[retour à un affichage normal]

Accueil > Documents > L'Astrée de M. d'Urfé, pastorale allégorique avec la clé

Édition posthume des livres 5 à 10 publiée chez le libraire Robert Fouët

Sommaire :





Cinquiesme
Partie.

L’ASTRÉE
DE MESSIRE
HONORÉ D’URFÉ,
MARQUIS DE VEROME, COMTE
de Chasteau neuf, Baron de
Chasteau-morand, Chevalier
de l’Ordre de Savoye.
OU
PAR PLUSIEURS HISTOIRES,
& sous personnes de Bergers & d’au-
tres sont deduits les divers effects de
l’honneste amitié.

CINQUIESME PARTIE.
Dediée par l’Autheur à quelques-uns des
Princes de l’Empire.

A PARIS,
Chez Robert Foüet, ruë S. Jacques
au Temps & à l’Occasion, devant
les Mathurins.
M. DC. XXV.
Avec Privilege du Roy.



[Retour au Sommaire]

LETTRE ESCRITTE à l’Autheur.



  MONSIEUR,


Ces lignes que vous jugerez aisément n’estre point escrites, ny encores moins conceuës par ceux de vostre nation, vous tesmoigneront d’abbord, le desir & la curiosité de quelques Estrangers, desquels la premiere ambition est de vous cognoistre aussi bien de veuë, qu’ils vous cognoissent desja, par ce rare & divin esprit, qui esclatte en chasque fueille, voire mesme en chasque ligne de vos inimitables œuvres. La seconde de pouvoir faire autant paroistre un jour, les plaisantes rivieres & contrées de leur pays, sous vos Auspices, que la riviere du doux-coulant Lignon & la Province de Forests se sont relevées depuis vos beaux escrits : ausquels seuls l’une & l’autre doivent advouer qu’elles sont obligées de leur gloire, & de leur vie, de mesme que nous tous, de nos premiers & meilleurs contentements : puisque nous ne croyons point que nous en puissions recevoir, qu’en tant que ces magnifiques theatres de beauté, & de chasteté, (c’est à dire vos livres d’Astrée) nous en donnent. Aussi a-ce esté à cette seule consideration que nous avons depuis peu changé nos vrais noms, apres en avoir autant fait de nos habits, en ceux de vos ouvrages que nous avons jugé les plus propres & les plus conformes aux humeurs, actions, histoire, ressemblance presupposée, parentage d’un chacun & chacune d’entre nous, pour pouvoir cy-apres tant plus doucement, & avec cette mesme liberté, que nous voyons comme au vieux siecle d’or, reluire en la vie, & aux actions de vos gentils Bergers & gratieuses Bergeres, nous entretenir seuls en nos pensers, absents les uns des autres, & nous res- jouïr nous trouvans par fois ensemble aux festins, & aux assemblées que les fureurs de nos guerres, helas, par trop inciviles, nous ont encores jusques icy par la grace du Tout-puissant permises. Vous pouvez penser, Monsieur, que cela ne se fait jamais que nous n’honorions quant & quant vostre memoire & vos merites, & que nous n’advoüions estre infiniement obligez de nous avoir fourny une si digne matiere d’honneste resjouïssance, mesme parmy tant de troubles & tant d’allarmes, dont nostre patrie, s’en va estre quasi de tous costez accablée. C’est là, où l’un admire le beau style, l’autre les subtiles inventions, & un autre la singuliere methode dont vous surpassez tous ceux qui se sont meslez d’escrire en semblable subjet devant vous. Il ne se peut dire de quel excés de joye nous avons esté ravis, lors que nous avons veu, & eu entre nos mains la troisiesme partie de vostre Astrée, vous estes l’unique qui en peut comprendre l’infinité, & faire conjecture de l’impatience avec laquelle nous en attendons la suitte. Nous ne nous croyons pas moins curieux que ceux de vostre nation : & nous ne voudrions point aussi estre estimez moins libres, mesmes envers ceux desquels la courtoisie cognuë, ne nous peut faire craindre aucun refus. C’est donc, Monsieur, en cette asseurance, que nous vous supplions bien fort, & vous conjurons par la grandeur des merites de cette Astrée, que vous nous avez si bien sceu depeindre, & quasi enflammez d’aimer, & suivre les vertus & dont la gloire vous survivra à vostre souhait, aussi bien qu’au nostre, autant de siecles, que le subjet qui l’a fait naistre, vous survivra en vous accompagnant jusques au cercueil : qu’il vous plaise nous faire veoir le plustost qu’il vous sera possible, la suitte de cette belle Histoire, & ce tant plus que nous avons desja tant de fois, & avec tant d’appetit, leu & releu les premiers Tomes, que nous les sçavons quasi tous par cœur, du moins nous nous faisons forts (s’ils estoient par mal-heur perdus au monde) de les pouvoir rassembler & mettre parmy nous par le moyen de nos memoires occupées à ce seul subjet, & qui jamais n’en sont lassées n’y rassassiées. Nous ressemblons en cela à l’Erisicthon d’Ovide, qui tant plus il mangeoit & tant plus se trouvoit affamé. C’est (pour vous dire ce qui en est,) une faim sans cesse, & une soif qui ne se pourra jamais estancher, laquelle nous travaillant sans relasche, nous fera vous importuner tant que vous vivrez au monde & nous aussi, à ce que ne cessiez jamais de continuer vos nompareilles inventions, & agreables discours, tant nous en sommes esgalement amoureux & insatiables. Nous nous sommes grandement hazardez en ce que sans vous avoir jamais en rien obligé, voire sans vous cognoistre, ou estre cognus de vous, nous nous sommes tant emancipez, que de vous rechercher de cette continuation, & de nous promettre desja, d’obtenir de vous toutes nos pretentions. Neantmoins la cognoissance que nous avons de vostre courtoisie nous don- ne suject de passer encore plus outre, & de vous prier (puisque parmy tous ceux de nostre qualité & cognoissance, nous ne croyons point trouver un Celadon tel que celuy que vous nous representez dans vos livres,) que vous daigniez nous faire la faveur de prendre ce nom, & de permettre que d’ores-en-avant, nous honorions un Urfé comme Celadon parmy nous, & un Celadon qui jamais ne fut veu, comme un Urfé present. Nous nous sommes tousjours imaginez jusques icy que vostre humeur & vos actions approchoient de si prés celles de Celadon que si ce n’estoient elles-mesmes (ce que nous n’oserions soustenir puisque l’instruction que vous donnez à la Bergere Astrée au frontispice de vostre premiere partie s’y oppose manifestement,) nous les deussions pour le moins croire semblables. Cela estant nous n’aurons pas besoin d’user de grandes persuasions pour vous faire accepter le nom d’une personne dont vostre vie ne represente pas moins l’idée qu’on la peut lire en vos escrits. Si pourtant nous nous sommes abusez en cette creance, & que nous n’ayons deu approfondir ce que vous avez si dextrement sceu desguiser, considerez à quelle extremité nous portera le desplaisir que nous aurons de n’avoir pû trouver dans tout le monde le vray Celadon que nous avons tant cherché. Obligez-nous donc Monsieur, d’adjouster aux contentements infinis, que vos premieres parties, nous ont desja donnez, celuy que nous attendons de leur continuation, & de l’acceptation que vous ferez du nom de Celadon. C’est la faveur qu’esperent de vous ceux, & celles-là, qui en la seule consideration de vos œuvres & de vos merites, se sont comme vos gentils Bergers, braves Cavaliers, excellentes Nymphes & gratieuses Bergeres, despouïllés de leur serenissimes, tres illustres & tres-nobles tiltres & qualitez, pour prendre les noms & par fois les habits qu’ils ont jusques à cette heure trouvez dans vos livres inimitables : & qui en cette attente, & pendant qu’ils tascheront d’estendre plus loin vos loüanges (s’il reste quelque lieu qui n’en soit desja remply) se publieront pardes- sus tous autres de quelque nation qu’ils soient.


  Vos plus affectionnez, amis & amies,


  Hasemide, Theudelinde, Galathée, Ingiande, Clidamant, Parthenope, Alaric, Adamas, Blisinde, Amidor, Diane, Hylas, Celidée, Merove, Mechine, Rithymer, Sylvie, Aristander, Phillis, Placidie, Daphnide, Madonthe, Laonice, Renaut, Circene, Clarine, Aimée, Astrée, Dorinde.


  Et vos plus humbles serviteurs & servantes,


  Lisis, Cleontine, Alcipée, Palinice, Celion, Bellinde, Sylvandre, Sylere, Guyemant, Melide, Meril, Cleon, Celidas, Carlis, Paris, Clarinthe, Amintor, Doris, Adraste.


  Du Carfour de Mercure, ce I. du mois de Mars, 1624.

[Retour au Sommaire]

RESPONCE de l’Autheur.



  Un an apres que vous m’avez eu fait l’honneur de m’escrire, vostre lettre m’est tombée entre les mains : pour me faire cognoistre, à ce que je crois, que le Ciel est tres juste de nous retarder les honneurs qui sont pardessus nos merites. Ce que je dis seulement à fin que l’année qui s’est escoulée d’un mois de Mars à l’autre, ne me soit point imputée, à quelque manquement. Car je n’aurois pas demeuré si longuement à m’acquitter de mon devoir, & à tesmoigner le ressentiment que j’ay de l’honneur que vous m’avez fait, si plustost j’eusse receu ce gage de vostre bien-vueillance, & de l’estime que vous daignez de faire de ce que j’escris. J’advouë que d’abord cette inesperée faveur m’a surpris, & comme nos yeux inacoustumez à une grande lumiere demeurent esblouïs, quand tout à coup ils sont atteints des plus clairs rayons du Soleil : de mesme je me suis de sorte trouvé coufus d’une grace si grande, & si peu attenduë que j’ay eu peine à me persuader que ce ne fust un songe. Mais, & qui n’en eust fait de mesme en recevant une lettre envoyée par un si grand nombre de Princes, & de Princesses, de Seigneurs & de Dames, d’un pays tant esloigné de celuy de ma demeure, seulement pour me tesmoigner l’estime qu’ils font de moy, & pour me donner un lieu si honorable en la plus Auguste & celebre Academie de l’Univers ? Il est vray que lisant cette lettre, j’ay cent fois dementy mes yeux, & me suis autant de fois demandé si le mal qui m’y est advenu depuis quelques mois ne me la faisoit point veoir autrement qu’elle estoit escritte, & non pas sans raison : car d’un costé je voyois cet innocent ouvrage de mes plus tendres années qui se presentoit devant mes yeux, tout tremblant de crainte & de doute de soy-mesme : & de l’autre j’oyois le favorable jugement qu’en faisoient des personnes si relevées, d’une si eminente naissance pardessus le reste des hommes, & d’une nation encore, de qui la valeur & le courage ayant dés long-temps osté l’Empire aux Romains, dispute maintenant l’honneur des bonnes lettres avec tous les plus sçavants de la terre. De sorte qu’avec raison, j’en devois plustost craindre la censure qu’en attendre la louange : Mais en cecy j’ay esprouvé que veritablement les princes sont en terre les images vivantes des Dieux, des Dieux, dis-je, desquels la grace previent tousjours le merite, puis qu’il vous a pleu de devancer par les vostres, non seulement celuy de mes escrits, mais de toutes mes esperances. Et cette creance m’est demeurée encore plus entiere quand j’ay veu que pour vous rendre conformes à la façon de vivre de mes Bergers, vous avez voulu prendre leurs noms & leurs habits, puisqu’Apollon autresfois voulut bien garder les troupeaux d’Admete en cette qualité, & que presque tous les autres Dieux ont bien aussi quitté le Ciel pour vivre parmy nos Nymphes & nos Bergeres : & c’est bien veritablement à ce coup que je crois mon Astrée estre parvenuë à sa perfection. Puis que tant de grands esprits voulans estre de sa bergerie, il est impossible qu’ils ne l’eslevent au plus haut degré où elle puisse jamais monter. Si bien qu’au lieu que je soulois auparavant estre en doute des imperfections qui m’y estoient eschappées, maintenant asseuré de Bergers & de Bergeres de telle valeur, je ne puis plus douter qu’à jamais elle ne vive comme l’un des plus parfaits ouvrages des humains. Et en cette consideration je vois que la perfection de toute chose gist au retour qu’elle doit faire à son principe, puisque dés le commencement mes Bergers & mes Bergeres, ayans esté de grands Princes & de grandes Princesses, de tres-illustres, Seigneurs & Dames, maintenant vous leur redon- nez le lustre que je leur avois osté, moy en les faisant Bergers, & vous en les rendant de Bergers & Bergeres, grands Princes & grandes Princesses, comme ils souloient estre. Puis donc que cette perfection leur vient de vous, comme vostre ouvrage vous estes tous obligez de le maintenir en l’honneur ou vous l’avez mis, & d’en faire vostre fait propre contre ceux qui le voudront ravaler du suprême honneur où vous l’avez eslevé. Mais à tant de faveurs qu’il vous a pleu me faire, est-il possible, que la derniere & plus necessaire pour m’acquitter de mon devoir me soit maintenant desniée ? Je sçay que les Dieux ne se veulent point laisser veoir aux yeux des mortels, & que l’imprudente Nymphe qui en eut la curiosité fut punie par Jupiter selon son merite : & que c’est peut-estre la raison pour laquelle vous m’avez caché vos noms sous ceux de Bergers : mais je sçay bien aussi qu’Enée obtint cette grace que sa mere luy osta la nuë des yeux qui l’empeschoit de veoir les Dieux parmy les ruïnes d’Ilion. Et pourquoy ne puis je esperer cette faveur de ceux qui m’en ont desja fait de si grandes, afin que je puisse dresser mes Autels, mes vœux, & mes sacrifices à ces Divinitez de la terre, qui sont mes Dieux Tutelaires ? J’espere cette grace de vous, & en l’attendant pour ne retarder point d’avantage la recognoissance de ce que je vous dois, j’imiteray ce grand Empereur de qui la pieté dressa l’Autel au Dieu Incognu, & sur cet Autel je sacrifieray mon obeïssance, en recevant le nom de Celadon que vous me commandez de prendre, & en vous offrant non seulement cette partie d’Astrée que vous me demandez, mais tous mes escrits & toutes mes pensées. Et je croy bien que ce n’a pas esté sans une bonne consideration, que vous m’avez reservé le nom de Celadon parmy vous, non pas que je le merite en la qualité que vous m’escrivez : mais parce que m’estant proposé, en la personne de ce Berger, de faire veoir la plus pure & la plus veritable affection qui fut jamais, il ne falloit pas aimer, honorer & reverer des personnes si remarquables & si pleines de merite que vous estes, avec une moins entiere ny moins parfaitte affection, que celle que ce nom emporte avec soy. Je reçoy donc grands Princes & Princesses, ce tiltre honorable que vous me donnez, non seulement pour joüyr sous le personnage de ce Berger, des fruits qui naistront d’une conversation si douce & d’une Academie si celebre que la vostre : Mais avec protestation que les services de cét Amant, ne furent jamais plus devotieusement n’y plus fidelement rendus à sa Bergere, que vous en donneront à l’advenir ma fidelité & mon affection. Vous serez tous ensemble mon Astrée, & je trouveray asseurement dans vos perfections tant de suject d’Amour, d’honneur, & de respect ; que tout ce que Celadon endure dans mes livres, & en papier pour son Astrée, je le souffriray en effect par le desir qui ne mourra jamais en moy, de vous rendre à tous un tres-humble & perpetuel service : si bien que desormais je n’auray point d’entretien plus doux que la memoire de ce que je vous dois, & en cette pensée je ne demanderay plus à la Renommée la recompense de mes ouvrages, puis que vous m’asseurez qu’ils vous ont pleu, & cela sera cause que je m’efforceray de rendre telle la suitte de ces actions boccageres qu’elle ne dementira point son commencement : afin qu’elles ne diminuent rien du contentement que vous en avez receu. La suitte que vous me demandez va veoir le jour sous vostre protection, & ce seroit sous vos noms si j’en avois la cognoissance. Quand le bruit des canons cessera, & que la douceur de la paix nous ostera l’espée de la main, j’y remettray la plume, pour donner le repos aux desirs de mes Bergers, & peut-estre à la curiosité que cet ouvrage aura fait naistre en vous. Et cependant si selon vos souhaits, mon cher Lignon, à l’imitation de ce fleuve amoureux d’Aretuse, se peut trouver un passage par les entrailles de la terre pour s’aller rendre dans les lieux où se trouvent de si rares Bergers & Bergeres, je l’estimeray infiniement heureux de couler parmy des Provinces si fortunées que celles où de si grands Pasteurs commandent. Et ce sera bien alors, si j’ay jamais porté envie à quelque bon-heur que je seray envieux du sien, où pour le moins de n’estre point appellé, comme luy, auprés de vous, ausquels je jure par les serments qui me sont les plus saints, & les plus inviolables, que si je suis jamais si heureux que de cognoistre les veritables noms de ceux à qui j’ay une obligation si estroitte, je n’espargneray ny mon sang, ny ma vie pour leur tesmoigner que je suis,


  Souverains Princes & Princesses,
tres-Illustres Seigneurs & Dames.


  Vostre tres-
humble, & tres-affectioné serviteur.
Honoré D’Urfé.


  De Chasteau-morand ce I.
Mars, 1625.

[Retour au Sommaire]

L’AUTHEUR AUX Bergeres de Lignon.



  J’Advouë, ô mes gentiles & discrette Bergeres, qu’apres m’avoir si longuement tenu compagnie durant l’oisiveté de ces six ou sept dernieres années, que la paix sembloit vouloir rendre eternelle à tous ceux qui habitoient en cette agreable contrée. Vous avez maintenant raison de vouloir retourner au lieu de vostre naissance, & y joüyr du repos qu’il plaist au Ciel, de donner à ceux ausquels il est permis d’y passer leurs jours paisiblement, & loing des tumultueux desseins de l’insatiable Ambition. Maintenant, dis-je, que l’on n’oyt retentir de tous costez que les enclumes & les marteaux, jour & nuict employez à forger des Armes & des machines de Guerre. Que tous les attelages qu’on void rouler par les villes, ne sont plus que des Canons effroyables, & que les Alpes au lieu de neige, ne se couvrent desormais que de Soldatz, qui comme des deluges viennent furieusement descendans de ces hauts rochers, dans les fertilles plaines de l’Italie, de laquelle il semble que depuis les dernieres moissons les guerets n’ayent esté semez que des dents de ce Serpent, dont les hommes au lieu de l’espy n’aissoient tous armez & prests à combattre, tant nous voyons les Campagnes de tous costez couvertes d’un incroyable nombre de gens de Guerre. Non, non, mes cheres Bergeres, prenez hardiment le chemin de vostre retour, je vous en donne tout le congé que vous sçauriez desirer. Sçachant assez que des naturels si doux, & des ames si paisibles, seroient mal propres en cette saison, & en ce lieu où il n’y a plus de Temples ouverts que celuy de Janus, & où l’on a desja changé le fer innocent des Houlettes, des Coutres, & des Charrues, en celuy de Lances, de Flesches, & de Darts homicides. Il est vray qu’a vostre départ, je vous veux toutes conjurer par les agreables entretiens avec lesquels nous avons faict ensemble couler si doucement les heures plus inutiles, que quand vous serez en vostre heureuse patrie de Forests, & que vous vous promenerez le long des agreables rives de mon cher Lignon, vous racontiez aux Nymphes, & aux belles Bergeres vos compagnes, avec quel regret je vis esloigné d’elles, & combien m’est insuportable, la cruelle ordonnance du Destin qui me bannit si rigoureusement du lieu de ma naissance, Dittes leur que vous m’avez veu jetter cent fois des mortels souspirs qui me partoient du profond du cœur, pour ne pouvoir aller clorre les yeux où la premiere fois je les avois ouvertz, & rendre le dernier souspir ou en naissant j’avois eu la premiere fois le bon-heur de respirer. Asseurez-les qu’en cette pensée bien souvent vous m’avez oüy estimer heureux celuy de qui le tombeau pouvoit estre fait du mesme bois dont son berçeau avoit esté façonné. Et bref jurez leur ? ô mes gentilles Bergeres que vostre sejour aupres de moy m’a esté tres aggreable, Mais plus pour la memoire que vous m’estes allé renouvellant d’elle, & de ces lieux tant aimez, & où mes tendres années se sont escoulées si doucement. Et affin que vous leur puissiez rendre quelque preuve de la verité de ce que vous leur direz : Promettez leur de ma part, & soyez asseurées que je ne dementiray point vostre promesse. Que les armes ne seront pas plustost tombées de nos mains, qu’en mesme temps, si le Ciel me conserve, je ne reprenne la houlette pour, avec eux, mener paistre les brebis innocentes, sans les jamais plus abandonner que je ne les aye conduittes au repos & à la tranquilité que je leur ay promise.


  Et cependant pour arres de mes veritables promesses, ô mes belles & cheres Ber- geres, ne soyez point parresseuses, je vous supplie, de raconter non seulement à tous ceux qui vous voudront ouyr : mais à ces antres & à ces boccages qui m’ont si souvent receus sous leurs solitaires ombrages, & parmy leurs agreables horreurs, les doux entretiens avec lesquels nous avons essayé de tromper la longueur de ces loisirs que je disois importuns, pour estre trop pleins de tranquilité & de repos. Ce que vous estes d’autant plus obligées de faire, que j’ay appris que l’impatience de ceux, qui n’ont pû attendre vostre retour, a semé parmy les Gaules d’autres discours sous nostre nom, qui veritablement n’estans pas entierement supposez, peuvent toutesfois estre nommez enfans avortez, & tels que ceux ausquels la naissance trop hastée n’a pas donné le loisir de sortir au jour en la perfection qu’ils devoient naturellement pretendre. L’Ourse, comme vous sçavez, apres avoir fait ses petits, les lesche longuement, & leur donne avec la langue la perfection qu’au point de leur naissance la Nature leur avoit refusée : Les enfantements de l’esprit ne sont gueres differents à ceux de cet Animal : car s’il ne va avec le temps peu à peu polissant ce que tout à coup il a conceu, il y reste tousjours de grandes imperfections, & de remarquables deffauts : c’est pourquoy les maistres en cet art conseillent que la neufviesme année de tels enfans s’escoule dans les secrets & particuliers cabinets de ceux qui en sont les peres. Nos Anciens Gaulois nous ont voulu donner cet enseignement, à ce que nous racontent ceux qui escrivent de leurs coustumes : car ils ne souffroient que leur enfants fussent veus auprés d’eux, n’y en aucune assemblée, qu’ils n’eussent attaints pour le moins la quinziesme année, ayant honte, disoient-ils, de les laisser veoir en publicq, qu’ils ne fussent capables de soustenir le personnage de leur pere. Et toutesfois cet avorton (tel le doit-on nommer) puis que n’estant pas à terme, il s’est presenté au jour & sans teste, & sans pieds, n’a laissé de rouler parmy le monde, & de se dire mon enfant. Mes cheres filles, vous avez interest en cecy, & vous devez le desadvoüer pour vostre frere, comme je le declare n’estre point mon enfant : mais seulement une lourde masse de chair, qui n’estoit pas encore seulement bien animée, tant s’en falloit que ce fust un entier & parfait animal.


  Ce sont les prieres que je vous faits en vous donnant congé. Que si l’affection avec laquelle je vous ay si soigneusement eslevées vous oblige à m’aimer, priez & conjurez les Dieux Tutelaires de Forests, & particulierement ceux des claires sources de Lignon ; des prez & des boccages qu’il arrouse, qu’ils ayent soin de me r’appeller bien- tost auprés d’eux, afin qu’en vostre aimable compagnie, je puisse gouster les douceurs de la vie que je vous ay enseignée.



Extraict du Privilege du Roy.


  Le Roy par ses lettres patentes a permis à Robert Foüet, Juré Libraire à Paris, d’imprimer ou faire imprimer tant de fois qu’il voudra, les Cinq & Sixiesme parties de l’Astrée de Messire Honoré d’Urfé. Et sa Majesté par les mesmes lettres, fait tres-expresses inhibitions, & deffenses à toutes personnes quelles qu’elles soient, d’en imprimer ny vendre, & à tous estrangers d’en apporter dans ses Royaumes & pays, voire mesme d’en tenir d’autre impression que de celles dudit Foüet, sous quelque cause ou pretexte que ce soit pendant le temps & espace de dix ans, finis & accomplis, à commencer du jour qu’il aura parachevé d’imprimer chacune desdites parties. Voulant en outre, ledit Seigneur, que l’extraict dudit Privilege estant mis à la fin ou au commencement de chacun desdits exemplaires, il soit tenu pour deuëment signifié, à ce que nul n’ait à y contrevenir, sur peine de quinze cens livres d’amende, & autres portées par lesdites lettres, données à Fontaine-bleau, le dixiesme jour de Juillet, mil six cents vingt cinq, & signées par le Roy en son Conseil,


Laisse ton burin admirable
Graveur, quitte ce beau Pourtrait,
Sçais tu pas que le moindre trait
D’astrée, n’est pas Imitable ?

[Retour au Sommaire]

LA CINQUIESME PARTIE DE
L’ASTRÉE
DE MESSIRE
HONORÉ D’URFÉ



LIVRE PREMIER.



  arce qu’Adamas craignant quelque surprise de Polemas, avoit ordonné aux portes que de tous les estrangers qui y venoient les noms fussent escrits, & le lieu où ils alloient loger : Dés le soir mesme il fut adverty que Merindor & Periandre, avec Dorinde & ces autres Bergeres & Bergers estoient en la maison de Clindor : mais parce qu’ils avoient passé auprés d’Amasis la plus grande partie de la nuict, il ne veid que fort tar l’advis que les gardes de la porte luy en avoient donné. Les noms de ces deux Chevaliers ne luy estoient point incognus, & sçachant bien qu’ils estoient vassaux du Roy des Bourguignons, leur arrivée en ceste saison luy fit soupçonner que ce ne fust pour le service de Polemas, & n’eust esté l’heure induë, il eust, sans doute, envoyé querir Clindor, pour entendre le sujet de leur venuë, & quelle cognoissance il avoit avec eux, qui le conviast de les loger en sa maison. Toute la nuict il en demeura en peine, & cela fut cause qu’il reposa fort peu, & que le jour à peine commençoit de poindre lors qu’il sortit du lict & envoya querir Clindor : mais la porte de sa chambre ne fut pas plustost ouverte, qu’un jeune Eubage s’y presenta & demanda de parler à luy. Ce jeune homme estoit fort cogneu dans sa maison parce qu’il y avoit esté nourry, & eslevé petit enfant, aussi-tost qu’il se veid seul avec luy dans sa chambre, Seigneur ( luy dit-il) je viens vous trouver pour une affaire qui est peut-estre de grande importance, & peut-estre aussi ne l’est pas. Mais d’autant que ce n’est pas à moy à le recognoistre, & que je penserois estre grandement coulpable si quelque chose venoit à ma cognoissance, sans vous en advertir. Je suis venu le plus diligemment qu’il m’a esté possible, vous faire entendre qu’hyer environ sur les deux heures apres midy, des gens qui se disoient au Roy Gondebaut, vindrent à grosse trouppe, & à main armée, pour enlever une jeune fille, qui s’estoit sauvée sur les bords de Lignon, entre Julieu & le Temple de la bonne Déesse. Et parce qu’en mesme temps qu’ils l’emmenoient il en survint d’autres, quoy que moindres en nombre : mais beaucoup superieurs en force & en courage, qui la recoururent des mains de ces voleurs, & depuis la conduisirent en seureté en ceste ville, à ce que l’on m’a dit, avec quelques Bergers & Bergeres, il y eut un grand combat entr’eux, auquel en fin ceux qui la vouloient enlever furent presque tous tuez, & ceux qui eschaperent ce fut à course de cheval.


  Or, Seigneur, je me trouvay de fortune presque en mesme temps sur le lieu, où plusieurs Druydes, Vacies & Eubages, s’assemblerent, pour ne laisser sans l’honneur de la sepulture trois Chevaliers de ceux qui avoient recouru ceste fille, & qui y estoient demeurez morts. Mais d’autant que de leurs ennemis plusieurs avoient aussi esté tuez, & mesme celuy qui les conduisoit, les Anciens trouverent bon, pour ne les laisser devorer aux chiens & aux loups, & ne point aussi infecter l’air, de les brusler, selon la coustume. Et parce qu’en deshabillant le chef il me sembla qu’il y avoit quelques papiers dans sa poche, je pensay que, peut-estre, ce seroit chose d’importance au service de la Nymphe : Je fus curieux d’y mettre la main, & je trouvay ceste lettre, (dit-il en la luy presentant) qui s’addresse, comme vous voyez, à Polemas. Et depuis cherchant plus particulierement dans un ply de son hoqueton, je trouvay encore celle-cy, (continua-t’il en luy en presentant encore une, mais beaucoup plus petite.) Je vins dés hyer au soir : mais les affaires qui vous ont retardé si tard au Chasteau sont cause que je ne vous les ay pû rendre que ce matin.


  Adamas alors prenant ces lettres, & voyant qu’au dessus, il y avoit à Polemas Comte des Segusiens, nostre fidelle amy, jugea bien tant à cette inscription qu’au cachet que c’estoient des lettres du Roy des Bourguignons, & que sans doute il y apprendroit quelques nouvelles d’importance : toutesfois ne luy semblant pas à propos que ce jeune Eubage recogneust la meffiance qu’Amasis pouvoit avoir de Polemas, il n’en fit point de semblant, seulement il loüa sa prudence, sa fidelité, & sa diligence, & l’assura qu’il en feroit rapport à la Nymphe, afin qu’elle en eust memoire pour recognoistre en temps & lieu sa bonne volonté. Apres luy commanda de continuer de mesme en toutes les oc- casions qui se presenteroient, & surtout d’estre secret ; afin que Polemas n’en fust point adverty, de peur qu’il ne vint à s’offencer de ce qu’il luy avoit apporté des lettres qui s’addressoient à luy, & qu’il estoit necessaire toutesfois que la Nymphe veist.


  Cet Eubage estoit à peine sorty de sa chambre, que Clindor arriva, duquel le Druyde apprit qui estoit Periandre & Merindor, & le subjet qui le conduisoit en ce lieu, parce que Clindor l’avoit appris d’eux dés le soir mesme lors qu’ils luy demanderent advis de quelle sorte ils devoient faire pour avoir audience de la Nymphe. Or reprit le Druide tout joyeux, soudain que ces Chevaliers seront hors du lict, vous ferez chose tres-agreable à Amasis de les luy conduire, & cependant je luy feray entendre quels ils sont afin qu’elles les reçoive comme ils le meritent : Et quant à Dorinde, ma Niepce Leonide l’ira trouver, & luy dira l’heure qu’elle pourra venir au Chasteau, & à ce mot ayant sceu qu’Amasis estoit esveillée il s’en alla la trouver.


  lle ne faisoit que sortir de sa chambre & vouloit entrer dans son cabinet pour donner ordre à quelques affaires, lors qu’Adamas luy fit entendre tout ce qu’il avoit appris de Clindor, touchant la fortune de Dorinde & le subject de la venuë de Periandre & Merindor, & puis coutinua. Il semble, Madame, que la bonté de Tautates vous envoye des hommes estrangers pour vous defendre de la meschanceté des vostres, car quelque intelligence qu’il y puisse avoir entre Gondebaut & cet homme de bien de Polemas, si ne faut-il point douter, que ces deux Chevaliers ne vous assistent fidellement encore qu’ils soient vassaux du Roy des Bourguignons : car ayans entrepris pour cette fille ce qu’ils ont fait contre luy, il n’en faut point entrer en doute : mais adjouste la Nymphe, vous parlez du Roy Gondebaut comme si vous estiez bien asseuré qu’il ne fut pas de nos amis, en avez vous eu quelque plus grande asseurance, que celle que j’ay sceuë, nullement Madame, respondit Adamas, mais je juge par raison qu’il doit estre ainsi, car quelle apparence y a-t’il que Polemas qui est homme d’esprit & qui a tramé ce dessein de loin ne se soit acquis ce Roy, si puissant & qui est à vostre porte, je l’estimerois le plus ignorant homme du monde s’il avoit fait cette faute : & je ne croirois pas la faute moindre de vostre costé, si vous ne vous prepariez comme si vous en estiez tres-assurée. Car je tiens pour certain que je vous apporte des lettres qui nous en osteront la doute entierement. Et à ce mot il luy tendit la premiere que l’Eubage luy avoit donnée, que la Nymphe considera quelque temps sans dire mot, estonnée de ce tiltre de Comte des Segusiens que l’on donnoit à Polemas, & apres luy demandant qui escrivoit cette lettre & de qui il l’avoit euë. Il respondit je ne puis dire asseurément de qui elle vient, si ce n’est que le cachet est celuy de Bourgogne, & que le Roy Gondebaut a accoustumé de s’en servir, car ce Chat, dit-il, avec ce mot, Liberté, me le fait ainsi juger : & de plus, que ceux qui ont voulu enlever cette jeune fille de laquelle je vous ay parlé & qui ont esté tuez par ces trois Chevaliers la portoient, & a esté trouvée par un Eubage dans leurs habits qui a esté diligent de me la remettre : Mais, Madame, prenez la peine de la veoir, car je vous en feray veoir une autre encore qui, je pense, nous apprendra bien mieux ce que nous ne sçavons pas. A ce mot rompant le cachet la Nymphe leut telles paroles.




LETTRE DE GON-
debaut à Polemas.




  Nostre cher Amy, si Clorante, l’un des chefs de nostre garde, a besoin de vostre ayde, faites luy paroistre l’amitié que vous portez à son Maistre : Il va pour un affaire qu’il vous communicquera, & qui est de plus d’importance qu’il ne semble pas. Si Polemas veut que nous le croyons nostre amy, qu’il ne permette pour quelque consideration que ce soit, que ce porteur revienne sans que nous ayons la satisfaction que nous pretendons de son voyage.


  Je voy bien, reprit Adamas, que cette lettre quoy qu’elle tesmoigne assez la bonne intelligence qui est entr’eux, toutesfois a esté escritte pour estre veuë de chacun, mais Madame, cette autre qui a esté trouvée cachée dans les habits de celuy-là mesme qui avoit celle que vous venez de lire, ou je me trompe parlera plus clairement, & la Nymphe alors en la prenant, je ne sçay, dit-elle, qu’elle sera celle-cy, mais il semble que la premiere n’est point trop obscure, puis que Gondebaut ayant cette affaire tant à cœur se contente d’en escrire à Polemas, comme s’il estoit seigneur absolu de mes Estats, & le nomme Comte des Segusiens, tiltre nouveau & qui ne doit appartenir qu’à celuy qui espousera Galathée. Et puis voyez ce mot, faites luy paroistre l’amité que vous portez à son maistre, & puis cet autre, si Polemas veut que nous le croyons nostre amy, qu’il ne permette pour quelque consideration que ce soit, & ce qui suit, comme si c’estoit à Polemas à permettre ou à defendre quelque chose sans mon sceu dans ces Provinces, ou que pour l’amitié qu’il luy porte il deust clorre les yeux à ce qui seroit de ma volonté. Et à ce mot elle ouvrit le petit billet où ils leurent telles paroles.




BILLET
De Gondebaut à Polemas.




  C’est à ce coup qu’il faut que Polemas soit du tout Comte des Segusiens. Je viens de sçavoir que Clidamant est mort ; Lindamor grandement blessé, & presque toutes ses trouppes deffaittes. A ce coup nous verrons si vostre courage esgale vostre ambition : & ce sera en cette occasion que Gondebaut vous tesmoignera qu’il est vostre amy.


