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 Il est vray, mon Amour extrême,
Mon respect & ma loyauté,
Ne touchent point ceste ingratte beauté :
Rien ne la touche qu’elle mesme.

 Pource qu’elle est froide & cruelle,
Et que rien ne l’a peut charmer,
Elle se rit quand on parle d’aymer
Et croit que chacun fait comme elle.

 Quand je l’entretiens de ma flame
Elle m’entend sans s’esmouvoir,
Et sans mentir on diroit à la voir
 Que c’est un corps qui n’a point d’ame.

 Cent fois j’ay tenté mon courage,
Mais je l’ay vainement tenté :
Qu’attendons-nous ? faisons sa volonté :
Cherchons le port dans le naufrage.

 Inventons un nouveau supplice,
Soyons à nous-mesmes inhumains,
Pour nous punir servons-nous de nos mains :
Rendons luy ce dernier service :

 Elle le veut, c’est son envie
Que pour nous tesmoigner constans,
Ayans perdu l’esperance & le temps,
Nous perdions l’esprit & la vie.

 Comme ceste belle voix eut chanté ces vers, elle se tût, & apres quelques souspirs qui apprenoient aux Bergers combien triste estoit celuy qui venoit de chanter, ils oüyrent que parlant à soy-mesme, il disoit ainsi : Heureux Eranax, qui sans passion parmy le nombre infiny de celles dont tu troubles tout le monde, passe ta vie aussi doucement que font les Dieux, & mesprise les Sceptres & les Diadesmes qu’on te presente, pendant que moy miserable & disgratié, desire ce que tu dédaignes, & meurs d’Amour pour cette beauté qui ne pouvoit estre vaincuë que par le prodige de ton insensibilité. Eranax, Eranax, où es-tu ? Ne te trouveray-je point en ces lieux, où les Oracles m’ont asseuré que je te trouverois : Permets que je te voye, & que pouvant rapporter à la merveille que j’adore, & que j’idolatre, de quelle sorte tu vis dans ces pays estrangers, j’obtienne la liberté de me representer devant elle. Ces paroles finies, celuy qui les disoit se leva, & montant à cheval à ce qu’apperceurent les Bergers, se mit à courir au travers des arbres. Diane & Phillis se regardoient l’une l’autre, & Sylvandre & Licidas interrogoient Alcidor comme s’il eust sceu plus de nouvelles de cette advanture qu’eux : Mais le Berger advoüa qu’il n’en avoit point ouy parler, & qu’il falloit que depuis peu ces estrangers fussent arrivez en Forests. Il faut, dit Sylvandre, qu’il y ait de grandes fortunes cachées sous les paroles que nous avons ouïes. Celuy qui vient de s’en aller si viste doit estre quelque Prince Amoureux & mesprisé d’une grande Princesse. Avez-vous pas ouy qu’il a parlé de Sceptres & de Diadesmes ? Certes celuy qu’il appelle Eranax doit avoir de grandes qualitez, puis qu’il foule aux pieds les throsnes & les Couronnes, & ne fait cas d’une si rare beauté. Diane continuant ce discours. Nous pouvons apprendre par là, dit-elle, qu’il n’y a condition quelque relevée qu’elle soit, qui n’ait ses amertumes, & ses supplices. Les Reynes & les Princes pleurent comme nous pleurons. Ils sont traversez comme nous le sommes, & pour absolus qu’ils soient, leurs passions ne leur obeïssent pas mieux qu’à nous qui n’avons jurisdiction sur personne du monde, que sur les enfans qui gardent nos troupeaux. Alcidor qui jusques alors n’avoit sceu ce que c’estoit que l’Amour, monstra combien heureuse estoit la condition de ceux qui n’aymoient point, & quelle tranquillité d’esprit avoit un homme qui sçavoit l’art de faire sousmettre ses passions à son jugement. Je suis d’accord de cela avec vous, luy respondit Sylvandre : Mais qui est celuy de tous les hommes qui ose se vanter d’avoir ceste puissance sur soy ? S’il n’y avoit qu’une passion à combatre, j’advouë que faisant tous nos efforts pour y resister, nous pourrions en esperer la victoire. Mais, Alcidor, nous sommes comme ces mauvaises places qui sont commandées de tous costez, pendant que nous repoussons l’ennemy en un endroit, il nous surprend par l’autre : & souvent ne nous donne pas le loisir de demander la vie. L’amour est, à la verité, une passion violente & fort à craindre : mais vous ne voyez pas que vous obstinant à la vaincre, vous-vous laissez emporter aux autres, qui sont d’autant plus honteuses qu’elles ont pour objet la partie de l’homme la plus brutale & la plus basse. Il faut, il faut obeïr à la Nature, & à l’Amour, par consequent, que nos Bardes & les Philosophes Massiliens appellent son fils aymé : mais il faut le servir de bonne grace, & croire en cela la coustume de ces belles & sages Bergeres, qui nous ont si bien appris la perfection d’aymer, qu’au lieu que jusques icy c’a presque tousjours esté une passion, on peut dire qu’en Forests c’est une tres-recommandable vertu. Vous direz ce qu’il vous plaira, Sylvandre, luy repartit Alcidor : mais sçachant les troubles & les deplaisirs dont vous autres qui aymez avez l’esprit traversé, je veux estre sage à vos despens, & me destourner du mauvais passage, d’où l’on ne se peut retirer sans en porter les marques. O Berger ! s’escria Sylvandre, que tu és à la veille d’une grande maladie. Et pourquoy dites-vous cela, luy respartit Alcidor ? Pource, luy dit Sylvandre, que les Medecins tiennent que jamais nous ne courons plus grande fortune d’estre bientost malades, que lors que nous sommes au dernier degré de santé. Je ne suis pas assez sçavant, respondit Alcidor, pour contredire les Medecins : mais je me cognois assez pour sentir en moy tout le contraire de cette opinion : de mesme je n’ay pas assez d’esprit, ny assez d’estude pour vouloir disputer contre ce grand & fameux esprit de Sylvandre : mais j’auray tousjours assez de force sur moy, pour luy faire un jour advouër que sa philosophie est souvent fausse. Bien, bien, courtois Berger, luy repliqua Sylvandre, le temps & quelque beauté qui peut-estre ne tardera plus gueres à paroistre, me vangeront de vostre incredulité. Pendant que Diane estoit attentive au discours de Bergers, Phillis & Licidas parloient ensemble avec tant d’affection qu’ils marchoient extrêmement viste, & en marchant sembloient avoir oublié le reste de leur compagnie. Sylvandre voyant que sa maistresse eust bien voulu sçavoir ce qu’ils disoient ainsi en secret, alla les surprendre, & sans estre apperceu, ouyt que Phillis respondoit ainsi au Berger. Licidas il est superflu que par tant de serments vous m’asseuriez que jamais vostre affection ne fut grande comme elle est. J’ay si bonne opinion de vous, & le tesmoignage de ma conscience me donne un tel repos d’esprit, que mesme je ne me puis figurer que vous voulussiez penser à une autre Berger. Cependant je trouve estrange vostre impatience, & ne sçay pourquoy vous voulez precipiter une chose qui ne se peut faire comme vous voulez, & estre faitte de bonne grace. Vous sçavez qu’on nous advertit dernierement que vostre frere avoit esté veu en Germanie : & que bien-tost, il seroit de retour en cette contrée : Voudriez-vous estre heureux devant ce cher frere : & croyez-vous que je puisse veoir le comble de mes contentements, que je ne voye Astrée en estat de ne rien plaindre, ny ne rien desirer. Sylvandre n’a pas moins d’Amour que vous : cependant vous ne le voyez point presser Diane de son mariage. Il est content d’avoir la parole & la foy de sa Bergere, & je gaige qu’il s’estimera tousjours tres-heureux, comme il est, pourveu que le fils du grand Druïde, ou quelqu’autre, ne luy oste point l’esperance de veoir Diane en liberté. Phillis, luy respondit Licidas, je ne contreviendray jamais à ce que vous aurez agreable. Je sçauray mieux sousmettre mes volontez aux vostres, que je n’ay sceu resister à la jalousie. Je vous parle de nostre mariage comme d’une chose sans laquelle je ne m’estimeray jamais parfaitement heureux : mais puisque vous avez des considerations pour le differer, sans esplucher si elles sont bonnes ou mauvaises, je veux ce qu’il vous plaist, & jure de ne vous en parler plus, qu’au temps qu’Astrée & Diane contentes, vous convieront à les imiter. Sylvandre voulant estre de la partie. Dieu vueille. Licidas, dit-il en luy frappant sur l’espaule, que ce soit bien-tost : mais que ce soit aussi bien au bon-heur de Sylvandre, qu’à celuy des autres. Licidas tournant la teste, & Phillis repoussant le Berger en luy mettant la main contre le sein : Allez, dit-elle importun & mal-advisé Berger, vous estes bien hardy de venir mettre vostre nez aux affaires d’autruy. Vrayement vous estes fort plaisant d’espier ceux qui ne pensent pas à vous. Mais je me doute bien pourquoy il a faict cette indiscretion, dit-elle, s’adressant à Licidas, Alcidor, avec lequel il a tant disputé, l’a infailliblement mis au bout de ses finesses : & luy qui est artificieux, ne sçachant plus que luy respondre, a pris pour pretexte de rompre le discours, celuy de venir entendre ce que nous disions. Vrayement, Sylvandre, vous avez bonne grace, nous ne sommes pas cause que vous estes ignorant, & d’ailleurs, si vous estes demeuré court, vous devez retourner à l’escole des Massiliens, plustost que de venir nous escouter : car vous pouvez bien penser que nous ne traitons pas de vos matieres. Bergere, Bergere, luy respondit Silvandre en riant, vous direz ce qu’il vous plaira : mais je suis en possession de vous faire la guerre. je ne veux point perdre mes privileges : c’est à vous à penser comme vous devez vous en deffendre. Phillis se mit à rire, & courut apres luy, jusqu’auprés de Diane, & comme elle luy eust pris la main : Bergere, luy dit-elle, je me doute que c’est par vostre conseil que Sylvandre a fait le curieux indiscret : si je le sçavois tres-asseurément, souvenez-vous que je vous en ferois repentir. Mon troisiesme serviteur, repartit Diane en riant, vous avez tort de menacer vostre maistresse. Si j’estois encore à donner mon jugement de vous : je vous ferois bien sentir comme je sçay chastier telles outrecuidances : Allez si loin de moy que je ne vous revoye jamais. La Bergere en parlant ainsi ne pouvoit se garder de rire, & voyant que Phillis faisoit la faschée, elle se jetta à son col, & furent long-temps à se baiser l’une l’autre. Licidas voulant continuer le jeu : Bergeres, leur dit-il, au lieu de perdre vos baisers, comme vous faittes il vaudroit bien mieux que vous les donnassiez à interest. Sylvandre en prendroit la moitié, & moy l’autre, & vous seriez tres-asseurées que nous ne vous ferions jamais banqueroutte. Voila qui est bien plaisant, respondit Phillis, les Bergers sont si fous, qu’ils pensent que nous avons plus de plaisir à les baiser qu’à baiser nos semblables : Ostez-vous cette erreur de l’esprit : j’ayme mieux mille fois un baiser de Diane, qu’un cent du plus beau Berger du monde. La coustume ou l’ignorance vous fait parler ainsi, luy respondit Sylvandre, pource que vous avez accoustumé de baiser des Bergeres, & ne voulez pas permettre que des Bergers vous baisent. Vous faittes ce mauvais jugement : Mais trouvez bon que Licidas vous baise la bouche aussi souvent qu’il fait vostre main, ou vostre robbe, & vous advouënez bien-tost que vous avez aviez vescu en erreur. Diane sousriant de ces paroles, dit à Sylvandre, que la proposition qu’il faisoit à sa compagne estoit desraisonnable pource qu’il luy conseilloit de quitter ses habitudes, pour se hazarder à des façons de faire nouvelles & incognuës : & abandonner un bien acquis, pour en chercher avec beaucoup de peine, un qui n’estoit pas asseuré. Alcidor voulut interrompre ce discours, pour faire remarquer à sa compagnie des personnes qu’il voyoit assez loin de luy : mais Sylvandre luy prenant la main. Advoüez, dit-il, Berger, que quand vostre condition n’auroit autre deffaut que celuy d’estre souvent sans party, & au lieu d’entretenir une belle fille, avoir le nez au vent pour prendre garde à ceux qui vont & viennent, elle est extremement mesprisable, & ne merite pas d’estre defenduë obstinément comme vous la defendez. Les Bergeres rirent de la subtilité dont Sylvandre avoit mis le vent au visage du Berger sans amour, & ne luy donnerent pas le loisir de respondre. Elle s’advancerent au grand pas, pour aller au devant de la trouppe qui sembloit venir droict à elles : & les joignirent un peu au dessus du Carrefour de Mercure. Elles se trouverent avec leurs meilleures amies, c’estoit Celidée, triste comme de coustume, Daphnis la belle & charmante Bergere, la genereuse Amerine, & cinq ou six autres Bergeres des hameaux prochains. Je trouve fort estrange, mon ancienne amie, dit Daphnis à Diane, qu’ayant pris la peine de vous venir chercher si loin, vous ne me donnez pas presque le loisir de vous veoir : Faut-il que vous ayez rien de secret pour Daphnis, qui, jusques à present, avoit creu estre une autre vous-mesme. Ma bonne amie, luy respondit Diane, vous sçavez comme nous avons vescu jusqu’icy, & je serois la plus ingratte du monde, si en la moindre chose qui soit, je voulois violer les loix de nostre eternelle amitié : Mais puisque vous estes une autre moy-mesme, comment avois-je pû quitter si long-temps cette belle Dame toute seule (elle luy monstroit Amerine en parlant ainsi) si je ne vous avois laissée pour luy tenir compagnie. afin que je puisse dire pour ma satisfaction qu’elle n’a point esté sans Diane. Cette repartie plûst si fort à toute la compagnie, & particulierement à Daphnis, qu’embrassant Diane. Il faut advouër, luy dit-elle, que vous estes incomparable en toutes choses. Alcidor qui ne cognoissoit pas Amerine & Daphnis, pria Sylvandre de le leur presenter. Ce Berger luy obeït avec sa gentillesse ordinaire, & pour le faire plus particulierement remarquer, dit à Amerine, que c’estoit son heritier. Comment l’entendez-vous, luy repartit Amerine ? Comme je le dois entendre. Madame, repliqua le Berger, pource qu’avant que j’eusse eu l’honneur d’estre esclairé par les beaux yeux de Diane, qui sont plustost des Soleils que des yeux, j’avois vescu dans une opinion si contraire, & avec une humeur si differente de celle que j’ay maintenant, que j’estois ennemy de l’Amour, & de la beauté, autant qu’à cet heure j’en suis admirateur. Alcidor, Madame, fait ce que j’ay fait, & si je ne suis un tres mauvais Devin, croy que bien-tost il fera ce que je fais. Daphnis alors considerant la bonne mine, & l’humeur d’Alcidor, voulut ou par curiosité, ou par quelque naissance d’une affection qui n’avoit point encore paru, essayer si ce ne seroit point elle qui pourroit accomplir la prophetie de Sylvandre. Elle tourna les yeux : mais les yeux de conqueste sur le Berger insensible, & ne laissant appas, ny attrait qu’elle ne mit en bataille pour en venir à bout, luy donna de grands assauts. Au commencement le Berger ne cognut point la difference qu’il y avoit entre les yeux de Daphnis & les autres : mais l’Amour estant sur le point de se vanger de son impieté, ouvrit les siens, & luy jettant en l’esprit certaines pensées, qu’il devoit appeller des tentations contre son salut, l’obligea d’advouër en soy-mesme que Daphnis estoit la plus belle de la compagnie. On changea diverses fois de discours : Mais Alcidor ne changeant ny d’ob- jet, ny de pensée, prit si peu garde aux choses dont on parloit, que quand ce fut à luy à respondre, il ne sçavoit dequoy il estoit question. Ce premier transport ne fut remarqué que de Daphnis, pource qu’ayant fait dessein sur luy, elle y avoit tousjours l’œil, comme sur une proye qu’elle ne vouloit pas laisser eschapper. Elle l’avoit rencontré plusieurs fois attaché sur son visage, & s’estoit apperceuë que combattant contre soy-mesme, il faisoit des actions qui monstroient que sa volonté & son entendement, avoient bien de la peine à s’accorder. Durant ceste petite guerre civile, les Bergeres, pour obeïr à Amerine, au lieu de retourner chacune chez elle, furent de compagnie au logis de Licidas, veoir le Chevalier malade. Il estoit levé lors qu’elles y arriverent, bien que sa blessure ne fust pas encore guerie, & avoit avec luy Phocion, & un Chevalier de la Nymphe Amasis, qui l’estoit venu visiter de sa part. Sylvandre ayant esté recognu du Chevalier, en recent des honneurs incroyables, & se veid obligé, pour y respondre, d’espuiser toute sa civilité. Il s’informa de la santé des Princes & des Chevaliers, & apprit que dans peu de jours les Mires faisoient esperer leur entiere guerison. Le Soleil estoit desja couché, & la nuict commençoit à se faire paroistre, lors que les compliments qu’Amerine & Lidias firent aux Nymphes & aux Princes en la personne du Chevalier qu’ils avoient envoyé, furent achevez. Il print congé de la compagnie, & s’en retourna au galop à Marcilly. Cependant Diane & Phillis, se trouvant lasses, laisserent Amerine avec Lidias & Phocion, & emmenant Daphnis & les trois Bergers de leur compagnie avec elles, furent souper ensemble. Alcidor fut le seul auquel le chemin, contre la coustume, avoit osté l’appetit. Tant que les autres mangerent, il ne fit que regarder Daphnis, & tesmoignoit estre si passionné, qu’il y avoit sujet de croire qu’il joüoit ce personnage exprés pour ne faire point mentir Sylvandre. Cela n’estoit pas toutesfois : mais l’Amour se monstrant à ce coup-là Dieu, prit toute sa croissance en un moment pour luy, & se rendit en naissant aussi grand, qu’il fut tant que vescut le Berger. Sylvandre qui ne pouvoit penser qu’Alcidor luy eust si diligemment obey, ne sçavoit d’où tirer la cause de son dégoust & de son silence. A la fin toutesfois soubçonnant quelque chose : J’ay peur, dit-il, Alcidor, que l’un de nous deux ne soit bien-tost menteur. Qu’avons-nous dit Sylvandre, respondit le Berger, qui nous doive donner à l’un ou à l’autre le nom de menteur. Il est trop tard pour vous en faire souvenir, luy repliqua Sylvandre : Demain je vous le diray : Aussi bien je voy que sans importuner ces Bergeres qui commencent à baailler, nous ne pouvons demeurer davantage avec elles. En disant cela, il se leva avec Licidas, & Alcidor ne le suivant qu’à force, donna le bon-soir aux trois Bergeres ensemble, & voulant cacher son Amour sous sa civilité fit un compliment à Daphnis qui fit croire à toute la compagnie que Sylvandre avoit prophetisé. Alcidor suivit les Bergers jusqu’à la cabanne de Licidas, & tout son Cousin qu’il estoit, l’ayant refusé lors qu’il luy offrit une chambre, s’en alla avec Sylvandre jusqu’en la sienne. Aussi-tost que le Berger eut fait ouvrir sa porte aux enfans qui luy servoient à garder son trouppeau, il pria Alcidor d’entrer : mais le Berger l’ayant supplié de le laisser prendre l’air encore un quart d’heure le quitta, & fut au petit pas se promener derriere une haye fort longue & fort verte qui fermoit le jardin de Sylvandre. Sans doute dit-il en soy-mesme, ce Berger n’a tant parlé de sa valeur que pour nous donner subjet d’admirer d’avantage la force de la beauté qui l’a si facilement vaincu. Si verray-je ce qu’il deviendra, & si je puis ouïray ce que sa passion luy fera dire. Il sortit incontinent apres avec cette resolution, & l’obscurité empeschant qu’il ne pûst estre descouvert, alla où il pensoit que fust Alcidor. Il marchoit si bellement qu’Alcidor avoit eu loisir de resver, & se persecuter de diverses pensées avant qu’il fust à luy. A la fin oyant souspirer, il s’arresta, & demeurant appuyé contre un arbre de sa haye, ouït qu’Alcidor dit ces paroles : Mais, pauvre Berger ! à quoy peuvent servir ces remonstrances, & quel soulagement attends-tu de ces considerations ? Tu n’és plus au port, pour consulter si tu te dois hazarder ou non. Le vent t’emporte, & desja dans la mer où tu és, tu ne vois ny fonds, ny rive. Abandonne toy donc courageusement à la Fortune, & te figure que quand il te faudra perir en ce voyage, tu ne sçaurois avoir une plus glorieuse fin. Daphnis est si belle, que c’est une des plus grandes offences que tu sçaurois faire contre le merite de ta servitude que de deliberer seulement. Va à cette entreprise comme à la pierre de touche qui doit apprendre ce que tu vaux : ne combats point contre ton bon-heur : attends une recompense proportionnée à ta fidelité, & quand tu n’en aurois point à esperer de ta Bergere, recueille-en une sans comparaison de l’honneur qui t’arrive de l’aymer. Alcidor se teut ayant ainsi parlé, & apres avoir esté quelque temps sans rien dire, haussant sa voix. Orsus, dit-il, s’en est faict, je suis à Daphnis, & veux mourir sien. Il s’arresta tout court ayant pris cette resolution, & se levant passa devant Sylvandre sans le veoir, & s’en retourna en chantant ces vers.

