il ne vouloit point retourner dans la maison du druide ; mais Pâris lui persuada de le faire.

 Il étoit nuit lorsqu'ils arriverent ; & Bellinde qui desesperoit d'avoir aucune nouvelle de Diane, étoit dans une affliction mortelle. Lorsqu'on l'avertit que Pâris & Lycidas étoient de retour, elle courut à eux comme à sa derniere ressource ; mais n'ayant rien appris qui lui donnât la moindre esperance, elle retomba dans le premier état. Adamas de son côté, après avoir lû la lettre d'Astrée, fit connoître à Bellinde que dans cette incertitude, elle ne devoit desesperer de rien : que Diane ne pouvoit être assés peu sensée pour s'exposer à la mort ; qu'il se pourroit bien qu'Astrée lui en eût inspiré le desir ; mais qu'elles n'avoient point assés de courage pour en venir à l'execution. Adamas lui dit encore plusieurs raisons que Bellinde n'osa condamner entierement. Et le druide l'ayant accompagnée dans sa chambre, se retira. Il fit venir tous les bergers, & toutes les bergers, & les pria de continuer le lendemain leurs perquisitions. Ils le promirent tous, & allerent se reposer.

 Astrée & Diane avoient déja fait quelque chemin, depuis qu'elles s'étoient separées de Lycidas ; mais lorsque la nuit fut venue, & qu'elles virent un orage se former, elles furent saisies de frayeur ; & ce grand courage qu'elles avoient fait paroitre les abandonna bientôt. Elles resolurent de retourner sur leurs pas, & pour se mettre à couvert de la pluye qui commençoit à tomber, elles rentrerent dans la grotte. Elles y furent à peine, qu'il plut en si grande abondance, & qu'elles entendirent de si grands éclats de tonnerre, qu'elles douterent si ce rocher pourroit les mettre en sureté.

 Le Lignon, en moins de deux heures, s'enfla prodigieusement. Il porta ses eaux en des lieux qu'il n'avoit jamais mouillés, & il enferma dans son lit toutes les fleurs nées auparavant sur ses rivages. Il entra jusque dans la grotte ; & tout ce qu'Astrée & Diane purent faire fut d'en sortir. La pluye avoit heureusement cessé, & l'air s'étant éclairci, elles se remirent en chemin à la faveur de la lune qui commençoit à reparoitre. Elles ne cesserent de marcher que lorsqu'elles furent arrivées à un stade de la fontaine qu'elles avoient choisie pour derniere ressource à leurs maux.

 Là elles trouverent un autel élevé sur un petit perron, dont les degrés étoient teints de sang en plusieurs endroits, & noircis par la fumée des victimes qu'on y avoit immolées. Elles jugerent bien que cet autel avoit été consacré à quelque divinité ; & s'imaginant que c'étoit peut-être à la deité qui présidoit sur cet enchantement, elles se mirent à genoux sur le plus bas de ces degrés ; & la bergere fit sa priere en ces termes : «Puissant Amour, qui conserves la nature, & qui me détruis, ôte ton bandeau, & voi si ma fidelité n'égale pas mon courage ! Voici cette amante qui doit appaiser ton courroux, & qui par son trépas doit remporter la gloire d'avoir fait perir ces lions & ces licornes qui rendent cette fontaine inaccessible, & cachent aux amans la verité de tes mysteres. Reçoi le sang qu'il faudra que je répande ; & prens soin de ce corps que je vais exposer volontairement à la barbarie de tes animaux impitoyables.» En même temps elle alla baiser le pié de l'autel.

 Et Diane levant les yeux au ciel : «Grand dieu, dit-elle, ce qu'Astrée desire de ta pitié, je le desire, moi, de ta haine. Tu n'as cessé jusqu'ici de m'accabler de tes rigueurs, acheve aujourd'hui. Je ne te dis rien de ma fidelité, elle t'est connue. Epargne, Amour, épargne la beauté d'Astrée ; ne souffre pas que tes lions soient insensibles. Verse dans leur ame farouche la crainte & le respect ; & fais qu'au lieu d'approcher de ses membres delicats, ils n'assouvissent sur moi leur cruauté !» Elle se leve à ces mots, & ayant trois fois baisé le pié de l'autel, elle descend où étoit Astrée : «Ah, ma sœur, lui dit Astrée, si les dieux vous accordoient ce que vous demandez, je les accuserois d'injustice. Je te conjure donc, Amour, continua-t-elle en se remettant à genoux, de punir cette bergere par un juste refus !» Puis s'adressant à Diane, qui vouloit aussi recommencer sa priere : «Ma sœur, cessez de m'affliger. Votre demande est contraire à mes vœux, & à mon repos.» En parlant ainsi, elle ne put retenir ses larmes, & Diane pleurant aussi, elles s'embrasserent, & soit lassitude ou plus tôt un effet de l'enchantement, elles se laisserent glisser à terre, & s'endormirent dans cet état.

 Alors le jour parut plus beau que ne l'avoient annoncé les orages de la nuit ; cependant Alexis, & Silvandre ne s'éveillerent pas. Mais Bellinde apperçut à peine l'aurore, qu'elle se leva brusquement, & courut à la chambre de Leonide pour la prier d'engager Phylis à chercher encore ses compagnes. Elle trouva la nymphe habillée, & Phylis aussi. Leonide ne pouvoit se défaire de l'inclination qu'elle avoit conçue depuis quelques lunes pour Alexis ; & Phylis supportoit avec impatience la fuite de ses deux amies.

 Bellinde fut étonnée de leur diligence ; & comme elle vouloit expliquer à Leonide le sujet qui l'amenoit, elle se vit prévenue par Phylis, qui lui dit : «Vous voyez, madame, quelle inquietude me donnent Astrée & Diane ; mais si je les trouve... Helas, interrompit Bellinde, je crains bien que vous n'en soyiez déja assés vengée. Madame, reprit Leonide, ce jour éclaircira nos doutes ; nous employerons tant de personnes, qu'on trouvera du moins quelques vestiges de leur desespoir, si elles s'y sont livrées. Fassent les dieux, ajouta Bellinde, que ma crainte soit fausse, & que vous puissiez me donner de meilleures nouvelles que je n'en attens.» A ces mots, elle sortit, & Leonide, & Phylis avec elle. Celles-ci ayant trouvé Lycidas, & tous les bergers sur le degré, elles allerent chercher les bergeres ; & tous ensemble ils se mirent en marche pour apprendre des nouvelles d'Alexis, d'Astrée, & de Diane.

 D'un autre côté Galatée impatiente d'entretenir Astrée, & de lui dire ce qu'elle sçavoit de Celadon, dont elle ne croyoit pas que la bergere sçût tant de nouvelles, éveilla de bonne heure Rosanire, & se fit apporter les habits de bergere qu'elle avoit commandés la veille : Dorinde, Daphnide, Madonte, & Sylvie prirent aussi des habits semblables. En cet état, elles se rendirent à l'appartement d'Amasis. La nymphe admira leur grace, & leur permit de partir. Elles monterent dans un char, qu'elles renvoyerent aussitôt qu'elles furent arrivées. Madonte & Daphnide qui avoient déja manié la houlette, leur apprirent à la porter. Ensuite elles entrerent dans la bassecour sans rencontrer personne. Galatée en fut étonnée ; elle ne put d'abord s'imaginer d'où venoient cette solitude & ce silence ; mais elle crut enfin que les bergers & les bergeres étoient allés dans le bois, pour y passer la grande chaleur. Dans cette idée, elle monta le degré. Adamas averti qu'il étoit entré quelques bergeres, vint les recevoir. Il reconnut d'abord Madonte & Daphnide (car il les avoit déja vues dans cet habillement) puis il reconnut aussi les autres. Alors s'adressant à Rosanire & à Galatée : «Quelle bonne fortune, leur dit il, me procure aujourd'hui l'honneur de vous voir ! Mon pere, répondit Galatée, est-ce la coutume de parler si respectueusement à des bergeres ? Je vous dirai pourtant que depuis que Sigismond, Rosiléon, Godomar, Damon, & tous nos chevaliers sont partis, nous avons formé le dessein de venir ici, & que nous sommes venues goûter les plaisirs innocens de la vie pastorale. Mais plus tôt, repliqua le druide en soupirant, pour être témoins des malheurs dont cette innocente vie est traversée aujourd'hui, du moins dans la plaine du Forest. Les accidens qui nous sont arrivés depuis deux jours, ont répandu le trouble dans tous les hameaux voisins. Vous m'étonnez, reprit Galatée, je ne m'attendois à rien moins.»

 En même temps, elles entrerent dans une sale qui menoit à l'appartement d'Adamas, & le druide reprenant la parole : «Pour juger de l'excès de notre douleur, il vous suffira de voir la sage Bellinde ; elle a perdu sa fille. La bergere se deroba hier avec Astrée ; & cela, comme je le croi, parce qu'Alexis s'étoit déja perdue le jour précedent. Comment, s'écria Galatée, Alexis n'est donc plus ici ? Nous ignorons où elle est maintenant, repliqua le druide ; mais peut-être ne serez-vous pas fâchée d'apprendre sa fortune, car vous y avez quelque interêt.» Galatée ne pouvant comprendre ce qu'il vouloit dire : «Je ne puis y en avoir qu'un très-grand, ajouta-t-elle, puisqu'elle vous appartient.»

 A ces mots, elles entrerent dans la chambre d'Adamas. On fit venir Bellinde, & celle-ci ayant sçu les noms de ces nouvelles bergeres, leur rendit ce qu'elle devoit à leur naissance. Et Rosanire après l'avoir saluée, lui dit : «Nous pensions n'avoir ici d'autre emploi que d'admirer Diane ; mais je voi que son éloignement ne nous en laisse d'autre que celui de vous consoler. Madame, répondit Bellinde, j'aurois desiré que sa faute vous fût cachée ; mais, puisqu'elle vous est connue, je ne rougirai pas d'avouer en votre presence, que je suis tellement indignée contr'elle, que je ne puis recevoir aucune consolation.»

 Alors les nouvelles bergeres s'étant assises, Galatée pria le druide de lui raconter tout ce qui étoit arrivé. Adamas descendit dans les moindres détails ; & Galatée ayant appris qu'Alexis étoit cette même Lucinde qui s'étoit sauvée du palais d'Isoure : «Je ne suis plus surprise, dit-elle, si vous avez toujours empêché que je ne la visse ; vous sçaviez bien que je la reconnoitrois. Du moins je le craignois, reprit Adamas ; car il étoit alors si obstiné à ne point paroitre devant Astrée, qu'il seroit déja mort cent fois, si je ne l'avois conservé par ce déguisement.»

 Cet entretien les mena insensiblement jusqu'à l'heure du dîné ; après quoi Rosanire voulant voir la galerie, Adamas y mena toute la compagnie. Et presqu'aussitôt on vint l'avertir que trois hommes demandoient à lui parler. Le premier qui parut fut Halladin, qu'Adamas & les autres reconnurent incontinent. Dès qu'il eut salué le druide, il courut vers Madonte, & ayant sçu que Damon étoit à Lyon, il lui demanda la permission de l'aller joindre. «J'aime mieux, dit Madonte, puisqu'aussi-bien il doit revenir incessamment que vous nous rendiez compte de ce que vous avez fait, & de quelle maniere Celidée a été guerie. Madame, répondit Halladin, voici le grand Olicarsis qui vous en instruira mieux que moi, puisque c'est lui qui a gueri Celidée.» Alors ils tournerent tous les yeux sur cet africain. Adamas qui avoit appris de Damon combien ce vieillard étoit respectable, s'avança pour le saluer, & lui fit tout l'accueil imaginable. Olicarsis quoique barbare de nation, fut si pénétré des attentions d'Adamas, que dès lors il s'attacha sincerement à lui.

 Après les premiers complimens, Adamas les pria tous de s'asseoir. Olicarsis leva par hazard les yeux pour voir les tableaux dont la galerie étoit ornée ; & reconnoissant quelqu'un des portraits : «Je pense, dit-il, que voici Eudoxe que Genseric enmena en Afrique, après avoir triomphé de Rome, & de la Sicile. C'est elle-même, répondit Adamas ; & les principales aventures de cette princesse nous ont été racontées jusqu'au temps où elle passa en Afrique, par des témoins irreprochables. Mais depuis qu'Ursace & Olimbre partirent de Marseille pour aller en Afrique, nous n'en avons rien sçu. Helas, reprit Olicarsis, il semble que la fortune ait pris plaisir à persecuter cette princesse, & si je ne croyois vous ennuyer par le recit de mes aventures, dont une partie a été mêlée avec les siennes, je vous en raconterois les principales circonstances.» Ils témoignerent tous un extrême desir de l'entendre, & Adamas l'ayant prié en leur nom de commencer, il le fit en ces termes.


SUITE DE L'HISTOIRE
D'EUDOXE, D'URSACE ET D'OLIMBRE.



 «Genseric chargé des dépouilles de Rome, & glorieux de tant de conquêtes ne fut pas plus tôt arrivé à Carthage, que les peuples, pour honorer sa valeur, commencerent à chanter publiquement ses triomphes. Et lui même flaté de ces succès, il médita un second armement, pour donner de la terreur, non plus à l'Italie seulement, mais à l'univers entier. Cependant il résolut de goûter quelque temps le repos qu'il croyoit avoir merité ; & le premier dessein qu'il se proposa, fut de triompher de la pudicité d'Eudoxe, comme il avoit déja triomphé de son empire. Le souvenir des obligations qu'il avoit à cette princesse, loin de le toucher, lui fit craindre que, comme elle l'avoit appellé en Italie pour la délivrer de la tyrannie de Maxime, & pour la venger du parricide commis dans la personne de Valentinien, elle n'attirât sur lui la haine de quelqu'un, & ne fit des menées secretes pour le perdre. Il la fit donc soigneusement enfermer dans un palais, où il ne lui laissa pour toute compagnie que ses deux filles, & il défendit sur peine de mort à quiconque d'y entrer sans sa permission. Quelques eunuques seulement la servoient aux heures des repas. Accablée de sa captivité, & plus encore de la perte d'Ursace, qu'elle aimoit uniquement, comme je le sçus depuis, elle tomba dans un état si affreux, que les eunuques se crurent obligés d'en avertir Genseric. Ce roi barbare m'envoya chercher, & joignant les promesses aux prieres, il m'ordonna de l'aller visiter, & de mettre tout en usage pour la guerir. Il sçavoit par experience ce que je pouvois dans les maladies les plus desesperées ; & après que j'avois rendu la vie à Thrasimond son fils que tous les myres avoient abandonné, il ne pouvoit douter de mon habileté.

 Moi qui ne desirois rien avec tant de passion que de voir cette princesse, dont les ancêtres ne m'étoient pas inconnus, j'acceptai avec joye la commission. Je fus donc introduit dans son palais, ou plus tôt dans sa prison. Mais, ô dieux, quels mouvemens j'éprouvai en la voyant ! Elle avoit ce jour là une simarre de satin incarnat, semée de fleurs, & rehaussée en quelques endroits d'une broderie de perles, Ses mains étoient nues, dans l'une elle tenoit un mouchoir qu'elle portoit de temps en temps à ses yeux. Son teint eût fait honte à la blancheur la plus éclatante. Seulement son visage paroissoit abbatu ; & ses yeux qui depuis sa captivité n'avoient cessé de répandre des larmes étoient un peu éteints. Elle se promenoit dans sa chambre les yeux baissés, & rêvant profondément. J'avoue que comme elle fut assés long temps sans m'appercevoir, je fus long temps aussi sans faire autre chose que l'admirer. Et comme si j'eusse besoin de me remettre après un tel ravissement, je n'osai entrer, jusqu'à ce qu'ayant tourné les yeux vers la porte, elle remarqua que je n'étois point là sans quelque dessein.

 Elle n'ignoroit pas la défense étroite de Genseric ; mais, soit crainte, ou desir de la mort, au même temps que je mis le pié dans sa chambre, elle s'avança vers moi, & me prévenant : Hé bien, dit-elle, qu'ordonne Genseric de ma vie ? veut-il que je la perde par quelque supplice honteux, & ne vous a-t-il point commandé de m'en apporter la nouvelle, afin que je m'y prépare ? Je m'apperçus qu'elle me regardoit fixement ; & jugeant bien qu'elle attendoit ma réponse : Madame, lui répondis-je, quand le roi aura formé quelque dessein contre vous, ce n'est pas moi qui vous annoncerai des nouvelles si funestes. Il m'a témoigné qu'il s'interessoit vivement à votre santé ; & c'est pour cela qu'il m'a commandé de vous voir, afin que j'y contribue tout ce qui dépendra de moi. Elle perdit alors la premiere opinion qu'elle avoit eue, & me dit : Helas, mon mal n'est pas de ceux que les myres peuvent guerir ! Si le barbare veut finir mes maux, qu'il se hâte de m'ôter une vie qui m'est desormais insupportable. Nous sommes trois victimes, & peut-être quatre, que ce tyran peut immoler à sa fureur. Grands dieux ! qui le porte à nous conserver, après avoir détruit les superbes temples de Rome !

 A ces mots, Eudoxe recommença à se promener, & je compris aisément par les pleurs qu'elle versa, que son esprit avoit plus besoin de remedes que son corps Que ne peut la compassion ! je proteste qu'en ce moment je fus si touché de sa disgrace, que j'eusse tout entrepris pour la servir. Je lui en donnai tous les témoignages que je pus ; mais je vis bien que la crainte d'être trompée l'empêcha d'y faire attention, quoiqu'elle m'en remercia, mais froidement. Après m'avoir ordonné de rapporter au roi les plaintes que la passion lui suggera, elle me permit de me retirer.

 Genseric qui attendoit ma réponse avec impatience, apprit par ma bouche ce qu'il auroit dû ignorer pour son repos. Sans lui dire tout ce dont elle m'avoit chargé, je lui racontai si fidelement l'état où je l'avois trouvée, & je lui parlai tant des charmes que j'avois remarqués en elle, que j'aiguisai innocemment des armes contre nous. J'esperois de le rendre sensible à la pitié ; mais je ne fis qu'allumer davantage sa passion. Genseric instruit que la solitude étoit contraire au mal d'Eudoxe, m'ordonna de la visiter souvent. J'obéis, & par là j'eus occasion de gagner sa confiance. Un jour que je lui avois demandé pourquoi en parlant des trois victimes que Genseric pouvoit immoler, elle avoit ajouté, peut-être quatre, elle me fit asseoir près de son lit ; & tandis que la jeune Eudoxe, & sa sœur Placidie s'amusoient à jouer dans un cabinet, elle me raconta tout ce que vous avez pû sçavoir de l'amour d'Ursace ; ses regrets lorsqu'elle épousa Valentinien ; la passion de ce jeune empereur pour Isidore ; la violence qu'il lui fit ; la vengeance que maxime en tira ; elle me dit ensuite le dessein qu'ils avoient conçu Ursace & elle de se refugier auprès de Marcien, qui regnoit alors en Orient ; la promesse qu'elle fit à Ursace de n'épouser jamais que lui ; son desespoir, lorsqu'elle fut contrainte de se donner à Maxime ; enfin de quelle maniere elle appella à Rome Genseric, pour la délivrer de la tyrannie de ce nouvel époux. Mais lorsqu'elle fut tombée sur la résolution que Genseric avoit prise de l'enmener en Afrique, elle ajouta ce que fit Ursace pour l'enlever, & l'opinion enfin où elle étoit que ce même Ursace étoit mort. Alors elle versa tant de larmes, elle poussa tant de soupirs, qu'elle resta évanouie entre mes bras. Et lorsqu'elle fut revenue à elle même, elle me raconta l'affection qu'Olimbre avoit conçue pour Placidie, & qu'Olimbre étoit le quatriéme qu'elle avoit eu en vue, persuadée qu'il ne pourroit survivre à sa chere Placidie.

 Je n'oubliai rien pour la consoler ; & je lui offris sur tout les services qu'elle pouvoit attendre d'un homme de ma condition. Je lui representai que j'avois quelque credit auprès du roi ; qu'à la verité je n'osois demander sa liberté, mais que j'obtiendrois du moins tout ce qui pourroit adoucir les ennuis de sa prison. Elle reçut mes offres avec tant de douceur, que je protestai dès lors de n'épargner pas même ma vie pour sa satisfaction. J'ignore si mes discours ranimerent ses esperances, mais elle parut desormais moins affligée, & bientôt elle devint aussi belle que jamais.

 Genseric me témoigna qu'il me sçavoit gré du secours que j'avois donné à cette princesse. Et comme il ne desiroit rien tant que de la posseder, il s'imagina qu'il lui suffiroit de parler, puisque dans l'état où étoit Euxode, il n'y avoit pas d'apparence qu'elle dût s'opposer à ses desirs. Il se dispose donc à l'aller voir, & ne prend avec lui que Thrasimond pour entretenir les jeunes princesses. Cette aventure me fait tant d'horreur, que je ne vous en rapporterai point les circonstances ; sçachez seulement que la violence succeda bientôt aux paroles flateuses, & qu'il jura de la vaincre à quelque prix que ce fût. Eudoxe redoutant sa barbarie, se montra moins sevére ; & lui demanda quelques jours pour se déterminer. Genseric lui accorda ce qu'elle demandoit, & se retira enmenant avec lui Thrasimond, que les charmes de la jeune Eudoxe avoient déja embrasé. Et certe si jamais une beauté put inspirer de l'amour, ce fut elle sans flaterie.

 A peine Genseric eut quitté Eudoxe, que j'arrivai auprès d'elle ; & la voyant éplorée, je lui demandai le sujet de sa douleur. Dès qu'elle se fut expliquée, je pénétrai le dessein du roi, & je compris que l'empressement qu'il m'avoit témoigné de la voir guerie, étoit uniquement l'effet de sa passion. Et lorsque la princesse m'eut dit qu'elle n'avoit demandé quelques jours, que pour m'avertir de son malheur, & me prier d'y chercher quelque remede : Madame, lui répondis-je, j'aurai l'honneur de vous en parler ; je vous promets d'employer toute la nuit à y penser. Cependant dissimulez, & soyez persuadée que s'il ne falloit que mon sang pour vous délivrer de vos craintes, je le donnerois avec joye.

 En même temps je me retirai ; & je passai toute la nuit à chercher des remedes pour sauver cette sage princesse ; mais de tous les moyens qui s'offrirent à moi, je n'en trouvai pas un, dont l'execution ne me parût impossible. Prendre la suite ? je n'y voyois aucune apparence. Divertir le roi de ce dessein furieux ? je connoissois trop son naturel. Lui ôter la vie ? outre l'énormité du crime, & le péril inévitable où je m'exposerois, il me sembloit que ce n'étoit pas un moyen sur de délivrer Eudoxe, puisqu'il restoit à Genseric deux fils qui sans doute le vengeroient. Le lendemain j'allai rendre compte à Eudoxe de tout ce qui m'étoit venu dans l'esprit. Elle trouva par tout les mêmes difficultés que moi. Mais, Olicarsis, me dit-elle, vous avez oublié un moyen qui me paroit bien facile ; vous sçavez ce que fit autrefois Cléopatre, pour ne pas tomber entre les mains de César ; il y a quelque conformité entre ses malheurs & les miens ; elle ne voulut pas survivre à la perte d'Antoine ; pourquoi survivrai-je à celle d'Ursace ?

 A ces mots, Eudoxe se tût, montrant bien sur son visage qu'elle ne manqueroit pas de courage pour executer cette résolution. Je lui avouai que ce remede étoit le plus assuré de tous ; mais j'ajoutai qu'elle ne devoit y recourir qu'à la derniere extrêmité : que je parlerois à Genseric, pour le détourner d'un dessein si horrible, & que si j'avois le malheur de ne pas réussir, loin de m'opposer à l'expedient qu'elle avoit imaginé, je le lui faciliterois par mon exemple. Je reconnus bientôt que ce discours l'avoit flatée ; car m'embrassant en ce moment : Allez, me dit-elle, cher Olicarsis, le plus génereux de tous les hommes, & digne de vivre ailleurs que parmi des barbares, allez ; & si vous ne pouvez fléchir le tyran, souvenez-vous de votre promesse. A ces mots, je la laissai.

 A peine je fus sorti, qu'un jeune homme, dont je connoissois les traits & l'esprit, demanda à parler à Eudoxe de la part de Thrasimond. Il mit d'abord un genou à terre, & supplia qu'il lui fût permis de dire un mot à la jeune princesse. Eudoxe y consentit, & se retira dans son cabinet. Aussitôt le jeune homme à qui Thrasimond eût confié sa vie : Madame, dit-il, en lui presentant une lettre, voici un gage des promesses que vous fit hier mon maître. A ces mots, la jeune princesse sourit ; & n'osant prendre la lettre : Thrasimond, répondit-elle, m'excusera si je ne la reçois qu'à condition de l'ouvrir en présence de ma mere. Si vous jugez qu'il ne le veuille pas, vous pouvez la lui reporter, & lui dire que je suis très-sensible à l'honneur de son souvenir. Madame, repliqua le jeune homme, Thrasimond vous est trop dévoué pour n'approuver pas tout ce que vous jugerez à propos. En même temps il lui presenta la lettre une seconde fois ; & la jeune Eudoxe l'ayant reçue, elle alla avec Placidie dans le cabinet de sa mere, qui l'ouvrit. Elle étoit conçue de la sorte.»


THRASIMOND A LA JEUNE
EUDOXE.



 Je vous aime éperdument, belle Eudoxe, & si ma passion n'est la plus legitime qui fut jamais, puissent vos rigueurs me rendre le plus malheureux de tous les hommes ! Je sçai que mon amour est une preuve de ma temerité ; mais c'est aussi une preuve de mon discernement & de votre merite. Rapportez-vous-en au temps, & punissez-moi si je suis menteur, ou si vous reconnoissez que je vous aime, daignez m'aimer aussi ; & soyez persuadée qu'étant esclave comme vous, je ne serai pas insensible à votre fortune.

 «Eudoxe espera que si la passion de Thrasimond étoit veritable, elle pourroit lui faire entreprendre de grandes choses. C'est pour cela qu'elle vint elle-même avec les jeunes princesses faire la réponse, & dire au messager qu'elle regardoit comme un grand honneur ce témoignage de l'affection du prince, & que la premiere fois qu'il daigneroit les visiter, elles seroient ravies de lui faire la réponse à lui-même. Le jeune homme répondit qu'il étoit allé à la chasse, & qu'il ne reviendroit que le soir ; mais qu'il ne manqueroit pas d'obéir à leurs ordres dès qu'il seroit de retour ; après quoi il se retira.

 Cependant je m'étois rendu auprès de Genseric, & l'ayant fait insensiblement tomber sur le sujet dont je voulois l'entretenir, je lui dis l'état déplorable où j'avois trouvé Eudoxe un peu après qu'il l'eût quittée ; & qu'ayant sçu avec beaucoup de peine la cause de sa douleur, je venois de sa part pour le supplier de ne rien attenter contre elle. Je lui representai cent fois combien les dieux avoient en horreur l'ingratitude, & qu'il se rendoit coupable de ce crime, s'il entreprenoit de lui ravir l'honneur. Je lui parlai des ancêtres d'Eudoxe, & je lui dis qu'étant fille & femme d'empereur, il n'étoit pas juste qu'elle fût traitée en esclave ; d'autant mieux qu'il n'eût jamais pensé à la conquête de l'Italie, si elle-même ne l'avoit appellé. Je n'oubliai rien enfin pour le persuader ; mais au lieu d'écouter la raison, il joignit la jalousie à la fureur, & s'imagina que j'avois joui du bien dont il avoit résolu de s'assurer la possession. Il ne songea plus à la vertu d'Eudoxe, il soupçonna d'interêt tous les devoirs que je lui avois rendus, & m'accusa du crime dont je voulois le détourner. Et dans sa fureur extrême, il jura que la nuit suivante il satisferoit ou sa vengeance ou son amour. Il me défendit de la voir jamais, & me donna ma chambre pour prison, si je ne voulois m'exposer aux plus effroyables supplices. Je lui obéis, non que je craignisse la mort, mais ayant résolu de donner à Eudoxe le remede qu'elle m'avoit proposé, je m'enfermai volontairement. J'esperai que ma captivité ne seroit pas longue, puisqu'elle devoit finir par ma mort, & par celle d'Eudoxe.

 Aussitôt que je fus rentré chés moi, je me renfermai dans mon cabinet, où depuis quarante ans j'ai rassemblé tout ce que j'ai pû trouver de merveilleux dans la nature. Je trouvai bientôt dequoi préparer un poison infiniment subtil ; en même temps j'écrivis ce billet à Eudoxe.»


OLICARSIS A EUDOXE.



 Il est temps, madame, de prendre le remede que j'ai préparé à vos malheurs. L'injustice de Genseric a condamné mes raisons ; & comme il m'envelope dans votre infortune, j'ai pris le dessein de mourir avec vous. Il doit cette nuit assouvir sa brutale fureur, si vous ne le prévenez par une mort génereuse.

 «J'appellai ensuite un esclave qui me suivoit d'ordinaire chés la princesse, je lui donnai avec une phiole qui contenoit le poison, le billet, où je feignois avoir écrit la maniere dont elle devoit se servir du remede que je lui envoyois ; & je le chargeai de se hâter le plus qu'il lui seroit possible. Vous rémarquerez, que, pour éviter le bruit, je m'étois logé dans le lieu de la ville le plus écarté. Or, il arriva que des bandits se refugierent près de ma maison. Les magistrats en furent avertis, & résolurent de les surprendre au commencement de la nuit. Ces voleurs étoient vaillans, & desesperés. Pour les saisir avec moins de péril, on tendit dans la rue plusieurs cordes élevées de terre d'un pié ou environ, & séparées les unes des autres de quinze ou seize pas seulement. On commanda ensuite à tous les voisins de se tenir prêts pour fondre sur eux. Ce dessein réussit comme on l'avoit esperé ; mais mon esclave qui étoit parti, passa malheureusement dans cette rue, & comme il marchoit fort vite, il donna dans les cordes, tomba par terre, & rompit la phiole. Au bruit & aux cris qu'il fit en tombant, quelques voisins ouvrirent leurs portes, pensant que c'étoit un signal pour courir sur ces voleurs. Mais quand ils virent que ce n'étoit qu'un malheureux esclave tout en sang, ils s'approcherent doucement de lui, & sans s'informer où il alloit, ils voulurent lui donner de la lumiere pour le conduire. Mais comme il voyoit que son voyage devenoit inutile, il s'amusoit encore à faire des plaintes, quand par malheur deux grands chiens qu'on faisoit quelquefois combattre contre des taureaux vinrent dans cet instant. Ils étoient avides de sang ; ils lêchent celui que l'esclave avoit innocemment mêlé avec le poison qui s'étoit répandu, & meurent presque sur le champs. Leur maître entra dans une telle fureur, qu'il pensa tuer mon esclave. Cependant il s'en saisit, il le mena dans sa maison, & le pauvre esclave lui ayant rendu compte de la commission dont je l'avois chargé, lui remit en même temps le papier que je lui avois donné, & qu'il croyoit devoir servir à sa justification. Cet homme reconnut bientôt mon dessein, & courut vers le roi pour lui annoncer ce qui s'étoit passé. Genseric tourna toute sa fureur contre moi, & me fit mettre dans les fers. Comme je n'attendois que le retour de mon esclave pour mourir, on trouva sur ma table un verre plein du même poison que j'avois envoyé à Eudoxe.

 Cependant Thrasimond étoit revenu de la chasse, & sçachant déja tout ce qui s'étoit passé, il avoit volé au palais où la princesse étoit renfermée. Il lui raconta tout ce que vous avez entendu ; & Eudoxe voyant son dessein découvert, crut qu'elle devoit se prévaloir de l'amour de Thrasimond. Seigneur, lui dit-elle, puisque vous sçavez jusqu'où Genseric a porté sa fureur à mon égard, vous ne pouvez blâmer la résolution que j'avois prise de prévenir un nouvel attentat par ma mort. Si mes jours lui sont à charge, qu'il se hâte de les trancher. Si rien ne peut calmer sa fureur, c'est fait d'Eudoxe, & de ses filles que le ciel semble ne m'avoir laissées que pour être compagnes de mes infortunes. Si pour derniere ressource, les dieux avoient permis que votre amour pour Eudoxe fût legitime, seroit-il possible que vous ne prissiez point sa défense ? Ah, Seigneur, ne souffrez pas un crime qui terniroit les belles actions de votre vie ! Et si la jeune Eudoxe a quelque empire sur vous, ou si vous êtes sensible à la pitié, executez, seigneur, ce qu'avoit medité Olicarsis ; mais surtout ne permettez pas qu'il soit puni d'un crime que j'ai seule commis. C'est moi qui l'ai forcé à préparer ce poison ; ou si vous avez dessein de vous opposer à ma mort, changez, s'il se peut, la volonté de Genseric, je vous en conjure par Eudoxe, supposé que vous l'aimiez, je vous en conjure par les larmes que je donne au souvenir de mes malheurs, je vous en conjure par vous-même...

 A ces mots, elle se jette aux piés de Thrasimond, & lui embrasse les genoux. Le prince fut attendri, & jugea qu'il ne pouvoit lui rien arriver de plus heureux que d'épouser celle qu'une mere si vertueuse avoit pris soin d'élever. Il fut encore si flaté de voir à ses piés une princesse à qui tant de peuples avoient obéi, qu'il résolut de tout entreprendre pour elle. Il se démêla donc de ses bras le mieux qu'il put, mit incontinent un genou à terre, & l'aidant à se relever : Madame, lui répondit-il, esperez dans la bonté du ciel, & en mon amour ; Genseric m'immolera avec vous, ou si sa pitié me conserve, je vous jure que sa passion vous respectera.

 Aussitôt il la quitta pour se rendre auprès du roi ; mais il ne le trouva point dans son palais. Ce barbare qui craignoit que la mort de la princesse ne fût un obstacle à ses desirs, résolut de la prévenir, & la nuit étant un peu avancée, il prit dix ou douze eunuques, & par une porte secrete entra dans le palais où étoit Eudoxe, dès qu'il sçut que Thrasimond en étoit sorti. La princesse ayant fermé sa porte, il fut contraint de fraper. Eudoxe le reconnut à sa voix, & soupçonnant le dessein qui l'amenoit, elle se barricada le mieux qu'elle put, dans l'esperance qu'au bruit que l'on feroit, Thrasimond viendroit à son secours. Mais enfin lorsqu'elle ne pouvoit plus résister, elle conçut une résolution bien génereuse. Aidée des jeunes princesses, elle porte au milieu de la chambre tout ce qu'elle y trouve de plus combustible, & prenant deux flambeaux allumés, elle y mit le feu. Cheres flammes, s'écrie-t-elle alors, vengez-moi des pernicieux desseins du barbare Genseric, & fassent les dieux que vous lui soyiez aussi impitoyables qu'il l'a été pour moi !

 Eudoxe prononça si distinctement ces paroles, qu'elles furent entendues de Genseric. Il jugea du dessein de la princesse, & craignant le malheur qui pouvoit arriver, il ordonna à ses eunuques de redoubler leurs efforts. Les eunuques enfoncerent enfin la porte ; mais le feu qui étoit déja vivement allumé, trouvant un passage, sortit avec tant de violence, que trois de ceux qui étoient le plus près de la porte furent étouffés. Genseric effrayé, ne songe qu'à fuir ; mais Thrasimond qui, après avoir inutilement cherché le roi, étoit revenu sur ses pas, ne vit pas plus tôt le palais en feu, qu'il jugea que c'étoit un effet du courage de la princesse, ou de la vengeance de Genseric. Dans son desespoir il voulut plusieurs fois se précipiter dans les flammes ; cependant il crut devoir auparavant s'informer de la verité ; mais on ne lui dit rien, sinon qu'Eudoxe avoit recouru à cette extrêmité, pour mettre fin à ses malheurs.

 Cependant, Ursace & Olimbre à qui le conseil des six cens avoit refusé le poison, s'étoient embarqués au port des Massiliens, flatés, comme je l'ai sçu depuis, de mille esperances qu'un astrologue leur avoit données. Mais comme si le ciel s'étoit plû à leur susciter sans cesse de nouveaux malheurs, il permit qu'ils tombassent entre les mains d'un pirate. Il se nommoit Cloralante. C'étoit le plus barbare des corsaires ; il avoit fait serment de ne pardonner jamais à ceux que le sort faisoit ses esclaves. Il les faisoit mourir d'une mort lente, ou les sacrifioit à Mercure, comme au dieu des larcins. Sa retraite ordinaire étoit dans les isles de la grande Bretagne, d'où il alloit écumant une partie de l'Ocean. Quelque fois il traversoit le détroit de Gibraltar, & se jettant dans la Mediterranée, il ravageoit toutes les côtes d'Espagne.

 Tel étoit le pirate qui attaqua le vaisseau où étoient ces deux chevaliers. Comme ils étoient d'une bravoure singuliere, ils se saisirent de leurs armes, & secourus de quelques marchands, & des matelots, ils commencerent un rude combat. Plusieurs des corsaires furent tués. Alors Cloralante anime les siens, & saute le premier dans le vaisseau, où les deux chevaliers disputoient si génereusement leur vie. Enfin, ils sont blessés, & tombent tous deux, affoiblis par la perte de leur sang. Le pirate fut flaté de cette victoire, il ordonna que l'on eût soin d'eux, parce qu'il vouloit les immoler, comme la plus glorieuse dépouille qu'il eût jamais acquise. Il tourna donc vers la grande Bretagne, & voyant ses vaisseaux poussés par un vent favorable, il eut la curiosité d'apprendre qui étoient ceux dont la valeur lui avoit coûté tant des siens.

 On amena les chevaliers devant lui ; & s'adressant à Olimbre, il lui demanda qui il étoit, & d'où il venoit. Je suis chevalier & patrice romain, répondit-il ; mon nom est Olimbre ; & si tu veux sçavoir quelle destinée m'a rendu ton captif, apprens que pour sauver la vie à un ami, je n'ai point suivi Genseric, lorsque glorieux des dépouilles romaines, il est retourné en Afrique. Plusieurs motifs me firent depuis rechercher la mort ; j'aillai dans cette vue demander le poison au conseil des six cens, Il me le refusa, & me contraignit de consulter un oracle, dont la réponse me fit, entreprendre le voyage d'Afrique. Ainsi j'entrai dans le vaisseau, où tes armes ont triomphé des miennes, & m'ont soumis à tout ce qui te plaira d'ordonner. Pour cet esclave, je ne puis t'apprendre sa fortune ; je l'ai acheté depuis peu. Seulement je juge par le combat qu'il a rendu auprès de moi, que son courage & son zele meriteroient un sort plus heureux. Voilà quelle fut la réponse d'Olimbre ; & le corsaire se rappellant son nom, lui dit : N'est-ce pas toi qu'Eudoxe envoya chés le roi des vandales pour l'engager à la délivrer de Maxime ? Olimbre ayant répondu qu'oui, le corsaire sourit, & se mordant le doigt : C'est assés, dit-il, l'innocent souffrira pour le coupable. Il fit signe à l'instant qu'on les enmenât, & qu'on pensât soigneusement leurs blessures.

 Ce corsaire prit dès lors la résolution de se venger dans la personne d'Olimbre, de tout ce qu'il avoit souffert de Genseric ; & s'imaginant qu'il feroit un extrême déplaisir à ce roi barbare, il songea à inventer contre Olimbre de nouveaux supplices. Il lui fit d'abord annoncer son dessein. Olimbre reçut cette nouvelle sans s'émouvoir. Pour Ursace, il s'abandonna à la plus vive douleur. Il sçavoit que sans lui Olimbre n'eût point été exposé à tant d'infortunes. Ainsi se trouvant coupable & des maux qu'il souffroit, & de ceux dont il étoit menacé, il maudissoit le jour qui avoit éclairé sa naissance. Olimbre n'oubloit rien pour le consoler ; il lui representoit que le moment où il mourroit seroit le plus glorieux de sa vie, & qu'il pourroit lui témoigner par ce moyen toute l'étendue de son amitié.