  O Dieux, s’escria la Nymphe, il n’en faut plus douter, voila la trahison toute descouverte, quelle force humaine sera celle qui nous en pourra garantir. Le Druyde alors ne jugeant pas que le peu de temps qu’ils avoient à pourveoir à leurs affaires, se deust perdre en pleurs, supplia la Nymphe de faire appeller Galathée afin qu’elle participast aux conseils qu’il falloit prendre : Et lors qu’elle y fut venuë le Druyde s’addressant à Amasis qui estoit toute en larmes, Madame, luy dit-il, les pleurs ne seichent jamais les pleurs, il faut que ce soit la force de vostre courage qui vous fasse paroistre, non seulement grande en l’estenduë de vostre Province, mais en la magnanimité & generosité de vostre ame. Le grand Dieu par moy vous promet qu’il ne vous delaissera jamais, si vous ne vous delaissez vous-mesmes, & desja ne voyez-vous des faveurs de sa prevoyance, en faisant venir Alcidon & Damon, pour leurs propres interests, tant à propos qu’il semble que vous les y ayez appellez, mais Periandre & Merindor qui sont deux Chevaliers desquels les noms sont assez cogneus par toutes ces contrées pour estre des Principaux de la Gaule Lyonnoise, ne sont-ils pas de mesme arrivez depuis hier au soir, ayans faict un acte si genereux qu’il ne faut point douter que leurs armes & leurs courages ne s’employent librement à vostre defence. Car Madame, il faut que vous sçachiez que la fille d’Arcingentorix le bon & honnorable Chevalier s’estant sauvée dans vos Estats pour fuyr la tyrannie du Roy des Bourguignons, avoit esté violemment enlevée par quelques solduriers de sa garde, & sans doute eust esté ramenée à Lyon d’où elle estoit sortie desguisée n’eust esté la valeur de ces Chevaliers qui l’ont recouruë & l’ont conduitte en cette ville pour vous supplier de la recevoir en vostre protection. Il faut donc, Madame, que vous esperiez en la bonté de Tautates & que cependant vous fassiez paroistre qu’Amasis est non seulement Dame de toutes ces belles contrées par succession, mais beaucoup mieux par vertu & par merite. La Nymphe essuyant ses larmes & jettant les bras au col de Galathée, ma fille luy dit-elle, si le Ciel a ordonné que la ruine de nostre domination advienne en nos jours, pour le moins resolvons-nous de ne rien faire qui soit indigne de nous, ny qui puisse faire juger qu’elle soit advenuë par nostre faute, & lors la prenant par la main elle s’en alla dans la chambre de Damon où elle sçavoit qu’Alcidon estoit, & les portes estans fermées Adamas par son commandement prit la parole de cette sorte.


  Vous trouverez peut-estre estrange, Seigneurs oyant ce que j’ay à vous dire par le commandement de la Nymphe, que les Dieux qui vous ont envoyez en Forests pour y recevoir le remede à vos peines, que vous n’avez pû trouver ailleurs, semblent au contraire vous avoir destinez à la conservation de cette mesme contrée que je puis dire sur toutes malheureuse, si son bon-heur ne luy est conservé par vos armes, & par vostre courage. Et toutesfois il est vray qu’Amasis, & nous tous, n’avons plus d’esperance en la force humaine, sinon en celle qui est en vous pour nous defendre d’une honteuse & insupportable servitude, & que plustost qu’endurer nous voulons tous eslire & la mort & le tombeau. Cette grande Nymphe que vous voyez tant estimée & tant honnorée par toutes les Gaules, & de qui la vertu a tousjours esté sans reproche par un profond jugement du Ciel se veoid reduitte sur le point non seulement d’estre despouïllée de ses pays & de ses Estats : mais encor de se veoir ravir d’entre les bras la Nymphe Galathée sa fille, par la plus insigne trahison qui ait esté faite de nos jours. Il est vray que vostre arrivée en ce lieu tant à propos sans autre dessein que celuy que le Ciel a fait nous donne une tres-asseurée croyance qu’il se veut servir de vostre vertu pour la conservation d’une si bonne Princesse, & pour la punition des meschants qui osent tant injustement entreprendre contre son auctorité. Ceste action, Seigneur, ne sera pas celle qui donnera le moins de lustre à vostre gloire, lors qu’elle sera racontée par toutes les Gaules : car elle est accompagnée de toutes les conditions qui la peuvent rendre honorable envers les personnes d’estime, & de vertu, tant pour son equité, que pour la difficulté qui l’accompagne avec tant de dangers & de perils, que si ce ne sont des courages genereux comme les vostres, il n’y a pas apparence que quelqu’autre la vueille entreprendre.


  Il vouloit continuer, mais Damon impatient l’interrompit. Madame, (dit-il se tournant vers la Nymphe) je vous donne ma foy, & jure au grand Hesus de ne vous abandonner jamais que vous ne soyez hors de ceste peine, & d’employer pour vostre service jusques à la der- niere goutte de mon sang contre tous les hommes du monde. Et s’il faut vestir le harnois pour vostre defence, je n’ay blesseure qui me retienne un moment dans le lict. Alcidon reconfirma les mesmes asseurances à la Nymphe avec une telle franchise, qu’elle ny Galathée ne les pouvoient assez remercier, & sur ce propos Adamas prenant la parolle, leur fit entendre tout le dessein de Polemas, & les moyens avec lesquels il pretendoit d’en venir à bout : les grands preparatifs qu’il avoit desja de longue-main tant dedans que dehors l’Estat, les intelligences avec les Princes voisins, l’authorité qu’il s’estoit finement usurpée dans la contrée, les moyens qu’il avoit tenus à se rendre maistre de toutes les forteresses, & à s’attirer la volonté de tous les solduriers & Ambactes, & bref qu’ayant despouïllé la Nymphe & d’argent & de gens il n’y avoit rien eu qui l’eust empesché d’executer ce pernicieux dessein que la crainte qu’il avoit euë de Clidamant, & de Lindamor. Que maintenant il ne falloit plus esperer que cette bride le retint en son devoir, parce que le Roy des Bourguignons luy en avoit escrit la mort, comme ils pouvoient bien veoir par la lettre qui en avoit esté surprise. Et bref il n’y oublia chose qu’il creust estre à propos de leur faire sçavoir, mais quelque extreme & prompt peril que le Druide leur pûst representer ne fit que leur augmenter la volonté d’embrasser la defence de la Nymphe, & pour joindre la prudence à leur courage, s’enquirent avec quelle seureté elle demeuroit en ce lieu, & quel ordre il y avoit mis, Adamas satisfit à toutes leurs demandes, & les asseura que rien ne leur manquoit que des hommes : car pour des armes il y en avoit quantité de toutes sortes dans le Chasteau. Que pour les munitions il n’y avoit qu’un mois que les bleds avoient esté couppez, de sorte que les greniers en estoient tous pleins, mais que pour les hommes il ne sçavoit où en prendre, ny de qui se fier. Je suis d’opinion, dit Alcidon, que pour assembler des gens de guerre sans que l’on s’en apperçoive, il faudroit proposer quelques jeux, & mettre des prix, soit à tirer de l’arc, soit à l’arbaleste, car lors qu’ils seront icy nous y aurons l’œil, de telle sorte que nous les retiendrons bien en leur devoir. Je croy, Madame adjousta Adamas que cet advis est tres-bon, car s’il y a des traistres, ce ne sont que des personnes de consideration, n’y ayant pas apparence que Polemas se soit declaré à d’autres, & nous avons un pretexte fort bon, car dans sept jours doit estre le sixiesme de la Lune de Juillet, jour destiné à cueillir le Guy de l’an neuf, nous dirons que vous y voulez assister pour donner occasion à plusieurs d’y venir & vous sçavez que c’est la coustume que chacun y porte les armes qu’il veut pour honnorer la feste, & de ceux qui viendront nous choisirons ceux qui nous sembleront les meilleurs.


  Telle fut leur resolution à laquelle Adamas alla incontinent mettre ordre, & en mesme temps que Clindor arriva qui presenta la Nymphe par le commandement du Druyde Merindor & Periandre. Ils furent receus d’Amasis & de Galathée avec toute sorte de courtoisie : Et parce qu’ils luy firent entendre qu’ils avoient quelque chose à luy dire en particulier, les faisant asseoir aupres du lict de Damon, elle leur dit qu’ils pouvoient parler librement devant ces deux chevaliers, ausquels aussi bien elle ne cachoit rien : Madame, respondit Merindor, puis que vous le voulez ainsi nous n’en ferons point de difficulté, encore que nous n’ayons charge que de parler à vous seule, mais puis que vous nous le commandez, nous faisons estat de ne le dire qu’à vous, & qu’il vous plaist de l’ouïr avec plusieurs aureilles, & puis il continua ainsi.



SUITTE DE L’HISTOIRE
de Dorinde.




  Si les grands Princes estoient exempts des passions ausquelles les autres hommes sont subjets on pourroit les estimer des Dieux en terre, car si leur extreme puissance estoit accompagnée de ce privilege, je ne sçay en quoy ils seroient moindres que les Dieux, & de là vient que les immortels ne voulant que le hommes pour grands qu’ils soient se puissent esgaler à eux les soubmettent comme le reste des hommes, & peut-estre d’avantage, aux passions demesurées qui nous tourmentent. Je vous represente ces choses, Madame, afin que quand vous entendrez ce que j’ay à vous dire vous ne blasmiez les grands Princes desquels il faut que je parle ny de foiblesse ny de peu de vertu, mais que vous estimiez que toutes ces choses ne sont que des tributs qu’ils payent de leur humanité.


  Sçachez donc, Madame, que le Roy Gondebaut ayant jetté les yeux sur une jeune Dame nommée Dorinde en devint si esperduëment amoureux que jamais l’affection qu’il avoit portée à Criseide la belle Transalpine n’avoit esgalé la grandeur de cette amour. Cette Dorinde estoit fille d’Arcingentorix l’une des plus illustres races de la Gaule Lyonnoise ; mais comme une grande beauté est subjette d’estre veuë & aymée de plusieurs, il advint que quantité de personnes tournerent les yeux & le cœur vers elle, & entre les autres le Prince Sigismond qui depuis peu estant demeuré veuf ne pût s’empescher d’aymer ce que presque chacun admiroit, & toutefois & l’amour du pere & celle du fils fut conduitte si secrettement qu’on demeura long-temps, sans que ny eux l’un de l’autre, ny autres personnes s’en apperceussent. Mais d’autant que Dorinde, comme je croy, recevoit l’amour du Prince Sigismond plus favorablement que celle du Roy, il fallut en fin que la jalousie fist son effect en ces deux grands Princes. Je veux dire que le pere s’estant apperceu de la recherche du fils, & le fils de celle du pere : ny l’un ny l’autre ne pouvant supporter un tel competiteur, Dorinde fut contrainte de fortifier l’un des partis, par son consentement. Elle se tourna doncques du costé de Sigismond avec une si entiere resolution que celuy qui manioit cette affaire pour le Roy eut commandement d’elle de n’en plus parler si le Roy ne se resolvoit à tenir ce qu’il luy avoit promis : mais d’autant que la promesse estoit suivie de trop d’importance : Car à ce que j’ay pû entendre, Ardilan (ainsi s’appelloit celuy que le Roy y avoit employé pour engager cette belle fille) luy avoit donnée parolle de mariage, quoy que ce ne fust pas peut-estre le dessein de son maistre. Cet homme voyant toute sa negotiation en si mauvais terme creut que quelque nouvelle amour en estoit cause, & comme il estoit fin & rusé, il descouvrit peu apres l’affection du Prince Sigismond, de laquelle pour sa descharge, il donna soudain advis au Roy, qui en receut un si grand desplaisir qu’il faillit d’en arriver beaucoup de mal-heur en sa maison. En fin le Roy pour se vanger, & d’elle & du Prince son fils se resolut de la faire marier ou de bonne volonté ou par force à quelqu’un de la Cour, de quoy Sigismond estant adverty & ne pouvant souffrir qu’on fist un tel outrage à la personne qu’il aimoit & qu’il honnoroit le plus, il l’alla trouver dans son logis, car de fortune le pere de Dorinde mourut en mesme temps, & il luy fut permis de sortir de la Cour où elle estoit nourrie auprés de la Princesse Clotilde pour donner ordre aux affaires de sa maison. Il l’alla donc trouver, dis-je en son logis, & luy faisant entendre la force que le Roy luy vouloit faire, ils resolurent ensemble de sortir hors des Estats de Gondebaut, & pour n’estre point cognus, de se revestir d’autres habits, & consulter l’Oracle de Venus, pour sçavoir où ils iroient. Le Prince ne devoit avoir avec luy qu’un jeune homme nommé Ceraste, auquel il se fioit grandement : & elle une fille qu’elle a nourrie il y a long-temps, & de la fidelité de laquelle elle ne pouvoit plus douter. Ceraste devoit conduire des chevaux pour tous quatre, en un certain lieu qu’ils avoient choisy auprés de la ville : Et le Prince avec elle & Darinée, (c’est ainsi que la fille qui la sert se nomme) devoient sortir, & aller à pied jusques où Ceraste les attendoit. Mais combien est-il mal-aysé de clorre les yeux à un Amant, à qui la jalousie les tient ouverts ? Le Roy, ou Ardilan, ou plustost tous les deux, avoient mis secrettement des espies autour du Prince & de Dorinde : cela fut cause qu’ils apperceurent que Sigismond alloit un soir vers Dorinde, & quoy qu’il n’eust mené avec luy que fort peu de gens, si est-ce que l’un de ceux qui prenoient garde à ses actions, ne laissa d’entrer dans le logis, avec les autres, qui ne s’en prirent garde, le pensant estre des domestiques de Dorinde, tant il faisoit l’asseuré. Celuy-cy veid que le Prince parla avec toute modestie & respect à ceste Dame, & qu’au commencement tous ses discours n’estoient que pour se condouloir de la mort d’Arcingentorix, pere de ceste belle fille. Apres parlant un peu plus bas, il remarqua qu’il estoit en grande colere : car les actions qu’il faisoit des mains & du reste du corps, le luy firent cognoistre, quoy qu’il n’en pûst ouïr une seule parole, sinon lors qu’il luy donna le bon-soir, qu’il releva de fortune un peu plus la voix, en proferant ces mots, N’y faillez pas de vostre costé, & asseurez-vous que je m’y trouveray. Ces paroles furent bien remarquées, & incontinent rapportées au Roy, qui entrant en une doute plus grande, donna charge à quelques-uns de ses plus affidez de veiller, de sorte les actions de Sigismond, qu’ils peussent descouvrir son dessein. Et Ardilan, qui n’aymoit pas beaucoup ce jeune Prince, se resolut de ne point dormir toutes les nuicts, pour en descouvrir quelque chose. Il veid donc que le matin Ceraste estoit monté à cheval, & en faisoit conduire trois par certains jeunes garçons. Il manda soudain aux portes, de la part du Roy, de ne le point laisser sortir, & courut cependant en advertir Gondebaut, qui en mesme temps jugea que ces trois chevaux estoient pour le Prince Sigismond, Dorinde & Darinée, & que sans doute ils s’en vouloient aller ensemble. Cela fut cause que promptement il commanda de fermer les portes de la ville, & s’en fit apporter les clefs, & en mesme temps fit tendre les chaisnes en haut & en bas de l’arar, & puis & puis manda aux Princes Sigismond & Godomar qu’ils le vinssent trouver. De fortune celuy qui alla vers Sigismond, fut ce prudent & sage Avite, qui avoit esté son Gouverneur : Mais le commandement du Roy ne pût estre si-tost aux portes que desja Dorinde ne fust sortie, parce que la ville estant fort grande, avant que celuy qui en avoit la charge eust esté d’une porte à l’autre, elle qui avoit esté diligente plus que le Prince, ou, pour mieux dire, qui avoit moins eu de peine de se cacher, & de mesler ses domestiques, estoit desja bien esloignée quand ce commandement fut executé. Lors que le prudent Avite entra dans la chambre du Prince, il cogneut bien que sa presence luy estoit ennuyeuse, & qu’il estoit en peine de mettre son dessein en effect : Car le Roy le luy avoit declaré. Et d’autant que ce sage Gouverneur aymoit d’une amour paternelle Sigismond : Seigneur, (luy dit-il le tirant un peu à part :) Je viens vous advertir que vostre entreprise est descouverte, & que j’ay plus de regret de ce que le Roy le sçait, que non pas de ce qu’elle est rompue. Et de quelle entreprise, respondit le Prince froidement, voulez vous parler ? Si nous estions, repliqua-il, en lieu ou l’on ne pust remarquer si bien nos actions, je la vous dirois. Le Prince alors qui avoit une grande creance en la preud’homie & fidelité de cet homme, entra à moitié vestu dans son cabinet avec luy. Et lors Avite reprit ainsi la parole, Seigneur, le Roy m’a commandé de vous venir dire de sa part qu’il desire de parler à vous & au Prince Godomar vostre frere, & cependant a commandé de fermer les portes de la ville, & s’en est fait remettre les clefs. Jugez, Seigneur s’il sçait vostre dessein. Mon dessein, reprit le Prince, & quel pense-t’il qu’il soit ? Il a opinion, respondit Avite, que vous voulez vous en aller hors de ses Estats avec Dorinde. Et qui luy a doné cette opinion ? adjousta le Prince Plusieurs & diverses cognoissances qu’il en a euës, respondit-il. Car il sçait que vous aymez ceste fille, je ne le luy ay pas caché, (respondit le Prince, ny à qui l’a voulu sçavoir. Mais est-il defendu d’aymer dans ses Estats ? Il n’est pas defendu, (repliqua-t’il) mais il a apris encore davantage, car il a sceu que vous la vouliez espouser. Si cela est, & qu’il soit bon pere, il devroit me donner, & non pas m’oster ce contentement. Il est vray, (adjousta le sage Avite) si vous estiez une personne privée. Mais ne sçavez-vous pas, Seigneur, que comme tout le peuple d’un Royaume n’est pas à soy, mais au Roy qui le gouverne : de mesme le Roy est à tout le peuple. Les grands Princes, comme vous estes, ne se marient jamais pour leur seul plaisir : mais pour le bien & la grandeur, ou la seureté de leurs Estats. Avez-vous jamais veu (repliqua Sigismond) sacrifier deux fois une mesme victime ? Ce n’est pas la coustume, (respondit Avite.) Et pourquoy donc me veut le Roy sacrifier deux fois au bien de ses Estats, puisque desja je le fus quand il me fit espouser la fille du Roy des Ostrogots. Ce qui est permis aux femmes, le doit bien estre aux hommes. Les femmes, la premiere fois, se marient par obeïssance, & la seconde par election. Seigneur, (reprit le prudent Gouverneur) jamais personne qui est subjette à la domination d’un superieur, ne doit dire, Je veux, & je ne veux pas. Cela est bon (respondit Sigismond) pour ceux qui sont nays subjets seulement : mais quant à moy je suis nay fils de Roy. Confessant (repliqua-t’il) que vous estes fils du Roy, vous advoüez donc que le Roy est vostre pere : Et qu’est-ce que l’enfant ne doit pas à son pere ? Seigneur, permettez-moy de vous dire, que la Loy porte que le pere peut mesme vendre son fils en sa necessité. Les Loix (interrompit le Prince) sont des toiles d’araigne, qui retiennent les petites mouches : mais les grosses les rompent aysément. Voyez-vous, mon pere, (car c’estoit ainsi qu’il l’avoit tousjours nommé depuis qu’il avoit esté son Gouverneur) je vous en parleray franchement : Il est vray que j’ay me ceste fille, & que jamais je n’en espouseray d’autre. Or le Roy pense la forcer à des injustes nopces, je ne le soufriray jamais : Et c’est pourquoy je vous advouë franchement que nous avons faict resolution de fuïr la domination d’un Prince si violent, & ayant si peu d’esgard à l’equité. Et si vous me voulez obliger, comme j’ay tousjours recogneu que c’estoit vostre dessein, facilitez, je vous supplie, nostre depart : car j’y suis resolu comme à mourir une fois. Le sage & prudent Avite cognoissant bien qu’il n’estoit pas temps de le presser d’avantage, n’y de luy remonstrer l’erreur qu’il faisoit : Seigneur, (luy dit-il) les choses qui sont prises hors de leur temps, ne viennent jamais à la perfection que l’on desire : Ce dessein que vous avez, une autrefois se pourroit accomplir : mais maintenant il n’est pas de saison ; car il faudroit pouvoir voler, pour sortir hors d’une ville dont les portes sont fermées, & où chacun est en garde. Et pour vous monstrer que je dis vray, Ceraste n’a pû sortir ny vos chevaux aussi. O Dieu s’escria le Prince. Et que sera devenuë Dorinde ? A ce mot Ceraste entra dans le cabinet, & voyant qu’Avite y estoit en voulut ressortir, mais le Prince l’appella. Non non, Ceraste, venez & parlez librement devant Avite. Il desire autant mon contentement que je sçaurois faire. Ceraste alors tout triste : Seigneur, respondit-il, j’ay esté avec les chevaux à la porte de Venus, mais on ne m’a point voulu laisser sortir. Et parce que j’ay creu que peut-estre l’on ne m’en feroit point de difficulté à celle d’en haut le Arar, je m’y en suis allé : mais en mesme temps j’ay trouvé que l’on la fermoit, & que l’on portoit les clefs au Roy. O Dieu ! Et Dorinde ? dit le Prince. Seigneur, respondit-il, je n’en ay point eu de nouvelles. Or Ceraste, allez, reprit le Prince, le plus viste que vous pourrez en son logis, & si elle y est encores dites luy qu’elle n’en bouge qu’elle n’ait de mes nouvelles, & m’en rendez response. Et lors se tournant vers le sage Avite : Mon pere, luy dit-il, je prevoy que j’auray bien affaire de vostre bon conseil. Seigneur, luy respondit-il, s’il y en a en moy, je vous asseure qu’il ne vous sera point espargné, & non pas seulement le conseil, mais ny la vie mesme, quand elle sera utile pour vostre service. Mais, Seigneur, le Roy vous demande, quelle responce luy feront nous ? Le Roy, dit-il, me traitte de sorte, que je ne sçay comme je m’y dois conduire. Souvenez-vous, Seigneur, que vous serez tousjours estimé de chacun de luy rendre les devoirs de fils, & que l’abus d’un autre ne nous peut pas exempter de faire ce que nous devons. Le grand Tautates, qui est le Pere universel de tous les hommes, est grandement partial pour les peres particuliers : Et c’est pourquoy il n’y a rien en quoy il promette une plus grande recompense sur la terre, qu’en l’obeïssance que l’enfant rend à son pere. Souvenez-vous, come je vous ay dit si souvent, qu’un homme de bien ne doit pas seu- lement suivre la vertu aux choses qui luy plaisent, & qui sont aysées, mais beaucoup plus aux difficilles, & en celles qui semblent luy rapporter de l’incommodité, & du desplaisir : car autrement les animaux qui se laissent emporter aux sens, & qui n’ont point d’autre lumiere que celle de leur appetit, pourroient estre aussi vertueux que les hommes, puis qu’aux choses qui leur plaisent ils y sont aussi prompts, & plus encore que nous ne sçaurions estre : Mais en ce qui nous contrarie, c’est en quoy nous faisons voir que nous sommes raisonnables, & non pas sensuels. Or, Seigneur ayez devant les yeux ceste consideration, & dittes, lors que vous irez trouver le Roy : Je veux luy rendre ce devoir & ce respect, encore qu’il contrarie à mes desirs, parce qu’il est le Roy, & qu’il est mon pere : & vous verrez que le Ciel recognoistra par des graces infinies ceste obeïssance & ce respect que vous luy rendrez. Mon pere, reprit Sigismond, je vous accorde de faire tout ce que vous voudrez : Mais si le Roy veut marier par force Dorinde, je vous declare que je ne le souffriray pas, & que j’ayme mieux rendre à mon pere ce qu’il m’a donné, qui est la vie, que non pas de souffrir une telle indignité. Non, non, Seigneur, (respondit le prudent Gouverneur) le Roy en pourra bien faire semblant : mais en effet il n’oseroit, les loix sont contraires à ceste force. Tant s’en faut (dit le Prince) il se fonde sur une loy, qui dit, Que le pere ayant promis sa fille à quelqu’un, s’il vient à mourir avant qu’effectuer le mariage, la fille ne peut disposer autrement d’elle : & si elle se marie à quelqu’autre, ils doivent estre tous deux remis au pouvoir de celuy à qui le pere l’avoit promise, pour en faire ce qu’il luy plaira. Et qu’a affaire ceste loy avec Dorinde, dit Avite ? Beaucoup, respondit le Prince, au moins à ce qu’ils disent : Car Arcingentorix l’avoit promise à Periandre, à Bellimarte, & à Merindor. Elle n’avoit pas faute de marys, repliqua Avite : mais d’autant qu’il est impossible qu’elle soit donnée à trois, la promesse est nulle. Mais, Seigneur, il faut que vous sçachiez que les promesses dont la loy parle, sont celles dont il y a quelque chose par escrit : car de celle que l’on dit n’estre que de parole, nous n’en faisons point d’estat : autrement ceste loy causeroit de trop grands abus : car apres la mort d’un pere, celuy qui le voudroit en espouseroit la fille, en disant, Il me l’avoit promise. Mais, outre cela, j’ay oüy dire que Merindor & Periandre, durant la vie du pere, se sont eux-mesmes desdits de ce mariage, & que Bellimarte estant marié auparavant, avoit failly de l’espouser, n’eust esté que sa femme survint. Toutes ces promesses ont esté renduës nulles du vivant du pere, & l’on en peut bien faire peur à Dorinde & à vous : mais il ne se trouvera point de Juge qui les approuve. O mon pere, reprit le Prince, que si j’eusse parlé à vous avant que prendre la resolution que j’avois faite de nous en aller, nous en eussions bien pris une meilleure.


  A ce mot Ceraste revint, qui fit entendre au Prince que Dorinde n’estoit plus en son logis, & qu’estant entré dans sa chambre il avoit trouvé une lettre sur sa table, qu’il presenta au Prince. O Dieux ! dit-il, & où sera-t-elle allée ? Il n’y a point de doute, dit Ceraste, qu’elle est sortie de la ville : car si elle avoit trouvé la porte fermée, elle s’en seroit revenuë en son logis. Avite cependant ayant ouvert la lettre, que le Prince luy avoit remise, ils lurent qu’elle estoit telle.




LETTRE DE DORINDE
à la Princesse Clotilde.




  Ne pardonnez-vous pas, Madame, à ceste infortunée, à qui son malheur fait commettre la faute de vous laisser sans vostre congé ? Je m’en irois la plus perduë de la terre, si je n’esperois que la bonté & la sagesse que le Ciel a mises en vous, vous feront non seulement me remettre ceste erreur, mais vous contraindront encore d’ac- compagner mon voyage de quelques larmes de compassion : mesme quand vous considererez que la fuitte seulle me reste pour me defendre de la violence que l’on me veut faire. Helas ! Madame, se devoit-il pas contenter des tromperies qu’il m’avoit voulu faire, sans adjouster à ceste trahison une si grande injustice. J’oiray dire, & je l’espere ainsi ; car les Dieux sont trop equitables, que comme par des injustes nopces il m’a voulu faire sentir son injustice, par un juste mariage aussi ils luy osteront le pouvoir duquel il abuse maintenant. Cependant je m’en esloigne avec raison, puis qu’estant née libre, il me doit bien estre permis de fuïr une si cruelle servitude. Vous jurant par les extremes obligations que je vous ay, que de tout ce que je laisse icy, je ne regrette que la Princesse Clotilde, tant pour m’esloigner de son service que pour la sçavoir en un lieu où je crains que les pechez d’autruy ne l’enveloppent, quoy qu’innocente, dans la fureur des chastimens qui leur sont preparez.


  Cette lettre, dit incontinent Avite, est tres bonne pour la descharge de la Princesse, si de fortune Dorinde s’en est allée : & je suis d’advis qu’on la garde jusques à ce qu’on sçache d’asseurance la verité : & puis il faut qu’elle soit plustost portée au Roy qu’à la Princesse, pour oster toute sorte de soupçon. Et pour cet effet il faut mettre quelque cachet incogneu, & la reporter où elle estoit, afin que ceux que sans doute le Roy y envoyra, la trouvent, & la luy portent. Mais cependant, Seigneur, je suis d’advis que vous alliez vers Gondebaut sans faire semblant de rien, & s’il demande à Ceraste où il vouloit conduire ces chevaux, qu’il responde que vous vouliez aller courre le Cerf, & qu’il les conduisoit à un relais : & pour mieux couvrir ceste feinte, il sera bien à propos que vous preniez un habit de chasse.


  Toutes choses furent faites comme Avite avoit discouru, & Ceraste rapporta la lettre bien cachetée sur la table de Dorinde, cependant que le Prince s’habilla, & incontinent apres s’en alla trouver le Roy, accompagné d’une grande quantité de Chevaliers, qui ayans veu des gens armez plus que de coustume, marcher par la ville, & oyans dire que les portes estoient fermées, s’estoient rangez à son logis pour recevoir ses commandemens, d’autant que sa vertu & sa bonté le faisoient aymer de tous.


  Aussi-tost que le Roy le veid en cet habit, il luy demanda pourquoy il estoit ainsi vestu ? Pour courre le Cerf, dit-il, Seigneur, & j’estois prest à monter à cheval, quand Avite m’a fait sçavoir que vous me demandiez. J’ay opinion, respondit le Roy en sousriant, que vous vouliez plustost courre une Biche qu’un Cerf. Le Prince, sans faire semblant de l’entendre : Si mes Veneurs, dit-il, se fussent trompez, il fust peut-estre bien arrivé que j’eusse couru l’un pour l’autre : mais ce n’estoit pas mon intention. Or, interrompit le Roy, j’ay commandé que les portes se tinssent fermées, & que quelques gens armez marchassent par les ruës, pour des nouvelles que j’ay euës qui m’ont mis en peine, & desquelles je vous veux faire part. Et pour cet effect, dit-il, entrons dans ce cabinet : & à ce mot il s’y en alla, & n’appella que les Princes Sigismond & Godomar, & le prudent Avite.


  A peine la porte estoit elle fermée, qu’Ardilan y heurta, & Avite, par commandement du Roy, alla voir qui c’estoit : Aussi-tost que le Roy le veid, il l’alla trouver, & le Prince prit bien garde qu’Ardilan parloit au Roy avec un visage estonné : mais il n’en pût oüir une seule parole ; car il parloit bas. Leurs discours furent assez longs, à la fin duquel il donna une lettre au Roy, & puis s’en alla. Gondebaut alors tout enflammé de colere, comme l’on pouvoit juger à la couleur du visage, & à ses yeux, où elle se pouvoit presque lire, se vint r’asseoir en sa chaire, & montrant la lettre qu’il avoit euë d’Ardilan : Voicy des nouvelles, dit-il, de vostre chasse, voyons un peu quel rapport l’on vous en fait : Et lors la tendant au prudent Avite, qui la recogneut bien-tost, il luy commanda de la lire tout haut, ce qu’il fit, adoucissant toutesfois en la lisant, le mieux qu’il pouvoit les lieux qui estoient les plus picquants.


  Que vous en semble, Sigismond, reprit alors Gondebaut ? n’ay-je pas eu raison quand j’ay dit que vous vouliez courre une Biche ? Avez-vous opinion qu’il y ait un de vos desseins qui ne me soit cogneu ? Pensez-vous que j’aye ignoré la folie de vostre affection, ny jusques à quel terme elle est parvenuë ? Et toutesfois, parce que j’ay faict semblant d’estre sourd à ce qu’on m’en a dict, & de n’avoir point d’yeux à veoir ce que tout le monde voyoit, ceste souffrance vous a faict mescognoistre ce que vous me devez, & ce que vous devez à vous mesmes. Seigneur, respondit le Prince, quand il vous plaira d’ouyr mes raisons, sans que vous soyez preoccupé de passion, vous ne me jugerez pas si coulpable que l’on a eu la hardiesse de me depeindre. Il est impossible, reprit Gondebaut, que je n’aye de la passion pour une chose qui vous touche si fort : car encore que vos actions me fassent paroistre le peu de naturel que vous avez pour moy, je ne puis toutesfois me depoüiller de celuy que doit avoir un pere : Mais voyez combien vous estes deceu en ce que vous croyez de ma passion, je voudrois pour la moitié de mon Estat que j’eusse le tort, & que vous eussiez la raison. J’aymerois mieux qu’on remarquast en moy de la faute, que non pas en vous : car pour moy j’ay tantost finy le cours que les destinées m’ont donné à vivre, & pource qui m’en reste, il importe fort peu quelle opinion l’on ait de moy : mais vous qui ne faites que de commencer la carriere que je m’en vay finissant, O Sigismond, si vous sçaviez combien la reputation vous importe, vous estimeriez la perte que vous en faites en ceste occa- sion, plus grande qu’autre que vous puissiez faire de vostre vie. Seigneur, reprit le Prince, je sçay bien que je ne sçaurois jamais satisfaire à la moindre obligation que je vous ay : mais quand il n’y en auroit que celle-cy, il faudroit que j’en perdisse toute esperance. Il est vray que je voudrois bien vous supplier d’augmenter encore ceste obligation, en me disant en quoy j’ay blessé ceste reputation que j’ay tousjours eu si chere, afin que j’essayasse par quelque moyen d’en guerir la playe. Vous avez assez de jugement, respondit le Roy, pour le cognoistre, sans que l’on vous le die : mais puis que vous desirez le sçavoir de ma bouche, n’est-il pas vray que vous aymez Dorinde ? Il est vray, Seigneur, respondit-il, que je l’ayme : mais je n’ay jamais creu que ce fust une action honteuse d’aymer une belle & sage fille. Mais, adjousta le Roy, elle n’est pas de vostre qualité. Si les Roys & les Princes, repliqua-t’il, ne devoient aymer que des Reynes & des Princesses, j’aurois, à la verité failly : mais encore ceste erreur auroit esté commise par exemple. Encore, reprit le Roy, qu’il fust permis à ceux qui nous ressemblent d’aymer des personnes de moindre qualité, cela toutesfois ne doit jamais passer si avant que l’on les vueille espouser : Car avez-vous opinion que quand je parlois de mariage à Criseide, ce fust mon intention ? Or quant à moy, dit le Prince, j’advouë que s’il m’advient de promettre jamais mariage, je le tiendray aussi religieusement, que si tous les Druydes de la Gaule m’y avoient obligé. Et quoy, s’escria Gondebaut, vous-voulez donc espouser Dorinde. Ah, Seigneur, respondit froidement le Prince, ce n’est pas ce que je dis : mais si faict bien que si je luy avois promis je le tiendrois, quand je devrois estre le plus pauvre Chevalier de vostre Royaume. Le Roy alors enfonçant son chappeau : Vous ne le luy avez pas promis, dit-il, & je sçay d’asseurance que cela est. Seigneur, respondit le Prince, on vous a mal adverty. Il est bien vray que je luy ay dit que si j’estois en ma puissance, je l’espouserois : Et si en cela je n’ay fait paroistre le respect que je vous veux rendre, je m’en remets à vous mesme. Mais si vous me permettez que je me pleigne de vous, je le feray bien justement avec vostre congé. O Dieux ! interrompit le Roy, vous avez le courage, Sigismond, d’espouser une fille de ceste condition, & vous me demandez en quoy vous avez blessé vostre reputation. Ah ! que j’y mettray un tel remede, que j’empescheray bien que semblables impertinences n’ariveront jamais. Et à ce mot il se leva, & luy commanda d’aller en son logis, & y attendre ses commandemens. Le Prince gros de depit partit sans luy rien repliquer.