 Il le faut advouër, elle est incomparable.
Sa beauté sans pareille est son moindre ornement,
Et quiconque a l’esprit de juger sainement,
Ne s’y peut arrester sans la croire adorable.

 Possible aux vœux d’Amour est-elle inexorable ?
Possible ses captifs esperent vainement,
Et possible qu’un Dieu seroit sans jugement,
S’il s’attendoit un jour la rendre favorable ?

 Mais qu’importe cela qu’en veux-je prejuger ?
Que sa cruelle humeur se mocque d’obliger
Un cœur qui sans relasche, est tourmenté pour elle.

 A la bonne heure, Amour, pour ta gloire, & pour moy,
Que Daphnis à son choix, soit humaine ou cruelle.
L’honneur de la servir est l’objet de ma foy.

 Sylvandre par ces vers ne doutant ny du mal, ny de la cause, se retira par une bresche qui estoit à la haye de son jardin, & fut chez luy, avant qu’Alcidor eust trouvé sa cabanne. Il ne voulut luy faire semblant de chose quelconque : mais sortant comme pour l’aller chercher, dit le rencontrant, qu’ennuyé de le veoir si tard dehors, il venoit l’advertir qu’il estoit temps de se coucher. Courtois Berger, luy respondit Alcidor, je suis fasché de ne vous avoir pû tenir meilleure compagnie, & d’avoir adjousté à mon indiscretion, l’incommodité que je vous donne en troublant vostre repos. Mais il s’arresta à ce mot, & rougissant en soy-mesme de parler de sa maladie apres avoir vanté si advantageusement sa santé, n’osa jamais dire ce qu’il avoit envie de dire. Sylvandre eust bien voulu le presser, toutesfois il ne le fit pas, de peur de le desobliger, & se contenta de l’asseurer, que s’il estoit en peine, il pouvoit se servir de luy plus librement que de personne du monde. Laissons, s’il vous plaist, passer cette nuict, luy respondit Alcidor, & si vous avez de la compassion pour les afflictions de vos amis, j’espere que ma fortune vous fera plustost souspirer que rire. Ces Bergers ayans continué leur entretien jusqu’au lever de la Lune, qui estoit en son dernier quartier, se mirent au lit : mais Alcidor ne s’y mettant que pour ne pas incommoder Sylvandre, y demeura trois ou quatre heures sur des espines, qui ne luy donnerent ny repos, ny patience. Il se tournoit tantost sur un costé, & tantost sur l’autre, & tousjours se tournant sur ses nouvelles blessures, en souffroit d’extrêmes douleurs. Il se leva aussi-tost que le jour, & s’habillant sans bruit, laissa Sylvandre en dormy, pource qu’estant demeuré presque toute la nuit attentif aux souspris & aux pa- roles du Berger, il ne faisoit que commencer son premier somme quand l’autre se leva. Il passa dans une chambre qui estoit à costé de celle où il avoit couché, & y voyant une porte par laquelle on entroit au jardin, l’ouvrit, & à grands pas se mit à se promener au long des allées. Comme il eut faict cinq ou six tours, ne trouvant pas les allées assez longues pour luy, l’impatience le prit. Il sort à la campagne par la breche, dont Sylvandre s’estoit servy le soir pour entrer chez luy : & sans sçavoir où il alloit, chemina tant qu’il se veid dans le grand bois, qui du Carrefour de Mercure alloit presque jusqu’à sa riviere de Lignon, du costé de Mont-verdun. Sylvandre cependant s’estant esveillé assez tard, & ne trouvant plus Alcidor, devina aussi-tost le sujet de son depart. Il s’habilla donc, & attendant que l’heure fust venuë à laquelle Diane avoit accoustumé de quitter le lict, fut plus d’une heure & demie à le chercher. Il ne pût le rencontrer. Aussi ne le cherchoit-il pas où il s’estoit retiré : A la fin il se resolut de cesser sa queste, & aller droit à la cabanne de sa Bergere. Elle estoit habillée, & pendant que ces deux hostesses achevoient de se coiffer, les entretenoit des peines que l’Amour de Phillandre luy avoit données. Sylvandre entra lors que Daphnis luy vouloit respondre, & salüant les trois Bergeres, se mit à leur dire le divertissement qu’il avoit eu toute la nuit. Il n’est pas possible, Berger, luy dit Diane. Mon Dieu, Alcidor seroit-il bien si Amoureux de Daphnis que vous le dittes ? Ma belle maistresse, luy respondit le Berger, ce que je vous dis est si vray, que vous n’ouïstes jamais paroles pleines d’Amour comme sont celles dont il s’est resolu à servir Daphnis. Il fit un Sonnet sur le champ que je voudrois avoir retenu : outre qu’il est bien fait, il exprime si bien sa fidelité, & le dessein qu’il a de servir cette belle Bergere quand elle seroit infiniement cruelle, qu’à mon goust je n’ay rien veu de mieux. Daphnis qui avoit contribué ce qu’elle avoit pû pour faire naistre cette Amour, sembla en rougissant se repentir de s’estre attirée sur les bras une si grande charge. Elle escouta toutesfois Sylvandre avec une grande froideur, & ne voulant point qu’Alcidor luy parlast de son affection, pria les Bergeres de la garder si bien qu’elle pûst, tousjours prevoir les occasions que le Berger prendroit pour luy parler, & ne fut point reduitte à la necessité de le desobliger par une fascheuse responce. Licidas arrivant sur cette entrefaitte, fit changer de discours. Il y rentra toutesfois en mesme temps, pource que ne trouvant point son cousin avec Sylvandre, il s’informa de ce qui luy estoit arrivé.

 Phillis luy conta toute sa fortune que Licidas ne voulut pas croire au commencement : mais les sermens de Sylvandre l’en ayant trop asseuré pour en douter, il se tourna vers Daphnis, & la considerant comme la Maistresse d’Alcidor : Belle Bergere, luy dit-il ne soyez au moins pas plus mauvaise que vos amies. Alcidor a des qualitez que je ne voy presque qu’en Sylvandre, depuis que nous avons perdu Celadon. Il est mon parent, comme estant fils d’Arcas, & celuy de Diane, pource que Bauchis sa mere est germaine de la sage Bellinde. Je ne doute point, Licidas, respondit Daphnis, que vostre parent ne merite beaucoup : mais afin que nous vivions comme de coustume, & que je ne sois point obligée de retourner à Feuran, je vous conjure par Phillis, de conseiller Alcidor qu’il ne me parle point de sa passion imaginaire. Car le mesme jour qu’il me l’aura dite, le mesme jour je quitte les bords de Lignon, & n’y reviendray de ma vie. Veritablement, mon ancienne amie, dit Diane, vous estes trop scrupuleuse. Pourquoy voulez-vous que l’innocent souffre pour le coupable, & que moy qui ne vous auray rien faict, vous perde, & paye pour Alcidor qui vous aura deplû ? Si en cette resolution il n’y a de l’injustice, il ne faut point penser qu’il y en ayt en violence du monde. Daphnis ayant juré qu’elle ne se desdiroit point, & Calidon estant de hazard arrivé au commencement de cette dispute, se figura qu’il serviroit extrêmement Alcidor, s’il l’advertissoit de la volonté de Daphnis. Il quitta la compagnie si à propos, que personne ne pût se douter de ce qu’il vouloit faire, & traversant le grand pré, ne s’arresta point qu’il ne fust au Carrefour de Mercure. Là ne sçachant quel chemin choisir, il veid venir de loin un Berger, & croyant qu’il pourroit apprendre de luy des nouvelles d’Alcidor, fut tout estonné que c’estoit luy-mesme. Il luy donna le bon-jour, & s’informa de ce qu’il avoit faict, depuis qu’ils se separerent en sortant de Marcilly, le jour que Dorinde y entra. Alcidor qui avoit l’esprit plein d’autres pensées que de celles des affaires de sa maison : Calidon, luy dit-il, j’ay perdu la memoire de ce que tu me demande, & suis dans d’autres choses plus importantes à mon repos, qui m’occupent tellement, que je n’ay pas la liber- té de penser au reste. Alcidor, Alcidor, luy dit Calidon. Elles sont peut-estre plus funestes qu’importantes à vostre repos. Je ne suis pas si fort ignorant de l’Amour que vous avez pour Daphnis que je ne sçache fort bien avec quel sentiment elle en recevra la declaration que vous luy en voulez faire. Moy, Calidon ? reprit Alcidor, vous me prenez pour un autre. Je n’ay rien à dire à Daphnis : Il est bien vray que sa beauté & sa vertu ont de grands charmes, & sont fort puissantes sur mon esprit : mais que pour cela je vueille luy faire des manifestes, c’est Berger, en quoy vous, & quiconque vous l’a dit, estes fort abusez. Vous vous mettez en cholere, Alcidor, luy respondit Calidon : il me semble toutesfois que vous devriez recevoir de bonne part ce que je vous dis, pource qu’il vous importe plus que vous ne pensez. Alcidor r’entrant un peu en soy-mesme. Berger, repliqua-t’il, j’ay subjet de me fascher de me veoir tenir sur le tapis. Sylvandre se seroit bien passé de te- nir ces langages de moy. Vous avez tort de parler ainsi de Sylvandre. Il n’a dit chose du monde : mais Daphnis elle-mesme. Comme je suis arrivé avec Thamire & Celidée où elle estoit : elle parloit à Licidas : & si je ne me trompe, voicy les propres mots qu’elle luy disoit. Je ne doute point Licidas que vostre parent ne merite beaucoup : mais afin que nous vivions comme de coustume, & que je ne sois point obligée de retourner à Furan. Je vous conjure par Phillis de conseiller Alcidor, qu’il ne me parle point de sa passion imaginaire : car le mesme jour qu’il me l’aura ditte, le mesme jour je quitte les bords de Lignon & n’y reviendray de ma vie. Cette protestation a estonné les Bergers & les Bergeres, continua Calidon. Diane, Phillis & Sylvandre particulierement, luy ont long-temps parlé pour luy faire changer d’avis : mais comme j’ay veu qu’ils ne gaignoient rien, insensiblement je les ay quittez, & suis venu exprés vous chercher pour vous en advertir. Alcidor croisant les bras, & levant les yeux en haut. Chetif, Alcidor, s’escria-t’il, que la Fortune est preparée à te faire souffrir ! Ayant ainsi parlé, il se teut, & les larmes luy tombant des yeux. Quoy, Daphnis ! avant mesmes que vous sçachiez si je vous aime, vous me tesmoignez que mon amour vous deplaist ! Il se teut encore ayant dit cela, & resvant plus qu’il n’avoit encore faict, il se jetta à genoux, & comme si Daphnis eust esté devant luy : Belle Bergere, dit-il, jamais je ne seray si mal-heureux de vous desplaire par mes paroles, ny par mes actions. On vous a dit que je vous aymois : mais j’ay cette consolation que celuy qui vous en a parlé ne me l’a jamais oüy dire. Je suis innocent du crime qu’il a commis, en vous contant ses songes & ses soupçons. C’est maintenant que par un grand effort je dois conserver ma conscience & mon Amour en leur pureté. Si j’estois davantage en ces lieux, la crainte que vous auriez que je vous importunasse de mon Amour, estant un effect de ma volonté, me seroit un crime irremis- sible : Je l’esviteray donc au peril de ma vie, & ne vous donneray jamais sujet d’apprehender ma rencontre. A dieu donc, belle Daphnis, je vous jure par vostre vertu, qui est la quatriesme Divinité que j’adore, que jamais je ne me presenteray devant vous, que vostre exprez commandement ne m’en donne la permission. Comme il eust ainsi parlé, il se baissa pour baiser la terre, & moüillant l’herbe de ses pleurs, pensa y laisser la vie, tant fut violent l’effort qu’il se fit en cette resolution. Il se releva toutesfois, & ayant conjuré Calidon de le laisser, s’il luy vouloit du bien, r’entra dans le grand bois : & fut depuis si long-temps sans estre veu, que Daphnis elle-mesme le pleura comme mort. Calidon, au lieu de cognoistre son imprudence, y en adjousta encore une : pource qu’ayant rejoint la compagnie qu’il avoit laissée, il fut si estourdy que sans sçavoir ce qu’il alloit faire, conta mot pour mot, les choses qu’avoit faites & dites l’infor- tuné Alcidor. Daphnis eust voulu avoir le cœur du Berger entre ses mains pour le manger, & cependant se tesmoignant constante en une affaire où il y alloit tant du sien, fit rompre ce discours par Diane, si bien qu’on n’en veid point la cause. Sylvandre cependant desesperé de cet accident, & Licidas plus en cholere qu’il n’avoit esté de sa vie avoient toutes les envies du monde de quereller ce jeune homme. Ils respecterent son Oncle, & de peur de l’affliger, aymerent mieux le laisser-là, que de luy dire chose qui eust pû luy desplaire. Phillis fut celle qui ne peut se taire : Elle le regarda de travers, & luy decouvrant le peu d’estime qu’elle faisoit de luy : je ne m’estonne pas Berger, luy dit-elle, si Celidée a mieux aymé se perdre le visage comme a fait que d’ouyr vos extravagans discours, & souffrir vos ridicules naïvetez. Je trouve qu’elle a esté encor trop patiente. Si Dieu m’avoit tant punie que j’eusse quelque chose à demesler avec un Berger fait comme vous, j’aymerois mieux me crever les yeux que d’estre contrainte de le veoir. J’advouë que si vous continuez vous serez en grande reputation. Vostre apprentissage, & vostre chef-d’œuvre sont si semblables, que l’on vous reserve desja le nom du plus habille impertinent du monde. La Bergere ne se vangeoit pas seulement du desplaisir qu’il avoit fait à Daphnis : mais aussi de celuy qu’il faisoit à sa chere Astrée en la recherchant en mariage. Le Berger tout en feu vouloit faire quelque nouvelle sottise : mais Thamire plus honteux que luy voyant la faute qu’il avoit faite : Taisez-vous je vous prie, Calidon, luy dit-il, & n’adjoustez point à la faute que vous ne pouvez reparer, celle qui n’est pas encore achevée. Calidon ne pût toutesfois se contraindre si bien qu’il ne murmurast long-temps, & ne dit quelques injures entre ses dents, non seulement à Phillis, mais au reste de la compagnie. Apres qu’il se fut esloigné des Bergeres, il cognut combien impudemment, il avoit pris de soy-mesme une commission qu’il devoit refuser, si elle luy eust esté presentée : Toutefois ayant cette excuse des estourdis, qui est qu’en faisant les plus grandes indiscretions ils pensent bien faire, il s’en satisfit : & pourveu qu’il pûst posseder Astrée, creut que sa fortune estoit la meilleure du monde. Diane de son costé n’estoit pas peu en peine, pource que s’estant retirée en sa cabane avec Daphnis & Phillis, elle ne sçavoit que dire pour remettre son ancienne amie. Falloit-il, disoit Daphnis, que sans manquer au moindre des scrupules que j’ay voulu garder, mesme parmy les actions indifferentes, je receusse un si sanglant desplaisir que celuy que m’a faict Calidon ? Je seray desormais l’entretien de toutes les compagnies, & chacun me proposant pour exemple, m’alleguera, comme si je me donnois beaucoup de peine à faire parler de moy. Sylvandre vint tout à propos pour opposer ses raisons à celles de Daphnis, &, pour contenter sa Maistresse, sceut tourner de tant de façons l’esprit de cette Bergere irritée, qu’elle confessa que le Berger l’avoit vaincuë : mais pour cela qu’elle n’estoit point persuadée. Diane luy dit, pour la disposer à ne s’en point retourner, Qu’elle pouvoit vivre en son hameau si secretement qu’elle voudroit, & que Phillis & elle se retireroient de la compagnie des Bergeres qu’elles avoient accoustumé de veoir, afin d’estre seules aupres d’elle. Daphnis à ce coup sur montée par l’amitié des deux Bergeres, consentit à tout ce qu’elles voulurent, à condition que de huict ou dix nuits, elles ne se laisseroient veoir qu’à leurs Bergers, & quelquesfois à Amerine. Cela fut faict, comme il avoit esté promis. Diane & Phillis demeurerent avec Daphnis : & n’allans au proumenoir qu’aux heures qu’elles estoient asseurées de n’y rencontrer personne, accomplirent leur vœu, sans avoir autre divertissement que celuy qu’elles recevoient de l’excellent esprit de Sylvandre, & de la belle humeur de Licidas. Le terme expiroit, lorsque les Herauts de la Nymphe vinrent faire un commandement general par tous les hameaux que l’on eust à faire les sacrifices d’action de graces à Teutates, & des feux de joye pour la victoire & la paix. Un Chevalier les suivit, qui avec cinq ou six Solduriers choisis pour accompagner Lydias & Amerine, alla chez Phocion le prier de la part d’Amasis & du grand Druide de faire assembler tous les Bergers & toutes les Bergeres de Lignon, & les conduire à Marcilly, pour se trouver aux resjouïssances ausquelles la Nymphe les avoit desja fait convier par Sylvandre. Phocion promit d’executer cette commission, & dés le lendemain se mettre en chemin pour estre de bonne heure à la ville. Amerine & Lydias qui n’avoit plus de reste de sa blesseure qu’une grande debilitation de cerveau, se mirent dans un chariot, & dés le soir mesme ayant sceu que les Bergers & les Bergeres vouloient aller ensemble à pied, allerent si viste qu’à Soleil couchant ils arriverent à Marcilly. Clindor les receut à la porte, & les preparant aux grandes carresses que l’un & l’autre devoient recevoir de toute la grande Court des Nymphes, les asseura qu’il y avoit long-temps qu’ils estoient attendus. Il les conduisoit jusqu’au Chasteau, & pour les faire recevoir avec honneur, envoya querir son fils, & luy commanda d’aller advertir Amasis de la venuë de ces deux nouveaux hostes. Leontidas obeït à son pere, & sceut si bien prendre son temps qu’il trouva Amasis, Clidamant & Galathée ensemble. Ces nouvelles les resjouïrent esgallement, & le Prince par un excés de courtoisie qui ne pût estre desapprouvée, n’observant pas certe coustume des Princes de n’aller jamais au devant de ceux qui ne leur sont pas esgaux, voulut luy-mesme les aller recevoir au bas du grand degré. Ses gardes se mirent en haye, pour rendre cette venuë plus fameuse, & le chariot du Chevalier estant entré dans la Court du Chasteau, ils n’eurent presque autre loisir que celuy de descendre, devant que Clidamant fut à eux. Lidias ayant sceu sa qualité, mit un genoüil en terre, pour luy demander pardon de la peine qu’il luy donnoit. Mais Clidamant le tenant entre ses bras, luy dit tant d’advantageuses paroles, que jamais services faits aux Roys, ne furent si Royalement recompensez, comme les siens. Il le quitta pour aller saluër Amerine, qui sçachant de quelle façon il falloit vivre avec un grand Prince, ne fit ny trop, ny trop peu. Madame, luy dit Clidamant, la compagnie qui faict l’honneur à la Nymphe, & à ses enfans, de rendre sa Cour sans esgale, a jusqu’icy advoüé qu’elle n’estoit point accomplie, puisque ny vous, ny ce Chevalier en estiez esloignez : Venez donc, Madame, donner la perfection à la plus belle chose du monde : & contenter les yeux & les souhaits de tant de Princes & des Princesses, de Seigneurs & de Dames. Il la prit par la main en luy parlant ainsi, & se mit entre elle & Lidias. La grand’ sale estoit pleine du peuple, qui, pour veoir le magnifique festin, & le bal que Clidamant donnoit à tous ses amis, estoit assis sur des eschaffaux. Le Prince passa entre deux barrieres qui estoient autour des tables, pour aller & venir plus aysément. Un Chevalier fut advertir les Nymphes, qui se rendirent à la porte de leur chambre, pour recevoir les deux Amants. Que n’ay-je assez de belles paroles pour repeter celles qui furent dites en cette entreveuë. Je me promets qu’il n’y a personne si ennemy des courtoisies, qui ne fust ravy de celles des Nymphes. Galatée ne se contenta pas de baiser une fois Amerine, il fallut la rebaiser, & luy dire mille bons mots sur la ressemblance de Ligdamon & de Lidias. Alors ceste Dame qui avoit faict tant parler d’elle, attirant sur soy les yeux des Roys, des Princes, de la Princesse Rosanire, & de tout le reste, fut leur discours, jusqu’à ce que le grand Maistre de la maison d’Amasis, vint faire le commandement aux Officiers pour couvrir. Cette incomparable compagnie alla s’asseoir, & l’ordre ayant esté arresté dés le jour precedent, voicy comme ils furent assis à table. La Nymphe estoit au bout de la table seule. Sigismond, Rosileon, Godomar, Celiodante, & Clidamant estoient d’un mesme costé, assis comme je les ay nommez. Dorinde ayant esté ce jour-là mesme accordée au Prince Sigismond, & le contract de leur mariage ayant esté signé, par une deference à la qualité de son mary, fut mise devant luy, non sans estre regardée par ces compagnes du temps passé avec beaucoup d’envie. Rosanire estoit vis-à-vis de Rosileon, & Galathée devant Godomar : mais si bien que ces trois Princesses, tenoient autant de place que les cinq Princes. Alcidon & Damon estoient au dessous, & Daphnide & Madonte devant eux. Lipandas estoit devant Mellandre, Lydias vis-à-vis d’Amerine, Alcandre devant Circeine, Amilcar devant Palinice, Lucindor devant Florice, & plus bas que ces Chevaliers & ces Dames trente cinq ou quarante Chevaliers que Dames, par la presence desquels la Nymphe avoit voulu rendre le festin plus beau. Ligdamon fut pressé de se mettre à table : mais Sylvie n’y ayant point de place, il n’en voulut rien faire, & s’excusa sur la maladie de Lindamor, auquel il avoit promis de faire compagnie. Il est vray qu’il n’estoit pas menteur. Aussi devant qu’on se mist à table, il estoit monté dans un chariot avec Leonide & Sylvie, & ayant esté prendre Pâris, Alexis & Astrée, qui estoient auprés d’Adamas (qui depuis un jour ou deux gardoit le lit, & se faisoit purger, pour prevenir un grand mal dont il estoit menacé) alla les mener chez Lindamor. Ses blesseures estoient petites mais le nombre en estoit si grand, qu’il ne pouvoit presque marcher. Il est vray que la froideur qu’il voyoit aux discours & sur le visage de Galathée, n’estoit pas un petit retardement à sa guerison. Il receut cette bonne compagnie sans luy faire paroistre son ennuy, & passerent tous ensemble la nuict parmy de si doux divertissements qu’ils ne songerent jamais à ce qui se faisoit au Chasteau. La nuict estant plus de moitié passée, convia cette bonne compagnie à se separer. Leonide avant que de partir dit quelque chose à l’oreille de Lindamor, qui luy fit monter la couleur au visage. Il luy prit la main, & la baisant par force, donna sujet de croire aux autres que la Nymphe ne l’avoit point fasché. Pâris, Alexis, & Astrée, furent remis chez eux : & Leonide & Sylvie estans r’entrées au Chasteau, Ligdamon prit congé d’elles, & se retira chez luy. Bien à peine le Soleil estoit-il levé, qu’Hylas qui estoit party avant jour, sans demander, ny attendre compagnie, vint heurter au logis d’Adamas. Le grand Druïde se portant assez bien ce matin là, avoit resolu de se lever pour aller au Chasteau : & d’effet il s’habilloit lorsqu’Hylas entra chez luy. Son humeur hardie luy donnant des privileges qui eussent esté de mauvaise grace en tout autre, luy fit prendre la liberté de monter jusqu’en la chambre d’Adamas : Il luy don- na le bonjour, & sans s’amuser beaucoup aux compliments, luy dit qu’il auroit bien-tost bonne compagnie : qu’il s’estoit hasté pour luy en apprendre les nouvelles, & aussi pour sçavoir ou Lidias & Amerine estoient logez. Auquel des deux avez-vous affaire, luy dit Adamas ? Mon Pere, luy respondit l’Inconstant, je ne gaignerois rien de vous cacher mes sentimens : J’ay l’honneur d’estre si bien cognu de vous, que je me desguiserois vainement. Aussi n’est-ce pas pour sçavoir à qui j’en veux, que vous me faites ceste question : mais pour me le faire confesser. C’est avec les Dames, & non avec les Chevaliers que j’ay accoustumé d’avoir à desmeller : C’est pourquoy vous devez penser que quand Lidias seroit encore en Bretaigne, je n’en serois pas plus en peine pour cela. Et de Stelle cependant, luy dit le Druïde, qu’en faites-vous ? Elle a tousjours sa part qui luy est conservée, respondit Hylas : Vous la verrez tantost, si le desespoir où elle est de la mort de Semire, ne luy deffend de venir icy. Comment ! Hylas, reprit Adamas, Stelle se souvient-elle encore de Semire ? Mon pere, luy dit l’Inconstant, c’est un long discours. Je m’en vay vous laisser habiller : Hylas fit la reverence au Druide, en disant cela : mais tout à coup revenant de la porte. Mon pere, luy dit-il, je m’en allois sans avoir rien fait. Dittes-moy, s’il vous plaist, où je pourray trouver Amerine. Berger, luy respondit Adamas, il y a trois jours que je ne sorts point : mais Leonide me vint veoir hier au soir, qui m’a dit qu’Amerine & Lydias logeroient au Chasteau. C’est assez, dit Hylas, en s’en allant : bon-jour mon pere, je m’en vay essayer d’estre logé au Chasteau aussi bien que les autres. Adamas ayant long-temps ry de la folle humeur de l’Inconstant, fit appeller Pâris, & luy commanda de faire tenir tout si bien chez luy, qu’il y pûst recevoir les Bergers & les Bergeres, qui devoient arriver le jour mesme. S’il vous plaist, respondit Pâris, j’en advertiray ma sœur & Astrée, & lors que tout sera comme vous me le commandez, iray au devant de cette compagnie, afin que parmy cette ville elle ne reçoive aucun desplaisir. Adamas sçachant la passion de son fils, trouva bon ce qu’il luy disoit, & le sacrifice fait, qu’il n’oublioit jamais devant qu’il sortist de chez luy, alla à pied jusqu’en la chambre d’Amasis. Il entra seul selon sa coustume, & ne trouvant que Clidamant & Ligdamon avec elle, luy dit l’ordre qu’il avoit fait mettre pour le sacrifice, & pour la delivrance des prisonniers, & l’asseura que les Bergers & les Bergeres de Lignon arriveroient bien-tost. Mon pere, luy dit la Nymphe, je suis bien aise que vostre santé vous permette de rendre nos devotions toutes parfaites. J’ay resolu de me donner cette appresdinée pour y penser avec vous. Cependant, obligez moy, s’il vous plaist, d’ouyr ce que Clidamant avoit commencé de me dire. L’affaire est de tres-grandes importance. Il y va, comme vous verrez, du repos de mon Estat, & de la fortu- ne de Galatée. Le Druïde respondit que cette affaire devoit estre meurement balancée, & fort long-temps agitée, avant que d’estre resoluë. C’est dequoy mon fils & Ligdamon me parloient, luy dit la Nymphe : Pour moy je suis de vostre opinion, & par mon humeur, jugeant de celle de Galatée ; sçay quel supplice c’est que de marier une fille contre sa volonté. Clidamant neantmoins me propose Lindamor, comme le seul à qui je la dois donner. Je ne doute pas que ce Chevalier estant de la maison dont il est, & ayant les qualitez qu’il a, ne doive entre vous & moy, estre preferé au plus grand Prince de nos voisins. Mais que ferons-nous, si ma fille continuë à luy faire froid comme elle luy a faict jusques icy ? J’ay fait venir Leonide & Sylvie, qui sont les seules qui sçavent ses affaires, & leur ay commandé, sur peine de desobeïssance, & d’estre cause du plus grand mal que devoit craindre Galatée, de me dire comme Lindamor estoit avec elle. Il a fallu long-temps combattre avant que de gaigner ces filles, en fin j’en suis venuë à bout. Elles m’ont dit que Lindamor avoit esté autrefois fort bien avec Galatée : Qu’en suitte elle avoit eu quelque sujet de se fascher : Depuis qu’ils s’estoient reconciliez : mais que l’imposteur Climanthe l’ayant asseurée que si elle espousoit Lindamor, elle seroit la plus mal-heureuse du monde, elle s’estoit resoluë à ne le veoir jamais de bon œil. Toutesfois que dés que ce meschant homme avoit esté recogneu pour ce qu’il estoit, elle s’estoit mocquée de ses menaces : mais ne laissoit pas d’avoir en l’esprit quelque chose qui luy faisoit desagréer Lindamor. Adamas sçachant bien où luy tenoit le mal, voulut continuer la feinte que sagement les Nymphes avoient inventées, & dit à la Nymphe : Qu’il ne trouvoit rien d’estrange en ce refroidissement de Galatée, que sçachant qu’elle seroit Dame & Maistresse aussi bien de Lindamor, que du reste des Sebusiens, elle ne pouvoit moins faire que de craindre un mariage qui la rendra compagne de son subjet. Qu’il falloit toutesfois la preparer de longue-main, & luy representer le merite & la fidelité de Lindamor, si extrêmes, qu’elle fut par ses propres sentimens conviée à le recevoir. Mon pere, dit Clidamant, vous sçavez si j’ay interest que ma sœur soit comme elle merite : mais je veux que Teutates me punisse, si apres avoir pensé à tout ce qu’il y a de grands Seigneurs & de Princes dans les Gaules, je ne trouve (quand mesme en cela nous ne suivrions pas nos coustumes) que Lindamor est le plus advantageux party qu’elle puisse souhaitter. Il faut que je vous die la valeur, & la grandeur de courage de ce Chevalier, & qu’en peu de mots vous apprenant ce que je commençois de conter à la Nymphe, je vous fasse admirer ce qu’il a fait pour Galathée. Ce Chevalier qu’il vous envoya lorsqu’il me crût mort, & les autres que j’ay diverses fois envoyez icy, vous ont pû apprendre ce qu’il a acquis d’honneur dans les armées. Je vous veux parler des seuls tesmoignages de son amitié & des ses autres vertus.