 Quelque temps après, leurs blessures étant entierement gueries, le ciel permit qu'il s'élevât une tempête violente, & que les vaisseaux du pirate fussent portés au milieu de la flote de Genseric. Ils furent dans un instant pris ou brûlés, & le pirate se tua lui-même, pour ne pas tomber entre les mains du roi. Ursace & Olimbre déchargés de leurs fers étoient impatiens de s'embrasser ; mais ils craignirent que leurs caresses ne décelassent leur déguisement. Ils virent bientôt les tours de Carthage, & l'amiral de Genseric détacha Olimbre pour porter au roi la nouvelle du combat. Olimbre fit descendre Ursace, & quelques autres dans un esquif. L'esperance de revoir Eudoxe & Placidie les transportoit de joye ; & pendant qu'ils déliberoient sur la conduite qu'ils avoient à tenir, ils apperçurent tout à coup une épaisse fumée, & quelque fois des tourbillons de flammes. Ils arrêterent leurs yeux sur un objet si déplorable. Ils ignoroient encore l'interêt qu'ils devoient prendre à ce malheur ; car c'étoit le même feu qu'Eudoxe avoit allumé, pour se derober à la violence de Genseric.

 A peine ils furent arrivés au port, qu'Olimbre s'étant fait connoître, on courut promptement en avertir le roi. Olimbre sçut bientôt le bruit qui s'étoit répandu dans la ville. Ursace & lui demeurerent interdits. Ils éclaterent ensuite contre le ciel, ils accuserent les dieux d'injustice, comme s'ils ne les avoient conservés parmi tant de périls, que pour les accabler des maux les plus cruels. Enfin s'étant mutuellement empêchés d'attenter à leur propre vie, ils résolurent de retourner vers les massiliens, persuadés qu'on ne pourroit plus leur refuser le poison.

 En même temps Thrasimond arrive : Cher Olimbre, lui dit-il, vous voici dans un temps où toute la cour est dans le desordre. J'en ai sçu la principale cause, répondit Olimbre ; & dans ce moment il poussa un profond soupir. Alors Thrasimond se faisant quelque violence pour retenir sa joye, le malheur n'est grand qu'en apparence, ajoûta-t-il. A ces mots il le prit par la main, & le remena dans l'esquif, où étoit Ursace, disputant entre la vie & la mort. Et lorsqu'il crut n'être entendu que d'Olimbre, il lui parla en ces termes : Cher ami, lui dit-il, j'ai à vous faire part de ma temerité, & de la honte du roi. Il lui raconta alors la passion qu'il avoit conçue pour la jeune Eudoxe, & l'accueil qu'il en avoit reçu ; puis la violence dont Genseric avoit voulu user contre Eudoxe, & tout ce qui s'étoit passé à la derniere tentative de ce prince ; & comment Eudoxe avoit mis le feu à sa chambre.

 Mais sçachez, continua-t-il, que voyant ce feu allumé, elle a été tellement saisie d'horreur, non pour elle-même, mais pour les jeunes princesses, qu'elle s'est retirée avec elles dans leur chambre. Et se rappellant l'affection que je lui ai vouée, elle a esperé que si elle échapoit à ce péril, Genseric se lasseroit dans ses poursuites, ou que je trouverois le moyen de l'en garantir.

 Dans cette esperance, rencontrant par hazard une corde, elle l'attache à une fenêtre qui donne sur le jardin, fait descendre les princesses, & descend elle-même. Eudoxe vit donc encore, interrompit Olimbre ? Oui, répondit Thrasimond. Dès qu'elle s'est vue dans le jardin, elle a couru chés un des jardiniers, & s'étant fait ouvrir la porte : Mon ami, lui a-t-elle dit, tout le palais est en feu. Cet homme que l'obscurité empêchoit de reconnoître Eudoxe est sorti dans le jardin, & a vu des tourbillons de flammes sortir de la fenêtre par laquelle les princesses s'étoient sauvées. Et s'en retournant tout ému : Bons dieux, s'est-il écrié, que seront devenues ces belles prisonnieres ? Elles sont, a répondu Eudoxe, dans un lieu où leur vie dépend desormais de toi, & si tu veux en prendre le soin que tu dois, je jure que je te rendrai l'homme le plus heureux de ta condition.

 A ces mots, elle lui a demandé de la lumiere, & elle a ajouté : Ce que j'exige de toi, c'est que tu nous caches, de peur que quelqu'un ne nous surprenne ici, & qu'ensuite tu coures promptement vers Thrasimond, pour lui apprendre où tu nous auras enfermées, & sur tout que nul autre ne sçache ce secret. Alors il les a cachées dans une petite cave, & m'est venu rapporter ce qu'Eudoxe lui avoit commandé. Il n'a pas eu plus de peine à m'aborder, que moi à me démêler de tout le monde ; car, Olimbre, la ville s'est trouvée dans une telle confusion, qu'il étoit mal-aisé de se reconnoitre dans ce desordre affreux. Je l'ai suivi, & sans donner aux princesses des témoignages de ma joye, je les ai enmenées chés un de mes domestiques ; & j'ai défendu au jardinier, sous peine de la vie, de parler jamais de ce qui étoit arrivé. Après les avoir laissées en sureté, je suis revenu au palais du roi. Mais, si je ne me trompe, l'horreur de cet accident a fait qu'il n'a voulu se montrer à personne. Ainsi j'ai été le premier à sçavoir votre retour, dont je viens me réjouir. Les transports d'Olimbre ne pouvoient se comparer qu'à ceux d'Ursace. Il avoit entendu le recit du prince, parce qu'étant au fonds de l'esquif, on n'avoit point pris garde à lui. Thrasimond les enmena, & lorsqu'ils furent seuls, ils se donnerent des marques reciproques de leur tendresse, & passerent presque toute la nuit à raconter leurs aventures.

 Le lendemain, Genseric apprit en même temps le retour de sa flote, & celui d'Olimbre ; mais le souvenir de ce qui lui étoit arrivé l'empêcha d'y être aussi sensible qu'il l'eût été dans un autre temps. Il fit pourtant bien des caresses à Olimbre ; & voulant cacher à la posterité le veritable sujet de la mort d'Eudoxe, il songea de bonne heure à pallier le crime qu'il avoit commis. Olimbre feignit de croire tout ce que le roi voulut, il donna à la perte des princesses mille soupirs feints, & remarqua dans Genseric quelque sorte de repentir. Ce prince, pour laisser quelque marque de l'estime qu'il avoit eue pour Eudoxe, fit chercher son corps parmi les restes de l'embrasement. On trouva les corps des trois eunuques qui étoient presque consumés, & l'on crut aisement que c'étoient ceux des princesses. Et Genseric voulant leur faire dresser un mausolée, ordonna qu'on les enfermât dans un cercueil d'argent, & qu'on les gardât soigneusement.

 Cependant Thrasimond craignant qu'Eudoxe ne fût pas en sureté dans la ville, l'avoit fait conduire dans une superbe maison qu'il avoit près de Carthage. Aussi tôt qu'il le put, il y mena Olimbre, sous pretexte de le divertir. Eudoxe fut tellement surprise de le voir, qu'elle pensa s'évanouir ; mais lorsqu'elle fut un peu revenue à elle-même, elle l'enmena dans une autre chambre, laissant Thrasimond avec la jeune Eudoxe & Placidie. Alors se rappellant tous les services d'Ursace : Hé bien, Olimbre, lui dit-elle, que vous semble de ma destinée ? Ne suis-je pas bien malheureuse d'être obligée de survivre à votre ami ? Les sanglots l'empêchant de continuer : Madame, lui répondit Olimbre, puisque le ciel le veut ainsi, il faut se conformer à sa volonté, peut-être permettra-t-il quelque jour que vous soyiez délivrée d'un si triste souvenir. Ah, reprit Eudoxe, sçachez Olimbre, que j'aimerois mieux mourir que de ne le pas conserver. Mais, continua-t-elle, puisque mes larmes sont inutiles, dites-moi quelque chose de votre voyage, & je vous ferai part de mes malheurs. Madame, dit Olimbre, le prince Thrasimond m'en a raconté une partie ; & pour ce qui me regarde, j'aurai bientôt satisfait votre curiosité.

 Alors il lui parla des derniers devoirs qu'il feignoit avoir rendus à Ursace, puis il lui raconta de quelle maniere il avoit été pris par Clorolante, après que le conseil des six cens lui eut refusé le poison ; comment il avoit été délivré, & comment enfin il étoit arrivé à Carthage, sans autre suite qu'un esclave qu'il avoit acheté pour lui donner. Je l'accepte, dit Eudoxe, mais à condition que je lui rendrai la liberté. Madame, répondit Olimbre en se retirant, je doute qu'il y consente. A ces mots il sort, & va chercher Ursace, à qui son impatience de revoir la princesse fit sentir des mouvemens extraordinaires. Enfin saisi d'amour, de crainte, & de respect, il fut conduit devant Eudoxe ; & des qu'il fut entré dans la chambre, il se jetta à ses piés, & lui embrassa les genoux. Et la princesse lui mettant une main sur la tête, je vous reçoi pour mien, lui dit-elle, puisqu'Olimbre le veut, & dès ce moment je vous accorde votre liberté.

 A ces mots, elle lui commanda de se lever ; mais Ursace élevant sa voix : Madame, répondit-il, un autre vous rendroit grace ; mais pour moi je n'imagine point de felicité comparable à ma servitude. J'avois bien dit, reprit Olimbre, qu'il refuseroit la liberté que vous vouliez lui accorder. En prononçant ces mots, il jetta les yeux sur la princesse, & vit qu'elle avoit changé de couleur. En effet, à la voix d'Ursace tout son sang s'étoit ému ; & s'étant un peu éloignée pour considerer ses traits, Ursace se leva. O ciel, s'écria-t-elle alors, n'est ce pas Ursace que je voi ! Vous ne vous trompez point, madame, répondit-il, c'est lui-même, qui est venu chercher auprès de vous la mort que les hommes & les dieux lui ont refusée. O douce tromperie, continua Eudoxe ! O cher Ursace ! Et l'embrassant, elle demeura quelque temps pâmée entre ses bras. Ursace lui raconta ensuite tout ce qui lui étoit arrivé ; & Olimbre reprenant la parole : Madame, dit-il, outre que l'habit dont Ursace est revêtu convient parfaitement à l'état de son ame, j'ai cru que je n'en pourrois trouver un plus favorable pour le cacher à Genseric. Vous sçavez, madame, qu'il n'ignore pas que ce fut Ursace qui tua Maxime pour vous venger ; & Genseric étant presque coupable du même crime, il craindroit avec raison une punition semblable. Je souhaiterois donc que vous fissiez moins éclater vos transports, afin que Thrasimond même ne pût rien soupçonner de ce déguisement.

 Eudoxe approuva le conseil d'Olimbre, & remerciant les dieux de la conservation d'Ursace, & de son retour, elle vint retrouver Thrasimond. Ce prince, après avoir reçu quelque témoignage de l'amitié de la jeune Eudoxe, fit signe à Olimbre qu'il étoit temps de retourner à Carthage. Cependant Ursace demeura auprès d'Eudoxe ; mais je ne vous parlerai point de la douceur de leurs entretiens, parce qu'en même-temps Genseric pensa se venger sur moi de tous ses déplaisirs. Et si Thrasimond à qui j'avois conservé la vie, ne lui eût representé qu'il devoit au moins me rendre la pareille, il m'eût condamné au plus infame supplice.

 Olimbre demeura quelque temps à la cour, sans avoir d'autre satisfaction que de voir quelque fois Placidie, sous prétexte d'accompagner le prince à la chasse. Car le roi plongé dans la plus profonde tristesse, ne voyoit personne avec plaisir. Il est, comme je l'ai dit, d'un naturel assés barbare ; cependant il ne laisse pas d'aimer l'honneur ; & reconnoissant que cette derniere action lui étoit infiniment honteuse, il s'en affligeoit à l'excès. Olimbre voyant qu'il n'avançoit en rien les affaires d'Eudoxe, résolut de retourner vers Marcien. Il esperoit que son autorité pourroit quelque chose pour la liberté de cette princesse ; mais Thrasimond avoit d'autres vues, & lorsqu'Olimbre lui eut communiqué son dessein : Je suis bien d'avis, lui dit-il, que vous feigniez de prendre congé du roi, afin de vous assurer s'il vous aime toujours ; mais je ne veux pas que vous m'abandonniez ; je me servirai de vous, s'il y a quelqu'effort à faire à l'avantage d'Eudoxe.

 Olimbre promit d'obéir. Il alla donc trouver Genseric, & lui dit que n'étant point utile à son service, il le supplioit de lui permettre de s'en retourner. Le roi qui aimoit Olimbre, & qui ne doutoit point qu'il ne fût extrêmement offensé de la mort de Placidie, qui lui avoit été promise, ne voulut point le laisser partir sans quelque satisfaction. Il lui demanda seulement quelques jours, après quoi il pourroit faire ce qui lui conviendroit davantage. Le roi communiqua au prince Thrasimond le dessein d'Olimbre, & lui demanda comment il pourroit se l'acquerir entierement. Thrasimond de son côté en avertit Olimbre, & lui dit que s'il sçavoit se prévaloir de cette occasion, il disposeroit Genseric à ce qu'il voudroit.

 Olimbre ravi de cette assurance, le supplia de faire ensorte que Genseric allât où étoit Eudoxe. Thrasimond en fit la proposition au roi ; Genseric la goûta ; & Olimbre en ayant averti Eudoxe, elle l'approuva enfin, s'assurant sur l'amour d'Ursace, sur les promesses de Thrasimond, & sur la fidelité d'Olimbre. Le jour venu, le roi, Thrasimond, Olimbre, & plusieurs seigneurs vinrent descendre à la maison où étoit Eudoxe, & où le prince avoit fait préparer un repas magnifique. Et dès que les tables furent levées, Olimbre demanda encore au roi la permission de se retirer. Cher Olimbre, lui répondit le roi, j'approuve votre dessein. Je regrette seulement de ne pouvoir vous donner d'assés grandes preuves de mon affection ; mais souvenez-vous que je ferai toujours tout ce qui dépendra de moi pour votre satisfaction. Seigneur, reprit Olimbre, après l'avoir remercié, vous pouvez en un moment faire pour moi deux grandes choses, & si je ne craignois un refus, j'oserois vous les demander.

 A ces mots, le roi ayant juré de ne lui rien refuser, il demanda la liberté d'Eudoxe, & d'Olicarsis. A l'instant Thrasimond fit venir les princesses, & Genseric leur accorda la liberté. Thrasimond voulut se servir du temps, il demanda la jeune Eudoxe pour femme, & le roi consentit à cette alliance. Dans cette commune joye, je ne fus point oublié ; ou vint incontinent me chercher, on me mena au roi, je reconnus Eudoxe, & je reçus mon pardon.

 La nouvelle de cet évenement fut bientôt répandue ; & les peuples étant venus audevant du roi, & de Thrasimond, les princesses furent conduites au château. Ursace étoit presque le seul qui ne ressentît point une joye pure, il craignoit toujours de nouveaux attentats de la part de Genseric ; mais comme il lui étoit permis sous les habits qu'il portoit, d'être presque toujours auprès d'Eudoxe, il sçut bientôt que le roi avoit absolument changé. En effet, quelque temps après il renvoya honorablement Eudoxe avec Placidie à Constantinople. Lorsqu'Eudoxe y fut arrivée, Ursace l'épousa avec solemnité, & jouit enfin d'un bien si précieux, mais que la fortune lui avoit cherement vendu. Olimbre de son côté par l'ordre de Marcien, & du consentement d'Eudoxe, gouta entre les bras de Placidie le repos qu'Amour devoit à sa fidelité.»

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LIVRE NEUVIÈME.



 Apeine le grand Olicarsis eut fini, que Phylis entra toute éperdue. Adamas & Bellinde sur tout craignirent qu'elle ne leur apportât des nouvelles fâcheuses d'Astrée, de Diane, & d'Alexis. Et le druide jugeant que s'il étoit arrivé quelque malheur, il n'étoit pas à propos que Bellinde en fût si promptement informée, alla an devant d'elle. Aussitôt Phylis lui dit avec un étonnement sans égal : «Mon pere, j'ai à vous dire la chose du monde de la plus admirable. On a trouvé Astrée & Diane ; elles les sont endormies près de la fontaine de la verité d'Amour. Un grand nombre de bergers & de bergeres se sont arrêtés à les considerer ; mais personne n'ose en approcher. Les deux licornes sont couchées près d'elles, & tenant la tête appuyée sur leurs genoux, elles lancent des regards effroyables contre quiconque veut les aborder,»

 Ce discours qui découvrit au druide la résolution des deux bergeres, lui causa une surprise extrême ; mais ce qui l'inquieta davantage, fut qu'il s'imagina que peut-être elles étoient déja mortes. Cependant il s'approcha de Bellinde, & lui raconta ce que Phylis avoit vu, mais sans lui expliquer ses craintes. Bellinde oubliant dans l'excès de sa joye ce qu'elle devoit à Rosanire & à Galatée, se préparoit à sortir de la galerie ; mais Adamas lui dit : «Sage Bellinde, ne vous hâtez pas, nous aurons ces fugitives sans que vous preniez la peine de les chercher. Pardonnez, répondit Bellinde, au ressentiment d'une mere ; je ne puis vivre si je ne vois Diane, & puisque Phylis a dit où je pouvois la trouver, permettez que j'aille la chercher, & que je la ramene.

 Du moins, dit Galatée en s'adressant au druide, vous nous permettrez de vous accompagner ; nous serons charmées d'être témoins d'une si belle aventure. Comment, reprit Bellinde, voyant qu'Adamas alloit y consentir ; je resterois ici, moi qui ai tant d'interêt à ces filles ! Non, continua-t-elle, j'aime mieux desobéir...» Adamas essaya encore de la dissuader, dans l'opinion où il étoit que ces belles filles avoient péri, mais l'impatience de Bellinde prévalut à ses raisons.

 Ils se mirent donc tous en chemin ; & le druide ayant demandé à Phylis par quel hazard on avoit trouvé les bergeres : «Mon pere, lui répondit-elle, sçachez que ce matin nous étant séparés, comme nous fîmes hier, Lycidas a choisi le côté de la fontaine ; je lui ai dit aussi quel côté je prenois ; & nous avons pris notre rendez-vous sur le midi au même lieu où nous nous rencontrâmes hier sur les bords du Lignon. Je m'y suis rendue avant lui, n'esperant plus rien de mes recherches ; & après l'y avoir attendu quelque temps, je l'ai vu revenir ; mais aussi affligé que ce matin lorsqu'il est parti. Ma Phylis, m'a-t-il dit froidement, si vous desirez voir Astrée & Diane, elles ne sont pas loin d'ici : je les ai vues toutes deux ensevelies dans un profond sommeil. Vous avez vu Astrée, interrompis-je ? Ah, Lycidas, conduisez-moi où elle est. Je l'ai vue, m'a-t-il répondu, & bientôt vous pourrez aussi la voir ; mais si vous m'aimez, n'exigez pas que je m'approche d'elle... La mort m'inspireroit moins d'horreur. Vous êtes irrité, lui ai-je dit, mais il me semble que vous devriez être satisfait, puisqu'elle vous a demandé pardon.

 Cependant nous nous approchions toujours, & dès qu'il a pû remarquer le lieu où étoient mes compagnes, du moins celui où je les ai laissées : Voyez-vous, m'a-t-il dit, ce vieux autel, elles sont couchées là sur les degrés qui l'élevent. Moi je me feignois de ne rien voir, afin qu'il ne me quittât pas. Enfin, lorsque j'ai apperçu Astrée & Diane : je voi, lui ai-je dit, quelque chose assés confusément. Helas, m'a-t-il répondu, voulez-vous que je voye encore une fois la cause de tous mes déplaisirs ? En même temps, il a levé les yeux, & voyant que nous en étions plus près qu'il n'avoit cru, il m'a dit : Vous ne pouvez les méconnoître du lieu où nous sommes. Puis, reprenant tout-à-coup : Je voi auprès d'elles quelque chose qui n'y étoit point, lorsque je les ai rencontrées. Helas, me suis-je écriée, ne seroit-ce point Alexis. Cette esperance nous a hâtés ; mais lorsque nous n'en étions plus qu'à quarante pas ou environ, Lycidas s'est arrêté, & m'a dit : Au nom de dieu, n'allez pas plus loin ; je voi auprès d'elles deux animaux, dont les regards nous menacent, & je suis bien trompé, ou ce sont les deux licornes qui gardent la fontaine de la verité d'Amour.

 J'avoue la verité, mon pere, j'ai senti dès ce moment une secrete frayeur se glisser dans mes veines, & j'ai été ravie qu'en cet instant Hylas & Adraste fussent à côté de nous ; car sous prétexte de leur faire part de ce prodige, je me suis éloignée. Mais ayant repris courage je suis revenue avec eux, & j'ai consideré à loisir la contenance de mes compagnes. Je les ai vues dans l'état que Lycidas m'avoit dépeint, c'est-à-dire couchées au bas de l'autel. J'ai remarqué encore qu'elles se tenoient embrassées, & que les deux licornes s'appuyoient sur leurs genoux. Personne n'a osé s'approcher ; & voyant que je n'avançois rien en demeurant là, j'ai cru qu'il valloit mieux que je vinsse vous en donner avis. Je l'ai fait, & j'ai rencontré Celidée, Thamyre, Stelle, Doris, & beaucoup d'autres, à qui j'ai enseigné le lieu où ils pourroient voir ce prodige.

 Je rens graces aux dieux, dit Adamas, s'il n'y a rien de plus funeste dans cette aventure. Astrée qui craignoit tant que l'on fît de sa vertu des jugemens peu favorables à cause du déguisement de Celadon, en aura de la sorte une preuve irréprochable, ces animaux ne s'approchant jamais de ce qui a été une fois souillé.»

 C'est ainsi qu'ils s'entretenoient, pendant qu'Alexis & Silvandre étoient en chemin, pour executer l'entreprise qu'ils avoient concertée le jour précedent. Ils s'étoient éveillés un peu plus tard qu'ils n'auroient desiré ; mais ils étoient déterminés à mépriser toute consideration. Ils partirent, & sans penser qu'à ce dernier moment qui devoit les affranchir des injures du sort ; ils précipiterent tellement leurs pas, qu'ils arriverent bientôt auprès du même autel où Astrée & Diane étoient endormies.

 Alexis les apperçut la premiere ; surprise elle s'arrête tout-à-coup ; & Silvandre lui en ayant demandé la cause : «Helas, cher ami, répondit-elle, ne seriez-vous pas l'homme du monde le plus surpris, si comme Astrée vient de se presenter encore à moi, Diane s'offroit aussi à vos regards. C'est, répondit Silvandre, un bien qui m'est refusé pour toujours. Cependant, repartit Alexis, si vous jettez les yeux vers cet autel qui s'éleve dans la plaine, & qui n'est pas loin, vous verrez auprès d'Astrée une bergere à qui vous ne voulez point de mal.»

 Alors Silvandre ayant porté sa vue vers ce côté là, & ayant bien remarqué Diane, changea plusieurs fois de couleur ; & dans ce ravissement pouvant à peine ouvrir la bouche : «Ah dieux, s'écria-t-il, ah Diane !» A ces mots, redoublant un peu le pas, ils s'approcherent tellement des bergeres, qu'ils purent remarquer jusqu'à leurs moindres traits. Alexis se jetta d'abord aux piés d'Astrée : «Méchante, lui dit-il avec un profond soupir, le ciel n'est-il pas bien injuste de t'accorder un repos si paisible, après les déplaisirs que ta haine m'a causés ? Et toi, Diane, dit Silvandre, viens-tu sur cet autel remercier les dieux de t'avoir donné Pâris, ou viens-tu te plaindre de ce qu'ils t'ont ravie à Silvandre ?» A ces mots, ils se turent l'un & l'autre.

 «Mais, belle Astrée, reprit Alexis, tu m'es chere encore ; & ne puis-je lire dans tes yeux le sujet qui t'a fait entreprendre ce voyage ? Belle Diane, ajouta Silvandre, en portant doucement la bouche sur sa main, reçoi ces larmes comme le dernier témoignage que tu doives obtenir de l'amour de ton berger. Reçoi, belle bouche, ce funeste & déplorable adieu ; & si tu es encore sensible à ma passion, conserve à jamais le souvenir de Silvandre.» A ces mots, il ose lui donner un baiser ; & bien qu'il pressât un peu les lévres de la bergere, elle ne s'éveilla point. Alexis de son côté deroba la même faveur à sa chere Astrée. Puis, regardant Silvandre : «Mais, berger, lui dit-il, à qui devons-nous cette grace, si ce n'est à leur peu de sentiment ? Retirons-nous, & ne mêlons point ces douleurs aux amertumes que nous ressentons. N'attendons pas que le réveil des bergeres condamne de temerité les dernieres actions de notre vie.

 Allons, répondit Silvandre, où nous appelle notre destinée ; allons, Alexis, allons mourir. Mais encore une fois, continua-t-il, en baisant la main de Diane, adieu la plus aimable des bergeres que le Lignon ait jamais vues sur ses bords. Adieu, Diane, adieu l'objet de mon amour, & la cause de mon tourment.» A ces mots se levant, il entendit qu'Alexis disoit : «Et toi la plus belle & la plus inhumaine qui fut jamais, chere Astrée, s'il arrive que la fureur des lions & des licornes laisse de moi quelques restes qui puissent t'apprendre ma fin, souviens-toi que mon amour a choisi ce genre de mort, & que ta rigueur en a été la cause. Je ne demande pas au ciel qu'il me venge de ta cruauté ; mais je conjure les dieux de te faire si bien connoitre mon innocence & ma fidelité, que tu ne puisses jamais douter que j'aye été le plus discret des amans, comme toi la plus cruelle des bergeres.» En prononçant ces derniers mots, il se leva aussi ; & prenant Silvandre par la main, il se mit à suivre au travers des arbres le sentier qui pouvoit les mener droit à la fontaine.

 Pendant que Lycidas étoit allé avertir Phylis, Alexis & Silvandre s'avancerent si près de la fontaine enchantée, que les deux licornes, qui les apperçurent les premieres, vinrent à eux. Alexis qui ne songeoit qu'à mourir, les attendit de pié ferme ; & Silvandre qui avoit la même pensée, ouvrit les bras pour recevoir dans son sein le coup mortel qui devoit le percer. Mais les licornes qui étoient venues de front & fort serrées, s'ouvrirent en s'approchant d'eux, & passerent sans leur faire aucun mal. Trompés dans leur esperance, & desirant de voir à quoi cela se termineroit, ils tournerent la tête, & se mirent à les suivre des yeux. Ils les virent s'approcher au petit pas de Diane & d'Astrée, & s'appuyer la tête sur leur sein, après avoir mangé de l'herbe qui étoit grande en cet endroit. Ils craignirent d'abord pour les bergeres, & s'avancerent dans la vue de les secourir ; mais voyant ces animaux couchés, ils s'arrêterent, bien surpris de trouver tant de douceur, où ils avoient cru rencontrer tant de ferocité.

 Ils n'étoient pas revenus de leur étonnement, lorsqu'ils apperçurent Lycidas & Phylis. Ils se cacherent derriere une haye, pour remarquer leurs actions, & leur étonnement. Ils virent enfin que Phylis quitta Lycidas ; & peu après ils apperçurent aussi Hylas, Adraste, & les autres à qui Phylis avoit apris qu'Astrée & Diane étoient retrouvées. Alors Alexis se tournant vers Silvandre : «Et vous, berger, lui dit-elle, ne voulez-vous point aller joindre cette compagnie qui s'assemble ? Ne seriez-vous pas mieux auprès de ces bergers qu'auprès de moi, dont la conversation est si contagieuse, qu'elle inspire le dessein de mourir ? Votre presence, répondit Silvandre, n'a pas produit cet effet en moi, elle l'a plus tôt empêché, ou du moins retardé ; car j'aurois déja payé le tribut à la nature, si vous ne m'en aviez détourné hier. Mais vous, Celadon, continua-t-il, pourquoi fuyez-vous ainsi les regards de votre bergere ? Si elle a paru irritée contre vous, n'est-il pas facile de juger que ce mouvement fut si prompt, qu'elle ne put y resister, & si violent, qu'il ne sera pas durable. Croyez-moi, allez guerir son esprit, elle meurt sans doute dans l'impatience où elle est de sçavoir ce que vous êtes devenu. Vous obligerez tout ce qu'il y a de bergeres & de bergeres dans cette contrée ; car il n'y en a pas un seul qui ne s'interesse à vous, ou par le devoir du sang, ou par celui de l'amitié ; mais, moi, à qui puis-je plaire en ne mourant pas ? Mon trépas satisfera Diane, parce qu'elle ne verra plus celui dont la presence lui reprocheroit éternellement son infidelité. Pour les autres bergers, helas, pourquoi seroient-ils sensibles à mes maux, s'il n'en est pas un seul à qui ma mort ne soit aussi indifferente que ma vie ! Je ne suis connu de personne ; j'ignore moi-même qui je suis ; & qui pourroit s'interesser à un malheureux que la fortune accable de tous ses traits ? Votre merite, dit Alexis, vous a gagné tous les cœurs, & vous seriez regretté de toute cette contrée. Le desir que vous avez de vous exposer à la fureur des lions n'est donc point legitime ; & vous ne devez point m'envier la satisfaction que je goûterai en mourant. Croyez-moi, Silvandre, laissez-moi mourir seul ; conservez ce qui reste de vos jours, & rendez à Diane celui pour qui je sçai qu'elle a mille fois soupiré. Quoique vous en pensiez, elle aura fait quelque violence, pour ne pas tomber entre les mains de Pâris. Et l'état où elle est maintenant prouve, si je ne me trompe, que ce mariage n'est point encore consommé. A quel propos seroit-elle venue avec Astrée en ce lieu qui a été si peu frequenté, depuis que la fontaine fut enchantée, si ce n'est pour échapper à Bellinde, & lui donner le temps de considerer combien ce mariage lui déplait ?

 Helas, interrompit Silvandre, que ce sommeil & cet éloignement me persuadent bien plus tôt son infidelité ! car enfin ne dois-je pas croire que l'ingrate n'a fui que pour exciter l'amour de Pâris, & que le sommeil où elle est plongée la dédommage du repos que les caresses de mon rival lui ont derobé pendant cette nuit ? Ah, dieux, continua-t-il, que je voi de sujets de jalousie, & que cette passion me cause d'affreux transports ! Quoi, Celadon, je vivrois pour être témoin du bonheur de Pâris, & de l'infidelité de Diane ? Vous pensez donc que je ne regarderai pas comme des crimes les faveurs qu'elle accordera publiquement à mon rival ? Ah que vous aimez peu si vous le croyez ! Non, non, berger, il vaut mieux que je les laisse jouir tranquillement de leurs plaisirs. Vous avez bien moins de raison de prendre un parti extrême, vous qu'Astrée a peut-être pleuré déja mille fois, & à qui elle s'est repentie sans doute d'avoir caché en ce moment sa passion. Si donc mes prieres ont quelque pouvoir sur vous, laissez-moi seul mettre fin à cette aventure. C'est un fidele amant qui doit mourir : ne me disputez pas cet avantage, & pardonnez-moi, si par la connoissance que j'ai de mon amour & de mon caractére, je dis qu'il est impossible de trouver quelqu'un qui l'emporte sur moi.»

 A ces mots, il embrasse Celadon, & le conjure encore de lui accorder la grace qu'il demande. Mais lui feignant d'en être mécontent : «C'est moi qui vous ai prévenu, dit-il, & maintenant que je vous ai communiqué mon dessein, vous voulez me ravir une gloire que les dieux ne réservent qu'à moi. Cher Celadon, interrompit Silvandre, si j'ai voulu vous dérober cet avantage, c'étoit pour vous en procurer un plus grand, qui est la possession d'Astrée. J'oserois jurer que la bergere ne respire aujourd'hui que le bonheur de votre presence. Croyez-moi, Celadon, voyez encore une fois son visage, & s'il vous ordonne de mourir, j'avouerai que je vous ai conseillé à tort de vivre. Non, répondit Alexis, elle n'aura pas le plaisir de me condamner une seconde fois ; je sçai trop combien je dois lui obéir, pour lui donner la peine de me réiterer ses ordres. Mais vous, Silvandre, vivez pour Diane, puisqu'au moins vous avez un témoignage de sa volonté, en ce qu'elle ne vous l'a jamais défendu. Aussi bien quelques raisons que vous m'alleguiez, je veux mourir sous la griffe de ces lions, qui ne peuvent être aussi cruels qu'Astrée.»

 A ces mots, Alexis laissa couler quelques larmes, en pensant que sa fin étoit bien contraire aux douces esperances qu'elle avoit autrefois conçues, aussi bien qu'aux promesses d'Astrée. Et Silvandre frapé des mêmes considerations, se laissant aller entre les bras d'Alexis, sentit aussi que ces yeux devenoient humides. Ils se tinrent ainsi long temps embrassés, & peut-être ne se seroient-ils pas quitté sitôt, si Alexis qui avoit toujours les yeux tournés du côté d'Astrée, n'avoit remarqué d'assés loin une troupe de bergers qui s'approchoient. Aussitôt il en avertit Silvandre, & le berger ayant regardé attentivement, ne tarda pas à reconnoitre Bellinde, Adamas, & Phylis. Pour Galatée, Rosanire, & les autres nymphes, il ne les reconnut point dans leurs nouveaux habits.

 Alexis donc craignant qu'Adamas ne les troublât dans leur dessein : «Ah, c'est trop, dit-elle, en se levant avec précipitation, c'est trop, cher Silvandre, disputer sur un point dont nous pouvons être sitôt éclaircis. Nous verrons à qui les dieux ajdugeront le prix de la fidelité ; & puisqu'ils peuvent seuls terminer notre differend, pourquoi demeurer si long temps sans les consulter ?» A l'instant elle vole vers la fontaine, & Silvandre la suivant : «Vous avez raison, lui répondit-il ; & s'il arrive que nous mourions tous deux, nous remporterons au moins cet avantage, que nous aurons renfermé dans un même tombeau deux amis, qui ayant eu presque le même sort dans leur amour, ont voulu avoir une fin semblable.»

 En parlant de la sorte, ils étoient si près des lions, qu'ils en furent entendus ; leur aspect étoit épouvantable ; mais les bergers au lieu d'être sensible aux mouvemens de la peur, commencerent à sourire, & montrerent que leur courage égaloit la ferocité de ces animaux. Alexis qui ne vouloit que mourir, & non pas combattre, presenta le sein à découvert, & tandis que les lions se battoient les flancs pour s'animer, elle mit un genou à terre, & regardant le ciel : «Grands dieux, dit-elle, qui m'avez inspiré ce remede, recevez le sacrifice que je vous fais de ma vie, en expiation de tous les outrages de ma bergere ! Quelques grands que soient les crimes qu'elle a commis contre l'Amour, pardonnez-lui en ma faveur ; & que la cause qui lui a fait desirer ma mort, vous engage à prolonger sa vie & son repos !»

 A peine Alexis eut fini sa priere, que Silvandre se jettant aussi à genoux : «Et vous, s'écria-t-il, impitoyables destins, qui dès ma naissance me condamnâtes à souffrir les derniers malheurs, voyez enfin vos arrêts executés ; & comme vos menaces ont eu leur accomplissement, accordez moi enfin les biens que vous m'avez promis en mourant.» En même temps il se découvre aussi le sein, & voit tranquillement approcher les lions furieux.

 Cependant Adamas & les autres étoient près d'Astrée & de sa compagne ; mais comme si le ciel eût voulu qu'ils ne fussent arrivés-là, que pour mieux ressentir le mal dont ils devoient être témoins, les deux bergeres s'éveillerent presqu'aussitôt, & saisies de frayeur à la vue des licornes, elles ne jetterent les yeux ni du côté où étoit Lycidas avec Thamyre, Celidée, Doris, Adraste, & les autres, ni du côté par où Galatée & Rosanire venoient avec Adamas & Bellinde. Tout ce qu'elles purent faire fut de repousser ces animaux, & de se lever pour s'offrir à eux ; mais les ayant vu s'élancer tout-à-coup vers la fontaine, elles penserent que c'étoit-là seulement qu'elles devoient mourir. Elles se mettent donc à les suivre. Lorsqu'elles furent arrivées au lieu où Alexis & Silvandre attendoient la mort, elles virent ces deux bergers à genoux, & les lions s'avancer les yeux étincelans pour les déchirer. Cette rencontre les surprit extrêmement ; mais n'ayant pas le loisir de déliberer sur ce qu'elles avoient à faire, elles suivirent le premier mouvement de leur passion ; & se mettant entre les lions & les bergers : «C'est à nous de mourir, dirent-elles, & non pas à ces bergers qui n'ont commis aucun crime.»

 Alexis & Silvandre ravis de ce spectacle, & craignant pour ces bergeres, les retinrent le plus promptement qu'ils purent, mais avec tant de force qu'elles tomberent, & se jettant à corps perdu sur les lions, ils commencerent à combattre pour l'interêt de leurs bergeres, plus que pour leur propre salut. Comme ils étoient sans armes, ils furent bientôt terrassés ; alors les licornes se jettent sur les lions, & donnent le spectacle d'un combat nouveau.

 Adamas & Bellinde qui avoient vu partir Astrée & Diane se hâterent pour les suivre ; mais ils ne purent arriver à temps. Le combat étoit déja presqu'achevé ; & tout-à-coup ils virent le ciel s'obscurcir tellement, qu'il sembloit que la terre dût périr. Les champs qui étoient parfumés de fleurs, n'exhalerent plus qu'une odeur de souffre. Plus de jour que celui que formoient les éclairs. On entendoit un bruit de tonnerres si effroyable, que l'on eût dit que la nature alloit rentrer dans le chaos. Dans ce desordre les plus hardis furent consternés. Adamas même, qui par son état avoit appris à se resigner à la volonté des dieux, se troubla, lorsqu'il sentit que la terre manquoit sous ses piés. Plus d'une fois il essaya de parler ; mais l'éclat des foudres qui sembloient tomber de toutes parts, lui ôtoit l'esperance de se faire entendre ; & lorsqu'il jettoit les yeux sur les personnes qu'il avoit amenées, il connoissoit que l'usage ne lui en étoit pas moins interdit que celui de la parole. Il souhaita d'être près de sa maison pour se dérober du moins aux tempêtes qui le menaçoient ; mais bientôt il condamna ce desir, comme inutile, puisque l'orage pouvoit renverser les plus solides édifices ; & comme injuste, puisqu'il n'y a point de lieu si caché, où la colere des dieux ne trouve les mortels qu'ils veulent punir.

 Rosanire & Galatée souhaiterent mille fois de n'être point venues ; mais malgré la frayeur dont elles étoient saisies, elles ne cessoient d'invoquer Rosiléon & Lindamor comme les seules divinités qui pouvoient faire leurs destinées. Bellinde qui croyoit Diane morte, & qui ne s'imaginoit pas qu'elle pût lui survivre, ignoroit qui elle devoit plaindre davantage, ou sa fille ou elle-même ; mais se rappellant son extrême vieillesse, elle ne fut plus sensible qu'à la perte de Diane. Elle se prosterna le visage contre terre, & la tête appuyée sur ses bras qu'elle tenoit croisés : «Ah, Diane, dit-elle, que ton imprudence nous coûte cher ! & que ta faute doit avoir offensé les dieux, puisqu'ils en prennent une si grande vengeance ! Dieux immortels, continua-t-elle, vous dont la justice excede maintenant la pitié, s'il vous falloit des victimes, que ne preniez-vous Bellinde ? Ah, vous avez méprisé un sang que j'eusse été ravie de verser pour la coupable ; & vous voulez apprendre à la posterité combien vous avez en horreur la desobéissance des enfans.»

 Tandis qu'elle fondoit en larmes, Adamas qui avoit déja mis un genou en terre, pour essayer de fléchir les dieux, vit à la faveur d'un éclair l'état où étoit Bellinde. Il crut qu'elle avoit été frapée de la foudre. Saisi de douleur, il s'approche d'elle, & comme s'il eût voulu se faire entendre malgré le bruit du tonnerre : «Sage Bellinde, s'écria-t-il, helas, quel malheureux accident nous sépare ! Et pourquoi faut-il que votre mort ne soit pas suivie de la mienne ?» Bellinde entendit bien la voix du druide, mais elle ne put distinguer ses paroles. Et Galatée qui avoit oui confusément les mots de Bellinde & de mort, s'imagina que tout étoit perdu. Rosanire qui la tenoit embrassée eut la même opinion ; & cette opinion passa jusqu'à Hylas, qui eût bien souhaité d'être à Camargue, même à condition d'oublier Stelle, & toutes les bergeres qu'il avoit jamais aimées.