  Leurs discours avoient esté si longs, qu’avant qu’ils se separassent, le Soleil commençoit desja à baisser, & de fortune le Prince se retirant en son logis, il veid venir le long de la ruë une grande foule de peuple, qui fut cause qu’il s’arresta, comme si le cœur luy disoit que ce seroit peut-estre Dorinde, que l’on auroit trouvée, & que l’on ramenoit. Sa doute ne fut pas entierement vraye : car il apperceut Darinée qu’il recognut plustost à l’habit qu’au visage, d’autant qu’il sçavoit que Dorinde & elle devoient estre vestuës de ceste sorte. Et elle s’estoit de telle façon sali le visage, pour n’estre cognuë que je ne sçay comme ceux qui la prirent l’avoient peu recognoistre. Aussi tost que le Prince la veid, il alla vers elle, la prit par le bras, & d’auctorité l’emmena en son logis. Ceste pauvre fille trembloit de telle sorte, qu’elle en faisoit pitié à ceux qui la voyoient : mais quand elle fut dans la chambre du Prince, & qu’avec plusieurs discours de Sigismond elle se fut rasseurée. O Dieux ! dit-elle, Seigneur, & que pensez-vous que devienne ma Maistresse ? Et où est-elle, dit incontinent le Prince ? Au Pont, respondit-elle, où vous luy asseurastes que vous-vous trouveriez. Et qui est avec elle, adjousta le Prince ? Helas, dit-elle avec les larmes aux yeux, & joignant les mains, elle est toute seule, & si quelque Deïté de ces boccages n’a pitié d’elle, je ne sçay ce qu’elle deviendra. Et pourquoy, reprit le Prince, l’as-tu abandonnée ? Sçachez, Seigneur, adjousta-t’elle, que nous-nous sommes levées de fort grand matin, avons consulté l’Oracle de Venus aussi-tost qu’il a esté jour, & voyant que l’heure que vous nous aviez donnée se passoit, nous avons creu que vous estiez au pont, où les chevaux se devoient trouver : Nous y sommes allées, & n’y trouvant personne, Madame m’a commandé de me mettre sur le chemin par où vous deviez venir, & de fortune j’ay esté rencontré par ceux des mains desquels vous m’avez ostée, qui me voyant seule & le visage si barbouïllé, au commencement se sont voulu moquer de moy. En fin l’un d’entr’eux me regardant de plus prés m’a par mal-heur recogneuë, & sans vous, Seigneur, m’alloient mettre dans des cachots si estranges que j’estois desja morte de peur : Par les chemins ils m’ont fait plusieurs demandes pour sçavoir où estoit Dorinde, mais j’ay tousjours dit qu’elle avoit passé d’un autre costé expressément afin qu’aux portes nous ne fussions recognuës l’une par l’autre, & qui ne l’ayant point trou- vée où nous-nous estions donné le lieu pour nous attendre je m’en revenois en la ville la chercher, & de fortune quand j’ay esté à la porte quelques-uns qui nous avoient veuës sortir ensemble m’ont recognuë, & Ardilan qui y estoit avec les clefs de la porte que l’on disoit que le Roy luy avoit données m’a fait des reproches incroyables avec des parolles telles contre l’honneur de Dorinde que je ne les oublieray jamais qu’il n’en soit chastié : mais Seigneur, voyez je vous supplie, quand la fortune veut ruïner une affaire comme elle fait avenir toutes les choses qui en ont le pouvoir. Ainsi que ce traistre d’Ardilan parloit à moy de cette sorte un de ceux qui servent au Temple de Venus a dit tout haut ce matin, celle-là avec une autre vestuë de mesme façon est venuë consulter nostre Oracle. Ardilan qui l’a ouy a esté incontinent curieux de sçavoir ce qui nous avoit esté respondu. Je ne sçaurois pas bien vous le dire, a-t’il repliqué, mais je me souviens fort bien que l’Oracle leur a dit qu’en Forests ils trouveroient le remede qu’elles cherchoient. J’ay veu qu’en mesme temps ce meschant est party & s’en est allé en diligence du costé de la maison du Roy. Mais Dorinde, reprit le Prince qu’est-elle devenuë ? Helas ! Seigneur, dit Darinée, que vous sçaurois-je dire sinon que je l’ay laissée à ce Pont cachée dans des buissons qui sont delà le ruisseau. O Dieux ! s’escria le Prince, quelque Loup la devorera. O cruel pere ! si toutesfois je te dois encor donner ce nom ? Est-il possible que tu ayes le courage de me faire mourir si cruellement, & à ce mot s’estant teu avec un grand souspir, il se promena quelque temps par la chambre, & puis se tournant vers Darinée il luy commanda de s’en aller en la maison de Dorinde aussi-tost qu’il seroit nuict, & qu’elle n’eust peur de rien : qu’il voudroit que sa maistresse fust aussi bien dans la ville comme elle, & en mesme temps il commanda à Ceraste de l’y accompagner sur le soir.


  Presque en mesme temps le Prince Godomar & le prudent Avite entrerent dans sa chambre & luy dirent l’extreme colere du Roy, ayant sceu qu’il avoit recouruë cette fille d’entre les mains de ceux qui la luy conduisoient. Mon pere, dit le Prince au sage Avite, je vous prie de dire au Roy qu’il s’asseure que jamais personne ne fera desplaisir à Dorinde, ou à ce qui luy appartient, que je ne mette la vie pour l’en faire repentir, horsmis le Roy. Qu’il ne trouve donc point estrange ce que j’ay fait. Que quant à cette fille elle est aussi asseurée entre mes mains qu’entre celles de ces coquins qui la traittoient si mal. Que quand il la voudra je la luy meneray. Qu’au reste je le supplie de ne s’en mettre plus en peine, car c’est moy qui ay fait faire à Dorinde tout ce qu’elle a entrepris. Qu’il m’a empesché de la suivre, mais que s’il advient quelque mal à cette belle fille, il fasse estat de n’avoir plus de fils en moy : car je proteste que je ne le veux plus estre ! O Seigneur, reprit Avite, est-il possible que la passion ait une telle puissance sur vous. Ne vous plaist-il pas vous souvenir qui vous estes, & ce que vous-vous devez ? Mon pere, interrompit le Prince, je ne sçay plus ce que je suis, mais je sçay bien qui je voudrois estre, Que plûst a Dieu, que la mort m’eust enfermé dans le tombeau de mes peres il y a dix ans. Et lors se promenant à grand pas il demeura long-temps ne faisant de temps en temps que souspirer, de telle sorte qu’il sembloit que l’ame luy dûst partir du corps.


  Le jeune Prince Godomar qui aimoit cherement son frere s’approchant du sage Gouverneur le supplia d’aller vers le Roy pour addoucir sa colere le plus qu’il pourroit, & que luy cependant essayeroit de remettre Sigismond le mieux qu’il luy seroit possible, & cela luy disoit-il fort bas. Je le dis d’autant que je crains que le Roy par le Conseil de ce meschant homme d’Ardilan, ne se resolue à quelque violence, si vous n’y pour voyez par vos sages remonstrances. Avite qui jugea qu’il parloit avec beaucoup de prudence s’y en alla sans rien dire d’avantage au Prince, de qui la colere estoit parvenuë à un tel point qu’il ne voyoit presque ce qui luy estoit devant les yeux. Lors qu’ils furent seuls le jeune Godomar ferma la porte, & puis s’approchant de luy apres avoir fait deux où trois tours sans parler, en fin il luy dit, Vous croirez bien mon frere que je souffre avec une peine extreme le desplaisir que vous avez : mais je veux que vous m’obligiez en cecy de vous servir de moy tout ainsi que vous feriez de vous-mesme, & ne pensez point que je fasse consideration quelconque pour quelque service que vous vueillez de moy. Sigismond, comme s’il fut venu d’un profond sommeil, tournant les yeux vers Godomar : Mon frere, luy dit-il, pardonnez-moy si je ne vous responds, car je suis tant hors de moy pour ces accidents, que je vous asseure ne vous avoir point entendu. Je dis mon frere, repliqua Godomar, que je souffre tant de peine de vostre desplaisir, que je vous supplie de vous servir de moy en tout ce que vous jugerez que je puisse faire, sans que vous fassiez consideration de personne du monde. Mon frere, respondit Sigismond, je n’ay jamais attendu de vous de moindres preuves de nostre amitié. Mais mon frere, adjousta le jeune Prince, si vous ne m’employez en quelque chose, vous me ferez croire que vous ne m’aimez point : car je sçay la peine où vous estes, & en quel temps reservez-vous de vous prevaloir de ceux qui sont à vous, si en celuy-cy vous les laissez inutiles. Mon frere, respondit Sigismond, je vous diray ma peine & puis vous verrez ce que nous y pourrons faire. Vous sçavez que Dorinde s’en est allée, & son depart devoit estre accompagné du mien : mais la malice d’Ardilan m’en a empesché. Cette pauvre fille n’avoit pour toute compagnie que Darinée, & les Dieux comme vous sçavez la luy ont ostée, de sorte que la voila seule dans les bois & la nuict, sans sçavoir où aller. Mais ce qui m’afflige encore le plus, c’est qu’Ardilan qui a sceu que l’Oracle luy a respondu qu’en Forests elle trouveroit du remede à ses ennuis, sans doute le dira à Gondebaut. Et luy qui est enragé contre elle, parce qu’elle a preferé mon amitié à la sienne, infailliblement la fera suivre, & je crains que la rencontrant ils ne luy fassent quelque outrage : Si cela advient je jure Hercule, qu’il n’y a respect ny de Roy ny de pere qui m’empesche d’en faire une si cruelle vengeance qu’il en sera memoire à jamais, & que ce traistre Ardilan doit estre asseuré que quand il se cacheroit dans le centre des Enfers je luy arracheray le cœur avec les mains. Le jeune Godomar demeura quelque temps sans parler, en fin il dit : Je prevois mon frere, que tout ce que vous dittes peut bien advenir, car cependant que j’ay esté auprés du Roy depuis que vous avez esté party, Ardilan y est venu & luy a raconté tout ce que vous dittes de l’Oracle, & soudain j’ay veu qu’apres avoir parlé fort bas, il a fait appeller Clorante l’un des chefs de sa garde, auquel il a dit quelque chose fort bas, mais avec une grande affection, & puis relevant un peu la voix : Allez, luy a-t’il dit, vous preparer & cependant vostre despesche sera faite & usez de diligence. Je juge suivant ce que vous dittes, qu’il envoye ce Clorante pour le subject que vous craignez. Vous sçavez que c’est celuy de tous ceux de sa garde auquel il a plus de confiance, & qui a le moins de consideration au respect qu’il nous doit : De sorte que si vous le trouvez bon je vous diray ce que je pourrois faire. Il faut que je monte à cheval accompagné de quelques-uns de mes amis, & que je me mette sur ses pas, afin de m’opposer à la violence qu’il pourroit faire à cette belle fille ! O Dieu, mon frere, s’escria Sigismond, puis-je attendre un si bon office de nostre amitié ? Mais, respondit Godomar, ne m’offencez-vous pas grandement de le mettre en doute ? Mon frere (luy dit-il alors en l’embrassant,) pardonnez à ma passion. Je reçois l’offre que vous me faites, & croyez qu’il n’y a que ce seul moyen pour me conserver la vie. Voyons seulement, adjousta Godomar, ceux que je pourray emmener avec moy, & asseurez-vous que je garentiray bien Dorinde de leurs mains.


  Apres quelques autres semblables discours ils adviserent de tous les Chevaliers de la Cour ceux qu’ils pourroient choisir qui leur fussent fidelles. Ils en trouverent neuf, du nombre desquels nous fusmes Periandre, Bellimarte, Ceraste & moy. Et parce que le temps les pressoit ils nous envoyerent incontinent querir, & sans nous dissimuler en rien leur dessein, nous demanderent si nous voulions y accompagner le Prince Godomar. Quant à Periandre, Bellimarte & moy nous leur respondismes, que non seulement nous l’y accompagnerions, mais que s’il n’y alloit point estans advertis de l’outrage que l’on vouloit faire à Dorinde, nous sauterions plustost les murailles de la ville que nous ne luy rendissions ce secours. Tous les autres en dirent de mesme, & deslors ils nous commanderent de nous tenir prests pour partir dans deux heures avec nos armes, & que chacun de nous s’accompagnast d’un amy asseuré, & que de peur d’estre descouverts il se falloit assembler au logis de Bellimarte, d’autant qu’ayant la charge des solduriers de la ville, l’on ne trouveroit point estrange d’y veoir quantité de personnes, & que le Prince Godomar iroit aussi s’y armer & monter à cheval, sur tout que ce dessein fust secret.


  Nul de nous ne manqua à ce qui luy avoit esté commandé, & le jeune Godomar s’y trouva à l’heure qu’il avoit ditte. Si bien que montant à cheval parce que nous avions sceu que Clorante estoit desja party avec une bonne trouppe, nous-nous presentasmes à la porte. Mais Ardilan s’y trouva qui voulut sçavoir où nous allions. Apres Clorante, respondit Bellimarte : Mais le Roy, respondit Ardilan, ne m’a pas commandé de vous laisser sortir. Godomar alors s’advançant. Et depuis quand, outrecuidé que vous estes, dit-il, estes-vous devenu le censeur de mes actions, que cette porte soit ouverte sans plus repliquer, Seigneur, respondit Ardilan, je ne vous avois pas veu, mais vous ne trouverez pas mauvais, s’il vous plaist, que sans commandement du Roy je n’ouvre point, puis qu’il me l’a defendu. Ah traistre ! dit alors Godomar mettant la main à une hache d’armes qu’il portoit à l’arçon de sa selle, il faut qu’en un coup je te paye de toutes tes perfidies, & en mesmes temps il luy en donna un si grand coup sur la teste qu’il la luy fendit en deux : Ceux de la porte furent si espouvantez de la mort de cet homme qu’il n’y en eut un seul qui osast contredire à l’ouverture que le Prince desiroit, outre qu’estant grandement aymé & honnoré de tous les solduriers & Ardilan hay pour son insupportable arrogance, incontinent les portes furent ouvertes, & Godomar & toute sa suitte sortirent sans difficulté. Aussi-tost que nous fusmes hors du pavé la nuict nous prist, mais non point trop obscure, quoy que la Lune ne parut point encore. Nous vinsmes à ce Pont duquel Darinée estoit partie, mais n’y trouvant personne nous passasmes outre vers le Forests. Je croy que cent fois nous-nous perdismes par ces montagnes, n’y ayant un seul de nous qui sceust le chemin de Feurs où nous voulions aller, & cela fut cause que nos chevaux commençants de se lasser nous fismes dessein d’attendre le jour au premier village que nous trouverions, & prendre quelques guides pour ne plus tomber en cette peine. Nous le fismes ainsi que nous l’avions desseigné, & quand nous voulusmes sçavoir où nous estions, ceux du lieu nous dirent que nous-nous estions esloignez de nostre chemin de tout celuy que nous avions fait depuis le Pont, parce que nous avions pris trop à main gauche. Il fallut donc retourner presque sur nos pas, mais par des sentiers si fascheux que le soir nous-nous trouvasmes encore à la veuë de Lyon, dequoy le jeune Prince se desesperoit, craignant de perdre l’occasion pour laquelle il estoit à cheval. Une chose toutesfois le consola grandement, c’est qu’au mesme lieu où il fit dessein de passer la nuict pour ne tomber en la mesme faute qu’il avoit faite, il sceut que Clorante avec toute sa trouppe y avoit logé, & qu’il n’estoit party que fort tard, parce que ses chevaux estoient presque tous deferrez. Et demandant quel chemin il avoit pris, on luy dit qu’il alloit du costé de Feurs. Cela fut cause que le lendemain nous partismes, mais parce que nous avions la mesme incommodité de Clorante & que nos chevaux se ressentoient un peu du chemin, il estoit le lendemain fort tard avant que nous fussions en estat de partir. Une des choses qui en cette incertitude nous contenta beaucoup, ce fut que nous rencontrasmes un vieux homme qui revenoit du lieu où nous allions, & marchoit fort viste pour son aage. Le Prince s’addressant à luy, mon pere, luy dit- il, avez-vous point veu passer une trouppe de gens à Cheval, qui s’en va du costé de Feurs. Seigneur, respondit-il, je ne l’ay point veuë, mais j’ay bien remarqué le long du chemin qui vient de ce village que vous voyez, le luy monstrant à main gauche, un grand trac de chevaux : Toutesfois, reprit le Prince, vous venez de Feurs & vous ne les avez point rencontrez. Je ne viens, adjousta-t’il, que d’une lieuë d’icy, où j’ay conduit une jeune fille bien desolée. Vous verrez, dit le Prince se tournant vers nous, que c’est celle que nous cherchons. Et lors adjousta-t’il, dittes-moy mon pere, qui est celle que vous avez conduitte. Seigneur Chevalier, respondit-il, vous n’en sçaurez rien par moy, car je ne sçay si c’est pour bien, où pour mal que vous la cherchez. C’est, dit le Prince pour son bien. Si cela est, repliqua-t’il le grand Tautates guidera vos pas où elle est, sans que je vous en die d’avantage : car elle est bien digne d’estre assistée, & il cognoist vos intentions, mais moy à qui elles sont cachées, je n’oserois vous en dire d’avantage, d’autant que je serois coupable de tout le mal qu’il luy en adviendroit, puis qu’elle a esté remise en ma garde. Le jeune Prince admirant la vertu de ce Villageois mettant la main en sa poche luy donna une piece d’or, & le pria de conserver en tout le reste de ses jours une mesme preud’homie. Et passant outre nous ne fusmes pas beaucoup esloignez, que nous trouvasmes la piste de laquelle le bon-homme nous avoit parlé, nous la suivismes jusques à Feurs, où la nuict nous prenant nous-nous resolusmes de nous y arrester en esperance d’y apprendre des nouvelles de Clorante comme nous fismes : car de fortune il avoit logé au mesme lieu où nous estions descendus. Godomar sceut donc qu’il n’avoit point encor trouvé ce qu’il alloit cherchant, qui ne luy fut pas une petite satisfaction. Le matin apres nous estre enquis du chemin qu’il avoit tenu. L’on nous dit qu’il avoit passé Lignon, & en effect nous trouvasmes incontinent le train de ses chevaux que nous suivismes jusques à un Carrefour où nous recogneusmes qu’il s’estoit arresté quelque temps. Car sa piste y estoit encor toute fraische. Mais ce qui nous mit fort en peine, ce fut que dans les trois chemins qui abboutissoient à ce Carrefour, nous remarquasmes les pieds des chevaux qui depuis peu y avoient passé, qui nous fit juger qu’ils s’estoient separez en trois trouppes. Le Prince genereux & qui desiroit de servir en ceste premiere occasion son frere selon son goust, fut d’advis que de mesme nous nous missions en trois trouppes, & que chacun prist une des routtes. Nous en fismes difficulté, ne le voulant point laisser ainsi seul : mais luy qui le recognût : Non, non, dit-il, vous n’estes venus que pour m’obeïr. J’aimerois mieux la mort que si je faillois la premiere entreprise que j’ay faitte pour quelque consideration qu’on pûst faire de ma personne. Et pource, continua-t’il, Bellimarte, Periandre & Merindor avec leur trois amis passeront par ce chemin qui va du costé droit de Lignon : Ceraste & ces cinq autres Chevaliers prendront à la main-droitte, sans toutesfois passer le fleuve de Loyre. Et moy, dit-il, avec ces autres six je repasseray Lignon & prendray à la main gauche, & dans trois jours nous-nous trouverons tous au pied de ce Temple que vous voyez eslevé comme un escueil au milieu de cette plaine, afin que nous puissions prendre advis de ce que nous aurons à faire, & apres nous avoir tous embrassez, il fut le premier à prendre son chemin.


  Nous fusmes tous contraincts d’obeïr à ses commandements, quoy qu’avec beaucoup de regret : Toutesfois nous cognusmes bien que quelque Dieu l’avoit inspiré : car Bellimarte, Periandre & nostre petite trouppe n’eut pas marché plus d’une lieuë & demie que nous rencontrasmes Dorinde : mais entre les mains de Clorante qui la vouloit emmener. Le Ciel fut si favorable à nostre juste entreprise, qu’encores que nous ne fussions que six, & eux pour le moins quinze ou seize, si les deffismes-nous, & leur ostasmes Dorinde : quoy que la victoire nous ayt esté bien chere, car nous y avons perdu le vaillant Bellimarte. Periandre un germain, & moy un frere. Toutesfois puis que les Dieux nous ont rendus si heureux que d’avoir peu servir les Princes, Sigismond & Godomar & cette belle & honneste Dame, nous supportons avec beaucoup de patience le mal-heur qui nous est arrivé. Or Madame, nous avons conduit Dorinde en cette ville qui se vient jetter en vos bras, comme un asile asseuré. Vous plaist-il pas obliger ces Princes qui en ont tant de soing, & ensemble faire paroistre que vous estes le refuge des innocents ?


  Merindor finit de cette sorte, & Amasis prenant la parole. Genereux Chevaliers, leur dit-elle, Dorinde par vostre valeur est parvenuë en lieu où elle ne recevra que le mesme traittement que ma fille Gallathée. Et si j’eusse esté informée de la qualité de vos personnes, je n’eusse pas souffert que ny vous, ny elle eussiez fait autre logis que celuy de cette maison que je vous offre à tous. Et sur tout je vous conjure par l’ordre de Chevalerie que vous avez, de me promettre que vous yrez trouver le Prince Godomar à Mont-verdun, car je m’imagine que c’est ce Temple relevé où il a promis de se trouver : & de le supplier de ma part de nous vouloir faire l’honneur de venir en ce lieu, où je meurs d’envie de luy rendre les services qui sont deubs à un si grand & si genereux Prince. Madame respondit Periandre, le Prince est trop courtois pour estre si prés de vous sans vous baiser les mains : outre que je m’asseure, que quand il sçaura que Dorinde est auprés de vous, il voudra pour rendre ce qu’il doit à son frere vous remercier de cette faveur, & vous la recommander encor d’avantage.


  A peine avoient-ils achevé ces der- nieres parolles que Leonide advertit Galathée que Dorinde, & celles qui l’avoient accompagnée estoient dans la sale. Dequoy Amasis fut si aise qu’elle luy donna la charge de les aller recevoir, & les luy conduire : ce qu’elle eut tres-agreable. Car ayant desja sceu que Licidas frere de Celadon y estoit elle mouroit d’envie de parler à luy. Elle y alla donc avec une bonne quantité de ses Nymphes, qui ne peurent qu’admirer la beauté de ces estrangers, quoy que leurs habits de Bergeres ternisoient un peu l’esclat de leurs visages. Galathée qui avoit esté informée par Leonide qui estoient Florice, Circeine & Palinice, apres avoir parlé quelque temps à Dorinde s’en vint les trouver avec tant de courtoisie qu’elles n’en pouvoient point desirer d’avantage. Mais Madonte qui sceut que ces estrangers de sa cognoissance estoient si prés, & mesme Hylas, Licidas, Tircis & Polemon, luy faisant sçavoir l’obligation qu’elle leur avoit à toutes s’y en alla pour les embrasser & carresser. Mais lors qu’elles la virent avec ces nouveaux habits à peine la recognurent-elles. Il n’y eut une seule de ces filles qui ne rougist de s’estre mesprise envers elle, ny un seul des Bergers qui ne se retirast avec respect, voyant le rang qu’elle tenoit maintenant. Mais Madonthe qui les aymoit cherement & qui desiroit de continuer avec la mesme franchise. Si je pensois, leur dit-elle, que ces habits fussent cause de vous faire vivre differemment de ce que vous souliez. Je proteste que je les laisserois à l’heure mesme pour ne les reprendre jamais. Madame, respondit Licidas, il ne faut pas que vostre courtoisie nous fasse continuer la faute que nostre mescognoissance nous a fait commettre. Tant s’en faut Licidas, adjousta Madonthe, celle-cy se pourroit nommer faute, si des habits me faisoient mescognoistre : car ne suis-je pas la mesme que je soulois estre ? Vous l’estes sans doute, Madame, mais nous ne sommes pas en la mesme erreur que nous estions. Berger, reprit elle, alors si vous ne me voulez faire un outrage qui effaceroit toutes les obligations que j’ay aux gentils Bergers & aux belles Bergeres des rives de Lignon, & desquelles je ne perdray jamais le souvenir, Je vous conjure tous de vivre avec moy, comme vous souliez faire, & lors avec la permission de Galathée, continua-t’elle, je veux que vous voyez ce que j’allois cherchant ainsi desguisée, & que vous jugiez si j’avois raison. A ce mot prenant Florice d’une main, & Circeine de l’autre : elle les pria toutes de venir avec elles dans la chambre de Damon. Amasis y estoit encore qui embrassa ces belles filles, & les receut avec un si bon visage qu’elles en demeurerent toutes grandement satisfaittes. Mais quand elle cogneut Dorinde que Galathée luy presenta, elle en fut bien plus contente que de toutes les autres, pour la consideration du Prince Sigismond. Et la menant vers Damon & Alcidon voulut qu’ils la recognussent & la saluassent, comme aussi Madonthe & Daphnide.


  Jusques icy, Adraste, ny Hylas n’avoient point parlé : le premier estant demeuré ravy de veoir cette maison parée d’autre façon que non pas les cabanes où il avoit esté nourry, & Hylas pour n’y avoir rien en la trouppe qui le piquast. Mais Madonthe qui jusques alors n’avoit point jetté l’œil sur luy, le veid tout à coup. O Dieux ! s’escria-t’elle Hylas, & je ne vous ay point encore rendu les devoirs qui sont deubs à nostre ancienne amitié ? quelle opinion aurez-vous de moy ? Meilleure, respondit-il Madame, que je n’ay jamais euë. Et toutefois, dit-elle, mon incivilité ne le merite pas. Vous-vous trompez, Madame, repliqua-t’il froidement, je fais un beaucoup meilleur jugement de vous que je n’ay jamais fait : car il me semble que nous sommes tous deux de fort semblable humeur. Dieu m’en garde Hylas, reprit-elle incontinent, je ne voudrois pas vous ressembler en l’inconstance. En cela, adjousta-t’il, ne vous y essayez pas, car vous ne parviendrez jamais à une telle perfection. Mais je veux dire, que quand j’ay le contentement que je desire, je ne me soucie guiere de toute autre chose. Et il me semble que vous en faites de mesme maintenant que vous avez trouvé ce Chevalier, & je louë de sorte cette humeur, que je vous en estime beaucoup d’avantage. Damon qui ne pût s’empescher de rire de cette response, demanda doucement à Madonthe qui estoit ce Berger, & l’ayant appris. Gentil Berger, luy dit-il, voulez-vous que je croye ce que vient de me dire cette belle Dame. Seigneur Chevalier, respondit-il, il ne sçauroit sortir d’un si bon esprit, n’y d’une si belle bouche rien qui ne soit & bon & beau. Toutesfois, adjousta Damon, ce qu’elle m’a dit n’est guieres à vostre advantage. Peut-estre, Seigneur vous trompez-vous, repliqua-t’il, la mesme marchandise n’est pas de mesme prix en toutes les contrées : ce qui sera quelquefois bien cher en l’une, se donnera à vil prix en en l’autre. Mais la marchandise, reprit Damon, dont elle dit que vous avez fait vostre emplette ne doit estre gueres chere en quelque lieu que ce soit, & moins entre ces Bergers de Lignon, à ce que j’ay ouy raconter : car elle dit que vous n’estes chargé que d’inconstance. Il me semble respondit froidement Hylas, que si vous estimez cette marchandise mauvaise, vous blasmez grandement ceux de Lignon, ce que vous ne devez pas faire, veu l’obligation que vous leur avez de vous avoir si bien & si longuement conservé cette belle Dame : Car n’eust esté leur honnesteté & leur courtoisie elle ne se fust pas si longuement arrestée sur les rives de Lignon, & peut-estre si vous ne l’eussiez trouvée icy, vous eussiez encore couru longuement sans la rencontrer. Je recognois assez cette obligation, respondit le Chevalier, aussi serois je marry de leur desplaire en chose quelconque : mais tant s’en faut je pense les obliger en ce que j’ay dit. Ne dittes-vous pas ad- jousta Hylas, que l’inconstance n’est gueres chere en ce pays. Il est vray respondit Damon. Et qu’est-ce à dire autre chose : reprit Hylas, sinon qu’il y en a grande abondance, car la quantité de quelque chose pour bonne qu’elle soit la fait estre à vil prix. Ce n’est pas, repliqua Damon, ainsi que je l’entends : au contraire je veux dire que sur les rives de Lignon vostre marchandise n’aura point de mise, parce qu’il n’y a personne qui s’en serve. O seigneur Chevalier, reprit Hylas ! combien estes-vous deceu si vous avez cette creance. Il n’y a lieu en toutes les Gaules où l’on sçache si bien aimer qu’on fait le long du bien-heureux rivage de Lignon. Et c’est bien pour cela, adjousta le Chevalier, que je croy que l’inconstance en est bannie. Et vous aussi, s’escria Hylas, vous estes en cette erreur : & dittes-moy, je vous supplie, n’est-il pas vray que pour bien aimer, il faut changer le plus qu’on peut en l’humeur de la personne aimée : Si cela est il n’y a par un Berger qui ne soit inconstant ; car où me trouverez-vous une Bergere qui ne la soit. Ah Hylas ! interrompit Madonthe, vous sçavez bien que vous parlez contre vostre conscience. Madame, respondit-il, si je vous le preuve, ne direz-vous pas comme moy. C’est, dit Madonthe, ce que je ne croy pas que vous puissiez faire. Or respondez-moy, adjousta-t’il, vous advoüez bien qu’Hylas est inconstant ? Si l’on se change tant qu’on peut en l’humeur de la personne aymée, n’est-il pas vray que j’ay aymé Laonice, Philis, Alexis, Stelle & quelques autres. Je le croy, respondit-elle, puis que vous le dittes. Si cela est il faut donc qu’elles ayent esté inconstantes, ou en les aimant je ne me suis pas changé en elles. Et Lycidas, Corilas & tant d’autres qui ont aimé ces filles, il faut aussi qu’ils soient inconstants, ou en les aimant ils ne sont pas changez en elles : Et de mesme allez comptant tous les autres qui se disent Amants de celles que j’ay aymées, & vous verrez que tous ont pris de ma marchandise. Damon ne se pût empes- cher de rire de cette conclusion. Mais Hylas, luy dit-il, si l’Amant se change tant qu’il peut en la personne aimée, ce n’est pas à dire que l’aimée si elle est Amante ne prenne l’humeur de celle qui l’aime : Et par ainsi si Philis, Stelle, Alexis & les autres ne vous ont aimé, elles n’auront pas pour cela participé à vostre inconstance. Elles m’ont aimé il n’y a point de doute, respondit Hylas fort froidement : Mais encore je veux dire, que puis qu’en les aimant je suis demeuré inconstant, il faut croire qu’elles sont inconstantes aussi, autrement puis que je les ay aimées, si elles eussent esté constantes, sans doute je fusse devenu constant. Et par là, Madame, continua-t’il, confessez que tous & toutes sur les rives de Lignon sont de l’humeur d’Hylas. Pour le moins, repliqua Madonte, vous ne me preuverez pas que tous soient inconstants, car quand je n’aurois point d’autre raison pour moy, je ne ferois que mettre en avant le pauvre Adraste que voila, dit-elle en le montrant du doigt, car il ne seroit pas en l’estat que nous le voyons s’il avoit pû estre inconstant. O Madame ! respondit Hylas, il n’est pas inconstant, parce qu’il est fol.


  Damon oyant dire qu’Adraste estoit hors du sens, il en voulut sçavoir plus particulierement le mal-heureux accident, & apres le pleignit grandement. Palemon alors qui avoit escouté sans rien dire tous les discours d’Hylas. Madame, dit-il s’addressant à Madonthe, si la pitié de ce pauvre Berger vous touche de quelque compassion, Aydez-nous à supplier la Nymphe Amasis de luy vouloir redonner sa premiere santé. Comment Polemon, respondit Madonthe, croyez-vous que cette guerison soit en sa puissance. L’on nous la fait ainsi entendre, Madame, adjousta Palemon, & d’autant que l’essay n’en couste rien, nous vous supplions de vouloir interceder pour ce pauvre Berger. Je m’asseure, dit alors Madonthe, que si cela depend d’elle, elle ne nous le refusera pas. Et lors prenant le Berger par la main elle s’en alla vers Amasis qui entretenoit Dorinde. Et an mesme temps que Madonthe s’approcha d’Amasis, le sage Adamas revint de la ville où il avoit donné ordre à tout ce qui avoit esté resolu. Et parce que la Nymphe le veid avec un visage qui montroit quelque sorte de contentement, elle mouroit d’envie de parler à luy : mais elle n’osa interrompre Madonthe qui avoit desja commencé de la supplier pour le pauvre Adraste. Le Druyde qui l’ouït, Madame, luy dit-il, Madonte a raison, & quoy que cela ne soit pas selon la religion des Druydes, toutesfois puisque les Romains y ont aussi institué la leur, c’est une chose tres-asseurée qu’ils ont accoustumé d’en user ainsi, & qu’il s’est veu que bien souvent ils guerissent. O Dieux ! dit Amasis puis que cela est je promets que je feray tout ce qu’on voudra pour remettre ce pauvre Berger en son premier estat. Le Grand Tautates, Madame, dit alors Palemon, vous en vueille rendre le loyer. Et moy je promets encor un coup, & vouë que s’il guerit j’accorderay la pre- miere chose qui me sera demandée si elle est en ma puissance, & je le doibs bien faire, puis que le bien que je possede est en partie cause de son mal-heur.


  Le Druyde alors voyant que chacun se taisoit. Madame, dit-il tout haut, s’addressant à la Nymphe, je viens d’estre adverty que sept Chevaliers sont arrivez en cette ville, qui demandent des nouvelles du Prince Godomar. Et n’en sçavez-vous point les noms, interrompit Periandre. L’un d’eux, dit-il, s’appelle Alcandre, & un autre ce me semble Amilcar. Ceux-là, reprit Periandre, ne sont pas de nostre trouppe, mais ils sont bien de nostre cognoissance & de nos amis. Circeine qui ouït nommer Alcandre, ne pût s’empescher de rougir. Et Florice s’approchant du Druyde, ces deux que vous nommez, dit-elle sont mes freres, & vous me donnez une des meilleures nouvelles que je sçaurois recevoir, & peut-estre si nous oyons les noms des autres se trouveroit-il quelqu’un icy qui y auroit autant d’interest que moy. Voicy, dit Adamas, prenant un papier que ceux de la porte luy avoient envoyé, où les noms estoient escrits, qui soulagera ma memoire, & lors leur tendant le papier, outre les deux premiers, on y leut : Sileine, Lucindor, Clorian, Cerinte & Belisard. Les estrangeres s’escrierent alors : O Dieux ! & quelle bonne fortune est celle-cy ? Car, dit Circeine, Sileine & Lucindor sont mes freres : & Clorian & Cerinte sont freres de Palinice. Permettez-nous, Madame, interrompit Florice s’adressant à Amasis, que nous les allions trouver : car il y a si long-temps que nous ne les avons veus, que nous aurions trop de regret s’ils s’en alloient sans que nous pussions parler à eux. Non, non, respondit la Nymphe, je les feray supplier de venir icy, s’ils veulent des nouvelles du Prince qu’ils cherchent, & je m’asseure qu’estans vos freres, ils ont trop de courtoisie pour ne m’accorder ceste demande. Madame, adjousta Merindor, s’il luy plaist me faire l’honneur de nous donner la charge de leur aller faire sçavoir vostre volonté, je m’asseure qu’ils n’y failliront point. Et en ayant eu le commandement de la Nymphe, ils s’y en allerent ensemble avec Clindor.