 Vous avez sceu, mon pere, comme en cette grande & prodigieuse revolte des Parisiens contre leur Roy Childeric, je fus laissé pour mort dans le Chasteau, & Lindamor la nuit suivante, obligé de conduire ce mal-heureux Prince jusques sur les frontieres de Thuringe, & s’arrester en revenant en la ville des Rhemois, tant ses blesseures qu’il avoit negligées, l’avoient affoibly. La Reyne Methine le receut avec tant de faveurs & de soins, qu’il ne demeura que sept ou huit jours au lict. Moy cependant apres avoir esté prés de vingt-quatre heures sur mon lict comme mort, je revins lorsqu’on y pensoit le moins. Mes gens couverts de larmes, me meirent sur une table par le commandement de Guyemans, & desja me despouilloient pour m’embaumer, lorsqu’un Medecin ayant l’œil sur moy, veid que j’avois remué les levres. Il commanda aux Mires de s’approcher, & m’ayant long-temps tenu le bras, recogneut que je n’estois point mort. Il me fit aussi-tost recoucher, & Guyemans, avec une resjoüissance incroyable, voulut luy-mesme me rendre ce charitable office. Voila tout le monde autour de moy, qui par breuvages, par la chaleur, & par toutes sortes de remedes, essayoit de me faire revenir. Le sang que j’avois perdu, & la grandeur de mes blesseures, m’avoient mis si bas, que quoy que l’on pûst faire, il se passa plus de deux jours avant que la cognoissance me revint. Guyemans ne bougeoit d’aupres de mon lict, & m’ayant à la fin rendu la memoire : Seigneur me dit-il, ne cognoissez-vous plus vostre fidele serviteur Guyemans ? Guyemans, luy dis-je, je le cognois fort bien, & voudrois bien l’avoir aupres de moy. Seigneur, me respondit-il, c’est luy qui parle à vous. Alors le considerant comme je pouvois, je luy mis un bras à toute peine sur la teste, & luy dis : Ha, Guyemans ! que je suis ayse de vous veoir. J’advouë qu’il y a long-temps que je ne sçay où je suis : mais où est Lindamor, & le reste de nos Chevaliers ? Seigneur, me repliqua-t’il, songez seulement à vous guerir : Lindamor se porte bien, & est allé où vous avez desiré qu’il accompagnast Childeric. Cependant que j’estois en ceste extrêmité, il depesche un Courrier à Lindamor, qui le trouvant en estant de partir, luy donna de si grandes joyes, qu’il pensa retomber malade, tant il precipita son retour. Il arriva le septiesme jour que je commençois à cognoistre & parler. Il se jetta aupres de moy en me salüant : Et, Seigneur, dit-il, quelle nouvelle vie donnez-vous à vos serviteurs, en leur rendant ce bon Maistre, que depuis douze ou quinze jours ils ont pleuré comme mort ? Lindamor, luy respondis-je, c’est que le bon Bellenus ne veut pas que je demeure ingrat des bons offices que j’ay receus de vous. Il m’a conservé la vie, pour publier vostre vertu, & vous rendre ce que je vous doy. On me deffendoit de parler : C’est pourquoy ces deux Chevaliers se contentoient de coucher sur des mattelats auprés de mon lict, & me servir beaucoup mieux que mes valets. Un jour Lindamor songeant au Chevalier qu’il avoit envoyé à la Nymphe, dit à Guyemants qu’il en estoit extrêmement en peine, & avoit peur que ces mauvaises nouvelles ne troublassent tout le pays. Il envoya apres un autre Chevalier : mais la diligence du premier fut si grande qu’il arriva comme l’autre estoit prest à partir. Son retour desplut au commencement à Lindamor : mais quand il eut appris la rebellion de Polemas, & le hazard où estoient les Nymphes, jamais homme ne fut plus satisfait. Il s’empescha bien toutesfois de m’en advertir, de crainte que cela n’empirast mon mal : mais il se contenta d’en communiquer avec Guyemants, & recueillir auprés de luy, non seulement tous les Chevaliers Segusiens : mais tous les François, qui ne pouvoient obeïr à Gillon. Tandis que peu à peu je recouvre ma santé Guyemants par les miracles de sa fortune & de son esprit, sceut se rendre si agreable aux Ministres, du nouveau Roy, que ce Prince ayant esté adverty des intelligences que Childeric avoit avec ses voisins pour luy faire la guerre : le conjura de le venir trouver, & veoir la difference qu’il y avoit entre un jeune & insolent Prince, & un qui ne faisoit rien que par bon conseil. Guyemants voyant son dessein reüssir si heureusement me vint voir un jour qu’il estoit prest à partir, & demeurant seuls Lindamor & moy avec luy : nous dit qu’il estoit sur le point de tesmoigner à son Roy, combien veritablement & puissamment il le vouloit servir. Que Gillon luy avoit accordé telle place, & telle part dans ses affaires, qu’il avoit desirées. Que bien-tost il sçauroit le reduire à la necessité de luy remettre le gouvernement entre les mains. Et que si ce bien luy succedoit, il ne manqueroit pas de nous en advertir, pour avoir nostre advis sur les moyens de gaigner les François, & leur faire naistre la volonté de r’appeller leur ligitime Prince. Cependant, nous dit-il, gardez tout ce que vous pourrez rencontrer de Chevaliers & de gens de guerre affectionnez au party de Childeric, & pour les luy conserver, retournez-vous-en le plustost que vous pourrez en Forests. Guyemans me tenoit ce langage, pour donner sujet à Lindamor de me parler des nouvelles qu’il avoit receuës : Et d’effect, il me monstra les lettres qui luy estoient escrites, & m’apprit l’impatience avec laquelle la Nymphe l’attendoit. Guyemans en mesme temps nous dit Adieu, & remettant son honneur, sa vie, & la fortune de Childeric entre nos mains, fut trouver Gillon à Soissons. Il le receut, non comme un serviteur, mais comme un compagnon : & luy fit offre de tant de choses, que Guyemans admira & la force de sa fortune, & le credit de ceux qu’il avoit employez pour le mettre bien en l’esprit de cet homme. Tous les jours nous avions presque de ses nouvelles, & apprenions comme peu à peu il esloignoit de l’amitié de ce Romain, tous ceux qu’il voyoit trop affectionnez à sa conservation : & mettoit aupres de luy & dans ses conseils, les plus secrets serviteurs de Childeric. En ce temps-là, Methine m’envoya un Chevalier, pour se resjouïr avec moy de ma santé, & donner des lettres à Lindamor. Aussi-tost qu’il les eut leuës, il s’enferma seul avec moy. Seigneur, me dit-il, il m’est arrivé une advanture en la ville des Rhemois, dont je ne vous ay point encore parlé : mais lisez cette lettre de la Reyne Methine, s’il vous plaist, & apres je vous diray tout ce que j’en sçay. Je pris la lettre, & veis que la Reyne ayant loüé Lindamor comme une merveille, du siecle, luy offroit une Cousine de Childeric en mariage, propre fille de la sœur de Meroüé, & une partie du Royaume de Senonois avec le tiltre de Roy, à la charge qu’il ayderoit Childeric & ses amis à chasser le Tyran Gillon, & remettre les choses en leurs formes naturelles. Comme j’eus deux ou trois fois leu cette lettre, & que je voyois un si grand marché à la main de Lindamor. Je luy dis qu’il meritoit la plus grande fortune du monde : mais que pour le siecle, il n’en trouveroit point qui ne fut au dessous de celle qui luy estoit si honnorablement presentée. Lindamor souspirant & branslant la teste : Seigneur, me dit-il, j’ay l’honneur de servir une Dame qui me tient lieu d’un nombre infiny de Sceptres & de Couronnes. Il est vray que mon service ne luy est pas agreable depuis quelque temps : mais elle me traitte comme je le dois estre. Nous sommes à des extremitez si esloignées l’une de l’autre, que quand elle ne daigneroit pas mesme me preferer au plus chetif Cheva- lier qui vive : J’advouë que je me reputerois encore trop heureux. Voila, luy dis-je, une passion bien extraordinaire, & que je ne me persuaderois pas, si celle que j’ay euë pour Sylvie, ne me faisoit croire les plus extravagantes. Ha, Seigneur, me dit-il : Amour qui depuis tant d’années, est le seul bien que je gouste avec celuy de vous servir : vient d’un sujet si divin, que quand j’aurois autant de Royaumes que la Reyne Methine m’offre de sujets, je m’estimerois tousjours indigne du bon-heur où j’aspire par ma seule fidelité. Ces discours en ayans fait naistre bien d’autres les jours suivants, & n’ayant pû disposer Lindamor à prendre cette grande fortune, ny à me dire le nom de sa maistresse, il escrivit à Methine, la remercia de l’honneur qu’elle luy faisoit : luy promit d’employer sa vie & celle de ses amis pour la servir & tout ce qui luy appartenoit, & de peur que ses lettres ne fussent prises luy envoya un Chevalier qui luy dit de bouche ce que ny luy ny moy n’osions luy escrire. Cependant Linda- mor me dit que cette petite fille de Methine estoit nommée Theodate, belle & charmante autant qu’autre Princesse qu’il eust veuë en la pluspart des Gaules. Que Methine luy en avoit touché quelque chose en son voyage ! mais que n’estant plus capable d’aucune proposition d’amour, quelque advantageuse qu’elle fust pour luy, que de celle de languir pour la Déesse visible qu’il adoroit à toute heure, il n’en avoit oüy qu’autant que la civilité l’y avoit obligé. Cependant, me dit-il, cela a pensé me faire une querelle, pource que Italic, fils de Brenus Roy des Senonois, estoit à la Cour de Methine pour la recherche de cette Princesse, & n’estoit pas moins ambitieux que cet ancien Brenus, qui contraignit les Romains, apres avoir pris le Capitole, à rachepter honteusement leur liberté avec leur or & leur argent. Il eut bien-tost jalousie de moy, & dit tout haut à la Princesse Theodatte, que je n’estois pas personne pour qui elle deust prendre la pei- ne de parler. Je ne voulus point faire le mauvais en ce pays-là. C’est pourquoy les nouvelles de vostre resurrection (ainsi appellay-je vostre santé) venans fort à propos pour me tirer de là, je pris congé de Methine & de Theodate, & avec mes compagnons me hastay le plus qu’il me fut possible de vous venir trouver. Quelque temps apres que Lindamor m’eut dit ces nouvelles, il nous en vint des vostres, par un jeune Chevalier, que Sigismond nous envoya. Par luy nous sceusmes la revolte de Polemas. L’audace qu’il avoit euë de faire des levées d’hommes ouvertement. Et deux ou trois jours apres, receusmes par Guyemans le manifeste que cet Ambitieux avoit envoyé par toutes les Courts des Gaules. Guyemans venoit sous pretexte de servir Gillon, nous assurer de la creance qu’il avoit en luy, & du progrez que tous les jours son dessein faisoit. Allez donc à la bonne heure, grand Prince, & vous aussi, brave Chevalier, dit-il à Lindamor, secourir vostre pays d’une tyrannie naissante pendant que j’essayeray de purger le mien d’une autre toute formée. Nous nous embrassasmes apres avoir consulté tout le jour ensemble, & luy promismes aussi-tost que nous aurions arresté le cours de la revolte de Polemas, de nous trouver avec toutes nos forces où le service de Childeric, & son bien nous appelleroient. Comme il fut party nous ne pensasmes plus à rien qu’à nous mettre en estat de retourner en Forests avec une extrême vistesse. Nous traversasmes les Sequanois sans aller en gros : mais aussi-tost que nous eusmes passé la riviere de Loire pour nous detourner de Lyon le plus qu’il nous seroit possible : nous attendismes nos gens au rendez-vous, que nous leur avions donné. Les Segusiens ne manquerent pas d’une heure au temps qu’ils nous avoient promis, d’estre avec une nous, & les François les suivans trouppe à trouppe, ne retarderent la continuation de nostre voyage que de huict ou dix nuicts. Nous voila cinq mille chevaux ensem- ble, & un peu d’Infanterie : Cette armée se voyant par les Princes & les peuples chez lesquels nous estions obligez de passer, ou comme tombée du Ciel toute en une nuit, ou sortie des entrailles de la terre, ne trouva aucune resistance que sur les confins de la haute Bourgongne. Nous estions si hastez de venir au secours de cette ville, qu’infailliblement nous eussions prevenu les Roys, & les Princes de quinze nuicts, sans l’accident qui arriva au vaillant Lindamor. Il ne faisoit que de revenir de Lyon, (mais si secrettement qu’il ne fut cognu de personne) sans avoir pû parler à Sigismond, lorsqu’un Chevalier Senonois le vint advertir qu’il y avoit un Chevalier puissant Seigneur, qui pour une injure trop grande pour estre soufferte, se vouloit battre contre luy. Lindamor dit tout ce qu’il pût à ce Senonois, afin de contenter son amy de paroles : mais voyant que l’autre ne vouloit rien recevoir en payement. J’iray, dit il, à condition que je choisiray les armes. L’autre ayant jugé la proposition raisonnable, luy accorda pour celuy qui l’avoit envoyé. Je veux donc, luy dit Lindamor, me battre à pied, & sans autres armes que l’espée & le bouclier. Je vous prends au mot, luy respondit le Senonois. Mon amy a de coustume de n’estre pas long à se vanger quand on l’a offencé. Tant mieux, luy repartit Lindamor, aussi bien ay-je affaire ailleurs. Il suit donc le Chevalier à cheval, & ne faisant prendre à son fidele Aldon que deux petits boucliers, & deux espées courtes, fut où son ennemy l’attendoit. Il estoit tout armé, & faisoit difficulté de prendre la condition de Lindamor : mais sa colere, & la bonne opinion qu’il avoit de soy, luy faisant oublier tout le reste, il quitta ses armes, & receut celles que luy fit presenter son ennemy. Ce combat fut si court & si furieux, qu’avant que je pûsse estre à eux, quoy que j’en eusse esté adverty aussi-tost que Lindamor estoit sorty du camp, je trouvay la besogne faite. Italic, le Prince dont je vous ay n’agueres parlé, estoit mort d’un coup qu’il avoit receu dessous la mamelle gauche. Son second avoit un coup dans le petit ventre, dont il mourut deux heures apres, & Lindamor estoit percé d’outre en outre, & à demy noyé dans son sang. Que devins-je, mon Pere, quand je veis ce spectacle, figurez-le-vous, s’il vous plaist ? Car j’advouë que de ma vie je ne fus si hors de moy. J’allay droict à Lindamor, & le voyant sans parole & sans mouvement, le fis emporter pour mort dans le camp, & allant aux deux autres appris du second d’Italic, comme ce Prince, pour avoir raison de l’affront qu’il pretendoit avoir receu de Lindamor en la ville des Rhemois, lorsqu’il estoit à la Cour de la Reyne Methine, avoit quitté Sens, & sans autre compagnie que de vingt-cinq de ses plus fideles serviteurs, estoit venu apres luy pour le veoir l’espée à la main. Au reste, me dit-il, Chevalier, laissez-nous l’un & l’autre en l’estat où nous sommes. Nos amis sont prests, & desja, sans doute, ils seroient à nous, si pour garder à Italic la parole qu’ils luy ont donnée, ils n’attendoient vostre depart. Puis qu’ainsi est, luy dis-je, je vous prie seulement de me dire contre qui vous vous estes battu, pource que je ne voy point celuy avec qui vous avez eu affaire. Lindamor, me respondit-il, estant sorty du combat qu’il eut avec Italic sans estre blessé que fort peu, voulut se retirer : mais je le priay de me contenter, &ne pas remettre une chose, que tost ou tard, il seroit obligé de faire. Son extréme valeur luy a fait accorder ma priere sans contester, & du premier coup passant l’un sur l’autre, nous nous sommes blessez. Adieu Chevalier, laissez-moy en repos, & ne m’enviez pas le contentement de penser à moy. Je le quittay pour ne luy nuire plus, & allay où estoit couché Lindamor. La diligence de nos Myres avoit esté grande à luy sonder sa playe : toutesfois la trouvant fort dangereuse, ils me dirent qu’ils ne sçavoient qu’en penser. Lindamor revint cependant à soy, & me tendant la main apres l’avoir baisée. Seigneur, me dit-il, au moins ce n’est pas ma faute, si je ne puis satisfaire au desir que j’ay de mourir pour le service de la Nymphe. Je n’osay luy respondre : mais luy tournant la teste de peur que j’eus qu’il ne me vist pleurer. Je m’en allay à ma tante, afin de ne luy point donner sujet de parler. Je le veillay deux nuicts qu’il y avoit grande esperance qu’il n’en auroit que le mal : mais la troisiesme la fiévre le prit, & une resverie si grande, qu’il nous estonna tous. Il ne parloit que de tuer & renverser tout le monde, plustost qu’un autre possedast sa Dame. Ha, disoit-il, traistre & infame Polemas ! C’est vainement que tu joins les artifices & les fraudes à la revolte. Madame est trop sage, pour estre si facilement esblouïe. Tu mourras de ma main, ennemy du devoir & de la nature. Il estoit fort long-temps sans rien dire quelquesfois, & puis tout à coup, il s’escrioit, c’est maintenant, monstre, que Madame est vangée. Va dire aux Enfers que tu aymes la plus belle chose du monde. Cette resverie ayant duré vingt-quatre heures, Lindamor revint à soy : mais avec tant de foiblesse, & une si grosse fievre, que les Medecins, & les Mires m’assurerent qu’il ne pouvoit plus gueres vivre. Cette nouvelle pensa me mettre au desespoir : mais voyant combien j’estois obligé de l’assister en cette extrêmité, je me forçay le plus qu’il me fut possible pour le resoudre à recevoir tel succez de son mal, qu’il plairoit aux Dieux de luy donner. Seigneur, me dit-il, la mort ne me fit jamais peur, vous m’en serez tesmoins s’il vous plaist : Ce qui me fasche est qu’aujourd’huy vous perdez un tres-fidele, & tres-affectionné serviteur. Si j’osois un peu murmurer, je dirois aux Dieux, qu’ils m’ont refusé la chose dont je les ay tousjours le plus ardamment supplié. C’estoit de mourir en vous servant, & mourir aux yeux de la belle & incomparable Galatée. Je prends la hardiesse de dire ce beau nom, Seigneur : mais puis qu’il faut que je meure, je ne vous cache- ray plus ce que vous m’avez si souvent demandé. Galatée est celle qui m’a faict oublier ma condition, pour m’eslever jusqu’au desir de la servir : Galatée est celle pour qui j’ay faict mentir Polemas en camp clos : Et Galatée, Seigneur, est celle pour le service de qui j’ay refusé Theodate & tous ses Estats. Je prendray la hardiesse avant ma mort de vous conjurer d’une chose, que, peut-estre, vous jugerez insolente : mais, Seigneur, je ne puis m’en aller content de ce monde sans cela. C’est que vous suppliez Galatée en ma faveur de ne prendre jamais Polemas pour mary. Lindamor, luy respondis-je, si je vous puis donner quelque contentement en vous promettant ce que vous souhaittez, mettez vostre esprit en repos. Polemas peut bien avoir eu l’audace d’aspirer au mariage de ma sœur : mais il n’aura jamais la vanité de la posseder. Quand il seroit assez puissant pour ruïner nostre maison, & se mettre la Couronne sur la teste, asseurez-vous que j’irois moy-mesme luy mettre mon espée dans le sein plustost que de souffrir qu’il espousast Galathée. Lindamor alors me prenant les mains les baisa fort long-temps, & me dit plus de cent fois : mais Seigneur, me pardonnez-vous la faute que j’ay faitte ? Mais Seigneur, me pardonnez-vous la hardiesse que j’ay prise de vouloir servir la belle Galathée ? Lindamor, luy dis-je, pleust à Dieu que vous fussiez en estat de cognoistre quel sentiment j’ay de vostre Amour, asseurez-vous que nous changerions bien-tost d’alliance : & serions freres au lieu que nous ne sommes que compagnons. Seigneur, me dit-il, en me rebaisant les mains, vous me faites trop d’honneur. Jamais Chevalier ne quitta le monde plus contant que je suis. La parole luy manqua, comme il voulut commencer le nom de Galathée. Je crûs qu’il estoit mort : mais ce Chevalier estoit trop necessaire à cét Estat pour luy estre si tost ravy. Les Myres le visiterent & le trouverent tout en eau. Cela leur donna quelque espe- rance : mais tres-petite & tres incertaine. Le lendemain elle crût & de jour à autre fortifiant à veuë d’œil ne nous laissa plus en peine de sa vie, au quatorziesme jour de son mal. Plus il guerissoit & plus il devenoit triste & inquiet. Je luy demanday pourquoy il estoit le seul qui s’affligeoit de sa guarison ? Seigneur, me dit-il, j’en ay un grand subjet. Il me souvient des paroles que je vous ay dittes lorsque je me croyois mort. Que deviendray-je, & par quelle violence de mort faudra-t’il que je me cache devant le visage irrité de la belle Galathée, si elle sçait mon indiscretion & la sottise que j’ay faite de vous dire mon hardiesse ? Lindamor, luy repondis-je, je commence à croire que vous ne m’avez pas aymé, comme vous m’avez tousjours asseuré. Car si cela estoit, vous n’auriez pas la mauvaise opinion que vous avez de mon amitié. Reposez-vous sur moy de vostre affaire : & tenez pour certain, que je ne vous decouvriray jamais que vous ne le trouviez bon. Les serments que je luy en fis à sa requeste, furent si puissants pour le guerir, que quinze jours plustost qu’on n’esperoit, il quitta le lict, & commença de marcher par sa chambre. En fin une Lune apres avoir esté blessé, il me pria de decamper, & faire les plus grandes journées qui se pourroient, afin d’estre à Marcilly à temps pour le secourir. Il se fit porter dans un brancart, & ne monta point à cheval, que le jour que nous rencontrasmes les Coureurs des Roys, & de Sigismond.