 Mais lorsqu'ils étoient le plus convaincus qu'ils alloient périr, les tonnerres & les éclairs cesserent tout à coup. Cependant les ténébres furent toujours les mêmes ; & dans ce silence géneral de toute la nature, personne n'osa prendre la parole. Chacun se croyant seul en vie, apprehendoit de sçavoir le malheur des autres. Les ténebres se dissiperent enfin peu à peu, & le soleil en rendant le jour à la terre, rendit aussi aux fleurs leur émail, & aux arbres l'ombre & la couleur qu'il leur avoit ôtées. Adamas fut ravi de voir l'orage cessé ; mais la joye de sçavoir que Bellinde respiroit encore, l'emporta sur toute autre satisfaction. Cependant Bellinde regretoit toujours Diane, & ne voyoit qu'à regret le jour qui devenoit à chaque instant plus serain. «Helas, mon pere, dit-elle à Adamas qui s'étoit approché d'elle à Adamas qui s'étoit approché d'elle, que le ciel m'eût obligée, s'il avoit eu moins de compassion pour moi ! Sa haine m'eût été plus douce que sa pitié, s'il m'avoit permis de suivre ma fille. La vie qu'il m'a laissée m'est desormais insupportable, puisque je n'ai plus Diane.»

 A ces mots, Bellinde recommença ses regrets ; & Rosanire, Galatée, Sylvie, & les autres s'étant approchées, elles essayerent toutes de lui donner quelque consolation ; mais elle étoit trop affligée pour en recevoir. Cependant on remarqua que les nuages s'étoient comme rassemblés sur la fontaine d'où procedoit l'enchantement. L'obscurité la rendoit comme inaccessible, & Bellinde qui desiroit d'expirer sur le corps de sa fille, voyant ce nouvel obstacle à ses vœux : «Ciel impitoyable, dit-elle, tu refuses donc à mes desirs ce foible soulagement, que je puisse au moins voir les tristes restes de ma fille ? Destins, dont la rigueur me l'a ravie, si vous n'êtes plus sourds que ces rochers, écoutez ma priere, & me rendez seulement pour une heure celle qui me doit la vie !» En prononçant ces mots elle avoit toujours les yeux tournés vers la fontaine, d'où sortoit de temps en temps une épaisse fumée.

 Après avoir consideré quelque temps ces prodiges, on s'apperçut que les nuages se dissipoient avec cette fumée ; ce qui ranima l'esperance d'Adamas. Alors Bellinde s'imaginant qu'elle auroit assés de jour, pour trouver ou sa fille, ou les lions qui l'avoient dévorée, s'avança le plus qu'elle put de la fontaine ; mais Adamas l'ayant tirée, pour lui faire remarquer ce qu'il venoit d'appercevoir, ils virent que ce qui restoit de nuages & de ténebres n'étoit plus élevé que de sept ou huit coudées, & ils se flaterent qu'il seroit bientôt dissipé. Ils prirent donc la résolution d'attendre encore un peu, & tout à coup ils apperçurent au milieu des ténébres un amour brillant de clarté, qui s'élevant doucement, parut enfin sur le haut d'une pyramide de porphire. A l'aspect du dieu, ils se prosternerent tous ; & tandis qu'ils étoient le plus ravis en admiration, ils remarquerent sous une de ses mains une table de marbre noir, où étoient gravés ces mots :


 Sortez de cet étonnement,
Et ne murmurez nullement
Contre l'ordre de mes miracles ;
Mais faites ces corps emporter,
Et demain venez consulter
La verité de mes oracles.

 Aussitôt le dieu se perdit sous la fontaine, sans laisser aucunes marques de sa presence, sinon qu'en cet instant tous les nuages disparurent, & qu'il ne resta qu'autant d'obscurité qu'il en falloit, pour empêcher que l'on ne se mirât dans les eaux de la fontaine. Bellinde transportée de joye, ne perd pas un moment ; elle s'élance à travers les licornes & les lions, & va droit au lieu où Astrée & sa fille, étendues sur le gazon, sembloient avoir rendu le dernier soupir. Adamas ayant ordonné d'aller chercher un char, pour obéir à l'Amour, suivit Bellinde, & fut bien surpris, lorsqu'il vit ces quatre animaux immobiles. En effet le sage enchanteur qui les avoit établis pour garder la fontaine, les avoit changés en quatre figures de marbre, mais sans leur rien ôter de leur premiere figure.

 Ils en furent tous incontinent avertis, & s'étant approchés pour voir un changement si merveilleux, ils furent saisis d'un étonnement extrême ; mais leur surprise augmenta bien, lorsqu'au lieu des deux corps que l'on croyoit rencontrer, on en trouva quatre, parmi lesquels on reconnut ceux d'Alexis & de Silvandre. Cependant Bellinde embrassoit le corps de Diane, & le trouvant sans mouvement, elle faisoit les lamentations du monde les plus touchantes. Phylis de son côté, courut se jetter sur le corps d'Astrée, Lycidas s'approcha de son frere, & Adamas se mit à secourir Silvandre. On croyoit qu'ils seroient tous couverts de blessures ; mais on n'apperçut pas sur eux une seule goute de sang : ce qui fit juger qu'ils avoient été étouffés sous le poids des animaux.

 Galatée se souvint alors des flammes que Celadon avoit autrefois allumées dans son cœur ; & sensible à l'état où elle le voyoit, elle laissa couler quelques larmes. Rosanire, & les autres, à son exemple, témoignerent un extrême déplaisir de la situation où se trouvoient les bergers ; & certe il eût fallu manquer d'humanité, pour n'être pas touché de tant de malheurs, & sur tout des larmes de Bellinde : «Ma chere Diane, disoit-elle, est-il possible que tu ne sois plus ? Quoi, ma fille, tu me refuses un regard ? Fille ingrate, ou plus tôt ingrates destinées qui me la ravissez, étoit-ce là que devoient aboutir mes esperances ?»

 Cependant Lycidas, dont l'affliction n'étoit pas moindre, vomissoit contre le ciel toutes les injures imaginables. Cent fois il l'appella cruel, injuste, barbare ; & lançant toujours quelque trait contre la rigueur d'Astrée, il sembloit condamner le secours que Phylis donnoit à la bergere ; mais Phylis continuoit toujours à chercher les moyens de la secourir, ou d'arracher au moins de sa bouche le dernier adieu, sans lequel elle ne pensoit pas qu'elle dût jamais abandonner la vie. Et voyant que ses larmes étoient superflues : «Ah, Lycidas, s'écria-t-elle, que tu es cruellement vengé !» A ces mots elle fut saisie d'une si vive douleur, que se laissant tomber, elle demeura comme évanouie sur le corps de sa compagne. Quel fut l'embarras de Lycidas ! Balançant alors entre l'amour, & l'amitié, il ignoroit s'il devoit abandonner son frere pour aller au secours de Phylis ; &, s'il avoit eu des armes pour s'ôter la vie, il eût sans doute suivi son premier mouvement, qui lui conseilloit ce parti extrême.

 Il se desesperoit encore de ne pouvoir mourir, lorsqu'il entendit qu'Adamas ayant apperçu de loin le char qu'il avoit envoyé chercher, commanda que l'on se préparât à y mettre les corps des bergers & des bergeres. L'ordre fut bientôt executé avec le secours des bergers qui étoient accourus à ce spectacle ; & dès que la troupe fut arrivée chés Adamas, on mit Astrée & Diane dans une même chambre, & Alexis & Silvandre dans une autre. La nouvelle de cet accident se répandit incontinent dans le Forest. Amasis en fut informée, & l'ayant écrit à Rosiléon & à Lindamor, elle quitta Montbrison, pour venir au palais d'Isoure, où elle se proposa de recevoir Rosanire.


SUITE DE L'HISTOIRE
DE TYRCIS ET DE LAONICE.



 Cependant Tyrcis depuis le moment qu'il avoit quitté la maison d'Adamas, ou pour mieux dire, tous les bergers & toutes les bergeres du Lignon, avoit eu un sort bien étrange. Tyrcis, qui, comme nous l'avons dit, s'étoit séparé de Silvanire, ne se vit pas plus tôt seul, que levant les yeux au ciel : «Maintenant, dit-il, grands dieux, je puis dire que je suis en liberté, & donner sans contrainte à ma Cléon les preuves qu'elle doit attendre de mon amour : mes larmes & mes soupirs n'auront desormais plus de témoins qui les condamnent.» Il marchoit toujours, en parlant de la sorte ; mais étant arrivé au pont de la Bouteresse, il s'arrêta, & se mit à considerer les lieux dont il s'éloignoit pour jamais. Il regreta d'abord un séjour si charmant ; mais il se rappella ensuite qu'après avoir perdu Cléon, il devoit renoncer à tous les plaisirs de la vie. Il continua donc son voyage, & à peine eut-il fait un quart de lieue, qu'il s'arrêta, comme s'il y avoit été contraint par une force superieure. Et tournant encore une fois ses regards vers le hameau où étoient les cabanes d'Astrée, de Diane, & de Phylis : «Je ne suis plus surpris, dit-il en lui-même, si j'ai tant de peine à m'éloigner de ces bocages, où l'équité de Silvandre, & l'éloquence de Phylis m'ont délivré des importunités de Laonice. Les obligations que je leur ai pourroient bien m'obliger à ne les quitter jamais, si mes ennuis, qui me rendent desagréable à tout le monde, ne leur étoient à charge aussi. Mais, ajouta-t-il, j'oublie qu'en m'éloignant d'eux, je m'éloigne encore plus du lieu où reposent les os de ma chere Cléon. Ah, Tyrcis, ne ferois tu pas mieux d'aller revoir ces restes précieux, & de verser tant de larmes sur le tombeau de Cléon, qu'à force de pleurer tu fusses enfermé avec elle dans un même tombeau.»

 A peine eut-il achevé, qu'il revint sur ses pas ; mais lorsqu'il fut encore une fois sur le pont de la Bouteresse : «Pourquoi, dit-il, irois-je revoir les cendres de Cléon, si j'ai dans mon cœur les véritables flammes dont elle brûla pour moi ? Non, non, continua-t-il, executons notre premier dessein : allons, Tyrcis, allons nous confiner dans quelque desert affreux, où l'air, la terre, la solitude, & les ombres achevent de m'ôter une vie que mes ennuis rendent odieuse aux autres, & insupportable à moi-même.» Dans cette derniere résolution, il jetta les yeux du côté de Montverdun ; & tout à coup perdant l'envie de retourner à Lyon, à la vue des forêts qui couvroient la montagne d'Isoure, il se disposa à ne plus chercher d'autre lieu pour sa retraite. Il ignoroit que Laonice s'y étoit retirée ; mais se figurant que parmi les horreurs que lui promettoient ces grands arbres, il vivroit aussi librement qu'au milieu des deserts qu'il avoit résolu de chercher plus loin, il fixa là ses desseins, & sans déliberer davantage, il établit d'abord sa retraite presqu'au sommet de la montagne.

 Là se voyant plus près du ciel, il crut être plus près de Cléon, & ne s'imaginant pas qu'aucun mortel pût le troubler dans cette solitude, qui lui paroissoit déja si agréable, il résolut d'y passer le peu de jours qui lui restoient à vivre. Les premiers jours il n'eut d'autre emploi que de parler aux rochers de sa chere Cléon, & de graver son nom sur l'écorce des arbres. Quelque fois chargé des fruits qu'il avoit amassés, il alloit sur le bord d'un ruisseau, qui se précipitant dans la plaine arrose quelques prairies, & se jette ensuite dans le lignon. Et là considerant la chute de ses eaux : «Voilà, disoit-il, une fidele image de ma fortune ; jamais le ciel ne m'a laissé goûter aucun repos ; & si j'en dois attendre, c'est lorsque je serai dans le cercueil, comme ce ruisseau n'est paisible que lorsqu'il se perd dans le Lignon.»

 Il passoit ainsi les jours entiers, après quoi il regagnoit sa demeure, d'où il ne sortoit point, que le soleil n'eût seché les premieres larmes de l'aurore. Il avoit trouvé une caverne peu éloignée de celle de Laonice ; & ces antres n'étant point l'ouvrage de la nature, il est vraisemblable que c'étoit les druides eux mêmes qui les avoient bâtis autrefois pour sacrifier dans une plus grande liberté, & s'entretenir des principaux points qui regardoient leur religion presque naissante. Les deux premiers jours écoulés, Tyrcis recommença son exercice ordinaire, & quitta sa retraite aussitôt que le soleil parut sur l'horison ; mais au lieu de retourner sur les bords du petit ruisseau, il passa presque tout le jour à contempler la beauté du lieu qu'il avoit choisi pour sa derniere demeure. D'un côté il voyoit tout le Forest, & les sebusiens les plus reculés ; & de l'autre, sa vue s'étendoit jusqu'à la superbe cité que le Rhône & l'Arar arrosent de leurs eaux. Quelque fois il admiroit la hauteur des arbres qui le défendoient du soleil, & quelque fois la terre où ils jettoient de si profondes racines. La nuit le surprit dans ces rêveries, & comme il ne connoissoit pas bien la montagne, il ne put retrouver sa caverne. Il se coucha sous le premier arbre, où il fut long temps sans pouvoir fermer les paupieres ; mais enfin le sommeil s'empara de ses membres appesantis.

 D'un autre côté, Laonice, à qui le secours que les dieux lui avoient promis sembloit un peu trop lent, s'éveilla de bonne heure pour aller selon sa coutume entretenir les zephirs de ses mortelles douleurs. Elle ne marcha pas long temps sans remarquer des coupures sur l'écorce des arbres ; elle s'approche ; & comme elle n'étoit pas moins occupée de Tyrcis, que Tyrcis l'étoit de Cléon, elle comprit bientôt qu'ils étoient là tous deux. Elle ne pouvoit s'imaginer quel mauvais genie lui avoit encore rendu ce mauvais office ; mais ce qui la surprit davantage, fut de l'appercevoir lui-même couché sous un chêne à quelques pas d'elle.

 La joye que Laonice eut de revoir Tyrcis fut troublée par la crainte qu'elle avoit de paroître devant lui. En cet instant tous les refus, & toutes les rigueurs du berger lui revinrent dans l'esprit : elle se rappella surtout ses dernieres paroles comme les plus injurieuses. «Mais, disoit-elle, ce berger mesure sa haine à mon amour. Il croit m'avoir bannie du Forest, & peut-être me banniroit-il encore s'il me revoyoit : ne sois donc pas si hardie, Laonice, que de te montrer à lui. Mais, reprenoit-elle, pourquoi les dieux auroient-ils promis de me guerir ? Peut-être ont-ils déja disposé Tyrcis à me pardonner, & à me recevoir à la place de Cléon.» En même temps, elle s'avance, mais d'un pas incertain & chancelant ; & comme il avoit les yeux fermés : «Veuilles, Amour, dit-elle, que son cœur ne le soit pas ainsi pour moi.» A ces mots, elle met un genou à terre, & se panche pour lui donner un baiser ; mais craignant de l'éveiller, elle se releve promptement sans lui avoir derobé cette faveur. «Helas, continua-t-elle, que pourra ce berger lorsqu'il ne dormira plus, s'il peut m'inspirer de la crainte, lors même qu'il est dans les bras du sommeil !»

 A ces mots elle fuit ; & Tyrcis commençant à gemir, elle s'éloigne pour n'être pas apperçue. Mais, s'étant cachée à quelque pas derriere un arbre, elle avance doucement la tête, & remarque qu'il dort encore. «Peut-être, dit-elle, il ne dormoit pas quand j'ai parlé ; & que s'il a gemi, c'est de compassion. Mais, reprit elle, pourquoi se seroit-il endormi de nouveau ? Non, non, Laonice, ne te flate plus par ces douces illusions, Tyrcis te hait, autant qu'il aime Cléon ; il abhorre ta memoire autant qu'il idolâtre la sienne ; & s'il meurt d'amour pour elle, tu dois penser qu'il ne vivra jamais pour toi.» Alors elle voulut s'en aller ; mais ayant encore jetté les yeux sur Tyrcis, elle vit qu'à moitié relevé il étendoit les bras, & qu'il se frotoit les yeux. Elle demeura donc cachée derriere l'arbre qui la couvroit ; & le berger s'étant levé, tourna d'un autre côté, résolu de ne rien faire qu'il n'eût retrouvé son antre.

 Laonice sentit en ce moment la même violence que si on lui eût arraché le cœur, & sans refléchir à ce qu'elle faisoit, elle suivit le berger d'arbre en arbre, & l'accompagna des yeux, jusqu'à ce qu'il eût trouvé ce qu'il cherchoit. Il entra incontinent dans son antre ; & dès que Laonice ne le vit plus, elle s'approcha le plus qu'elle put, & prêtant l'oreille, pour tâcher d'apprendre les desseins de Tyrcis, elle entendit qu'il disoit : «Chere demeure, qui dois me défendre des injures du ciel, comme cette solitude me défendra pour jamais des importunités de Laonice, pardonne si m'étant égaré, j'ai été une nuit entiere loin de toi !»

 Quelle devint Laonice en ce moment ! Cependant comme elle alloit se retirer desesperée, elle entendit qu'il poursuivoit en ces termes : «Mais, cher antre, si tu veux mettre le comble à mon bonheur, termine bientôt une vie infortunée : si tu ignores quel sujet me fait souhaiter la mort, sçache que j'aimai Cléon, que son trépas nous sépara, & que le mien seul peut nous réunir.» Il se tut ensuite, & Laonice n'étant que trop convaincue des sentimens de Tyrcis pour elle, se retira accablée de la plus vive douleur. Seulement elle se consola un peu dans l'idée qu'elle le verroit souvent, puisqu'il avoit résolu de n'habiter jamais d'autre lieu.

 Pour Tyrcis, après qu'il eut encore soupiré quelque temps, il sortit de sa grotte ; mais n'osant s'éloigner par la crainte de se perdre comme il avoit fait le jour précedent, il s'assit sous un arbre ; là il tira de sa poche toutes les lettres qu'il avoit reçues de Cléon, & les relisant l'une après l'autre, il se representa si vivement toutes les circonstances de sa passion, que dans cet instant, il s'imagina qu'elle respiroit encore. Mais cette agréable illusion ne pouvant durer qu'autant de temps qu'il en employoit à cette lecture, il n'eut pas plus tôt fini, que sa douleur recommença. Ainsi les ayant toutes baisées, & remises dans un petit sac, il se leva, & ne cessa de se promener jusqu'à la nuit autour de sa grotte.

 Laonice employa differemment la journée ; elle n'osa quitter sa retraite, de peur que Tyrcis l'apperçût, & ne s'éloignât pour jamais de ces lieux. Cependant elle ne cessa-de penser aux moyens qui pourroient arrêter le cours d'une haine si irreconciliable. Entre les differentes pensées qui lui vinrent dans l'esprit, l'oracle tint toujours la premiere place. Et ne pouvant en percer l'obscurité : «Mais, dit-elle, si les dieux ont promis à ma passion un remede favorable, ne dois-je pas l'esperer de leur bonté ? Et si je l'espere, pourquoi ne puis-je avoir quelque connoissance des moyens par lesquels je dois l'obtenir ? Une ombre, m'ont-ils dit, doit servir à mon affliction... Mais quelle pourroit-elle être ? Ce ne sera pas celle de Tyrcis ; car si Tyrcis n'étoit plus qu'une ombre, mon mal, au lieu de guerir, deviendroit extrême. Ce ne sera pas celle de Cléon ; car les morts ont quelque memoire des choses de cette vie, ou ils n'en ont point. S'ils en ont, l'ombre de Cléon doit être ravie de la fidelité de Tyrcis ; ainsi j'attendrois vainement qu'elle me secourût. S'ils n'en ont point, quel secours pourrois-je esperer d'un lieu où regne l'oubli ? Non, non, Laonice, continuoit-elle, tes malheurs doivent être éternels. Si les dieux avoient voulu les terminer, ils t'en eussent inspiré quelque moyen plus facile. Mais, reprenoit-elle, n'est-ce pas un commencement de bonheur, que Tyrcis ait été conduit si près de toi ? Le monde n'a-t-il point d'autres deserts ? Le Forest même n'a-t-il pas d'autres solitudes, si quelque genie qui veille sur toi, n'avoit pris soin de l'amener ici pour te guerir ?»

 Alors, elle ouvrit les tablettes, où elle avoit écrit l'oracle qui la regardoit ; & l'ayant relu plusieurs fois : «Les dieux, reprit-elle, assurent que si Laonice est ferme dans son affection, le ciel promet pour elle un remede à sa passion... Ce remede dépend-il de l'affection de Laonice, ou de Laonice même, ou de l'ombre ? ou Laonice & l'ombre ne sont-elles point une même chose ?» A ces mots, s'étant arrêtée, & ayant rêvé profondement : «Hazardons, dit-elle, le pis qui puisse t'arriver, est de te perdre. Et les dieux te l'auroient-ils inspiré ce dessein, s'ils n'avoient voulu le faire réussir ?»

 Elle passa tout le reste du jour dans cette idée ; & dès que la nuit fut un peu avancée, elle sortit de sa grotte, pour se rendre à celle de Tyrcis. Durant le chemin elle fut combattue de mille irrésolutions ; & la crainte d'échouer lui fit trouver impossible les choses même les plus aisées. Quelque fois elle s'imaginoit que se concilier Tyrcis par une tromperie, c'étoit le moyen de le perdre bientôt ; & quelquefois elle se persuadoit qu'il reconnoîtroit sa voix, ou que la lune qui commençoit à paroître trahiroit son secret. Mais lorsqu'elle se souvenoit d'avoir entendu dire, qu'en amour les artifices, les larcins même étoient permis, elle reprenoit courage, & persistoit dans sa premiere résolution. La seule crainte qui la toucha plus sensiblement, fut de le rencontrer hors de sa grotte ; elle ne pouvoit s'imaginer qu'un autre lieu fût aussi favorable à ses desirs.

 C'est pourquoi en allant, elle regarda curieusement s'il ne se seroit point égaré, comme il avoit déja fait une fois. Mais malgré le clair de la lune ne l'ayant point vu, elle arriva vers le milieu de la nuit, au même lieu où elle avoit suivi Tyrcis un peu auparavant. Et s'étant approchée de la grotte, elle prêta l'oreille pour sçavoir s'il étoit endormi. Dès qu'elle en fut assurée, elle se recommanda à l'Amour, & au dieu du sommeil & des songes ; elle adoucit ensuite sa voix, & prononça trois fois le nom de Tyrcis.

 A ce nom, le berger s'éveilla à moitié, & jettant un profond soupir, il se tourna du côté de Laonice. La bergere commençant à bien esperer : «Sçache, Tyrcis, continua-t-elle du même ton de voix, que je viens de la part des dieux, t'ordonner de finir cette haine que tu as si injustement conçue contre la belle Laonice. Tu dois l'aimer desormais, si tu ne veux attirer sur toi le courroux de la divinité qui le veut ainsi. Et pour te faire mieux comprendre que c'est en effet un ordre des suprêmes intelligences, sois assuré que demain tu trouveras la bergere près d'ici, autant disposée à te pardonner tes rigueurs, que tu dois l'être à t'en repentir. Ne manque donc pas à la chercher avec soin ; & ne crains plus d'offenser Cléon, puisque c'est elle-même qui t'apporte l'ordre des dieux.»

 Laonice se retira incontinent ; & Tyrcis qui, au nom de Cléon avoit commencé d'ouvrir les yeux, n'eut que le temps de la voir disparoitre, car en cet instant le berger ne put souffrir la clarté, & se tourna de l'autre côté. Il avoit entendu confusément le discours de Laonice ; cependant il ne laissa pas d'en retenir le sens. Mais, conme il n'étoit pas bien éveillé, il se rendormit aussitôt, sans avoir fait autre chose que de prononcer deux fois en soupirant le nom de Cléon. Laonice l'entendit distinctement, car elle revint prêter l'oreille à l'ouverture de la grotte. Enfin elle se retira tout-à-fait, & reposa comme elle put jusqu'au jour.

 Tyrcis d'un autre côté se leva fort matin ; & comme il n'avoit rien de si present à l'esprit que l'amour qu'il conservoit pour les cendres de Cléon, il ne fut pas long temps sans penser à ce qui lui étoit arrivé durant la nuit. Il se figura d'abord que c'étoit un songe ; mais tout-à-coup se souvenant de ce qu'il avoit entendu, il ne douta plus que ce ne fût une vision. Ainsi croyant que c'étoit l'ombre de Cléon qu'il avoit vue : «Mais, chere ombre, dit-il les yeux baignés de larmes, se peut-il que tu te sois lassée de mes pleurs, & de mes soupirs ? Cette passion que j'ai conservée si pure, auroit-elle bien pû te devenir importune ? Si dans la felicité dont tu jouis, & dont la splendeur qui t'accompagne jusque dans l'horreur de la nuit, m'est une preuve indubitable ; si dans cet état bienheureux tu es fâchée que je ne puisse te donner que de foibles marques de mon amour : considere au moins que si elles périssent presqu'en naissant, cet amour qui les produit sera éternel.» A ces mots il se tut ; puis reprenant la parole : «Mais enfin, continuoit-il, Cléon qui se plait à te faire entreprendre les choses les plus difficiles, te commande d'aimer Laonice. Si tu lui desobéis, ton crime sera d'autant plus grand, que tu ne peux plus offenser Cléon que comme une divinité. Si tu lui obéis, que deviendront les sermens que tu as faits de n'aimer jamais qu'elle ? Mais, ajouta-t-il, puisqu'elle t'a forcé à les faire, ne peut-elle pas t'obliger à les rompre ? Ah, chere Cléon, que cette derniere rigueur dont vous usez envers moi est insupportable ! & qu'il étoit bien plus juste que vous m'ordonnassiez de mourir, que de vivre pour Laonice !»

 A ces mots, il sortit de sa grotte, non pour aller chercher Laonice ; mais pour voir comment il pourroit obéir à Cléon. Et comme il étoit impossible qu'alors il ne songeât à la bergere, il se rappelle toutes les marques d'amour qu'elle lui avoit données. Il en étoit d'autant plus frappé, qu'elle les lui avoit continuées malgré sa haine & ses mépris. Sa beauté sembloit ensuite lui inspirer de la compassion ; & toutes les fois qu'il pensoit aux rigueurs dont il avoit usé à son égard, il se laissoit toucher d'une espece de repentir. Seulement il ne pouvoit lui pardonner la vengeance qu'elle avoit tirée de Silvandre & de Phylis. Il lui sembloit que cette malice tramée avec tant d'art ne pouvoit partir que d'un cœur noir & perfide. Puis comme s'il eût rougi de la condamner sans l'entendre : «Cependant, disoit-il en lui-même, la vengeance a sa douceur ; & comment une bergere s'en seroit-elle défendue, si les heros mêmes ont eu plus de peine à résister aux mouvemens de cette passion, qu'à conquerir des empires ? Il n'étoit pas raisonnable que Laonice fût moins imparfaite que le reste des mortels ; & peut-être étoit-ce pour cela qu'Hylas me disoit dernierement, que s'il en avoit eu le loisir, il m'eût fait avouer que Laonice n'étoit pas si coupable que je me le figurois. Il m'eût dit sans doute que son ressentiment m'étoit avantageux, & que je devois lui en sçavoir gré, puisqu'elle avoit témoigné par là qu'en me perdant elle avoit cru perdre la seule chose qui pouvoit la contraindre à faire une trahison.»

 C'est ainsi que Tyrcis condamnoit tantôt Laonice, & tantôt l'excusoit, en s'imputant à lui-même la cause de son artifice ; mais lorsqu'il revenoit à Cléon, il s'en occupoit pour long temps. Il passa presque tout le jour dans ces combats, & ne s'éloigna de sa grotte que pour aller boire au petit ruisseau, où il venoit ordinairement se desalterer. Mais Laonice ayant vu le jour disparoître, sans avoir eu des nouvelles de Tyrcis, commença à craindre que sa tromperie ne fût découverte. Elle l'avoit toujours attendu dans un endroit du bois où les arbres forment un ombrage plus délicieux que dans tous les autres. Dans son impatience, au moindre bruit, à la moindre agitation des feuilles, elle tournoit la tête, & s'imaginoit toujours que c'étoit Tyrcis. Enfin après avoir passé le jour dans ces mortelles inquietudes, elle résolut de contrefaire l'ombre une seconde fois, avec serment de la devenir elle-même, supposé qu'elle ne réussit pas mieux que la premiere fois. «Ce sera alors, dit-elle, qu'attachée inseparablement aux pas de l'ingrat, je le tourmenterai sans cesse.» Déja elle étoit sur le point de partir pour se rendre dans la grotte de Tyrcis, à la même heure qu'elle y avoit été le jour précedent ; mais craignant que le berger ne fût éveillé, dans l'esperance de revoir une seconde fois Cléon, elle aima mieux n'y aller qu'un peu avant le jour. Ainsi elle passa la nuit sous ces arbres, & lorsqu'elle jugea qu'il étoit temps de partir, elle s'en alla pour executer son nouveau dessein.

 Dès qu'elle fut à l'ouverture de la grotte, elle prêta l'oreille, comme elle avoit déja fait, & lorsqu'elle fut assurée que Tyrcis dormoit, elle entra avec le moins de bruit qu'elle pût. Elle commença par le nommer, & le berger lui fit connoitre qu'il n'étoit pas entierement plongé dans le sommeil. Elle se hâta donc de lui dire : «Berger, ta desobéissance a offensé les dieux & Cléon ; la rigueur de Laonice sera la punition de ton crime. Si tu ne veux qu'elle soit inexorable, répare dès aujourd'hui la faute que tu commis hier, & souviens-toi encore une fois que c'est Cléon qui te l'ordonne, & que tu ne dois point esperer de grace auprès d'elle, si tu n'obéis.»

 En même temps elle sortit, & restant à l'entrée, elle entendit Tyrcis soupirer, & parler ensuite en ces termes : «Helas, chere Cléon, pourquoi fuir si promptement ce Tyrcis qui fut autrefois la moitié de ta vie ? ou pourquoi m'imposer maintenant une loi qu'autrefois tu aurois eu horreur de me prescrire ? Les dieux sont-ils donc sujets au changement comme les autres hommes ?» Alors il se tut, & Laonice étoit sur le point de s'en retourner, lorsque tout à coup reprenant la parole : «Hé bien, dit-il, je la suivrai cette loi que tu me prescris ; & puisque les dieux t'ont inspiré quelque pitié pour Laonice, il n'est pas juste que je sois moins sensible que toi.» A ces mots il recommença de soupirer, & la bergere transportée de joye ne voulut pas en entendre davantage. Seulement elle ne s'éloigna que de quelques pas, pour lui donner l'occasion d'obéir promptement aux ordres de Cléon.

 Cependant Tyrcis gueri de son aversion pour Laonice, se persuada bientôt qu'il trouveroit auprès d'elle plus de douceur que dans la solitude qu'il avoit choisie. Il se leva aussitôt que le jour parut, & ne pouvant s'imaginer en quel lieu il trouveroit la bergere : «Qu'est-il besoin, dit-il, de m'en inquieter ? les mêmes dieux qui m'ont ordonné de l'aimer sçauront bien me procurer les moyens de la voir.» A ces mots il sort, & sans sçavoir où il va, il suit la premiere route que le hazard lui offre. Laonice ne tarda pas à l'appercevoir ; & s'étant mise dans son chemin, elle s'assit, & commença à chanter quelques vers sur le bonheur de sa solitude.

 A cette voix, Tyrcis admire la providence des dieux, & se glissant d'arbre en arbre, il arrive près d'elle, lorsqu'elle achevoit de chanter. Il se jette incontinent à ses genoux ; mais la bergere feignant d'être effrayée voulut se lever pour fuir ; & Tyrcis l'arrêtant par sa robe : «Belle Laonice, dit-il, la même Cléon qui m'empêcha autrefois d'estimer votre beauté, m'ordonne maintenant de vous aimer : heureux si vous daignez recevoir mes hommages !» Alors Laonice faisant semblant d'être étonnée : «Cruel, lui répondit-elle, pourquoi viens-tu me persecuter dans ces lieux, où j'ai trouvé un remede contre tes rigueurs passées ? Si tu es ce Tyrcis dont la cruauté m'a fait tant de fois mourir, qui t'engage à venir me promettre un bien dont tu m'as tant de fois ravi l'esperance ? Et si tu n'en es que l'ombre, dis-moi qui t'a fait abandonner Cléon, dont tu as si long temps idolâtré les cendres ? Je suis veritablement, repliqua le berger, ce même Tyrcis, qui ne pouvant renoncer à sa passion pour Cléon, eût mieux aimé mourir que de l'oublier ; mais depuis qu'elle en a autrement ordonné, j'ai cru que Laonice seule devoit me posseder.»

 A ces mots il s'avance pour lui prendre la main, & la bergere s'éloignant : «Tyrcis, lui dit-elle, attens, je doute encore si ce que je vois n'est point une illusion : laisse-moi me rassurer... Voir Tyrcis à mes genoux... Tyrcis parler d'amour à Laonice... O ciel qui le pourroit croire ! Il est aussi vrai que je vous aime, repartit le berger, qu'il est vrai que je vis. Mais, repliqua la bergere, quelle preuve en dois-je demander ? Le repentir de ma haine passée, & les sermens que je fais de n'être jamais qu'à vous, ajouta Tyrcis.» A l'instant il lui prit la main, & la baisa. «Je connois maintenant, dit Laonice en souriant, que vous avez un corps. Ah, continua le berger, si vous daignez venir à Montverdun, vous y recevrez la derniere preuve que je puis vous donner de mon amour.»

 Laonice qui ne souhaitoit rien tant, fit encore quelques difficultés, après quoi elle consentit enfin au desir de Tyrcis. Et s'étant demandé en chemin quel hazard les avoit conduits dans cette forêt, Laonice lui montra l'oracle qui lui avoit été rendu, & Tyrcis lui raconta de quelle maniere cet oracle s'étoit verifié. Il parla si naïvement de l'ombre qui lui avoit apparu, des discours qu'elle lui avoit tenus, & de cette grande clarté dont il l'avoit vue environnée, que Laonice ne pût s'empêcher de rire du succès de son artifice. Enfin lorsqu'ils furent arrivés au temple, Tyrcis supplia Laonice de consentir qu'un druide unît leur destinée. Laonice y consentit ; ils descendirent ensuite dans la plaine pour apprendre leur mariage aux bergers, & aux bergeres de leur connoissance.

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LIVRE DIXIÈME.



 Cependant les bergers du Lignon étoient dans un trouble extrême ; Lycidas sur tout paroissoit digne de compassion. Adamas lui-même trouva si justes les regrets du berger, que durant tout le chemin il ne lui dit rien. Mais lorsqu'ils furent tous arrivés, & qu'Astrée & Diane, Celadon & Silvandre eurent été mis dans les chambres que le druide leur avoit destinées, Bellinde & Phylis qui étoient toujours l'une auprès de Diane, & l'autre auprès d'Astrée, remarquerent qu'elles ouvroient insensiblement les yeux ; elles les entendirent même pousser un grand soupir. Aussitôt Phylis courut en avertir Adamas, & le druide vint incontinent où étoit Celadon, pour voir s'il n'auroit point donné aussi quelque signe de vie ; mais il les trouva Silvandre & lui dans le même état, où ils étoient auprès de la fontaine. Alors il ordonna qu'on les deshabillât, & lui-même aida Lycidas, tandis que Thamyre & Hylas mettoient Silvandre dans un lit.

 Et pour mieux s'assurer de la mort d'Alexis, Adamas examina si le cœur ne lui palpitoit plus ; il crut que la chaleur naturelle n'étoit pas encore éteinte ; il ne se trompoit pas. L'enchantement avoit rendu cet évanouissement plus long que les autres ne le sont communément. Il courut à l'instant dans son cabinet, pour y chercher des remedes, & il en trouva de si efficaces, qu'il délivra les deux bergers de l'espece de léthargie dans laquelle ils étoient tombés. Alors Lycidas s'accusant des blaphêmes qu'il avoit proferés, se jette à genoux, & levant les yeux au ciel : «Grands dieux, s'écria-t-il ! vous qui par une secrete providence gouvernez toutes choses, je vous rends graces de la faveur que vous me faites en me rendant Celadon ; je confesse l'énormité de mon crime, & je vous en demande pardon.»

 Pour Celadon, dès qu'il eut ouvert les yeux, il se souvint du combat où il s'étoit exposé ; & croyant se voir étendu sur la poussiere, & couvert de blessures, il fut bien surpris lorsqu'il se vit dans un lit, & Lycidas & le druide auprès de lui, au lieu des lions & des licornes. Il se rappella incontinent l'accident qui lui étoit arrivé chés Galatée, après qu'on l'eut tiré de l'eau ; mais ne pouvant comprendre comment il avoit été délivré de la fureur des lions, il tourna ses yeux languissans sur Adamas, & lui prit la main, comme s'il eût douté que les objets qui s'offroient à ses regards fussent veritables. Adamas devina ses soupçons, & se penchant sur lui : «Celadon, lui dit-il, les dieux se sont opposés au dessein que vous aviez formé contre vous-même, vous vivez, mon fils, malgré tout ce que vous avez fait pour mourir ; & j'espere tout pour votre satisfaction, & pour la mienne. Mon pere, lui répondit Celadon, avec une voix foible, si je dois employer les jours qui me restent à pleurer Astrée, que j'ai vue dans le même péril que moi, pensez-vous que chaque moment de ma vie ne me soit pas plus insupportable que mille trépas ?»

 En même temps Lycidas l'embrassant, & lui faisant des caresses extraordinaires : «Mon cher frere, lui dit-il, Astrée se porte mieux que vous, & j'ai entendu Phylis en assurer Adamas. Mais, mon pere, continuoit-il, en dois-je croire Lycidas ? Vous le devez, répondit le druide, & vous pouvez juger de son état par celui où vous êtes. Tout ceci est un effet de l'enchantement ; & ce qui me le fait croire, est que les lions & les licornes sont changés en de grandes figures de marbre, qui gardent encore leur forme & leur couleur. D'ailleurs il est arrivé à Silvandre, à Diane, & à la belle Astrée la même chose qu'à vous. Comment, s'écria Celadon, Silvandre respire encore ? Oui, repartit le druide, & bientôt vous n'en douterez point.»

 A ces mots il entr'ouvre le rideau, & lui montre ce berger qu'Hylas & Thamyre tâchoient de consoler. Comme ils ignoroient le sujet qui lui avoit fait rechercher la mort, & qu'ils s'imaginoient que c'étoit le seul déplaisir de vivre inconnu, ils lui representoient qu'il ne devoit point s'affliger, puisque la vertu trouve par tout un azile, & que son merite lui avoit gagné les cœurs de tant de bergers, qu'il ne pouvoit jamais manquer du nécessaire ; mais comme ils ne touchoient point la cause de son mal, ils jugerent par ses réponses que la cause de sa douleur leur étoit inconnue. Ils le laisserent donc malgré eux dans cet état, car le druide les enmena à la priere de Celadon, qui, pour entretenir Silvandre, ne vouloit d'autre témoin que Lycidas.

 Dès qu'ils furent sortis, Celadon alla trouver Silvandre, qui lui dit : «Ah, berger, que je suis irrité contre vous ! pourquoi m'avoir empêché de me précipiter ? Voyez à quoi je suis réduit ; je ne puis plus éviter la presence de Pâris, & de Diane, dont l'un excite ma jalousie, & l'autre me tue par son changement. Je ne sçaurois m'en repentir, lui dit Celadon en l'embrassant ; il est beau pour moi d'avoir contribué à la conservation d'un berger tel que vous, mais je suis bien fâché, moi, que vous ayez voulu être compagnon de ma fortune ; sans vous je serois mort dans cette aventure ; & les dieux ne m'ont conservé la vie, que pour me punir de vous avoir laissé exposer la votre dans une occasion, où nul autre amant que moi ne devoit perir.

 Sans vouloir pénétrer les secrets du ciel, ajouta Silvandre, dites-moi si vous ne sçavez rien de Diane. Je n'ai pas eu le temps de m'en informer, répondit Celadon ; j'ai sçu seulement qu'Astrée vivoit encore ; mais Lycidas pourra nous en instruire.» Il l'appelle à l'instant, & Lycidas s'étant assis auprès d'eux, il leur raconta ce que Phylis avoit dit au druide. Silvandre en montra d'abord quelque joye ; mais reprenant tout à coup avec un profond soupir : Helas, dit-il, Pâris est sans doute auprès d'elle maintenant, & s'efforce de reparer les plaisirs qu'il a perdus durant son évanouissement. Non, répondit Lycidas ; il est occupé à faire les honneurs de sa maison ; Adamas lui a commandé de faire compagnie à Galatée, à Rosanire, & aux nymphes qui sont venues de Marcilli.» Alors Celadon prenant la parole demanda à son frere depuis quand elles étoient arrivées ; & il lui répondit que c'étoit ce jour même, & qu'elles s'étoient habillées en bergeres. A ce mot Silvandre soupira, & Lycidas ravi de voir son frere, se mit à sourire. Celadon lui en ayant demandé le sujet : «Je ris, dit Lycidas, de la jalousie de Silvandre. On diroit à l'entendre que Diane a déja eu des enfans de Pâris, & cependant à peine y a-t-il entr'eux une seule promesse de mariage.»