  Mais ils n’estoient pas à la moitié de la descente du Chasteau, qu’ils les rencontrerent, & jugerent bien que c’estoient eux, encores qu’ils fussent armez, d’autant qu’ils estoient advertis de leur arrivée. Leur rencontre fut accompagnée de tant de demonstration de bonne volonté, qu’il sembloit que l’amitié entr’eux se fust augmentée de beaucoup depuis qu’ils ne s’estoient veus. Et Merindor leur ayant fait entendre le desir de la Nymphe Amasis, ils prirent le chemin du Chasteau tous ensemble, où ils furent receus des Nymphes & des Chevaliers avec toute sorte de bon visage. Mais qui eust veu les caresses que Florice, Circeine & Palinice firent à leurs freres, eust bien jugé qu’elles y avoient quelque plus grand interest que celuy du parantage.


  Apres que ce premier accueil eust esté faict d’un costé & d’autre : car la Nymphe voulut que ces trois sœurs eussent ce contentement, encor que ce fust en sa presence, Alcandre revint vers elle, & luy dit : Madame, nous avons charge du Prince Sigismond, qui nous a envoyez apres le Prince Godomar son frere, de vous asseurer de son service : & que si l’occasion se presente qu’il vous puisse rendre preuve de son affection, il s’estimera infiniment heureux de recevoir vos con mandemens. Seigneur Chevalier, respondit Amasis, c’est bien un excez de courtoisie qui faict parler ce genereux Prince de ceste sorte : Mais l’on ne le trouvera jamais estrange de luy, puis que de son naturel il est tellement serviteur des Dames, que l’on s’estonneroit davantage si je n’en recevois pas de semblables courtoisies, puisque je suis de ce nombre. Aussi nous luy sommes de sorte toutes obligées, que nous ne devons jamais nous lasser de l’honorer & de le servir, comme je proteste de faire tant que je vivray. Et puis que vous cherchez le Prince Godomar, je louë Dieu que vous en sçaurez icy de si asseurées nouvelles, que vostre voyage ne vous sera point inutile. Alors Periandre & Merindor s’approchants, Alcandre sceut où ils le devoient trouver le lendemain. Et parce qu’en jettant les yeux par l’assemblée, il veid Dorinde : C’est bien icy, dit-il se tournant vers la Nymphe, que nostre voyage doit recevoir son accomplissement, puis que non seulement nous devons trouver le Prince Godomar, au lieu qu’il a dit : mais que desja je vois Dorinde, qui estoit en effect le subjet principal du depart de ce Prince. Je m’asseure, Madame, que quand Sigismond en sera adverty, il ne manquera pas de la vous recommander avec toute sorte d’affection, & qu’il recevra un des plus grands contentemens qu’il eut jamais de la sçavoir entre vos mains. Je recognois en cela, respondit la Nymphe, que les Dieux m’ayment plus que je ne vaux, puis qu’ils me presentent les moyens de luy rendre ce petit service, attendant quelque meilleure occasion.


  Cependant qu’ils estoient sur ce discours, on vint advertir Adamas qu’un Chevalier nommé Ceraste estoit à la porte, avec douze autres tous armez, & qui demandoient d’entrer : Le Druyde le dit tout haut à la Nymphe : mais Periandre & Merindor, qui ouyrent le nom de Ceraste, & qu’il estoit accompagné de douze : Madame, dirent-ils, asseurez-vous que c’est le Prince Godomar, qui a sceu que Dorinde estoit icy. Plûst à Dieu, dit-elle, que j’eusse le bon-heur de voir un si grand Prince en ceste Maison, pour luy pouvoir offrir tout ce qui depend de moy. Nous permettez-vous, dit Periandre, d’y aller ? Et cependant vous plaist-il pas de commander qu’ils entrent. Car, sur nostre parole, Ceraste & ceux qui sont en sa compagnie sont vos serviteurs, & ne viennent icy que pour vous rendre toute sorte d’honneur & d’obeïssance. Seigneurs Chevaliers, respondit la Nymphe, commandez que tous ceux qui vous plaira entrent : car je remets tout en vostre disposition. Que si je pensois que le Prince fust en ceste compagnie, je ne manquerois de l’y aller recevoir, & luy offrir cet estat, & tout ce qui depend de moy. Adamas oyant l’opinion de ces Chevaliers, envoya en diligence à la porte pour la faire ouvrir, & pour estre adverty, s’il estoit possible, de la verité. Et cependant que tous les Chevaliers descendoient, il revint vers la Nymphe, à laquelle il dit : Je vous asseure, Madame, qu’il semble que Dieu prend en main vostre defence : Voyez les secours inesperez qu’il vous envoye. Je croy, si Alcidon & Damon l’appreuvent, qu’il est à propos que lors que ce jeune Prince sera icy, vous luy fassiez entendre la peine où vous estes, tant pour la mort du Prince Clidamant, que pour la perfidie de Polemas : Car il ne faut point entrer en doute que l’intelligence que ce meschant peut avoir avec Gondebaut, l’empesche de vous assister, puisque l’action qu’il a faite de tuer Ardilan au sortir de la porte, monstre bien qu’il ayme mieux son frere que son pere. Pour moy, respondit la Nymphe, je me conduiray tout ainsi que vous le voudrez. Et s’approchant de Damon & d’Alcidon, commanda au Druyde de leur dire ce qu’il avoit proposé, & l’ayant entendu ils en firent un mesme jugement, & conseillerent la Nymphe de s’obliger ce Prince le plus qu’elle pourroit : car asseurément Sigismond ayant prés d’elle deux personnes qui luy estoient si cheres, il ne falloit point douter qu’il ne la secourust, si elle avoit affaire de luy.


  Cependant qu’ils parloient de ces choses, & que l’on mettoit le meilleur ordre qu’on pouvoit dans le Chasteau, pour y recevoir Godomar, tous ces Chevaliers arriverent prés de la porte de la ville, dans laquelle le Prince estoit desja entré sans se vouloir faire cognoistre : Mais lors qu’ils le rencontrerent, la joye des uns & des autres fut si grande, qu’il luy fut impossible de se tenir plus longuement couvert : car ils coururent tous luy baiser les mains avec tant d’affection & de respect, que chacun cogneut que c’estoit le Prince Godomar : dequoy la Nymphe fut incontinent advertie par ceux qu’Adamas y avoit envoyez, dont elle receut un excessif contentement. Et en mesme temps Adamas, par son commandement, l’alla recevoir : Et elle accompagnée de Galathée, de Madonthe, de Daphnide, de ses Nymphes, de Dorinde, & de toutes ces estrangeres, s’en alla l’attendre à la porte du Chasteau, où elle ne fut pas plustost, que le Prince, avec toute sa troupe y arriva : mais avec une telle majesté, qu’il paroissoit bien d’estre le Maistre de tous ceux qui estoient autour de luy.


  Aussi-tost qu’il apperceut les Nymphes, il mit pied à terre, & se faisant desarmer la teste, il parut si beau, qu’il attira sur luy les yeux de toutes les Dames, & prenant un chappeau s’en alla saluer Amasis avec une telle grace, que chacun en demeuroit ravy. Apres quelques paroles de civilité, ausquelles Amasis respondit de mesme avec toute sorte de respect, il s’adressa à Galathée, qu’il jugea bien estre sa fille, aux marques que l’on luy en avoit desja données, & les asseura toutes deux de son service. Je viens, dit-il, Madame, vous rendre le devoir auquel tous Chevaliers vous sont obligez. Et pour vous asseurer de plus, que le Prince Sigismond & moy sommes vos serviteurs, & tous ceux qui dependent de nous, dont en voicy un bon nombre, que je vous offre, à condition que nous vous defendrons des hommes qui voudroient vous nuire. Et vous, dit-il en sousriant, nous garantirez des outrages que nous pourrions recevoir de la beauté de ces Dames que je voy autour de vous. Seigneur, respondit la Nymphe pleine de contentement, si la defence que vous entreprenez pour nous, n’est pas plus mal-aysée que celle que vous nous proposez, le hazard n’en sera pas grand : Toutesfois, dit-elle d’un visage riant, puisque les genereux Chevaliers sont obligez de prendre la protection des Dames, nous acceptons, ma fille & moy, l’offre que vous nous faittes, & vous supplions de vous en souvenir, sans nous obliger à vous defendre des outrages que vous prevoyez : car il seroit honteux qu’un Prince si vaillant & genereux, recourust pour son asseurance à des Dames si foibles & si peu courageuses que nous sommes. A ce mot Dorinde se vint jetter à ses pieds, pour le remercier de la peine qu’il avoit prise pour elle, (car la Nymphe Amasis luy en avoit dit quelque chose) le suppliant de ne la vouloir point abandonner. Le Prince la voyant vestuë de ceste sorte l’eust presque m’escognuë, si elle n’eust parlé : mais la cognoissant plustost à la parole qu’au visage, il la releva gracieusement, & l’ayant salüée Ma belle fille, luy dit-il, le Prince Sigismond a tel soin de vous, qu’il ne faut point que vous doutiez que pas un de ceux qui dependent de luy vous abandonne jamais. Et de plus, vous estes entre les mains de ceste grande Nymphe, qui vous fera l’honneur de vous prendre en sa protection, comme j’ay charge de l’en supplier de la part du Prince Sigismond mon frere. Vostre vertu & vostre merite l’obligent à vous aymer, & nous de vous assister en tout ce que nous pourrons. A ce mot se tournant vers Amasis, il luy dit tout haut : Le sujet, Madame, de mon voyage, & qui m’a faict vestir ces armes, n’est que la defence de ceste belle fille, & pour vous supplier tres-humblement de luy permettre qu’elle puisse demeurer en asseurance dans vos Estats, tant que la fortune la voudra tenir esloignée de sa patrie : Et en eschange le Prince Sigismond mon frere & moy, vous offrons nos personnes & celles de nos amis, pour vous servir en toutes sortes d’occasions. Seigneur, res- pondit la Nymphe, non seulement je reçois ceste belle Dame dans mes Estats, pour son merite, & pour sa propre vertu : mais de plus, à la consideration de deux si grands Princes, je luy donne la mesme puissance que j’y ay : vous asseurant que je l’auray en la mesme consideration que j’ay ma fille Galathée. Apres les remerciements tels qu’en semblables asseurances on a accoustumé de faire, Alcidon salua Godomar, qui sçachant par Adamas quel il estoit, le receut avec tant d’honneur, & avec un si bon visage, que dés ce jour-là, ce jeune Prince acquit entierement l’affection de ce gentil Chevalier.


  En fin Godomar, apres plusieurs autres semblables discours, fut conduit en son appartement, où les Nymphes le laisserent pour se desarmer & rafraichir : car la chaleur estoit extrême, & cependant qu’on luy ostoit les armes, il raconta à Periandre & à Merindor, que depuis qu’ils s’estoient separez le jour auparavant, il avoit longuement marché sans rencontrer personne. En fin, disoit-il, nous arrivasmes sur le midy au sommet d’un petit tertre, d’où l’on pouvoit descouvrir toute ceste belle plaine, jettant les yeux de costé & d’autre, le plus curieusement qu’il nous fut possible, nous apperceusmes en fin, presque à demie lieuë de là, une troupe de gens à cheval, que nous creusmes estre celle de Clorante, cela fut cause qu’apres avoir bien remarqué le chemin qu’il nous sembloit qu’il alloit tenant, nous nous mismes sur sa piste : & quelquefois au trot, & bien souvent au galop, nous usames d’une telle dilligence, qu’une heure apres nous les atteignismes en passant un petit ruisseau, où ils laissoient boire leurs chevaux. Nous trouvasmes que c’estoit le Lieutenant de Clorante, avec quinze ou seize chevaux. Nous apprismes de luy qu’ils s’estoient separez au mesme lieu où nous en avions faict autant, & pource qu’ils nous dirent qu’ils avoient commandement de se trouver le soir mesme au carrefour d’où ils estoient partis pour se rassembler, je pensay qu’il estoit à propos de ne point abandonner ceux-cy, puisque si de fortune l’une des autres troupes rencontroit Dorinde, nous la trouverions au rendez-vous qu’ils s’estoient donnez. Sans donc me faire cognoistre à eux, l’un des miens leur dit que le Roy nous ayant faict partir pour le mesme sujet qu’eux, nous pensions que nous ne pouvions mieux faire que de demeurer ensemble, pour nous ayder les uns les autres si l’occasion s’en presentoit. Ils en furent bien ayses, & ainsi nous marchasmes le reste du jour ensemble, & sur le soir nous prismes le chemin du carrefour, où nous trouvasmes Ceraste, qui avoit faict la mesme rencontre que nous avions euë, & qui me raconta comme Clorante avoit esté tué, & presque toute sa troupe, ainsi qu’il avoit sceu par les blessez qui s’estoient sauvez, & que Dorinde en estoit cause, & qu’il falloit de necessité que ce fust la troupe de Bellimarte qui eust fait ceste heureuse rencontre. Vous pouvez croire que le Lieutenant fut bien estonné de cet accident, & parce qu’il a du courage, & que je le voyois resolu d’aller apres celuy qui avoit recouru Dorinde, sçachant mesme qu’ils n’estoient que fort peu de gens. Je luy dis, me descouvrant le visage : Ne soyez point en peine de faire la vengeance de Clorante ; car c’est moy, ou pour le moins des personnes qui sont à moy, qui ont retiré de ses mains une fille innocente : Et dittes au Roy que Godomar son fils l’a faict, & que j’en useray tousjours ainsi, toutes les fois que je trouveray quelque Dame oppressée. Que s’il s’en plaint, dittes luy que la qualité de Chevalier qu’il m’a donnée m’oblige à ceste defence, & qu’il se pleigne de luy-mesme, si ceste action luy deplaist, m’ayant fait naistre son fils, c’est-à-dire avec trop de courage, pour souffrir qu’une femme soit outragée en sa presence, sans luy donner secours.


  Ces solduriez furent tellement estonnez de me recognoistre, & de m’ouyr tenir ce langage, qu’ils furent prests de se mettre tous à la fuitte : En fin m’estans venus rendre l’honneur qu’ils me devoient, ils s’excuserent aux mieux qu’ils purent, & ne furent jamais si ayses, comme je croy, que quand je leur donnay congé de s’en aller. Pour ce soir là ils n’allerent qu’en la ville où nous avions couché, parce que leurs blessez s’y estoient retirez : mais je m’asseure qu’aujourd’huy ils en rapporteront les nouvelles à Gondebaut, qui sera bien, sans doute, un peu en colere contre moy : mais lors qu’il sera libre de passion, il jugera que nous avons faict ce que doivent des Chevaliers d’honneur. Quant à nous, lors que ces gens furent partis, parce qu’il estoit desja fort tard, nous logeasmes assez prés de là, en un lieu qui s’appelle Ponsins, à ce que l’on nous dit, & où nous apprismes tout au long le combat que vous aviez eu contre Clorante, & mesme qu’il en estoit mort trois des vostres, dont je receus un extrême desplaisir : & que depuis vous aviez conduit Dorinde en ceste ville pour son asseurance. Ceste nouvelle, ce matin, m’a faict resoudre de venir droict icy, sans aller au rendez-vous que je vous avois donné.


  Ainsi Godomar racontoit ce qui luy estoit advenu, & finit en mesme temps de s’habiller, lors qu’Alcandre & ceux de sa troupe luy vindrent baiser les mains : car quoy qu’il les eust bien veus desja, si ne leur avoit-il rien dit, se figurant qu’ils estoient de la premiere troupe : mais alors se remettant en memoire qu’ils n’en estoient pas, les embrassant l’un apres l’autre : Et quelle bonne fortune, mes amis, leur dit-il, vous fait trouver icy, où je suis tres-ayse de vous voir ? Seigneur, luy respondit Alcandre, lors que le bruict fut espandu dans la Cour, de vostre sortie & de la mort d’Ardilan, nous eusmes un extrême regret de n’avoir eu l’honneur de vous accompagner. Et parce que nous sceusmes la detention du Prince Sigismond, nous eusmes opinion qu’il nous pourroit bien dire où vostre voyage s’adressoit, afin que nous pussions estre des premiers à vous suivre, puisque nous n’avions pas esté assez heureux pour vous accompagner. Il loüa extremément nostre dessein, & nous conjura d’user de toute la diligence qu’il nous seroit possible pour nous joindre à vous, craignant que vous n’eussiez bien affaire de nostre service : Et que si nous prenions le chemin de Forests, nous ne pourrions demeurer gueres long-temps le long de la riviere de Lignon sans vous rencontrer. Que s’il pouvoit, il nous suivroit bien-tost : & que cependant il vous envoyeroit tous ceux qui se declareroient estre de ses serviteurs. Le lendemain donc nous partismes, mais non point tous ensemble, & encor par diverses portes, & sans armes, les ayans fait porter secrettement dehors.


  Mais, interrompit le Prince, qu’est-ce que dist le Roy, lors qu’il sceut la mort d’Ardilan, & mon depart ? Seigneur, respondit Alcandre, je ne sçaurois vous dire l’extrême colere en la- quelle il entra, ny les regrets qu’il fit de la perte de ce meschant homme : mais si le Roy vous en blasmoit, croyez, Seigneur, que tout le peuple vous benissoit, & que la Cour vous en loüoit. Le Prince vostre frere en eut un tel contentement, qu’il ne se pouvoit empescher de le tesmoigner : de sorte que le sage Avite fut contraint de le supplier de vouloir pour le moins en apparence le mieux cacher de peur que le Roy le venant à sçavoir n’en fust trop offencé. Que si le Prince en eut de la joye, je vous asseure qu’elle ne surpassa pas celle de la Princesse Clotilde, qui ne se pouvoit lasser de vous loüer, mais toutesfois parmy celles qu’elle croyoit luy estre particulierement affectionnées. Si bien, Seigneur, que par ceste action vous-vous estes acquis une gloire que vous ne perdrez jamais : Outre l’obligation que toutes les Dames vous ont, d’avoir entrepris la defence de ceste innocente : car je ne sçay comment toute la ville est plaine de la violence dont le Roy vouloit user contre elle, la faisant par force espouser à Ardilan, & c’est pourquoy vous devez bien-tost attendre une bonne troupe des parens de Dorinde, lors qu’ils sçauront où vous estes : car ils sont trop genereux pour manquer à une si grande & estroitte obligation. Or, dit le Prince, je louë Dieu qu’il ait si bien adressé nos pas, & que nos intentions ayent eu une si bonne fin. Lors que le Roy se souviendra qui je suis, il m’aymera mieux qu’Ardilan : Quand il ne le fera pas, je me resous avec une si bonne compagnie, de suivre la fortune qu’il plaira au Ciel me donner. Je m’asseure qu’elle sera telle, que nous aurons à nous en contenter, puis que nos desseins seront conduits avec toute equité. Seigneur, adjousta Alcandre, le Prince vostre frere nous a chargé, mes compagnons & moy, de tant de pierreries pour vous apporter, que je pense qu’elles pesent plus que nos armes : & si nous en eussions peu porter davantage, je croy qu’il ne se fust jamais lassé de vous en envoyer, tant il a eu crainte que vous n’en eus- siez eu affaire en vos voyages. Et à ce mot ils les meirent sur la table, avec estonnement de tous ceux qui les voyoient d’en voir tant & tant & de si grandes toutes ensemble. Le Prince les receut, pour tesmoignage de la bonne volonté de son frere, & du soin qu’il avoit de luy : Non pas, dit-il, que je pense en avoir affaire, tant que j’auray à mon costé l’espée que j’y porte, & que je seray accompagné de si gens de bien que ceux que je vous autour de moy. A ce mot les ayant tous embrassez encore une fois, & commandé à l’un de ceux qui le servoient de prendre soin de ce que son frere luy avoit envoyé, il sortit de sa chambre avec toute ceste trouppe, pour aller où estoient les Nymphes, qui l’attendoient dans la salle, où les tables estans dressées Amasis le voulut faire disner : mais luy qui avoit esté adverty de la qualité de Damon, & qu’il estoit retenu par ses blesseures dans le lict, supplia la Nymphe de trouver bon qu’avant que se mettre à table, il pûst l’aller veoir, & rendre à sa valeur ce tesmoi- gnage de l’estime qu’il en faisoit. Madonthe qui ouyt ceste resolution, incontinent en fit advertir Damon, qui receut avec beaucoup d’honneur, celuy que ce jeune Prince luy faisoit, & estima de telle sorte ceste faveur, que jamais depuis il ne se detacha de son service. Chacun admiroit en ce jeune Prince la generosité qu’il faisoit paroistre en toutes ses actions, & sa courtoisie esgallement : de maniere qu’il s’aqueroit l’affection generalement de tous. Apres les premieres salutations, ils entrerent en quelques discours de civilité, qui ne durerent pas beaucoup, parce que la viande qui les attendoit, contreignit le Prince de les abreger : mais avec protestation de le veoir l’apres-disnée, & luy tenir plus longue compagnie.


  Ils se separerent donc de ceste sorte, & Clindor cependant obtint permission de la Nymphe de donner à disner à ses hostes, voyant la grande quantité de personnes qui estoient tout à coup survenuës. Il emmena donc tous ces Bergers & Bergeres, horsmis Dorinde, à qui Amasis ne voulut point permettre de quitter Galathée : mais aussi au lieu d’elle, il emmena les six freres de Florice, Circeine, & Palinice, ce qui ne luy fut guere mal-aysé, pour l’interest que chacun d’eux avoit en ces Bergeres desguisées. Le Prince cependant se mit à table, & parce que la Nymphe le vouloit traitter avec le respect deu à un si grand Prince, il la supplia d’user envers luy comme avec un Chevalier estranger, mais qui ne cedoit à personne du monde en volonté de luy faire service : & non point comme avec le fils du Roy Gondebaut, n’en voulant avoir pour lors ny le nom, ny la qualité. La Nymphe alors : Seigneur, luy dit-elle, je sçay qu’avec l’obeïssance je satisferay mieux à ce que je vous doibs, que je ne sçaurois faire en toute autre sorte : me rengeant donc à ceste obeïssance, commandez tout ce qu’il vous plaira, personne qui depende de moy ne sortira de vos commandemens.


  Avec semblables discours chacun s’assit, ainsi que le vouloit le Prince, & tous les propos qui furent tenus durant le repas, ne furent presques que de la fortune de Dorinde, & du juste sujet de s’en plaindre : & sur tout du desplaisir que le Prince Sigismond avoit eu de ne la pouvoir suivre. Dorinde qui voyoit & oyoit toutes ces choses, demeuroit si ravie & si confuse, qu’elle ne sçavoit que juger de sa fortune. Il est vray que quand elle repassoit en son esprit la venuë du Prince Godomar, les discours qu’il tenoit de la peine de son frere, & de quelle façon il l’avoit recommandée à la Nymphe Amasis, elle cogneut bien avoir eu tort en la mauvaise opinion qu’elle avoit conceuë de Sigismond, & toutesfois ne sçachant encores pourquoy il avoit manqué de se trouver au lieu qu’il luy avoit promis, elle mouroit d’envie de pouvoir parler à Periandre, ou à Merindor, s’asseurant bien qu’ils ne luy en cacheroient pas la verité : Et parce que durant le repas elle de- meura presque tousjours pensive, le Prince la considerant : Confessez la verité Dorinde, luy dit-il, ne tremblez-vous point encore de la frayeur que vous avez euë ? Seigneur, respondit elle, je suis en la protection de personnes qui ont trop de pouvoir pour avoir peur : mais j’advouë bien que jamais fille n’en eut une plus grande que celle que j’eus lors qu’un certain grand soldurier me vint saisir dans la cabane de Florice : car à nous voir tous deux, vous eussiez dit que c’estoit un loup qui emportoit une brebis. Et comment, adjouta le Prince, eschappastes-vous de ses mains ? Alexis la Druyde, continua-t’elle, fille du sage Adamas, qui se trouva en ce lieu, luy donna un si grand coup de poing sur une temple, qu’elle l’estourdit si fort, qu’il fut contraint de me quitter : mais je croy bien que si vous m’eussiez veu courre à travers les champs, & une quantité de ces gens apres moy, vous eussiez bien dit que la peur attache des aisles aux pieds : & toutesfois sans le pauvre Bellimarte, Merindor & Periandre, ils m’eussent emmenée, car desja l’un d’eux m’avoit saisie : mais ces Chevaliers les traitterent de sorte, qu’ils ne feront jamais outrage à fille qu’ils ne s’en souviennent. Il falloit pour mon contentement, reprit le Prince, que je m’y fusse rencontré, je vous promets que je n’en eusse laissé un seul envie. Seigneur, continua-t’elle, si vous les eussiez veu fuïr, je croy que vous en eussiez eu pitié : car moy qui devois estre tant offencée contr’eux, je vous jure qu’ils me faisoient compassion quand l’on me racontoit la haste avec laquelle ils s’en retournoient d’où ils estoient venus. Comment ! dit Amasis, vous ne les vistes donc pas quand ils s’enfuirent ? Moy, Madame, respondit-elle, je vous proteste que j’estois tellement espouvantée, que j’estois cachée dans le fonds de ceste cabane, où je ne tenois pas la moitié de la place que je faits. Mais considerez, Seigneur, si la fortune ne me veut pas bien du mal, puisque ne pouvant desnier à vostre courage de parachever toutes les entreprises qu’il vous plaist de faire, elle a voulu, pour m’affliger, que je receusse ma delivrance par les mains des trois hommes qu’apres Ardilan je haïssois le plus du monde : Et afin que je leur fusse plus obligée, que l’un d’eux y mourut, l’autre y perdit un frere, & l’autre un germain. Je jure que ce desplaisir me fut si sensible, que presque je ne ressentis point le contentement de ma delivrance. Par là, reprit le Prince en sousriant, le Ciel vous a faict paroistre qu’il ne faut point que la hayne soit eternelle, puisque les obligations qui surviennent en doivent faire perdre la memoire. Ah, Seigneur, reprit-elle, vous sçavez si j’ay raison de haïr ceux à qui maintenant je suis tant obligée en dépit de moy. Alcidon prenant la parole : Vostre humeur, Madame, dit-il, à ce que je vois, ne dément point le naturel de toutes les belles : car je n’en veis jamais encore une seule qui eust la beauté de vostre visage, qui ne preferast tousjours les offences aux services : Mais ce qui est encore le pis, le plus souvent ces offences sont imaginées, & toutesfois elles ont autant de force que si elles estoient veritables. Je ne sçay, Seigneur Chevalier, respondit-elle, quelle est l’humeur des belles, sinon par ouyr dire : mais si fais bien par experience celle des hommes, desquels jusques icy je n’ay encore recogneu qu’un qui ne soit trompeur envers celles à qui ils promettent plus de fidelité. Je voudrois bien, reprit le Prince en souriant, sçavoir qui est ce Phoenix des Amans. C’est, adjousta-t’elle, Hylas. Hylas, dit Madonthe, & n’est-ce pas le plus inconstant de tous ceux qui aymerent jamais ? C’est celuy-là mesme, continua Dorinde, & c’est bien pour cela que je l’estime le moins trompeur : car il ne faict point de difficulté de dire librement qu’il changera aussi-tost qu’il en verra quelqu’autre qui luy plairra d’avantage, & le faisant il ne trompe personne, au lieu que les autres promettent & jurent tout le contraire, & puis font comme luy. Et le Prince Sigismond (adjousta Godomar, en quel rang le mettez-vous ? Je vous asseure Seigneur que pour ne point m’y mesprendre je suis bien empeschée à vous respondre, bien vous diray-je qu’avant que j’eusse l’honneur de vous voir icy je l’ay mis au rang des autres. Et maintenant la belle ? (repliqua Godomar) Maintenant, dit elle, je vous oy dite beaucoup de choses, mais je sçay aussi Seigneur qu’il est vostre frere, & que peut-estre vous luy prestez tous ces bons mouvemens, que vous luy attribuez pour ce qui me touche. Vous estes trop incredulle (respondit le Prince) si vous ne croyez ny aux parolles ny aux effects. Je croiray, dit elle en rougissant, tout ce qu’il vous plairra, mais je crains d’estre trompée encore une fois d’un homme. Ce ne sera jamais de Godomar (repliqua-t’il) car je sçay que je ferois trop de tort à l’affection que le Prince mon frere vous porte.


  En mesme temps Periandre, & toute sa trouppe que Clindor avoit emmenée arriva dans la salle, & parce que Dorinde desiroit de rompre le discours du Prince : Seigneur, luy dit-elle, si vous ne cognoissez point Hylas, tournez les yeux sur ce Berger chauve & qui a le poil un peu tirant sur le roux, & vous verrez l’homme seul entre tous ceux qui se meslent d’aymer, qui est le moins dissimulé. Godomar alors, & tous ceux qui avoient ouy ce que Dorinde avoit dit, jetterent les yeux sur Hylas, qui se voyant regardé tout à coup de tant de personnes, eut opinion qu’il avoit quelque chose en ses habits qui n’estoit pas bien, & cela fust cause qu’il se regarda de tous costez. Mais Daphnide qui s’en apperceut : Non, non, Hylas, luy dit-elle, ce que l’on regarde en vous n’est pas aux habits que vous portez, c’est ce qui est dans vostre ame. Il faudroit, respondit-il, avoir des yeux plus penetrans que ceux d’un Linx. Je le croy veritablement, reprit Dorinde, pour voir l’interieur de tout autre que d’Hylas. Hylas, repliqua-t’il, est fils de femme. De sorte, gentil berger, adjousta Godomar, que si vous-vous plaisez au changement, vous avez à qui ressembler. Seigneur, dit Hylas fort froidement, je laisse à ces Dames d’en tirer la conclusion que vous dites. Mais Hylas, dit Dorinde, si m’advouërez-vous qu’il y a plus d’hommes infideles envers les Dames, que de Dames envers les hommes : car il n’y a point de femme qui ne se puisse plaindre de quelque infidelité, & je vois plusieurs hommes qui ne disent point d’avoir esté deceus. Vostre raison, respondit Hylas, est fort mauvaise, car si les hommes ne se plaignent point de vos infidelitez, c’est qu’ils ont honte de faire plainte d’un accident tant ordinaire. Godomar se mit à rire, & Amasis aussi, de la gracieuse responce d’Hylas. Et interrompant Dorinde qui vouloit respondre : Il me semble, luy dit-il, qu’en peu de mots ce Berger n’a point mal soustenu nostre party.


  Elle vouloit repartir, lors qu’Amasis & le Prince se leverent de table, de sorte qu’il fallut remettre ce discours à une autrefois : il est vray que Godomar s’approchant de Dorinde croyez la belle (luy dit il assez bas) que le Prince mon frere vous ayme plus que sa vie, & quand j’auray le loysir de vous entretenir, & que vous sçaurez ce qu’il vous mande par moy, vous advoüerez qu’il merite d’estre rayé du nombre de ceux que vous dittes qui ne sçavent pas aymer. Et parce qu’il s’en retourna incontinant vers Amasis, il ne luy donna pas le loysir de luy respondre. Elle ne laissa toutesfois de rougir, ne pouvant ouyr ces nouvelles sans beaucoup de ressentiment, & se tournant vers Florice, Palinice, Circeine : Mes compagnes (dit-elle) pour cacher ce changement de couleur, j’ay bien eu du regret de vous rompre compagnie, mais le Prince Godomar qui m’oblige en tant de façons la voulu ainsi : si suis-je bien resoluë de ne vous abandonner point ce soir, car encor que la Nymphe nous ait logée au Chasteau, je suis d’opinion que nous retournions chez nostre hoste puis qu’il le desire, & que ceste maison est si pleine, qu’à peine s’y peut-on tourner. J’ay peur, respondit Florice, que le Prince qui a trop de peur de vous perdre ne le vous permettra pas. Toutesfois, adjousta Circeine, ce nous seroit bien plus d’incommodité si nous logions hors d’icy, où il faut vivre avec tant de contrainte.


  Godomar cependant qui desiroit d’acquerir l’amitié de Damon, de la valeur duquel il estoit fort bien informé, supplia Amasis de trouver bon qu’il allast passer une partie de l’appresdinée auprés de luy. Et elle luy ayant respondu qu’elle l’y accompagneroit, Madonthe l’en fit incontinent advertir, & ceux qui le luy allerent dire trouverent desja auprés de luy Thamire, Celidée, Palemon, Doris, & le pauvre Adraste qui n’abandonnoit non plus Doris que s’il eust esté enchanté auprés d’elle, sinon lors qu’elle s’alloit coucher qu’elle fermoit sa porte : car ce pauvre Berger y dormoit, où pour le moins n’en bougeoit jusques à ce qu’elle en sortit. Et n’eust esté que Palemon luy fit donner quelques matthelas, il eust couché sur la pierre, plustost que d’esloigner d’un pas cette porte. Au mesme temps que le Prince entra, Thamire supplioit Damon de se souvenir de la promesse qu’il luy avoit faite pour guerir Celidée. Et parce que Damon luy dit qu’il estoit tout prest à la mettre en effect, pourveu qu’il y en eust quelqu’un qui allast avec Halladin son Escuyer, & que Thamire s’offrist de faire le voyage.


  Celidée qui ne le vouloit esloigner de si loin, & qui aimoit mieux ne recouvrer jamais cette beauté qu’elle avoit perduë, & qu’on luy promettoit, contrarioit tant qu’elle pouvoit Thamire, & ne vouloit point qu’il fist un si dangereux voyage, pour une chose de laquelle elle ne faisoit point de conte, où bien s’il y estoit resolu, elle vouloit l’y accompagner. Et parce que Thamire rejettoit sa compagnie avec beaucoup de raison, cette fille pleuroit de sorte que quand Godomar entra il eut pitié de la veoir si couverte de pleurs, & s’enquerant de Thamire de qui il pensoit qu’elle fust fille, quel outrage on luy faisoit. Seigneur, dit Damon en prenant la parolle, vous demandez de sçavoir une chose qui est peut-estre sans exemple. Sçachez que cette jeune Bergere a esté l’une des plus belles filles de toutes ces contrées. Vous voyez comme elle a maintenant le visage. On luy veut rendre cette beauté qu’elle a perduë, & elle pleure pour ne la point r’avoir. Sans mentir respondit Godomar, je croy que c’est la seule de cette humeur. Mais adjousta Damon encore le trouveriez-vous plus estrange si l’on vous disoit que c’est elle mesme qui s’est traittée comme vous la voyez : Comment s’escria le Prince elle s’est fait ces blesseures elle-mesme. Seigneur, reprit Damon, & pour un subject encore aussi estrange, car ça esté pour s’empescher d’estre aimée. O Dieux ? dit alors Godomar, voila une fille sans esgalle, estant belle elle se fait laide pour n’estre point aimée, & puis se fasche quand on luy veut rendre cette beauté. Seigneur, interrompit Celidée, les choses inutiles à nostre contentement, & qui nuisent beaucoup à nostre repos doivent estre desdaignées de cette façon. J’advouë, dit alors le Prince, tout estonné, que je voy en ces lieux des preuves de vertu qui ne se peuvent assez admirer. Mais, reprit Madonthe, voyez, Seigneur ce pauvre Berger qui regarde cette tapisserie, si vous sçaviez sa fortune vous l’admireriez encore d’avantage. Et si Dorinde vouloit dire la verité en considerant l’accident qui luy est arrivé elle advouëroit que tous les hommes ne sont pas trompeurs quand ils disent qu’ils aiment, car ayant aimé longuement cette Bergere, auprés de laquelle vous voyez qu’il se tient, lors qu’il perdit l’esperance qu’elle pûst jamais estre sienne il perdit le sens en mesme temps, & depuis a vescu avec un si grand ressentiment de sa premiere perte que lors qu’il a quelques bons intervalles, il ne les employe qu’à plaindre cette Bergere. J’avois bien ouy dire, respondit, le Prince en le considerant, qu’Amour faisoit devenir fol : mais non pas la tristesse ny le desplaisir. Mais, Seigneur, adjousta Amasis, on nous a parlé d’une recepte pour le guerir que nous voulons espreuver. Et quelle est-elle, respondit-il. C’est, interrompit Adamas, de planter un cloud dans le Temple de Jupiter en la muraille qui sera du costé d’un sacraire de Minerve, & faut que ce cloud ayt touché les temples de ce Berger. Il est vray, respondit Godomar, que delà les Alpes j’ay veu observer ce que vous dittes & plusieurs en guerissent. Je vous asseure, Seigneur, reprit Amasis que si vous le trouvez bon nous en ferons l’essay : car il me semble que nous avons icy deux Temples assez prés l’un de l’autre. Je pense, respondit le Prince que ce sera une œuvre agreable aux Dieux : car je ne croy pas qu’il y ait chose qui leur fasche plus de veoir parmy les hommes qu’une personne privée de jugement, puis qu’il semble que la Nature ait failly en son ouvrage, ayant fait une brutte au lieu d’une personne raisonnable. Il faut donc dit la Nymphe que nous y fassions tout ce que nous pourrons, & il me semble qu’il est à propos d’advertir le grand Pontife, afin qu’il me vienne faire entendre ce qu’il sera necessaire de faire. Et c’est à vous continua-t’elle, s’addressant à Adamas, à qui j’en donne la charge. Et moy, dit Damon, aussi-tost que je sçauray ce qui sera advenu à celuy-cy je despescheray Halladin pour la guerison de cette sage & honneste fille, puis que je l’ay promis, & que je ne penseray pas de faire une œuvre moins agreable aux Dieux que celle que vous dittes : d’autant que tant s’en faut il semble qu’ils se plaisent beaucoup plus en la beauté des Dames, qu’ils ne font pas au jugement des hommes, puis que l’on a dit si souvent qu’ils ont laissé les Cieux pour ces beautez mortelles, & fort peu de fois ils sont descendus en terre pour prendre advis du jugement des hommes.