 Voila briefvement, mon Pere, une partie de ce qu’a faict Lindamor. Si je voulois vous dire ce qu’il a faict depuis que nous sommes arrivez en ce pays, & avec cela vous representer sa grande conduitte à la guerre, son extrême suffisance dans les conseils, son affection pour cet Estat, & en un mot toutes ses incroyables qualitez, vous-vous figureriez qu’au lieu d’estre le frere de Galatée, je serois le sien. Jugez maintenant si j’ay raison de vouloir mettre un si grand appuy dans nostre maison, & un si puissant deffenseur aux Segusiens. Adamas demeurant sans responce, admiroit aussi bien qu’Amasis les vertus de Lindamor : mais la Nymphe luy demandant son advis : Madame, dit-il, ceste affaire depend absolument de vostre volonté, & de celle de Galatée : car la chose parle d’elle-mesme, & ne nous laisse aucun sujet d’en deliberer. Puis qu’il est ainsi, mon Pere, dit-elle, je vous conjure d’aller veoir ma fille, & essayer de luy dire quelque chose sur ce sujet. Elle vous ayme & vous croit. Je me promets que vous n’en retournerez pas sans avoir beaucoup advancé. Clidamant vous suivra, & sans que nostre dessein paroisse, entrera comme vous serez en discours, & possible trouverra-t’il l’occasion de le continuer. Adamas ayant trouvé cet expedient bon, sortit, & sans differer passa en la chambre de Galatée. Leonide & Sylvie estoient avec elle. L’une la coiffoit, & l’autre luy ployoit une lettre qu’elle venoit d’escrire. Le Druïde luy donna le bon jour, & luy dit qu’il n’auroit pas pris la hardiesse de la venir troubler si les nouvelles qu’il luy apportoit ne luy faisoient croire qu’il n’estoit pas importun. Qu’est-ce, mon pere, luy dit Galathée en riant. C’est, Madame, luy respondit-il, que ce soir les Bergers & les Bergeres de Lignon auront l’honneur de vous venir faire la reverence, si vous l’avez agreable. Vrayement, reprit la Nymphe, je vous ay trop d’obligation de la peine que vous prenez. Ces nouvelles me sont agreables autant qu’autres que je puisse recevoir : Aussi me suis-je resjouïe en me levant quand Leonide me les a dittes. Je sçay bon gré à ma Niepce, dit Adamas, en riant, de courir ainsi sur mon marché. Mais je m’estonne comme elle les a pû sçavoir, pource qu’il n’y a pas trois heures qu’Hylas me les a apportées. Mon Oncle, respondit la Nymphe, c’est celuy-là mesme qui m’a adverty de la venuë de cette bonne compagnie. Il est vray que dés hier au soir Lydias me le dit, comme je retournay chez vous. Madame, dit le Druide : je ne sçay en quel humeur est Leonide : mais je vous asseure que c’est une coureuse. Il estoit plus de minuit quand elle a ramené chez moy Astrée & Alexis. Comment ! Leonide, dit Galathée, estiez vous pas au bal ? Vrayement, Madame, j’aurois bien peu de naturel, si je dançois pendant que mes meilleurs amis sont malades. Et qui est ce bon amy, dit la Nymphe, qui est malade ? C’est Lindamor, Madame, qui est le dernier guery, encor qu’il soit celuy qui le premier a guery tout cet Estat. Mon Dieu Leonide, dit Adamas en contrefaisant l’ignorant, dittes-moy, comme ce Chevalier se porte ? Certes je suis ingrat, de l’aller si rarement veoir : C’est un homme qui se peut vanter d’avoir esté louë par ses propres ennemis : & la posterité sera ingratte, si elle ne le propose aux jeunes Chevaliers comme un exemple d’eternelle imitation. Mon pere, dit Galathée en rougissant un peu, il semble que vous ayez envie de nous vendre Lindamor. Mais vous le mettez à prix si excessif, qu’il n’y aura pas moyen d’en approcher. Si en cela, Madame, respondit le Druïde, je dis quelque chose extraordinaire, au moins ne dis-je rien que la Nymphe, & le Prince n’ayent dit devant moy. Il achevoit ces mots, lorsque Clidamant entra dans la chambre de sa sœur, & la surprenant par derriere, la baisa plustost qu’elle n’eust crû qu’il l’a venoit veoir. Galatée ne sçachant qui s’estoit, se leva toute troublée : mais voyant son frere qui luy faisoit la guerre qu’elle se laissoit baiser : Taisez-vous, luy dit-elle, Advocat de mauvaises causes, gardez que je ne vous descrie. Madame, luy respondit le Prince, je m’en rapporte au sage Adamas. Si vous voulez nous plaiderons nostre different devant luy. Je ne suis pas si peu fine, respondit la Nymphe. Je voy bien qu’il est gaigné, & si vous ne venez d’ensemble, je suis la plus trompée du monde. Assurément, dit le Prince, vous n’estes point trompée : mais je pense que vous estes bien trompeuse. Je ne sçay, luy res- pondit Galatée, quel dessein vous avez de me traitter si mal : mais comme il est assez difficille de me tromper quand je veux, il est aussi tres-vray que je ne trompe personne. Si est-ce, luy respondit Clidamant, que vous nous avez bien trompez Adamas & moy : car je ne croyois pas que vous pussiez si bien deviner ce que nous avons faict Il est vray, ma chere sœur, continua-t’il, qu’il y a prés de deux heures que nous sommes dans le cabinet de la Nymphe, & là n’avons parlé d’autre chose que du mespris que vous faites de nostre conseil, & de vostre repos. Rompons-là, s’il vous plaist, mon frere, luy dit Galatée, & vous asseurez que si vous ne remettez l’affaire dont il s’agit en un autre temps, elle n’aura jamais le succez que vous desirez. Ce discours fut interrompu par la venuë de Rosileon & de Celiodante, qui menoient la Princesse Rosanire. Ils avoient fait partie avec Galatée de sortir de la ville, & aller jusques à Mont-brison, gouster les plaisirs de la campagne, & ceux d’une si belle demeure. Leur dessein ne reüssit pas, pource qu’au mesme temps on les vint advertir que cinq ou six chariots pleins de Dames & accompagnez d’un grand nombre de Solduriers, estoient entrez dans la Court du Chasteau. Chacun s’estonna de ceste nouveauté, & Amasis elle-mesme ne sçachant ce que ce pouvoit estre, envoya prier ces Princes & ceste Princesse de venir en son cabinet pour en apprendre les nouvelles. Galathée, Clidamant & Adamas firent les honneurs de la maison & les conduisirent jusques où estoit la Nymphe. Bien à peine estoient-ils tous ensemble qu’un Chevalier armé de toutes pieces fit demander à la Nymphe la permission de luy pouvoir dire quelque chose. Comme il l’eut obtenuë il entra dans le cabinet, & mettant un genouïl en terre devant Amasis : Madame, luy dit-il, deux Princes & ces estrangeres sçachans la justice avec laquelle vous regnez, & comme quoy vous vivez sujette aux Loix, aussi bien comme si vous n’estiez point au dessus d’elles, ont crû que sans exception de personnes elles trouveroient en vostre Court la reparation d’une offence qu’on leur a faite. Ayez donc agreable, Madame, qu’elles vous voyent, & puissent avoir pour leurs personnes & pour leurs gens toute sorte de seureté. Le Chevalier se teut ayant ainsi parlé. La Nymphe avant que de luy faire response demanda conseil aux Princes & au grand Druide, & voyant qu’elle ne pouvoit refuser ceste demande. Chevalier, luy dit-elle, retournez, s’il vous plaist, vers les Princesses qui vous ont envoyé, & leur dittes qu’elles ont en cette ville le mesme pouvoir que j’y ay. Et quand ce seroit contre moy-mesme, elles trouveront la Justice qu’elles y sont venu chercher. Ce Chevalier ayant fait la reverence partit, & la Nymphe se doutant que cette advanture estoit une galanterie pria Rosileon, Celiodante, & son fils, d’aller au devant de ces Princesses, pour leur servir d’Escuyers. Ils partirent aussi-tost, & trouverent ces Dames qui avoient desja monté la moitié du degré. Ils ne furent pas plustost apperceus, que deux Dames, qui estoient à la teste de vingt autres, & qui par la beauté de leurs robes & de leur coiffures, & la majesté de leur port, faisoient veoir clairement qu’elles estoient les maistresses, se mirent à s’entre-parler, & en mesme temps abordans les Princes sans oster les crespes qu’elles avoient sur leur visages : Chevaliers, leur dirent-elles, faites-nous la faveur de nous apprendre où nous pourrons trouver la Nymphe ? Rosileon fut celuy qui prit la parole, & leur dit, que ses compagnons & luy, estoient envoyez exprez pour les recevoir, & les conduire où Amasis auroit l’honneur de les veoir. Celiodante prend la main droite de celle qui paroissoit l’aisnée, Rosileon prend la jeune par la main : & Clidamant faisant le conducteur, se meit à monter le premier. La grande sale de la Nymphe fut en un instant pleine de monde, qui estoient accourus de tous les costez de la ville, au bruit de ceste advanture. Cependant l’ordre y fut si bien gardé, que les Princesses & les Princes passans au travers des gardes de la Nymphe, entrerent jusques en sa chambre sans aucune incommodité. Amasis, Rosanire, & Galatée, se leverent pour aller au devant de ces Dames : Et comme elles estoient en peine à sçavoir qui elles estoient, elles osterent leurs crespes, & furent recognuës pour la Reyne Argire, & l’autre pour la Princesse Zephire. O Tautates ! s’escrierent en mesme temps les Nymphes, Rosanire, & les Roys : est-il bien possible que nous ayons l’honneur de veoir ceste grande Reyne que nous desirions avec impatience, sans oser nous promettre le contentement de la veoir icy ? Les compliments furent si longs, & si reïterez, qu’il estoit prés de midy avant que les Princesses & les Nymphes se fussent assises. Adamas prenant le temps de se faire veoir, fit la reverence à la Reyne & à la Princesse, & voyant qu’elles estoient prestes à se mettre à table, se desroba pour retourner chez luy. Comme il fut hors du Chasteau il se souvint de Lindamor, & ne voulut pas estre davantage sans l’aller visiter. Il le trouva avec Ligdamon & Lipandas qui leur faisoit dire tout ce qu’il n’avoit point sceu de leurs fortunes. Sa venuë fut si agreable à ces Chevaliers, que l’appellans leur pere, & luy rendans toutes sortes d’honneurs ils l’obligerent à demeurer plus d’une heure avec eux. Adamas voyant la profonde melancholie d’où ne pouvoit presque se retirer Lindamor, en fut touché, pource qu’il estoit non seulement son parent, mais l’un des plus honnestes hommes de son siecle. Il n’osa toutesfois luy parler de ce qu’il venoit de faire pour luy, de peur qu’il ne l’eust pas agreable à cause de Lypandas : mais luy parlant en termes generaux le conseilla de haster son entiere guerison, ne perdre point les occasions que sa presence à la Cour feroit naistre pour son conten- tement, & se croire aussi heureux de meriter de l’estre. Il le laissa avec ses bonnes parolles & s’en retourna au petit pas chez luy. Alexis & Astrée estoient si extraordinairement adjustées, & avoient des habillements de Bergere si semblables, que le Druide en riant leur advoüa qu’il commençoit à se repentir d’avoir fait sa fille Druide. Pource, dit-il à Astrée, que l’habit de Bergere sied si bien à Alexis, & vous avez si bonne grace ensemble, que je m’estimeray tres-malheureux, lorsque je seray contraint de vous separer. Cependant je suis à la veille de vous faire cette violance : car j’ay receu une lettre de l’Ancienne du College des Druides qui me force, si je ne veux abuser de mon authorité & mespriser les reigles de mon corps : de renvoyer Alexis aux Carnutes. Celadon qui entendoit le sens caché de ces paroles, fut tellement troublé qu’il ne pût retenir ses souspirs ny arrester le desbordement de ses larmes. Astrée ne pouvant voir une personne qu’elle aymoit plus que soy-mesme, si affligée, sans l’estre aussi, se mit à pleurer, & luy prenant la main : Madame, dit-elle, si j’estois un peu moins assurée de vostre amitié, que je ne suis, je douterois de tout ce que vous m’avez promis. Car puisque vous devez estre tres-certaine que je vous suivray en quelque lieu qu’il vous plaira d’aller : & d’ailleurs m’ayant juré que j’estois la seule, apres Adamas, qui vous faisoit aymer cette contrée, vous n’avez pas, ce me semble, sujet d’apprehender vostre depart si vivement que vous faites. Astrée, Astrée, luy respondit Alexis, encore que je deusse craindre, autant que le jour de la mort, celuy qui me privera de l’honneur de voir le grand Druïde, toutefois n’estant pas à m’y resoudre, & ayant appris dans le Cloistre à m’accoustumer à cette absence, je croirois faire tort à ma naissance, si je ne me monstrois courageuse en ces occasions : Mais ce qui me rend triste & desolée, comme vous me voyez, c’est qu’infalliblement je vous perdray lors qu’il faudra que je m’en retourne aux Carnutes. Astrée croyant qu’Alexis luy faisoit une injure d’avoir cette opinion, voulut luy respondre selon la grandeur de son affection : mais Alexis l’arrestant. Belle Astrée, continua-t’elle, je ne suis point en doute qu’à cette heure vous n’ayez la volonté de venir avec moy : mais je crains fort que cette volonté ne change, quand l’heure sera venuë de la mettre en execution. Oüy, belle Bergere, le courage vous manquera, & je suis tres-mauvaise devine, ou devant que je parte vous m’abandonnerez, de peur que je ne vous somme de vostre parole. Ha, cruelle Alexis ! reprit Astrée en pleurant, si ce que vous dites estoit, je meriterois d’estre comme un monstre, chassée de la compagnie de tout le monde : Mais je vous jure que quand il faudroit que je perdisse la vie, je ne vous abandonneray point. Adamas ne voulant pas que cette dispute passast outre, emmena ces deux Amans où l’on avoit servy pour disner. Hylas entra de bonne fortune pour luy comme on se mettoit à table. Il avoit couru tout le Chasteau pour rencontrer Amerine, & à son action sembloit revenir fort mal satisfait. Il s’assied auprés d’Alexis sans ce faire beaucoup prier, & apres avoir mangé comme un homme qui n’eust rien eu dans l’esprit. Mon pere, dit-il au Druide, vous ne sçauriez croire la mocquerie & l’insolence dont cette coureuse d’Amerine a remply la responce qu’elle a fait à mes offres de services. Hylas, m’a-t’elle dit, je suis fort faschée que vous veniez si tard : il y a grande apparence que nous eussions faict marché, pource qu’estants l’un & l’autre de bonne volonté bien-tost nous fussions tombez d’accord : mais la place est prise, & ne puis que vous remercier de vos offres. Vous sçavez combien Lydias est à craindre, & d’ailleurs estant icy parmy un nombre infiny de puissans a mis nous ne pourrions luy faire le moindre tort du monde sans courir fortune de la vie. J’advouë, mon pere, que ce discours m’a surpris, aussi luy ay-je demandé si ce qu’elle disoit estoit par raillerie. Vrayement, m’a-t’elle respondu, je vous parle de sens froid, & si vous ne le croyez, je vous prie de le demander à Sylvandre, outre qu’il est fort vostre amy, il est tres-sçavant & tres-veritable. Je croy, luy ay-je reparty que c’est pour vous mocquer de moy que vous tenez ce langage. Mais c’est vous Hylas, me respondit-elle, qui peut-estre voulez que je serve à vous faire passer le temps. Vous me parlez d’Amour, comme si je n’estois pas tres-asseurée que vous avez pour le moins douze ou quinze maistresses en ce païs, sans celles que vous avez laissées par tout où vous avez passé. Demeurons donc, je vous prie, Hylas, amis comme nous avons tousjours esté, & comme je ne vous envieray jamais la possession de Stelle, n’enviez point aussi à Lydias l’affection que je luy ay entierement promise. Voila, mon pere, la belle responce que m’a fait cette coureuse : mais je me mocque bien d’elle à mon tour : car je l’ay tellement oubliée, qu’en conscience je n’oserois assurer si je l’ay jamais veuë. Le grand Druïde ne pouvant presque s’empescher de rire. Si est-ce dit-il, à l’Inconstant, que vous n’estes pas si courageux que vous dites : car vostre visage tesmoigne que vous n’estes pas sans émotion. Sage Adamas, luy respondit le Berger, je veux que le Guy de l’an neuf ne me soit jamais propice, si je ne suis parfaitement guery : mais je ressemble à ceux qui ont eu une violente maladie, ils sont quelquesfois sept ou huict jours à se remettre, encore qu’ils ne sentent aucun mal. Je suis fort trompé, reprit Adamas, quelque violent qu’ait esté vostre mal, si le ressentiment vous en demeure sept ou huict jours. Je ne l’auray pas seulement un quart d’heure, respondit l’Inconstant, & si vous prenez la peine de consulter mon visage, il vous dira qu’à cette heure je ne suis plus troublé, comme il vous a dit quand je suis entré ceans que je n’avois pas la teste bien faite. Astrée & Alexis ne pouvoient gouter le divertissement que le grand Druïde prenoit à faire parler Hylas, pource que l’Amour les traitant diversement, quoy qu’egalement mal, elles se figuroient plus mal-heureses qu’elles n’avoient jamais esté. Leur entretien estoit une resverie tres-profonde, & leur plus grand plaisir estoit à se representer infinie la cause qu’elles avoient de s’affliger. Aussi-tost qu’Adamas se fut apperceu de leur mauvaise humeur, il n’oublia rien pour les en divertir : mais la fortune fit ce que sa prudence ne pût faire. Pâris tout eschaufé entra dans la sale où il estoit, & luy parlant avec respect : Mon Pere, luy dit-il, la bonne compagnie que vous attendiez est en vostre salle basse, qui sçachant que vous estiez à table, n’a pas voulu monter, de peur de vous interrompre. Pâris, luy respondit Adamas, en se levant de table avec Hylas, & les deux Amants ; j’ay sujet de me plaindre de vous : au lieu de faire les honneurs de ma maison, on diroit que vous y estes estranger. Allons donc mes filles, dit-il aux deux Bergeres, reparer avec Hylas, la faute que Pâris nous a fait faire. Ils descendirent ensemble, & entrerent dans cette salle, qui pour la saison extrêmement chaude, estoit la meilleure du monde. Phocion n’apperceut pas si tost le grand Druide qu’il alla au devant de luy, presque en courant, & luy faisant une grande reverence. Seigneur, luy dit-il, faut-il que nous vous donnions tant de peine, & abusions ainsi de l’amitié que vous nous portez ? L’affection que je vous porte, respondit Adamas, est fondée sur de si grandes raisons, que j’irois jusques au bout du monde s’il s’agissoit du repos de quelqu’un de vostre trouppe. Il ne luy dit que cela pource qu’en mesme temps Licidas, Sylvandre, Thamire, Thircis, Corilas, & les autres Bergers vindrent luy rendre leur devoir, & le convierent de les saluër l’un apres l’autre, & les contenter chacun de quelque bon mot. De l’autre costé Alexis & Astrée oubliant ce que la civilité les obligeoit de rendre à tou- tes leurs compagnes, estoient tellement attachées avec Diane & Phillis, que le grand Druide fut contraint de les separer, & leur dire en riant, qu’elles estoient bien plaisantes toutes quatre, de faire si peu de cas de tout ce qui estoit à l’entour d’elles. Diane, & Astrée, se quitterent. L’une se mit à baiser ses anciennes amies, & l’autre avec sa sagesse accoustumée, respondit si à propos au grand Druide, qu’en luy-mesme il advoüa que Pâris seroit trop heureux d’avoir une femme si accomplie, aussi luy fit il beaucoup plus d’accueil qu’à toutes les autres. Si l’on en oste Phillis qu’il traitta comme sa parente, & comme la maistresse de Licidas. Les compliments ayans esté faits de part & d’autre, Adamas fit asseoir une partie des Bergeres auprés de soy, & donna charge à Pâris d’entretenir l’autre. Alexis, Astrée, Diane, Phillis, Daphnis, Celidée, la triste Doris, & l’inconstante Stelle furent quelques temps ensemble à se dire ce qui leur estoit arrivé depuis leur cruelle separation : mais le plaisant Hylas revenant à son pis-aller, c’est à dire à Stelle, les bras ouverts : Ha ma Maistresse, s’escria-t’il, en fin, en fin voila Hylas, qui revient à vous tout entier : Amerine, ny ses affeteries n’ont peu vous le voler. Ceste boutade de l’Inconstant fut parmy la compagnie le sujet d’une si grande risée, que quoy que pûst faire la babillarde Stelle, elle ne sceut luy respondre. Cependant les quatre fideles amies, à qui les extravagances d’Hylas estoient trop communes & trop vieilles pour en rire, s’esloignerent un peu des autres, & commencerent à bon escient à parler de leurs affaires. Helas ! mes cheres sœurs, dit Astrée, si vous sçaviez le sujet que j’ay de me plaindre de ma belle maistresse, vous auriez pitié de moy, & ne vous pourriez empescher de la condemner : elle faict si peu de cas de mon amitié & de mon courage, qu’elle ne veut pas mesme se persuader que je puisse aller avec elle aux Carnutes. Phillis & Diane l’in- terrompant, ne parlez point, ma sœur, luy dirent-elles, de ce funeste voyage, vous ne le ferez ny l’une, ny l’autre, si nos vœux sont ouïs : mais continuant la vie que vous avons commencée devant tant de malheurs qui nous ont accueillis depuis une Lune & demie, nous retournerons ensemble revoir nos troupeaux, nos bois, & nos cabanes. Plûst au bon Bellenus, reprit Alexis, qu’il me fust permis de faire ce que vous dites, belles Bergeres : mais cette loy cruelle de la necessité m’arrache d’aupres de vous, & bien-tost me privera du seul bien qu’aujourd’huy je gouste dans le monde. Ce n’est pas en si grande compagnie que je dois continuer ce discours, rompons-le, s’il vous plaist, jusqu’à ce soir, que nous ne serons que nous quatre, & ne nous faisons point regarder par ces autres Bergeres. Cela dit, elles s’en r’approcherent, & se mirent à entretenir Celidée, sur l’attente qu’elle avoit d’estre bien-tost plus belle que jamais. Ce discours les entretint jusques à ce qu’on leur apportast dans de grandes Corbeilles les meilleurs fruits du monde. Elles se jetterent dessus, & Sylvandre, Licidas & Hylas, demanderent congé au grand Druide d’estre de la partie afin de pouvoir entretenir leurs maistresses. Pâris les suivit aussi-tost, & commenceant à prendre la mesme jalousie de Sylvandre, que si desja il eust esté mary de Diane, avoit dépit de veoir combien cherement elle recevoit les fruits que luy choisissoit le Berger. Adamas de son costé parloit des choses passées, & de la malice du peuple, qui veut philosopher sur le gouvernement. Phocion, Thamire, & Thirsis, s’estonnoient de sa grande suffisance, & ne pouvoient assez admirer la force que les Dieux luy avoient donnée pour resister aux fatigues dont la guere, & le soin de l’Estat l’avoient environné. Toute l’appresdinée s’estant fort bien passée, Leonide & Sylvie, que le Druide avoit fait advertir de la venuë de cette bonne troupe, vinrent un peu devant la nuict, la veoir, & la prier au nom d’Amasis, de venir au Chasteau. Nous avons dirent-elles des chariots pour mener les Bergeres. Adamas sera, s’il luy plaist le guide des Bergers. Les uns & les autres s’en estans remis à ce qui seroit trouvé bon par le grand Druide, partirent aussi-tost qu’il eut receu des nouvelles d’Amasis. Toutes les Bergeres monterent dans deux Chariots, & pour les conduire Leonide entra dans l’un, & Sylvie dans l’autre. Elles allerent descendre à la porte du Chasteau, & le plus viste qu’elles purent monterent par un degré desrobé dans la chambre de Leonide, afin de n’estre point veuës, que les Bergers ne fussent arrivez. Ils ne les firent gueres attendre, pource qu’Adamas partant de chez soy incontinent apres elles, en conduisit la moitié par les ruës, & donna le reste à mener à Pâris. Les estrangeres & les Chevaliers qui les veirent entrer au Chasteau, s’arresterent au commencement à leur habit : mais les considerans depuis au visage, & voyans leur ressemblance & leur bonne mine, advouërent qu’ils leur faisoient honte. Les Princes, les Princesses, les principaux Chevaliers, & les plus grandes Dames estoient avec les Nymphes dans le jardin du Chasteau. Adamas ne trouva point de lieu plus à propos pour presenter les Bergers, pource qu’en quelque sorte il sembloit conforme à leur condition. C’est pourquoy il les y mena, & fit advertir Leonide & Sylvie, qu’il les y alloit attendre avec leur compagnie. Ils ne furent pas plustost dans l’allée où estoit la Cour, qu’Amasis voyant paroistre Adamas, & tant d’hommes apres luy habillez de blanc, jugea qu’il luy amenoit les Bergers qu’elle avoit tant desiré veoir. Elle le dit à la Reyne Argire, qui prenant Dorinde d’une main, & Galatée de l’autre, & faisant mettre Daphnide & Madonte aux deux costez de Rosanire, suivit en se promenant, la Nymphe. Adamas estant si prés d’elles qu’il pouvoit estre ouy, s’arresta, & mettant un genoüil en terre, pour en faire faire de mesme à tous les Bergers : Madame, luy dit-il, je prendray la hardiesse, s’il vous plaist, de dire, sans faire tort à qui que ce soit, que voicy une partie la plus saine & la plus illustre de tout ce que vous avez de sujets. Je vous dirois leur merite & les maisons fameuses dont ils sont sortis, s’ils n’avoient l’honneur d’estre cognus de vous, & si la simplicité de leur condition, & le mespris qu’ils font de la fortune, pouvoit souffrir que je vous fisse veoir ce que la Fortune avoit accordé à la vertu de leurs peres. Amasis les ayans priez de se lever, leur dit en general les meilleures paroles du monde, & leur donna le temps de pouvoir l’un apres l’autre luy faire la reverence. Sylvandre & Lycidas qui estoient à la teste de ces Bergers, comme deux grands pins au front d’une belle touffe de bois, arresterent les yeux des Princesses & des Nymphes. Elles ne pouvoient assez admirer leur beauté, & leur bonne mine, & apres avoir consideré la grace dont ils sçavoient accompagner leurs discours, confesserent qu’ils avoient quelque chose qui ne se voyoit point aux plus parfaits Courtisans. Les cinq Princes & les cinq grands Chevaliers interrompirent par leur venuë le discours qu’avoit commencé Sylvandre, & l’embrassant l’un apres l’autre luy firent quelques faveurs plus particulieres qu’au reste de ses compagnons. L’Amour qui estoit lors le seul Dieu auquel s’addressoient presque toutes les pensées aussi bien des Princes que des Bergers fut le sujet qu’ils prindrent pour faire parler Sylvandre. Ce fut là que voulant paroistre ce qu’il estoit, il recueillit en un seul discours tout ce que la grandeur de son estude, & la delicatesse de son esprit luy fournit d’excellentes pensées. Ces Princes qui enveloppez dans le mal-heur general de leur condition n’avoient point accoustumé d’avoir des gens faits comme Sylvandre auprés d’eux, ne se contentoient pas de tesmoigner leur admiration : mais en eux-mesmes sentoient je ne sçay quoy, qui se pouvoit appeller ou une honte d’estre surmontez par un Berger, ou envie d’estre aussi honnestes gens qu’un Berger. Cependant voicy Leonide & Sylvie qui arrivent avec ces incomparables beautez, qui sembloient au lieu de venir faire la reverence aux Nymphes & aux Princesses avoir fait resolution d’arracher de leur esprit la vanité qu’elles se donnoient d’estre sans comparaison. Aussi-tost qu’Argire veid Astrée, encores qu’elle fust bien triste, & Diane qui estoit ce jour-là plus belle qu’elle n’avoit esté de sa vie, elle en demeura si estonnée qu’apres les avoir baisées cent fois, elle les fit autant baiser pour le moins à Rosanire & Cephise. Les Princes en demeurerent ravis, & s’ils n’eussent esté extrêmement fidelles, il y avoit beaucoup à craindre en ceste veuë pour leurs maistresses. Il estoit toute nuit avant que les admirations que toute la Cour avoit de ces beautez fussent finies. Mais Amasis faisant conscience de les retenir davantage, apres avoir sceu combien de chemin elles avoient faict le mes- me jour. Mes belles filles, leur dit-elle, & vous gentils Bergers, allez, s’il vous plaist, reprendre une partie du repos que nous vous avons osté. J’ay remis au grand Druïde tout le soin que je debutois avoir de vous. Il m’a promis qu’il n’y oubliera rien. Ces Princes & ces Princesses vous conjurent que vous leur donniez le jour de demain tout entier, & ne negligiez rien de tout ce que vous avez, qui peut augmenter la beauté des rejouissances publicques. Les Bergers & les Bergeres ayans par leurs actions ou par leurs paroles tesmoigné qu’ils obeïroient, se retirerent avec la mesme bonne grace qu’ils estoient venus, & trouvans des chariots à la porte du chasteau pour les uns & pour les autres, toutes les Bergeres avec les deux Nymphes monterent. Et Adamas, avec Phocion, Tamire, & quelques autres vieillards, en prinrent un pour eux. Cependant la jeunesse s’en retournoit à pied, & leur servoit de gardes. Adamas, suivant la volonté de la Nymphe, avoit mar- qué trois logis les plus proches du sien, pour loger à leurs aises les Bergers & les Bergeres. Aussi ne fut-il pas plustost entré chez luy, que les recevant pour la seconde fois avec beaucoup d’affection : Mes amis, leur dit-il, la Nymphe a creu que je n’estois pas assez grand Seigneur pour vous traiter : Elle a voulu vous tesmoigner par là l’estime qu’elle faict de vous, & ne m’a creu capable que d’executer ses commandemens. Les tables furent incontinent couvertes : mais avec tant d’appareil & de magnificence, que les Bergers & les Bergeres crûrent estre retournez à la condition de leurs ancestres. Le soupper ayant duré fort long-temps, fit que la compagnie se separa bien-tost apres, pour s’aller mettre au lict. Les Bergers eurent un logis pour eux, & les Bergeres un autre. Il n’y eut que Phocion, le vieil Arcas, Tamire & Celidée, qui furent logez seuls dans une petite maison qu’on leur avoit reservée. Alexis, outre son lict, en avoit faict dresser deux autres dans sa chambre, afin de pouvoir estre avec Astrée, Diane, Phillis & Daphnis. Comme elles furent seules retirées, & que la porte de leur chambre fut fermée. Diane qui ne vouloit pas que la presence de Daphnis empeschast la Druide & ses compagnes de parler librement, voulut la mettre dans leur confidence. Elle en fit l’ouverture fort à propos, & apprist à Alexis & Astrée la nouvelle Amour d’Alcidor, & la sottise de Calidon. Cela les ayans fait tomber sur leurs affaires, elles couroient fortune d’y passer toute la nuict, si les prieres de la Nymphe ne leur fussent venuës en memoire. Elles se hasterent de se deshabiller, & Alexis embrassant Astrée. Mon serviteur, luy dit-elle, c’est à ceste heure où jamais, qu’il faut que vous tesmoigniez si vous m’avez aimé. Je croiray tout ce qu’il vous plaira, & violeray plustost toute la reigle des Druides pour ne me point separer de vous, si mettant tout vostre ennuy sous les pieds, vous paroissez avec tous les charmes & les appas que la nature vous a donnez. Puisque vous desirez cette preuve de mon affection, Ma maistresse, luy respondit Astrée, je vous feray demain veoir, si je puis, combien vous estes veritablement aimée. Là dessus elles se meirent toutes au lict. Astrée & Phillis coucherent ensemble pour s’entretenir plus particulierement. Diane & Daphnis se meirent en un mesme lict, & Alexis dans un autre. De l’autre costé les Princes, les Princesses & les Nymphes estans sortis de table se tetirerent chacun à leur appartement pour se preparer aux ceremonies du lendemain, & estre prests de bonne heure pour accompagner les Nymphes au sacrifice.