 Silvandre pensant que Lycidas se moquoit : «Berger, lui dit-il de l'air du monde le plus affligé, qu'avez-vous contre moi pour me traiter si cruellement ? Je vous jure, repliqua Lycidas, que je dis la verité, & s'il vous est aussi facile d'empêcher que Pâris n'épouse Diane, qu'il est certain qu'ils ne sont point encore mariés, vos malheurs cesseront bientôt.» Alors Silvandre témoignant une extrême satisfaction : «Oui, dit-il, quelque vaine que soit l'esperance qui me reste, elle me plaît d'autant plus, que Diane m'avoit défendu de mourir, jusqu'à ce que son mariage fût consommé. Mais, reprit Lycidas, qui donc vous a fait croire qu'il l'étoit ? C'est, repartit Silvandre, le berger qui a soin de mes troupeaux ; il m'en parla avec tant de naïveté que je le crus. Il jura même que le berger de Lycidas avoit vu toute la céremonie des nôces. Mais puisque ce malheur n'est point encore arrivé : grands dieux, continua-t-il, en levant les yeux au ciel, détournez de moi ce coup funeste, ou s'il est inévitable, permettez-moi du moins de le prévenir par mon trépas !»

 A peine Silvandre eut achevé, que se tournant vers Celadon : «Mais, berger, lui dit-il, que faisons-nous ici ?» Incontinent Silvandre prend ses habits ; mais Celadon ne peut trouver les siens. Adamas qui avoit emporté les habits de la feinte Alexis, avoit oublié de mettre à la place ceux que Celadon avoit portés auparavant. Silvandre & Lycidas resterent donc auprès de lui, & Lycidas leur raconta tout ce qu'il avoit remarqué de l'enchantement.

 Cependant Adamas étoit près d'Astrée ; & la bergere lui demandant pourquoi elle n'étoit pas dans un tombeau, & par quel malheur elle étoit séparée d'Alexis, il lui répondit : «Je ne puis vous le dire, parce que je n'ai point encore sçu ce que vous me demandez. Mais quand les dieux auroient ordonné que vous ne la vissiez jamais, je trouverois cette loi fort juste, puisque vous l'avez traitée avec le dernier mépris. Mais, reprit la bergere, vous avez voulu que je lui pardonnasse ; je l'ai fait, & j'ai consenti à l'aimer comme auparavant. Pourquoi donc les dieux ne me la rendroient-ils pas, s'ils sçavent que je ne suis plus irritée, & que je ne puis vivre sans elle ?

 Quand je vous ai parlé de son innocence, repliqua le druide, je n'ai rien dit que ce que j'étois obligé de vous reveler par la connoissance que j'avois de sa discretion. Mais plus sa conduite a été pure, plus vous avez été criminelle, & c'est ce qui me fait craindre que les dieux ne veuillent pas que vous possediez jamais un berger que deux fois vous avez injustement banni de votre presence. Je vois bien, mon pere, dit froidement Astrée, qu'Alexis n'est plus, & que les dieux me punissent avec justice ; mais s'ils me laissent vivre, & si après m'avoir punie de l'injuste colere que je conçus contre Celadon, ils ne me récompensent de l'amour que j'ai conservé pour lui au milieu de nos plus grandes infortunes, leur injustice est extrême.» A ces mots elle ne put retenir ses larmes ; & Adamas touché de compassion : «Ma fille, lui dit-il, attendez à vous affliger, que vous soyez mieux instruite. Le soin que j'ai pris de vous m'a empêché de sçavoir le sort d'Alexis ; mais si vous me promettez d'attendre mon retour avec patience, je vous en rendrai un compte fidele.

 Mon pere, lui répondit Astrée, bien que l'état où je l'ai vue m'empêche de douter de sa mort, j'attendrai que vous veniez me la confirmer, afin que vous approuviez ensuite le dessein que j'ai pris de la suivre. Mais, continua-t-elle, ne me flatez point ; car en pensant me consoler, vous augmenteriez mon desespoir.»

 Adamas le lui promit ; & voyant que Bellinde parloit à Diane, il ne voulut pas les interrompre. Il se rendit tout de suite auprès de Celadon, où trouvant Silvandre levé, & moins triste qu'auparavant, il en témoigna une joye extrême ; puis s'approchant de Celadon : «Hé pourquoi, lui dit-il, n'êtes-vous pas levé aussi ? avez-vous moins de courage que Silvandre ?» Lycidas prenant la parole : «Mon pere, répondit-il ; c'est que je n'ai pû trouver ses habits.» Alors Adamas se souvint qu'il les avoit enfermés, & sur le champ il alla les chercher ; puis les apportant : «Tenez, lui dit-il, mon fils, ainsi puissent les dieux ne vous accorder que de la satisfaction sous cet habit, comme je vous le rends avec un desir extrême de vous voir heureux ! N'êtes-vous pas charmé, continua-t-il, de reprendre cet habit ? Et ne l'aimez-vous pas mieux que celui d'Alexis ? Mon pere, dit-il froidement, je vous avoue que je l'ignore. Sous l'habit d'Alexis Astrée m'a commandé de mourir, & sous l'habit de Celadon elle me défendit sa presence.»

 Adamas comprit que ce souvenir l'affligeoit ; & se retirant un peu, pour lui donner le temps de s'habiller : «Celadon, reprit-il, ne déliberez point sur le choix, prenez seulement l'habit que je vous ai apporté, & me laissez le soin du reste.» Alors Celadon s'habilla, & dès qu'il parut, Adamas & Lycidas l'embrasserent tendrement. Aussitôt Adamas le prit par la main, & l'enmenant hors de la chambre : «Mon fils, lui dit-il, sçachez qu'Astrée n'a plus d'autre mal que les inquietudes que vous lui causez. Venez vous-même l'instruire de ce qui vous regarde.» Celadon changea de couleur, & retirant doucement le bras : «Mais, mon pere, dit-il, elle m'a commandé de mourir... Si vous l'aimez, reprit le druide, vous ne devez pas refuser de la voir ; j'ai préparé son esprit en votre absence.»

 A ces mots il pria Silvandre & Lycidas de les attendre ; & menant dans la chambre d'Astrée Celadon, qui trembloit à chaque pas qu'il faisoit, il s'approcha du lit, & entr'ouvrant les rideaux, il lui prit la main, & se mit à soupirer, feignant de ne pouvoir dire une seule parole. Astrée tourna doucement les yeux sur lui, & s'imaginant qu'il venoit lui annoncer quelque funeste nouvelle : «Ah, mon pere, lui dit-elle, que votre silence m'annonce bien clairement mon desastre ! Alexis n'est plus !» Alors Adamas la regardant d'un œil affligé en apparence : «Ma fille, lui répondit-il, je ne vous dirai point une si funeste nouvelle ; mais quand j'y serois forcé, peut-être n'auriez-vous pas besoin de consolation ; car enfin vous l'avez desiré, vous l'avez même commandé.»

 Alors un frisson saisit Astrée ; & la bergere serrant la main d'Adamas : «Ah, mon pere, lui dit-elle, expliquez-vous ; & quelqu'accident qu'il lui soit arrivé, daignez me le raconter ; je n'attens plus d'autre consolation.» En prononçant ces mots elle parut si pénétrée, qu'il sembloit qu'elle alloit expirer. «A quoi sert, lui dit Adamas, de vouloir apprendre ce que vous sçavez mieux que moi ? Vous avez vu Alexis combattant avec les lions... Mais, mon pere, ajouta-t-elle, est-il possible qu'ils ayent tourné leur furie contr'elle seulement ? Etois-je moins capable d'assouvir leur rage ? Dieux cruels, continua-t-elle en fondant en larmes ! Malheureuse Astrée... Malheureuse Alexis, se peut-il que tu ne sois plus, & que ma seule rigueur ait causé ta perte !»

 Elle voulut en cet instant retirer sa main pour la porter à ses cheveux ; mais le druide se saisissant encore de l'autre : «Ma chere fille, lui dit-il, écoutez un seul mot, après quoi je vous permets d'exercer sur vous-même toutes les violences que votre desespoir vous inspirera.» A ces mots Astrée se remit un peu ; & Adamas continuant : «Puisque vous voulez, lui dit-il, que je ne vous cache rien, je vous dirai qu'en effet Alexis n'est plus ; mais afin de vous convaincre qu'au dernier moment elle n'a rien eu de plus cher que le souvenir d'Astrée, je veux vous remettre un gage qu'elle a laissé, & qui ne peut appartenir qu'à vous, puisqu'aussi bien il vous a toujours appartenu durant sa vie.» Astrée crut alors qu'Adamas vouloit lui rendre le nœud, la bague, & le portrait que Celadon avoit eus d'elle ; & tendant les mains au druide : «Hâtez-vous, mon pere, lui dit-elle, hâtez-vous de me rendre ce qu'Alexis a plus soigneusement conservé que je ne le meritois.»

 Adamas ouvrit alors le rideau, & prenant le berger par la main : «Tenez, lui dit-il, belle Astrée, voici Celadon qu'Alexis vous ordonne de recevoir, & dont la vie doit vous être d'autant plus chere, qu'il ne la conservera que pour votre gloire & pour votre satisfaction.» Quel fut l'étonnement d'Astrée ! Elle demeura quelque tems immobile ; mais Celadon au contraire s'étant jetté à genoux, & lui ayant pris une main : «Charmante bergere, lui dit-il, si mon amour merite quelque grace, pardonnez-moi les crimes que je puis avoir commis contre vous. Si les maux que j'ai soufferts ne vous ont point encore satisfaite, suppléez-y par votre pitié, & permettez-moi du moins de vous rendre ces devoirs que vous avez agréés autrefois.»

 Le berger profera ces mots avec tant d'amour, qu'Astrée l'embrassa sans écouter d'autre consideration que celle de sa tendresse ; & quoiqu'elle fût encore interdite, elle lui dit d'une voix entrecoupée : «Mon cher Celadon, je te donne mon cœur même ; & s'il me reste quelque pouvoir sur toi, je te prie, je t'ordonne de m'aimer & de vivre.» Celadon ravi en admiration, fut quelque temps sans pouvoir lui répondre : «Mais enfin, Astrée, repliqua-t-il, je vivrai, puisque vous daignez l'ordonner ainsi. Lorsque j'ai cru que ma vie vous déplaisoit, je l'ai eue mille fois plus en horreur que la mort ; mais puisque vous êtes enfin touchée de ma perseverance, & que vous me rendez votre amitié, chere Astrée, mes jours n'auront plus de nuit, & je serai le plus heureux berger du Lignon. Vous le serez sans doute, reprit doucement Astrée, si votre bonheur dépend de mon amour. Souvenez-vous que si vous avez toujours la même discretion, je mourrai plus tôt que de vous manquer.» En même temps, elle l'embrassa encore ; & Celadon transporté de joye oublia non seulement les maux qu'il avoit soufferts, mais encore ce qu'il devoit à la presence d'Adamas.

 Phylis qui avoit été témoin de cette reconciliation, perdit enfin patience, & vint interrompre ce ravissement. D'un autre côté Adamas craignant que ce passage d'une tristesse extrême à une joye excessive, ne fît quelque mal à la bergere : «Ma fille, lui dit-il en s'approchant, si la vie de Celadon vous est chere, il faut que vous me permettiez de l'enmener. Je crains que n'ayant pû mourir de douleur, lorsqu'il éprouvoit votre cruauté, il ne meure de joye au milieu des faveurs dont vous le comblez maintenant. Mon pere, dit Astrée, vous seul m'avez donné Celadon, vous pouvez aussi me l'ôter quand il vous plaira : je ne vous accuserai point d'injustice. Ce n'est pas, interrompit le druide, que je veuille vous le ravir pour long temps. Je vous proteste au contraire qu'avant deux jours je vous le rendrai pour jamais, & que j'envoyerai chercher Phocion pour en être témoin, du moins si vous consentez à recevoir Celadon pour vôtre époux.»

 Astrée & Celadon ayant témoigné au druide que c'étoit là l'unique objet de leurs desirs : «Mes enfans, leur dit-il en les tenant tous deux embrassés, ainsi puissent les dieux vous combler de leurs faveurs, comme je sçai que vous les meritez ! Si je differe jusqu'à demain la cérémonie, c'est pour la rendre plus solemnelle, & pour donner à Phocion le plaisir d'en être témoin.» A ces mots il prend Celadon par la main, & l'enmene, après avoir conseillé à la bergere de prendre quelque repos, puisque c'étoit le seul remede qui pût la rétablir. Quelque courte que dût être cette séparation, les deux amans ne laisserent pas de s'en affliger, & de la regarder comme ces legeres douleurs que le ciel a coutume de mêler aux plus doux plaisirs de la vie.

 Dès que le druide fut sorti, Bellinde se remit sur le lit de sa fille, & se penchant sur elle : «Hé bien, Diane, lui dit-elle, votre compagne verra bientôt ses desirs accomplis : elle va jouir de mille delices avec Celadon ; refuserez-vous celles que vous offre la possession de Pâris ? Vous n'avez plus maintenant d'excuse legitime ; car enfin vous voilà dispensée du vœu que vous aviez fait, d'aller vivre parmi les carnutes, puisqu'Astrée n'y va point ; & si vous avez juré de suivre le même genre de vie qu'elle, vous devez vous marier. Madame, répondit froidement Diane, feignant d'être malade, je me sens si près de la mort, que je ne puis m'occuper d'un autre objet. Si vous m'aimez, continua-t-elle d'un ton foible & languissant, je vous conjure, madame, par le nom de mere que vous portez, de ne m'en plus parler.»

 Bellinde ne se défiant point de l'artifice de Diane, crut qu'en effet elle alloit expirer. C'est pour cela qu'elle lui dit, le visage baigné de larmes : «Ma chere Diane, puisque ce discours t'importune, je le laisse pour jamais. Promets-moi seulement de vivre, & je te jure que je n'oublierai rien pour obtenir des dieux que tu ne sois point mariée, & qu'ils revoquent l'arrêt qu'ils ont prononcé en faveur de Pâris.» Diane qui en demandoit moins, fut pourtant ravie que Bellinde eût rélâché de sa premiere rigueur. Et feignant de reprendre un peu de force : «Madame, ajouta-t-elle, que les dieux me punissent, si je ne vous ai desobéi à regret ; mais s'ils me laissent encore trois jours de vie, je proteste que je ferai exactement tout ce que vous me commanderez.»

 Cependant le principal dessein de Diane étoit de ce prévaloir du temps, & de tromper Bellinde, ensorte qu'elle pût s'attacher au sort de Silvandre. Jamais elle n'osa en demander des nouvelles en presence de sa mere ; mais persuadée que Phylis pourroit lui en donner, si Bellinde sortoit, elle feignit de vouloir dormir, & ferma peu à peu les yeux. Alors Bellinde se retira doucement, & pria Phylis d'observer Diane, tandis qu'elle iroit trouver Adamas. Phylis le promit, & crut en effet que sa compagne étoit assoupie, tant elle le sçavoit feindre. Mais dès que Bellinde fut sortie, la bergere affligée quitta son lit, & s'étant jettée dans celui d'Astrée : «Ma sœur, lui dit-elle, me voici bien combattue. Je ressens une joye extrême de vous voir dans le repos qu'Adamas vous a procuré en vous rendant Celadon, & je meurs de regret que les dieux me refusent Silvandre. L'interêt que je prens à votre satisfaction adoucit ma douleur ; mais il ne peut, je l'avoue, la guerir entierement... Helas, j'ignore même ce qu'est devenu Silvandre.

 Ma compagne, répondit Phylis, il a eu le même sort que vous ; on l'a apporté dans le même char. On l'a mis dans la chambre où étoit Celadon. Adamas l'a si bien secouru, qu'il se porte maintenant mieux que vous ; & lorsqu'Adamas est entré la seconde fois, il m'a dit qu'il étoit levé, & qu'il avoit laissé Lycidas auprès de lui.» Helas, reprit Diane, que nous sert tant de conformité dans nos caractéres, & dans nos aventures, si le destin s'oppose à notre union !» A ces mots, elle soupira ; puis s'adressant à Astrée : «Ma sœur, lui dit-elle, je serois d'avis que l'on ouvrît ces fenêtres, & que nous nous levassions ; aussi bien ne pouvons-nous reposer, vous à cause de votre joye ; moi à cause de mes ennuis. Ma sœur, répondit Astrée, Adamas m'a défendu de me lever d'aujourd'hui. Mais je sçai que votre impatience n'a point d'autre objet que Silvandre ; soyez tranquille, vous le verrez avant la fin du jour. Ah, ma sœur, continua Diane, puisqu'Adamas a ordonné qu'on nous laissât seules, Silvandre est trop respectueux pour oser seulement en chercher les occasions. Que sçai-je d'ailleurs, si lorsqu'il viendra ma mere ne sera point auprès de moi ? Hé bien, dit incontinent Phylis, faites-moi votre confidente ; aussi bien n'est-il plus temps de nous cacher vos sentimens ; & je serai ravie d'apprendre au berger des nouvelles agréables, pour reparer le mal que je lui fis, lorsque je lui ôtai votre bracelet. Ma compagne, repliqua Diane, vous lui direz... Non, reprit Phylis en lui mettant la main sur sa bouche, je ne veux rien lui dire, il ne me croiroit pas. Mais écrivez-lui ; & je lui rendrai votre billet.» En même temps elle lui apporta du papier avec une écritoire qu'elle trouva sur la table, & pressa tellement Diane, qu'elle la fit écrire une lettre, qu'elle porta tout de suite à Silvandre.

 D'un autre côté Pâris avoit mené Rosanire & Galatée dans la sale, où parmi les ennuis que les accidens qui étoient arrivés à Diane lui faisoient souffrir, il eût desiré pouvoir témoigner autant d'amour, qu'il étoit contraint de montrer de civilité. Mais Adamas l'avoit tellement élevé à faire ce qu'exigeoit la bienséance, qu'il cacha son déplaisir. Les nouvelles bergeres ne demeurerent pas long temps dans la sale ; elles voulurent voir le jardin, où les beautés de l'art & de la nature se faisoient également admirer. Après s'y être promenées, elles s'assirent enfin sous un pavillon qui répondoit à la porte par où elles étoient entrées. Bientôt elles virent arriver Adamas, tenant d'une main Silvandre, & de l'autre un berger, qu'elles ne reconnurent pas d'abord ; mais à mesure qu'Adamas approchoit, elles sentoient leur doute se dissiper ; & Galatée, qui dès qu'elle l'eut vu, ne cessa de sentir quelque mouvement extraordinaire, s'écria tout à coup : «En verité c'est le beau Celadon.»

 La nymphe se leva incontinent pour aller au devant du druide ; & le druide précipitant ses pas, dès qu'il fut prés de Galatée, lui presenta Celadon, & lui dit : «Voilà ce que votre pitié a sauvé du naufrage : je viens vous l'offrir comme une chose qui vous appartient.» A ces mots le berger mit un genou en terre, & baisa la main de la nymphe. Galatée à qui la naissance & le merite de Celadon étoient connus, le releva aussitôt, & après l'avoir embrassé : «Je reçoi, dit-elle, ce qu'Adamas me presente ; & je veux le cherir d'autant plus, que lui ayant sauvé la vie, je puis dire qu'il est en quelque sorte mon ouvrage. Madame, répondit le berger, j'avoue que je vous dois la vie, & cette pensée m'est si douce, qu'il me seroit plus facile de mourir, que d'en perdre la memoire. Aussi ne ferai-je jamais difficulté d'employer cette même vie par tout où elle pourra être utile à votre service.

 Je doute moins de votre courage, que de votre affection, repartit Galatée ; car enfin vous avez toujours été insensible à mon amour.» A ces mots Celadon changea de couleur ; il se rappella alors les persecutions qu'il avoit essuyées dans le palais d'Isoure ; & remarquant que personne ne les avoit suivis dans l'allée où elle l'avoit attiré, il prévit qu'il auroit un grand combat à rendre. Mais déterminé à manquer plus tôt au respect qu'il devoit à la nymphe, qu'à la fidelité qu'il avoit jurée à sa bergere : «Madame, repliqua-t-il, si j'ai paru ingrat, ne vous en prenez qu'à la grandeur de vos bienfaits. Ah, Celadon, dit Galatée avec un soupir étudié, mon ambition n'alloit qu'à vous posseder ; & si vous y aviez consenti, j'étois trop payée de mes soins. Madame, répondit froidement Celadon, pouvois-je disposer du bien d'autrui ? Si j'ai failli, c'est à la belle Astrée, ou plus tôt aux dieux qui l'ont permis ainsi, que vous devez vous en prendre. Quoi, Celadon, continua Galatée, vous êtes donc encore dans cette rêverie ? Hé, que fera Galatée ? pensez-vous qu'elle puisse survivre à vos mépris ? Belle nymphe, dit Celadon en la regardant avec un respect extrême, si vous avez quelque regret de m'avoir tiré d'un péril, où j'allois périr, ordonnez-moi de vous rendre ce que vous m'avez conservé, je suis disposé à mourir.»

 Alors ses yeux parurent humides ; & Galatée qui ne lui avoit parlé ainsi que pour éprouver sa fidelité, le serrant tout à coup entre ses bras : «Celadon, lui dit-elle en souriant, vivez heureux dans la possession de votre bergere, je vous jure que je n'en aurai point de jalousie. Le ciel a pris enfin pitié de moi, il m'a guerie des blessures qu'un faux druide m'avoit faites. Ainsi je pardonne à Lucinde sa fuite ; & pour vous découvrir le secret de mon cœur, sçachez, Celadon, que Lindamor y a repris sa premiere place ; mais ne croyez pas que vous perdiez rien à ce changement, soyez persuadé, berger, que je vous aimerai, & que je vous estimerai toute ma vie.» Celadon se jettant à ses piés : «Madame, lui dit-il, c'est maintenant que je vous suis obligé de la vie.» En même temps la nymphe le prit par la main, & rejoignit la compagnie.

 Presqu'au même temps, Bellinde entra dans le jardin, & Phylis ensuite, à qui Galatée demanda des nouvelles d'Astrée & de Diane. Et la bergere lui ayant répondu qu'elles reposoient : «Ainsi, dit-elle à Celadon, puissent être desormais tous les jours de votre vie !» Et sur le champ elle se mêla parmi les autres. Mais Phylis qui n'étoit venue que pour donner à Silvandre une satisfaction qu'il n'attendoit pas, faisoit tout ce qui dépendoit d'elle pour l'aborder sans que personne s'en apperçût. Cependant elle craignit de réveiller la jalousie de Lycidas, si elle se cachoit à lui, elle lui confia donc ce qui l'amenoit ; & Lycidas ravi de cette franchise, s'approcha aussitôt de Silvandre, & feignant de vouloir lui montrer une fleur, il lui dit que Phylis avoit à lui parler.

 Ils s'éloignerent peu à peu, & Phylis l'ayant remarqué, se deroba par une allée, & alla les trouver sous un berceau fort couvert. Phylis trouva Silvandre un peu étonné ; car il n'avoit pas oublié l'arrêt qu'elle lui avoit porté autrefois de la part de Diane. La bergere s'appercevant de sa crainte : «Silvandre, lui dit-elle, j'ai tellement accoutumé de vous rendre de mauvais offices, que ma vue seule vous allarme ; mais rassurez-vous, je porte aujourd'hui de bonnes nouvelles.» A ces mots, elle lui remet la lettre de Diane, & lui dit : «Tenez, Silvandre, ceci reparera le mal que je vous fis en vous ôtant le bracelet de ma compagne.» Le berger prit le billet, le baisa, & l'ayant ouvert d'une main tremblante, il lut :


DIANE A SILVANDRE.



 Si vous êtes inquiet de Diane, cher Silvandre, sçachez qu'elle vit seulement, parce que vous vivez encore. Si votre curiosité va jusqu'à desirer sçavoir qu'elle est ma santé, ne consultez d'autre myre que vous-même ; & par l'état où vous êtes jugez de l'état où je suis. On m'a dit que l'Amour doit prononcer demain quelques oracles, peut-être y apprendrons-nous quelque chose de ce qui regarde nos destinées. Cependant conservez-vous pour l'amour de moi, & soyez bien persuadé que si l'on me défend d'être à Silvandre, du moins je ne serai jamais à Pâris. Vivez donc & adieu.

 Silvandre baisa mille fois ce billet, & admirant la fidelité de la bergere, il lut encore plusieurs fois la fin du billet, comme s'il eût refusé d'en croire à ses propres yeux. Enfin se tournant vers Phylis : «Belle bergere, lui dit-il, j'avoue que le bien que vous me faites aujourd'hui, repare le mal que vous me fîtes autrefois. Mais pour combler vos faveurs, chere Phylis, dites lui que je vivrai aussi long temps que ses promesses seront inviolables, ou qu'il me restera quelqu'esperance de la posseder.» Phylis promit au berger de redire fidelement à Diane ce dont il la chargeoit ; puis ayant dit adieu à Lycidas, elle rejoignit promptement ses compagnes, & rendit à Diane le discours de Silvandre.

 Cependant Adamas, Galatée, Rosanire, Celidée, & les autres s'étoient jettées dans une allée à main gauche, & cette allée les conduisit insensiblement dans un petit bois que le druide avoit fait enfermer dans son jardin. A peine ils y furent entrés, qu'ils entendirent des cris épouvantables. Adamas fut effrayé ; il se souvint alors de l'enlevement d'Astrée. Il se hâta de courir où la voix l'appelloit. Lorsqu'il y fut arrivé avec Rosanire, Galatée, & les autres qui le suivirent, ils apperçurent un homme qui se débattoit entre les bras d'Olicarsis. Ils en furent d'autant plus surpris, que cet homme redoublant ses cris, & Olicarsis faisant des efforts extrêmes, il sembloit qu'ils eussent quelque mauvais dessein. Ils s'avancerent donc pour les separer ; mais au même temps cet homme tomba à terre avec si peu d'apparence de vie, qu'on le crut mort.

 Ils reconnurent bientôt que c'étoit le même homme qui étoit venu avec Olicarsis & Halladin. Ils porterent tout à coup les yeux sur ce vieillard, qui les regarda sans dire une seule parole, & tirant un mouchoir pour s'essuyer le visage. Adamas ne sçavoit que juger de cet accident. Il s'adresse à Olicarsis, tandis que les autres s'approchent de l'homme qui étoit par terre, pour voir si on pouvoit encore le secourir. Mais Olicarsis élevant tout à coup la voix : «Belles bergeres, leur dit-il, ne vous étonnez pas de voir cet homme dans l'état où il est ; c'est un accident qui lui est ordinaire.» Et Galatée montrant quelque curiosité d'en être instruite : «Je sçai, continua-t-il, que ce recit vous ennuyera ; mais je ne laisserai pas de vous obéir, aussi bien nous en aurons le temps ; car il sera près de deux heures dans l'assoupissement où vous le voyez. Rosanire le fit encore prier par Adamas ; & s'étant tous assis en cercle, Olicarsis commença de la sorte.



HISTOIRE
D'OLICARSIS ET D'HAZAHYDE.



 «Ce matin quand cette bergere est venue nous interrompre (il vouloit parler de Phylis) j'allois vous raconter une partie des évenemens qui sont arrivés dans l'empire d'Orient, & dans celui d'Occident, depuis qu'Ursace, Eudoxe, Olimbre, & Placidie eurent été récompensés des peines qu'Amour leur avoit fait souffrir. Et parce qu'il est nécessaire que je vous en fasse le recit, pour vous faire admirer la fatalité qui m'a conduit ici, je reprendrai mon discours où je l'ai laissé.

 L'affection que j'avois témoignée à la sage Eudoxe durant sa captivité, me gagna tellement Ursace & Olimbre, que nous n'avons plus fait pour ainsi dire qu'une même ame. Aussi en partant, ils demanderent au roi la permission de m'enmener avec eux ; & leur dessein étoit de me donner à Marcien. Ils s'imaginoient que ce sage empereur auroit quelque bonté pour moi, dès qu'il m'auroit connu ; mais Genseric les refusa ; & pensant que les honneurs & les richesses étoient un moyen sûr pour me retenir auprès de lui, il me donna un des emplois le plus important. L'absence ne diminua en rien notre intelligence ; nous nous envoyâmes mutuellement de nos nouvelles ; & comme je leur rendois compte de toutes mes occupations, ils m'écrivoient aussi jusqu'à leurs plus secretes pensées. Ainsi j'appris leur retour auprès de Marcien, l'accueil qu'il leur fit, leur mariage, & la meilleure partie de ce que j'ai à vous dire maintenant.

 Vous sçavez qu'à peine Marcien eut gouverné l'empire pendant sept ans, que son merite lui attira l'envie d'Ardabure, & d'Aspar, qui s'imaginerent que pour être les maîtres, ils n'avoient qu'à le chasser du thrône. Ils le firent donc empoisonner, car que ne peut la soif de regner ! Ursace & Olimbre indignés de cet attentat dont ils soupçonnoient en quelque façon les auteurs, s'opposerent génereusement à leurs desseins, & firent si bien qu'on élut Leon. Il est vrai que leur parti étant considerable, ils ne consentirent à cette élection, que sous condition que l'on remettroit dans quelques temps à Aspar les rénes de l'empire. Leon, pour s'accommoder au temps, s'y soumit ; mais il leur fit bientôt connoître qu'en cela même il leur avoit promis plus qu'il ne pouvoit

 Cependant il demanda à Ursace & à Olimbre leur amitié, leur jurant que dans toutes les occasions il les préfereroit à quiconque. Voilà donc Leon pour quelque temps paisible en Orient ; mais nous ne le fûmes pas en Afrique ; car Majoranus qui avoit succedé à Maxime dans l'empire d'Occident, fit des efforts dignes de son courage pour enlever à Genseric la Sicile dont ce prince s'étoit emparé ; & dans le dessein de venir, disoit-on, nous brûler dans nos maisons, il fut miserablement assassiné par les mêmes soldats qui l'avoient élu. Severin qui lui succeda suivit les mêmes projets ; mais ayant sçu les immenses préparatifs de Genseric, il changea bientôt ce dessein, & tourna ses armes contre les Alains qu'il défit près de Bergame ; mais il ne vêcut pas long temps après cette victoire.

 Cependant Genseric avoit équippé une flote nombreuse ; & pour ne la pas laisser inutile, il résolut de voir Rome une seconde fois, attiré comme je croi par le souvenir de ses premieres dépouilles. L'Empereur Leon en étant averti, envoya Anthemius pour défendre l'Italie de l'invasion des vandales. Mais Genseric sçachant qu'il étoit traversé par les prétentions d'un concurrent, se hâta de partir, & faisant Thrasimond lieutenant géneral de son armée, il laissa son autre fils à Carthage, avec défense de rien faire sans me le communiquer. Je demeurai donc en Afrique, où, si j'avois eu quelque dessein pernicieux, il m'étoit facile de l'executer ; mais j'aurois mieux aimé mourir, que de rien entreprendre contre mon devoir.

 Genseric donc s'embarqua flaté des plus magnifiques esperances ; mais, combien sont fragiles les esperances des humains ! un seul jour vit périr tout cet appareil de guerre. Leon craignant qu'Anthemius ne pût résister à une puissance si redoutable, lui envoya du secours sous la conduite de Basiliscus, qui s'étant joint à lui, défit Genseric, & le contraignit de se renfermer honteusement dans Carthage. Basiliscus emporta bientôt la Sicile, & regagna tout ce que les conquêtes de Genseric avoient enlevé à la puissance romaine. Mais, non content de ces triomphes, il résolut, tandis qu'Anthemius retournoit à Rome, de subjuguer l'Afrique, & de ne laisser à Genseric qu'autant de terre qu'il lui en falloit pour son tombeau.

 Quelle fut la confusion de Genseric ? il voyoit sa flotte dissipée, Basiliscus triomphant, la Sicile perdue, les vandales ruinés, & l'Afrique épouvantée. Et ne sçachant comment arrêter le cours de tant de victoires, un jour qu'il me fit l'honneur de m'en parler, je lui dis librement, qu'il falloit recourir à l'artifice, & corrompre Basiliscus par des presens & par des promesses ; que quand il y auroit employé tout ce qu'il avoit emporté de Rome, il auroit du moins l'avantage d'avoir conservé sa vie & son état. Il goûta la proposition, il me chargea de me rendre auprès de Basiliscus, avec un pouvoir très ample. Je partis, & sans vous redire ici tous les discours dont je me servis pour le vaincre, il suffit que vous sçachiez qu'après que je lui eus representé tout ce que lui offroit Genseric, il se laissa gagner, à condition néanmoins que le traité seroit absolument secret.

 Ainsi je donnai en quelque sorte la paix à l'Afrique, & le repos à Genseric. A peine il eut rempli les conditions du traité, que Basiliscus devenu sans doute suspect, fut rappellé à Rome. L'empereur Leon avoit toujours retenu auprès de sa personne Ursace & Olimbre, dont il connoissoit le courage & le zele. D'ailleurs comme il craignoit les intrigues d'Ardabure & d'Aspar, il vouloit avoir sur qui appuyer ses esperances, & de qui se servir au besoin. Mais ceux-là ayant formé un nouveau parti, Leon fut contraint de mander Basiliscus.

 Alors Ursace s'adressant à Olimbre, il lui representa qu'il valoit mieux périr sous un nouvel effort, que de se laisser ravir la gloire d'avoir pacifié l'Orient. Olimbre qui ne respire que les grandes actions, ayant goûté ce parti, ils chargerent avec tant de furie les factieux, qu'après un long combat, ils les firent prisonniers, & les livrerent à Leon, qui pour étouffer avec eux la crainte d'une nouvelle rebellion, les fit mourir publiquement.

 Cependant Anthemius éprouva jusqu'où peuvent aller la perfidie & l'ingratitude. Rithimer goth de nation, à qui Anthemius avoit donné sa fille, s'éleva contre lui, & résolut de lui enlever l'empire. Leon averti de cette ingratitude, dépêcha Olimbre pour le secourir. Mais comme les arrêts du destin sont inévitables, quelqu'accident retarda son voyage ; il ne put arriver qu'à Ravenne, lorsque Rithimer à la faveur d'une paix qu'il n'avoit conclue que pour mieux tromper Anthemius, se souleva de nouveau, entra dans Rome, pilla les maisons, saccagea les temples, & fit mourir indignement son bienfaiteur. Olimbre s'imaginant qu'il auroit empêché ces violences, s'il étoit arrivé à Rome, pensa mourir de regret. Mais les dieux pour venger une si lâche perfidie, permirent que Rithimer mourut bientôt après de la mort la plus violente.

 Olimbre fut incontinent déclaré empereur. Genseric & Thrasimond en furent transportés de joye. J'en fus ravi aussi, & je pensai mille fois à la prediction de cet astrologue qui lui avoit annoncé qu'il mourroit empereur d'Occident. Genseric m'ordonna de me tenir prêt pour aller feliciter Olimbre. Il fit armer un vaisseau exprès, & le chargea des plus riches presens pour le nouvel empereur. Deux jours après on leva l'anchre, & nos matelots chantant des hymnes à l'honneur de Neptune, nous perdîmes peu à peu la vue de Carthage, qui sembloit s'éloigner de nous. Quelques marchands qui trafiquoient en Italie, se joignirent à nous. Nous eûmes pendant quelques jours le vent très favorable ; mais dans un instant l'air se chargea de nuages, & nous déroba la lumiere ; la foudre tomba, & mit le feu à quelques uns de nos vaisseaux, que nous vîmes brûler au milieu des flots, sans pouvoir les secourir, ni personne de l'équipage. Dans ce desordre les pilotes s'abandonnent à la merci des vagues, & les matelots n'esperant plus de salut que dans leurs prieres, laissent briser mâts & cordages. Pour moi, j'avoue que je vis tranquillement la mort ; je fus seulement affligé de mourir avant que d'avoir vu Olimbre. La tempête dura huit jours entiers ; tantôt nous fûmes jettés dans un climat, & tantôt dans un autre ; & par tout nous rencontrions le même péril. Enfin le vaisseau que je montois vint échouer sur les côtes des massiliens ; & comme si Neptune l'eût demandé pour derniere victime, à peine il se fut entr'ouvert, que l'air s'éclaircit, & que la mer se calma. Ceux qui n'étoient pas morts de frayeur, périrent comme je le croi, avec le vaisseau. Pour moi qui voulois disputer ma vie, je pris un petit coffre de bois, où j'avois enfermé quelques remedes & quelques essences, & je me jettai à l'eau. Je me flattai que les dieux m'envoyeroient quelque secours. Ainsi tantôt soutenu par ce petit coffre, & quelquefois m'aidant de mon experience à nager, je remarquai que je n'étois pas loin du rocher contre lequel mon vaisseau s'étoit brisé. Je pris donc alors un nouveau courage & de nouvelles forces, & j'arrivai enfin où je désirois. Je commençai par quitter mes habits, que je laissai sécher au soleil. De là je vis périr les tristes restes de notre naufrage, & après avoir fait mes réflexions sur ce malheur, je vins tout à coup à considerer que mon sort n'étoit guere plus favorable, puisque je ne manquerois pas de mourir de faim sur ce rocher aussi nud que moi.

 Cependant j'esperai toujours dans la bonté du ciel ; & le lendemain, lorsque je sentis quelque défaillance, je résolus de prendre des essences, que j'avois sauvées ; mais j'avois jetté dans la mer la clé du petit coffre, avec ce que je pouvois avoir de plus incommode. Ne pouvant donc l'ouvrir, je levai les yeux au ciel pour lui demander quelque assistance. J'apperçus en même temps un vaisseau qui venoit à pleines voiles. Je me mis à crier de toutes mes forces ; mais en vain. Je levai donc ma chemise en l'air, & j'en fis comme une espece de pavillon. Je vis bientôt détacher du vaisseau un petit brigantin, qui vint à moi à force de rames, & qui ne portoit que quatre ou cinq hommes seulement. Je leur donnai à peine le temps d'aborder, je m'élançai dans le brigantin, sans me souvenir du petit coffre, qui étoit alors toute ma fortune.

 Dans les transports de ma joye, je ne laissai pas de me rappeller combien importantes étoient les choses que j'y avois enfermées. Je suppliai ceux à qui je devois la vie, d'y ajouter la grace de retourner au rocher. Ils y consentirent. Lorsque nous fûmes arrivés au vaisseau qui m'avoit envoyé secourir, on me traita avec toute l'humanité imaginable, on me donna du biscuit & du vin. On me fit ensuite raconter le détail de mon naufrage ; & quelque temps après la nuit nous surprit. Pendant que tout l'équipage songeoit à reposer, deux de ceux qui m'avoient sauvé, s'approcherent de moi, & me forcerent de m'asseoir sur un matelas. Le premier qui me parla, me dit tant de choses de la joye qu'il avoit de m'avoir conservé la vie, que je fus curieux d'apprendre son nom.

 Il me répondit qu'il s'appelloit Palémon, & qu'il étoit segusien. Alors me rappellant ce que j'avois entendu raconter des aventures d'Ursace, & me souvenant qu'un homme du même pays, & du même nom, ainsi que je le croyois, l'avoit autrefois empêché de se donner la mort : je lui demandai si ce n'étoit point lui. Il me dit que non ; & que ce segusien s'appelloit Celadon. Quoiqu'il en soit, lui dis-je, votre assistance m'apprend que les dieux aiment votre patrie, puisqu'ils y font naître des hommes si charitables ; & ne doutez pas que votre action ne soit un jour recompensée : du moins, ajoutai-je, soyez persuadé qu'Olicarsis ne sera jamais ingrat.