  Cependant que le Prince discouroit de cette sorte avec Damon. Adamas tira un peu à part Amasis, & luy representa qu’il sembloit que Tautates, prit un soing plus particulier de ses affaires, qu’elle n’eust osé esperer, puis qu’il luy avoit envoyé ce jeune Prince en un temps si opportun, & pour un affaire si sensible à son frere Sigismond, qu’il n’y avoit pas apparence qu’elle n’en deust esperer toute sorte de secours, tant qu’elle auroit Dorinde avec elle, mais qu’il estoit necessaire que par sa prudence elle se sceust bien servir de l’occasion qui se presentoit, d’autant que l’un des plus grands plaisirs que Tautates eust des choses de la terre, c’estoit de veoir l’homme par la prudence se sçavoir deffendre des coups de la Fortune, Or Madame, tout ce que vous aviez plus à craindre en la trahison de Polemas, c’estoit ce me semble l’intelligence qu’il peut avoir avec les Roys vos voisins. Le plus puissant de tous & le plus dangereux : c’est Gondebaut, & considerez que ce grand Dieu luy veut rendre ce bras là impuissant, vous donnant pour dire ainsi ses deux enfans. Et d’autant qu’il y a plus de personnes qui adorent le Soleil Levant que le couchant, asseurez-vous, Madame, que ces jeunes Princes bien unis comme ils sont, auront plus de Partisans que leur pere. Ce qui despend donc maintenant de vostre prudence, c’est d’interresser & l’un & l’autre de ces Princes de telle sorte en vostre conservation, qu’ils l’embrassent comme chose où ils ayent quelque part. Sigismond est desja assez obligé à vous assister pour la protection que vous prenez de ceste fille, qui est de telle sorte aymée de luy, que j’espere la veoir un jour Royne des Bourguignons, si pour le moins je survis le Roy Gondebaut : Il ne reste que de trouver les moyens que Godomar y prenne part. Je croy quant à moy qu’outre l’amitié qu’il porte à son frere que je vous estre fort grande, vous devez l’obliger par les liens de la courtoisie, attendant que le temps vous en offre quelqu’autre occasion : car une ame si genereuse comme la sienne ne se peut attacher d’avantage que par l’honneur & la reverence. Et d’autant que ces lettres que Gondebaut escrit à Polemas & qui vous sont tombées entre les mains pourroient bien estre redoublées, & par ainsi Polemas seroit plustost adverty que nous ne voudrions de la perte que vous avez faite. Je suis d’opinion que vous preveniez ses desseins, ce que vous pouvez faire par la voye que je vous vay proposer. Vous desirez de faire planter le cloud dans la muraille du Temple de Jupiter pour r’avoir la santé de ce pauvre Berger. Je croy, Madame, que c’est une œuvre fort bonne, & de laquelle Tautates vous sçaura gré. Mais je suis d’advis que vous vous prevaliez de cette occasion pour retenir icy le Prince Godomar. Il faut que celuy qui plantera ce cloud soit souverain Magistrat : Et parce que vous n’estes pas homme, il sera necessaire que vous fassiez la creation d’un Dictateur exprés pour cette ceremonie. C’est ainsi que les Romains les nomment. Or Madame, je croy quand vous y aurez bien consideré que vous ne sçauriez faire eslection d’autre personne que du Prince Godomar, tant pour sa qualité, que pour le bien de vos affaires, & je m’asseure qu’il recevra, sans doute cet honneur pour ce subjet, que peut-estre il refuseroit en un autre temps. Et s’il la reçoit, il faut le luy continuer jusques à ce que vous soyez hors de la peine où la trahison de Polemas vous a mise : Par cette ruze vous rendrez vostre conservation comme la sienne en y engageant & le Prince son frere & tous ses amis. Et à fin qu’il ne s’en puisse desdire, il faut prolonger de faire planter le cloud jusques à ce que nous sçachions si ce contre-fait le Druyde viendra vers la Nymphe vostre fille, afin qu’il se trouve saisy de l’authorité quand Polemas rompra entierement avec vous.


  La Nymphe escouta attentivement le Druyde, & lors qu’il se teust. Je trouve fort à propos, respondit-elle, tout ce que vous dittes, mais que faut-il maintenant que je fasse ? Vous devez ce me semble, adjousta le Druyde, faire entendre au Prince qu’il est necessaire pour la guerison de ce pauvre Berger qu’il accepte cette charge. Et puis la ceremonie estant faitte vous assemblerez avec luy, Alcidon & Damon, & vous luy declarerez la mort de Clidamant, la trahison de Polemas, & les intelligences que vous craignez qu’il ayt trop estroittes avec les Princes vos voisins. Je m’asseure qu’il est si genereux qu’il embrassera vostre deffence comme nous desirons. Et d’autant qu’il ne faut pas que vous perdiez Alcidon & Damon, je suis d’advis qu’avant que d’en dire quelque chose au Prince Godomar vous leur en parliez comme leur en demandant leur advis, & je sçay qu’ils s’y portent si franchement qu’ils vous ayderont mesme à faire cette priere à ce jeune Prince.


  Cependant qu’ils discouroient de cette sorte, Godomar s’estoit approché de Damon, où Alcidon, Daphnide, & Madonthe l’entretenoient des accidents de Dorinde. Et parce que le Prince treuvoit que cet habit de Bergere, quoy que bien differend de celuy qu’elle souloit porter ne laissoit pas de la faire paroistre fort belle, il luy prit fantaisie de la faire peindre vestuë de cette façon, s’asseurant bien que son frere auroit un contentement extreme de la veoir ainsi desguisée, & cela fut cause que Galathée qui estoit assez prés de là parlant à Lycidas pour le plaisir qu’elle avoit d’y veoir quelque visage qui eust quelque ayr de celuy de Celadon qu’elle ne pouvoit oublier entierement, s’oyant appeller par Madonthe s’y en alla incontinent, & sçachant le desir de Godomar, elle luy dit qu’ils avoient un tres-bon peintre pour tirer au naturel, & qui estoit fort diligent. C’est ce qu’il nous faut, respondit le Prince, car je desire d’envoyer promptement vers mon frere pour luy faire entendre nostre fortune, de laquelle je sçay qu’il sera si ayse que je ne luy veux dilayer ce contentement d’avantage. La Nymphe pour satisfaire au desir qu’il avoit, envoya incontinent querir le Peintre, qui par son commandement mit la main à l’œuvre, quoy que Dorinde s’en defendit fort, ayant honte, ce disoit-elle qu’on la veist ailleurs vestuë de cette sorte. Eh la belle, respondit Godomar, pen- sez-vous pouvoir estre veuë en meilleure compagnie que celle-cy. Je ne croy pas cela, reprit Dorinde, mais je n’en ay point de honte en cette contrée où les Bergeres sont telles, qu’elles se font estimer de tous ceux qui les voyent : Et adjousta le Prince pour vostre satisfaction nous ferons escrire à vos pieds : C’est Dorinde l’une des belles Bergeres de Forets. Avec cette condition elle le permit, pourveu que l’on rayast le nom de belle. Et cependant Amasis suivant le conseil d’Adamas, ayant trouvé commodité de parler à Damon, & à Alcidon lors que le Prince alloit veoir l’ouvrage du Peintre qui travailloit en une chambre assez prés de là, ils approuverent de sorte cette proposition qu’eux mesmes en ouvrirent le discours à Godomar, lors qu’il revint dans la chambre de Damon. Et luy qui estoit plein de courtoisie accorda à la Nymphe tout ce qu’elle vouloit de luy, qui fut cause que faisant appeller Adamas elle luy commanda en sa presence de faire tenir toutes choses prestes pour cette action.


Fin du premier Livre.

[Retour au Sommaire]



LA CINQUIESME PARTIE
DE
L’ASTRÉE
DE MESSIRE
HONORÉ D’URFÉ






LIVRE SECOND.




  Le jour se passa de cette sorte avec divers discours entre ces Nymphes, ces Chevaliers, ces Bergers & belles Bergeres, mais avec tant de plaisir qu’ils ne se prirent garde que la nuit les surprit, qui les contraignit de se separer jusques au lendemain. Amasis voulut arrester Dorinde dans le Chasteau, mais elle & ses compagnes sceurent de telle façon la supplier qu’elle trouva bon que sans se separer elles retournassent loger chez Clindor qui en receut un tres grand contentement, & elles aussi pour estre beaucoup plus libres que parmy ces contraintes & ces respects où elles vivoient auprés d’elle & de Galathée, Merindor & Periandre aidoient Dorinde à descendre : Alcandre & Clorian, Circeine : Lucindor, & Cerinte, Florice : Et en fin Amilcar, & Sileine, Palinice. Thamire d’autre costé aydoit la triste Celidée, qui ne se pouvoit consoler du prochain depart de son Berger. Et Adraste n’abandonnoit point Doris que Palemon conduisoit. Il n’y avoit personne en la trouppe sans party, sinon Hylas & Belisard, qui toutesfois ne laissoient de passer leur temps avec toutes ces belles Dames sans s’arrester à pas une. Aussi n’y en avoit-il point en la compagnie qui n’eust assez d’affaires, pour soy-mesme sans s’amuser à Hylas : d’autant qu’Alcandre & Clorian servoient Circeine, Lucin- dor & Cerinte aimoient Florice, & Amilcar & Sileine estoient serviteurs de Palinice. Et le bon c’estoit que chacun sçavoit l’affection de son rival. D’autre costé Periandre & Merindor adoroient Dorinde, qui ayant esté deceuë d’eux ainsi qu’elle avoit opinion, ne faisoit que leur reprocher leur infidelité à toutes les fois qu’ils vouloient luy parler de leur affection. Ce qu’elle faisoit avec un esprit plus content qu’avant qu’elle eust sceu que le Prince Sigismond ne l’avoit point trompée comme elle en avoit eu la creance.


  Estans arrivez au logis ces Chevaliers resolurent de veiller dans la chambre de ces Dames, pour recouvrer en quelque sorte le temps qu’ils avoient perdu loing d’elles : Mais Dorinde ne desirant pas que cela fust pour quelque consideration qu’elle dist à ses compagnes, elles s’excuserent toutes sur l’heure qui estoit trop tarde, & le desir qu’elles avoient d’estre le lendemain de bon matin au Chasteau au lever de Galathée. Ils furent donc contraints de se retirer, & de fortune Hylas fut logé dans la mesme chambre où Alcandre, Amilcar, & Belisard couchoient, & les autres quatre Chevaliers dans une autre. Et d’autant que de longue-main, ces deux freres estoient grands amis d’Hylas, d’abord qu’ils furent couchez, parce que les licts estoient assez prés l’un de l’autre, ils entrerent en discours de ce qu’ils avoient fait, depuis qu’ils ne s’estoient veus. Quant à moy, respondit Hylas, je le vous auray bien-tost dit : car depuis que Criseide la belle estrangere eut trompé les gardes de Gondebaut, pour s’en venir du costé de Gergouie. Je la suivis, mais en vain, car il me fut impossible de la rencontrer. Il est vray que je trouvay Madonthe, & Laonice avec lesquelles je vins en cette contrée sur les rivages de Lignon, où je trouvay tant d’aimables Bergeres qu’il m’a esté impossible de les quitter. Et pour dire la verité, j’ay espreuvé beaucoup de sortes de vie, mais il n’y en a point qui esgale la douceur de celle des Bergers de cette contrée. Car ne pensez pas qu’en- core qu’ils soient vestus, comme vous les voyez grossierement, ostez que toutesfois leur conversation retienne chose quelconque du village : parce que ce sont les plus discrets & les plus civils que j’aye jamais pratiquez. Et entre les autres, il y a un Sylvandre duquel on ne sçauroit trop admirer le bel esprit. Quant aux Bergeres, elles sont si belles & si agreables que si l’Amour estoit mort par tout ailleurs, je ne croy pas qu’il ne vint à revivre parmy ces filles tant accomplies. Figurez-vous que tous ces artifices que vous voyez dans les villes, sont tellement surpassez par les naïvetez de ces Bergeres qu’il est impossible de les veoir sans les aymer. Vous avez peut-estre bien autrefois veu Florice, Circeine & Palinice, & avez bien ouy dire, combien leurs beautez estoient estimées dans Lyon. Imaginez-vous que sur les rives de Lignon & parmy ces gentilles Bergeres, elles ne paroissoient non plus qu’un flambeau au plus clair Soleil. Ah ! respondit Alcandre, jusques-là je le vous par- donne : mais dire qu’il y a quelque Bergere plus belle que Circeine je ne le sçaurois souffrir. Si vous aviez seulement parlé de Florice encore & de Palinice, si je ne le croyois j’en ferois au moins semblant : mais de Circeine c’est trop, puis qu’il n’y eut jamais beauté esgale à la sienne. Mon frere, interrompit Amilcar, Palinice deffend assez sa préeminence sur toutes les belles. Toutesfois je ne laisseray de dire à Hylas que pour Florice & Circeine je consentiray à tout ce qu’il voudra, pourveu qu’il oste du pair ceste Palinice, puis qu’il n’est pas raisonnable, que celle à qui le Ciel n’a point voulu faire d’esgale soit rabbaissée soubs quelqu’autre avec si peu de justice. Et quoy mes enfans, dit Hylas en sousriant, il semble que vous ayez quelque interest en ces filles, prenant comme vous faittes leur party. Si nous avons de l’interest ? respondit Alcandre : hé Hylas ! de quel pays venez-vous puisque vous n’en sçavez rien ? Et depuis quand cet interest, reprit Hylas, veu que quand j’estois avec vous, je n’en ay rien recogneu. Je vous asseure, adjousta Amilcar, que vous avez bien raison de le dire, car vous n’avez point esté à Lyon depuis la mort de Theombre. Nullement, dit-il. Or continua Amilcar, l’affection que nous portons à ces belles Dames n’est que depuis ce temps-là. Aussi si vous vous en souvenez, il n’y avoit pas fort long-temps que nostre pere nous avoit fait revenir en sa maison. Il est vray, respondit Hylas, mais comme nous avions bien eu le loisir de contracter l’amitié qui est entre nous, je pensois qu’il ne falloit pas plus de temps à devenir Amoureux que bons amis. Je le croy bien aussi, dit Alcandre, tant s’en faut, je pense qu’il y va plus de temps à se choisir un amy qu’une maistresse : mais quelquesfois l’occasion ne s’en presente pas. Or, reprit Hylas, puisque cela est, & qu’estant entré en ce discours il n’y a pas grande apparence que vous puissiez si tost dormir, n’y l’un n’y l’autre, je vous supplie que je sçache toute cette affection, afin que je ne me mesprenne plus quand je parleray de la beauté de vos maistresses. Vrayement, respondit Alcandre je le veux à condition que vous ne mespriserez plus si fort, Circeine pour l’amour de moy, ny Palinice en consideration de mon frere. Ny vous Stelle, adjousta l’inconstant pour l’amour d’Hylas. Nous vous le promettons, dit Alcandre : mais il faut encore l’une des deux choses que je vous diray. Et laquelle ? respondit Hylas. Il faut adjousta Alcandre, où que vous veniez dans nostre lict, où que nous allions au vostre : car ce me seroit trop de peine de parler si haut & si longuement. Il est raisonnable, dit alors Hylas, que l’Escolier aille chercher le maistre, & sautant à bas de son lict, il se mit dans le leur, où Alcandre quelque temps apres reprit ainsi la parolle, cependant que Belisard s’endormit.



HISTOIRE
D’ALCANDRE,
D’AMILCAR, CIRCEINE,
Polinice, & Florice.




  Quelques-uns soustiennent que l’Amour ne vient pas de sympathie, ny de Destin, mais de dessein, & de volonté : & que la naissance de cette affection ne se doit qu’à la violance avec laquelle la beauté tyrannise les puissances de nostre ame : Mais ceux-là n’ont pas fait la preuve qu’Amilcar & moy, & ceux desquels j’ay à vous parler avons faite à nos despens, car ils seroient contraints de changer d’opinion, & de dire avec nous que chacun en naissant est donné à celle qu’il doit aimer & servir. Voicy une proposition, interrompit Hylas que je ne croy point du tout : car si cela estoit vray, à laquelle des vingt-cinq ou trente que j’ay servies me donneriez-vous par sympathie & par destinée ? De cela, respondit Amilcar nous en parlerons une autre fois, car un ne rompt pas une reigle generale, & mesme qu’on peut dire qu’Hylas est un monstre en Amour : c’est-à-dire hors de la nature des autres Amants. Il ne faudroit autre chose, dit Hylas en sousriant, sinon que Sylvandre eust ouy ce mot pour ne me laisser de long-temps en repos : mais continuez Alcandre. Sçachez donc, reprit-il, que peu de temps avant le mariage de Florice, sœur d’Amilcar & de moy, avec Theombre, nostre pere nous fit revenir en sa maison, n’ayant voulu jusques alors que nous y fussions demeurez, luy semblant n’estre pas à propos que l’on nous veist prés de luy, avant que nous n’eussions quelque qualité qui nous rendist dignes de nos Ancestres. En nostre aage plus tendre il nous avoit fait ouïr ceux qui dans les Academies enseignent les sciences plus soigneusement. Et lors que nous fusmes assez forts pour les exercices du corps il nous y fit employer le temps curieusement. Et apres nous envoya deux ans durant par les pays estrangers pour en apprendre le langage, & pour n’ignorer entierement les mœurs de nos voisins. Tant y a que parvenus à l’aage de vingt-deux où vingt-trois ans il nous r’appella auprés de luy : mais peu cognus dans nostre patrie, & y cognoissant aussi si peu de personnes, que si l’on ne nous eust dit que Florice estoit nostre sœur nous ne l’eussions point recogneuë pour telle.


  Nostre retour fut, comme vous sçavez, un peu avant les nopces de Florice. Et lors que nous commencions de nous aymer, Theombre l’emmena hors de la ville : De sorte que nous la perdismes presque aussi-tost que nous l’eusmes trouvée. Il est vray qu’il sembla que le Ciel eut pitié de nous, car il nous la rendit bien-tost apres, par la mort de Theombre, qui ne vesquit gueres plus de trois mois apres l’avoir espousée. Elle le pleura comme elle devoit & nous l’aydasmes en ce pitoyable office, mais nos larmes furent bien-tost seichées, car l’humeur de cet homme n’estoit pas fort aimable, & elle ne l’avoit espousé que par raison d’estat, & presque sans penser le faire. Tant y a que la playe pour grande qu’elle pûst estre en l’ame de nostre sœur, fut bien-tost guerie par l’affection que nous luy faisions paroistre. Et elle en eschange s’essayoit de son costé de nous rendre le sejour que nostre pere vouloit que nous fissions prés de luy, le moins ennuyeux qu’il luy estoit possible. Et c’est sans doute que cette vie differente de celle que nous avions accoustumée, nous eust esté bien fascheuse, sans sa douce conversation : Car figurez-vous que pour le commencement nous vivions avec une si grande retenuë fust avec nos parents, ou avec les autres, & il nous falloit de sorte prendre garde aux respects qui leur estoient deubs, que veritablement nous en estions bien ennuyez, veu la liberté en laquelle jusques en ce temps-là nous avions esté nourris. Quelques jours donc apres que Florice fut revenuë, & que son plus grand dueil fut passé. Elle prit garde à la triste vie que nous menions, & aux maigres passe-temps que l’on donnoit. Mes freres, nous dit-elle, il faut que je vous mesnage d’une autre sorte, que jusques icy l’on n’a pas fait, & vous verrez que le sejour de ce lieu n’est pas si fascheux que vous l’avez trouvé à l’abord. Nostre pere vous a surchargez de ces visites de nos parents, qui ne parlent jamais que de choses serieuses. Je veux à mon tour vous faire veoir mes cognoissances, & je gage que vous ne les jugerez pas si fascheuses que les siennes. Nous qui tout à coup avions esté mis dans ces contraintes, & qui ne les pouvions plus supporter, la suppliasmes de tenir sa parolle. Elle ne remit point l’effect de sa promesse plus loing qu’au lendemain qu’elle nous conduisit en la maison de Circeine où nous trouvasmes, Palinice, Dorinde, Cloris, Parthenope & quelques autres, toutes belles à la verité & tres-honnestes filles. Mais Hylas, voyez un tesmoignage du Destin que je disois. Je ne jettay pas plustost les yeux sur Circeine que j’y trouvay tant de subject d’Amour que je ne pûs luy refuser & le cœur & l’ame, & mon frere en mesme temps Palinice tant aimable, qu’il ne pût s’empescher de se donner à elle entierement.


  Or que ceux qui croyent que c’est la beauté qui tyrannise nos ames me dient un peu comme Circeine n’exerça aussi bien sa tyrannie sur Amilcar que sur moy, ou pourquoy Palinice n’eut la mesme force sur mon cœur que sur celuy de mon frere. Et apres en avoir en vain recherché les raisons, ils avouëront je m’en asseure que ç’a esté en fin le Destin qui a disposé de nous, comme il luy a pleu. Le Destin, dis-je, qui en mesme temps voulut que nous fissions deux grandes pertes : car celle de nostre liberté fut bien-tost suivie de celle de nostre pere, qui ayant desja vescu un assez grand aage, fut saisy d’une fiévre si violente qu’en peu de jours elle l’emporta dans le cercueil. Peut-estre si la nouvelle affection que nous avions conceuë pour ces deux belles Dames n’eust esté escritte dans l’infaillible ordonnance du Destin l’ennuy de cette derniere perte, l’eust peu estouffer dans le berceau : Car il est certain qu’elle nous toucha au cœur plus aigrement qu’elle n’a pas accoustumé de faire aux autres. Mais Hylas ! qui peut resister à la fatalité ? il sembla au rebours que par cette contrarieté elle s’accreut comme le brasier par le souffle des vents contraires. Il n’y a rien qui empesche plus une Amour naissante, de jetter de profondes racines, que quand elle commence de se prendre. On cesse de veoir la personne aymée, parce qu’il est vray que les yeux sont ceux qui donnent naissance à l’Amour, & que la veuë la nourrit & luy fait prendre force. Si bien que quand cette veuë luy est desniée, ordinairement, où elle meurt, ou elle va languissant. Mais, nous approuvasmes que cette loy pouvoit estre bonne pour les autres qui aiment par eslection, mais non pas pour nous en qui sans plus le Ciel l’avoit fait naistre : car ayans esté contraincts de faire le dueil nous demeurasmes quelque temps privez de la veuë de ces belles Dames, sans que cette contrainte nous apportast aucun autre advantage, sinon à rendre nostre mal plus douloureux & plus difficile à supporter.


  En fin les jours du plus grand dueil estans passez, c’est la coustume en semblables accidents que les amis & les voisins, vont visiter ceux qui ont fait ces pertes, tant pour se condouloir avec eux, que pour leur offrir toute sorte d’assistance, & renouveler avec ceux qui restent l’amitié que l’on avoit euë avec celuy qui est mort. Tous nos amis & nos voisins, ne manquerent point à nous venir rendre ces devoirs d’humanité & de bonne volonté. Si bien qu’il sembloit que la porte de nostre logis fust celle de quelque celebre Temple, tant elle estoit frequentée par ceux qui nous venoient visiter. Palinice & Circeine, entre les autres, qui estoient les meilleures amies de ma mere & de ma sœur, ne manquerent pas à ces visites. Et nous qui estions presque tousjours avec Florice, Dieu sçait si nous les receusmes de bon cœur. Il est certain que la mort de nostre pere nous avoit grandement affligez, & qu’il n’y avoit eu en nostre maison aucune apparence de resjouïssance, que quand ces deux belles Dames prirent la peine d’y venir : mais alors, il faut advoüer que le dueil d’Amilcar & de moy, se dissipa comme la nuë devant le Soleil. Quand Circeine eust long-temps parlé à ma mere, elle vint rendre les mesmes compliments à Florice : Et parce que je ne me pouvois souler de la voir, je m’approchay de ma sœur, & apres l’avoir remerciée de la peine qu’elle prenoit de venir en ceste maison si pleine de dueil, & qu’en eschange nous luy eusmes of- fert toute sorte de service, Florice fut contrainte d’en aller dire autant à Palinice, si bien que Circeine & moy demeurasmes separez de la compagnie, cela me convia, en suivant le discours que j’avois commencé, de luy dire : Si est-ce, belle Circeine, que j’ay fort peu d’occasion de vous faire ces remerciemens, puisque je prevoy plus de mal de ceste visite, que je n’en puis esperer d’advantage. Elle qui ne s’estoit point encore apperceuë de mon affection : car toutes les demonstrations de bonne volonté qu’à nostre premiere veuë je luy avois fait paroistre, avoient esté receuës comme des civilitez & des courtoisies. Je ne sçay, me dit-elle, Alcandre, quel mal ma visite vous peut rapporter : mais je vous asseure bien que ce n’est pas mon intention de vous en faire. Si ce n’est vostre dessein, luy respondis-je, c’est donc mon destin, puisque asseurement Circeine sera cause de la mort d’Alcandre. Moy, dit-elle je seray cause de vostre mort ? Vous le serez, sans doute, repliquay-je, mais je la vous pardonne, ne pouvant moy-mesme l’avoir desagreable.


  A ce mot nous susmes separez par une grande quantité de Dames qui arriverent, & depuis je ne pûs renoüer bien à propos ce discours de tout le jour. Cependant Amilcar qui ne vouloit, non plus que moy, perdre ceste occasion, s’approchant de Palinice. Je n’eusse jamais pensé, luy dit-il, qu’en ce pays les belles fussent si cruelles que je les voy. Et de quelle cruauté, dit-elle, vous pleignez-vous ? De la vostre, repliqua-t’il, qui ne vous contentez pas de veoir ceste maison pleine de tant de dueil : mais qui voulez encore y en adjouter d’autres par ma perte. Vostre perte, reprit-elle en sousriant, seroit sans doute regrettable : mais je ne voy pas de quel costé j’en pourrois estre la cause, pour le moins je vous puis asseurer que ce seroit bien innocemment. Ceste innocence, dit-il, de quelque sorte que vous la puissiez figurer, ne sera pas assez puissante pour reparer le mal que vous m’avez fait, si vous n’y prevoyez d’autre sorte.


  Sans doute leurs discours eussent duré davantage, s’ils n’eussent esté interrompus par le mesme accident qui nous avoit separez Circeine & moy : Et voyez si le destin ne nous portoit pas tous deux à ceste affection, puisque les propres discours desquels nous fismes l’ouverture de nos affections à ces belles Dames, furent presque semblables, encore que nous n’en eussions point parlé ensemble. Or si ce peu de paroles ne fit point d’autre effect, il servit pour le moins à ouvrir les yeux à Circeine & à Palinice, & à leur faire cognoistre que nous avions de l’amour pour elles. Et il advint de là qu’à la premiere occasion que nous eusmes de parler à elles, la peine ne fut pas grande à le leur faire entendre : & ce fut bien-tost apres, parce que c’est l’ordinaire d’aller rendre, quand les premiers jours du deuil sont passez, les visites que l’on a receuës. Et vous pouvez croire que mon frere ny moy ne fusmes point parresseux de nous acquitter de ces devoirs envers ces belles Da- mes, ausquelles nous eusmes tel loisir de parler que nous voulusmes.


  Florice qui nous y avoit accompagnez, & qui avoit pris garde que j’avois parlé longuement à Circeine, lors que nous fusmes de retour me tira à part, & me dit : Mon frere, je ne vous ay pas adverty lors que je vous ay faict veoir Circeine, que vous prissiez bien garde de vous laisser surprendre aux beautez de ceste fille : car elle est desja de telle sorte engagée ailleurs, que je crains fort que vous n’y ayez beaucoup de peine avec fort peu de contentement. Ah, ma chere sœur luy respondis je, que vostre advertissement viend tard, puisque veritablement j’y suis desja tellement engagé, qu’il n’y a plus d’esperance de m’en pouvoir demesler que par la mort. Mon Dieu ! mon frere, s’escria-t’elle, que je vous plains, & que j’ay maintenant de regret d’avoir esté cause de la vous faire veoir, puis qu’il n’y a fille en toute ceste contrée de laquelle il n’eust esté plus à propos de vous affectionner que de celle là. Il faut que vous sçachiez que Clorian frere de Palinice, la possede de telle sorte, que je ne croy pas que personne l’en puisse jamais retirer. Ma sœur, luy dis-je, vous m’estonnez grandement, de me dire qu’une si honneste fille que Circeine, se laisse posseder à un homme si absolument. Je ne l’entends pas, me respondit-elle, comme peut estre vous le prenez : Si je dis que Clorian la possede, c’est d’autant qu’il est frere de Palinice, & il faut que vous sçachiez que Palinice de tout temps a esté fort bonne amie de Circeine, & de plus qu’elle a tousjours eu sur elle une certaine auctorité que l’aage luy a donnée, qui n’est pas petite. Outre cela, le mary que Palinice a eu ; car elle a esté mariée, comme vous avez peu sçavoir, estoit oncle de Circeine, & tant qu’il a vescu il l’a tousjours tenuë aupres de sa femme : & ceste praticque a esté cause que tousjours depuis Circeine l’a honorée, comme elle souloit faire du vivant de son oncle : Et Palinice qui ayme grandement Clo- rian son frere, luy a donné un tel accés avec ceste fille, qu’il semble qu’elle n’ose presque tourner l’œil sans son congé. Ce n’est pas qu’en cela je vueille dire qu’elle l’ayme, ny qu’il se passe entr’eux chose quelconque qui soit mal à propos, au contraire elle est tenuë pour tres-honneste & tres-sage fille : mais il est certain que s’estant trouvée sans pere & sans mere, elle a laissé prendre à la sœur de Clorian une si grande auctorité sur elle, qu’il est bien mal-aysé de croire qu’il y ait quelque chose d’assez fort pour l’en pouvoir retirer. Et s’il est ainsi, luy dis-je, que Clorian l’ayme si fort, & que Palinice ait tout pouvoir sur elle, pourquoy est-ce que le mariage ne s’en faict ? Plusieurs, me dit-elle, qui n’en sçavent pas la cause, & qui voyent ainsi que je vous dis ceste amour, font bien comme vous ceste demande : mais il faut que vous sçachiez que Circeine a deux freres, l’un desquels est grandement amoureux de Palinice. Et parce qu’elle ne l’ayme gueres, ou pour le moins faict paroistre de ne se vouloir plus marier, il a resolu que jamais Clorian n’espousera sa sœur, que Palinice ne se resolue aussi de le prendre pour son mary : Et elle qui s’opiniastre à ne le vouloir pas, est cause de retarder le contentement de Clorian. Je vous asseure, repris-je incontinent, voila, ma sœur en l’estat où je suis, la meilleure nouvelle que vous me puissiez donner : car il est certain que si je ne dois rien esperer en Circene, il ne faut point aussi que personne espere rien en ma vie. Mais, ma chere sœur, si vous m’aymez il faut que vous trouviez invention de me faire avoir cognoissance de ce frere de Circeine, afin que je le puisse gaigner en quelque sorte. Mon frere, me respondit-elle en sousriant, je vous dirois bien encore un autre secret si j’osois, & duquel, peut-estre, vous feriez bien mieux vostre profit : mais je ne sçay presque comme le vous dire. Ma chere sœur, repris-je incontinent, je te conjure, si tu me veux veoir en vie, de ne me rien celer qui me puisse ayder en ceste affaire, & tu ne dois faire difficulté de m’en parler librement, puis qu’il ne faut point qu’il y ayt entre nous quelque chose de caché. Florice alors en sousriant : Puisque vous le voulez, adjousta-elle, je le vous-diray : mais, mon frere, avec condition que vous recevrez ce tesmoignage de l’amitié que je vous porte, pour l’un des plus grands que je vous puisse rendre. Sçachez donc que Circeine a deux freres, l’aisné nommé Sileine, & le jeune Lucindor : L’aisné, comme je vous ay dit, ayme esperduëment Palinice, & Lucindor : à ce mot Florice s’arresta, en sousriant : Et j’adjousté, Est aymé de Palinice. Nullement, reprit-elle, ce n’est pas cela : Et lors elle se mit la main sur les yeux, pour cacher une honneste rougeur, qui me convia de luy dire : Et Lucindor est amoureux de vous. Il le dit ainsi, respondit-elle toute honteuse, encore que je ne le croye pas beaucoup : Mais je voulois dire que par ce moyen nous ferions faire tel personnage qu’il nous plairoit à celuy-cy : Car je me promets bien cela de luy, qu’il ne me desdira de chose quelconque que je luy demande. O ma sœur, m’escriay-je alors en luy prenant les mains, il est tout certain qu’en vos mains vous tenez & ma vie & ma mort : & que si vous ne me secourez en la peine où vous estes cause que je suis, vous estes la moins pitoyable sœur qui fut jamais. Mais mon Dieu, Alcandre, me dit-elle, quel personnage me faites-vous faire, & qu’est-ce que Lucindor dira de moy ? Et ne considerez-vous point combien je m’engage envers luy ? Ma sœur, luy respondis-je alors serieusement, ostez-vous d’erreur, je vous supplie, & soyez asseurée que si l’affection que je porte à Circeine n’estoit accompagnée de toutes les vrayes conditions qu’une bonne amour le doit estre, j’aymerois mieux la mort que de vous y employer. Je l’ayme, non pas pour l’abuser, mais pour l’espouser, si mon bon- heur m’en peut rendre digne. Et quant à ce qui est de Lucindor, s’il est digne frere de Circeine, je veux croire qu’il a du merite : Et pourquoy, si cela est, ne l’espouseriez-vous ? Vostre jeunesse ne vous permet pas de demeurer long-temps avec cet habit de vefve, & pour moy je n’en serois nullement d’advis. O mon frere, reprit incontinent Florice, ne parlons point de cela, je vous en supplie : J’ay encore le souvenir trop presant de Theombre. O fole, repliquay-je, & ne sçay-je pas bien que vous ne l’avez jamais espousé que par obeïssance : & depuis quelle si grande affection pouvez-vous avoir conceuë en trois mois que vous estes demeurez ensemble. Hé vrayement, Alcandre, me dit-elle en sousriant, vous estes bien gracieux de parler de ceste sorte : Et vous, n’estes-vous pas devenu esperduëment amoureux de Circeine en un moment ? Ah ! mon frere, si vous sçaviez combien ce lien de mariage oblige une honneste femme, vous changeriez bien de discours : car les nœuds en sont si serrez & si chers, que jamais la separation ne s’en faict, sans un si grand ressentiment de douleur, que je ne croy pas celle de l’ame & du corps estre plus mal-aysée. Mais combien que ceste consideration qui est tres-grande en moy, n’auroit point de force, encore y en a-t’il une qui m’empescheroit d’y penser, qui est, pour vous dire la verité, mon cher frere, une si grande jalousie que j’ay recogneuë en luy, que je m’estimerois miserable de vivre en ce continuel supplice. Car vous me parliez de Theombre, croyez, je vous supplie, que j’eusse esté la plus heureuse de ma race, s’il n’eust point eu ceste folie en sa teste. Et voudriez-vous, apres en avoir ressenty les extrêmes incommoditez, que je fusse si maladvisée de me replonger en semblable misere ? Et comment, luy dis-je, Lucindor est jaloux, & quel sujet a-t’il ? En fin, Alcandre, me respondit-elle en sousriant, vous voulez tout sçavoir : Et je le veux bien, puisque je me resous de ne vous cacher jamais aucune action de ma vie. Il faut que vous sçachiez, mon frere, que dans ces grandes villes la frequentation y est si ordinaire, qu’il est impossible que nous-nous puissions empescher d’estre veuës & pratiquées de plusieurs personnes. Il arrive bien souvent que diverses personnes nous voyant viennent à nous aymer, ou pour le moins en font le semblant : car je croy que c’est ainsi que la pluspart de vous autres hommes en usent. Mais cela n’empesche que ceux qui ont les yeux sur nous, ne voyent, & ne recognoissent les recherches vrayes ou feintes qui nous sont faites, & de ceste cognoissance se produit ceste ennemie, ou pour le moins mortelle maladie d’Amour, qui se nomme jalousie. Lucindor ayant donc remarqué qu’un des freres de Palinice faisoit semblant de m’aymer, ou peut-estre m’aymoit à bon escient, en est devenu tellement jaloux, qu’il ne s’en donne, ny ne m’en laisse point de repos. Hé, ma sœur, adjoustay-je en sousriant, expliquez- moy un peu mieux ceste affaire : le frere de Palinice vous ayme aussi : & ne m’avez-vous pas dit que ce frere ayme Circeine ? Est-il donc amoureux de vous & d’elle ? Nullement, me respondit-elle : mais c’est que Palinice a deux freres, l’un qui se nomme Clorian, & qui est amoureux de Circeine, & l’autre qui s’appelle Cerinte, & qui monstre d’avoir de la bonne volonté pour moy. Alors faisant un grand esclat de rire : Je vous asseure, ma sœur, luy dis-je, que voicy la plus gracieuse rencontre qui, peut-estre, advint jamais. Palinice a deux freres, l’un desquels, & qui s’appelle Cerinte, vous ayme : & l’autre, qui se nomme Clorian, est amoureux de Circeine : Et Circeine a deux freres aussi, Sileine & Lucindor, Sileine ayme Palinice, & Lucindor vous recherche. Et vous, Florice, vous pouvez dire que ces deux belles Dames ne vous prestent rien, que vous ne leur rendiez en mesme monnoye : Car si j’ayme la belle Circeine, Amilcar est furieusement amou- reux de Palinice. Et comment ! s’escria Florice en frappant des mains l’une contre l’autre, Amilcar en veut à Palinice ? Mais, adjoustay-je, en meurt-il d’amour ? Vrayement, reprit-elle alors, voicy un vray sujet de Comedie. Dieu vueille, repliquay-je, que pour moy il soit tel : La Commedie, à ce que j’ay ouy dire, finit tousjours en mariage : Mais puis que nous sommes six, & que vous n’estes que trois, si faut-il de necessité qu’il y en ait quelqu’un de nous mal content ; car je sçay bien que je ne veux pas que celle que j’ayme soit partagée. Et pensez-vous, me dit-elle, que quelqu’une de nous le vueille estre ? De cela, luy respondis-je, je m’en remets : tant y a ma chere sœur, que tout ce que je veux de vous, c’est de faire si bien envers Lucindor que sa sœur m’ayme, & avec Cerinte qu’il dispose en façon Palinice, qu’elle retire Clorian de la recherche qu’il faict à Circeine.