 Le lieu & le temps de ce grand sacrifice ayant esté pris de longue main, & le reste se trouvant tout prest par les soins du grand Druide, & du grand Pontife, on n’attendit que le lever du Soleil, pour commencer à faire marcher les choses necessaires. Clindor & Leontidas firent mettre en ordre les trouppes de la ville, & les Chefs de la garde des Nymphes monterent à cheval, avec leurs compagnies de Solduriers & d’Ambactes. On avoit fait faire dans le lieu où durant le siege Polemas avoit eu son quartier, un Temple portatif de charpenterie & de toiles. Le dehors estoit peint comme s’y c’eust esté un bastiment de marbre à la rustique, & le dedans couvert de draps d’or & d’argent, avoit six vingt toises de long, sur quarante de large. Il y avoit des galeries & des eschafaux à l’entour, faits de telle sorte, qu’on pouvoit veoir de tous les endroits, aussi bien que de l’eschafaut des Princes, des Princesses & des Nymphes. La terre estoit couverte de grandes toiles peintes en parquets de menuiserie. Au milieu il y avoit une espece de Sanctuaire fermé de balustres de bois doré, & orné de trois grand Autels l’un devant l’autre, dont le premier ne pouvoit estre employé qu’à faire brusler des parfums. Les gardes & les solduriers de la Nymphe environnerent tout ce lieu, & n’y laisserent entrer que ceux qui devoient servir aux sacrifices. L’heure venuë où il falloit commencer la procession generale : Le College des Augustales marcha le premier, celuy des Vestales apres, & les filles Druïdes conduites par la venerable Chrisante & la vieille Cleontine, qui pour ce sujet estoient arrivées dés le soir precedent, allerent seules, de peur d’estre profanées par les autres Religieuses, qu’elles ne croyent pas estre au service du vray Dieu. Les Pontifes accompagnez de leur grand Pontife, & revestus de leurs robbes de pourpre, suivirent les filles, & furent suivis par les Druïdes, qui couverts de leurs Surpelis de lin, & accompagnez des Eubages, Vacies, Bardes, & Sarronides, alloient devant Adamas avec une devotion qui en pouvoit donner à ceux qui n’en avoient point. Les Chevaliers de la Nymphe & ceux des Princes & Princesses estrangeres, marcherent quatre à quatre, vestus le plus superbement qu’ils avoient pû, & furent plus de deux heures à passer. Derriere eux venoient les Bergers de Lignon, à leur mode si proprement qu’ils attiroient sur eux les yeux de tout le peuple. Pour continuer cet ordre, les Chevaliers de Bourgongne alloient cinq de rang. Apres eux Damon, Lipandas, Alcidon, Ligdamon & Lidias, & parmy un grand nombre d’Escuyers & autres Officiers estoient Rosileon, Sigismond, Celiodante, Godomar & Clidamant. Quelque temps apres qu’ils furent passez, marcherent deux compagnies des gardes de la Nymphe conduits par Clindor & Leontidas, pour faire faire place à cent ou six vingts Dames, au front desquelles estoient la Reine Argire, Amasis & Dorinde, Rosanire, Cephise & Galatée. Les deux merveilleuses Bergeres Astrée & Diane, habillées comme je diray ailleurs, marchoient au milieu de Daphnide & Madonte : Mais si pleines d’attrais & de charmes, que ceux mesmes qui estoient les plus estonnez de la richesse des habillemens des Dames, advoüerent que toutes ensemble elles n’avoient pas autant de beautez que les deux Bergeres. Derriere elles estoient Circeine & Palinice entre Leonide & Sylvie, & selon cette ordre marchoient toutes les Dames estrangeres avec les Nymphes, ou apres que le grand Druide eut donné l’eau Lustralle aux Princesses, elles s’allerent mettre sur les eschaffaux qui leur estoient preparez. Les ceremonies ordinaires & les parolles sacrées, obligerent tous les assistans à joindre leurs particulieres oraisons aux publiques, & attendre avec tremblement la venuë du grand Teutates, qui estoit si solemnellement invocqué. La Musique continua ces prieres, & fit ouïr ce grand Cantique d’action de graces, que par une tradition fort ancienne les Druides croyent avoir esté composé par le grand Dis. Cela finy le chœur des Druides chanta sur un autre ton d’autres paroles sainctes & mysterieuses, à la fin desquelles le grand Druide levant ses mains vers le Ciel, soustenuës par deux Va- cies, profera cette puissante & espouvantable priere.