 Au nom d'Olicarsis, celui qui étoit de l'autre côté, & qui commençoit à dormir, s'éveilla comme en sursaut, & se tournant vers moi, il me demanda si je n'avois pas nommé Olicarsis, & ce que j'en avois dit. Je lui répondis que je l'avois nommé, en assurant Palémon que je reconnoîtrois dans toutes les occasions le service qu'il m'avoit rendu. Vous portez-là, me dit-il incontinent, le nom d'un homme qui est bien estimé, & qui vous fera trouver par tout des amis. Je lui répondis le plus honnêtement que je pus ; mais sans vous raconter ce que sa prévention lui fit dire à mon avantage, je vous dirai seulement que je fus aussitôt reconnu pour celui qu'ils cherchoient, & que leur ayant dit, après avoir lû la lettre de Damon, que je pouvois satisfaire au desir qui leur avoit fait entreprendre ce voyage, je les comblai de joye. Ils sçurent que mon dessein étoit d'aller à Rome, & m'ayant representé que si je voulois m'y rendre par terre, & voir Damon, & le Forest, je ne me détournerois que de trois ou quatre journées ; j'acceptai la proposition, & dès la pointe du jour on nous mit à terre.

 Dès-lors ils me proposerent de guerir Celidée, & me firent voir les petits bâtons teints de son sang ; mais comme j'esperois de panser moi-même ses blessures, je les priai d'attendre que nous fussions ici. Après avoir passé Valence, nous laissâmes à gauche un superbe château bâti par Turnus ; & la nuit nous surprit à trois lieues de Vienne. Nous fûmes contraints de nous arrêter en ce lieu, parce qu'il nous falloit traverser un bois dangereux, sur tout en ce temps-là que des francs nouvellement licentiés infestoient les passages. Mais qu'il est difficile d'éviter sa destinée ! Le lendemain nous eûmes à peine fait un quart de lieue, que nous fûmes rencontrés par une troupe de ces voleurs. Ils commencerent par saisir les rênes de nos chevaux. Halladin & Palémon firent toute la résistance qu'ils purent ; mais comme les voleurs étoient avantageusement armés, & superieurs en nombre, il fallut ceder. Ils nous enmenerent dans le fort du bois. Là, après nous avoir dépouillés, ils nous lierent les mains derriere le dos, & nous attacherent à des arbres. Palémon ressentit le premier trait de leur barbarie ; un des voleurs qu'il avoit blessé, lui plongea plusieurs fois son poignard dans le sein. Je m'attendois au même traitement ; mais je ne sçai si mon âge leur imprima quelque respect, ou s'ils vouloient rendre mon trépas plus sensible, en me faisant mourir le dernier, je vis que Palémon avoit à peine rendu le dernier soupir, qu'ils se tournerent du côté d'Halladin. Mais tout à coup celui qui paroissoit le chef, fit signe à ses compagnons d'attendre, parce qu'il avoit quelque chose à lui demander.

 Et s'étant approché, il s'informa d'où il étoit parti ce même jour : de Rossillon, lui répondit-il. Et qu'avez-vous fait avant votre départ ? J'ai été au temple. Personne ne vous a-t-il parlé ? Alors Halladin y ayant un peu pensé : Non, ajouta-t-il, si ce n'est un jeune soldat, qui m'a dit qu'il s'étoit trouvé à la prise de Calais, & qui demandoit la charité. Lui avez-vous donné quelque chose, poursuivit le voleur ? Je lui ai donné, reprit Halladin, une petite piece d'argent, qui étoit la seule que j'eusse sur moi. Ce bienfait, reprit incontinent le chef des voleurs, causera ma mort, ou conservera ta vie.

 A ces mots, il retourne à ses compagnons, & les persuade si bien, qu'il obtient la vie de cet écuyer. Ils lui boucherent les yeux, & le détachant de l'arbre, ils le mirent sur son cheval, le visage tourné vers la croupe, les bras liés derriere le dos, & les jambes attachées sous le ventre du cheval. En le renvoyant de la sorte, ils firent de grands éclats de rire ; & pendant que trois d'entr'eux cherchoient dans mes habits la clé de mon petit coffre, les autres vinrent à moi pour m'égorger. A l'instant, nous entendons de grands cris, comme d'une personne épouvantée. La frayeur les saisit, ils fuyent, s'imaginant que c'étoit quelqu'un qu'Halladin amenoit à notre secours.

 Lorsqu'ils se furent éloignés, je tournai les yeux vers l'endroit d'où partoit la voix. Je vis à travers les arbres un homme seul à qui la frayeur rendoit les yeux farouches. Tantôt il tenoit les mains jointes ensemble, & tantôt il les portoit à ses cheveux, comme pour les arracher ; mais toujours poussant des cris qui témoignoient bien la violence de sa fureur. Après avoir couru quelques pas, il tomba sans force, & sans sentiment. Je crus d'abord qu'il étoit mort ; mais bientôt après l'entendant souffler, je reconnus qu'il dormoit. Pendant deux heures qu'il demeura dans cet état, j'eus toujours devant les yeux l'horreur d'une mort presqu'inévitable, & la funeste aventure de Palémon.

 Cependant Halladin étoit retourné au bourg d'où nous étions partis le matin, parce que son cheval l'y avoit conduit. Il étoit nud, & attaché comme je l'ai dit. Le peuple, au lieu de le secourir se mit à rire. Mais un sacrificateur qui alloit au temple arrêta le cheval, & jetta sur Halladin un long manteau qu'il portoit. Il le détacha ensuite ; & dès qu'Halladin put parler, il lui raconta l'accident qui nous étoit arrivé. Alors le sacrificateur touché de compassion, fit armer la justice. Au même temps l'homme qui étoit tombé auprès de moi revint de son assoupissement. Il tourna par hazard les yeux sur moi ; il n'avoit plus le regard farouche, & je commençai d'esperer qu'il auroit pitié de moi.

 En effet il vint me délier assés promptement ; je repris mes habits, & je lui racontai notre desastre. Il en parut touché, & m'ayant conseillé de retourner au lieu d'où nous étions partis le matin pour faire informer contre les assassins, & pour donner à Palémon une sepulture honorable, il s'offrit de m'y accompagner. A peine nous eûmes regagné le grand chemin, que nous vîmes plus de deux cens personnes qu'amenoit Halladin. Ravi de me retrouver en vie, il me fit mille caresses. Nous retournâmes où étoit le corps de Palémon, & nous lui rendîmes les derniers devoirs. Halladin reprit ses habits, & plusieurs de ceux qui étoient venus, nous ayant accompagné jusque hors du bois, nous arrivâmes de jour à Vienne.

 Là, Halladin m'ayant representé combien d'obstacles pouvoient m'empêcher de donner à Celidée la guerison qu'il étoit venu chercher si loin, je pris le lendemain les petits bâtons, & je les traitai comme les blessures mêmes. L'effet doit en avoir été prompt. Nous partîmes ensuite ; & l'homme qui m'avoit secouru entendant Halladin nommer le Forest, nous demanda la permission d'y venir avec nous. Je m'informai en chemin d'où procedoit le transport que je lui avois vu. Helas, dit-il, c'est un juste châtiment dont les dieux m'affligent pour l'expiation de mes crimes. Je vous en ferai le recit si vous le souhaitez, mais je ne m'y arrêterai pas long temps ; ce souvenir me replongeroit dans l'état où vous m'avez vu. A ces mots il se tut, puis il reprit ainsi la parole, tandis qu'Halladin éloigné de quelques pas s'entretenoit seul.

 Je m'appelle Azahyde. Je suis né parmi les allobroges, d'un pere qui a toujours été en consideration dans la ville que le lac Leman baigne de ses eaux. J'étois à peine capable de raison, lorsqu'on me mit les armes à la main, à l'occasion des troubles où cette province se trouva envelopée, parce qu'on vouloit ôter au roi des bourguignons tout ce qu'il avoit en deça du Rhin. Quelques années après il y eut une trêve, & mon pere me fit épouser une femme belle & vertueuse qui mourut en couche la même année, après m'avoir laissé une fille pour gage de son amour. Peu de temps après Ætius eut le gouvernement de la gaule. Alors Abariel (tel est le nom de mon pere) ne put me retenir ; j'étois accoutumé au sang & au carnage. Je partis, & jusqu'à ce qu'Ætius eût ordre de nous laisser en paix, je me trouvai à toutes les actions périlleuses. Un jour qu'il me tomba en partage de très-belles armes, je les donnai en échange pour un jeune enfant de six ans ou environ, nommé Silvandre, & que l'on m'a dit avoir été dérobé à quelques lieues au delà du Rhône. Il me plut, je résolus de l'élever. La paix étant conclue, je l'enmenai ; je le fis voir à mon pere comme le plus glorieux butin que j'eusse fait. Mais admirez ici un étrange effet de la providence, cet enfant que j'avois condamné à une servitude éternelle, mon pere se détermine à l'élever, & à fonder sur lui ses plus douces esperances. Bientôt j'en fus instruit, & j'usai de tous les artifices imaginables pour traverser sa bonne volonté. Ils furent inutiles. Mon pere l'envoya chés les massiliens ; il y fit tant de progrès, que je ne pus disconvenir moi-même qu'il ne meritât l'affection d'Abariel. Cependant dans la crainte que mon pere ne l'avantageât à mon préjudice, je résolus d'attenter même à la vie de cet inconnu.

 Ma fille étant nubile, Abariel me proposa de la donner à Silvandre ; & c'est à cette occasion que je tramai ma vengeance. Je commandai à ma fille de dire à Abariel que je ne consentirois point à ce mariage, & qu'il falloit le faire secretement. Silvandre étant convenu avec elle d'une certaine heure de la nuit pour monter par une fenêtre qui donne sur le lac, je me trouvai dans la chambre, & lorsqu'il fut à moitié monté, je coupai la corde. Il tomba dans l'eau, où je l'accablai de pierres, & depuis on n'en a eu aucunes nouvelles.

 Vous jugez bien, mon pere, que quand je n'aurois jamais commis d'autre crime, je meriterois les vengeances celestes. Mais ce n'est pas tout. A peine Silvandre fut noyé que je feignis d'accourir le premier au bruit, & que je commandai sur peine de la vie à ma fille de dire que la corde s'étoit rompue d'elle-même. Elle n'y manqua pas. D'abord Abariel recourut aux cris & aux larmes ; puis considerant que ce malheur étoit sans remede, il s'évanouit. Nous l'emportâmes dans son lit ; & lorsqu'il fut revenu à lui-même, il tint quelque temps les yeux arrêtés sur moi ; puis avec un grand soupir : Traître & barbare Azahyde, me dit-il, confesse la verité : tes artifices ne sont-ils point cause de ce malheur ?

 Alors ayant composé mon visage, je lui répondis que j'aurois plus tôt consenti à mon trépas. Hé bien, reprit-il, les dieux sont des juges que l'on ne peut ni corrompre, ni tromper. Si tu es innocent, je les supplie de te pardonner tes autres offenses ; & si tu es coupable, je les conjure d'y mesurer leurs châtimens. A ces mots, la voix commença de lui manquer ; nos proches qui étoient accourus, mirent tout en usage pour le consoler ; mais comme il étoit accablé d'années, nous jugeâmes qu'il ne pourroit soutenir cet assaut. Ma fille esperant de gagner quelque chose sur lui, s'approcha, & l'entretint long temps. Je craignis qu'elle ne me decelât, c'est pour cela que j'observai avec soin tous leurs mouvemens ; mais il sembloit au contraire que ses discours calmoient un peu Abariel. Il rentra néanmoins dans sa premiere foiblesse, & haussant la voix : Ma fille, lui dit-il en lui prenant la main, tu vois qu'il ne me reste point assés de vie pour m'assurer de ce que tu dis. Laisse-moi mourir, & si j'ai encore quelque autorité sur toi, va tout à l'heure chés mon frere ; je lui laisserai de quoi te pourvoir d'un mari sortable. Sur tout ne reste auprès de ton pere que le moins que tu pourras.

 Après lui avoir parlé ainsi, il l'embrassa, & pria mon oncle de l'enmener. Il le fit. Et se tournant vers moi : Je te laisse, ajouta-t-il, ce bien dont tu as été si avide : souviens-toi que tu ne seras jamais moins riche, que lorsque tu croiras l'être plus. Je meurs mécontent de toi. Veuillent les dieux que mes craintes soient vaines. Si elles sont fondées, assure-toi que je serai ton bourreau.

 Il ne prononça qu'apeine ces dernieres paroles ; après quoi il nous laissa son corps pâle & sans vie. Je fus si touché que j'enviai son état ; mais cachant autant qu'il fut en moi sous les larmes qu'il m'étoit permis de répandre, l'horreur de mon crime, je réussis à faire louer ma tendresse. Je fis dresser à mon pere un monument honorable ; & lorsque je lui eus rendu les derniers devoirs, je cherchai un moyen pour éteindre le souvenir de ma faute. Et pensant que je ne serois jamais tranquille, tant qu'il y auroit au monde quelqu'un qui pût la découvrir, peu s'en fallut que je ne me portasse au dessein le plus barbare. Et puisque j'ai confiance en vous, je vous dirai que j'allois préparer un poison pour ma fille, lorsque j'appris qu'elle s'étoit confinée parmi les vestales, sous la conduite d'une certaine Bellinde.

 Ainsi me voyant tout à coup sans pere & sans fille, mais toujours dans la crainte d'être quelque jour soupçonné de ma perfidie envers Silvandre, je voulus commencer à jouir des heritages qu'Abariel m'avoit laissés ; mais j'éprouvai combien ce qu'il m'avoit dit étoit vrai ; dans l'affluence de tant de biens, je me trouvai plus pauvre que jamais. J'avois quelque fois souhaité d'être riche pour faire une chere délicate, mais depuis la mort d'Abariel, on n'a rien pû imaginer qui flatât mon goût. Je m'étois figuré que je pourrois mieux recevoir mes amis, & je vis alors que je n'en avois plus, regardant tous les hommes comme autant de juges qui me condamnoient au supplice que j'avois merité. Et ne trouvant plus de paix dans la societé, je recourus à la solitude. Je me retirai dans une maison de campagne ; mais l'horreur de mon crime me suivoit par tout. J'en fus si troublé, que je sentis que ma raison s'égaroit peu à peu. Je luttai quelque temps ; mais une nuit que j'étois déja couché, & que j'esperois de prendre quelque repos, j'entendis tout à coup ouvrir la porte avec un bruit épouvantable, & je vis Abariel couvert de sang, tenant dans une main un flambeau allumé, & dans l'autre un cœur percé de plusieurs traits. Une des furies marchoit devant lui, les autres étoient à ses côtés portant un flambeau comme lui, & armées de fouets. En même temps il s'approche de moi, & me dit : Azahyde, vois-tu ce cœur ? il est percé des traits de ta desobéissance. Et parce que ton repentir doit un jour toucher les dieux, ils ont ordonné que tu subirois un châtiment secret pour un crime dont ta conscience seule t'accuse.

 A ces mots, il s'éloigne un peu, & faisant signe aux furies qui l'accompagnoient, elles se saisirent de moi à l'instant. Et tandis que l'une me faisoit devorer le sein par des serpens, l'autre me brûloit de son flambeau, & la troisiéme me déchiroit, insensible à mes cris. Je mis tout en usage pour toucher mon pere ; je me jettai cent fois à ses genoux ; mais lorsque je pensois les embrasser, je n'embrassois qu'une vapeur. A ce tourment qui dura plus d'une heure, succeda un long assoupissement. Et m'imaginant à mon réveil que je trouverois sur mon corps les marques de tant de supplices, je n'y en remarquai qu'une seule : d'où je jugeai que c'étoit l'effet d'une vengeance toute divine. Je crus pouvoir l'arrêter par des sacrifices, mais je me trompai ; & presque tous les huit jours une fois je souffris ce même tourment. Enfin ne pouvant plus ni vivre ni mourir, je fus inspiré d'aller consulter un oracle, qui me rendit cette réponse :»


 Va, mais cherche un lieu que Neptune
 S'est vu contraint d'abandonner.
C'est là qu'un étranger parlant de ta fortune
 Fera les nymphes étonner.
Mais retien bien ces mots : ton malheur, Azahyde,
 Jamais ne se terminera,
Ou celui qui te rend coupable d'homicide
 Te voyant, te pardonnera.

 «Cet oracle où je ne pus rien comprendre, sinon que je ne guerirois que quand celui que j'avois tué m'auroit vû, & m'auroit pardonné mon crime, me desespera tellement, que ma fureur en redoubla. Cependant un vacie m'ayant representé que je devois esperer dans la bonté des dieux, me remit un peu l'esprit. Il ajouta que si je devois trouver quelque remede à mon mal, c'étoit dans le Forest. Je me mis donc en chemin, & je fus à peine entré dans le bois, où je vous trouvai hier, que je vis le même Abariel avec les mêmes furies. Aussitôt je m'enfonçai dans le bois pour me dérober à un spectacle si horrible, mais il m'atteignit à l'instant. Et comme si ma fuite l'eût offensé, je proteste que je n'ai jamais rien souffert de semblable. C'est pour cela que vous me vîtes dans ce transport qui excita votre pitié, & qui m'arracha ces cris qui vous effrayerent, & que je benirai desormais, puisqu'ils vous ont conservé la vie.

 Voilà, poursuivit Olicarsis, tout ce que me dit Azahyde ; & persuadé que cette fureur étoit uniquement l'effet d'une imagination blessée, je ne laissai pas de juger, en voyant l'oracle que je lus plusieurs fois, que ce mal trouveroit difficilement son remede. En effet son transport l'a repris tantôt, & lui a fait faire des actions si étranges, que je ne puis m'en souvenir sans horreur.»

 Adamas qui l'avoit écouté avec une extrême attention, prenant la parole : «Les dieux toujours bons & justes n'envoyent point aux hommes plus de maux qu'ils n'en peuvent supporter. Azahyde en est un bel exemple. Cependant c'est la volonté qui est punie en lui ; car sçachez que ce même Silvandre qu'il croit mort, respire encore. Il fut averti par la fille même d'Azahyde ; il attacha à la corde ses habits pleins de sable, & se sauva lorsqu'il les eut entendu tomber. C'est ce qui me fait esperer sa guerison. Silvandre qui est sur ces bords depuis plusieurs lunes, ne lui refusera pas le pardon d'où elle dépend. Ainsi nous verrons l'entier accomplissement de l'oracle, puisque c'est ici le lieu que Neptune a quitté, depuis que César fit rompre les montagnes, par où s'écoulerent les eaux dont ce pays étoit couvert ; & que vous êtes l'étranger qui par le recit de sa fortune a étonné les nymphes ; car la pluspart de celles que vous voyez ici ne sont bergeres que par l'habit, & sont en effet nymphes d'Amasis souveraine de ces contrées.»

 Olicarsis supplia Adamas de hâter le plus qu'il pourroit un bien qui le combleroit de joye ; & Celadon étant prié de chercher Silvandre, il le rencontra dans une allée avec Lycidas, Doris, Adraste, & quelques autres. Il n'avoit osé venir où étoient Rosanire & Galatée, de peur d'interrompre leur entretien. Aussitôt Celadon lui raconta une partie de ce qu'il avoit entendu, & l'ayant conduit près d'Adamas, il y fut à peine qu'Azahyde revint de son assoupissement. Il voulut alors s'éloigner ; mais Olicarsis & Adamas le retinrent, & lui firent entendre que son mal finiroit dans peu. A quoi Azahyde ne pouvant ajouter foi, ils lui presenterent Silvandre, qu'il reconnut incontinent, quoiqu'il eût changé de condition & d'habit. Et s'étant prosterné devant lui, il pleura long temps en se rappellant son attentat contre lui. Silvandre l'ayant enfin relevé, l'embrassa avec respect, & en lui remettant cette offense, il lui rétablit si bien l'esprit, que depuis étant parti pour aller porter cette nouvelle à sa fille qui s'étoit confinée parmi les vestales, il ne fut plus agité des frayeurs qui lui avoient ôté le jugement.

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LIVRE ONZIÈME.



 Le recit d'Olicarsis, & l'aventure de la fontaine enchantée, occupa la journée entiere. Et la nuit approchoit, lorsqu'Amasis qui étoit déja arrivée au palais d'Isoure, envoya un char à Galatée, afin qu'elle vint l'y trouver, avec Rosanire, Dorinde, & leur suite. Adamas qui esperoit de les garder encore, n'osa par respect se plaindre d'Amasis, & les accompagna jusqu'à l'extrêmité de la grande allée, les suppliant de revenir le lendemain.

 Aussitôt qu'elles furent arrivées, elles raconterent à la nymphe les frayeurs que l'enchantement leur avoit causées. Et ayant ajouté qu'Amour devoit encore prononcer des oracles, la nymphe résolut d'y assister, & donna ses ordres pour le lendemain.

 Merindor étoit venu avec la nymphe qu'il avoit trouvée à Montbrison. Comme il se disoit envoyé par Sigismond, Dorinde le reçut mieux qu'elle n'eût fait, car elle n'avoit pas encore oublié sa perfidie ; & s'imaginant bien qu'il n'oseroit l'entretenir que des affaires du prince, après que l'on eut soupé, elle lui donna tant d'occasions de lui parler, qu'il put aisément executer les ordres dont il étoit chargé.

 D'un autre côté, Adamas revint trouver dans le jardin la compagnie qu'il y avoit laissée. Il vit Doris plongée dans la douleur, car elle avoit sçu la mort de Palémon, & Adraste également affligé, parce qu'il s'en regardoit comme la principale cause. Le druide n'oublia rien pour les consoler. Cependant les larmes de Doris reveilloient l'amour qu'Adraste avoit toujours eu pour elle ; & les pleurs d'Adraste étoient si agréables à Doris, qu'elles soulagoient en quelque sorte sa douleur.

 Dès qu'Adamas crut avoir gagné quelque chose sur eux, il les quitta, & se rendit auprès de Bellinde qui étoit déja retournée dans la chambre d'Astrée, & de Diane. Et jugeant à propos que les bergeres demeurassent seules jusqu'au lendemain, il ordonna à Pâris de conduire Celadon, Silvandre, & les autres dans leurs chambres, & de les avertir qu'ils se tinssent prêts pour aller entendre le lendemain les oracles qu'Amour devoit prononcer. Pâris avoit un extrême desir de voir Diane, mais il pensa bien qu'il n'obtiendroit pas une permission qui étoit refusée à Celadon par rapport à sa bergere. Bellinde fut ravie de l'état où elle trouva Diane, & la laissa jusqu'au lendemain qu'elle promit de se lever. Adamas voulut que Phylis & Leonide couchassent dans leur chambre, pour les servir au besoin.

 Les derniers qui se retirerent furent Adraste, & Doris. Adraste s'étant approché d'elle, & montrant assés dans ses yeux le déplaisir qu'il ressentoit : «Ma sœur, lui dit-il, si mon affliction n'est la plus grande & la plus sincere que j'aye jamais ressentie, puissent les dieux me punir ! Je sçai que je suis coupable de la mort de Palémon, & que sans moi il jouiroit encore des plaisirs qu'il goûtoit avec vous. Hé bien, pour satisfaire son ombre, je vais m'éloigner de vous.» Doris lui répondit les larmes aux yeux : «Adraste est en partie cause de sa mort, il est vrai ; cependant il y auroit de l'injustice à la lui imputer ; car Palémon s'engagea volontairement à ce voyage, & je ne pus l'en détourner. Helas, combien de fois ai-je craint le malheur qui m'est arrivé ! quelque genie me l'annonçoit jour & nuit. Vous le sçavez, Adraste, vous en remarquâtes quelque chose sur mon visage, dès le moment que vous fûtes revenu. Ah, cher Palémon, continua-t-elle, que mes regrets lorsque vous parties furent bien le funeste présage du malheur qui nous sépare pour jamais ! Cher Palémon...» A ces mots elle perdit la voix. «Belle Doris, lui dit Adraste, c'est moi qui vous ai fait perdre Palémon, qu'attendez-vous à me faire sentir les traits de votre colere ? Que ne me bannissez-vous de votre présence ; aussi bien je ne dois plus esperer de plaisir dans la societé des hommes, puisque j'ai perdu celui de tous qui m'étoit le plus cher ? Helas, répondit Doris avec un grand soupir, votre éloignement adouciroit-il ma douleur ? J'espere bien plus tôt que votre presence la soulagera. Tout ce que je veux de vous, cher Adraste, c'est que vous ne sortiez jamais des termes que j'ai prescrits à votre amitié, & que vous m'aimiez toujours comme votre sœur.» Adraste ne promit point d'obéir ; il ignoroit si cela étoit en son pouvoir, seulement il jura de la servir jusqu'au dernier moment de sa vie. Ils se séparerent ensuite ; Doris ne cessa de s'occuper durant la nuit du malheur qui lui étoit arrivé. Les ténébres lui faisoient moins d'horreur que le souvenir de sa perte ; & lorsqu'elle s'imaginoit que son mal étoit sans remede, peu s'en falloit qu'elle ne se livrât au desespoir.

 Au milieu de ces fâcheuses idées, Amour lui representoit quelquefois la passion d'Adraste, pour la rendre sensible à sa fidelité ; & Doris se repentoit presqu'alors de lui avoir commandé de ne l'aimer que comme sœur ; mais tout à coup elle condamnoit ce repentir, & repoussoit tous les traits dont l'Amour vouloit la blesser une seconde fois. Adraste de son côté, parmi les regrets qu'il donnoit à la perte de son ami concevoit une secrette esperance de jouir quelque jour du bien qui lui avoit coûté tant de travaux. C'est ainsi qu'ils passoient tous deux la nuit, pendant que Dorinde mécontente des discours de Merindor, méditoit de se venger ; & qu'Astrée & Diane dormoient d'un sommeil profond, parce qu'il y avoit quelques nuits qu'elles n'avoient fermé les yeux.

 Adamas, Bellinde, Celadon, Silvandre, & les autres bergers se leverent presqu'avec l'aurore. Ils eurent à peine mis ordre à leurs affaires, qu'Amasis arriva avec Rosanire, Galatée, Madonte, Daphnide, Sylvie, & l'affligée Dorinde qui portoit sur son visage les marques d'un extrême déplaisir. Peu de temps après Leonide, Astrée, Diane, & Phylis sortirent de leur chambre, & l'on vit arriver tous les bergers des hameaux voisins. Lorsque tout fut prêt Amasis sortit la premiere, & prit par la main Bellinde, qu'elle ne cessa d'entretenir sur ce qui concernoit le culte des dieux. Dorinde feignit de se trouver mal, & pria la nymphe de lui laisser un char, afin qu'elle pût la suivre, si son indisposition diminuoit. Rosanire, Daphnide, Madonte se joignirent à Leonide, à Phylis, & à Lycidas. Adraste se chargea de conduire Doris. Hylas & Thamyre voulurent accompagner Celidée & Stelle, & tous les autres bergers se mirent à leur suite. Adamas choisit Silvandre, & ce malheureux berger fut si touché de laisser Diane à Pâris, qu'Adamas ne put en tirer une seule parole. Galatée prit Astrée d'une main, & Celadon de l'autre.

 Ainsi marchoit cette troupe nombreuse pour aller apprendre les oracles de l'Amour ; & certe c'étoit un spectacle admirable. Astrée qui n'avoit plus d'ennuis, avoit pris plaisir à se parer de toutes les graces dont la nature & la joye peuvent embellir un visage. Ses yeux étoient brillants. Elle avoit arrangé ses beaux cheveux sous une guirlande. Enfin elle parut si belle aux yeux de Galatée, que la nymphe commença d'excuser les mépris que Celadon lui avoit marqués.

 Celadon brilloit également ; le souvenir des divers accidens de sa vie lui laissoit au visage une rougeur qui relevoit son teint. Jamais Galatée ne le vit si charmant, & dans la surprise où elle étoit : «Que serois-je devenue, disoit-elle, si je l'avois rencontré avec cet éclat la premiere fois !» Elle ne levoit les yeux de dessus lui, que pour les porter sur Astrée ; & elle ne cessoit de regarder Astrée, que pour admirer Celadon.

 Ils marcherent ainsi quelque temps sans rien dire, la presence de la nymphe les empêchant de parler de leurs interêts. Mais la nymphe s'adressant à la bergere : «Hé bien, lui dit-elle, vous voilà dans un ravissement bien doux, puisque Celadon en est l'objet ? Madame, répondit Astrée, où vous êtes on ne peut admirer que vous. Belle bergere, reprit Galatée, laissons tout artifice, & traitez-moi avec la même franchise que vous traitez Phylis, ou Diane, & comptez sur mon extrême discretion. Madame, repliqua la bergere, votre naissance & votre merite me défendent un si libre accès. Chere Astrée, ajouta la nymphe, je veux que vous me traitiez en bergere, autrement vous me ferez un déplaisir mortel. Hier j'étois venue pour vous voir ; les accidens qui survinrent me priverent de ce plaisir. Aujourd'hui que rien ne s'oppose à mes desirs, employons le temps, & découvrez-moi le secrets de votre cœur, puisque je veux vous confier les miens.»

 Astrée se voyant obligée à obéir, rougit d'abord, puis répondit ainsi : «Je voi bien, madame, que rien ne m'étant arrivé de plus remarquable que l'amour de Celadon, c'est de quoi vous voulez que j'aye l'honneur de vous entretenir. Mais, belle nymphe, je pourrois en apprendre de vous-même les principales circonstances.» Galatée qui ne vouloit que lui raconter ce qu'elle avoit fait pour son berger, comprit par sa réponse qu'elle en étoit bien informée, & ne se défiant point d'Adamas, elle crut que c'étoit par Celadon. Et se tournant vers lui : «Vous êtes un indiscret, lui dit-elle en souriant ; mais, berger, avouez la verité, lorsque vous avez parlé du séjour que vous fîtes à Isoure, vous êtes-vous loué de mon assistance, ou bien avez-vous accusé mon amour ?»

 Alors Celadon voulut répondre, mais Astrée prenant la parole, de peur qu'il n'avouât qu'il n'en avoit point parlé : «Madame, repliqua-t-elle, lorsque Celadon m'a raconté le bon office que vous lui rendites, il ne m'a parlé de vous que comme d'une princesse à qui il doit la vie, & s'il a quelquefois condamné vos bontés pour lui, c'est parce qu'il s'en croyoit indigne.» Le berger comprit l'intention d'Astrée, & les interrompant : «Madame, dit-il, quelqu'ingrat que j'eusse été, je n'aurois pû nier que votre secours ne m'ait sauvé la vie ; & je l'ai dit à la bergere, parce que l'aimant comme je l'aime, elle doit vous en avoir la même obligation. Plût à dieu, madame, dit Astrée, que je pusse vous marquer ma reconnoissance d'un si grand bienfait !»

 Cependant Pâris entretenoit Diane ; & parce qu'il ignoroit que c'étoit à cause de lui qu'elle avoit résolu de mourir : «Belle Diane, lui dit-il, votre résistance jusqu'ici a pû ébranler toute autre constance que la mienne ; mais qu'Astrée vous engage par son exemple à me rendre vos bontés.» En même temps il soupira ; & Diane ne répondant rien : «Considerez, ma belle maitresse, ajouta-t-il, quelle est la rigueur que vous exercez contre moi. Vous m'avez permis de vous servir ; vous m'avez ordonné de vous rechercher, & maintenant qu'Adamas & Bellinde ; & les dieux même favorisent mes desirs, votre cruauté seule s'y oppose. Helas, que n'ai-je point souffert depuis le moment où la fuite d'Astrée me fit craindre pour vous une fin tragique ! Cependant vous demeurez insensible.» Il alloit verser des larmes, la seule honte les retint ; & Diane ne voulant point le desesperer, «lui répondit avec douceur : «Ce que vous nommez rigueur en moi, est plus tôt, sage Pâris, une marque de mon estime, que l'effet d'aucune mauvaise volonté. Je connois ce que vous valez, & je me connois moi-même. Mais je veux bien desormais en user avec plus de liberté, pourvû que vous me promettiez d'être trois jours entiers sans parler de notre mariage. Je vous demande ce terme pour ma seule consolation, après quoi je vous jure que je satisferai vos desirs.»

 Diane se fit violence pour lui donner cette réponse, dont Pâris fut content, parce qu'il la croyoit sincere. Mais Diane ne prenoit ce terme, que pour chercher quelque moyen de se délivrer de la tyrannie de Bellinde. Pâris la remercia donc, & lui baisant la main : «Ma belle maitresse, lui dit-il, je vous donne non seulement ces trois jours, mais tous les jours de ma vie ; & je vous proteste qu'aucun ne sera plus agréable pour moi, que ceux où je pourrai vous prouver mon obéissance & mon amour.»

 Tel fut l'entretien de Pâris, & de Diane ; cependant Adamas n'oublioit rien pour découvrir d'où procedoit l'ennui qu'il voyoit peint sur le visage de Silvandre. Il lui parla cent fois de Diane ; mais il trouva le berger si discret, qu'il ne put en tirer aucun éclaircissement. Il changea donc de discours, & s'imaginant qu'en général il pourroit lui donner quelque consolation : «Sage Silvandre, lui dit-il, ne trouvez point étrange que je veuille ainsi sçavoir quelque chose de vos affaires. Vous sçavez que l'on s'interesse naturellement à ce que l'on aime. Mon pere, dit Silvandre, je vous suis très-obligé de ces sentimens ; heureux si les dieux avoient pour moi autant de pitié que vous ! Ils font comme il leur plaît nos destinées, repartit le druide, & non comme nous les souhaitons ; non que notre condition en soit moins bonne ; tout ce qu'ils font tourne à notre bien ; mais c'est qu'en effet nous en jugeons d'ordinaire par quelque passion qui nous emporte, & qui nous empêche d'attendre avec patience les évenemens. Croyez-moi, Silvandre, & vous le sçavez aussi bien que moi, un courage génereux maitrise toutes les passions ; & souvenez-vous que le plus grand secret de la vie, est de s'abandonner à la volonté des dieux. Je sçai, repliqua Silvandre, quelle est la foiblesse des hommes, & quel est le pouvoir des dieux. J'éprouve l'un & l'autre également ; & sans jetter les yeux ailleurs que sur moi-même, j'en vois des exemples assés marqués. Si je suis trop foible pour triompher de la fortune, ce n'est pas que je ne connoisse mon devoir, & que je ne sois parfaitement resigné à la volonté des dieux...»

 A ces mots Silvandre se tut, & Adamas voulut reprendre la parole ; mais en ce moment il entendit un grand cri, & tout à coup il vit Amasis qui vint se jetter entre ses bras. Et ayant demandé à la nymphe la cause de sa frayeur : «Ne voyez-vous pas, lui dit-elle, ces lions qui sont prêts à vous dévorer ? Fuyons.» Aussitôt elle voulut fuir ; mais Adamas l'arrêtant : «Madame, ils ne sont pas en état de vous nuire... Le marbre peut-il... Le marbre, reprit Amasis ? & ne voyez-vous pas qu'ils s'approchent ?» Adamas ne put s'empêcher de sourire ; & se tournant vers la nymphe : «Madame, ajouta-t-il, je prens sur moi de vous en garantir, & je pense que Galatée sera ma caution.»

 Alors, Amasis jettant les yeux sur la nymphe, & voyant qu'elle ne s'effrayoit point, commença de se rassurer elle-même. Adamas lui ayant raconté le changement de ces lions, s'avança vers la fontaine dont ils étoient peu éloignés. Un nuage la couvroit. Là s'étant mis à genoux, & tous les assistans l'ayant imité, il adressa cette priere à l'Amour : «Fils de Venus, adorable divinité, dont l'empire est souverainement indépendant, daigne démêler nos desordres, & cet enchantement, comme tu débrouillas autrefois le chaos ! Ce n'est pas la curiosité qui nous amene, ce sont tes ordres absolus. Prononce, Amour, ce que tu as destiné en faveur de nos bocages.»

 Cette priere achevée, Adamas revint où étoit l'assemblée. Incontinent il se leva un zephir, qui port a jusqu'à leurs oreilles le bruit que faisoient les bouillons dont la fontaine fut agitée. Ce même vent devenu plus furieux, emportoit avec soi des tourbillons de flamme qui passoient aussi rapidement que des éclairs. On entendit des tonnerres effroyables ; puis le nuage qui couvroit la fontaine s'étant tout à coup entr'ouvert, on vit sortir peu à peu du milieu de l'eau qui s'élevoit à petites ondes, un grand bassin de jaspe soutenu sur une base de porphire, d'où partoit le soubassement d'une colomne orné de diverses figures. L'Amour se fit voir au dessus dans la même forme où il avoit déja paru. A l'aspect du dieu, ils baisserent tous les yeux par respect ; mais cedant enfin à leur curiosité, il leur permit de porter leurs regards sur les differens objets qui leur étoient offerts. Ils virent donc qu'Amour avoit sous la main gauche une grande table d'azur, où étoient écrits ces vers en caractéres d'or :


Puisqu'enfin Alexis, cette fidele amante,
Que les dieux demandoient, est morte en ta faveur :
 Celadon, reçoi le bonheur
Que le ciel te presente.
Astrée à tes travaux est un prix destiné ;
Et ce cœur si long temps contre toi mutiné
 N'a plus de résistance
 Pour opposer à ta constance.

 A peine Adamas eut achevé de lire les vers que l'on entendit un battement de mains géneral. C'étoit un effet de la joye publique causée par le bonheur d'Astrée, & de Celadon. Dans cet instant le berger perdit la memoire de tous les maux qu'il avoit soufferts. Il leva les yeux au ciel pour remercier le dieu ; mais il ne put prononcer une seule parole, & son visage changea plusieurs fois de couleur. Astrée n'en ressentit pas moins de joye. Phylis en fut ravie, & Diane même trouva dans les délices qui étoient promises à ses compagnes, quelque soulagement à ses ennuis. Mais cette joye ne dura pas long temps. Amour tourna tout à coup la table ; & au lieu de l'or & de l'azur dont l'autre côté étoit enrichi, ils virent écrits sur de l'argent en caractéres noirs, ces mots :


Mais quoi pour obéir aux arrêts du destin,
Silvandre doit mourir, & laisser pour butin
 Diane à Pâris qui l'adore :
Adamas, je commande encore
 Que ce berger meure demain
Immolé par ta main.

 Aussitôt le ciel recommença ses tonnerres, & le nuage s'étant refermé, on vit disparoître la table, & les oracles qu'Amour y avoit écrits. On garda long temps le silence. Tous plaignoient le sort du berger. Comme il vivoit dans un climat où l'on sçavoit estimer la vertu, il ne s'y étoit fait ni envieux, ni ennemi. Mais dans cette commune affliction, Diane fut touchée d'une façon bien differente. Son amour lui representa la mort de Silvandre avec des couleurs si affreuses, qu'elle résolut de la prévenir, ou de suivre au moins le berger. Cependant elle se fit une violence extrême pour cacher sa douleur, & Silvandre lui-même y fut trompé. Après avoir vu l'arrêt prononcé contre lui, il jetta doucement les yeux sur la bergere, & poussa quelques soupirs. Diane les reçut sans changer de couleur, elle lui montra plus d'étonnement que d'amour. Le berger y fut aussi sensible qu'à l'arrêt qui le condamnoit à mourir ; mais il reconnut bientôt que ce n'étoit pas en elle un défaut d'amitié, d'autant mieux que les plus grandes douleurs sont les plus muettes.

 Dans cette extrêmité, Adamas ne sçavoit à quoi se résoudre. Tantôt il regardoit Silvandre, & tantôt la fontaine, attendant que l'Amour revoquât une si dure loi. Hylas perdit cette fois une partie de sa belle humeur. Il regretoit Silvandre, quoiqu'il eût toujours en quelque sorte paru son ennemi ; mais Hylas sçavoit connoître la vertu, & l'aimer. Celadon même oublia le sujet de sa joye. Ainsi dans cet étonnement, & dans ce silence général, on n'entendoit d'autre bruit que celui des soupris, & des gemissemens. Mais Silvandre jugeant qu'il étoit temps de s'en retourner, quitta le lieu où il étoit, & s'avança près de la fontaine. Là s'étant mis à genoux, & montrant une grande fermeté : «Amour, s'écria-t-il, à qui ma fidelité a fait envie, je te rends graces du soin que tu prens de me faire mourir glorieusement. Je sçavois bien que comme la mort devoit triompher de moi, Pâris devoit triompher de Diane ; mais je ne croyois pas que pour lui ceder une victoire que ma naissance ne pouvoit lui disputer, il fallût que le plus puissant des dieux me le commandât. Amour, me voici prêt d'obéir : doublement heureux, si tu n'eusses prolongé mon trépas d'une journée ! Mais puisque ta loi est irrévocable, puisse le soleil hâter en ma faveur son retour !»