  Ce fut par ces discours, Hylas, que je vins en cognoissance de toutes ces secrettes affections, & parce que nous n’eusmes alors la commodité pour la survenuë de plusieurs personnes, d’en dire davantage, la conclusion fut, qu’elle me promit, non seulement de m’y ayder de tout son pouvoir, mais aussi de faire avec Cerinte, qu’Amilcar ne seroit point mal receu de Palinice : Car, disoit-elle, je suis obligée de vous y ayder tous deux, puisque je suis cause de la peine que vous en avez.


  Nous nous separasmes donc de ceste sorte, & parce que j’avois esté adverty de l’amitié que Clorian portoit à Circeine, & du credit que Palinice y avoit, je pensay qu’avant que le frere ny la sœur s’y prissent garde, il falloit avoir gagné quelque chose sur la bonne volonté de Circeine, afin que quand Clorian prieroit sa sœur de me faire de mauvais offices, Circeine eust quelque chose qui tint mon party, & qui priast pour moy. Et entre toutes les choses que je je pensay la pouvoir obliger. J’esleus principalement la discretion, ayant tousjours ouy dire qu’il n’y a rien qui engage tant une honneste fille à aymer que cette discretion : Aussi c’est bien peu de prudence de se confier en une personne, en qui l’on ne doit point avoir de confiance. Je vous ay desja dit les premieres declarations que je luy avois faittes, je ne luy en dis rien d’avantage de quelques jours : mais estant presque continuellement auprés d’elle, toute la demonstration que je luy en donnois c’estoit d’user avec un extrême respect en tout ce qui estoit d’elle, & afin qu’elle recogneust que c’estoit un respect qui procedoit d’Amour & non pas seulement de civilité je traittois avec Palinice d’une façon bien differente, non pas que je ne luy rendisse de l’honneur comme tout Chevalier est obligé envers les Dames de cette qualité : mais à l’une c’estoit seulement avec ce devoir commun, & à l’autre avec un respect particulier & tout estincelant d’Amour.


  Un jour que Circeine estoit au logis de Palinice, elle voulut se laver les mains pour faire colation. Je me trouvay comme de coustume assez prés d’elle pour recevoir ses gands. Elle ne fit point de difficulté de me les rendre : parce que c’estoit de ces petits services que chacune recevoit librement de nous. Et soudain feignant d’avoir quelque affaire en mon logis, je m’y en allay le plus viste que je pûs, & en mesme diligence, j’escrivis au-dedans de ses gands ces trois verss :


   Je jure tout ce que je puis,
Que si tout à vous je ne suis,
Je ne suis mien, ny de nul autre.


  Circeine reprit ses gands, sans y prendre garde pour lors, mais le soir qu’elle fut pour se mettre au lict sa fille de chambre qui s’en apperceut, Ma maistresse, luy dit elle, qui vous a donnez ces gands ? Comment ! respondit Circeine, qui me les a don- nez, ne sont-ce pas ceux que j’avois ce matin. Je ne sçay, repliqua-t’elle, mais je n’ay jamais veu ces beaux vers, & lors les luy apportant : car elle estoit desja dans le lict : Voyez continua t’elle si je ments. Circeine alors les lisant, & se souvenant que je les avois eus quelque temps entre les mains, se douta bien que je les avois escrits, mais parce qu’elle ne vouloit point s’en fier à cette fille, qui despendoit entierement de Palinice, & de Clorian, elle feignit de ne pouvoir deviner qui s’estoit, & pour monstrer combien elle s’en soucioit peu elle donna les gands à Andronire : (C’estoit ainsi que cette fille se nommoit.) Je prie Dieu ma maistresse, luy dit elle en la remerciant, que celuy qui a escrit à ce coup dans vos gands, prenne souvent plaisir d’en faire de mesme. Et je vous asseure que si je le cognoissois je l’en remercierois de bon cœur. Tu ferois bien, respondit-elle en sousriant, car le present le merite. Vous pensez, dit-elle vous en mocquer : ce present tel qu’il est seroit bien cher, je m’en asseure à celuy qui est cause que vous ne l’avez donné. Et si je les luy presentois de vostre part. Je suis bien certaine qu’il m’en remercieroit de bon cœur. Garde-toy, reprit Circeine incontinent de faire cette sottise, car tu me ferois un extreme desplaisir. Je n’ay garde, repliqua Andronire de le faire, mais c’est d’autant que je ne sçay qui s’est. Et si tu le sçavois, adjousta Circeine, par ta foy le ferois-tu. N’en doutez pas, respondit-elle, car outre que j’ay pitié de ceux qui s’ayment bien, encore suis-je certaine que Clorian m’en sçauroit gré, & m’en remercieroit en temps & lieu. Mais à propos de Clorian, reprit Circeine, garde-toy bien de les luy monstrer si tu veux que nous vivions en paix avec luy & avec Palinice. Et dequoy vous souciez-vous, respondit-elle, si vous ne sçavez qui c’est. Il n’importe, repliqua Circeine, je ne veux point qu’il les voye, & alors feignant de n’avoir pas bien leu ce qui y estoit escrit ? Monstre-les moy Andronire, dit-elle, que je relise ce qu’il y a. Et elle sans y penser, les luy ayant rendus. Or va te coucher, dit Circeine, je te recognois pour si folle que je ne veux pas que tu les ayes ? Ah ! ma maistresse, s’escria-t’elle incontinent, rendez moy donc les remerciements que je vous ay faits. S’il ne tient qu’à cela, luy dit Circeine, que tu ne sois bien contente : je te les rends de bon cœur, & ceux encore que tu me feras des gands tous neufs, que j’ayme mieux te donner. Et lors se faisant apporter une petite layette où elle en avoit quantité, elle luy en donna une paire pour la contenter. Ma maistresse, luy dit Andronire en la remerciant, vous m’avez appris un moyen pour n’avoir jamais plus faute de gands ? Et quel est-il, respondit Circeine. Lors que je verray, dit-elle, que ceux-cy seront usez, j’iray prier quelqu’un d’y escrire, comme dans les vostres & vous m’en donnerez de tous neufs pour les avoir. Tu as raison, adjousta-t’elle, mais cependant laisse-moy dormir.


  Or Circeine cogneut bien que j’estois le secretaire de ces vers, & quoy qu’elle n’eust aucune pensée qui fust à mon advantage, si ne vouloit-elle que Clorian les veist, & pour en oster le moyen à cette fille, elle aima mieux les garder, & toutefois il luy fut impossible d’eviter ce que le Ciel en avoit ordonné, ainsi que vous pourrez entendre. Cependant ce petit artifice ne me fut pas du tout inutile, parce que Circeine, se souvenant des paroles que je luy avois dittes, & se representant le respect avec lequel je la servois par la lecture de ces vers s’asseura mieux encore qu’il estoit vray que je l’aimois, & quoy qu’elle fust grandement engagée avec Clorian, si est-ce qu’elle ne pouvoit rejetter cette affection, qui luy estoit un grand tesmoignage de son merite. Apres avoir donc quelque temps consulté en elle-mesme si elle me devoit conserver en cette humeur, ou bien me donner subject de la quitter : En fin elle creut que c’estoit son advantage de laisser libre le cours de cette nouvelle affection, ne luy semblant pas qu’elle devint jamais telle qu’elle ne la pûst bien arrester quand il luy plairoit.


  Quelques jours apres elle vint veoir ma sœur, & de fortune je n’y estois point, ayant pour lors accompagné Amilcar en la maison de Philinice. Et se retirant à part elle luy monstra les gands où j’avois escript ce peu de parolles. Florice en recogneut incontinant l’escriture : mais faisant semblant de penser que ce fust de Clorian : Et quoy ! luy dit-elle, cette Amour dure-t’elle encore ? Comment ! respondit Circeine, si cette Amour dure, mais de quels Amours voulez-vous parler ? Il faut plustost dire si elle est commencée. Voire, adjousta Florice, tout le monde ne sçait pas que Clorian vous ayme. Je le croy, reprit Circeine, & avec regret, je le croy que chacun veoid la folie de Clorian, mais cecy n’a rien de commun avec Clorian, & prenez bien garde si vous ne cognoissez point cette lettre. Alors reprenant les gands tout à coup elle s’escria, Ah Circeine ! si fay je la cognoy, elle est d’une personne qui m’est proche, & à qui j’ay bien representé desja plus d’une fois que ce qu’il entreprenoit estoit un dessein duquel il n’auroit jamais de contentement, & qu’il feroit mieux de s’en retirer. Vrayment, luy dit froidement Circeine : Eh ma belle Dame ! qu’elle offence vous ay-je faitte, que vous me vueillez procurer tant de mal. Asseurez-vous Circeine, respondit Florice, que ce n’a jamais esté mon intention de vous desplaire, mais bien de ne veoir Alcandre en une entreprise de laquelle il n’aura jamais de satisfaction. Et comment, pouvez-vous sçavoir, repliqua Circeine les choses futures. Je ne les sçay pas avec asseurance, mais, reprit Florice, je les puis bien prevoir par conjecture, & vous-mesme qui y avez interest, si l’on vous en prenoit à serment ne diriez-vous pas comme moy. Je vous diray sainement, reprit alors Circeine, il est vray que Clorian à une folie en sa teste qui vous peut faire parler de cette sorte, mais il est bien encore plus vray que si l’humeur où je suis me demeure il ne parviendra pas à ce qu’il pense. Ce n’est pas qu’avec ces parolles je vueille engager d’avantage Alcandre au dessein qu’il fait paroistre d’avoir : Car outre que je n’en vaux pas la peine, encore suis-je fort peu en volonté d’estre aimée : mais je le dis pour la verité & que je suis bien marrie que l’indiscretion de Clorian me soit si des-advantageuse, sans que j’aye autre part en sa faute que d’en souffrir par contrainte l’importunité. Puis que vous m’en parlez, respondit ma sœur, avec tant de confiance, je vous diray, ma belle fille, que veritablement la recherche que Clorian fait de vous ne vous est point desadvantageuse, sinon entant qu’il fait paroistre en public d’avoir une si grande auctorité sur vous, qu’il semble qu’il en doit bien avoir une plus grande en particulier. Si cela vous peut nuire je le laisse à vostre jugement. Tant y a que je pense que vous feriez beaucoup pour vous, si peu à peu vous ostiez de ses mains cette absoluë authorité, d’autant que par ce moyen vous feriez veoir à chacun qu’il n’y a point de vostre faute, & que la pensée de ceux qui ne font mestier que de juger des actions d’autruy, s’est grandement deceuë en l’indiscretion de cet homme. O Florice ! s’escria Circeine, que ce conseil est aisé à donner & difficile à executer. Si vous sçaviez quelle humeur est celle de Palinice ! Une autresfois que nous aurons plus de loisir je vous en veux entretenir bien au long. Cependant, continua-t’elle en sousriant, ne croyez pas que je vueille qu’Alcandre prenne la peine de m’aimer : car c’est la verité que vous m’avez obligée quand vous l’en avez diverty, & que vous augmenterez encore cette obligation quand vous continuerez, quoy que je sçache bien que vous n’y aurez pas grand peine, puis que je suis assez asseurée qu’il ne fait que se mocquer. Et à ces dernieres paroles ma sœur prit garde qu’elle rougissoit un peu, qui luy fit juger que ce qu’elle en disoit n’estoit pas peut-estre selon son desir. Toutesfois feignant aussi de son costé de le croire, ainsi qu’elle l’avoit dit. Elle luy respondit, soyez seure Circeine, que tant pour vostre interest, que pour celuy de mon frere, je voudrois vous pouvoir descharger de cette importunité, mais je ne l’espere pas.


  A ce mot elles se separerent, parce qu’à mesme temps Amilcar & moy qui conduisions Palinice, entrasmes où elles estoient : & peu apres Cerinte & Sileine. Quant à moy apres avoir salué la compagnie, je m’approchay de Circeine. Cerinte entreprit Florice, & Sileine & Amilcar s’asseirent auprés de Palinice. J’advouë que pour ce coup je ne fus pas fort attentif aux discours du reste de la compagnie, estant si aise d’avoir rencontré seule celle que je cherchois qu’il me sembloit que le Ciel m’avoit grandement favorisé. Et je dis seule encore que toute cette bonne compagnie y fut, parce que je l’estimois telle, puis que Clorian n’y estoit pas, d’autant que veritablement quand il y estoit, malaisément la pouvoit on entretenir. Luy voyant donc les mesmes gands où j’avois escrit, je luy dits. Je jure, belle Circeine, que tout ce qui est dans vos gands est plein de verité. Je n’en doute point, me dit-elle, car il est vray que mes mains qui y sont, sont des vrayes mains. Vos mains, repliquay-je, ne doivent pas seulement avoir le nom de vrayes, mais aussi des plus belles du monde. Mais il y a bien encore quelque chose dans vos gands que vous ne dittes pas. Elle qui feignoit de n’entendre ce que je voulois dire. Il y a, adjousta-t’elle, quelques bagues que je porte aux doigts, qui sont aussi de vrayes bagues. Il y a encore, repris je quelqu’autre chose. Et que pourroit-il y avoir, dit-elle, faisant l’estonnée, quant à moy je n’y voy, n’y sens, autre chose. Ah ! Circeine, luy respondis-je, alors en souspirant. C’est là un grand tesmoignage de mon peu de bon-heur, que mon cœur estant entre vos mains vous ne le sentiez point, & que vous ne vueillez pas mesme veoir l’escriture qui vous touche. Elle alors en sousriant, comment voulez-vous, repliqua-t’elle, que je puisse sentir vostre cœur, s’il n’y est pas, & lors sortant la main du gand, voyez s’il n’y a point icy de cœur. Mais voyez, repris-je incontinent, s’il est possible qu’une si belle main y soit, sans qu’il y en ayt une infinité. Et luy prenant le gand, & luy monstrant l’escriture, & voyez si je ne dis pas vray, puis que je voy là ce que le mien y a escrit. Elle alors, feignant de ne l’avoir encor point veu. Vrayment Alcandre, me dit-elle, vous estes bien hardy d’avoir escrit dans mes gands ? Pensez-vous que j’y prenne plaisir : & lors prenant des ciseaux elle fit semblant de les vouloir effacer : mais mettans la main au devant, je luy dis, pardonnez à la grandeur de mon affection, la hardiesse dont vous m’accusez, & croyez, belle Circeine, que c’est en vain que vous voulez effacer ces parolles que j’ay escrittes, puis qu’elles sont tellement engravées dans le cœur que je vous ay donné, où plustost que vous m’avez ravy, que le temps ny la mort mesme ne les effaceront jamais. Alcandre, me dit-elle, je n’en veux ny le cœur, ny les parolles, sçachant que l’un & l’autre sont peu veritables : mais quand ils seroient autrement je ne veux point me charger de semblable marchandise. J’advouë, luy respondis-je assez froidement, que cette marchandise ne valant gueres, & vous l’estimant fort peu, vous avez raison de ne vous en vouloir pas charger. Car il est vray qu’elle n’a point de cours, & que si une fois vous en estiez chargée, vous ne vous en deferiez jamais. Ce n’est pas, repliqua-t’elle en sousriant, ce que je veux dire : car au contraire je sçay assez que vous vallez beaucoup, & que l’estime que je fais de vous, est telle que je doibs. Et de plus que cette marchandise dont vous parlez, quand je l’aurois ne demeureroit gueres entre mes mains, estant comme ces quintessances qui s’en vont toutes en fumée. Mais c’est en effect Alcandre, que je ne m’entends point, pour parler franchement, n’y a aimer ny a estre aimée. Je m’estonne, repris-je incontinent, que vous ne sçachiez point une chose que vous enseignez si bien. Alcandre, adjousta-t’elle, avec un œil riant & me frapant doucement sur une main, vous estes un mocqueur, & asseurez-vous que je reçois bien de mesme tout ce que vous me dittes. Belle Circeine, luy respondis-je, si je ne suis veritablement vostre serviteur, je ne suis point Alcandre : & je veux que le Ciel me fasse cesser de vivre, lorsque je cesseray de vous aimer.


  Elle vouloit me respondre, & desja elle avoit la bouche entr’ouverte, lorsqu’elle retint tout à coup la parole & changeant & de visage & de façon envers moy, elle sembla estre devenuë une autre personne : Ce changement m’estonna, mais tournant les yeux du costé de la porte, je vis entrer Clorian avec Lucindor. Avez- vous point veu, gentil Berger, des jeunes enfans qui sont encore soubs le fouët, lors qu’ils sont surpris en quelque faute, par celuy qui les gouverne. Figurez-vous, que Circeine & Florice en firent de mesme quand Lucindor & Clorian les surprindrent l’une auprés de moy, & l’autre auprés de Cerinte. Et quoy que j’eusse de l’interest en toutes les deux, si ne me puis-je empescher d’en rire : Et pour monstrer ma discretion à Circeine la voyant en quelque peine, que Clorian me veist seul auprés d’elle, je fis semblant de l’aller recevoir & Lucindor aussi, & leur faire l’honneur du logis. Florice en fit de mesme, & cela fut cause que chacun par compagnie se leva : mais cela n’empescha pas que Clorian ne prist garde que Circeine parloit à moy, & que Lucindor ne veist aussi Florice avec Cerinte, si bien qu’à l’abord ils entrerent avec un visage severe, & content, dequoy estant toutes deux en peine : mais Circeine beaucoup plus, elles firent ce qu’elles pûrent pour les remettre en bonne humeur.


  Clorian ne sçavoit pas encor bien asseurément que j’aymasse Circeine : mais la doute où il en estoit, & l’humeur qu’il avoit de ne vouloir souffrir que personne parlast à ceste fille, luy faisoit faire ceste mine. J’advouë que ceste façon de Circeine me deplût, & qu’alors mesme je fis cent fois resolution de ne la plus aymer : mais aussi-tost que je tournois les yeux sur son visage, il falloit ceder à la force de sa beauté, & pliant les espaules, me plaindre en cela de ma mauvaise fortune, & de l’injustice du Ciel, qui ordonnoit que celle de qui j’estois esclave fust en telle servitude.


  En fin le soir estant venu chacun se retira : mais Circeine me donna le bon-soir avec une si grande froideur, qu’il sembloit que je luy eusse faict quelque bien grande offence. Toutesfois jugeant que c’estoit à cause de Clorian, je ne voulus pas mesme, selon ma coustume, l’accompagner en son logis, & entrant dans mon jardin, apres m’estre quelque temps entretenu sur ceste pensée, je souspiray tels vers.




DIALOGUE.




I.


  Puis qu’il estoit ordonné,
Que mon cœur seroit donné
Par destin à ceste belle :
  Pourquoy falloit-il, helas !
D’une ordonnance cruelle
Que mienne elle ne fust pas ?


II.


  Parce que nul sous les Cieux
N’est digne de ses beaux yeux.
Rien n’egalle son merite :
  Contente-toy d’adorer
Ceste immortelle Carite,
Sans en rien plus esperer.


III.


  Mais le Ciel voulant en fin
Que j’eusse pour mon destin
Une affection si vaine :
  Dieux ! pourquoy de mon berceau,
Pour abreger tant de peine,
Ne fistes-vous mon tombeau ?


IIII.


  Car les Dieux ne vouloient pas
Monstrer aux hommes çà-bas
Sa beauté sans estre aymée :
  Et nul, que toy, ne pouvoit
D’une ame toute enflammée
L’aymer autant qu’on devoit.


V.


  Donc à jamais j’aymeray,
A jamais j’adoreray
Ses beaux yeux sans esperance :
  Trop heureux d’en consumer ;
N’est-ce assez de recompense
De mourir pour les aymer ?


  Quand je retournay au logis, Florice me raconta tous les discours qu’elle avoit eus avec Circeine, & apres adjouta : Voulez-vous, mon frere, que je vous die ce que j’en pense, asseurez-vous qu’elle sera plus aysément distraitte de l’amitié de Clorian, que je n’eusse pas creu : Et, pour dire la verité, il use d’un si grand empire sur elle, que je ne sçay comme elle l’a peu si longuement souffrir. Ma sœur, luy respondis-je en sousriant, ce que vous trouvez estrange en autruy, comme le souf- frez-vous en vous-mesme ? Croyez-moy que vous estes faites toutes d’une certaine façon, que, sans vous offencer, l’on vous peut toutes mettre en quelque ordre de creatures, qui ne fust ny des animaux raisonnables, ny des irraisonnables : mais en une tierce espece au milieu de ces deux. Je vous asseure, Alcandre, me dit-elle, que vous nous obligez beaucoup de parler ainsi de nous : Et quelles voudriez-vous que nous fussions, si nous n’estions celles que nous sommes ? Voyez-vous, Florice, continuay-je, je vous jure que je dis vray : Car dites-moy, je vous supplie, si Lucindor vous veut traitter comme Circeine l’est de Clorian, pourquoy si vous le desaprouvez pour elle, l’approuvez-vous pour vous ? Et si Circeine s’ennuye de ceste tyrannie, pourquoy elle-mesme va t’elle renoüant ses chaisnes avec des nœuds plus forts & plus serrez ? Hé, ma sœur, croyez-moy, & vous & Circeine, & toutes les femmes du monde, vous estes toutes faites sur un mesme patron : vous voulez, & ne voulez : vous ne voulez, & vous voulez. Que voulez vous dire, mon frere, me dit-elle en sousriant, par ces paroles embroüillées ? Je veux dire, respondis-je, que vous voulez estre maistresses, & vous vous plaisez à vous rendre esclaves : Et puis vous vous ennuyez de ceste servitude, & toutesfois vous prenez plaisir d’y demeurer. Vous-mesmes ne m’avez vous pas dit, que Lucindor ne peut souffrir que Cerinte parle à vous ? Et qu’une semblable jalousie a esté la plus grande peine que vous ayez euë avec Theombre ? Si cela est, pourquoy vous y sousmettez-vous, & que ne prenez-vous sur luy l’auctorité qu’il usurpe sur vous ? Vous trouvez estrange que Circeine soit de ceste sorte tyrannisée de Clorian ? Et je le trouvé plus estrange de vous. Car il y a quelque raison pour elle : la nourriture qu’elle a euë en sa maison, l’auctorité que Palinice a tousjours prise sur elle, son peu d’experience, & plusieurs autres considerations, qui pour vous n’ont point de lieu. Mais qui vous a dit, interrompit Florice, que je crains Lucindor ? Mes yeux, repliquay-je, & vos actions : Si vous eussiez eu un miroir, lors qu’il est entré avec Clorian, je ne vous croy pas tant aveugle que vous ne l’eussiez aussi bien veu que chacun s’en pouvoit prendre garde, & puis vous m’allez dire que Circeine s’ennuye de l’auctorité que Clorian prend sur elle, & qu’il seroit aisé de l’en distraire. Hé ! ma sœur, que ces esperances sont mal fondées, puis qu’elles le sont sur la resolution qu’une femme doit faire. Souvenez-vous, que si c’estoit d’une chose qui fust à vostre desadvantage, ou bien pour contre-raison, faire desesperer une personne qui fust toute à vous, ô qu’aysément vous en prendriez toutes la resolution : mais en ce qui est raisonnable, ou à vostre advantage, ô que tard, ou jamais vous y resoudriez-vous.


  Je continuay de ceste sorte ces reproches à Florice, qui m’ayant quel- que temps donné audiance, en fin s’approchant de moy, & me prenant par le bras : Mais dites-moy, Alcandre, interrompit-elle, d’où venez-vous, que vous estes en si mauvaise humeur ? Et luy ayant respondu que je venois de me promener dans le jardin. Pour certain, repliqua-t’elle, il faut que vous y ayez mangé de quelque herbe bien amere. J’y ay cueilly, luy dis-je, des pensées & des soucis si amers, qu’il n’y a absinthe qui les vaille. Je m’en doutois bien, adjousta-elle, puisque vos paroles sont encore toutes pleines d’amertume : Mais puisque vous nous estimez tant inconsiderées, dites-moy, je vous supplie, vous qui estes si sage, voulez-vous que je rompe avec Lucindor ? Advisez bien quel conseil vous me donnerez : car je vous promets de le suivre : il est vray que je diray que c’est vous qui me l’avez conseillé, m’asseurant que vous ne voulez pas me dire chose de laquelle vous ne vouliez estre nommé l’autheur. Je vous asseure, luy respondis-je, ma sœur, que vous estes bien gracieuse : parce que Lucindor est frere de Circeine, vous voulez à mes despens r’avoir vostre liberté. Ne voyez-vous, reprit incontinent Florice, que si les femmes ont peu de resolution, les hommes sont d’autant plus attachez à leur interest. Hé, Alcandre, qu’il est aysé de voir le festu dans l’œil de son voisin, & qu’il est difficile d’apercevoir la poutre qui nous creve les nostres. Si je souffre quelque chose de Lucindor, vous en devez estre bien ayse : car estant frere de Circeine, nous la tiendrons tousjours en quelque sorte de devoir envers vous. Voulez-vous, ma sœur, luy dis-je, que je vous parle franchement : Je ne suis pas marry de Lucindor ; car encore il ne sort pas entierement hors des termes de la raison : mais il m’est impossible de supporter les impertinences de Clorian. Mon frere mon amy, me respondit-elle incontinent, je voy bien à ce coup que vostre bouche parle selon vostre cœur : mais mettez-vous en repos, & vous asseurez que si vous voulez me croire nous ferons quelque chose qui vous contentera. Et que voudriez-vous, repris-je incontinent, que je fisse ? O Dieu ! respondit-elle en sousriant, que nous avons bien changé de personnage, puisque c’est à moy à vous donner conseil. Or bien, mon frere, pour ce coup recevez-le, & si vous-vous en trouvez mal, ne me croyez jamais plus. Quelque mine que Circeine vous fasse, continuez de la servir : mais souvenez-vous de cacher vostre affection à tout le monde, sinon à elle : & laissez faire le reste à vostre merite, à l’impertinence de Clorian, à l’humeur de Circeine, & à mon assistance. Car si vous vous descouvrez, Clorian & Palinice tourmenteront de sorte ceste fille, qu’elle voudroit que vous fussiez hors du monde : Et au contraire si vous-vous cachez bien à eux, vous verrez que ceste discretion luy plaira de façon, que l’insuffisance de Clorian luy sera au double insupportable : Et asseurez-vous que pour peu qu’elle s’esbranle, je ne laisseray pas perdre une seule occasion qui vous puisse rapporter de l’utilité. J’advouë, luy respondis-je, que je cognois bien par vos discours, qu’il faut croire chacun en son mestier. Aymer & dissimuler, c’est le mestier duquel presque toutes les femmes se meslent : voila pourquoy je veux suivre vostre advis sans y faillir d’un poinct. Vrayement, Alcandre, me dit-elle en me frappant sur l’espaule, j’employe bien mon temps à vous conseiller avec tant d’affection, puisque pour remerciement vous me dites des injures.


  Tels furent nos discours, desquels je ne conceus pas de petites esperances, & me semblant que l’advis de Florice n’estoit pas à rejetter, je me resolus à le suivre le mieux qu’il me seroit possible. Et sur le subjet de la contrainte dont il me falloit user, je me souviens que je fis ces vers.




STANCES.




Qu’il n’ose dire son mal.


I.


Dure & severe loy qui couvrez du silence,
  La peine que je sens,
Permets qu’au moins ma voix rompe ton ordonnance,
  En mes derniers accens.


II.


Je voy que le laurier, lors que le feu le touche,
  Se plaint dans la chaleur :
Et que n’est-il permis aussi bien à ma bouche
  De dire ma douleur.


III.


Dans le Taureau d’airain la mesme tyrannie
  Se pleut bien autrefois
D’ouyr plaindre & gemir : mais à moy l’on desnie
  L’usage de la voix.


IIII.


Souvent je me resous d’une longue harangue
  D’attendrir mon vaincœur :
Mais quoy ! ces mesmes yeux me retiennent la langue
  Qui me prirent le cœur.


V.


Soudain que je la vois, le respect ordinaire
  S’oppose devant moy,
Et me dit que l’Amant doit brusler & se taire,
  Pour preuve de sa foy.


VI.


Taisons-nous donc, mon cœur, & rendons tesmoignage,
  Quand nous devrions mourir,
Que nous avons assez d’amour & de courage
  Pour aymer & souffrir.


  Vous sçavez, Hylas, que la passion a cela de propre, d’entreiner avec violence les puissances de l’ame qu’elle possede. Figurez-vous qu’il m’en advint autant ; car quelque dessein que j’eusse faict, mon affection, sans que j’y prisse garde, m’emporta quelques jours apres à faire des actions qui ne donnerent que trop de cognoissance de ce que je voulois te- nir caché. Si bien que Palinice s’en apperceut, faisant en cela bien paroistre, qu’il est vray que mal-aysément l’artiffice peut cacher quelque chose à ceux qui sont de mesme mestier. Et parce qu’elle sçavoit assez combien Clorian supporteroit ceste nouvelle amour avec impacience, & qu’elle aymoit grandement ce frere : Elle tira un jour à part Circeine, & au commencement luy representa combien une fille estoit peu advisée de laisser une ferme & asseurée affection, pour une nouvelle : combien la pluspart de ceux qui les recherchent le font plustost par humeur, que par Amour, & quelquesfois seulement pour essayer si elles peuvent estre gaignées aysément, afin d’en faire apres des contes & s’en moquer, ne se soucians gueres de ruïner de reputation celles qu’ils font semblant d’aymer, pourveu que cela serve à leur vanité : combien il est difficile d’en trouver d’autre humeur, & quel danger courent celles qui s’y fient, avant que de les avoir bien esprouvez. Et puis elle continua. Or, ma chere fille, je vous represente tout ce que je viens de dire pour vous advertir d’une chose, à laquelle, peut-estre, vous ne prenez pas garde : J’ay recogneu qu’Alcandre, depuis son retour, faict cas de vous, & qu’il vous veut faire acroire qu’il vous ayme. C’est un jeune homme qui n’a encore point vendu de sa marchandise, il vient de loin, il ne faict que l’estaler en vente. Souvenez-vous, Circeine, qu’il ne faut pas croire tout ce qu’il dira, & que pour peu que vous luy offriez de ce qu’il vous presentera, il vous prendra, sans doute, au mot. Nous ne sçavons point encore de quelle humeur il est : Je serois marrie que nous l’apprissions à vos despends, & croyez que ce que je vous en dits, n’est que pour vostre seul interest : car pour ce qui touche l’affection que mon frere vous porte, je m’asseure qu’il est assez honneste-homme pour vous obliger à luy vouloir du bien. Quoy que je ne doute pas que s’il s’en prenoit garde, il ne le supportast avec beaucoup de peine : &, peut-estre, ne sçay-je à quoy un tel desplaisir le feroit resoudre. Et Dieu sçait quel ennuy seroit le mien, de veoir ce divorce entre nous : Je dis entre nous, parce qu’il me seroit impossible de ne point participer à l’ennuy que tous deux vous en recevriez. Je voy bien que de vostre costé vous ne contribuez rien en cecy, sinon une certaine complaisance, qui est ordinaire à toutes celles de vostre aage, parce qu’il leur semble que d’estre servies de plusieurs, c’est quelque chose de fort estimable : Mais, ma fille perdez ceste opinion, je vous supplie, & croyez qu’il n’y a rien qui rende plus mesprisable, ny qui descrie plus une jeune personne, que de la voir suivie & poursuivie de toutes sortes de gens, parce que les choses communes sont peu estimées, & que les personnes de merite ne veulent point marcher en foule. Et qu’en fin, outre tant d’autres raisons, mal-aysément se peut-on imaginer que tant de jeunes esprits se puissent arrester auprés d’un mesme subjet, s’ils n’y estoient retenus par des faveurs, ou par des esperances. Recevez, Circeine, de bonne part l’advis que je vous en donne, & en faites vostre profit, comme sage & prudente que vous estes.