 Source infinie de sagesse & de bonté, substance sans commencement & sans fin, Hesus qui par ta force engendre Bellenus, dont la misericorde ne se faisant qu’une avec ta Justice, par cet eternel accord produit ce grand Amour, que nous adorons sous le nom de Taramis : O ! nostre inenarrable Tautates, escoutes les remerciemens que nous te faisons, pour le salut de cet Estat, & reçoy les victimes choisies, que selon ta sainte ordonnance nous sommes prests de te presenter. Nous avons veu esclater ta Justice, lors que ne voulant pas enveloper les innocens avec les coupables, tu t’es contenté de punir ceux qui par leur obstination à mal faire, s’estoient rendus indignes de tes graces. Fais aujourd’huy, Seigneur, que ta clemence donnant sujet aux meschans de s’amender, & aux bons de perseverer en leur saincte vie, ne nous apporte desormais que l’abondance & la felicité dont les benedictions sont accompagnées. Ainsi florisse à jamais en sa pureté la veritable Religion, laquelle tu as toy-mesmes enseignée à nos Peres. Ainsi ta gloire fasse trembler ces infideles Monarques, qui sont si foux de croire qu’il n’y a rien au dessus d’eux. Ainsi l’abominable effronterie de l’Athée soit confonduë, toutes les fois que sa bouche ou son cœur oseront revocquer en doute l’in- faillibilité de ton estre, en le confessant puissions-nous affermir les ames chancelantes, & au Ciel avec toy recevoir la recompense laquelle est promise à tous ceux qui meurent en effect ou de volonté, pour la defence de ta parole.