 A ces mots il se leve, & s'approchant d'Adamas : «Mon pere, lui dit-il, qu'attendons-nous desormais en ce lieu, où la volonté de l'Amour nous a été si clairement expliquée ? Ne voyez-vous pas, continua-t-il en montrant la fontaine, que ce nuage s'est épaissi, & que l'enchantement ne peut finir, si les bords de cette fontaine ne sont teints de mon sang ? Mon fils, lui répondit Adamas avec un grand soupir, les dieux ne montrent pas moins leur rigueur en me laissant vivre, qu'en vous condamnant à mourir.» En même temps il tourna vers la maison, & toute la troupe le suivit en desordre. Astrée uniquement occupée du malheur de sa compagne, abandonna Celadon à Galatée ; Lycidas lui-même pria Phylis d'aller secourir Diane dans l'extrêmité où il pensoit bien qu'elle étoit. Ainsi Astrée & Phylis s'étant rendues auprès de leur compagne, & s'étant un peu séparées pour n'être pas entendues si facilement ; Phylis prit la parole, & levant les yeux au ciel : «Helas, dit-elle, il semble que les dieux prennent plaisir à troubler notre repos. Jamais nous n'avons goûté un plaisir qui ait duré un jour seulement ; & notre joye a toujours été promptement suivie de quelque amertume.

 Ma sœur, répondit Diane, votre bonheur ne sera plus troublé ; les dieux achevent de faire éclater leur courroux. Puisqu'ils s'en prennent à Silvandre, il ne nous auroient pas épargnées. Ce berger, interrompit Astrée, me fait une extrême compassion. Lorsque j'examine par quels accidens sa vie a été traversée, que je trouve son destin rigoureux ! Les plus belles choses, repliqua Diane les larmes aux yeux, sont celles qui durent le moins. Ah, s'il avoit manqué dans ce qui regarde le service des dieux, ou la conduite de ses troupeaux ; s'il étoit coupable de quelque parricide ; s'il avoit violé quelques loix. Non, non, mes compagnes, tout son crime est de m'avoir inspiré de l'amour. Mais pourquoi l'en punir, si je ne m'en suis jamais plainte ? Ma sœur, reprit Phylis, si les dieux le punissent, c'est seulement parce que cet amour est contraire à celui que vous devez à Pâris ; car enfin vous voyez qu'ils veulent que vous l'épousiez. Si j'étois à votre place, j'y consentirois, pourvu qu'ils laissassent la vie à Silvandre. Ma compagne, dit Astrée, on ne compose point ainsi avec les dieux. Il y a ici quelque mystere que nous ignorons. Silvandre ayant passé hors du Forest la meilleure partie de sa vie, il se peut que d'autres interêts empêchent les dieux de le laisser vivre. Ce n'est pas que je ne voulusse au prix de mon sang détourner le coup qui doit nous le ravir ; mais puisque ce coup est inévitable, le mieux seroit d'obéir sans murmurer.

 Quoi, ma sœur, repliqua Diane un peu émue, vous me conseilleriez d'épouser Pâris, & de trahir Silvandre ? Je vous conseillerois, répondit Astrée, de donner à Silvandre ce que vous pouvez, c'est à dire des regrets, & à Pâris ce que vous devez, je veux dire une entiere obéissance aux dieux & à Bellinde. Quoi, Astrée me conseiller une telle perfidie, s'écria Diane, en la regardant d'un œil capable de la faire mourir de pitié ?» Astrée en fut si touchée, qu'elle lui dit en l'embrassant, & fondant en larmes : «Si le malheur de Silvandre ne me touche infiniment, puissiez-vous croire que je ne vous ai jamais aimée. Mais votre état me touche encore plus ; c'est pour cela que je vous ai conseillé cette perfidie, que j'eusse voulu même vous inspirer ; aussi bien votre fidelité lui est inutile, puisque sa mort l'empêchera d'en recueillir le fruit. Au contraire, repliqua Diane, il mourra plus content, lorsqu'il emportera cette marque de mon amour. D'ailleurs nous nous rejoindrons bientôt. Si ma constance merite des couronnes, il ne me les refusera point ; & peut-être ne lui donnerai-je pas le loisir de me les préparer.»

 Astrée & Phylis jugerent par ce discours qu'après la mort de Silvandre il leur seroit difficile de conserver leur compagne. Cependant Amasis s'étant approchée de Galatée, & de Celadon, se faisoit raconter les principales circonstances de la vie de Silvandre.

 Bellinde de son côté ne douta plus que Diane n'aimât ce berger ; & admirant la discretion avec laquelle elle s'étoit conduite, elle plaignoit le sort de Silvandre, & condamnoit en même temps la tendresse de Diane. Puis se rappellant qu'elle seule étoit cause que Silvandre étoit venu demeurer dans le Forest, elle se regardoit comme coupable de son amour & de sa mort. Cependant comme elle eût mieux aimé mourir que de desobéir aux dieux, elle se contenta de le plaindre.

 Adamas que l'oracle avoit interessé à la perte de Silvandre, en lui ordonnant de l'immoler de sa main, ne pouvoit s'imaginer quel sujet attiroit à ce berger un traitement si rigoureux ; & desirant en être éclairci, il se servit de l'occasion qui les avoit fait recontrer ensemble ; & prenant le berger par la main : «Silvandre, lui dit-il, qu'avez-vous fait contre les dieux, qui leur fasse desirer votre mort ? leurs oracles ne nous commandent autre chose, soit que vous les ayez consultés en particulier, ou en public. Mon pere, répondit-il, ce seroit en moi une vanité punissable de dire que je ne les ai jamais offensés ; mais je crois que le plus grand de tous mes crimes est d'avoir osé aspirer à la possession de Diane. Jusqu'ici j'ai caché ma passion ; j'en fais aujourd'hui l'aveu, & je vous supplie de me pardonner si elle a fait obstacle aux desseins de Bellinde, & de Pâris. J'aimois Diane avant qu'il la connût, & si par respect elle souffrit son amour, elle avoit déja reçu le mien par inclination. Cependant comme les dieux sont justes, ils veulent que le mariage de Pâris s'accomplisse, & que Silvandre meure, puisqu'ils sçavent aussi bien que je ne pourrois survivre à la perte de la bergere. Les dieux, dit Adamas, ne reconnoissent point plus de merite dans Pâris qu'en vous ; mais ils le permettent ainsi, pour montrer que les hommes se trompent souvent dans leurs jugemens, & que les loix de la prudence humaine sont bien inferieures à celles qu'ils ont établies dans le ciel. Mais, continua-t-il, permettez Silvandre, que je vous quitte un instant, & que je pense à quelque chose qui contribuera peut-être à votre repos & au mien.»

 A ces mots il s'arrêta, & s'étant rencontré alors près de cet autel sur les degrés duquel Astrée & Diane s'étoient endormies le jour qu'elles allerent à la fontaine pour y mourir, il s'y assit ; & là faisant réflexion au malheureux état de Silvandre, & à l'oracle qui lui ordonnoit d'immoler ce berger qu'il avoit toujours aimé, & que son infortune lui rendoit plus cher : «Depuis quand, s'écria-t-il, les dieux sont-ils devenus barbares, jusqu'à desirer que leurs autels soient arrosés de sang humain ? S'il leur falloit d'autres victimes que des taureaux & des brebis innocentes, que ne demandoient-ils plus tôt l'embrasement de nos maisons ? J'irois avec joye mettre à la mienne ce feu qui devroit les appaiser. Mais tu veux, Amour, que Silvandre soit immolé... & que je meure mille fois de regret de lui avoir donné la mort ? Est-ce donc là ce bonheur dont je devois jouir, après que j'aurois rendu Celadon à sa chere Astrée ? Ah, ciel trompeur !» Alors se souvenant qu'il étoit druide : «Toutefois, reprit-il, j'ai tort d'accuser votre justice. Pardonnez, grands dieux, si j'ai trop donné à mon ressentiment. Et si vous cherchez une raison qui puisse excuser mon offense, considerez que j'aime Silvandre, & que je suis homme comme lui.» Il songea encore aux moyens d'obéir aux dieux, sans immoler Silvandre ; mais n'en trouvant point, il se leva déterminé à l'obéissance ; & reprit le chemin que les autres tenoient, pour s'en retourner dans sa maison.

 Lorsqu'ils furent arrivés, Celadon supplia Galatée de lui permettre d'aller à la rencontre de Silvandre qu'il croyoit encore avec Adamas. La nymphe le lui ayant permis, il sortit, & Lycidas l'ayant vu partir, se mit aussitôt à le suivre. Ils le rencontrerent seul, & Celadon l'embrassant fut long temps sans pouvoir lui dire une seule parole ; sa bouche ne s'ouvrit qu'aux soupirs. Silvandre en fut si touché, que l'embrassant de même : «Celadon, lui dit-il, épargnez-moi le déplaisir de voir que mes malheurs troublent la joye que vous devez goûter dans la possession d'Astrée. Jouissez une fois d'un bien sans amertume ; & si c'est ma perte seule qui vous afflige, & que vous m'aimiez, pensez qu'elle doit plus tôt vous causer de la joye, puisque les dieux l'ont desirée, & que je ne pourrois terminer plus glorieusement mes jours qu'en leur obéissant.

 Quelque favorable que soit la cause qui vous fera mourir, répondit Celadon, je ne laisserai pas de ressentir cette séparation, comme le seul déplaisir qui pouvoit troubler mon repos.» Silvandre voulut repartir, mais le druide les interrompit, & s'étant mis au milieu d'eux, il les ramena dans sa maison.

 D'un autre côté Diane succomboit sous le poids de sa douleur ; & pour éviter tout autre entretien que celui de ses compagnes, elle résolut de se coucher, sous prétexte qu'elle ressentoit quelques restes de l'incommodité qu'elle avoit eue le jour précedent. Il ne fallut pas beaucoup d'artifice pour faire connoître à Bellinde qu'elle avoit besoin de ce soulagement. Outre qu'elle n'ignoroit plus l'interêt que sa fille prenoit à Silvandre, la tristesse étoit peinte sur son visage. Elle approuva donc que Diane se retirât.

 Amasis ne tarda pas aussi à se souvenir de Dorinde, qu'elle sçavoit n'avoir point été à la Fontaine d'Amour. Elle la fit chercher par tout où elle s'imagina qu'elle pouvoit être ; mais elle n'en apprit d'autres nouvelles, sinon qu'elle étoit montée dans un char avec Merindor, & qu'au lieu de suivre le chemin que les autres avoient tenu, ils avoient pris celui de Bonlieu. Elle crut d'abord qu'elle seroit allée se promener ; mais enfin se rappellant que depuis le retour de Merindor elle avoit paru affligée, elle commença à soupçonner quelque chose. Elle tournoit son esprit de tous les côtés, lorsqu'elle entendit tout à coup un bruit de chevaux. Incontinent elle se leve, & reconnoissant son char, elle court au devant de Dorinde ; mais lorsqu'elle n'y vit que Merindor, son étonnement fut extrême ; & ce qui l'inquieta davantage, fut qu'il lui parut plus pâle que la mort, & qu'à peine il pouvoit se soutenir. Aussitôt elle lui demanda où étoit Dorinde : «Madame, lui dit-il d'une voix entrecoupée, & d'un ton qui deceloit assés le desordre de son ame, ceci vous l'apprendra.» En même temps il lui presenta une lettre. Amasis l'ouvrit : Elle étoit conçue de la sorte.


DORINDE A AMASIS.



 Enfin la perfidie de Sigismond m'a éclairci le doute où j'étois qu'il pût y avoir des hommes fideles. Mon amour l'a d'abord condamné ; mais ayant depuis consideré le repos dont j'allois jouir, j'ai cru que je devois plus m'en louer, que m'en plaindre. Il est vrai qu'après avoir reçu tant de faveurs de vous, je devois chercher les moyens de les reconnoître. Mais ne le pouvant que par mes vœux, en quel lieu en ferois-je de plus avantageux, que dans celui que j'ai choisi ? C'est ici que détachée du monde, mon esprit se fera un commerce avec les dieux ; & peut être auront-ils assés de pitié pour m'accorder en votre faveur l'accomplissement de mes desirs. Ne me reprochez point que je vous aye quittée sans vous dire adieu ; par bonté vous vous seriez opposée à ma résolution. Les dieux ont enfin permis que mon cœur me fût rendu, avec la moitié d'une bague. Si ces paroles ont besoin de quelque éclaircissement, j'ai chargé Merindor de vous les expliquer, & de vous dire, madame, qu'en quelque lieu que je sois, & à quelqu'état que je sois appellée, je ne cesserai jamais d'avoir pour vous le dévouement le plus respectueux.

 Pendant qu'Amasis lisoit cette lettre, Merindor vit qu'elle changea de visage, & que ses yeux devenoient insensiblement humides. Il pensa bien qu'elle seroit affligée de l'éloignement de Dorinde. Et lorsqu'elle eut achevé de lire : «Merindor, lui dit-elle, est-il vrai que le prince Sigismond ait trahi sa foi ? Madame, répondit Merindor, ce que vous souhaitez sçavoir demande un long discours ; & puisque Dorinde m'a chargé de vous raconter les circonstances de son malheur, je vous en dirai plus qu'elle n'en sçait elle-même, si vous daignez m'entendre.»

 En même temps Amasis le prit par la main, & après avoir fait dire au druide qu'elle alloit conferer de quelque chose avec Merindor : «Allons, dit-elle, dans le jardin ; aussi bien n'y a-t-il pas d'apparence que Rosanire & Galatée puissent sitôt quitter ces bergers.» La nymphe le mena dans le cabinet le plus couvert, & là s'étant assise, & ayant commandé au chevalier de s'asseoir aussi, il commença en ces termes.



SUITE DE L'HISTOIRE
DE DORINDE.



 «J'ai à vous raconter, madame, la perfidie la plus noire. Sçachez qu'aussitôt que nous fûmes partis de votre cour, Ligonias dépêcha secretement un courier à Gondebaut pour l'avertir de l'arrivée de Sigismond, & de Godomar, & des chevaliers qui les accompagnoient. Le lendemain le roi suivi de presque toute sa noblesse, feignit d'aller à la chasse, & ayant pris le chemin par où les princes devoient arriver, il les rencontra environ à une lieue de Lyon. Sigismond & Godomar qui le reconnurent d'assés loin, descendirent aussitôt, & dès qu'il fut aussi descendu, ils se jetterent à ses piés, & lui demanderent pardon. Le roi les reçut à bras ouverts, il leur promit encore une fois d'oublier ce qui s'étoit passé, pourvu qu'à l'avenir ils tinssent une conduite differente.

 Cependant Rosiléon s'avança, presenté par Sigismond, qui lui offrit ses états & sa personne. Il embrassa ensuite Lindamor ; & Godomar lui ayant dit que c'étoit lui qui avoit vaincu Polemas : Je suis ravi, dit-il, que sa valeur vous ait fait connoître l'injustice que ce rebelle nous déguisoit sous un prétexte specieux. En parlant ainsi, il recevoit les honneurs que lui rendoient Damon, Alcidon, & les autres. Après quoi ils remonterent à cheval, & ils prirent le chemin de la ville, où ils entrerent accompagnés de quatre mille cavaliers qui étoient venus au devant d'eux.

 Clotilde les attendoit à la porte, & avec elle cent des plus belles filles de Lyon, qui parurent sur des chevaux blancs. A l'arrivée des princes, Clotilde seule mit pié à terre ; & lorsqu'elle fut remontée à cheval, ils allerent descendre au temple de Venus pour y rendre graces de leur retour, & de là dans les jardins de l'Athenée. Ce premier jour se passa en festins. Sur le soir on tira un feu que l'on avoit placé à l'endroit où le Rhône & l'Arar mêlent leurs eaux, pour marquer sans doute la réunion du roi & des princes ses fils.

 Dès que l'on fut revenu au palais, Sigismond & Godomar conduisirent Rosiléon dans son appartement ; & chacun se retira. Mais Gondebaut que Dorinde inquietoit éternellement, crut qu'il ne pouvoit mieux employer le temps qu'à tâcher d'apprendre en quel état Sigismond étoit avec elle ; & parce qu'il jugea bien que Sigismond viendroit en rendre compte à Clotilde, il fit si bien qu'il arriva, sans être entendu, à la porte de la princesse. Sigismond vint comme il l'avoit pensé, & sans prévoir le malheur que leur préparoit la jalousie du roi, ils s'assirent innocemment dans un lieu d'où il put les entendre.

 J'ai sçu depuis, car le roi qui avoit résolu de se servir de moi ne me cacha rien, j'ai sçû que Sigismond commença par quelques discours à votre avantage, & par le recit de la beauté de Galatée, & des nymphes qui sont ordinairement auprès de vous. Il vint ensuite à Dorinde, & le roi entendit qu'il disoit à Clotilde : Mais, ma sœur, (car c'est ainsi qu'il nomme Clotilde) le roi n'est-il pas bien étrange de vouloir que je ne l'aime plus ? Pourquoi ne suivrois-je pas mon inclination ? je sçai que je lui dois le jour ; mais s'il veut que je vive, qu'il souffre que j'aime Dorinde. Il ajouta quelques autres discours ausquels Clotilde répondit avec toute sorte de ménagement. Après quoi Sigismond lui redit ce qui s'étoit passe à Marcilli, les défiances de Dorinde, les sermens qu'il lui avoit faits, & les mêmes propos enfin qu'ils avoient tenus lorsqu'ils rompirent une bague pour en garder chacun la moitié. Il la montra à Clotilde, & le roi se figura dès-lors qu'elle pourroit bien lui aider à détruire l'intelligence de ces amans.

 Lors donc qu'il fut bien informé de ce qu'il vouloit sçavoir, il se retira, & Sigismond aussi. Le roi passa toute la nuit à chercher les moyens de brouiller le prince & Dorinde. Il garda même le lit tout le matin, sous pretexte d'une indisposition, & pour ne point donner d'inquietude aux princes, il envoya chercher Sigismond, & lui commanda de mener Rosiléon, & les autres chevaliers à la chasse, l'assurant qu'à son retour il le trouveroit levé. Sigismond obéit.

 Cependant le roi fit venir Clotilde, & l'ayant fait asseoir, il lui parla en ces termes : Je ne vous rappellerai point, Clotilde, les obligations que vous m'avez : Si vous en êtes reconnoissante, servez-moi dans une occasion où je veux vous employer ; & ne doutez point après cela que je ne fasse pour vous tout ce qui dépendra de ma puissance. Clotilde ayant répondu qu'elle se feroit toujours un devoir de lui obéir, Gondebaut reprit ainsi : Ce que je veux de vous, ma chere fille, n'est pas que vous me rendiez les discours que Sigismond vous a tenus depuis son retour, car je les sçai aussi bien que vous, mais que vous m'aidiez à ruiner cette intelligence qui me déplait. En prononçant ces mots il tenoit les yeux attachés sur Clotilde, & remarquant qu'elle changeoit de couleur : Je connois que ce discours vous étonne ; mais entendez jusqu'au bout : N'est-il pas vrai que hier au soir, après que je fus retiré, Sigismond vous entretint de tout ce qui s'étoit passé à la cour d'Amasis entre Dorinde & lui ? qu'il vous montra une moitié de bague qu'il a rapportée ? A ces mots Clotilde perdit contenance, & ne sçachant d'où il avoit pû apprendre tant de choses, elle eut tant de peur qu'il ne voulût la punir, que se jettant à genoux, elle lui demanda pardon. Mais le roi lui commanda de se lever, & l'embrassant : Non, non, lui dit-il, ma fille, ne craignez rien, je sçai le soin que vous avez pris d'éteindre sa flamme, & je suis bien assuré qu'il n'a pas tenu à vous qu'il ne m'ait obéi. Mais puisque nous n'avons pû réussir, tentons un autre moyen.

 Vous connoissez l'esprit ambitieux de Dorinde. Vous ne doutez pas qu'elle n'aime plus le rang de Sigismond que sa personne. Or il faut que vous sçachiez que les femmes de caractére, lorsqu'elles sont arrivées à quelque haut point de grandeur, se plaisent à exercer sur les esprits une autorité tyrannique. Elles accusent la terre d'ingratitude, quand elle ne fait pas naître des fleurs dans tous les endroits où elles portent leurs pas. Tout ce qu'elles s'imaginent pouvoir nuire à leur fortune, elles cherchent les moyens de le détruire. Si je venois à mourir, Clotilde, vous seriez en butte à Dorinde, supposé qu'elle vint à bout de ses desseins. Elle s'oublieroit elle-même sur le trhône, comment n'oublieroit-elle pas ce qui est dû à votre naissance ? Il faut, Clotilde, prévenir ce malheur.

 Jugez, madame, combien l'esprit d'une fille est susceptible de toutes les impressions. Ce discours jetta de la défiance dans l'ame de Clotilde ; & oubliant ce qu'elle devoit à Sigismond : Seigneur, lui répondit-elle, independamment de mon interêt, qui me touche peu au prix de vous plaire, commandez. Il faut, dit le roi, avoir cette moitié de bague qui est entre les mains de Sigismond. Ah, seigneur, interrompit Clotilde, je crains bien que cela ne soit impossible. Si vous voyiez avec quel soin il la conserve : il la baise, il la porte à ses yeux, il l'appuye contre son cœur, il lui parle, comme il parleroit à Dorinde elle-même... Comment la lui arracher ? Ce n'est pas mon dessein, repliqua le roi, il faut ici de l'artifice. Et puisque vous avez vû cette bague, & que vous sçavez de quelle matiere elle-est, il faut, Clotilde, que vous en preniez une semblable, & qu'au hazard l'ayant rompue en deux, vous en gardiez seulement une moitié, & voici ce qui arrivera. Sigismond vous ira voir, & sans doute étant auprès de vous, il fera avec sa moitié de bague ce qu'il fit hier. Cependant vous aurez la votre à la main, & vous prendrez la sienne. Et quand il vous la redemandera, vous lui donnerez celle que vous aurez supposée. Il ne s'en appercevra point, n'ayant pas l'autre moitié pour les comparer. Je vous dirai demain ce que nous aurons à faire pour achever notre entreprise. Clotilde donna les mains à tout, & Gondebaut l'ayant embrassée, elle sortit, & le roi s'habilla.

 La chasse, finie, le reste de la journée & une partie de la nuit se passerent à danser ; après quoi Sigismond se rendit à l'appartement de Clotilde. En l'absence de Dorinde, il n'avoit pas de plus grand plaisir que d'entretenir la princesse. Parmi beaucoup de discours, ils vinrent à parler de la bague. Aussitôt Sigismond la tira, & la montra à Clotilde. Clotilde la prit, comme si elle eût voulu l'examiner ; puis la laissant tomber sur son siege, & la presentant à Sigismond, les deux mains fermées : Je gage, dit-elle, que vous ne devineriez pas où elle est. Sigismond qui ne soupçonnoit point la trahison, je gage, répondit-il en souriant, qu'elle est là. A ce mot il frappa sur la main droite de Clotilde, & l'ayant ouverte lui-même, il n'y trouva que l'image de ce qu'il cherchoit. Mais il la prit innocemment, & regardant Clotilde : Ah, ma sœur, continua-t-il avec un petit souris, ne sçavez-vous pas combien l'amour est éclairé, tout aveugle qu'il est !

 En même temps il porta cette moitié de bague à sa bouche, & Clotilde ne put s'empêcher de sourire. Mais un peu après l'ayant entendu soupirer : Helas, Sigismond, dit-elle en elle-même, si tu sçavois le malheur que mon artifice te prépare... Sur cela elle se repentit d'avoir approuvé la trahison ; mais se rappellant les discours que le roi lui avoit tenus, & combien sa perte étoit inévitable, si elle n'achevoit, elle s'imagina qu'elle ne pouvoit mieux faire.

 Le lendemain, elle se leva de bonne heure, parce qu'elle prévit bien que le roi l'envoyeroit chercher, pour sçavoir ce qui se seroit passé. En effet elle fut à peine habillée, qu'on vint l'avertir. Dès qu'elle parut : Hé bien, lui dit le roi, avons-nous la bague ? La voici, répondit-elle. Le roi la prit à l'instant, & paroissant très-satisfait de la princesse : Ne croyez pas, dit le roi, que j'aye été dans l'inaction. On m'a promis de m'amener ce matin un certain Squilindre, qui a autrefois habité dans le Forest, & qui s'est refugié ici pour quelque sujet que l'on n'a pas encore découvert. Or on m'a dit qu'il étoit très-habile à contrefaire tous les caractéres imaginables. Je veux qu'il écrive à Dorinde une lettre au nom de Sigismond, sans quoi notre affaire n'iroit pas bien. Une seule chose m'inquiete, c'est de sçavoir sur qui nous jetterons les yeux pour executer le reste ; car il faut que ce soit un homme judicieux, & s'il se peut qui puisse prétendre à Dorinde, après que Sigismond n'y aura plus d'interêt.

 Alors Clotilde se mit à rêver un peu, puis tout à coup : Il y en a plusieurs, dit-elle, qui l'ont aimée ; mais j'en sçai deux qui sont maintenant ici, vous pourrez choisir celui que vous jugerez le plus propre à votre dessein. Elle nomma Periandre, & malheureusement pour moi Merindor. Le roi entendant mon nom, témoigna une extrême joye. Il ne restoit plus qu'à me consulter ; mais, grands dieux, que les rois ont sur nous une autorité bien absolue ! Gondebaut m'envoye chercher, il me raconte ce que vous avez entendu ; & m'ayant promis des merveilles, supposé que je disposasse Dorinde à m'épouser, il m'engagea si insensiblement, que je résolus d'executer ce qu'il vouloit.

 A peine je lui eus engagé ma parole, que je vis entrer un jeune homme, qu'on me dit depuis être neveu de cet Ardilan que tua Godomar. Il amenoit avec lui ce Squilindre dont je vous ai parlé, madame, & que peut-être vous connoissez. Oui, répondit la nymphe, il est né à Argental. Mais pour abreger, continua Merindor, le roi lui fit beaucoup de caresses, & lui ayant dit ce qu'il exigeoit de lui, il lui remit une des lettres de Sigismond, lui promit avec un silence éternel, une récompense digne d'un tel service, & dicta lui-même cette lettre.»


SIGISMOND A DORINDE.



 Gondebaut me donne malgré moi pour époux à la fille du roi des teutons. Mon desespoir est si violent qu'il m'empêche de vous dire tout ce que je souffre ; & cette moitié de bague que je vous renvoye vous apprendra que ce malheur est sans remede. Je voudrois pouvoir vous donner quelque consolation ; mais dans l'état où je suis je n'en trouve point pour moi-même. Enfin, Dorinde, je suis marié, & je voudrois pouvoir dire aussi bien que je suis mort. N'accusez de mon changement qu'une fatale necessité ; & si vous avez encore quelqu'inclination à m'obliger, cherchez entre les bras de Merindor le repos que votre mauvaise fortune vous a refusé auprès de Sigismond.

 «Après que Squilindre eut écrit cette lettre de son caractére ordinaire, il imita si bien celui de Sigismond, que ce prince lui-même y eût été trompé. Squilindre fut ensuite congedié, & recompensé au double de ce qu'il pouvoit prétendre. Le roi se tournant ensuite vers moi : Merindor, dit-il, votre bonheur est entre vos mains ; si vous menez bien cette affaire Dorinde vous est acquise, & je vous récompenserai. Partez au plus tôt, allez trouver Dorinde, comme si c'étoit Sigismond qui vous envoyât. Vous lui direz à la premiere occasion qu'elle ne doit plus rien prétendre à la couronne des bourguignons, & que cette couronne est destinée à la fille du roi des teutons. Je lui répondis que j'étois disposé à lui obéir, mais que Sigismond m'avoit engagé à courir la bague ce jour-là même, & que si je manquois, il étoit à craindre qu'il ne soupçonnât quelque chose. N'importe, reprit-il, vous partirez le soir, & je retiendrai encore demain Rosiléon & Lindamor, afin que vous ayez fait consentir Dorinde à vous épouser, avant qu'ils puissent lui dire que Sigismond n'est pas marié. Vous réussirez facilement, si je ne me trompe ; le dépit d'être abandonnée de Sigismond l'engagera à vous accorder ce que vous voudrez. Si cela arrive je m'inquiete peu de ce que fera ensuite Sigismond. Et s'il entreprend quelque chose contre vous, & contre mon service, je sçaurai bien le ramener à son devoir.

 Tels furent, madame, les ordres qu'Amour me fit accepter, en me rendant aveugle comme lui ; car s'il ne m'avoit aveuglé en effet, j'aurois prévu le malheur qui m'est arrivé depuis. Mais pour finir, sçachez, grande nymphe, que les courses où Rosiléon & Lindamor se distinguerent étant achevées, je partis dans la résolution de marcher toute la nuit ; mais il survint une pluye si violente, que je fus obligé de m'arrêter au premier village que je rencontrai. Le lendemain, qui étoit hier, je partis de grand matin, & comme vous vîtes, madame, j'arrivai d'assés bonne heure. Je ne vous dirai pas de quel œil Dorinde me reçut, vous en futes témoin, mais ce fut avec un meilleur visage qu'elle n'eût fait, si elle avoit prévu ce que j'avois à lui annoncer. Je lui dis que j'avois une lettre à lui rendre de la part de Sigismond ; & dans cet instant je jugeai bien par ses yeux de la satisfaction de son cœur. Incontinent on servit, & après que l'on fut hors de table, vous remarquâtes peut-être, madame, comment elle me tira à part. Elle commença par me demander la lettre du prince, je feignis de la chercher, & pour la préparer en quelque sorte : Mais, belle Dorinde, lui dis-je, il semble que vous vous promettiez d'y trouver quelque grand sujet de joye ; mais j'ignore ce qu'il en sera. Je m'arrêtai à ce mot, & Dorinde me regardant, elle remarqua sur mon visage tant de froideur, qu'elle eut un pressentiment de son malheur. Puis s'imaginant que je ne parlois ainsi que pour la tromper : Merindor, me dit-elle, je pense que vous voulez me faire acheter la satisfaction que cette lettre me procurera.

 A peine elle eut achevé, que je fis semblant d'avoir trouvé la lettre ; & la lui donnant : Tenez, lui dis-je, madame, fasse le ciel qu'elle vous cause le plaisir que vous vous en êtes promis. Ces dernieres paroles augmentant ses frayeurs, elle ouvrit la lettre d'une main tremblante, & y lut enfin ce que je vous ai dit. Lorsqu'elle fut arrivée à l'endroit où Sigismond lui conseilloit de chercher du repos entre mes bras, la colere la surprit : & j'entendis qu'elle disoit assés bas : Oui, perfide, si auparavant je t'avois arraché le cœur.

 A ce mot elle se mit à soupirer, & perdant enfin contenance, elle pleura amerement. Puis elle me dit : Mais ne sçaurai-je point, Merindor, d'où vient un changement si prompt ? Puisqu'il ne vous l'explique point, répondis-je, je vais vous le dire pour soulager votre douleur en vous indiquant les raisons, qui peuvent excuser son infidelité. Je lui dis alors tout ce que j'avois inventé pour colorer ce mensonge : Que les ambassadeurs teutons étoient arrivés à Lyon, au même temps que Sigismond, pour hâter cette alliance ; que le roi avoit si bien tourné l'esprit du prince, qu'il avoit tiré parole de lui qu'il y consentiroit : que le prince avoit ensuite voulu se dérober, mais qu'en ayant été empêché, on avoit employé Clotilde pour lui persuader ce mariage ; qu'elle lui avoit fait signer les articles, & avoit en même temps tiré cette lettre, & cette moitié de bague que je venois de lui rendre. J'ajoutai à cela que si je m'étois chargé de cette commission, c'étoit pour lui rappeller mes services, & non pour l'affliger.

 Ses larmes cesserent aussitôt que je cessai de lui parler ; & je vous avoue, madame, que je fus surpris de la voir ainsi consolée ; mais je le fus bien plus quand elle me dit : Puisqu'enfin il falloit que je sçusse la perfidie de cet ingrat, je ne suis pas fâchée que vous m'en ayez apporté la nouvelle. Souvenez-vous, Merindor, que je vous satisferai bientôt, & que je finirai mes jours auprès de vous. Ensuite elle me quitta pour vous rejoindre. Pour moi je demeurai l'homme du monde le plus content, & m'imaginant que le lendemain elle accompliroit sa promesse, je hâtai le jour par mes vœux impatiens. Elle l'a accomplie en effet cette promesse, mais d'une façon bien contraire à celle que je m'étois proposée. Lorsque nous avons été ici, elle a feint de se trouver mal, pour avoir un prétexte de vous demander votre char, & de prendre une autre route que celle que vous deviez tenir. Vous le lui avez accordé, ne soupçonnant point son dessein. Vous êtes partie ; elle m'a fait monter avec elle, & a commandé qu'on la menât à Bonlieu. Moi qui n'étois occupé que de mon amour, & de sa promesse : Mais, belle Dorinde, lui ai-je demandé, qu'avez-vous résolu de faire à Bonlieu ? De tenir, a-t-elle dit, la parole que je vous ai donnée, puisque Sigismond a manqué à la sienne. J'avoue qu'en ce moment tout mon sang s'est ému. Et transporté de joye, je lui ai dit, en lui baisant la main : Je vous jure, chere Dorinde, que vous serez la plus heureuse de toutes les femmes. C'est bien ce que j'espere, m'a-t-elle répondu, autrement je n'aurois jamais pris ce parti.

 Nous sommes arrivés au temple. Dorinde a fait arrêter le char, & m'a prié de l'attendre, parce qu'elle avoit à parler à une des druides. Je l'ai attendue près de deux heures, & lorsque je commençois à perdre patience, j'ai entendu que l'on m'appelloit. Aussitôt j'ai tourné les yeux de tous côtés, mais je n'ai vu personne. Jai encore entendu une voix qui m'a commandé d'entrer dans une petite sale dont la porte s'est ouverte à l'instant. Ne sçachant à quoi aboutiroit ce mystére, je suis entré ; & là à travers une grille de fer j'ai apperçu Dorinde, qui m'a dit : Voici, Merindor, l'effet de mes promesses. Je devois finir mes jours auprès de vous ; aussi avez-vous été le seul témoin de l'action qui me fait pour jamais mourir au monde. Portez cette lettre à Amasis ; si elle vous demande la cause de ma résolution, dites lui celle de votre voyage, & adieu. A ce mot, j'ai vu tomber un papier à mes piés ; & tout à coup un grand rideau m'a dérobé la presence de Dorinde, sans que j'aye pû la voir davantage. Voyant donc que mes prieres & mes larmes étoient inutiles, j'ai relevé ce papier, & je suis remonté dans le char, pour vous venir rendre, comme j'ai fait, un compte exact de la trahison du roi, de mon imprudence, & du desespoir de Dorinde.»

 Amasis fut touchée de ce recit ; elle versa des pleurs, & me dit : «Merindor, vous avez bien fait de m'avertir de bonne heure ; il y a du temps pour remedier à ce malheur. Je suis persuadé, madame, répondit Merindor, que Dorinde vous écrira ; mais il sera bien difficile de lui persuader que Sigismond ne l'a point trompée. Et voilà, madame, ce qui me desespere. Dès que Sigismond sera informé de ma trahison, il usera de toute sa puissance pour me perdre ; & je ne puis le condamner. Je connois toute la grandeur de ma faute. En cela, dit Amasis, beaucoup de raisons vous excusent. Sans parler de votre amour pour Dorinde, il vous étoit difficile de ne pas obéir au roi, qui vous perdoit également, si vous aviez refusé d'executer ses ordres. Madame, repliqua Merindor, il m'eût du moins été plus glorieux de périr ainsi. Souvenez-vous, ajouta la nymphe, que quiconque connoîtra la force d'une passion jointe au commandement d'un roi, vous excusera plus tôt qu'il ne vous condamnera. Cependant je vous offre une retraite à ma cour, & je vous promets de vous reconcilier avec Sigismond, pourvû que vous aidiez à reparer votre faute. Madame, répondit le chevalier, j'avois résolu d'aller mourir parmi les transalpins sous un autre nom. La gloire des combats y appelloit mon courage. Mais puisque vous jugez que je suis nécessaire pour guerir le mal que je suis nécessaire pour guerir le mal que j'ai fait, je reçoi avec respect l'offre que vous m'avez faite, & je promets de mettre tout en usage pour rendre à Dorinde la satisfaction que je lui ai ravie.»

 A ces mots, ils entrerent dans la chambre d'Adamas. La nymphe le trouva dans une affliction extrême. Et après avoir passé une partie de la journée avec lui, elle fit venir Rosanire & Galatée, parce qu'elle vouloit partir de bonne heure, afin de travailler à tirer Dorinde du lieu où elle s'étoit renfermée.

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LIVRE DOUZIÈME.



 Amasis ne communiqua ni à Rosanire, ni à Galatée la résolution de Dorinde ; elle crut qu'elle auroit le temps de la ramener avant qu'elles fussent averties de sa retraite. Elle leur dit seulement que Dorinde avoit eu la curiosité d'aller à Bonlieu visiter le temple des carnutes, & qu'elle attendroit qu'elle même vint la prendre. Comme elles ignoroient la supercherie du roi, elles ne soupçonnerent rien ; mais lorsque la nymphe leur eut refusé la permission de l'accompagner, elles devinerent en partie ce qui étoit arrivé. Amasis les laissa donc au palais d'Isoure, & prit avec Merindor seul le chemin de Bonlieu. Elle fut à peine à moitié chemin, qu'elle apperçut un jeune homme qui venoit en diligence. C'étoit le petit Meril qui étoit resté à Marcilli. Lorsqu'il fut près de la nymphe, il mit un genou à terre, & lui dit : «Madame, Lindamor vient d'arriver avec Rosiléon & Godomar. Ils m'ont paru affligés de ne vous pas trouver au château, ni pas une de vos nymphes ; mais lorsqu'ils ont sçu que vous étiez ici, ils ont pris le dessein de laisser leur équipage à la ville, & de venir vous surprendre. En effet ils arriveront bientôt, & j'ai cru, madame, que vous auriez agréable que je vinsse vous en avertir.»

 Amasis fut ravie de cette nouvelle ; & le petit Meril le comprit bien par les caresses qu'elle lui fit. Pour Merindor qui se sentoit coupable, il s'imagina que son crime étoit découvert, & que Godomar venoit le punir. La nymphe remarquant qu'il changeoit de visage, lui en demanda la raison. «Je sçavois bien, répondit-il, madame, que Rosiléon, Lindamor, & les autres chevaliers me suivroient bientôt ; mais je ne puis comprendre quel motif a ramené le prince Godomar, puisqu'il n'a plus ici d'ennemis à vaincre, s'il ne me regarde comme tel, parce que je suis coupable envers son frere. C'est Lindamor sans doute, reprit Amasis, qui l'a engagé à revenir me voir ; mais, continua-t-elle, après avoir commandé qu'on la ramenât au palais, ne vous inquietez point, je prens sur moi de vous défendre.»

 La nymphe étant arrivée à Isoure, fit part à Rosanire & à Galatée de la nouvelle de Meril. Elles en furent pénétrées de joye. Et Rosanire par la liberté que lui donnoit sa naissance, demanda s'ils viendroient jusqu'à Isoure. Dans le moment elle entendit un bruit de chevaux, & courant à la fenêtre, elle apperçut Rosiléon à qui Damon aidoit à descendre. A peine Amasis & les dames eurent le temps d'aller au devant d'eux, ils entrerent incontinent. Rosiléon leur demanda pourquoi elles étoient devenues bergeres. Et tandis que Rosanire lui juroit qu'elle n'avoit été inconstante que dans ce changement, Godomar jetta les yeux de tous côtés pour voir s'il n'appercevroit point Dorinde. Amasis comprit son inquietude, & lui dit que sa curiosité ne pouvoit être satisfaite que dans un entretien secret. Ils s'éloignerent donc, & bientôt après étant montés dans un char, lorsqu'ils eurent pris le chemin de Bonlieu, Amasis commença par engager le prince à pardonner à Merindor ; & lorsqu'il l'eut juré, elle lui raconta ce qu'elle avoit appris de la tromperie du roi, & de la résolution de Dorinde. Ils arriverent au temple, & Godomar étant resté dans le char, elle demande Dorinde ; & la sage Cleontine l'amene aussitôt.

 Amasis ne put s'empécher de sourire en la voyant avec un visage si composé ; mais comme elle étoit pressée de s'en retourner, elle la tira à l'écart, & lui dit : «Belle Dorinde, je ne viens point combattre votre dessein, mais vous avertir seulement de la trahison la plus noire. Vous pouvez ajouter foi à mes paroles... Vous avez été trahie... Je le sçai, madame, interrompit Dorinde ; je ne puis en douter, après les témoignages que m'en a rendus Merindor. C'est, reprit Amasis, Gondebaut, & non pas Sigismond, qui est l'auteur de cette perfidie.» Alors elle lui raconta ce que Merindor lui avoit avoué ; mais par de petits souris Dorinde montroit assés qu'elle n'en croyoit rien. «Venez jusqu'à mon char, continua la nymphe, & je vous en donnerai une preuve irreprochable.» Dorinde s'imaginant que c'étoit un artifice d'Amasis pour l'enlever, protesta qu'elle ne sortiroit point du temple ; mais la nymphe ayant juré qu'elle l'y reconduiroit, elle se laissa peu à peu fléchir.