  Circeine demeura fort attentive au discours de Palinice, & quoy qu’elle jugeast bien que tout ce qu’elle en disoit estoit seulement à l’occasion de son frere, si le receut-elle comme elle devoit, avec un visage sans se troubler, ny sans seulement froncer le sourcil Si bien qu’apres l’en avoir remerciée, elle la supplia de luy vouloir tousjours continuer l’amitié qu’en cela elle luy faisoit paroistre. Que quant à elle, elle ne pouvoit mais de ce que j’avois fait, & qu’elle tascheroit avec discretion de m’en destourner le plus qu’elle pourroit, si toutefois elle cognoissoit que j’eusse le dessein que Palinice luy disoit, & sur tout la conjura de luy ayder à le cacher à Clorian, parce qu’elle l’estimoit & l’honoroit tant à son occasion, qu’elle ne voudroit pour quoy que ce fust, luy donner subjet de mauvaise satisfaction.


  Tels furent les premiers discours qu’elles eurent ensemble pour mon sujet, & voyez, je vous supplie, combien il se faut conduire prudemment en semblables accidents. Il est vray que l’advis que Palinice donna à Circeine, fut bien cause qu’elle usa depuis plus froidement envers moy : mais il est bien certain aussi que deslors elle traitta avec moy, comme avec son serviteur ; je veux dire qu’elle se persuada de sorte que je l’aymois, qu’elle n’en eust pas douté pour quoy que tout le monde luy en eust pû dire au contraire : Et par ainsi les discours avec lesquels Palinice me pensoit faire plus de mal, profiterent davantage à mon dessein que je n’eusse faict de long-temps par toutes mes recherches. Ma sœur qui veid ce changement, & que Circeine ne m’osoit presque plus nommer sans rougir, que quand j’entrois où elle estoit elle baissoit les yeux, ou les tournoit d’un autre costé : que lors que je m’approchois d’elle, si elle estoit esloignée de la troupe, incontinent elle changeoit de place, & s’en alloit parmy les autres : Si je luy presentois des fleurs, ou des fruicts, comme je soulois, elle les refusoit, & ne faisoit pas semblant de les regarder. Bref considerant combien elle sembloit estre mal fatisfaite de moy, un jour que nous estions seuls dans nostre logis, elle ne se pût empescher de m’en parler, me representant ce mespris, tant insupportable à un homme de courage : Que si des paroles eussent esté capables de me faire changer d’opinion, sans doute celles de Florice estoient suffisantes à me di- vertir de l’affection que je portois à Circeine : mais le mal estoit trop enraciné, ou, pour mieux dire, la fleche que j’avois dans le cœur y avoit esté poussée par une main trop forte, pour en pouvoir estre arrachée sans la mort. Et elle le recogneut bien à la responce que je luy fis : car lors qu’elle se travailloit le plus à me representer le tort que ceste belle fille me faisoit de me traitter de ceste sorte, que chacun demeuroit estonné de me veoir si opiniastre, ou, pour mieux dire, insensible : Qu’en toute autre occasion j’avois faict paroistre & du courage, & du jugement ; & qu’en celle-cy, il sembloit que j’avois oublié ce que j’estois. Et bref apres m’avoir remis devant les yeux, & qui j’estois, & qui elle estoit, & que nostre alliance luy estoit pour le moins aussi honorable & advantageuse que celle de Clorian, ny de quelqu’autre qui la pûst rechercher. Ma sœur ma mye, luy dis-je en sousriant, vous me faites souvenir de ces Mires, qui voyant une playe, pensent avoir faict assez de declarer quels nerfs, ou quelles arteres en demeurent offencées : de faire veoir combien elle est dangereuse & mortelle, & les grandes incommoditez que le patient en ressent, sans se soucier de mettre la main aux remedes qui luy peuvent estre salutaires. Helas ! ma sœur, je ne sçay que trop tout ce que vous me dites, je voy bien que Circeine ne m’ayme point, je cognois assez que mon service ne luy est point agreable, & je n’ignore pas que Clorian ne soit son cœur & son ame : mais à quoy me sert ny que je le recognoisse, ny que vous me le representiez, puis qu’en effect ce n’est que me faire recognoistre, & me remettre devant les yeux la grandeur de ma blesseure. Il faut, si vous avez pitié de mon mal, que vous ne perdiez plus le temps à me dire ce que je ne sçay que trop : mais, au contraire, que vous l’employez aux remedes qui me sont necessaires. Autrement, je vous en asseure, ma sœur, que vostre pitié au lieu de m’estre utile, sera cause de la fin de ma vie. Car de penser que ces considerations puissent me divertir de l’affection que je porte à ceste fille, c’est se tromper infiniment, puisque je suis de telle sorte à elle, que non seulement elle peut librement user des cruautez contre moy, (que vous nommez indignitez) mais encore de toutes celles qu’elle voudra, sans que jamais mon cœur en murmure, tant s’en faut qu’il s’en pleigne, ou qu’elles luy puissent faire changer de dessein.


  Je veis que Florice m’oyant tenir ce langage changea de couleur, & demeura ravie d’estonnement : & apres m’avoir quelque temps consideré sans me dire mot, en fin elle reprit ainsi la parole. J’advouë, mon frere, que jamais personne n’a sceu aymer que vous, si c’est toutefois aymer, que se donner entierement à quelqu’un : mais il faut que je die que vostre affection meritoit aussi de rencontrer quelque correspondance, si pour le moins le Ciel ne vouloit pas vous rendre le plus mal-heureux de ceux qui sçavent aymer. Et moy, ma sœur, luy respondis-je, je signeray de mon sang tout ce que vous dites : mais à quoy me sert tout cela, & en quoy est-ce que ceste cognoissance allege la moindre partie de mon mal ? Voulez-vous, me dit-elle, que j’esprouve les derniers remedes, que je gardois pour la guerison de vostre blesseure, lors que j’eusse veu tous les autres inutilles ? Ma sœur, luy respondis-je, à quoy peuvent servir les retardements, sinon à me faire perdre la vie ? Or, mon frere, adjousta-t’elle, resjouissez-vous donc, & vous asseurez que je m’en vay faire tous mes efforts avec Lucindor, & que s’il n’obtient rien de sa sœur pour vostre contentement, il peut bien n’attendre jamais de moy une bonne parole : Vous cependant de vostre costé, ne laissez d’y faire tout ce que vous pourrez : car les diverses batteries sont tousjours cause de faire plustost rendre la forteresse.


  Ce fut avec ceste resolution que nous-nous separasmes, elle cherchant l’occasion de parler à Lucindor, & moy pensant & repensant à ce que je pourrois faire pour gaigner ceste cruelle fille. Je vous ay desja dit qu’il y avoit un jardin en mon logis, où bien souvent j’allois entretenir mes fantaisies. A ce coup, comme de coustume, je m’y en allay, si avant en ceste pensée, que je ne pris garde que Belisard se promenoit tout seul sous une allée fort couverte. Ce Belisard, c’est ce jeune homme qui dort dans ce lict proche de nous, & qui nous fut donné pour avoir soin de nous, lors que nostre pere nous faisoit suivre les escolles des Romains. Le long-temps qu’il avoit vescu avec nous, & nostre ordinaire conversation, luy avoient faict naistre une si grande affection envers moy, que veritablement il m’aymoit tout ce qu’il pouvoit aymer : & la cognoissance que j’en avois, outre plusieurs bonnes qualitez qui le pouvoient rendre aymable, avoit esté cause que je l’avois tousjours tenu fort- cher, & que je me fiois de telle sorte en luy, que je n’avois rien qui luy fust caché. Ceste fois seulement je ne luy avois point parlé de l’affection que j’avois pour Circeine, sans pouvoir en trouver la raison, sinon que l’occasion ne s’en estoit point presentée. Or ce jeune homme estoit, comme je vous ay dit, avant que moy dans ce jardin, sans que je m’en prisse garde, & de fortune je m’allay mettre dans une allée qui n’estoit separée de la sienne que d’une palissade de lauriers, qui estoit assez espaisse. Luy qui m’apperceut venir le chappeau enfoncé, & les yeux contre terre, marchant à grand pas, cogneut bien d’abord que j’avois quelque profonde pensée qui m’embarrassoit l’esprit, & parce que ce n’estoit pas ma coustume de luy cacher quelque chose de semblable, il ne sçavoit que penser : cela fut cause que se joignant le plus qu’il luy fut possible contre la palissade, il essayoit d’ouyr quelques paroles qu’il luy sembloit que je proferois assez bas : mais il ne demeura pas fort long-temps en ceste peine ; car ne pensant pas d’estre escouté de personne, je relevay bien-tost la voix, & lors il pûst aysément apprendre qu’Amour estoit la cause de mon mal. Et parce qu’il m’ouyt plusieurs fois repliquer ces paroles assez haut : Mais puisque, quoy que j’y aye sceu faire, rien ne m’a pû profiter à vaincre le courage de ceste cruelle, qui sera celuy qui pourra m’y ayder ? & de qui dois-je esperer quelque secours ? J’oüys qu’il me respondit fort haut, De Belisard. Si ceste voix me surprit, vous le pouvez juger, Hylas, puisque je pensois estre seul en ce lieu. J’arrestay mes pas, je regarday autour de moy, pour veoir s’il y avoit quelqu’un, & n’y appercevant personne, j’advouë que je commençois de me persuader que c’estoit quelque Demon qui m’avoit fait ceste responce, lors que ce jeune homme faisant le tour de la palissade, s’en vint vers moy, repliquant plusieurs fois, De Belisard, de Belisard : C’est, adjousta-t’il, du fidele Belisard que vous devez attendre toute sorte de service. Et comment, Seigneur, continua-t’il quand il fut un peu plus prés, vous estes en peine, & vous-vous cachez à moy ? Avez-vous perdu le souvenir de mon affection & de ma fidelité ? Amy Belisard, luy respondis-je, tu ne te dois offencer que je t’aye teu une chose, que, si j’eusse peu, j’eusse cachée à moy-mesme : me semblant que comme le feu esventé jette de plus grandes flammes, & que bien souvent s’il ne prend air il s’estouffe de soy-mesme, aussi celuy-cy en feroit autant, & que par ce moyen je demeurerois libre comme je soulois estre. Ah Seigneur ! me respondit-il, que je voy bien que voicy la premiere fois que vous avez esté atteint de ce mal, puisque vous jugez qu’il se puisse esteindre de soy-mesme : Sçachez, Seigneur, que depuis qu’un cœur en est touché, il n’en peut jamais guerir que par un mespris si extrême qu’il oste toute esperance, ou par la possession de la chose qui nous faict le mal. Et en voicy la raison : Il n’y a rien qui naturellement puisse vivre sans avoir quelque nourriture : Or les faveurs sont les nourritures d’Amour. Lors qu’un Amant est privé de ces faveurs, ou pour le moins de l’espoir de ces faveurs, il faut que comme le flambeau s’amortit quand il n’y a plus de cire, de mesme s’esteigne aussi celuy d’Amour dans le cœur qui n’a rien dequoy le nourrir. Mais aussi comme la surabondance de la cyre esteint la flamme qu’avec sa mediocrité elle nourrit : je dis que la possession de la chose aymée estouffe l’Amour par la surabondance des faveurs qu’en semblables occasions on reçoit. Si tu ne sçais pas mieux donner remede à mon mal, luy dis-je, que tu en sçais discourir, ô Belisard, j’ay grand peur que j’en seray longuement malade : car j’espreuve que l’une de ces choses que tu dis le faire mourir, ne sert qu’à le rendre plus grand & douloureux : Et je ne peux m’imaginer que la possession d’un bien, puisse faire hayr le bien de sorte que la raison d’un costé, & l’experience de l’autre me font cognoistre que tu n’es pas grand Docteur, ny grand Mire. Il n’y a rien, me dit-il, Seigneur, qui nuise tant à la guarison d’un malade, que d’avoir mauvaise opinion de celuy qui entreprend sa cure. Car nous avons veu bien souvent l’imagination faire des effects incroyables, c’est pourquoy vous ne devez si-tost faire mauvais jugement de ma capacité, avant que vous n’ayez bien consideré mes raisons : J’ay dit que les extrêmes mespris, ou la surabondance des faveurs, peuvent sans plus faire esteindre l’Amour. Et n’est-il pas vray que l’Amour est un desir, & que l’on ne desire jamais ce que l’on possede ? Si possedant il n’y a plus de desir, il s’ensuit qu’il n’y a point d’Amour. En Amour, respondis-je, il y a un abysme de douceurs, de delices : & il est impossible de les avoir jamais toutes, ny seulement en avoir jamais tant qu’il ne nous en defaille encore beaucoup plus grand nombre que nous n’en possedons : outre que l’appetit pour estre satisfaict, ne s’esteind pas, au contraire, le souvenir du bien possedé en rend le desir plus violent. Et ainsi, par ta mesme raison, Amour estant un desir, & le desir s’esveillant plus ardant par la cognoissance du bien possedé, il s’ensuit que ce que tu dis qui le tuë, le rend au contraire, cet Amour, plus fort & plus violent. Il faut, repliqua t’il, que cet Amour, s’il est ainsi que vous le dites, soit gourmant à outrance, si rien ne le peut souler. Mais, Seigneur, que direz-vous du Mespris ? N’est-il pas vray qu’en un courage genereux, c’est un poison contre lequel Amour ne peut resister ? Car si le froid esteind le chaud, & si chaque contraire est la ruine de son contraire, vous ne nierez pas pour le moins que la hayne ne soit contraire à l’Amour, & qu’elle ne le fasse mourir. Toutes les choses qui sont en l’univers, repris-je, sont con- servées par leurs contraires, & s’il n’y avoit point de contrariété, tout ne seroit qu’une seule chose, & ainsi le monde finiroit, ou pour le moins ne seroit plus monde. Il est vray, repliqua-t’il, mais c’est lors que ces contraires sont tellement esgaux en puissance, que l’un ne peut surmonter l’autre : Mais quant est-ce qu’une Amour ne sera point estouffée par un extrême mespris ? Selon ta raison, luy dis-je froidement, ce sera lors que l’Amour sera aussi extrême que le mespris. Mais, Belisard, à quoy perdons-nous le temps en ceste dispute hors de saison ? Que m’importe que ce que tu dis soit, ou ne soit pas vray, puis qu’en effect j’espreuve que les defaveurs, ny les mespris n’ont point faict en moy l’effect que tu dis. Seigneur, me respondit-il, vous verrez que peut-estre vostre experience n’est pas telle que vous la dites. Dites-moy, je vous supplie, quel tesmoignage avez-vous d’estre mesprisé ? O Belisard, m’escriay-je, j’en ay tant, & de si grands qu’il faudroit bien estre incredule pour ne les advouër pas. Et à fin que tu en puisses mieux juger, car aussi bien, ne te veux-je rien celer. Sçache que j’aime esperduëment Circeine. Celle-là, adjousta t’il, que Clorian a si long-temps recherchée ? C’est elle-mesme, repliquay-je, & je t’asseure que depuis que cette affection est née, & que je la luy ay descouverte elle est tousjours allé augmentant en ses cruautez. Seigneur, me dit-il alors froidement, ne recevez point à importunité si je suis un peu curieux. Dittes-moy, je vous supplie, avant que vous luy eussiez fait cognoistre que vous l’aimiez, traittoit-elle avec vous de cette sorte. Nullement, respondis-je, au contraire ce n’estoit que douces paroles, & qu’honnestes faveurs que celles que je recevois d’elle. Et lors, adjousta-t’il, que vous luy dittes que vous l’aimiez, usa-t’elle de mespris, ou de colere ? Ny de l’un, ny de l’autre, luy dis-je, mais ç’à esté quelque temps apres qu’elle a commencé de vivre ainsi. Et en quoy, continua-t’il, vous fait-elle cognoistre sa mauvaise volonté. Que te sçauroy-je dire là-dessus, respondis-je, figure-toy, qu’elle me fuit comme si j’avois quelque maladie contagieuse. Lors que j’entre en quelque lieu où elle est, elle rougit, & si elle ne s’en peut aller, elle se tourne d’un autre costé, & le jour est à naistre, où depuis qu’elle a pris cette humeur elle a seulement jetté l’œil sur moy. Que si sans y penser elle a eu le regard où j’estois, aussi-tost qu’elle s’en est pris garde elle l’a retiré si promptement qu’il est aisé à juger que cette veuë luy est ennuyeuse : Mais, mon cher Belisard, à quoy te vay-je racontant toutes ces petites particularitez. Fay ton conte qu’en toutes ses actions, elle me rend tesmoignage que mon service luy est desagreable. Belisard alors en sousriant & puis se baisant la main & me la tendant, mon maistre, me dit-il, consolez-vous sur ma parole, & croyez que cette fille vous aime. Circeine m’aime, luy respondis-je, il me semble qu’elle m’en donne de mauvaises cognoissances. Seigneur, continua-t’il, asseurément Circeine vous aime, mais il faut qu’elle soit contrainte de traitter avec vous de cette sorte : car toutes les actions desquelles vous vous pleignez en sont des preuves tres-asseurées : Ces fuittes, ces rougissements, ces changements de places pour ne vous point veoir, & bref tout ce que vous m’avez raconté ne sont que des paroles d’Amour, avec lesquelles sans parler elle vous crie. Je vous aime Alcandre & pour vous monstrer que je vous dis vray, Quel tesmoignage, vous plaist-il, Seigneur que je vous apporte ? O mon cher Belisard, luy dis-je, luy jettant les bras au col ! ô mon cher amy, je veoy bien que l’amitié que tu me portes te fait parler ainsi pour me donner quelque consolation. Non, Seigneur, me respondit il froidement, je ne vous flatte point en cecy, je veux que vous n’ayez jamais asseurance en ma fidelité, si je n’espere de vous apporter des preuves de sa bonne volonté la premiere fois que je parleray à elle, & laissez-m’en le soucy tout entier & vous resjouïssez & continuez seulement de vivre avec discretion auprés d’elle, sans vous offencer trop aigrement de ces actions : car croyez-moy qu’elles sont toutes contraintes & entierement à vostre advantage.


  Je vous ennuyerois Hylas, si je vous redisois tous les discours que nous eusmes sur ce subject : car je ne pouvois les finir, tant les flatteuses esperances qu’il me donnoit m’estoient agreables. En fin avant que nous separer il resolut de trouver les moyens de parler à elle, ce que je luy dis qu’il feroit fort aysément, feignant de l’aller visiter de la part de Florice, ainsi que dans les villes on a de coustume de faire entre les personnes qui s’aiment, & que mesme, s’il estoit necessaire Florice luy en donneroit la charge. De feindre, me respondit-il, d’y aller de sa part je le trouve fort à propos : mais qu’en effect Florice m’y envoye, il s’en faut bien garder, ny mesme faire semblant qu’elle sçache chose quelconque de vostre dessein : car, Seigneur, tenez ce secret de moy : Il n’y a rien qu’une femme craigne tant que de se fier de semblable chose à une autre femme, & mesme quand elle est belle & jeune : d’autant qu’il n’y a rien si aisé que de faire naistre entr’elles du divorce, & lors Dieu sçait en quel danger sont celles qui se sont fiées de quelque chose qui leur importe. Non, non parmy, celles qui sont bien advisées, l’amitié, ny la familiarité n’ont jamais le pouvoir de les mettre en un si grand peril, & si vous-vous en estes laissé entendre à Florice, & qu’elle pensant vous faire un bon office luy en ait parlé, il ne faut que vous trouviez ses froideurs & ses glaçons estranges, car vous n’en devez attendre moins. Il est vray, luy dis-je, que je ne luy ay point caché, & qu’elle luy en a parlé plusieurs fois. Et bien, Seigneur, reprit-il, j’essayeray d’y remedier : mais croyez-moy je vous supplie, priez Florice de ne luy en faire plus de semblant, & vous ver- rez que mon advis sera bon, & que vous en ressentirez de l’utilité bien-tost.


  La nuict commençoit à nous desrober le jour, & l’heure du souppé s’approchoit lors que je sortis du jardin, beaucoup plus satisfait par les esperances que Belisard me donnoit, que je n’estois pas quand j’y estois entre. Dequoy Florice s’appercevant, qu’y a-t-il, me dit-elle mon frere, vous avez l’esprit plus content que quand vous estes sorty d’icy. Ma sœur, luy respondis-je, parlant fort bas, mon visage est un causeur : c’est luy qui vous a dit ces nouvelles, & je vous advouë qu’elles sont vrayes, mais je vous supplie de n’en point faire de semblant, & de ne parler point à Circeine, quoy qu’elle vous die, n’y quelque commodité que vous en ayez, ny de mon affection, ny de tout ce que nous avons dit, jusques à ce que je vous en advertisse. Elle me fit signe de la teste qu’elle n’y failliroit point, & changeant de discours nous nous mismes à table, où Amilcar arriva que nous avions à moitié souppé, qui nous dit qu’il se faisoit une grande assemblée ce soir en la maison de Dorinde, parce que le lendemain elle devoit estre mariée avec Bellimarte, chef des solduriers, que le Roy Gondebaut tenoit pour sa seureté dans la ville de Lyon, & que Palinice & ses freres y alloient aussi-tost qu’ils auroient souppé, & que le pere de Dorinde qu’il avoit trouvé dans la ruë venant en nostre logis l’avoit prié d’y convier & Florice & moy : que Circeine n’y estoit point, quoy que ses deux freres y fussent allez, parce qu’elle s’estoit trouvée mal disposée.


  Ces nouvelles furent cause que nous nous hastasmes de soupper pour nous y trouver puis que nous y estions priez, & lors que j’estois prest à sortir Belisard s’approchant de moy, Seigneur, me dit-il, si vous me voulez croire, vous n’irez point en cette assemblée, puis que Circeine n’y est pas : car je m’en vay la trouver, & si l’on peut parler à elle, je veux que ce point soit l’ouverture de nostre discours, & asseurez-vous sur moy, que je seray le plus trompé homme du monde, si je ne vous apporte avant que vous-vous mettiez au lict des nouvelles qui vous contenteront. Je luy respondis, que je le ferois, mais que de peur qu’on ne s’en prist garde j’y accompagnerois Florice, & que je ne ferois qu’entrer & sortir.


  Belisard s’en alla donc de cette sorte au logis de Circeine, où de fortune il ne trouva auprés d’elle qu’Andronire, tout le reste s’en estant allé en cette assemblée. Elle estoit assise sur le pied de son lict à moitié des habillée & tenant un Luth en sa main, duquel elle s’entretenoit : Car entre les autres vertus de Circeine, elle jouë du Luth & chante en perfection. Elle estoit tellement attentive à ce qu’elle chantoit, qu’elle n’apperceut point Belisard de long-temps apres qu’il fust entré dans sa chambre, & n’eust esté qu’Andronire le veid & en advertit sa maistresse, il eust longuement jouy de cette douce harmonie. Mais se levant en sursaut, elle se fust mise dans un petit cabinet, pour n’e- stre veuë ainsi des-habillée, s’il ne l’eust retenuë par sa robbe, & puis se jettant à genoux devant elle, il la pria & supplia tant qu’elle revint où elle estoit, commandant toutesfois à Andronire de reculer les chandelles en lieu qu’elle eust moins de honte de se veoir en cet habit. Madame, luy dit Belisard, si c’est pour m’empescher de m’esblouïr vous avez raison, car je ne veis jamais nuit où un si beau Soleil esclairast. Belisard, luy dit-elle, il faut espargner ses amies, & mesmes en leur presence. Je ne veux pas que vous me voyez rougir de vos flatteries. Mais dittes-moy, je vous supplie : Qu’est-ce qui vous ameine icy, & que veut dire que vous n’estes pas en cette assemblée chez Dorinde, où tant de belles Dames se doivent trouver ? Pour respondre, dit-il, à ce que vous me demandez, il faudroit que je sceusse ce qui me doit advenir, car alors je vous diray si ce qui m’ameine icy est un bon, où un mauvais Demon. Mais quant à ce que vous me demandez, que veut di- re que je ne suis point chez Dorinde. Sçachez que vous en estes doublement la cause : Car continua-t’il tout haut, Florice ayant sceu que vous-vous trouviez un peu mal m’a commandé de venir sçavoir de vos nouvelles, & vous offrir tout le service qu’elle vous pourra rendre. Florice, repliqua-t’elle, me fait trop de faveur d’avoir tant de soing de moy. Vous luy direz, s’il vous plaist, que cette maladie me laissera encore le moyen de m’acquitter de cette debte par quelque bon service. O Circeine, luy dit-il alors d’une voix plus basse : que vous estes à la bonne foy, si vous pensez que Florice sçache chose quelconque de ma venuë. Et pourquoy, dit-elle estes-vous menteur : Parce repliqua-t’il, que trop de personnes sçauroient nos affaires, si nous disions tousjours la verité ? Pensez vous que je vueille qu’Andronire sçache le subject de mon voyage ? elle a trop peu de malice pour me fier en elle.


  Circeine ne trouvoit pas estrange la façon de parler de Belisard, parce qu’il avoit accoustumé d’en user ainsi, & envers elle & envers ses compagnes : & toutesfois elle se douta bien que je devois avoir part en ce message, car elle sçavoit que je me fiois grandement en luy, & cela fut cause qu’elle ne luy voulut plus demander le sujet qui l’emmenoit, mais luy reprenant la parole. Je ne vis jamais, continua-t’il, une si peu curieuse personne que vous estes ? Pourquoy, puis que je vous ay dit que ce n’estoit pas Florice qui me conduisoit icy, ne me demandez-vous qui c’est ? Circeine alors en sousriant, & moy luy dit-elle, je ne vis jamais une personne si prodigue de ses secrets que Belisard, qui ne se contente pas de les dire à ceux qui les luy demandent, mais qui les veut mesme faire sçavoir par force à ceux qui n’en ont point de curiosité. Vous devez cognoistre par là, respondit-il, que le blasme que l’on donne aux femmes peut bien estre deu à quelques hommes. Et de quel blasme parlez- vous, dit Circeine en sousriant. De celuy duquel on les accuse, dit Belisard, de ne sçavoir rien taire. Il est vray, reprit alors Circeine, que les hommes nous en blasment, & toutesfois il me semble qu’avec raison l’on les en pourroit mieux accuser : pour le moins plusieurs que je cognois. Que si c’est un vice naturel aux femmes, il faut que la Nature se soit faillie en moy : car je vous jure Belisard, que quand on m’a prié de ne point dire quelque chose, je l’oublie de sorte que je ne m’en souviens plus, si l’on ne m’en parle. Estes-vous de cette humeur, adjousta Belisard en tout. En tout, repliqua-t’elle, pour peu qu’il soit d’importance. Je veux esprouver, dit alors Belisard, si vous estes veritable, car je vous veux confier un secret que je ne voudrois pas qui fust sceu pour la moitié de ma vie. Et pourquoy, adjousta Circeine me le voulez-vous dire. Pour deux raisons, dit-il : l’une pour sçavoir s’il y a une femme qui se sçache taire, & l’autre pour vous faire veoir combien Beli- sard est vostre serviteur, puis qu’il vous remet entre les mains un secret avec lequel vous le pourrez ruïner quand vous voudrez. Vrayment, respondit-elle, je veux bien sçavoir ce que vous me voulés dire pour les deux considerations que vous me representez : mais prenez-vous garde de n’en avoir parlé à quelqu’autre, où que vous n’en parliez apres, de peur que si celles à qui vous l’avez dit, ou à qui vous le direz le publioient je ne fusse accusée de leur faute. Non, non, respondit Belisard, je m’asseure que quand je le vous auray dit vous perdrez cette doute. Si cela est, reprit Circeine en sousriant, je seray bien-ayse de l’entendre : tant pour vous monstrer quelle je suis, que pour sçavoir quel vous estes envers moy. Oyez donc, dit Belisard, ce que je vous veux dire. Vous sçavez bien, continua-t’il, qu’il n’y a rien au monde que j’ayme, ny que j’honnore comme Alcandre. Vous sçavez le long-temps que j’ay esté nourry auprés de sa personne : Je pense que vous avez reco- gneu l’estat qu’il fait de moy, & combien il se fie à ma fidelité. Or à ce coup je vous veux remettre un secret qu’il m’a confié, & qu’il aimeroit mieux mourir que d’estre sceu. Sçachez donc, belle Circeine, qu’en me parlant des choses d’importance, il m’a juré sur sa vie, & rejuré cent & cent fois par tout ce qu’il a de plus cher, & je sçay asseurément qu’il disoit vray. Il m’a juré, dis-je, qu’il aimoit de telle sorte la belle Circeine, & estoit tellement son serviteur qu’il n’y eut jamais une affection qui esgalast la sienne, & si cette affection venoit à vous estre des-agreable, il ne recourroit jamais à autre remede qu’à la mort, Et parce que Belisard se teut à ce dernier mot. Circeine en sousriant, reprit ? Est-ce là tout le secret Belisard, que vous me voulez dire ? Et ne vous semble-t’il pas de tres-grande importance ? dit Belisard, puis qu’il y va du contentement & de la vie d’un tel Chevalier. Car sçachez Circeine, que depuis qu’il vous a veuë, il ne songe en luy-mesme ny ne discourt avec moy jamais que de vous. Toutes ses pensées sont rechercher les moyens de vous servir. Tous ses discours à vous loüer, & estimer, & tous ses desirs en l’honneur de vos bonnes graces. Vrayment, adjousta Circeine, voicy une façon de descouvrir l’affection d’une personne qui n’est pas commune. Je vous supplie, reprit-il, ma belle Dame de vouloir bien tenir secret ce que je vous dis. Je le vous promets, adjousta-t’elle, & de telle façon que je ne veux pas mesme que Circeine en sçache ny en croye jamais rien. O ce n’est pas, dit-il alors ce que je demande de vous : car au contraire, je veux que Circeine le sçache, & le croye comme il est tres-veritable : mais j’entends que vous n’en parliez point ny à Palinice, ny à Clorian ? Non, non, respondit-elle, ny Palinice, ny Clorian, ny Circeine n’en sçauront rien : asseurez-vous en sur moy. Et ne vous souvenez-vous pas de ce que je vous ay dit au commencement de nostre discours, que quand l’on me disoit quelque chose qu’il falloit taire, je l’oubliois entierement. Croyez Belisard, que j’en feray de mesme du secret que vous me venez de dire, car je ne m’en souviendray jamais plus. Mauvaise fille, repliqua Belisard ? pensez-vous que je vous aye dit quelque chose pour vous le faire oublier ? Est-ce ainsi que vous mesprisez ce que je vous dis, & qui importe à un Chevalier de tant de merite, & à une Dame la plus belle du monde. Ce que vous me dittes, reprit alors froidement Circeine, n’a nulle des conditions que vous proposez, & c’est pourquoy je voy bien que vous-vous mocquez de moy, car la Dame de laquelle vous parlez est bonne, mais non pas belle, & le Chevalier auquel vous dittes que cette affaire touche, ne le pense pas comme vous. Et ce secret que vous figurez tel, est desja sceu de tous ceux qu’il l’ont voulu entendre. Je suis bien-aise, respondit Belisard, puisque que contre vostre conscience vous voulez nyer ce que je dis, vous advouëz au moins que chacun les advouë. Et que pour la beauté que vous dittes n’estre point en Circeine, tous les yeux qui la voyent vous desmentent : Que pour l’affection que vous mettez en doute d’Alcandre, toutes ses actions vous en rendent tesmoignage : & qu’en fin pour le secret que vous dittes n’estre plus tel, le temps qui descouvre la verité vous fasse cognoistre que personne n’en a jamais ouy parler que Circeine, Alcandre, & Belisard. Ah ! menteur, reprit-elle incontinent, & Florice ne m’en a-t’elle pas diverses fois parlé. Florice peut bien vous avoir parlé de ce qu’elle a pensé, mais non pas qu’Alcandre luy en ay dit quelque chose. Et Clorian & Palinice, continua-t’elle ne s’en sont-ils pas apperceus ? Et comment ! adjousta Belisard, sçavez-vous qu’ils s’en soient aperceus ? Comment je le sçay, respondit-elle, & l’un & l’autre me l’ont dit : & avec quelles reproches ? croyez Belisard que depuis qu’il en ont eu opinion, je n’ay pas esté sans exercice. Alors Belisard en sousriant, voulez-vous, luy dit-il, belle Circeine que je vous confesse la verité. Tout ce que je vous ay dit d’Alcandre est si vray que le Ciel & la terre ne le sont point davantage : & je veux estre rayé du nombre des vivants s’il ne vous aime, ou plustost s’il ne vous adore. Mais le sujet qui m’a fait venir en ce lieu, & celuy de tout le discours que jusques icy je vous ay fait, n’a esté que pour sçavoir ce que vous venez de me dire de Palinice & de Clorian : car & Alcandre & moy nous ne pouvions imaginer pourquoy vous le traittiez si cruellement, veu l’extreme affection qu’il vous porte, & la discretion avec laquelle il vous aime, nous semblant qu’il n’y avoit pas grande apparence qu’il fust rudoyé de la sorte, veu son merite & le desir qu’il avoit de vous faire service. Maintenant je voy bien qu’il n’y a point eu de mauvaise volonté de vostre costé : mais que l’importunité seule de Clorian & de sa sœur en ont esté la cause, vous plaist-il pas que nous le croyons ainsi, & que pour la satisfaction, où plustost pour la conservation de la vie de mon cher maistre, je luy fasse entendre de cette façon. Et parce qu’elle ne parloit point, & qu’au lieu de luy respondre elle s’estoit levée & se promenoit doucement par la chambre, il continua de cette sorte. Je me suis plusieurs fois estonné du bon-heur de quelques personnes, & du mal-heur des autres : car j’en ay veu qui avoient plus de bien qu’ils ne meritoient, & d’autres qui ne peuvent obtenir ceux desquels chacun les jugeoit dignes : En cette occasion nous pouvons bien justement faire cette mesme consideration, car avec quelle justice l’honneur de vos bonnes graces peut-il estre desnié à Alcandre, où avec quelle raison Clorian aura-t’il l’absolu pouvoir qu’il emporte sur vostre volonté, puis que qui considerera le merite de l’un & de l’autre sera bien privé de jugement, s’il ne prefere en tout Alcandre, mais quand il n’y auroit que cette seule consideration elle vous devroit emporter de son costé. Clorian use d’un grand empire sur vous, qu’il semble que vous luy soyez de beaucoup inferieure, & au contraire Alcandre vous respecte & honore de telle façon que si vous estiez sa Déesse il ne sçauroit vous servir, ny vous reverer davantage. Et c’est une chose qui est difficile d’estre creuë, & que toutesfois nous voyons estre vraye : Vous usez de toute sorte de submission envers qui vous foulle aux pieds, & de toute espece de cruauté & de mespris envers qui vous adore. Ah, reprit Circeine, de mespris ! vous vous trompez : J’estime Alcandre comme je dois & comme son merite y oblige tous ceux qui le cognoissent. Je vous asseure, reprit alors Belisard, que vous le gratiffiez fort d’en faire l’estime que font tous ceux qui le cognoissent. N’estes-vous pas obligée à quelque chose d’avantage, puis qu’il ne vit, ny ne veut vivre que pour vous servir ? Et que voulez-vous, respondit-elle en sousriant que je fasse de plus ? Que sert-il que je vous le die adjousta-t’il. Et à ce mot ils s’approcherent de la table, où sans songer à ce qu’il faisoit, il prit une plume, & alors tirant quelques lignes sur du papier sans dessein. Pourquoy continua-t’il vous le diray-je, puis qu’aussi bien vous n’en ferez rien ? Peut-estre, reprit-elle en sousriant, vous avez deviné : mais peut-estre aussi vous trompez-vous. Respondez-moy premierement à une chose que je vous veux demander. Aymez-vous, ou voulez-vous mal à Alcandre. Vrayment respondit-elle en sousriant, vous me faittes une gracieuse demande, & pourquoy hayrois-je une personne qui a tant de merites, & qui ne m’en donne point d’occasion. Si vous dittes vray, reprit-il, pourquoy le traittez-vous avec tant de rigueur ? Je ne sçay, dit elle, ce que vous appellez rigueur ? Quand vous le voyez, repliqua Belisard, vous vous tournez de l’autre costé, s’il s’approche vous le fuyez, s’il parle à vous, vous ne luy respondez point, ou si vous y estes forcée c’est tousjours avec des demy-mots. Et bref toutes ces autres faveurs meprisantes, & dont vous n’usez qu’envers luy. Veux-tu Belisard, luy dit-elle en luy mettant une main sur l’espaule, que je te parle franchement ? je n’ay jamais creu que toy ny ton maistre eussiez si peu d’esprit que vous avez. Dy-moy, je te supplie, si je traitte differemment Alcandre de tout autre, n’est-ce pas signe que je le tiens en autre rang que tous les autres ? Va Belisard & apprends que les femmes sont bien souvent contraintes de faire semblant de ne veoir point ce qu’elles voyent, & de veoir au contraire ce qu’elles ne voyent point ! O Dieux, dit-il Circeine, que je remercie de bon cœur mon ignorance, puis que vous m’avez appris la seule chose que je desirois de sçavoir ! Et que cette leçon apportera de contentement à la personne du monde, qui est maintenant la plus affligée, & que je rendray la plus contente, bien-tost & la plus heureuse. Et à ce mot reprenant la plume il se remit à brouïller le papier : Cependant que Circeine reprenant son promenoir le long de la chambre pour ne donner soupçon à Andronire de leur si long discours, de temps en temps venoit veoir ce qu’il escrivoit, car Belisard avoit la reputation de mettre aussi bien par escript que personne qui fust en la Cour : & cela fut cause qu’elle luy dit fort haut que n’escrivez-vous quelque chose de bon & non pas brouïller seulement mon papier. Si vous voulez, dit-il, approuver ce que j’escriray, vous verrez que je ne seray point paresseux à vous obeïr. Si c’est chose qui se doive, respondit-elle, je le feray. O reprit-il Circeine que j’estimerois ce soir heureux si vous le vouliez faire. Je le feray, sans doute, repliqua-t’elle, pourveu qu’il se puisse. Mais qu’est -ce que vous voulez escrire. Vous le verrez, dit-il, & ne me croyez jamais pour vostre serviteur si j’y mets chose qu’avec raison vous puissiez des-advouër, & lors prenant un autre papier il escrivit ce billet.