 Aussi-tost que ceste priere fut finie, tout le peuple cria, ainsi soit-il, & la Musique le reïtera jusques à ce qu’on voulut commencer les sacrifices. Cent taureaux blancs qui n’avoient jamais esté mis sous le joug, ayans les cornes dorées & ceintes de grands chappelets de differentes fleurs, furent presque en mesmes temps immolez. Rien ne fut obmis de tout ce qu’on avoit accoustumé d’observer avant, durant & apres l’immolation. Les entrailles de ces hosties se trouverent telles qu’on les desiroit, & le feu dont elles furent en partie consumées n’eut que des signes de paix, d’abondance & de plaisir. La fin des sa- crifices ne fut pas celle des ceremonies. Les machines cachées sous terre firent en un instant disparoistre les Autels, & ce qui restoit des victimes. Au lieu des toiles qui estoient à l’entour des Autels, on y en veid peu à peu s’estendre d’autres peintes de roses, de lis & de violettes qui sembloient naistre sous les pieds des Druides. Un petit Autel chargé d’un gasteau, de plusieurs fiolles ou boites de parfums, & d’un vaze de cristal plein de vin, sortit de dedans terre. Et des voûtes du Temple descendit dessus un Dais de pourpre, rehaussé de fleurs d’or & d’argent faictes à l’esguille. Adamas alors descendit du petit eschaffaut, ou il estoit avec tous les Druides & les Pontifes, & prenant le grand Pontife par la main, alla avec tous ces ornemens de ceremonie, se mettre à trois pas de ce petit Autel. Incontinent apres Rosileon, Godomar, Celiodante & Clidamant descendirent du lieu où ils estoient, & attendirent au bas de l’escalier le prince Sigismond. Il estoit vestu d’un habillement à la Romaine de toile d’argent, par bandes reprises avec de grosses perles, & les quatre Princes en avoient de la mesme estoffe, mais chacun de differente façon. Dorinde, au milieu de Rosanire : Cephise & Galatée descendit aussi de son eschafaut, & vint se mettre au costé droit de Sigismond. Ces quatre Princesses avoient des robbes à l’Italienne, d’estoffe de soye blanche & d’argent, couverte de fleurs si bien nuées, que de loin on croyoit qu’elles estoient habillées de veritables fleurs. Elles avoient de grands voiles de gaze d’argent, qui, par l’artiffice de plusieurs petits fers, estoient tousjours en demy cercles à l’entour de leurs testes. Le grand Druïde ayant fait mettre Dorinde & Sigismond l’un auprés de l’autre, leur fit une fort sage & fort necessaire remonstrance, & les interrogeant par les paroles solemnelles, sans qui les mariages sont reputez nuls : Vous estes, leur dit-il, maistres de famille. Vous, Sigismond Prince de Bour- goigne, recevez Dorinde de ma main & de son consentement ? Et vous, Dorinde, sçachez que vous n’estes plus libre, & qu’ayant soubmis vos volontez à celles de Sigismond, vos pensées mesmes ne sont plus à vous. Le grand Pontife qui estoit derriere le grand Druïde, luy presenta un vesseau d’argent, où estoient des eaux de senteur. Il en parfuma ces Amans, & leur presenta à chacun une partie du gasteau, & une goute du vin qui estoient sur l’Autel. Et cette ceremonie achevée, chacun se mit à genoux, & fut assez long-temps à prier Bellenus, & la Vierge qui devoit enfanter, qu’ils rendissent ce mariage heureux. La musique, en suitte de cela, remit tout le monde dans la joye, dont la saincteté des mysteres, & la creinte de les profaner les avoient retirez. Toute cette grande & extraordinaire compagnie se retira au chasteau en l’ordre qu’elle estoit venuë au Temple, & la Nymphe qui tenoit Cour ouverte à tout le monde, voulut que les Bergers & les Bergeres de Lignon eussent la mesme place que personne ne leur eust disputée si leur condition eust esté esgale à leur naissance. Là Amasis voulut rendre un tesmoignage public des grands services qu’Adamas luy avoit rendus. Elle l’envoya querir chez luy par Clidamant mesme, & l’obligea de suspendre pour ce jour-là les reigles de son ordre. Alexis ne pût honnestement refuser au grand Druide de l’y accompagner, encore qu’elle eust fort desiré de ne paroistre non plus en ce superbe festin, qu’elle avoit fait en toutes les autres ceremonies. Le precipice sur le bord duquel elle estoit, non comme Alexis : mais comme Celadon, pour ne sçavoir de quelle vray-semblable raison destourner la volonté qu’avoit Astrée de la suivre partout, ne luy representant que des morts infaillibles, & des Enfers preparez pour le punir, luy ostoit l’envie de se trouver parmy tant de plaisirs. Il fallut toutesfois qu’il y allast, & contrefist mieux que jamais ce personnage importun qu’il n’avoit fait qu’entretenir son mal au lieu de le guerir. Adamas par un privilege que les Princes ont rarement accordé à la vertu fut mis au bout de la table entre la Reine Argire & la Nymphe. Sigismond & Dorinde furent l’un devant l’autre au dessus des Princes & Princesses. Alexis eut sa place entre Daphnide & Madonte. Pâris voulut servir Diane en ceste occasion : c’est pourquoy il n’eut point de place affectée : Et tout le reste des Chevaliers & des Dames furent assis comme de coustume. Le festin fut le plus magnifique, qu’eussent jamais fait les Princes Gaulois. Il y fut servy un nombre infiny d’oyseaux de toutes sortes, dont le bec & les pieds estoient couverts d’or ou de vermeillion. Rien de tout ce qui se trouve de rare en toutes les contrées de l’Europe & de l’Asie ny fut oublié. Bref les Fables ne sçauroient presque rien faire admirer aux banquets mesme de leurs Dieux, qui en effect ne fust veu en celuy-cy. Aussi tost qu’il fut achevé, douze petits enfans d’une mesme grandeur & d’une mesme beauté, habillez en amours, se presenterent devant les Princes & les Princesses, & chanterent l’Epithalame que le Barde qui avoit charge de la Poësie, auprés de la Nymphe, avoit bien eu de la peine à composer en si peu de temps. Comme ils eurent chanté ils tirerent de leur carquois des fleches, au bout desquelles estoient de fort petites fioles de verre, pleines de toutes sortes d’excellentes eaux. Ils en firent voler une tres-grande quantité contre le plancher de la salle où les phioles se cassants parfumerent tout le lieu, & toute la compagnie. Les behours & les jouxtes que les Chevaliers avoient preparées, tirerent les Princes & les Princesses de la salle pour se rendre sur les eschaffaux. Alcidon, Damon, Lipandas, Ligdamon, & Lydias y parurent : mais ce fut plustost pour tesmoigner leur affection à Sigismond, que pour disputer l’honneur qu’il y avoit à acquerir. Il y eut plusieurs lances rompuës, & plusieurs Chevaliers renversez par terre : mais rien ne donna tant de plaisir que l’arrivée de soixante ou quatre-vingts Bergers, en trois troupes, qui habillez à la rustique, ou en Sauvages, prindrent la place des Chevaliers. Comme ils furent maistres, & qu’ils eurent esté assez considerez, une troupe joüa long-temps des musettes : une autre luy respondit avec des lyres : & la troisiesme continua avec des hautbois. Ayans achevé leurs chansons, ils se meslerent en dansant, & representant une sorte de combat, fort cognu des Gaulois, se firent admirer de tous les spectateurs. En fin, pour achever leur trournoy Pastoral, ils se remirent en trois comme au commencement, & coururent, sauterent, & luitterent tout le reste du jour. Les vainqueurs ayans esté couronnez se trouverent dix : desquels Sylvandre & Licidas estoient les principaux. Ils furent droict à l’eschafaut d’Amasis & de Galatée, & mettans leurs Couronnes à leurs pieds, leur firent chacun un discours pour les asseurer de leur fidelité & de leur service, si bien pensé, que par là ils acheverent de combler tout le monde de l’estonnement qu’ils avoient commencé de leur donner. La nuict vint avant que les plus difficiles à contenter eussent trouvé ennuyeux ces exercices, & les jeux des Bergers. Mais ne pouvans plus estre veus, il falut que les resjouissances qui ne sont belles que durant l’obscurité, succedassent à celles du jour. Les feux furent allumez & regardez de tout le monde avec ravissement. Les machines dont ils estoient composez, firent à tous les spectateurs veoir le tresbuchement de cét ambitieux, qui abusant de la grace que luy avoit faicte Jupiter, osa pretendre au plus secret de ses plaisirs, & à l’usurpation d’une chose que le Dieu mesme n’avoit pû acquerir que par des voyes legitimes. Ixion avoit la teste presque dans les enfers, & cependant il sembloit à son action qu’il ne pût oublier ceste grande beauté en la faulce jouyssance, de laquelle il avoit mesme gousté de veritables delices. Son corps brusloit de tous costez : & le feu du tonnerre dont son maistre venoit le precipiter du ciel, achevoit de consumer ce qu’il avoit d’entier, & toutesfois sa passion enragée luy faisoit dans la mort mesme, souhaitter ce qu’il perdoit. Et ses yeux & ses bras à demy bruslez, faisoient veoir combien extrême estoit le regret qu’il avoit de l’abbandonner. Il n’y eut personne qui ne veist clairement que c’estoit une fable, dont la vie de Polemas avoit faict une histoire, & ne jugeast que c’avoit esté l’intention de l’ingenieur : pource que l’image d’Iction avoit un masque & des cheveux qui l’a faisoient prendre pour celle de Polemas. Pendant que le peuple continuë par tout ces feux de joye : les Princes, les Princesses & le reste de la Cour furent se mettre à table, où l’on les servit magnifiquement comme ils avoient esté le matin. Une musique de voix soustenuë par une autre d’instruments, dura autant que le festin, & ne se retira qu’apres les tables levées. Ceux qui devoient joüer pour le bal, se mirent en leur place, & convierent toute la Cour à commencer la dance, qui tout ainsi que les Romains estoit appellée Chorée entre les Gaulois. Sigismond mena Dorinde : Rosileon, Rosanire : Celiodante, Cephise : Godomar, Galatée. Clidamant ne dança point, pource que n’ayant peu obtenir d’Astrée (dont il devenoit peu à peu extrêmement amoureux) qu’elle dançast, il voulut demeurer à l’entretenir. Estrange sympatie du frere & de la sœur, qui par une mesme imprudence se laissans emporter à des passions infructueuses, n’advancerent rien que de se persecuter eux-mesmes, pour persecuter ces deux infortunez Amants. Alcidon mena Daphnide : Damon, Madonte : Lipandas, Mellandre : Ligdamon, Sylvie. Leonide refusa Agis, & se fit mener par son cousin Pâris. Sylvandre y conduisit Diane : Licidas, Phillis : Hylas, Stelle : & Circeine & ses compagnes y furent menées par leurs serviteurs. L’importunité fut si grande dont Clidamant acheva de troubler le repos d’Astrée, que Celadon s’en apperceut. Son imagination qui estoit tousjours tournée vers les choses, le travailla pour le moins autant que la presence de Clidamant. C’est bien justement, disoit-il, mal-heureux Berger, si tu vois reüssir tous tes desseins au contraire de tes esperances ! As-tu pas violé cette extrême fidelité, sans laquelle seule tu pouvois estre à couvert de toutes les injures du temps, & de la Fortune ? Tu as mieux aymé croire le conseil des hommes, que de t’arrester à celuy du Dieu qui t’en promettoit d’extrêmes contentements. C’est la voix d’un autre Dieu, diras-tu, qui parlant par celle d’Adamas, t’a commandé de faire ce que tu fais. Ha, Celadon ? que ceste excuse sera tousjours foible aupres de ceux qui jugeront exactement des choses. Les Dieux ont de differentes pensées, comme ils ont de differentes qualitez. Quand ils s’entremettent de conduire l’ouvrage de leurs compagnons, il est à croire, quoy qu’ils soient tous parfaits, qu’ils y reüssissent moins parfaitement que ceux qu’ils veulent imiter. Amour estoit celuy auquel tu devois obeyr absolument, comme dés ton enfance, il estoit le seul auquel tu estois sacrifié tout entier. Qui t’asseurera qu’Adamas ne te trompe point, ou que le Dieu qui luy a commandé d’avoir soin de moy, ne l’ait point trompé, & par cet artifice vangé la jalousie que peut-estre la particuliere devotion à l’Amour luy aura donnée. Mais sans aller si avant, considere ce que tu as avancé depuis que tu as osé violler ta propre fidelité, & juge par là si tu as bien ou mal fait. Tu as vû ta Bergere. Tu l’as entretenuë, & si particulierement entretenuë, qu’il ne te reste plus que la derniere faveur à luy demander. Mais tourne la medaille, & tu cognoistras que ta fortune est bien funeste. Il faut que tu la quittes ceste unique cause de ta joye & de ton desplaisir : & l’a quittant, que tu l’a des-oblige, si tu ne veux la mettre plus en colere qu’elle n’estoit, lorsqu’elle te contreignit à te jetter dans Lignon. Apres ceste separation que penses-tu devenir. Et à quoy crois-tu qu’aboutiront toutes ces allées & venuës qu’Adamas & Leonide feront pour te remettre bien avec elle ? A rien qu’à la fascher & renouveler sa haine. Elle s’offencera, si elle sçait que tu te sois presenté devant elle sans son commandement. Et si elle ne le sçait point, que ne trouvera-elle point à redire en ton absence, ou plustost en la fantaisie, qui apres tant de Lunes t’aura pris de revenir à elle. Comme il parloit ainsi : Phillis qui avoit demeslé Astrée des importunitez de Clidamant, le print par la main, & le trouvant en ceste profonde melancolie. Madame, luy dit-elle, il faut que vous ayez quelque puissant divertissement, puis que mesme vous ne voyez pas Astrée. Il y a long temps, respondit-il, que le Prince Clidamant l’entretient, & je pense si ses discours luy sont aussi des-agreables qu’à moy, qu’elle n’est pas fort satisfaite de la Cour. A ce conte, luy dit Astrée, en luy prenant la main : je veux croire que vous ne voyez pas vostre serviteur. J’advouë, luy respondit Celadon, que je vous croyois encore avec Clidamant : Mais, mon cher serviteur, continua-il avec un grand souspir, sortons de ces lieux de confusion & d’insolence : & puisque pour me punir Adamas & Thautates le veulent ainsi, laissez-moy retourner aux Carnutes, afin que privée de la merveille du monde, c’est à dire de mon Serviteur, je ne cesse tant que je vivray de pleurer cette perte, & faire penitence de ma mauvaise fortune. Ma Maistresse, luy repliqua la Bergere, si ce lieu me permettoit de vous dire ce que je pense, je ne vous laisserois pas sans me plaindre de vous, non seullement d’avoir voulu que je parusse icy comme je fais ; mais de perseverer à m’oster du contentement que depuis quelques jours vous m’avez ouvertement refusé. Phillis les fit taire, pource qu’elle veid que Galatée venoit à elles. Tout le temps qu’elles eurent pour se remettre fut si court, que la Nymphe les aborda avant qu’elles eussent repris leurs bons visages. Elle leur dit force choses, & laissant Leonide & Sylvie pour entretenir Alexis & Phillis, entreprit Astrée, & apres l’avoir loüée de son extrême beauté, de l’art dont elle sçavoit se bien vestir : & bref de tout ce qu’elle crût capable de la gaigner. Vrayement, luy dit-elle, discrete Bergere, je trouve fort estrange que vous ayez refusé à Clidamant la premiere priere qu’il vous ait jamais faite. Je ne sçay, Madame, luy respondit Astrée, comme quoy j’ay pû faire cette faute : mais si je l’ay faite, croyez s’il vous plaist, que c’est innocemment ; car je n’en ay point eu la volonté. Si est-ce, belle Bergere, luy repliqua la Nymphe, que vous ne sçauriez trouver de raison dont vous puissiez excuser le refus que vous avez fait au Prince. Peut-estre, Madame, luy dit Astrée, parlez-vous de l’honneur que m’a voulu faire Clidamant, lorsque l’on a commencé la dance ? Mais si l’ayant tres-humblement supplié d’avoir agreable que je ne dançasse point, j’ay fait quelque chose contre mon devoir, je l’ay fait par necessité, & non de mon consentement. La perte irreparable que j’ay faicte depuis neuf ou dix Lunes, me convie à pleurer mesme au milieu de vos resjouyssances : & je ne fais pas ce que je dois, de venir en des lieux, où le deuïl n’est pas de bonne grace. Vous vous affligez possible sans sujet, luy repartit Galatée, & celuy dont vous regretez la perte, non seulement est vivant, mais est si prez de vous, qu’il faut pour le mescognoistre, que vous preniez plaisir de dementir vos oreilles & vos yeux. Ouy Bergere, j’en peux parler comme sçavante : & vous m’avez l’obligation d’avoir sauvé vos amours. Car moy, Leonide, & Silvie, fusmes les trois premieres qui le vismes dans la riviere de Lignon, & qui l’en retirasmes plus mort que vif. La Nymphe en eust bien conté d’autres à la Bergere, si Godomar ne l’a fust venu prendre pour dancer. Elle eust bien voulu s’en desdire, pour avoir le temps d’achever ce qu’elle avoit commencé de dire à la Bergere : toutesfois la bien-seance l’en empescha, & la fit aller où le Prince la menoit. Cependant Astrée espouvantée de ces nouvelles, plus que si visiblement l’esprit de Celadon se fust presenté devant elle ; retourna vers ses compagnes qui parloient encore avec Leonide & Silvie. Elle estoit si blesme & si saisie qu’elle les estonna toutes. Elle se contraignit toutesfois si bien, que pour lors personne ne pût tirer la cause de son esmotion. Il est vray qu’elle print Phillis à part, & luy dit à mots interrompus, que la Nymphe luy avoit appris de grandes choses : C’est pourquoy continua-elle, sortons d’icy, & taschons de faire en sorte que Silvandre & Licidas se desrobent avec nous pour nous accompagner jusques au logis d’Adamas. Phillis l’ayant asseurée que pour luy donner ce contentement, elle alloit faire tous ses efforts, se remit avec elle parmy les Nymphes, Alexis & Diane. Licidas vint aussi à propos que s’il eust sceu la volonté de sa maistresse. Elle luy dit l’envie d’Astrée, & le pria de faire en sorte qu’ils se peussent retirer luy & Sylvandre vers la porte de la salle, & les y attendre toutes deux. Comme elle parloit ainsi, Alcimedor, frere de Mellandre, dançoit avec la Princesse Dorinde, & faisoit faire de si grandes admirations à toute la compagnie, que les Nymphes, Alexis, & Diane, s’advancerent pour avoir leur part de ce contentement. Tandis les deux Bergeres prennent leur temps, traversent la sale, & trouvent les deux Bergers qui les attendoient à la porte. Ils descendent tous quatre le degré, & de bonne fortune pour eux rencontrent Leontidas dans la court du Chasteau. Il les voulut arrester : mais Phillis l’ayant supplié de ne le point faire, pource qu’Astrée se trouvoit fort mal : Au moins, leur dit-il, sçauray-je comme vous-vous en allez. A pied, luy respondit Licidas, afin de ne point attendre. Assurément, luy repliqua le Chevalier, vous n’at- tendrez point, & si vous n’irez point à pied. En disant cela il les mena jusqu’à la grand’ porte, & prenant le premier chariot qui se trouva desgagé, les fit monter dedans, & commanda à deux des gardes de la Nymphe de les conduire chez le grand Druïde. Cela fut presque aussi-tost faict que dit. Les Bergers descendirent en leur logis, & ayant remercié les gardes, prierent Licidas & Sylvandre d’aller retrouver Alexis & Diane, & leur dire qu’Astrée s’estant trouvée un peu mal, avoit desiré de regaigner sa chambre de bonne heure & sans bruict. Les Bergeres ne les eurent pas plustost veu partir, qu’elles monterent en leur chambre, & s’estans faict donner de la lumiere, fermerent la porte sur elles. Alors Astrée embrassant Phillis : Ma sœur, luy dit-elle, c’est à cette heure, ou jamais, qu’il faut que vous me tesmoigniez l’amitié que vous m’avez tousjours promise, & me disiez à cœur ouvert tout ce que vous avez sceu touchant la lettre que vous m’avez faict veoir ; & apres je vous apprendray d’estranges nouvelles. Ma sœur, luy respondit Phillis, je voudrois pouvoir vous rendre Celadon, aussi bien que je puis vous satisfaire en ceste occasion. Je vous ay desja dit qu’un jeune Berger que je ne vis jamais que ceste fois, là, me presenta la lettre que vous avez veuë, & me dit en s’en allant, qu’il avoit charge de me prier que le plustost qu’il me seroit possible, je vous allasse trouver, pour vous dire que vous vous attristiez sans raison, & aviez avec vous le Berger que vous pleuriez comme mort. Je luy demanday qui m’escrivoit, & qui l’envoyoit, mais sans m’en vouloir rien apprendre : asseurez vous, me dit-il en partant, que je viens de fort bonne part. Voila ma sœur comme quoy l’affaire s’est passée. Alors Astrée prenant la parole, je ne sçay, luy dit-elle, si mon soubçon est faux, mais je sçay qu’il est fort vray semblable. Galatée m’ayant tirée à part comme vous avez veu, m’a dit que j’estois bien glorieuse d’a- voir refusé de danser avec son frere : comme je luy ay respondu que la perte que j’avois faite depuis un an (& je voulois entendre celle de mon pere & de ma mere) ne me permettoit pas de dancer, elle a expliqué ceste perte pour Celadon, & m’a juré que pour ne le point cognoistre, il falloit que je dementisse tous les jours mes oreilles & mes yeux. Qu’elle avoit esté la premiere avec Leonide & Silvie, qui l’avoit retiré de la riviere de Lignon, & secouru en un temps où il estoit plus qu’à demy mort. Jugez ma sœur apres ces nouvelles, en quel estat je dois estre, & combien les trouvans conformes à celles qui vous ont esté apportées, je dois y adjouster foy. Mais à vostre advis, ma sœur, que veulent dire ces mots : que j’ay avec moy Celadon : & qu’il faut que je prenne plaisir à desmentir mes oreilles & mes yeux, pour le mescognoistre ? J’advoüe que cela m’estonne : & ne sçachant sur qui m’arrester : il faudroit qu’ils entendissent parler d’Alexis. Ce n’est pas d’aujour- d’huy, reprit Phillis, que cette pensée m’est venuë : & si la severité d’Adamas, qui impose silence aux soupçons que nous en pouvons avoir, ne me defendoit de le croire, je me resjouïrois avec vous d’avoir esté si heureusement trompée. Ma sœur, luy dit Astrée, ne parlez pas, s’il vous plaist ainsi : car encore que les nouvelles de la vie de Celadon me donnent presque autant de joye que d’estonnement : toutesfois j’aymerois mieux avoir sujet de le pleurer toute ma vie, ou plustost estre preste à porter en terre, que de le voir sortir des habillements d’Alexis, & nous reprocher nos libertez, & possible nos feintes ignorances. Non, ma sœur, que je perisse, & ne sorte jamais des ennuis que sa perte me donne, plustost que je le revoye glorieux & triomphant des despoüilles de mon honnesté. Je parle ainsi, & croy ne faillir point : car bien qu’Alexis n’ait jamais paru que fille à nos yeux, & ne nous ait pas mesme donné soupçon de la croire autre : Si est-ce que venant à songer combien librement nous avons vescu ensemble, & avec quelle franchise je luy ay laissé prendre les mesmes privileges que vous & Diane avez avec moy, j’advouë que je ne le verrois jamais sans rougir. Et si sa discretion me faisoit resoudre à luy pardonner, sa tromperie m’en osteroit eternellement l’envie. Ainsi, reprit Phillis, apres avoir par une injuste jalousie fait mourir une fois Celadon, vous voila aussi preste que jamais à le faire mourir pour la seconde fois, par un scrupule encore plus injuste. Astrée alloit respondre lors qu’on frappa à la porte de la chambre. Elles y allerent, & l’ayant ouverte, veirent Alexis, Diane, Daphnis, Sylvandre, Licidas, & Pâris, qui entrerent tristes plustost qu’autrement. Alexis ne se doutant point du desordre qui commençoit d’arriver en ses affaires, alla droict pour embrasser Astrée, comme de coustume : mais la Bergere estant encore pleine des imaginations qu’Alexis fust Celadon, fit un pas en arriere : si dextrement toutesfois, que quelque soupçonneux que fust le Berger, il ne pût remarquer le premier coup de sa mauvaise fortune. Il la baisa toutesfois : & se figurant que ce qu’elle avoit fait, estoit à cause de son frere, luy dit la peine où l’avoit mise son esvanouïssement. Tel, continua-t’elle, je dois nommer vostre despart & celuy de Phillis : & sans mentir jamais Diane & moy ne fusmes plus estonnées, quand pensans vous tenir par la main, nous cognusmes que nous tenions Leonide. Je vous laisse à penser si nous cherchasmes par tout, mais ce fut vainement, jusques à ce que Sylvandre & Licidas nous sont venus retrouver, & nous ont appris la cause de vostre despart. Dites moy donc, s’il vous plaist, mon serviteur, ce qui vous est arrivé, & quel est vostre mal. Madame, luy respondit Astrée : Alexis l’arrestant à ce mot, peut-estre, luy dit-elle, pensez-vous parler encore à Galatée, ou à quelqu’une de ces Princesses. Astrée, Astrée, continua-il si bas, que personne ne peut l’ouyr. C’est me traitter mal, que d’oublier si tost une chose que vous ne deviez jamais oublier : Mais helas ! que j’ay peur qu’à mon tres-grand regret je ne me trouve trop veritable Prophete de mes propres mal-heurs. Alexis n’ayant osé continuer ce discours, à cause de Pâris, Astrée aussi n’osa luy respondre pour la mesme consideration. Elle ne laissoit pas de regarder la Druide avec des yeux de Linx, & un desir encore plus penetrant, pour essayer à la recognoistre. Mais soit qu’Amour ne voulust pas encor luy rendre la veuë ny l’ouyë : soit que l’art dont Celadon se sçavoit desguiser, ostast toute cognoissance à ceux mesmes qui le soubçonnoient ; Astrée ne fut point esclaircie. Au contraire : elle changea tout à coup de pensée, & se figura que ce n’estoit que pour la mettre en peine, qu’on luy avoit donné les nouvelles qui la tenoient en allarme. La voila donc confirmée en l’opinion qu’elle avoit tousjours euë d’Alexis, & resoluë de vivre avec elle comme de coustume. Adamas vint à la chambre de ses filles en mes- me temps, & apres leur avoir donné le bonsoir, leur demanda quel jugement elles faisoient de la vie de la Cour : & si elles n’avoient point de regret de la condition qu’avoient choisie leurs Peres ? Nullement, sage Adamas, respondirent-elles, & quoy que nous soyons fort satisfaites des Nymphes, & de toute leur Cour. Si est-ce que si le changement que nos Ancestres ont fait, estoit à commencer, nous y