 A peine elle fut sortie, que Godomar se jetta de son char ; & la serrant entre ses bras : «Ma sœur, lui dit-il, depuis quand vous êtes-vous imaginée que vous pouviez disposer de votre personne, au préjudice de la parole que vous avez donnée à Sigismond ?» Dorinde fut d'autant plus surprise, qu'elle ne pensoit pas que Godomar fût revenu.

 Mais se remettant un peu : «Seigneur, lui répondit-elle, j'ai cru que sa foi violée me dispensoit de mes sermens. Chere Dorinde, reprit Godomar, je vous jure que son amour ne fut jamais si grand ; & je vous en apporte une preuve que peut-être vous n'attendiez pas.» A ces mots, il lui remet un papier, où elle trouva ces mots écrits avec du sang.


SIGISMOND A DORINDE.



 On dit que le sang est le symbole de la cruauté ; mais je veux que celui-ci vous soit à jamais un garant de ma fidelité. Recevez-le, chere Dorinde, dans cette vue, & souvenez vous que je n'en serai pas avare, s'il faut que j'acquiere votre beauté par mes armes, comme j'ai déja triomphé de votre cœur par mes services.

 Dorinde fut veritablement touchée, & Godomar s'en appercevant lui jura tant de choses en faveur de Sigismond, qu'elle crut enfin que le roi pouvoit l'avoir trompée. Elle consentit donc qu'Amasis parlât à Cleontine du dessein qu'elle avoit de l'enmener. Puis la nymphe revint avec elle & Godomar au palais d'Isoure, où après s'être entretenue avec Merindor, elle reprit son enjouement ordinaire.

 D'un autre côté Adamas desesperant de fléchir la colere des dieux, & de leur faire revoquer l'arrêt qu'ils avoient prononcé contre Silvandre, se disposa à leur obéir, & fit vœu que ce seroit le dernier sacrifice qu'il leur offriroit. Il fit donc ordonner aux eubages & aux vacies de se tenir prêts ; & lui-même il envoya dresser près de la fontaine le bucher où devoit être consumé le corps de Silvandre.

 A peine l'aurore eut annoncé le jour qui devoit éclairer ce spectacle funeste, que Silvandre alla trouver Adamas pour lui témoigner qu'il étoit prêt d'aller où son destin l'appelloit. Adamas ne put retenir ses larmes, ni s'empêcher d'admirer sa fermeté. Pour Diane, à peine elle vit ce jour si fatal à sa tendresse, qu'elle sentit les plus cruels déplaisirs se réveiller dans son cœur. Mais ne pouvant soupirer en liberté, elle se déroba d'auprès d'Astrée, & vint doucement ouvrir une fenêtre. Là elle faisoit entendre ses plaintes, lorsqu'elle apperçut les vacies & les eubages qui devoient assister au sacrifice. Cet objet l'attendrit tellement, que sans penser à Leonide & à Phylis qui dormoient encore : «Ah, dieux, s'écria-t-elle, n'ai-je donc plus qu'un moment à vivre ! Cruels ministres de la vengeance celeste, que n'employez-vous plus tôt votre ministere pour moi, que pour mon berger ! Si le destin se plait à persecuter l'innocence, qui l'oblige à m'épargner ?» Ses soupirs éveillerent Phylis ; & celle-ci prenant une robe à la hâte, vint à la fenêtre où Diane étoit appuyée : «Ma sœur, lui dit-elle, je ne vous demande pas quel est le sujet de votre douleur, puisque voici le jour malheureux qui doit nous ravir Silvandre. Helas, repliqua Diane, si nous avions pû l'oublier, ces eubages & ces vacies qui viennent trouver Adamas nous en rappelleroient bien le souvenir. Ne voyez-vous pas, continua-t-elle, comme tous les bergers quittent leurs hameaux, pour venir assister à cette funeste ceremonie. Ne diriez-vous pas à leur nombre & à leur empressement que la crainte de quelques ennemis leur fait abandonner leur cabane. Grands dieux, ajouta-t-elle, faut-il que j'aye tant de témoins de mon malheur !» Phylis croyant qu'il y auroit de l'injustice à vouloir la consoler, n'osa jamais ouvrir la bouche pour lui répondre ; elle ne put que s'attendrir, & verser un torrent de larmes.

 Astrée & Leonide s'éveillerent presqu'en même temps ; & voyant Diane & Phylis levées, elles s'habillent promptement. Phylis acheve aussi de s'habiller. Pour Diane, elle se remit au lit, à l'instigation de ses compagnes. Astrée & Phylis s'assirent auprès d'elle, & de peur que Bellinde ne vint les interrompre, elles supplierent Leonide de faire ensorte qu'elle ne vînt du moins qu'après le sacrifice. Bellinde consentit facilement à laisser le reste du jour à ses regrets.

 Cependant les eubages étoient déja entrés chés Adamas ; & ceux que la curiosité avoit attirés attendoient autour de la maison, lorsqu'Amasis, Rosiléon, Godomar, Rosanire, Galatée, & Dorinde se rendirent auprès du druide. Le bruit qu'ils firent vint jusqu'aux oreilles de Diane, elle sentit alors redoubler la violence de sa douleur. Ses compagnes s'en apperçurent ; mais ne pouvant la soulager, elles se contenterent de mêler leurs soupirs à ceux de la bergere. Elles furent donc quelque temps dans le silence ; mais Diane le rompant tout à coup : «Mes cheres sœurs, leur dit-elle, seules confidentes de mes peines & de mes plaisirs, dites-moi, ne semble-t-il pas que le soleil se hâte plus qu'à l'ordinaire ?» Puis elle rentra dans une profonde rêverie. «Mais quoi, reprit-elle tout à coup, s'il partoit sans me dire adieu, seroit-ce une marque d'amour, ou d'ingratitude ? Chere Astrée, ajouta-t-elle en se tournant de son côté, faites que je le voye. Dites-lui qu'il ne craigne pas de m'affliger ; eh mon affliction peut-elle être plus grande ? S'il donne sa vie pour obéir au destin, pourroit-il bien me refuser un mot.» Alors elle recommença ses soupirs.

 Astrée qui ne cherchoit qu'à lui plaire, passe dans la sale où tout le monde étoit assemblé, & s'adressant au druide : «Mon pere, lui dit-elle, Diane veut mourir, ou voir Silvandre, & lui dire le dernier adieu.» Adamas jugeant que l'on ne pouvoit lui refuser cette consolation, avertit le berger. Il n'avoit plus à vaincre que cette difficulté, il se disposa à la surmonter. Astrée le conduisit auprès de la bergere, & pour leur laisser plus de liberté, elle prit Phylis par la main, & l'enmena dans un cabinet qui tenoit à la chambre.

 A la vue du berger, Diane fit un grand cri. Elle se leva ensuite un peu, & croisant les bras, elle parut si affligée à Silvandre, qu'il sentit manquer en même temps son courage & ses forces. Cette grande fermeté qu'il avoit d'abord témoignée, l'abandonne, ses genoux se dérobent sous lui, il tombe évanoui aux piés de sa maitresse. Diane souffroit infiniment de ne pouvoir le secourir ; mais persuadée qu'elle ne devoit plus s'arrêter aux petites bienséances, elle saute de son lit, & veut l'aider à se relever. Et ne lui trouvant plus de mouvement, peu s'en fallut qu'elle n'expirât ; mais comme elle étoit reservée à de plus grands malheurs, elle ne perdit pas même la parole ; & s'étant panchée sur le visage de Silvandre : «Faut-il, dit-elle, infortuné berger, que je sois la cause de tous les maux que tu souffres ? Sans moi le destin eût épargné ta vie.» A ces mots elle se tut ; & l'amour succedant à la pitié, elle colle sa bouche sur les lévres du berger. Le berger ouvre les yeux à l'instant. Diane en fut tellement surprise à cause de l'état où elle étoit, qu'elle se leva brusquement, & qu'au lieu de se mettre en son lit, elle heurta contre un des pilliers, & tomba sur le corps de Silvandre. Au bruit qu'elle fit alors, Astrée & Phylis sortirent du cabinet où elles étoient, & voyant un si terrible spectacle, elles ne douterent point qu'ils ne fussent morts tous deux. Cependant lorsqu'elles se furent approchées, elles s'apperçurent que Silvandre remuoit un bras, comme pour se dégager. Elles prirent donc leur compagne, & la porterent sur son lit. L'effort qu'elles firent en la portant, la fit revenir ; & Silvandre s'étant traîné auprès d'elle : «Belle Diane, lui dit-il, je m'étois flatté que les dieux m'accorderoient de mourir en votre presence ; mais je voi bien que leurs arrêts sont irrévocables, & qu'il faudra que je meure immolé par Adamas. Ce coup au reste ne m'abbatroit point, si je ne voyois qu'il trouble votre repos. Mais, ajouta-t-il en lui prenant la main, ne vous affligez pas, il y a long temps que je vous ai fait un sacrifice de mon cœur, & de ma volonté ; & qu'auront les dieux qu'un peu de boue qui devoit être quelque jour la pâture des vers ?

 Cher Silvandre, lui répondit la bergere, puisque les dieux sont les maitres absolus, je veux bien ne pas m'affliger, si vous m'accordez une consolation dont l'esperance est le seul bien qui me reste.» Et le berger l'ayant assurée qu'il ne lui refuseroit rien : «Ce que j'exige de vous, continua-t-elle, c'est que vous me permettiez d'user du pouvoir que vous m'avez autrefois donné sur vous, & de mourir au même instant que j'apprendrai que vous avez rendu le dernier soupir.» Diane profera ces mots avec beaucoup de fermeté. Et Silvandre qui avoit toujours les yeux sur elle fut si charmé de cette derniere preuve qu'elle lui donnoit de son amour, qu'il fut quelque temps sans pouvoir lui répondre. Enfin laissant aller sa tête sur la main de la bergere : «Ma belle maitresse, dit-il en baisant cette main, auriez-vous assés de courage pour me suivre ? Et n'auriez-vous point regret de quitter en même temps Pâris & la vie ? Cruel, interrompit Diane, as-tu bien le courage toi-même de m'offenser ainsi ?» A ces mots, elle parut un peu émue ; & le berger qui connut qu'il l'avoit en effet offensée : «Chere Diane, reprit-il, pardonnez à mon amour, s'il lui est échapé quelques traits de jalousie. Les dieux veulent que vous soyiez à Pâris ; & si je le crains, trouvez-vous que ma crainte ne soit pas legitime ? Je sçai, repliqua Diane, qu'ils l'ont ordonné ; mais je jure qu'à cet égard je ferai moi-même mes destinées. Souvenez-vous, Silvandre, que je ne puis être qu'à vous, & que si vous m'attendez, vous n'irez point sans moi aux champs Elisiens.

 Je vai donc, ajouta froidement Silvandre, mourir avec cette esperance, que notre separation ne sera pas éternelle. Je vais, belle Diane, offrir à l'Amour une dépouille qui vous appartient : heureux si mon exemple ne vous donne point quelque horreur de me suivre ! Adieu, belle Diane, employez par pitié ces derniers momens à vous rappeller mes services, & confessez que les dieux sont cruels de rompre une si belle union.»

 Alors Silvandre porta sa bouche jusque sur le visage de la bergere. Elle fut si touchée de ces dernieres paroles, que pouvant s'énoncer à peine, & fondant en larmes : «Adieu, dit-elle, adieu Silvandre... Sois fidele à Diane...» A ce mot elle perd la voix, & voulant l'embrasser, elle manque de force pour élever ses bras. Cependant Silvandre se leve, & voyant qu'Astrée & Phylis s'étoient approchées : «Cheres compagnes de ma bergere, leur dit-il les larmes aux yeux ; vous avez été les seules confidentes de nos secrets, soyez les irréprochables témoins de la pureté de notre amour.» Alors il leur dit le dernier adieu, & se retire.

 En descendant, il essuya ses yeux, & composa son visage le mieux qu'il put ; & dès qu'il fut entré dans la sale, connoissant que tout étoit prêt, & que personne n'osoit l'avertir, il pria le druide de ne plus differer. Adamas contraint d'y consentir, marqua l'ordre qu'il falloit observer dans la ceremonie, & la marche commença.

 Diane n'entendant plus aucun bruit, soupçonna ce qui étoit arrivé ; elle reprit ses forces en ce moment, & furieuse elle court aux fenêtres : «Où vas tu, s'écria-t-elle, cher Silvandre ? Où vas-tu, mon berger ? Est-ce donc aujourd'hui que je dois te perdre pour jamais ? Cruelles destinées qui me le ravissez par la plus injuste loi... Cher Silvandre, je suis donc la seule pour qui tu voles au trepas ?.. & je ne te suis point ?» En même temps elle s'éleve sur la fenêtre pour mieux considerer son amant qu'elle avoit déja démêlé dans la foule ; mais Astrée & Phylis craignant qu'elle ne se précipitât, l'arrêterent, & la tenant embrassée : «Ma sœur, lui dit Astrée, votre malheur est sans remede, votre douleur sans consolation ; mais donnez quelque chose à notre amitié, & pour l'amour de nous combattez un si funeste desespoir. Non, non, répondit Diane, il faut que je suive Silvandre. Si vous voulez m'obliger, continua-t-elle en s'adressant aux deux bergeres, vous assisterez au sacrifice ; & vous me rapporterez les dernieres actions de mon berger.»

 Phylis jugeant que Diane avoit raison, chargea sa compagne de ce soin ; puis se tournant vers Diane : «Ne vous imaginez pas, ma sœur, ajouta-t-elle, que nous puissions toutes deux vous quitter. Il faut necessairement que je demeure auprès de vous. Vous m'obligez, repliqua Diane assés froidement, de veiller ainsi à ma conservation ; mais Astrée ne m'obligera pas moins, si elle prend la peine de me redire les circonstances qui auront accompagné le trépas de Silvandre. Je vous conjure donc, ma chere sœur, continua-t-elle en se tournant vers Astrée, de m'accorder la seule satisfaction qui me reste dans cette extrêmité.» Astrée n'osant lui résister, promit de lui rapporter fidelement tout ce qu'elle auroit remarqué, & joignit bientôt la troupe qui étoit encore peu éloignée, & peu après Celadon.

 Diane demeura toujours à la fenêtre, les yeux attachés sur Silvandre, & pensant sans cesse aux moyens de le suivre. Phylis regardoit aussi l'ordre de la céremonie ; & nul objet particulier ne fixant ses regards, parce qu'elle ne démêloit point Lycidas, elle remarqua que les eubages & les vacies marchoient devant, portant dans leurs mains les vases, & les autres utensiles dont on avoit accoutumé de se servir dans les sacrifices. Après eux venoit Adamas, tenant Silvandre par la main, & à quelques pas de lui Amasis entre Godomar & Rosiléon. Elle vit ensuite Bellinde, Rosanire, Galatée, Madonte, & les autres, à qui les chevaliers aidoient à marcher. Et le reste suivant avec assés de confusion, elle ne put reconnoitre Lycidas : ce qui lui fit croire que peut-être il n'avoit pas voulu assister à un si triste spectacle.

 A la vue de ces objets, elles versoient des torrens de larmes ; mais lorsqu'elles les eurent perdus de vue, Diane éprouva jusqu'où peut aller une extrême affliction. Mais trouvant dans cette extrêmité un sujet de consolation : «C'est trop, dit-elle tout à coup, c'est trop se consumer en regrets inutiles, Silvandre n'a plus besoin de mes larmes, ni de mes soupirs, il faut que je le suive, si je veux qu'il soit heureux dans la jouissance de la seconde vie.» A ces mots, elle s'éloigne de la fenêtre, & par hazard elle apperçoit un couteau sur un petit cabinet d'ébene. Elle fut tentée de s'en saisir ; mais craignant d'être apperçue par Phylis, elle attendit que sa compagne n'eût plus les yeux sur elle. Alors elle s'approcha du cabinet, prend le couteau, & se remet au lit. Phylis s'approcha aussitôt, & parce que Diane fut long temps sans faire autre chose que soupirer, elle n'osa pas seulement ouvrir la bouche. Mais enfin rompant le silence : «Je voi bien, chere Diane, lui dit-elle, qu'il n'est plus temps de nous flater de quelque bien, si nous ne l'attendons que de Silvandre. C'est par la volonté des dieux qu'il nous est ravi ; & ce que nous avons de mieux à faire, c'est de leur demander la patience dont nous avons besoin dans une si grande affliction. Pour moi, repliqua Diane, j'ai déja préparé mon esprit, & je trouve mes maux diminués, depuis que j'ai auprès de moi une si douce consolation.»

 Phylis crut que Diane l'avoit en vue, & lui répondit : «Il est certain, ma chere sœur, que je partage votre douleur ; mais, helas, je puis si peu la guerir, que je n'ose seulement entreprendre de vous consoler. Il me suffit, repartit Diane, de sçavoir que mes déplaisirs vous touchent, & que si vous pouviez arrêter le cours de mes malheurs, ou me les faire oublier, il n'est rien que vous n'entreprissiez.»

 Cependant Silvandre arrive au lieu du sacrifice. Dès que le bucher parut, tout le monde fut saisi d'horreur ; Silvandre seul le regarda sans effroi ; & dès qu'Adamas y fut monté, & que les eubages eurent posé les vases & le couteau, il monta de même ; il se mit à genoux, & regardant le nuage qui couvroit la fontaine : «Puissante divinité, dit-il avec une constance admirable, Amour, puisque je devois mourir pour expier l'offense que j'ai commise en adorant Diane, reçoi cette preuve de mon obéissance, & quelque châtiment que mon crime ait merité, puisse par mon trépas ta colere s'appaiser !» A ces mots, il se leve, & après avoir quitté son habit, il fait signe au druide qu'il est prêt de mourir. Sa fermeté étonne toute l'assemblée, & les moins sensibles donnent des larmes au malheur du berger ; mais sur tout Astrée & Celadon. Si l'un plaignoit le sort de Silvandre, l'autre ne plaignoit pas moins l'infortune de Diane. Adamas de son côté douta s'il auroit assés de vie pour achever le sacrifice. Cependant il s'en remit aux dieux, & à sa douleur.

 Le bucher qu'il avoit fait dresser étoit haut d'environ deux coudées, il en avoit six de longueur, & autant de largeur. Au dessus il avoit fait élever une espece d'échaffaut, mais d'une demie coudée plus que le bucher même, afin que Silvandre ayant reçu le dernier coup, le feu consumât en même temps, & le théatre & la victime. Tout étant préparé, le druide prit deux flambeaux qu'il alluma au feu qu'un vacie avoit apporté dans un vase d'argent, & les ayant remis aux deux eubages, il leur commanda de faire jusqu'à neuf fois le tour du bucher. Ensuite, mais d'une main tremblante, il prit le couteau ; & s'adressant au berger, il lui demanda s'il auroit assés de fermeté pour mourir, sans avoir les yeux bandés. Silvandre protesta qu'il regardoit ce moment comme le plus doux de sa vie, & découvrit lui-même son sein. Mais Adamas s'offensant en quelque sorte de son impatience : «Silvandre, lui dit-il, votre empressement est bien une preuve de votre courage, mais il pourroit l'être aussi de votre desespoir. Les dieux n'aiment pas les actions précipitées, attendez donc avec plus de patience le coup que vous ne recevrez que trop tôt pour mon malheur. Nous avons coutume dans nos sacrifices d'arroser le bucher de quelques gouttes du sang de la victime ; ainsi je mouillerai du votre ce bois sur lequel vous devez mourir.»

 Silvandre ne répondit rien ; mais après avoir montré qu'il étoit prêt d'obéir, Adamas lui prit un bras, & Silvandre retroussa lui-même sa manche. Incontinent un eubage tendit un vase pour recevoir le sang, & le druide leva la main pour frapper. A peine il eut consideré l'endroit où il devoit donner le coup, qu'il fut saisi d'un étonnement extrême. Il resta d'abord immobile, & les yeux fixés sur le bras de Silvandre, puis tout à coup se sentant affoiblir, il laissa tomber le couteau, & se jettant au cou du berger : «Ah, Silvandre, s'écria-t-il ! Ah, Pâris ! Ah, mon fils !» A ces mots, ses forces l'abandonnent, & Silvandre ne pouvant le soutenir, ils tombent d'une chute commune.

 A la vue de cet accident ceux qui étoient éloignés jettent un grand cri. Ils s'imaginent que Silvandre a reçu le dernier coup. Cependant ayant vu tomber Adamas le premier, ils douterent si le sacrificateur n'étoit point lui-même devenu la victime. A l'instant les deux flambeaux s'éteignirent comme par un miracle, & Pâris qui s'étoit entendu nommer, monta promptement sur le bucher. Aussitôt le druide reprit ses esprits, & s'étant dressé sur ses genoux : «O dieux, s'écria-t-il, je vous rens graces du bien que vous m'avez rendu. Pardonnez, si desesperant presque de vos faveurs, j'ai osé murmurer contre votre bonté infinie. Si je vous ai offensés, je promets d'immoler chaque année sur vos autels une riche hecatombe.» En même temps il se leva entierement, & voyant les spectateurs étonnés, il prit Pâris d'une main, & tenant Silvandre de l'autre, il éleva sa voix, & parla de la sorte :

 «Puisqu'il faut que je déclare à la vue de tout le Forest, ce qui n'a été jusqu'ici connu que des dieux, & de moi ; je proteste, dit-il en montrant Silvandre, que voici Pâris, & que celui qui en a porté le nom, continua-t-il en montrant Pâris, n'est point mon fils, quoique la pitié m'ait conseillé de l'adopter. Je me sens inspiré de dire les raisons de ce changement, afin que tous les mortels apprennent à ne desesperer jamais des faveurs du ciel. On sçaura donc qu'au temps où Ætius gouvernoit la Gaule, cette contrée qui avoit été si long temps paisible, éprouva enfin qu'elle avoit ses ennemis ; & j'éprouvai bientôt moi-même combien barbare est l'insolence d'un ennemi qui ne cherche qu'à détruire, & à ravager ce qui se presente à son insatiable fureur. Après avoir pillé ma maison, ils me ravirent un fils, le seul appui qui soutînt mes esperances. J'eus beau leur representer que n'étant pas encore dans sa cinquiéme année ils n'en pourroient tirer aucune utilité. J'eus beau les conjurer d'avoir pitié de son innocence & de mon affliction, & leur dire tout ce que peuvent inspirer la douleur & le desespoir, rien ne fut capable de les toucher, ni la compassion qu'ils devoient à mes larmes, ni le respect qu'ils devoient à mon caractére, ni même l'horreur de leur crime. Après ce malheur je restai sans consolation ; & si ma charge m'avoit permis de m'éloigner, j'aurois sans doute suivi les ravisseurs, ou je me fusse confiné dans quelque solitude.

 Peu de jours après me promenant sur les bords du Lignon, je me mis à rêver sur la disgrace de mon fils. Cependant j'entendis un jeune enfant qui pleuroit près de moi. Touché d'une secrete joye, je le cherche, & je le trouve. Il étoit assis sur le rivage ; sa douleur ne diminuoit en rien sa beauté ; & j'avoue que m'imaginant qu'il avoit eu un sort semblable à celui de Pâris, je conçus pour lui de la tendresse, & que je pris la résolution de l'enmener. Je m'approchai de lui. Je fis ce que je pus pour apprendre quels étoient ses parens ; mais comme il avoit plusieurs lunes moins que Pâris, il ne put m'en rien dire. Je le conduisis chés moi, & je remerciai les dieux de m'avoir donné un autre fils à qui je pouvois donner le même titre, puisque je lui avois conservé la vie. Je défendis à tous ceux qui avoient été témoins de mon desastre d'en parler jamais, & de donner à ce jeune enfant un autre nom que celui de Pâris. Ils ont jusqu'ici gardé le secret. Mais puisque les dieux ont permis que j'aye vu sur le bras de Silvandre la seule marque qui pouvoit me le faire reconnoître, il est juste que je déclare qu'il est le veritable Pâris, & que je lui rens auprès de moi la place que ces ravisseurs lui avoient enlevée.»

 A ces mots, le druide embrassa encore une fois Silvandre les yeux baignés de larmes ; puis il montra à ceux qui se trouverent à portée le rameau de guy qu'il avoit imprimé sur le bras, & qu'Astrée avoua qu'elle avoit déja vu, lorsque Phylis lui déroba un bracelet pendant qu'il étoit évanoui. Adamas reprenant ensuite la parole : «Mais, dit-il, quoique Pâris ne puisse plus être appellé mon fils, je proteste que je l'aimerai toujours comme tel, & qu'en lui faisant épouser Leonide, je lui laisserai assés de bien pour l'empêcher d'envier la fortune du veritable Pâris. Au reste il n'est point né dans une condition obscure, & peut-être en l'avouant pour mon fils, ferois-je injure à sa naissance. Il avoit une robe de pourpre brodée en or ; & lorsqu'on le coucha, je remarquai qu'il avoit au cou une agathe attachée à une chaine d'or, & entourée d'un cercle aussi d'or. On y avoit gravé un lion, & fort près un lionceau, qui disputoit déja sa vie contre un tygre aussi grand que lui. On y avoit aussi gravé ces mots : COMME NÉ DE CE LION. Cela me fit juger que ce jeune enfant devoit avoir un pere génereux, qui attendant de lui des actions dignes de sa naissance, avoit voulu témoigner par là l'esperance qu'il concevoit de sa valeur future. Voilà quelles marques je trouvai sur ce jeune enfant, & que je conserve encore entieres. Fassent les dieux qu'elles servent à son bonheur, comme celle de mon fils m'a rendu le bien qui m'avoit été ravi.»

 A ces mots Adamas garde le silence, & laisse tous les spectateurs dans un étonnement extrême. Astrée sur tout ignoroit comment expliquer ce qu'elle voyoit. Tantôt elle croyoit que c'étoit une illusion, & tantôt elle se reprochoit de n'en pas croire à ses propres yeux. Mais ce qui acheva de la ravir, ce fut lorsqu'elle apperçut Bellinde, qui fendant la presse se fit aider, & monta sur le théatre. Là se jettant au coude celui que l'on avoit toujours cru être Pâris : «Cher Ergaste, s'écria-t-elle, c'est donc toi, mon fils, qu'Adamas a élevé avec tant de soin ? Ergaste, continua-t-elle, ah que les dieux sont justes de te rendre à mes embrassemens, mon cher fils.» A ces mots, la voix lui manqua ; mais lorsqu'elle en eut recouvré l'usage, elle jura au druide qu'Ergaste avoit toutes les marques dont il avoit parlé, & que les figures & les caractéres gravés sur l'agathe témoignoient qu'elle venoit de Celion. A ce discours de Bellinde, Adamas fut transporté de joye ; & tandis qu'Ergaste remercioit tour à tour les dieux & le druide de l'avoir rendu à sa mere, Silvandre ou le vrai Pâris, ne cessoit de penser au changement qui étoit arrivé à sa fortune. Dans cet instant tous les oracles qui le regardoient se presenterent à sa memoire ; & frappé de leur verité, il connut bien qu'il n'en avoit jamais eu la vraye intelligence. Hé, comment eût-il pénétré ce mystere ? Ignorant qu'il fût Pâris, il ne pouvoit se figurer que tous les maux dont il étoit menacé, dussent tourner à son propre avantage.

 Il étoit encore occupé de ces réflexions, lorsqu'il entendit Adamas reprendre ainsi la parole : «Cependant, dit-il, si les dieux ont arrêté que ma joye ne soit pas durable, & que je doive en effet perdre Pâris après l'avoir retrouvé, me voici prêt d'executer leurs ordres. Ainsi Thautates, Amour, continua-t-il en se jettant à genoux, & levant les yeux vers le ciel ! Grand dieu, qui disposes comme il te plait de nos destinées, prononce le dernier arrêt de ta volonté. Si tu veux que mon fils étant déja mort comme Silvandre, & comme berger, meure veritablement comme Pâris, je jure quoique sa mort dût entraîner la mienne, que je n'y apporterai point d'obstacle.»

 Alors tous les spectateurs changerent de visage, & craignirent quelque nouvel accident pour le nouveau Pâris. Mais leur incertitude finit bientôt. A peine le druide eut achevé sa priere, que le nuage qui couvroit la fontaine s'ouvrit ; & peu à peu on vit sortir de l'eau une colomne de marbre blanc, sur laquelle Amour parut tel qu'il est lorsqu'il se joue avec les Graces. Il avoit à la main deux couronnes de myrte, qu'il jetta si à propos, que l'une tomba sur la tête de Celadon, & l'autre sur celle de Silvandre. Puis il disparut tout à coup, & le nuage se referma ; mais on remarqua qu'Amour s'élevoit peu à peu, & qu'en se perdant dans les nues il enlevoit avec lui plusieurs petits Amours, qui jettant aussi des couronnes sur les assistans, joignoient leurs voix au son de quelques instrumens, & chantoient ces paroles :


 C'est assés les dieux sont contens.
 Il est temps
 Qu'aux douleurs le plaisir succede,
 Et qu'après de si longs travaux
 Le ciel par un puissant remede
Arrête desormais le cours de tous vos maux.


 Qu'on ne parle plus de malheurs.
 Que les pleurs
 Cessent de ternir vos visages,
 Puisqu'il est fatal qu'à son tour
 Lignon marie en ces rivages
Les douceurs de la paix aux charmes de l'amour.

 Ce concert achevé, le nuage se dissipa entierement, & tous les petits Amours disparurent. Astrée n'en fut pas témoin. Dès qu'elle sçut que Silvandre étoit Pâris, & que Pâris étoit Ergaste, elle courut en porter la nouvelle à ses compagnes. Leonide fut presque la seule qui la vit se dérober. Elle avoit toujours quelque jalousie contr'elle par rapport à Celadon. Mais se souvenant qu'Adamas avoit dessein de la donner à Ergaste, qu'elle avoit aimé comme parent sous le nom de Pâris, elle résolut d'obéir à qui elle devoit tout. Et commençant même à ressentir quelque flamme, elle fit bien connoître que la distance est petite de l'amitié à l'amour.

 Cependant Phylis regardoit de temps en temps par la fenêtre, & voyant enfin Astrée revenir, elle alla près de Diane plus pâle que la mort. Elle lui dit en soupirant qu'elle avoit apperçu Astrée : «Ah, dieux, s'écria Diane, Silvandre n'est plus... Mais quoique fassent les dieux, ils ne m'empêcheront pas de le suivre.» En même temps cherchant le couteau qu'elle avoit caché, & ne le trouvant pas : «Les dieux, ajouta-t-elle, auroient-ils condamné mon dessein ?» Et dans le moment retrouvant ce couteau : «Non, non, dit-elle, ils sont trop équitables pour ne laisser pas quelque ressource aux malheureux.» Phylis qui remarquoit toutes ses actions soupçonna son dessein, & l'observa de plus près.

 Cependant Astrée arriva, & dès qu'elle fut à la porte : «Courage, ma sœur, s'écria-t-elle, Silvandre est mort.» Alors Diane ne doutant plus de son malheur : «Ah, ma sœur, lui répondit-elle, j'en ai plus pour mourir que pour vous dire adieu.» Aussitôt elle se saisit du couteau, & leve le bras pour le plonger dans son sein ; mais Phylis qui avoit toujours les yeux sur elle l'arrêta incontinent, & se mettant à l'embrasser : «Ma compagne, lui dit-elle, que faites-vous ?» Et Astrée se repentant de lui avoir donné cette fausse allarme : «Mais, ma sœur, lui dit-elle, Pâris vit encore. Que m'importe, repliqua Diane, que Pâris vive, si Silvandre n'est plus ? Il vous importe infiniment, reprit Astrée, parce que Pâris & Silvandre ne sont plus qu'une même chose, & que Pâris est Ergaste le frere de Diane. Ah, ma sœur, repliqua Diane, votre artifice est hors de saison... Il faut que je meure... Je le dois, & je l'ai promis.»

 A ces mots elle fit un dernier effort ; mais Astrée & Phylis se joignant ensemble lui arracherent le couteau. Puis d'un air de tendresse & de joye Astrée continua de la sorte : «Ma sœur, je vous jure que Pâris est maintenant Ergaste, & que celui que nous avons pleuré comme Silvandre qui devoit être immolé, est aujourd'hui ce même Pâris que les dieux ont destiné à Diane pour époux. Promettez-moi de m'écouter tranquillement, & vous sçaurez toutes les circonstances d'un évenement si merveilleux.» Diane l'ayant promis, la bergere lui raconta ce qu'elle avoit entendu. Et lorsque Diane étoit dans un étonnement inexprimable : «Ma sœur, dit Phylis, ce n'est pas tout, il faut que vous vous habilliez promptement ; aussi bien je croi que vous verrez bientôt Bellinde.» Diane transportée de joye fut long temps sans sçavoir ce qu'elle faisoit, & si Astrée ne l'avoit aidée à s'habiller, peut-être n'en seroit-elle pas venue à bout. Enfin, lorsqu'elle fut en état de sortir, elle se mit entre Astrée & Phylis. A peine elles avoient fait quelques pas, qu'elles rencontrerent Lycidas. Adamas l'avoit chargé d'avertir Diane de ce qui s'étoit passé. A son aspect Phylis fut d'abord un peu surprise, car elle ignoroit s'il avoit suivi la pompe du sacrifice. Elle l'accusa de lenteur, & lui reprocha de les avoir moins aimées qu'Astrée qui étoit venue les instruire. Le berger qui avoit précipité ses pas, s'étonna qu'Astrée eût pû le prévenir. Mais ayant sçu qu'elle étoit partie avant lui, & qu'elle n'avoit pas vû ce qui avoit suivi la reconnoissance de Silvandre & de Pâris, il le leur raconta.

 L'impatience où étoit Diane de voir Pâris & Ergaste, fit qu'elle se hâta, & qu'elle arriva bientôt avec ses compagnes au lieu de l'assemblée. Dès qu'on les apperçut, chacun tourna les yeux de leur côté ; & la plus-part se préparerent à bien examiner Diane. Lors donc qu'elles furent près, on leur ouvrit un passage, & on les accompagna des yeux jusqu'à l'endroit où Adamas & Bellinde les attendoient. Ils étoient descendus auprès d'Amasis, qui vouloit que cette intrigue se dénouât en leur presence.

 Adamas tenoit Ergaste par la main, & Bellinde tenoit Pâris. Lorsque Diane fut près d'eux, Adamas vint l'embrasser, & pouvant à peine retenir ses larmes, dans l'extrême joye qu'il ressentoit : «Ma belle fille, lui dit-il, j'ai voulu autrefois vous donner ce fils comme époux ; mais les dieux ordonnent qu'aujourd'hui je vous le presente comme un frere.» En parlant ainsi il lui presenta Ergaste. Puis continuant : «Recevez-le, dit-il, comme le plus agréable present que je puisse vous faire, & souffrez qu'il trouve plus de grace devant vous comme parent, qu'il n'a fait comme serviteur.» Diane n'entendit pas ces dernieres paroles. Dès qu'elle eut la liberté de saluer Ergaste, elle se jetta à son cou, & sentant se renouveller les premiers mouvemens de tendresse que le sang lui avoit inspirés, elle le tint long temps embrassé sans pouvoir dire un seul mot.

 Ergaste ne fut pas moins interdit. Bellinde vint interrompre leurs caresses, & faisant approcher la bergere, elle lui dit : «Et moi, Diane, pour obéir en même temps aux oracles, & vous plaire, je vous donne Pâris, non comme Silvandre dont les dieux ont toujours desiré la perte, mais comme le fils d'Adamas qui a déja surpassé nos esperances.» A ce mot Silvandre, ou plus tôt Pâris, s'avança, & se jettant aux piés de Diane : «Ma belle maitresse, lui dit-il, secondez la faveur de Bellinde, & donnez-moi votre consentement, pour mettre le comble à mon bonheur.

 Oui, cher Pâris, répondit-elle, je vous l'accorde.» Alors elle le pressa entre ses bras, & vint embrasser les genoux de Bellinde, qui lui pardonna sa desobéissance passée. La joye éclata dans tous les yeux ; mais Astrée, Diane, & Phylis en ressentirent plus vivement les transports. Elles en devinrent plus belles, & quoique l'affliction que Diane avoit éprouvée, eût alteré sa couleur naturelle, la honte d'être obligée à avouer publiquement sa passion, lui donna une rougeur charmante.

 Celadon d'un autre côté voyoit avec une joye extrême que le bonheur de Pâris & d'Ergaste ne laissoit plus d'obstacle à ses desirs. Et le vrai Pâris considerant quelquefois le bucher, & Diane ensuite, étoit si ravi, qu'il ne croyoit pouvoir assés se louer de sa bonne fortune. Bellinde ignoroit de quoi elle devoit plus se réjouir, ou d'avoir retrouvé un fils qu'elle croyoit avoir perdu pour toujours, ou de pouvoir contenter à la fois le ciel & Diane. Adamas jouissant desormais des faveurs que les dieux lui avoient promises, après qu'il auroit rendu Celadon à sa chere Astrée, se trouvoit trop recompensé des soins qu'il avoit employez à les conserver. Ainsi étoient-ils tous occupés de leur bonheur, lorsqu'Adamas se souvenant qu'il restoit quelque chose à faire, s'approcha d'Amasis, & prit ses ordres. La nymphe jugea qu'après tant de faveurs, il en falloit rendre graces aux dieux. En même temps elle ordonna que l'on amenât des taureaux pour les immoler à la place de Silvandre. Et les victimaires ayant obéi, Adamas acheva le sacrifice avec les céremonies accoutumées, & reconnut par les entrailles qui étoient pures & entieres que les dieux étoient satisfaits. Il quitta ensuite les habits de grand sacrificateur ; & tous les assistans se sentirent inspirés d'examiner si la fontaine étoit desenchantée. Alcidon sur tout en avoit une impatience extrême, l'oracle lui ayant promis qu'il y trouveroit la fin de ses travaux. Il s'approcha donc d'Adamas, & lui parla en ces termes :

 «Vous sçavez, mon pere, par le recit que vous avez autrefois entendu, que pour commencer à être heureux, il faut que je me voye dans la fontaine de la verité d'Amour. Maintenant qu'il n'y a plus d'obstacle, ne jugez-vous pas à propos que je recoure à ce remede ? Genereux Alcidon, répondit Adamas, la chose ne dépend que de vous ; mais puisque vous daignez me consulter, je croi que l'enchantement est rompu, & je juge que comme cette amante qui devoit mourir étoit ALEXIS, ce fidele amant n'a dû être que SILVANDRE. En effet ils sont morts tous deux en quelque maniere, lorsque l'un a cessé d'être Alexis & druide pour devenir Celadon, & l'autre Silvandre & berger pour devenir Pâris & mon fils. Mais puisqu'Amour a voulu se servir de nos bergers pour rompre l'enchantement, il me semble que pour l'engager à rendre à la fontaine son ancienne vertu, le plus sûr est d'employer les mêmes bergers. Alcidon approuva ce conseil, & le druide l'ayant communiqué à Amasis, elle lui laissa le pouvoir d'ordonner ce qu'il jugeroit à propos.»

 Alors Adamas s'approcha de Celadon, & le fit consentir à se regarder le premier dans la fontaine. Astrée fit d'abord quelque difficulté, s'imaginant que c'étoit en quelque sorte douter de son amour. Mais Adamas lui ayant representé qu'il é toit glorieux pour elle que la posterité sçût que cet enchantement avoit seulement fini, parce que les dieux aimoient le repos de son berger, elle obéit enfin. Ainsi Adamas prit Celadon par la main, & l'ayant mené jusqu'au bord de la fontaine, ils se mirent tous deux à genoux, & le druide ayant fait encore une priere à l'Amour, Celadon se baissa. A peine eut-il jetté les yeux dans l'eau qu'il vit Astrée aussi belle que son imagination pouvoit la lui representer. Ce spectacle le flatta d'autant plus qu'il se vit seul auprès d'elle, garant certain de son inviolable fidelité.

 Aussitôt après Astrée y vint conduite par Amasis ; & s'étant baissée, l'image de Celadon lui apparut au même instant, accompagné de toutes les graces qu'il avoit reçues de la nature. Elle s'y vit aussi ; & dans l'excès de son plaisir elle ne pouvoit abandonner la fontaine. Il fallut enfin qu'elle cedât à Diane & à Phylis, qui dans ce mystere où l'Amour présidoit, ne furent point séparées de leur compagne, puisqu'elles avoient toujours été unies par les liens de l'amitié. Elles perdirent en se mirant le souvenir de tous les travaux qu'elles avoient soufferts ; car elles virent chacune leur image auprès de Celadon, de Pâris, & de Lycidas. Rosiléon s'approcha ensuite de cette eau merveilleuse à la priere d'Amasis, & bien qu'il ne doutât point de l'amour de Rosanire, il ne laissa pas de s'y regarder pour être témoin de ce prodige. Il se vit donc auprès de sa maitresse ; & ne pouvant s'imaginer que Rosanire ne se fût pas approchée de lui, il tourna la tête, mais il ne la vit point. Il baissa les yeux encore une fois, & resta là jusqu'à ce que Rosanire vint l'en tirer, pour y voir la même chose.

 Dorinde s'avança incontinent après toute tremblante, pour éclaircir ses soupçons. Mais lorsqu'elle eut appris tout ce qu'elle pouvoit attendre de l'amour de Sigismond, elle se reprocha sa credulité, & jura de ne plus douter de sa tendresse. Cependant Alcidon conjuroit Daphnide de venir avec lui consulter la fontaine, Daphnide y consentit, & ces deux amans y virent tout ce qui pouvoit flatter leurs vœux. Damon y alla aussi, & obligea Madonte de l'y accompagner ; mais parce qu'ils étoient assurés de leur tendresse mutuelle, ce nouveau témoignage n'ajouta rien à leur satisfaction.

 A peine ils eurent laissé la fontaine libre, que tous jetterent les yeux sur Lindamor, que son respect pour Amasis empêchoit de consulter cette eau mysterieuse. La nymphe s'en apperçut, elle fit signe à Lindamor d'y aller. Il obéit ; mais la joye qu'il ressentit en ce moment fut troublée par la crainte qu'Amasis ne lui refusât le bien qui lui étoit promis. La nymphe voulut sçavoir ce qui lui étoit arrivé. Il répondit naïvement qu'il avoit reconnu que Galatée avoit quelques bontés pour lui. «Brave Lindamor, lui dit Amasis, vous les meritez mieux que personne, & je veux desormais que vous les possediez absolument.»

 Alors faisant approcher Galatée, & la presentant à Lindamor : «Je vous la remets, ajouta-t-elle, & si cette récompense est au dessous de vos services, souvenez-vous du moins que je vous donne ce que je puis.» Aussitôt Lindamor se jetta à genoux, & transporté de joye, il lui baisa la main.

 Quoique l'on fût persuadé qu'Ergaste n'avoit pû s'attacher, depuis qu'il lui avoit été défendu de regarder Diane autrement que comme sa sœur, on témoigna pourtant qu'il devoit aussi se regarder dans la fontaine. Et comme elle n'operoit ces nouveaux prodiges que par la volonté des dieux à qui l'avenir même est present, il s'y vit avec Leonide, & Leonide avec lui. Delphire, Taumantés, Dorisée, Filinte saisirent l'occasion, & virent leurs differends terminés, mais de façon que Delphire, malgré les prétentions de son rival, demeura à Taumantés.

 Ligdamon, Sylvie, & grand nombre de bergers & de bergeres allerent apprendre leur destin dans cette eau. Doris entr'autres fut inspirée de s'y regarder. L'unique motif qui l'y détermina, fut sans doute l'esperance d'y voir au moins l'ombre de Palémon ; mais Amour qui est ennemi de la mort, se vengea d'elle, & ne voulut jamais y recevoir celui dont elle avoit triomphé. Il presenta donc à Doris Adraste au lieu de Palémon ; & quoique la bergere l'aimât un peu, elle fut tellement surprise, qu'elle pensa se repentir de sa curiosité, cependant, pour ne pas desobéir au dieu, elle le reçut, & lui donna la place que Palémon lui avoit autrefois ravie.

 Hylas seul ne s'approchoit point de la fontaine. Et la nymphe Amasis lui en ayant demandé la raison : «Je sçai, madame, répondit-il, que toutes verités ne sont pas bonnes à dire ; & puisque la fontaine porte le nom de verité d'Amour, je ne veux pas l'obliger à me dire les miennes. Aimer, reprit Amasis, est quelque chose de si louable, que je ne conçoi pas que vous deviez craindre. Madame, reprit l'inconstant, je ne me suis jamais trop informé si je faisois bien ou mal en aiment comme j'ai fait : j'ai suivi mon caractére, & je ne croi pas qu'on puisse le condamner, puisqu'il imite si bien la nature, qui périroit plus tôt que de demeures dans le même état. Mais ce qui m'a le plus déterminé au changement, c'est les refléxions que j'ai faites sur la vie de ces amans, qui comme Celadon & Silvandre ont voulu se faire une reputation de fidelité ; je les ai toujours vus si malheureux, que j'ai cru qu'Amour punissoit leur constance comme un crime que je devois éviter. Cependant, ajouta la nymphe, il les met aujourd'hui au plus haut point de félicité qu'ils pouvoient jamais prétendre.»

 L'inconstant fut un peu embarrassé de cette réponse : «Mais, ajouta-t-il enfin, ce qui m'empêche de me regarder dans la fontaine, c'est qu'elle est si petite, que je n'y verrois seulement pas la moitié des bergeres que j'ai aimées. Comment Dorinde, Carlis, Stilliane, Palinice, Aimée, Doris, Florice, Phylis, Chriseide, Stelle, & tant d'autres y trouveroient-elles place, quand à peine trois ou quatre personnes peuvent s'y voir ?» Amasis, & tous ceux qui étoient auprès de la nymphe rirent de la pensée d'Hylas ; mais le druide l'ayant assuré qu'il n'y verroit que la bergere qu'il aimoit alors, il y courut à l'instant, & se baissa sans se mettre à genoux. Amour ne s'en offensa point ; mais ne voulant plus aussi qu'il fût proposé comme l'exemple de la legereté, il permit que Stelle, qu'il aimoit alors sincerement, s'offrît à ses regards, sans avoir qu'Hylas auprès d'elle. Hylas en fut si charmé, qu'il jura que Stelle fixeroit ses desirs.

 Ces mystéres achevés, Amasis voulant rendre ce jour célebre à jamais, commanda que tous la suivissent à Marcilli pour y faire des réjouissances pendant huit jours entiers. On obéit. Après avoir marché une demie heure, on vit descendre sur la gauche du côté de Montverdun un berger & une bergere, qui furent bientôt reconnus pour Tyrcis & Laonice. Ils se tenoient par la main. Le berger chantoit. Hylas en fut si ravi, qu'il courut à leur rencontre. Cependant Laonice remarquant Diane & Pâris, qu'elle croyoit être Silvandre, vint leur demander pardon de la trahison qu'elle avoit tramée contr'eux. Elle n'eut pas de peine à l'obtenir, d'autant mieux qu'ils ne craignoient plus de changement dans leur fortune. Tyrcis demanda à Hylas d'où venoit cette nombreuse troupe, & l'ayant appris, il pensa à aller aussi consulter la fontaine. Mais Laonice s'y opposa, & l'engagea à suivre les autres à Marcilli, où pendant les huit jours qu'Amasis avoit destinés aux réjouissances publiques, tous ces amans conclurent heureusement leurs mariages, excepté Dorinde que Godomar enmena à Lyon. Il avoit sçu que le roi Gondebaut consentoit enfin que Sigismond l'épousât. Rosanire & Rosiléon retournerent auprès de la reine Argyre ; & tous les bergers, & toutes les bergeres revinrent sur les bords du Lignon raconter les victoires qu'ils avoient remportées. Et le Lignon retentit tant de fois de leurs chants de triomphe, qu'il semble encore aujourd'hui que dans son plus doux murmure, il ne parle d'autre chose que du repos de CELADON, & de la félicité d'ASTRÉE.


FIN.


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LETTRE DE M. HUET
à Mademoiselle de Scudery,
Touchant Honoré d'Urfé, & Diane
de Châteaumorand.



 Il est vrai, mademoiselle, que je suis sçavant sur l'Astrée, & sur son auteur ; & je suis assuré que vous aurez de la peine à trouver personne qui le soit plus que moi. J'étois presque enfant, quand je lus ce Roman la premiere fois, & j'en fus si pénétré, que j'évitois depuis de le rencontrer, & de l'ouvrir, craignant de me trouver forcé de le relire, par le plaisir que j'y prévoyois, comme par une espéce d'enchantement. Je fus confirmé depuis dans l'estime que j'avois conçue pour cet ouvrage, lorsque je reconnus qu'un de mes regens, homme d'un fort bel esprit, l'avoit lu comme moi, & peut-être plus que moi ; & en faisoit assez de cas pour en prendre tout ce qu'il croyoit pouvoir servir à l'embellissement d'un poëme épique qu'il méditoit alors, & qui a paru depuis avec beaucoup d'applaudissement. Lorsque je me trouvai engagé à écrire ce petit traité de l'origine des romans, que vous avez lu, & dont vous m'avez tant parlé, je relus l'Astrée d'un bout à l'autre ; & comme l'âge m'avoit meuri l'esprit, & que l'étude m'avoit formé le goût, j'y trouvai de nouveaux charmes, & je demeurai persuadé que les admirables ouvrages que vous avez faits en ce genre, ne l'ayant pas tout à fait obscurci, il conserveroit son prix, tant que les lettres fleuriroient, & que les productions de l'esprit seroient estimées. Je ne me dédis donc point de ce que j'ai dit de M. d'Urfé dans ce traité ; & quoi qu'en l'état où je suis, je ne veuille pas me rendre garant de tous les sentimens de ma vie passée, & qu'un évêque plus que sexagenaire, & un cavalier encore jeune, soient deux hommes fort differens de la même personne, je ne puis néanmoins desaprouver les louanges que j'en ai publiées, après toutes celles que lui a données bien plus librement un prélat, illustre par la sainteté de ses mœurs, & par l'élevation de son esprit. Je parle de M. Camus évêque de Belley, qui dans son grand traité de l'esprit du B. François de Sales, a fait l'éloge de M. d'Urfé, & de son roman ; mais avec une telle effusion de louanges, qu'il paroît bien que son estime alloit au delà de ses paroles. Il en pouvoit parler avec assurance ; car M. d'Urfé se trouvoit son diocésain, par la situation de son marquisat de Valromé, & de son comté de Châteauneuf, l'un & l'autre dans le diocése de Belley. Il se retiroit souvent à Virieu, chef-lieu de son marquisat, éloigné seulement de trois lieues de la ville de Bellay, où il alloit de temps en temps visiter son évêque. Il s'y rencontra un jour avec S. François de Sales, dont il étoit ami long temps auparavant, aussi bien que du sçavant Antoine Favre, premier president de Chambery, qui s'y trouva aussi. M. de Bellay rapporte une refléxion que fit alors M. d'Urfé sur la Philotée du Saint, sur le Code Fabrien, & sur son Astrée, disant que chacun d'eux avoit travaillé pour l'éternité par des ouvrages qui ne périroient point ; que la Philothée étoit le livre des devots, le Code Fabrien étoit le livres des magistrats, & l'Astrée étoit le livre des courtisans. Enfin ce grand évêque reconnoissoit qu'entre tous les romans, l'Astrée est un des plus honnêtes, & des plus modestes ; & il ne peut se satisfaire en vantant l'agrément, la politesse, l'honnêteté, l'esprit & la vertu de M. d'Urfé.

 La maison d'Urfé se dit sortie de Suaube M. d'Urfé dit quelque part dans son roman, que sa maison, & celle de Laignieu sortent d'une même tige. Le dernier marquis d'Urfé, pere de celui qui reste aujourd'hui, prétendoit que cette maison sortie de Suaube descendoit de Guarin prince de la maison de Saxe, comte d'Altorf, & duc de Suaube, qui vivoit dans le huitiéme siécle. C'est ce que porte une généalogie de la maison d'Urfé qu'il m'a donnée. On y voit que le nom d'Urfé est une corruption de celui de Wolf, qui signifie Loup en langue allemande... que les descendans de Wolf fils aîné de ce Guarin, se nommerent Guelfes en Italie, & Ulfes en France, d'où s'est formé le nom d'Urfé. Alian Chartier, & Monstrelet nomment d'Ulphé & d'Ulfé, celui que l'histoire nomme communément Paillard d'Urfé.

 De ce premier Ulfé qui vêcut au commencement du neuviéme siécle, la même généalogie fait descendre une longue suite d'Ulfes pendant 300 ans, jusqu'à un Henri surnommé le lion orgueilleux, qui étant chassé d'Allemagne & d'Italie par l'empereur Frederic barberousse, se refugia en France auprès de Guy comte de Forest, & y bâtit le château d'Urfé. Ce fut Ulphe IV. qui vers l'an 1106. au siege d'Antioche, changea les armes de Saxe en celles d'Urfé, qui sont de vair au chef de gueules.

 La terre de la Bastie, qui est la principale demeure de Messieurs d'Urfé, paroît avoir été dans leur maison dès le huitiéme siécle.

 Vers le même temps une fille d'Urfé entra dans la maison de Châteaumorand : ce qui fait voir que l'alliance de Messire Honoré, & d'Astrée, ne fut pas la premiere qui joignit ces deux maisons.

 Arnolfe III. du nom, fut le premier de sa maison qui posseda la charge de bailli de Forest. Elle y a toujours été conservée depuis. Arnolfe son petit-fils, épousa l'an 1380. Antoinette de Mursaud, qui institua son mari heritier de tous ses biens, à condition que le second des enfans de la maison d'Urfé porteroit le nom de Paillard, conjointement avec celui d'Urfé. C'étoit le nom de la maison de sa mere, dont elle étoit restée seule héritiere ; & elle imposa cette loi au second, parce qu'Arnolfe son mari étoit le second, & Guichard l'aîné des deux fils d'Arnolfe IV.

 Le nom de Paillard, selon ma conjecture, est originairement un nom propre diminutif de Paul. De Paul on a fait Paulard, & Pauliard, & par corruption Paillard ; comme de Pierre on a fait Pirard ; de Guillaume on a fait Guillard ; de Raoul, Rouillard ; de Robert, Robillar ; d'Estienne, Tevenard ; de Nicolas, Colard... Et pour preuve de ma conjecture, vous remarquerez que lorsque ce nom est joint à celui d'Urfé, il le précéde toujours, comme parmi nous les noms précedent toujours les surnoms.

 Pierre & Antoine furent petits-fils de cet Arnolfe. Antoine le second, suivant la loi qui lui fut imposée, fut nommé Paillard d'Urfé. Pierre son frere aîné fut grand maître des arbalêtriers. Il avoit assisté au sacre de Charles VII. Ce fut en sa personne que le nom d'Ulfé fut entierement changé en celui d'Urfé.

 De ce Pierre & d'Isabelle de Chauvigny de Blot sortit un autre Pierre, que l'histoire de la généalogie marque avoir été chevalier de S. Michel, de la Toison, & du S. Sepulcre, sous les regnes de Charles VII. de Louis XI. & de Charles VIII. Il passa du service de François duc de Bretagne, dont il étoit ambassadeur, à celui de Louis XI. & fut fait grand écuyer de France. Il se trouva à la bataille de Ravenne ; & c'est de lui que parle si souvent Philippe de Comines.

 Jean son frere fut pere de ce brave François d'Urfé, seigneur d'Orose, qui, avec le chevalier Bayard, soutint avec tant de bravoure la gloire du nom françois dans ce fameux combat de Monervine, de treize françois contre treize espagnols, ou d'onze contr'onze, selon d'autres historiens.

 Claude fils du grand écuyer, fut gouverneur des enfans de France sous Henri II. & ambassadeur à Rome.

 Jacques son fils épousa Renée de Savoye, fille de Claude de Savoye, comte de Tende & de Sommerive... & c'est de ce mariage que sortit messire Honoré auteur de l'Astrée. De six fils il fut le cinquiéme, & frere de six sœurs. Jacques son frere le troisiéme des six, épousa Marie de Neufville, & fut pere de Charles Emmanuel. Il fut grand écuyer de Savoye, & vêcut 116. ans. Il se remaria à l'âge de cent ans, & eut un fils. Charles Emmanuel prenoit le nom de Lascaris avec celui d'Urfé. Ce nom lui venoit d'Anne Lascaris, fille de Jean-Antoine Lascaris, descendu de Guillaume comte de Vintimille, & d'Eudoxe, sœur de Jean Lascaris empereur de Constantinople. Anne Lascaris avoit épousé René de Savoye grand maître de France, & gouverneur de Provence. D'eux sortit Claude de Savoye, comte de Tende, gouverneur de Provence. Ce Claude épousa Marie de Chabane, & fut pere de Renée de Savoye, grand-mere de Charles Emanuel. Cette Renée descendue d'Anne Lascaris, herita des biens de la maison de Lascaris, & les porta dans la maison d'Urfé, en épousant Jacques d'Urfé ; mais sous une condition stipulée & exprimée dans le contrat de mariage, que le chef de la maison d'Urfé seroit obligé de porter à l'avenir le nom & les armes de Lascaris... Charles Emmanuel se vantoit donc d'être sorti des empereurs d'Orient par cette branche de Lascaris ; & des empereurs d'Occident par la maison de Saxe, dont il se disoit issu : ajoutant que le duc de Weymar étant en France, le reconnoissoit pour son parent ; & lui offrit de demander au roi qu'il lui donnât le rang de prince ; mais que ne se trouvant pas assés riche pour soutenir un si haut rang, il remercia le duc de cette offre, contre l'avis de sa sœur, qui aspiroit sort à cette élevation.

 Il eut six fils de Marguerite d'Alegre, femme pleine de vertu, & de sagesse, le parfait modele de la femme forte. C'est d'elle que j'ai appris la plûpart des choses que je vous rapporte ici...

 L'aîné de ses enfans étoit Louis d'Urfé, nourri enfant d'honneur auprès du roi, sous le nom premierement de marquis d'Urfé, & ensuite de comte de Sommerive. Il fut depuis évêque de Limoges. La plûpart de ses freres se sont engagés comme lui dans l'Eglise...

 Je vous ai rapporté sommairement cette genéalogie, pour en venir à messire Honoré. La baronie de Châteaumorand qui n'est pas fort éloignée du Forest, étoit venue par succession avec plusieurs autres biens à une fille unique heritiere de sa maison. Elle a été connue sous le nom de Diane de Châteaumorand ; quoique M. d'Urfé m'ait assuré que ce nom n'étoit pas celui de sa maison, sans pouvoir me le dire, ni s'en souvenir.

 Mais comme la seigneurie de Châteaumorand appartenoit dès ce temps-là à la maison de Levi, dont quelques-uns même prenoient le titre de barons de Châteaumorand, je voi grande apparence que cette heritiere étoit de la maison de Levi.

 Diane étoit la véritable Astrée.

 Jacques d'Urfé voyant dans son voisinage une fille de cette qualité, belle, jeune, & riche, la destina pour femme à Anne son fils aîné...

 Pendant que ce mariage se pratiquoit, Honoré voyant souvant Diane en devint éperdument amoureux. Il plaisoit fort à Diane ; & si on lui eût donné le choix, elle n'eût pas balancé à le préferer à son aîné. Mais l'interêt des maisons ne s'y rencontrant pas, le pere d'Honoré, homme avisé, pour le dépaïser l'envoya à Malte, dont il l'avoit fait recevoir chevalier, mais sans lui faire faire de vœux, & fit cependant ce mariage avec son fils aîné.

 Ce mariage ne se trouva mariage que de nom ; & ils se séparerent volontairement, après avoir vêcu dix ans ensemble sous cette vaine apparence de mariage.

 M. d'Urfé son neveu disoit qu'ils furent ensemble vingt-deux ans, qu'ils se séparerent sous une promesse reciproque qu'ils se firent de s'engager dans l'état ecclesiastique après leur séparation, & que le mari tint aussitôt parole, se fit prêtre & chanoine de Lion, prit le doyenné de S. Jean de Montbrison, & le prieuré de Montverdun ; mais que Diane se voyant libre, se donna à Honoré...

 Honoré de son côté, en changeant de lieu, n'avoit point changé de sentiment pour Diane. En perseverant dans son amour pendant toutes ses courses, il profita du divorce de son frere ; & vit enfin sa constance couronnée par un mariage si ardemment desiré avec celle qu'il avoit tant aimée...

 M. Patru nous represente Honoré encore fort passionné pour Diane lorsqu'il l'épousa ; & c'est l'opinion commune. Mais M. d'Urfé en parloit autrement, & disoit qu'il n'épousa Diane que par interêt, & pour ne pas laisser sortir de sa maison les grands biens qu'elle y avoit apportés. Il est vrai que Diane n'étoit plus alors dans la premiere fleur de sa beauté, ayant plus de trente ans, ou même plus de quarante, si elle fut vingt-deux ans avec l'aîné. Il est vrai aussi qu'ils ne vêcurent pas dans une parfaite intelligence. On en rapporte des causes fort differentes.

 M. Patru disoit qu'Honoré d'Urfé s'abandonnant à son humeur galante, avoit toujours quelques nouvelles amourettes en tête. Diane ne trouvant plus en lui cette adoration qui l'avoit autrefois si agréablement flatée, ne pouvoit moderer ni sa jalousie, ni ses reproches ; dont il se trouva à la fin si fatigué, qu'il se retira en Piémont dans une cassine sur le bord du Pô près de Turin,

 Mais M. d'Urfé alleguoit d'autres raisons de cette séparation ; entr'autres la malpropreté de Diane, toujours environnée de grands chiens, qui entretenoient & dans sa chambre, & dans son lit une saleté insupportable à son mari. D'ailleurs il avoit esperé qu'elle lui donneroit des enfans, qui pussent conserver dans sa maison les biens qu'il avoit eus d'elle ; & au lieu d'enfans, elle accouchoit tous les ans de môles, qui le dégoûterent d'elle, & l'en éloignerent enfin... On ne peut concilier les sentimens qu'il montre dans son roman, avec l'éloignement dans lequel il vivoit séparé d'Astrée, qu'en disant qu'il étoit toujours amoureux de l'idée qu'il conservoit de l'Astrée du temps passé, si differente de l'Astrée d'alors.

 Il se retira en Piémont, non seulement pour la distinction & le rang que lui donnoit dans cette cour l'honneur qu'il avoit d'être sorti d'une fille de la maison, mais encore par la faveur qu'il trouvoit auprès du duc de Savoye, bien differente du traitement qu'il trouvoit dans la cour de France de Henri le grand. Ce prince n'avoit jamais regardé de bon œil ceux qui avoient eu quelque part aux bonnes graces de la reine Marguerite ; & Honoré d'Urfé étoit de ce nombre.

 La France étoit alors dechirée par les guerres civiles en diverses factions. Cette princesse étoit dans le château d'Usson en Auvergne, & ses partis battoient la campagne. Honoré tomba entre leurs mains, & fut conduit à la reine. Il avoit toutes les qualités qui pouvoient le rendre agréable à une princesse infiniment spirituelle & galante, & d'un discernement exquis. Cette histoire est envelopée dans le roman sous celle de Galatée.

 La prison d'Honoré ne dura pas long temps ; il revint bientôt auprès de Diane, à qui il avoit conservé toute la fidelité de son cœur.

 M. Patru dit qu'il ressembloit assés aux portraits que l'on voit de lui à la tête de l'Astrée, qu'il étoit de moyenne taille, propre & éguilleté à la maniere de ce temps-là.

 Le premier tome de l'Astrée parut en 1610. & fut dédié à Henri IV. Ce present lui fut fort agréable, quoique l'auteur ne le lui fût guere. Le second vint dix ans après, & le troisiéme quatre ou cinq ans après le second. Ces ouvrages furent reçus du public avec un applaudissement infini, & principalement de ceux qui se distinguoient par la politesse, & par la beauté de l'esprit.

 La quatriéme partie étoit achevée, lorsque l'auteur mourut en l'année 1625. dans la guerre de Savoye. Il tomba malade à Nice, & se fit porter à Ville franche, où il mourut pulmonique, âgé de 58. ans... Il étoit né à Marseille l'onze Février 1567. & fut tenu sur les fonts de baptême par Honoré de Savoye, comte de Tende, son oncle...

 Je voi même assés d'apparence qu'il avoit fait ses études à Marseille ; & je le juge ainsi de ce que Sylvandre, sous le personnage duquel il s'est representé, aussi bien que sous celui de Celadon, rapporte si souvent des traits de l'érudition qu'il avoit prise dans les écoles des massiliens.

 Cette érudition répandue dans son roman ne plait pas à ceux dont la barbarie de ce siecle a corrompu l'esprit & le goût. On n'en jugea pas ainsi dans le siécle sçavant & éclairé où il parut. Je voi au contraire que les auteurs contemporains ont vanté l'étendue de son sçavoir...

 Pour moi j'ai toujours jugé que l'érudition dont M. d'Urfé a embelli son Astrée, faisoit une très-considerable partie du merite de l'ouvrage, par l'adroite varieté de l'utile, & de l'agréable, qui le met si fort au dessus des romans vulgaires, uniquement renfermés dans les bornes de la galanterie...

 Son altesse de Savoye étoit dépositaire de la quatriéme partie de l'Astrée, & la confia à quelques personnes qui ne lui furent pas fideles, & qui des lambeaux qu'ils en tirerent en firent une cinquiéme, & une sixiéme partie. Mais M. de Savoye ayant remis cette quatriéme partie entre les mains de mademoiselle d'Urfé, elle en chargea Baro pour la rendre publique, suivant l'ordre que l'auteur laissa en mourant, & le commandement que madame la princesse de Piémont en fit à Baro... Instruit comme il étoit par un attachement intime de plusieurs années, de tout le dessein de son ouvrage, non seulement il fit imprimer la quatriéme partie, deux ans après la mort d'Honoré, mais il composa encore la cinquiéme partie sur les memoires de son maitre.

 J'ai appris de M. de Charleval, que Jean Papon célebre jurisconsulte, homme d'un grand sçavoir, aida M. d'Urfé dans la composition de son ouvrage. Il étoit lieutenant géneral au bailliage de Montbrison sa patrie, après avoir été conseiller au Parlement de Paris... Ce fut par le secours de ses memoires qu'Honoré representa si doctement toute l'histoire du temps de ses bergers, qui est la fin du cinquiéme siécle, & le commencement du sixiéme ; quoique l'on remarque d'ailleurs dans ses épîtres morales une grande connoissance des antiquités greques & romaines...

 Mais il faut dire ici quelque chose de Diane de Châteaumorand. M. d'Urfé neveu d'Honoré, qui l'avoit connue, disoit qu'elle devint fort grosse avec l'âge ; qu'elle étoit souverainement belle ; mais qu'elle étoit idolâtre de sa beauté ; & que par l'extrême soin qu'elle en prenoit, elle se rendoit insociable, toujours enfermée, toujours masquée, toujours en garde contre le soleil, & le vent. Il rapportoit à ce sujet qu'elle fit un jour un voyage en Forest, & vint loger dans la petite abbaye des Benedictines de Bonlieu, qui n'est qu'à une lieue de la Bastie.

 Quoique Marie de Neufville, femme de Jacques d'Urfé, n'eût jamais été en bonne intelligence avec elle, elle ne laissa pas d'envoyer Charles Emmanuel son fils lui faire un compliment, & la prier de ne point prendre d'autre logis que le sien. Elle s'en excusa sur ce que les vitres y étoient mal entretenues. Il repartit que depuis qu'elle en avoit enlevé les vitres de cristal qui y étoient, on avoit eu soin d'y en faire mettre de verre. Voilà, lui repliqua-t-elle un peu émue, des discours que vous avez appris de votre mere ; il en faudroit d'autres pour m'attirer chés vous.

 Anne & Honoré d'Urfé, qui l'épouserent successivement, ne furent pas les seuls de leur famille qui l'aimerent. Deux autres de leurs freres se laisserent prendre à ses charmes ; & cela lui attira une cruelle médisance de la part de M. de S. Geran. Elle survêcut long temps à son mari, dont la famille n'ayant pas pour elle toute la consideration qu'elle croyoit en devoir attendre, elle s'en tint éloignée, sans autre correspondance que celle qui étoit nécessaire pour la conservation de la jouissance de ses droits, &c.

 A Paris le 15. Decembre 1699.

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REFLEXIONS NECESSAIRES
pour l'intelligence de l'Astrée.



Ces refléxions sont tirées des œuvres diverses de M. Patru.


 I. Toutes les histoires de l'Astrée ont un fondement véritable ; mais l'auteur les a toutes romancées, si je puis user de ce mot ; je veux dire que pour les rendre plus agréables, il les a toutes mêlées de fictions, qui quelquefois sont des fictions toutes pures ; mais le plus souvent ce ne sont que voiles d'un ouvrage exquis, dont il couvre de petites verités, qui autrement seroient indignes d'un roman. L'histoire de Celidée en est un exemple. Voyez la clé.

 II. L'auteur lie souvent à la principale passion d'un berger, ou d'une bergere les avantures qui leur sont arrivées dans d'autres recherches. Ainsi Celadon desesperé des rigueurs d'Astrée se précipite dans le Lignon ; l'impétuosité des vagues le jette à l'autre bord, entre quelques arbres. Galatée que la tromperie de Climante amene en ce lieu, trouve ce berger, qu'elle croit mort ; cependant comme on lui sent encore de la chaleur, & quelque reste de vie, la nymphe le fait mettre sur un de ses chars, & l'enmene en son palais d'Isoure. Là par les soins qu'on lui donne, il recouvre bientôt la santé ; & la nymphe qui se persuade que le berger est cet amant fortuné qui la doit rendre à jamais heureuse, se sent touchée enfin d'autre chose que de compassion. Galatée est la reine Marguerite, à qui l'auteur fait prisonnier, fut conduit au château d'Usson en Auvergne. Or cette aventure qui n'a rien de commun avec l'amour que Celadon eut pour Astrée, est pourtant enchassée avec tant d'adresse, qu'elle en fait comme une partie.

 III. L'auteur divise quelquefois une même histoire ; en sorte que sous deux differens noms, ce n'est pourtant qu'une seule & même personne. Ainsi Diane & Astrée ; Celadon & Silvandre ne sont point des personnes differentes.

 IV. Dans la langue de l'Astrée se marier, n'est souvent autre chose que s'aimer ; & l'on y donne ou pour femme ou pour mari, le berger ou la bergere que l'on a le plus tendrement aimée. Ainsi Alcidon (le feu duc de Bellegarde) épouse Daphnide (la duchesse de Beaufort) quoique Daphnide n'ait jamais été mariée.

 V. Suivant ce qui se pratique ordinairement dans ces sortes d'ouvrages, l'auteur change les lieux, & l'ordre des temps. Ainsi dans l'histoire d'Alexis, les carnutes, ou le païs chartrain, c'est l'isle de Malte. Ainsi il renferme en six mois ou environ toute l'histoire des amours de Celadon & d'Astrée, à compter du jour que ce berger se précipite, quoique ces amours ayent duré quinze à seize ans, depuis que l'auteur s'en alla à Malte, qui est sa chute dans le Lignon.

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CLÉ DE L'ASTRÉE.



 Adamas. C'est le lieutenant géneral de Montbrison, de la famille des Papon, homme de grande vertu, reveré de toute la noblesse, & l'arbitre de tous les differends. M. d'Urfé en a fait le grand druide, pour lui donner l'autorité de l'âge, & de la religion. Pour ce qui regarde la reconnoissance de Silvandre sur le point d'être immolé, & qui n'est, selon M. Patru, autre chose que le consentement des parens de Celadon à la dispense de ses vœux, & à son mariage ; Adamas en cette occasion est l'officier de cour ecclesiastique qui présida au jugement de la dissolution du mariage de Philandre, l'aîné d'Urfé.

 Alcidon. Le duc de Bellegarde qu'Henri III. fit grand écuyer de France à l'âge de seize ou dix-sept ans, & qui par cette raison fut long temps appellé monsieur le grand.

 Alcippe. Jacques d'Urfé, qui avoit épousé Renée de Savoye, marquise de Baugé, fille de Claude de Savoye, comte de Tende, & de Sommerive, gouverneur, & grand sénechal de Provence. La mort de Jacques arrivée en 1577. l'empêcha de recevoir le bâton de maréchal de France, dont il avoit obtenu le brevet.

 Alcyre. Le comte de Sommerive frere de mere du duc du Maine.

 Alexis. Sous ce nom l'auteur peint l'amitié qu'Astrée lui portoit comme à son beaufrere ; & c'est pour cela même que dans la quatriéme partie livre 5. Phylis paroît étonnée de la grande affection d'Astrée pour Alexis ; & des caresses que celle-la fait à celle-ci, comme si c'étoit un berger. C'est qu'apparemment parmi les libertés innocentes qu'un beaufrere peut avoir avec une belle-sœur, on remarquoit quelque ombre de passion.

 Lorsqu'Alexis se découvre pour Celadon, l'auteur donne le nom d'amour à ce qu'Astrée ne prenoit que pour une simple affection. De là ce grand combat, car Astrée ne vouloit point épouser Celadon (M. d'Urfé) après les familiarités qu'elle avoit eues avec lui, comme avec son beaufrere.

 Amintor. Dans l'histoire de Clarinte est le duc du Maine.

 Astrée. Mademoiselle de Châteaumorand, unique heritiere de sa maison, riche, belle, spirituelle. L'auteur l'aimoit ; mais pendant un voyage qu'il fit à Malte, son frere aîné l'épousa. M. Patru dit que les deux maisons d'Urfé, & de Châteaumorand étoient ennemies, & que toute la noblesse du païs s'interessant à leur reconciliation, ils ménagerent ce mariage, qui en fut comme le sceau. Cela semble même confirmé par le roman, où Alcippe pere de Celadon est representé comme ennemi irreconciliable d'Alcé pere d'Astrée. Cependant M. d'Urfé n'en convenoit pas : il assuroit que les seules vues d'interêt produisirent ce mariage, & qu'il n'y avoit jamais eu aucune brouillerie considérable entre les deux familles.

 L'auteur trouva donc à son retour de Malte sa maitresse mariée avec son frere. Il continua de l'aimer ; & lorsqu'il eut connoissance du défaut secret de son frere, il ne se cacha plus avec tant de soin. Enfin l'aîné d'Urfé, après dix ans de mariage en figure, declara son impuissance, se fit Prêtre, & mourut doyen de Montbrison, & prieur de Montverdun.

 Celadon.C'est l'auteur lui-même qui se represente sous ce nom, & sous celui de Silvandre, comme mademoiselle de Châteaumorand sous les noms d'Astrée, & de Diane.

 Après que l'aîné d'Urfé eut déclaré son impuissance, Celadon obtint de Rome une dispense de ses vœux, & épousa Astrée, c'est-à-dire, Mademoiselle de Châteaumorand.

 L'amitié qui est entre Celadon & Silvandre, aussi bien qu'entre Astrée & Diane ; ce sont les amours de nos amans avant le mariage en figure.

 Le desespoir de Celadon, lorsqu'il se précipite dans le Lignon, c'est son voyage de Malte ; & les vœux de chevalier sont representés sous le nom d'Alexis, qui est une druide.

 Calidon. C'est M. le Prince. A son retour d'Italie, après la mort d'Henri. IV. il étoit en froideur avec madame la Princesse qui est representée sous le nom de Celidée, soit qu'on eût rendu de mauvais offices à cette princesse auprès de son époux, ou qu'un amour violent soit presque toujours mêlé de jalousie. Cette alteration duroit encore, lorsque M. le Prince fut arrêté, & conduit au bois de Vincennes. La princesse s'y étant renfermée avec lui, ce témoignage d'un amour fidéle lui rendit le cœur de son époux. La petite verole la prit dans la prison ; c'est la pointe du diamant qui la défigure dans le roman d'une maniere si horrible. La princesse ne fut point marquée de la petite verole ; & voilà la poudre de sympathie qui guerit Celidée.

 Les Carnutes, dans l'histoire d'Alexis, l'Isle de Malte, où l'Auteur étoit allé faire ses vœux de chevalier.

 Celidée. Madame la princesse.

 Clarinte. La princesse de Conti. L'auteur a un peu changé l'histoire. C'étoit Alcidon qui aimoit Clarinte, & qui dans la vûe de tromper Daphnide, lui persuada qu'il importoit à leur fortune qu'il feignît d'aimer Clarinte, & pour ôter au grand Eurice le soupçon de leur intelligence, qui pouvoit nuire au dessein que Daphnide avoit de devenir reine, & pour s'appuyer lui-même d'une grande alliance, supposé qu'il pût épouser Clarinte.

 Daphnide. La duchesse de Beaufort, mere du duc de Vendôme.

 Delie. Diane d'Estrées, sœur de la duchesse de Beaufort, & femme de Balagny, qui perdit Cambrai.

 Diane. Mademoiselle de Châteaumorand pendant son mariage avec l'aîné d'Urfé.

 Dorinde. Mademoiselle Pajot parente de madame de Beaumarchais, & femme d'un trésorier de France, lequel demeuroit à Soissons.

 Par le traité du duc du Maine, chef de la ligue, après la mort de son frere tué aux états de Blois, Heuri IV. lui donna Soissons pour ville de retraite ou de sureté. Là ce prince tenoit sa cour, & dans cette petite cour son fils & son beaufils occupoient sans doute les premiers rangs. Ils devinrent amoureux de la belle, qui avoit plus de goût pour le comte, que pour le duc. Mais le duc par la fourbe du miroir, laquelle est historique, trompa son frere, qui le lui rendit bien par celle des deux portes.

 Enric ou Euric. Dans l'histoire de Daphnide, est Henri le grand.

 Florice. Madame de Beaumarchais, dont les amours avec le duc du Maine, qui fut tué à Montauban, & que du vivant de son pere on appella le duc d'Aiguillon, ne furent que trop publiques. Le duc est representé dans cette histoire sous le nom d'Hylas.

 Fontaine de la verité d'Amour. C'est le mariage, qui est en effet la derniere épreuve d'amour.

 Galatée. La reine Marguerite sœur d'Henri III. M. d'Urfé pendant les guerres de la ligue fut pris par les gens de la reine, & conduit au Château d'Usson en Auvergne, où elle fut si long-temps comme en prison. Jeune & beau comme il étoit, on prétend que le prisonnier ne lui déplut pas.

 Hylas. Ce caractére qui en général est purement feint, est un des chefs d'œuvres de l'Auteur. Pour former ce caractére, il a pris diverses amourettes des maréchaux de Bassompierre, & de Crequg, du brave Givry, & du comte de Carming, & de ces autres fameux paladins, & les a toutes données à un seul, pour en faire un inconstant, mais d'une humeur si agréable, qu'il fait toute la joye des bergers du Lignon.

 Dans les histoires de Florice, & de Dorinde, Hylas est le duc du Maine.

 Les Licornes, sont le symbole de la pureté, qui dans les mariages est le plus ferme lien de la concorde, & de l'union. Les lions & les regards si terribles des licornes, ce sont les incommodités, & les desagrémens presqu'inséparables du mariage, & dont un amour fidéle triomphe sans peine.

 Le Maure si hideux qui tue Philandre (l'aîné d'Urfé) c'est la voix terrible de sa conscience que le contraignit de quitter la belle Astrée, laquelle étoit si digne d'être aimée.

 Periandre, dans l'histoire de Dorinde est le Comte de Sommerive, frere de mere du duc du Maine.

 Philandre, c'est l'aîné d'Urfé. Dans cette histoire, on ne voit que des garçons & des filles déguisées, pour marquer d'une maniere qui ne blesse point la pudeur, l'impuissance du frere de l'auteur. Philandre sous les habits de sa sœur Callirée parle souvent de son impuissance, quoique dans un autre sens ; mais à dessein de faire sentir la verité historique. Sur le point d'expirer, il veut emporter avec lui le titre glorieux de l'époux de Diane ; & Diane y consent, pour insinuer qu'il n'en avoit jamais eu que le nom.

 Les douleurs mortelles que ressent Diane à la mort de ce berger, sont les douleurs que lui causerent l'infortune de son mariage, la retraite de son époux, les discours des hommes, & les odieuses formalités qui s'observent dans les dissolutions.

 Silvandre, c'est l'auteur. Silvandre est appellé un berger inconnu, & qui n'a pour tout bien que sa houlette, & son troupeau l'auteur étant en effet cadet de maison, & même chevalier de Malte, n'avoit rien.

 Torismond, est Henri III