serions resoluës en un quart d’heure. Mais, mon Pere, faites, s’il vous plaist, une chose pour nous : c’est que demain au lever d’Amasis, nous puissions aller prendre congé d’elle & de Galatée, & les remercier de l’honneur que nous en avons receu. Ce fardeau estant hors de dessus nos espaules, nous en serons plus libres & plus gayes, & aurons plus de temps pour estre avec vous. Phocion & Thamire arrivans là-dessus, confirmerent cette priere, pource que ny l’un, ny l’autre ne se portoient pas bien. Et Adamas leur ayant promis, il se retira en sa chambre, & emmenant tous les Bergers avec luy, laissa la Druïde & les quatre Bergeres seules. Nous sommes à cette heure libres, dit alors Astrée, avec un visage tout autre qu’elle n’avoit un quart d’heure auparavant ; & pouvons sans contreinte dire ce que nous cachions devant ces Bergers. Alexis voyant qu’Astrée s’addressoit particulierement à elle : J’advouë, mon serviteur, que ceste maxime d’Amour est tres-vraye, que le bien arrive à ceux qui ayment, quand ils l’esperent le moins. Je me figurois des supplices, des morts, & des enfers, en la seule parole que vous m’avez dite, lors que vous avez esté interrompuë par Adamas : & maintenant je voy tout le contraire, & lis sur vostre visage des assurances de mon eternelle felicité. Il est vray, ma belle Maistresse, luy respondit Astrée, que mon mal, qui n’estoit qu’un chagrin des importuns langages que m’avoient tenus Clidamant & Galatée, m’entretenoit en une si desagreable humeur, que vous mesme, ô ma belle maistresse, me sembliez toute autre que vous n’estes. S’il est permis de dire icy ses sentimens, reprint Alexis : Je vous diray que de ma vie je ne fus si ennuyée, & que sans vous & Diane qui rendiez la Cour digne d’admiration, je n’eusse rien trouvé qu’un déplaisir & qu’un tres-froid divertissement parmy tant de Dames qui ne sont belles que par art & par leurs affeteries. Je ne suis pas de l’opinion d’Alexis, continua Diane, pource qui est des beautez de ces Dames. Car particulierement Rosanire & Galatée sont tres belles : & Melandre & Sylvie sont les plus agreables que je veis jamais. Mais pour la façon de vie, & la confusion extreme qui paroist mesme aux choses les plus concertées, je trouve la Cour si sauvage & si rustique, qu’à comparaison, nos bois & nos champs ont des civilitez & des justesses toutes autres. Pour moy, poursuivit Phillis, je suis du goust d’Alexis, & de celuy de Diane : & bien que je n’aye pas ceste miraculeuse beauté qui fait cognoistre Astrée & Diane à ceux mesmes qui ne les ont jamais veuës, toutesfois telle que je suis, s’il y avoit encore une pomme à donner à la plus belle : j’ay assez bonne opinion de moy, pourveu que mes deux compagnes ny parussent point, pour la disputer contre tout ce que j’ay veu là de Princesses & de Dames. Vous avez tres bonne raison de parler ainsi ; reprint Alexis. Et en vostre conscience, Phillis, avez vous jamais rien vû de charmant comme Astrée & Diane. Leur coiffure ny trop estudiée ny trop negligée, avoit-elle pas la meilleure grace du monde ? Ces fleurs artificielles dont elles avoient fait une guirlande, ne sembloient elles pas disputer avec ce linompe dont estoit faict le voile qui du haut de la teste leur tomboit sur les talons, à qui leur donneroit plus d’esclat. Leurs robbes si blanches & si bien faictes, paroissent-elles pas plus que tout l’or & les pierreries des Princesses. Considerez-les encore, s’il vous plaist, & voyez la grace que donne à ce blanc tous les petits cordons incarnats. Prenez garde à leur pied, & confessez qu’avec vous (à qui par excellence on donne le pied de Thetis mesme) il ne s’est jamais rien veu de mieux faict, ny de plus mignon. Pour moy je ne puis m’oster du ravissement que j’ay tout aujourd’huy eu de vostre chaussure. Les Princes & les Princesses y ont pris garde aussi bien que moy : & je les ay veus en peine à deviner dequoy estoient faits vos brodequins. Astrée pouvoit par ce discours s’esclaircir de la doute qu’elle avoit, & cependant elle se laissoit ravir à la douceur de ces loüanges : & ne songeoit plus qu’Alexis pouvoit estre Celadon. Ayant parlé long-temps, Daphnis qui n’estoit pas sans peine, leur dit, Qu’elles ne voyoient pas qu’il estoit presque jour, & qu’au lieu de tenir parole au grand Druïde, elles seroient contraintes de remettre la partie à une autrefois. Elles songerent que la Bergere disoit vray, c’est pourquoy elles se desha- billerent à la haste, & se mirent au lit, où elles furent jusques à dix heures. Adamas les envoya advertir que les Nymphes estoient levées, & que si elles vouloient les trouver seules, il falloit se haster. Elles s’habillerent moins curieusement que le jour precedent, & estans prestes, allerent au Chasteau comme elles y avoient desja esté. Adamas presenta les Bergers, & Leonide les Bergeres. Amasis les voulut retenir : mais Phocion prenant la parole, la supplia tres-humblement de ne les rendre point de tous les Segusiens les plus ingrats & les moins devots. Nous sommes, Madame, continua-t’il, ceux qui ont le plus d’affection pour vostre service, & le plus d’interest à rendre graces aux Dieux du bon succez de vos affaires, cependant nous n’avons point encor faict ny nos Sacrifices, ny nos feux de joye. Ne nous empeschez pas, s’il vous plaist, grande Nymphe, de nous aquitter d’une si juste debte : & ne privez pas nos hameaux de la benediction que par ces saints devoirs le charitable Tharamis leur promet. Je veux tout ce que vous voulez, luy respondit la Nymphe. Allez mes bons amis, & vous asseurez que bien-tost si la volonté ne change aux Princes & aux Princesses qui me font l’honneur que vous sçavez : nous irons sans bruit gouster les delices de vostre vie & de vostre demeure. Comme la Nymphe eut receu les compliments des Bergers, elle vint aux Bergeres, & les baisa toutes l’une apres l’autre. Galatée en fit de mesme, & dit tout bas à Astrée. Souvenez vous de moy, belle Bergere, & vous asseurez que je vous ay dit la verité. Ainsi se retirerent les ornements de forests & des rives de Lignon, & retournerent chez le grand Druide. Aussi-tost qu’on eut disné, Phocion, Thamire, Doris, Celidée, Corilas & Calidon se meirent dans un chariot, & partirent de bonne heure pour estre à leurs hameaux devant la nuict. Les autres qui estoient des hameaux esloignez, se retirent aussi dés le mesme jour. Hylas & Stelle qui de leur naturel ne se faisoient gueres prier, demeurerent à la Cour avec Circeine Palinice & Florice. Ainsi le grand Druide demeura avec les incomparables merveilles Astrée, Diane, Philis, Daphnis, Sylvandre, & Licidas. Ils passerent presque tout le jour ensemble : mais sur le soir le beau temps cessa, & l’orage s’assemblant, se fit sentir presque aux deux Bergers, & aux quatre Bergeres. Adamas tira Diane à part, & luy representant l’Amour extreme que son fils avoit pour elle, & le desir que luy mesme avoit de veoir une si rare beauté en sa famille : essaya par toutes voyes de cognoistre la volonté de ceste Bergere. Mais elle qui estoit la sagesse mesme, sceut si bien se contreindre : & luy respondre si à propos, qu’encore qu’il en fust fort satisfait, toutesfois il ne voyoit pas tout ce qu’il eust desiré. D’un autre costé, il n’alla pas moins faire de trouble : Car il dit tout haut à la Druide, qu’à ce coup il falloit se resoudre à partir, & qu’il ne luy pouvoit plus donner que trois jours pour faire ses adieux. Qui dira les pleurs que ces mots firent tomber, & les souspirs qu’ils arracherent du cœur des Bergers ? Jamais on ne veid une desolation pareille. Et Astrée ne songeant plus à ses soupçons, alla embrasser la Druïde, sans se soucier si elle estoit veuë : & luy dit, Que resolument elle ne l’abandonneroit point : & si sa compagnie ne luy estoit agreable, elle la suivroit plustost de si loin, qu’elle ne luy seroit point importune. Adamas sçachant où toutes ces intriques devoient aboutir, sous pretexte d’avoir affaire des deux Bergers & de Pâris, les emmena dans sa chambre, & laissa la Druïde avec les quatre Bergeres. Astrée se trouvant en liberté de renouveller ses plaintes, se mit en tel estat, qu’elle fit compassion non seulement à Celadon, mais à ses compagnes. En fin comme ses souspirs ne luy permirent plus de parler, Alexis luy representa son amour par de si puissantes paroles, & luy sceut si vivement imprimer en l’ame le regret qu’elle avoit de ne luy pouvoir obeïr, qu’elle la fit pleurer pour elle autant qu’elle avoit pleuré pour soy. Ces discours ayans continué jusqu’à la nuict, on les alla querir pour souper : mais ayans supplié qu’on les laissast en repos, elles continuerent leurs larmes & leurs plaintes. Astrée recommença mieux que jamais, & sceut si fortement presser Alexis, que ne trouvant plus de raisons pour combattre les siennes : Pleust au grand Tautates, luy dit-elle, que vous pussiez demeurer encore trois nuits en cette volonté. Je me promettrois, belle Bergere, d’estre la plus heureuse fille qui vive. Mais, helas ! que ce peu de temps qui me reste vous changera : Que je prevoy de haine en la place de l’amitié. Que de colere au lieu de complaisance. Et bref que de supplices pour moy vont naistre, des felicitez que vostre cœur ne me promet, peut-estre, pas, quoy que vostre bouche m’en asseure. Astrée retint fort bien toutes ces paroles, encore que l’arrivée d’Adamas, de Pâris, & des deux Bergers, luy ostast la liberté d’y respondre. On les mena souper mal-gré elles, ou pour mieux dire, on les fit mettre à table : car elles ne mangerent point du tout. Astrée révoit aux paroles d’Alexis, & les redisant en soy mesme mot pour mot, travailla si bien contre son repos, qu’elle retomba dans l’imagination qu’Alexis estoit Celadon. Ceste pensée augmenta son ennuy, & la persecuta si bien, qu’elle alloit s’esvanouyr, si Adamas ne l’eust priée de prendre l’air. Phillis se leva de table, & print sa compagne sous le bras : Alexis en voulut faire de mesme : mais le grand Druide, prevoyant qu’il n’en arriveroit que du mal : laissez, luy dit il, Astrée en liberté : vous pourriez l’incommoder en voulant luy rendre quelque service. Celadon fut fort surpris de ceste authorité, dont Adamas l’arrestoit, toutesfois ne voulant point sortir des termes de son personnage : il demeura aupres de Sylvandre : cependant que Pâris entretenoit Diane. Astrée à toute peine remonta en sa chambre, & se voyant seule avec Phillis : Il n’en faut plus douter, ma compagne, dit-elle, nous avons esté trompées. Ceste faulse Druide n’est point fille d’Adamas. C’est Celadon sans doute. Je pense, luy respondit Phillis, avoir des oreilles & des yeux aussi-bien que vous : & cependant, je ne voy point ce que vous dites. Mais pour vous oster de ces soupçons, & vous esclaircir tout à fait d’une chose qui vous afflige, au lieu qu’elle vous devroit consoler. Espions Alexis. Voyons là seule sans qu’elle nous voye : & s’il est possible, oyons là parler. Je ne trouve point d’expedient plus certain que celuy-là. Il n’est pas difficile à trouver. Si vous le jugez à propos, nous en viendrons à bout de la façon que je vay vous dire. Levons nous de main de grand matin. Emmenons Diane & Daphnis avec nous, & laissons Alexis toute seule. Il arrivera peut-estre qu’ayant esté mal traitée de vous, comme je vous y veoy fort preparée, & ayant passé la nuict parmy de tres-grandes inquietudes elle ne pourra s’empescher de se plaindre se voyant toute seule, & par ses discours, vous recognoistrez si c’est veritablement Alexis ou Celadon. Voila qui est fort bien, luy respondit Astrée : mais que ferons-nous cependant ? Car de pouvoir souffrir la veuë d’Alexis, que je ne sois asseurée si c’est en effect une fille, c’est à quoy je ne puis me resoudre. Que ferez-vous donc, luy repliqua Phillis, pour ne vous point descouvrir ? J’en ay trouvé un fort bon moyen, luy repartit Astrée. Je me vay mettre au lit, & n’auray gueres de peine à faire la malade ; car de ma vie je ne le fus davantage. Vous cependant, ma chere compagne, direz à ceux qui me viendront veoir, & mesme à la Druïde, que j’ay besoin de repos, & que je ne puis estre entretenuë sans estre beaucoup importunée. Cela dit, Astrée se coucha, & Phillis s’estant mise en son humeur triste, comme elle entendit monter quelqu’un, alla jusqu’à la porte, prier que l’on ne fist point de bruit. Adamas montoit avec sa compagnie : mais à ce mot il s’arresta tout court, & ayant sceu qu’Astrée estoit au lict, & n’avoit besoin que de repos, s’en retourna en sa chambre avec les Bergers & les Bergeres. Là ils resolurent de laisser toute la nuict Astrée seule avec Phillis. Les deux Bergers coucherent où ils avoient accoustumé. Diane & Daphnis furent conduittes à la chambre qui tenoit à la salle haute : & Alexis ne pouvant obtenir la permission de demeurer en la chambre d’Astrée, voulut au moins avoir celle qui en estoit la plus proche. Aussi-tost que tout le monde fut retiré, il alla frapper le plus doucement qu’il pût à la porte d’Astrée. Phillis qui parloit avec elle, & se resjoüissoit de veoir toutes choses reüssir comme elles desiroient, fut ouvrir, & voyant ceste pauvre Druïde toute en pleurs, ne luy pût refuser la priere qu’elle luy faisoit à jointes mains qu’elle pûst veoir Astrée, avant que de se retirer. Elle la conduisit jusques en la ruelle de son lict, & luy fit une si grande peur du mal qui pouvoit arriver si elle l’esveilloit, qu’elle se contenta de luy veoir le derriere de la teste, & se mettant à genoux baiser le plancher où elle avoit marché. Elle s’en retourna aussi tost, & s’enfermant seule dans sa chambre, au lieu de se mettre au lict, acheva par des persecutions nouvelles : un ouvrage qu’elle avoit commencé, en se jettant dans Lignon. Phillis qui entroit fort dans l’opinion d’Astrée, se meit à luy exagerer les actions, dont Alexis luy venoit de tesmoigner son extrême amour & son extrême respect, & luy dire que quand cét habillement d’Alexis auroit si long temps caché le veritable Celadon, elle luy devoit pardonner ceste faute, puis qu’elle ne pouvoit proceder que de trop d’affection & trop d’obeyssance. Mais ma sœur, luy dit-elle, puisque vous avez si envie d’en sçavoir la verité, ne perdons point de temps. Habillez-vous, & dans une heure ou deux, allons à la porte de sa chambre. Infailliblement nous y apprendrons quelque chose. Astrée creut Phillis. Elle se leva, & n’ayant pas la patience d’attendre deux heures, sortit aussi-tost qu’elle n’ouyt plus de bruit. Elles ne furent gueres à ceste porte sans avoir le contentement, ou pour dire mieux le déplaisir qu’elle avoit recherché. Phillis luy fit prester l’oreille, & l’une & l’autre apres avoir perdu quelque mots, ouyrent distinctement ceux-cy. En fin, à quoy te resoudras-tu mal-heureux ? Quelles peuvent estre tes esperances ? Vois-tu pas que ton mal est à l’extremité, & qu’il ne te reste que de veoir mourir ta Bergere, pour achever le comble de tes crimes ? Va va de ce pas te jetter à ses pieds, luy demander pardon de ta des-obeyssance : & pour ne point lasser les Dieux & les hommes, laver dans ton sang toutes les taches de ta vie. Astrée se figurant qu’il alloit sortir, eut une telle frayeur, qu’elle s’enfuit en sa chambre, mais si peu sagement, que si Alexis n’eust esté hors de soy, elle eust esté descouverte. Phillis fut contrainte de la suivre : & de fermer la porte sur elle pour l’as- seurer. Comme elles se furent couchées : & bien ma sœur, luy dit Astrée, ne sommes-nous pas assez esclaircies ? Voulez-vous cognoistre plus clairement nostre imprudence & mon infortune ? Jusques icy, luy respondit Phillis : je ne voy rien qui me fasse croire qu’Alexis soit Celadon. A la verité si nos conjectures sont des preuves, possible seray-je convaincuë, mais autrement non. Aussi ne veux-je point demeurer avec ceste espine en l’esprit : & comme vos apprehensions m’en mettent à toute heure de nouvelles, ce que j’entends & voy ne sert qu’à les entretenir. Il est vray que vous estes trop soubçonneuse, & trop credule. Ne croyez donc ny Galatée, ny le rapport que je vous ay fait : mais puisque cet esclaircissement est si fort important à vostre repos, cherchez-le tout entier, & ne vous contentez pas d’une vaine apparence. Ces deux Bergeres ayans ainsi mal passé la nuict, sans dormir, se leverent au poinct du jour, & retournerent à la porte de la chambre d’Alexis. Elle se pourmenoit le matin comme le soir elle s’estoit pourmenée, & fit par là juger aux Bergeres qu’elle avoit esté toute la nuict de bout. Ces filles bien à peine se furent-elles mises en lieu d’où elles pouvoient ouyr, que pour son malheur Celadon faisant veoir ce qu’il estoit, parla de la sorte. Encore Celadon, faut-il que tu mettes fin à tes pensées : & cesses de perdre un temps qui te doit estre extrémement precieux ; puis qu’encore tu peux veoir ce bel astre qui t’a tousjours esté plus cher que le Soleil. Use donc bien de la derniere faveur, que pour la recompense de ta fidelité, l’Amour s’obstine à ne te pas faire perdre. Mais quoy : Celadon, tu espere encore, & comme si tu n’estois pas au jour de ta mort, tu te flatte de joyes & d’esperances imaginaires. Meurs Celadon, meurs, mais avant que de le faire, va prendre congé de ta Bergere, & l’asseure que n’ayant pû luy obeyr absolument : tu luy as, pour le moins en ton ame, gardé tout le respect qu’elle pouvoit desirer de la prudence hu- maine. Astrée alors ne pouvant plus demeurer où elle estoit, se leva rouge de honte, & transportée de colere, mais le pied luy manqua, & fit assez de bruit pour retirer Celadon de son ravissement. Il ouvre sa porte, & veid Astrée & Phillis qui descendoient de peur d’estre veuës. Il se doubta aussitost de ce qui estoit arrivé. Aussi leur ayans ouy refermer la porte de la chambre de Diane, il y courut, & entendit qu’Astrée dit fort haut. Diane, Diane, que viens-je d’ouyr. Si je n’en meurs de regret, je suis indigne de la vertu de mes peres. Celadon se voyant recogneu : s’arresta tout court, & les larmes luy tarissant aux yeux, & les plaintes en la bouche : il rentra dans sa chambre avec un transport qui tesmoignoit qu’il avoit en l’esprit quelque grand dessein. Cependant Astrée s’estant assise sur le lict de Diane, & regardant toute troublée Phillis : Hé bien, ma sœur, luy dit-elle, continuerez-vous à m’accuser que je suis mal à propos soupçonneuse ? Galatée estoit-elle mal informée ? Et n’estions- nous pas bien aveugles de ne nous en estre jamais apperceuës ? Mais moy, mal-heureuse que je suis, devois-je pas l’avoir cogneu, ce dissimulé Berger, à tant de langages qu’il m’a tenus, & à tant de differentes propositions qu’il m’a faites ? Vous souvenez-vous de ce qu’il me dit hier au soir, lors que le pressant sur le desir que j’avois d’aller me rendre Druïde avec luy, ou avec elle, (je ne sçay plus comme je dois appeller ce trompeur) il me respondit avec une feinte tristesse : Plûst au grand Tautates, belle Bergere, que vous pussiez demeurer encore trois nuits en cette volonté : je me promettrois d’estre la plus heureuse fille qui vive. Mais, helas ! que ce peu de temps qui me reste vous changera. Que je prevoy de haine en la place de l’amitié. Que de colere au lieu de complaisance. Et bref, que de supplices pour moy vont naistre, des felicitez que vostre cœur ne me promet, peut-estre, pas, quoy que vostre bouche m’en asseure. Il sçavoit bien ce qu’il disoit, le desloyal, & se mocquoit bien de ma facilité ! Astrée, Astrée, que feras-tu ? En quel coin de la terre te dois-tu retirer pour n’estre point cognuë ? En quel desert ignoré des oyseaux mesmes, pourras-tu eviter la rencontre de ces monstres, qui nous perdent d’une façon si nous pensons nous garantir de l’autre ? Diane ayant sceu tout le sujet des larmes & des pleurs d’Astrée, & d’ailleurs se souvenant des libertez qu’elle avoit prises avec Celadon, n’estoit gueres moins honteuse qu’Astrée, & n’avoit gueres moins de colere. Au contraire, Phillis prevoyant le grand bien qui devoit arriver de ce petit mal, voulut remonstrer à Astrée la faute qu’elle faisoit contre son propre jugement, de regretter la vie de Celadon, apres avoir si long-temps regretté sa mort. Ha, Phillis ! luy respondit Astrée, si vous voulez que le desespoir acheve de me troubler l’esprit, continuez de me parler ainsi. Vous me ferez recourir à des extremitez, dont apres ma mort mesmes j’auray du regret. Quoy ! oserez-vous sou- stenir Celadon ? Et pourrez-vous vivre desormais contente, sçachant que vous avez vescu avec luy comme avec une fille. Astrée se mit à pleurer, & Diane, sans dire mot, luy tenoit compagnie. En fin, dit Phillis, que pensez-vous faire, Mesdames les supersticieuses ? Vous voulez, peut-estre, qu’on aille entretenir les Princes & les Princesses de vous, & que l’on en fasse autant de contes que ces effrontez de Courtisans trouveront bon d’en inventer. Croyez-moy, & ne faites pas tant les pleureuses. Rien ne nous arreste icy : Allons prendre congé d’Adamas, d’Alexis, & de Pâris, aussi froidement que si nous ne sçavions rien de ce qui c’est passé. Trouvons un bon sujet de partir à la haste : & sans trainer apres nous toute cette grande troupe de Bergers & de Bergeres, qui sont encore icy de reste, n’ayons que Daphnis, Licidas, & Sylvandre avec nous. Je voulois vous prier, dit Astrée en essuyant ses yeux, de faire ce que vous nous conseillez : si non de ne prendre congé non plus d’Adamas que des autres, puis qu’il a pour le moins autant contribué que sa fauce fille, à l’ennuy que j’auray toute ma vie. Toutesfois, pour ne paroistre pas incivile, je luy diray adieu : Mais que je voye Celadon ? Ha ma compagne ne m’en parlez point. Je ferois des extravagances que personne n’a jamais attenduës de mon humeur, plustost que de me resoudre à le souffrir devant moy. Sylvandre & Licidas arriverent en la chambre de ces Bergeres, comme Astrée achevoit son discours. Nous vous apportons de mauvaises nouvelles, leur dirent-ils, & ausquelles toutesfois nous n’avons pû mettre ordre. Et quelles sont elles, Bergers ? leur demanda Phillis. Telles repliqua Licidas, que tres-difficilement les jugerez-vous croyables. Nous nous pourmenions il n’y a pas un quart-d’heure, Sylvandre, & moy hors de la ville, & considerions le mal qu’y avoit fait le siege ; lors que nous avons vû une fille vestuë en Druïde aupres de nous. Bergere, nous a-t’elle dit, ne vous eston- nez point de me veoir, je suis Alexis. O Dieux ! Madame, nous sommes-nous escriez. Et comme allez-vous ainsi toute seule ? Bergers, nous a-t’elle respondu : l’extrême amour que j’ay pour Astrée, me fait faire ceste inconsideration. Je ne puis la quitter, & n’ose plus estre avec elle. Je m’en vay en lieu où difficilement Adamas me pourra trouver. De là je vous envoyeray de mes nouvelles. Cependant faites moy la faveur de dire à ma Bergere, que si je luy ay despleu en ne prenant point congé d’elle ; qu’elle doit me pardonner ceste faute. J’ay crû qu’elle n’auroit pas mes adieux agreables. Mais quoy qu’elle fasse contre moy pour ce qui s’est passé, jurez-luy de ma part, comme je vous le jure par le Grand Theutates, que comme j’ay vescu sien : j’ay resolu de mourir sien. Licidas finissant ceste relation : je ne vous puis dire asseurément, continua-il, si Alexis dit sien ou sienne : mais Sylvandre vous dira comme moy, que jusques icy apres y avoir long temps pensé, nous n’avons pû nous esclaircir de ceste doute. Nous voulusmes suivre ceste Druide. Mais se jettant à nos pieds, & nous embrassant les jambes, tandis qu’elle nous mouïlloit les mains de ses larmes, elle nous a tellement conjurez de la laisser, que nous n’avons osé luy refuser une si petite faveur. Comme nous l’avons veu prendre le chemin de Mont-brison, nous sommes venus en haste vous en advertir. Astrée oyant cela, souspiroit si haut, que Sylvandre s’addressant à elle. Nous sçavions bien, belle Bergere, que cette nouvelle vous affligeroit : mais puisque c’est pour ne vous point quitter qu’Alexis vous a quittée, l’esperance que vous devez avoir d’estre bien-tost avec elle doit vous consoler. Phillis voyant que sa compagne estoit trop en peine de respondre. Berger, luy dit-elle, Astrée n’est pas maintenant capable de raison. Ce qu’il faut que vous & Licidas faciez pour nostre commun contentement, est que sans advertir pas un de ce qui reste icy de Bergers, vous veniez avec nous pren- dre congé du grand Druïde, & luy supposiez une affaire tres-importante, qui nous arrache mal-gré nous d’auprés de luy. Astrée vous en prie, Diane le desire, & Phillis vous en porte la parole. De ce pas les deux Bergers allerent veoir Adamas, & luy sceurent si bien representer la necessité de leur depart, qu’il fut de leur advis. Il vint luy-mesme prendre congé des Bergers, & celuy qu’il avoit envoyé pour querir Alexis, luy ayant rapporté qu’elle estoit allée veoir quelques Druïdes de ses amies, il voulut les supplier d’attendre qu’elle fust de retour : mais elles luy respondirent qu’elles luy avoient dit adieu avant qu’elle fust partie. Puis qu’ainsi est, dit Adamas, allez, mes enfans en la garde de Tautates : & asseurez-vous que bien-tost vous me verrez pour les solemnitez qu’il faut faire un de ces jours en vostre hameau. Il les embrassa l’un apres l’autre, &, à leur priere, les quitta à la porte de sa maison. Les deux Bergers & les quatre Bergeres, au desceu de Pâris, sortirent de Marcilly, & ne fai- sant autre chose que consoler Astrée, qui sembloit devoir mourir à chaque pas qu’elle faisoit, allerent tout bellement jusqu’à midy, sans se reposer : & ayant faict un fort mauvais repas, à cause de l’ennuy d’Astrée & de Diane, continuerent leur chemin comme ils l’avoient commencé, & n’arriverent chez eux que bien avant dans la nuict.