BILLET.
de Circeine à Alcandre.




  L’Asseurance que vos actions m’ont donnée de vostre amitié ; m’oblige, pour n’en estre point mescognoissante, de vous estimer, & de faire estat de vostre merite comme d’une personne que je veux honorer toute ma vie.


  Cependant qu’il l’escrivoit elle l’alloit lisant & sousrioit en elle-mesme. Or bien, dit alors Belisard, tenez-moy la parole que vous m’avez donnée, faittes à cette heure ce que vous m’avez promis. Et quelle promesse, dit-elle vous ay-je faite ? Vous m’avez asseuré, respondit-il, que si c’estoit chose que vous deussiez, vous approuveriez ce que j’escrirois. Ay-je rien escrit qui ne soit vray & que vous ne deviez advoüer ? Je ne sçay, reprit-el- le à qui cet escrit s’addresse, ny au nom de qui vous l’escrivez. Vous pouvez aisément juger, dit-il, sur le discours que nous avons eu, pour me rendre croyable, que j’emporte ce tesmoignage au plus fidelle serviteur que vous aurez jamais. Mais quand tout cela seroit, respondit-elle, que voulez-vous que j’y fasse ? Je veux, repliqua-t’il, que vous approuviez ce que j’ay escrit. Et bien, dit-elle je l’appreuve. Ce n’est assez adjousta-t’il, il faut que vous y mettiez vostre nom. Et puis dit-elle, que sera-ce ? Et puis alors, continua t’il, vous aurez satisfait à vostre promesse, & je seray content. Mais ce n’est pas ce que je demande, respondit-elle, je veux sçavoir que deviendra ce billet, & à quoy se resoudra tout ce mistere ? Il ne faut pas, dit-il alors en luy mettant la plume en la main, & la luy portant sur le papier, il ne faut pas estre si curieuse : faittes seulement ce que vous avez promis, & puis nous en parlerons davantage. Et lors presque par force il luy fit escrire Circeine, & parce qu’incontinent il retira le papier. Non, non, dit-elle, je le veux ravoir, car je n’ay pas promis de le vous laisser, mais seulement de l’approuver. Il est vray, respond-il, mais aussi ne vous ay-je pas promis de le vous rendre. De sorte que je ne manque non plus à ma parole que vous à la vostre. Cela est fort bon, reprit-elle, mais je le veux avoir. Et bien, dit-il, vous l’aurez à condition que ce sera des mains d’Alcandre.


  Avec semblables discours, parce qu’il se faisoit tard il luy donna le bon-soir & elle voyant qu’il l’emportoit s’approchant de luy. J’ay appris, dit-elle, en sousriant qu’il faut donner ce que l’on ne peut vendre. Dittes pour le moins à Alcandre de quelle façon vous m’avez trompée. Ce ne sera pas, luy dit-il en s’en allant ce que je luy diray : mais ouy bien qu’il est plus heureux qu’il n’a jamais pensé d’estre. Et sans attendre autre responce il me vint trouver, & parce que j’estois seul dans le logis je m’e- stois amusé à escrire du subject qui me touchoit le plus, & à l’heure mesme que Belisard revint il trouva que je finissois ces vers :




SONNET.




Quoy qu’elle le mesprise
il la veut aimer.


  Pourquoy la dois-je aimer cette belle inhumaine,
Puisque je cognoy bien qu’en fin je luy desplais,
Et qu’un mespris cruel de tout ce que je faits,
Sera le seul loyer d’une si grande peine ?


  Retirons-nous, mon cœur, d’une amitié si vaine,
Sans souffrir que l’espoir nous flatte desormais,
Que sçaurois-je esperer que sa haine à jamais,
Si mon affection est cause de sa haine


  Plus je vay l’adorant cette extreme beauté,
Plus elle arme son cœur d’extreme cruauté,
Rompons tous nos liens & sortons du servage.


  O Dieu qu’il est facile à l’Amant de parler,
Mais de tant de beautez se pouvoir desmesler,
Celuy n’aima jamais, qui peut estre si sage.


  Au mesme temps que Belisard entra j’achevois d’escrire ces vers, & parce qu’ordinairement je les luy communiquois, avant que de luy demander s’il avoit veu Circeine, je les luy fis lire à fin d’en sçavoir son advis, d’autant qu’il avoit un tres-bon esprit, & jugeoit fort bien de semblables choses : mais à ce coup à peine pût-il se donner le loisir de les lire, que les jettant sur la table. Ces vers, me dit-il, ne sont non plus de saison que les Docteurs en temps de guerre ? Qu’est-ce Belisard, adjoustay-je, que tu veux dire ? Je veux dire, reprit-il, en se mettant les mains sur les costez, qu’il n’y a qu’un Belisard au monde pour remettre une affaire qui estoit desesperée. Qu’est-ce que vous parlez de mespris, de rigueur & de cruauté ? Rien qu’Amour rien que faveurs. Jetteant la plume alors que j’avois encore entre les mains, je courus l’embrasser, en luy disant, te mocques-tu point Belisard ? Est-il possible que Circeine t’ait rendu quelque tesmoignage de bonne volonté pour moy. Je m’asseure que vous estes tellement preoccupé, me dit-il, de l’opinion que vous avez, que mal-aysément croirez-vous à mes paroles : mais oyez bien ce que je vous vay dire & puis demandez m’en quelque asseurance, qu’avec raison vous puissiez dés à cette heure pretendre, & je m’asseure que je vous la donneray. Je vous dis donc que non seulement Circeine a agreable d’estre servie de vous, mais de plus qu’elle vous aime ? Et que voulez-vous pour preuve de ce que je dis. Ah Belisard m’escriay-je ! transporté de trop de contentement, dois-je croire une si bonne nouvelle. Je sçavois bien, reprit il, que vous seriez incredule, & c’est pourquoy dés le commencement, je vous ay offert de vous en donner une telle asseurance que vous puissiez adjouster foy à ce que je dirois. Or pensez laquelle seroit assez forte pour faire que vous me voulussiez donner creance. Jures-en, luy dis-je, par l’amitié que tu me portes. Celle-là, me dit-il en effect est tres-grande, & je ne pense pas en pouvoir trouver une qui le soit davantage : mais d’autant qu’il faut mesme que vous vous serviez de la foy que vous avez en moy, je veux vous en donner une, où cette creance que vous avez en moy n’ait point de lieu. Je jure luy dis-je par l’amitié que je porte à Circeine. Les serments, respondit-il, ne sont que des paroles, & je veux vous donner quelque preuve que vous voyez & que vous touchiez. M’apportes-tu, repris-je, pour marque de ce que tu dis quelque chose que j’aye veu dessus elle, où entre ses mains. Plus, repliqua-t’il. Je te conjure, luy dis-je alors, saisy d’impatience, ne me retiens plus long-temps privé du bien que tu me veux faire. Vous contenterez-vous, repliqua-t’il, & me croirez-vous une autrefois, si maintenant je vous fays veoir par escript que ce que je vous ay dit est vray ? O Dieux ! m’escriay-je, j’ay peur que tes promesses soient trop grandes. Or je veux monstrer, reprit-il, que mes effects sont encores plus grands que mes promesses. Car non seulement vous le verrez par escrit : mais que c’est à vous à qui elle l’escrit, & lors me donnant le billet. Voyez-vous continua-t’il, comme ce contract d’Amour duquel j’ay esté le Secretaire a esté signé & appreuvé de sa belle main, & jugez que signiffie cette Circeine qu’elle vous envoye, sinon qu’elle vous donne celle-cy en attendant qu’elle vous fasse possesseur de l’autre.


  Vous pourrois-je dire Hylas, ny mon aise ny mon ravissement, je baisay cent fois ce beau nom de Circeine, & me le joignant contre le cœur, il me sembloit que j’en recevois une consolation qui ne se peut imaginer, & parce en fin que je m’estonnois comme il estoit possible qu’il eust peu obtenir cette declaration d’elle, puis que ne luy ayant jamais escrit, il me sembloit que ce n’estoit pas bien à elle de commencer, il me raconta d’un bout à l’autre tous les discours qu’ils avoient eus ensemble sans en oublier une moindre parolle. Je l’escoutois si attentivement & avec un si grand plaisir, que je n’eusse jamais voulu que ce discours eust finy. Mais en fin, me dit-il, c’est la verité, mon Maistre, que ceste fille n’a pas seulement le corps fort beau, mais l’un des plus rares esprits que l’on puisse imaginer : & que sa jeunesse, encore que bien grande, ne luy oste point la prudence & la sagesse. Et croyez-moy que vous estes obligé de l’aymer, non seulement pour ceste extrême beauté que vous voyez en elle : mais plus encore pour la bonne volonté qu’elle vous porte : Car outre ce que vous en voyez par cet escrit, je vous asseure que ses discours me l’ont bien mieux tesmoigné, & que toutes ces actions qui vous ont mis en peine, n’ont esté que des contraintes qu’elle s’est faite pour n’oser pas faire autrement. Mais que ne devez-vous pas attendre, puisque dés la premiere fois j’ay obtenu plus que vous n’eussiez osé esperer ?


  Nostre discours n’eust pas si-tost finy : car je ne me pouvois lasser de luy faire dire & redire cent fois une mesme chose, n’eust esté que Florice & Amilcar revindrent de ceste assemblée, où tous deux avoient eu du desplaisir & du contentement : Car Lucindor & Cerinte s’y estoient trouvez, qui n’avoient gueres abandonné Florice. Sileine aussi avoit tenu bonne compagnie à Palinice. De sorte qu’Amilcar ne pût guere parler à elle sans compagnie. Soudain que je les veis, rompant nostre propos Belisard & moy, je les pris tous deux par la main, & les retirant à part. Orsus, leur dis je, je veux participer à vos contentemens, afin que ce soir qui a esté si mal employé pour moy, ne se passe point, au moins entierement, sans me donner quelque plaisir. Ils sousrirent tous deux, & Florice prenant la parole : Quant à moy, dit-elle, j’ay veu Lucindor & Cerinte. Et moy, continua Amilcar, pour mon bonheur Palinice, & pour mon malheur Sileine aupres d’elle. Or, reprit Florice, je ne vous puis dire rien de nouveau, sinon que je suis la fille du monde la plus persecutée de leurs importunitez, ou plustost de leurs jalousies. Car figurez-vous que je ne puis parler à l’un, que si à mesme temps je n’ay l’œil sur l’autre, il n’en demeure mal satisfaict, & bien souvent avec toute la peine que je m’en donne, je les desoblige tous deux : Car celuy à qui je parle est marry que je ne le regarde pas : & celuy que je regarde, que ce n’est à luy à qui je parle. Et ce soir j’ay eu peur deux ou trois fois qu’ils ne vinssent à quelques paroles picquantes : car j’en ay veu le discours ouvert diverses fois, si promptement je ne l’eusse rompu. Pour moy, ma sœur, luy dis-je, si vous avez à en aymer l’un des deux, je vous supplie que ce soit Lucindor : car il est frere de Circeine : Et luy dites, pour l’obliger, que c’est moy qui tiens son party aupres de vous. Tant s’en faut, adjousta Amilcar en sousriant, je vous conjure, ma sœur, d’aymer Cerinte, parce qu’il est frere de Palinice, & luy faites bien entendre que je vous en ay suppliée : Mes freres mes amis, interrompit Florice, pour l’amour de vous, dit-elle se tournant vers Alcandre, je n’aymeray point le frere de Palinice : Et à vostre consideration, Amilcar, je ne feray point d’estat du frere de Circeine : & pour l’amour de moy je ne me soucieray ny de Lucindor, ny de Cerinte. Nous ne pusmes nous empescher de rire de ceste declaration, & apres reprenant la parole : Aymez-les, luy dis-je, ou ne les aymez point, c’est le moindre de mes soucis, pourveu que vous fassiez semblant de ce que je dis. Mais vous, Amilcar, continuay-je, qu’elle fortune avez-vous euë ? Fort gracieuse, respondit-il, pour le commencement : mais la fin n’a pas esté telle. Lors que nous sommes arrivez dans l’assemblée, Sileine n’y estoit point encore, si bien que trouvant la place libre, pour n’estre mauvais mesnager de ce temps, je luy ay dit : Que j’eusse voulu de mal à mon frere, si je m’en fusse allé avec luy, comme il m’a voulu emmener. Peut-estre, me respondit-elle, y eussiez-vous eu plus de contentement que vous n’en recevrez pas icy. A la veri- té, repliquay-je, il n’y a personne qui le puisse deviner plus asseurement que Palinice, puis qu’elle peut me rendre le plus content, & le plus mal-heureux homme du monde, & seulement avec une parole. Si cela est, adjousta-t’elle, il faut que vous mettiez vostre heur, ou vostre mal-heur en peu de chose. Non pas cela, respondis-je, mais c’est que je fais tant d’estat de vous, que les moindres choses qui viennent de vous me semblent tres-grandes. Prenez garde, me dit-elle, Amilcar, que ce qui vous semble tel, en effect ne le soit pas. Pleust à Dieu, repliquay-je, belle Palinice, qu’il vous pleust de m’en faire juger avec l’experience. Et que faudroit-il que je fisse, dit-elle, pour vous rendre ainsi sçavant ? Je voudrois, continuay-je, que vous dissiez seullement, J’ayme Amilcar. Ce mot ne siet pas bien, dit-elle, en la bouche d’une honneste femme. Dites donc, repris-je, L’Amour qu’Amilcar me porte m’est agreable. Comment, reprit-elle en sousriant, voulez-vous que je le die, si mesme je ne croy pas qu’il soit vray. O Dieu ! me suis-je escrié, vous ne le croyez pas ? Ah ! mescognoissante Palinice. Et que faut-il donc que je fasse pour vous en donner la creance ? Si ceste creance, a t’elle respondu, vous pouvoit estre utile, il en faudroit chercher les moyens : mais autrement je ne le vous conseille pas. Et lors que vous ne pourrez plus l’ignorer, ay-je repliqué, l’aurez-vous agreable ? De l’advenir, a-t’elle dit, les jugemens sont fort incertains, & mal-aysément en peut on asseurer quelque chose. A quoy faut-il donc que je recourre, ay-je respondu ? Et en mesme temps Sileine est arrivé, qui nous a empesché de continuer nostre discours, sinon qu’elle m’a dit fort bas. A l’essay. Et depuis de tout le soir nous n’avons peu parler sans ce fascheux tesmoin.


  Nous nous allions entretenant de la sorte, & j’apprenois ainsi leurs fortunes, sans que je leur fisse part des miennes, non pas que je ne voulusse bien qu’ils le sceussent ; mais je craignois de deplaire à Circeine, que je voyois estre si contrainte, pour l’auctorité que Palinice & Clorian s’y estoient usurpée. Et d’autant qu’il estoit tard, nous-nous retirasmes pour nous reposer : mais j’entretins encore Belisard dans ma chambre si long-temps en luy faisant raconter cent fois une mesme chose, que le jour commença de paroistre, avant que je luy voulusse permettre de se retirer. En fin le Soleil nous pressant nous prismes resolution qu’il falloit gaigner aupres de Circeine la fille qui la servoit, estant presque impossible de se defendre de ses yeux : Et puisque Belisard avoit desja esté si heureux en sa premiere entreprise, je luy remis de telle sorte la conduitte de toute chose, que je m’en reposay entierement dessus luy,


  Ce discours seroit trop long, Hylas, si je voulois vous raconter par le menu tout ce que nous fismes, tant mon frere & moy, que ces autres quatre Chevaliers, tant y a que Belisard travailla si bien, qu’il s’acquit non seulement un grand credit envers Circeine, mais aussi se rendit entierement sienne Andronire. Mais, par mal-heur, je fus contraint en ce temps-là de faire un voyage pour le bien de nostre maison, dans le pays des Veragrois, où ma mere, quoy que je sceusse faire, voulut que j’allasse fort promptement. Dieu sçait si ce depart me fut sensible, & si je n’eusse pas volontiers donné ceste charge à Amilcar : mais d’autant que j’estois l’aisné, & par consequent celuy à qui le bien arrivoit, il falut se resoudre à ce fascheux depart. Je me souviens que Belisard porta à Circeine ces vers, de ma part.




SONNET.


.


Prest à partir.


  Que ma vie en fuyant devance ce depart,
Aussi bien, m’en allant, puis-je avoir quelque envie
De prolonger encor les tourments de ma vie ?
La mort, loin de ses yeux, ne viendra que trop tard.


  Si je ne vis, helas ! que de leur doux regard,
Quand l’absence m’aura ceste beauté ravie,
Quel desir mal-heureux encore m’y convie,
Veux-je mourant icy, vivre en quelqu’autre part ?


  L’Amant à qui le Ciel de l’esloigner ordonne,
Doit mourir de regret avant qu’il l’abandonne,
Ou vivre seulement pour remourir tousjours.


  Que rien donc desormais mon ame ne console,
C’est en vain abuser du bien de la parole
Que vouloir alleger ce mal par le discours.


  Mais voyez si la fortune ne voulut pas bien esprouver ma resolution, lors que mon voyage fut en tel estat qu’il m’estoit impossible de le retarder, sans donner une trop grande cognoissance de ce que je voulois tenir caché, Circeine tumba malade : fust pour les grandes chaleurs ; (car c’estoit environ le temps des jours ca- niculaires,) ou pour quantité de fruicts que les jeunes personnes mangent en ceste saison, tant y a que la voila dans le lict, avec une grande fievre. O ! Hylas, combien de fois desiray-je qu’Amilcar fust mon aisné, ou pour le moins que nous eussions perdu toute l’esperance de ce bien que j’allois recueillir : Et le pis estoit, que jamais ou Clorian, ou Palinice, ne bougeoient du chevet de son lict, & le plus souvent tous les deux y estoient, de sorte que quand en fin il fallut que je partisse, il me fut impossible de parler à elle sans ces deux importuns tesmoins. Jugez quel congé je pris, & quelle satisfaction j’eus de mon Adieu. C’estoit ma coustume d’emmener tousjours Belisard avec moy, mais à ce coup je le laissay exprés, afin qu’il essayast de donner une lettre à ceste belle fille, & quelques vers qui tesmoignoient l’ennuy que je recevois de cet esloignement, & m’en faire sçavoir des nouvelles. La lettre estoit telle.




LETTRE
D’Alcandre à Circeine.




  O Dieux ! quelle sera la fin de ce voyage, puisque le commencement en est si mal-heureux ? Partir, & sans presque pouvoir parler, vous laisser malade dans un lict : ne sont-ce pas trois mal-heurs, contre lesquels de mon costé il n’y peut point avoir de resistance ? Vous plaist-il, toutefois que je vive, plaignez ma peine, & prenez quelque part en mon extrême desplaisir.


  Quant aux vers que je luy donnay à part, & d’autant qu’il chantoit fort bien, & qu’il joüoit aussi tres-bien du Luth, je le priay de les apprendre, & à la premiere occasion de les vouloir chanter. Les vers estoient tels.




STANCES.




Sur le desplaisir d’un
depart.


I.


  Destin vous le voulez, il faut que je vous cede,
Rien ne peut revocquer l’arrest de mon depart :
O combien promptement fuit le bien qu’on possede,
Et quand il s’en revient, ô Dieux ! qu’il revient tard.


II.


  Le bon-heur des Amans d’une aisle trop legere
S’enfuit d’eux aussi-tost qu’il a commencement,
Semblable à la clairté du foudre messagere,
Dont la vie & la mort s’esclost dans un moment.


III.


  Que ne suis-je un Acis accrazé d’une pierre,
Pour voir tousjours mes yeux dans une source d’eau,
Ou pour tige si beau que ne suis-je un lyerre,
Pour ne m’en separer mesme dans le tombeau.


IIII.


  Que sera-ce de vous, ô mes tristes paupieres !
Quand vous ne verrez plus Circeine en ces beaux lieux ?
Vous pouvez bien, helas ! vous changer en rivieres,
Loin d’elle qu’ay-je affaire aussi-bien de mes yeux ?


V.


  Autrefois prés de vous, ô ma belle inhumaine !
Je n’avois, bien-heureux, des yeux que pour vous voir,
Maintenant je n’en ay que pour pleurer ma peine,
Encore pour cela n’en puis-je assez avoir.


VI.


  Que cet esloignement nous coustera de larmes
Qui ne se tariront que par nostre retour :
Amour donc à jamais par l’effort de tes charmes
Tu mesleras ensemble & les maux & l’Amour.


VII.


  Donc à jamais cruel, d’une injuste ordonnance
Les fruicts de ton jardin s’arroseront de pleurs ?
Et de mille chardons nous recevrons l’offence,
Avant que de cueillir la moindre de tes fleurs ?


VIII.


  Que nos sages Gaulois, sçavoient bien ta coustume,
Lors que pour dire aimer, ils prononçoient amer !
Amers sont bien tes fruits, & pleines d’amertume,
Sont toutes les douceurs qu’on a pour bien aimer.


IX.


  Helas ! qui ne le sçait s’en vienne veoir Alcandre,
Il verra que son cœur est tout couvert de fiel,
Et que quand du hazard quelque heur il peut attendre,
Un depart fait changer en Absinthe son miel.


X.


  Si faut-il s’en aller, quoy que je sçache faire,
Je puis plaindre mon mal, mais non m’en exempter,
Le Destin veut monstrer par cet effect contraire,
Qu’Amour vainqueur des Dieux ne l’a pû surmonter.


XI.


  Adieu donc o Circeine, il faut que je flechisse,
A la necessité qui m’esloigne de vous,
Mais si vous partagez avec moy ce supplice,
Quel tourment puis-je avoir qui ne me semble doux ?


  A la premiere occasion qui se presenta Belisard s’acquitta de sorte de la charge que je luy avois donnée, que trompant les yeux non seulement de Palinice, & de Clorian, mais encore d’une surveillante qu’ils avoient mise auprés d’elle, estant entrez en quelque soupçon d’Andronire. Circeine apres receut la lettre & l’eut tres-agreable, & en voulut ouyr les vers plusieurs fois, & puis en fin en avoir la copie. Cependant je continuois mon voyage avec tant de regret de n’avoir peu parler à elle, que n’eust esté l’esperance que j’avois en l’assistance de Belisard, je ne sçay ce que je fusse devenu.


  Durant mon voyage Amilcar entreprit si soigneusement la recherche de Palinice, que Sileine frere aisné de Circeine commença d’en entrer en une peine qui n’estoit pas petite. Ce Sileine, comme vous sçavez est un Chevalier tres accomply, & qui n’a personne qui le surpasse, & fort peu qui l’esgalle en l’addresse des armes ; ny en tout ce qui concerne un Che- valier. Dans les behours, & dedans les Tournois il a tousjours l’advantage au jugement de tous ceux qui le voyent. Et cela est cause que comme il est en bonne estime auprés de chacun, aussi n’a-t’il point mauvaise opinion de soy mesme, courtois toutesfois & plein de respect envers ses amis : mais un peu imperieux en son affection, & qui pense autant obliger une Dame en l’aimant, qu’elle luy sçauroit faire de faveur en se laissant aimer. Ce Chevalier ayant esté nourry dans la Cour du Roy Gondebaut, estant encore fort jeune jetta les yeux sur Palinice, & d’autant que leurs maisons estoient fort proches, & qu’estant bien souvent en la Cour de la Royne, femme de Gondebaut, il avoit eu commodité de la veoir. Cette affection peu à peu devint tres-grande, non seulement du costé de Sileine, mais de celuy de Palinice aussi. Toutesfois parce que le Prince Sigismond qui pouvoit estre d’un mesme aage s’affectionna en mesme temps de cette belle fille, le respect leur fit dissimuler leur amour, & donna occasion à Sileine de s’en esloigner, & quoy que ce fust au commencement plus en apparence qu’en effect, Si est-ce qu’en continuant cette feinte. Sileine tourna les yeux sur Dorise, & quoy qu’il le nie, si croit-on qu’il s’y laissa prendre n’en faisant que semblant. Palinice comme jeune qu’elle estoit, & qui avoit consenty à cet artifice pour ne donner point de sujet au Prince Sigismond de se retirer de l’affection qu’il luy faisoit paroistre, ne montra point de ressentiment de la perte de Sileine, tant que Sigismond continua de l’aymer, Mais il advint quelque temps apres que ce jeune Prince de qui l’humeur n’estoit pas fort endurante, pour quelque subject se retira de cette affection. Il me semble, interrompit Hylas, qu’estant à Lyon j’en ouy parler, & que l’occasion n’en fut pas grande. L’on la raconte diversement, reprit Alcandre, mais la plus commune opinion, c’est que Palinice accommodant quelque chose à la coiffe de la Royne, mere de Sigismond, car cette Princesse la favorisoit grandement. Ce jeune Prince luy vint prendre les doigts pour se jouër & sans que la Royne le veist. Elle qui peut-estre eut peur qu’elle ne s’en apperceust retira la main par deux ou trois fois, & parce qu’il continuoit : Seigneur, luy dit-elle, je vous supplie laissez-moy, & d’autant qu’elle prononça ces paroles un peu aigrement à la seconde fois qu’elle les repliqua, il luy dit : Voulez-vous en effect que je vous laisse, & parce qu’elle respondit de mesme façon qu’elle l’en supplioit. Je vous promets, repliqua-t’il en rougissant que vous n’aurez jamais occasion de me le dire la troisiesme fois, & deslors il la laissa de façon que jamais il ne fit non plus semblant d’elle, que comme d’une personne indifferente. Le sujet à la verité de cette separation fut bien foible : si est-ce qu’il eut tant de force, que jamais depuis cette affection ne se renoüa.


  Quelque temps auparavant, Sileine faisant semblant d’aimer Dorise, tres-belle & tres-agreable fille, s’y estoit embarqué à bon escient, monstrant bien par cette experience que les feintes en Amour sont tres dangereuses ? Parce qu’Amour n’est qu’un jeu, & qu’en se joüant on vient quelquesfois à bien aimer. Le despit de la perte de Sigismond & le desplaisir du divertissement de Sileine furent cause que Rossiliandre, la recherchant pour l’espouser, obtint entre tous ses merites cette belle fille, à quoy elle consentit d’autant plus volontiers, qu’elle estoit bien-aise d’esloigner pour quelque temps cette Cour, où elle ne voyoit plus que des choses qui luy desplaisoient. Et de fortune Rossiliandre avoit sa demeure dans les plus reculez Sebusiens. Mais voyez si Amour n’est pas un enfant : Sileine ne veid pas plustost Palinice partie qu’il se ressouvint qu’autresfois il l’avoit aimée, & commença deslors, de regretter l’esloignement de celle de la presence de laquelle il ne s’estoit point soucié. Ce ne furent donc depuis ce temps que lettres, & que messages, & cet Amour, reprit plus de chaleur de loing qu’il n’avoit pas eu de prés. Et toutesfois il faut advouër qu’en la peine qu’ils en ressentirent tous deux Amour se montra tres juste, si jamais il l’a esté punissant l’inconstance, où plustost l’imprudence de ces deux jeunes Amants, par une absence de deux ans, durant lesquels ils eurent tousjours une assez bonne intelligence pour n’estre jamais sans des nouvelles l’un de l’autre.


  En fin le Ciel qui favorise ordinairement les affections de ceux qui aiment & continuent d’aimer, delivra Palinice de l’obligation du mariage par la mort de Rossiliandre. Elle se voyant libre, & ne pouvant plus vivre parmy les Sebusiens s’en revint au lieu de sa naissance, où elle trouva le Prince Sigismond marié, & quoy que bien tost apres il demeura vef, si ne fit-il jamais semblant de r’allumer les feux que son despit avoit une fois bien esteints. Mais Sileine qui l’attendoit avec une impatience extrême, la receut à son retour avec tant de contentement, que le recouvrement de celuy-cy, luy fit perdre presque la memoire de la perte de l’autre.


  J’ay voulu, Hylas, vous raconter brievement ces choses afin de vous faire mieux entendre, comme Amilcar, n’avoit pas rencontré peu d’affaire, lors qu’il avoit entrepris de servir Palinice, puis qu’elle estoit desja engagée ailleurs de si longue main, & de plus en l’amitié d’une personne tant accomplie. Et toutesfois les soings de mon frere furent tels, & employez avec tant de prudence & de discretion que Sileine ne se pût exempter de la jalousie, qui est assez ordinaire parmy ceux qui aiment bien, & qui n’ont pas une entiere asseurance de la bonne volonté de celles qu’ils recherchent. Au commencement Palinice faisoit paroistre qu’elle craignoit de luy en donner, mais depuis, fut qu’elle eust quelque amie qui luy donnast ce conseil, fust qu’elle creust que les soupçons qu’un rival peut donner estoient des souffles qui esveilloient le feu languissant d’une Amour qui va longuement traisnant. Tant y a qu’elle receut les services d’Amilcar si favorablement, que Sileine ne s’en pouvoit contenter, faisant bien paroistre que quand elle avoit donné conseil à Circeine de ne point donner de la jalousie à Clorian, ce n’estoit pas celuy qu’elle vouloit prendre pour elle. Un jour qu’Amilcar, & Sileine estoient dans son logis auprés d’elle, & que l’un pour l’amour de l’autre ils n’osoient l’entretenir de leur affection. Ils vindrent à parler de la façon dont on marquoit les esclaves de peur de les perdre. Je voudrois bien, dit Sileine porter en cette qualité quelque marque de vostre belle main. Vrayment, dit-elle, si vous voulez je satisferay à vostre desir, & lors luy prenant la main. Voulez vous, continua-t’elle, qu’avec la pointe de cette esguille, je vous fasse mon chiffre sur les bras. Mais, dit-il je ne l’y garderay pas longuement, car il s’effacera incontinent. Non, non, respondit-elle, apres l’avoir esgratigné, j’y mettray de l’encre, & vous verrez qu’il y demeurera long-temps. Sileine alors y consentant, elle commença avec la pointe de l’esguille d’escorcher la peau peu à peu, mais luy impatient d’une telle douleur, il ne put jamais la souffrir. Alors Amilcar, tendant le bras, tenez dit-il Madame, favorisez ce bras de cette belle marque, & vous verrez que la douleur ne me privera point de ce contentement. Palinice qui n’estoit pas si familiere avec mon frere. Je n’oserois, dit-elle Amilcar, vous faire le mal que vous dittes. Et toutesfois, reprit-il, vous avez bien eu ce courage pour Sileine. Il est vray, respondit-elle, mais c’estoit par vengeance : car il y a long-temps qu’il m’a fait une injure, de laquelle je desirois le chastier. Or bien, Madame, adjousta Amilcar, faites par recompence à ce bras, ce que vous avez voulu faire par vengeance à Sileine. Et qu’elle recompense, reprit Sileine. luy pouvez-vous demander ? Envers les Dieux respondit mon frere, la bonne volonté est receuë pour l’effect : Et s’il est ainsi, cette belle que je n’estime pas moins qu’une Déesse, me doit beaucoup de recompense, car j’ay beaucoup de volonté de luy faire service. En ce pays où nons sommes, adjousta-t’il, les Dames sont si peu liberalles, qu’elles ne payent pas seulement ce qu’elles doivent, tant s’en faut qu’elles advancent le payement des obligations qui sont encores à venir. Il y a, repliqua mon frere, des serviteurs à tous prix, outre qu’il me semble que les supplications n’offencent jamais personne. Et c’est par priere que je luy demande cette faveur & non pas comme chose deuë. Palinice qui estoit bien-aise, comme je croy de nourrir la jalousie en Sileine : Non, non, dit-elle, je veux qu’Amilcar, cognoisse que vous nous faites plus avares que nous ne sommes pas, & lors luy prenant la main. Mais je ne sçay, continua-t’elle, si sa resolution me laissera finir le payement qu’il me demande, à ce mot elle escorcha jusques au sang la premiere lettre de son nom sur son bras, sans qu’il fit jamais semblant d’en ressentir la douleur, & puis avec de l’encre la plus noire qu’elle pût choisir, elle remplit l’esgratigneure qui entra si bien dans la peau, que la figure y demeura longuement emprainte, dont Sileine ne pouvoit se taire. Mais elle en se riant, si j’avois fait ainsi, dit-elle, à tous ceux qui ont esté miens, je les eusse recogneus quand ils s’en sont fuys, où pour le moins je les eusse pû demander avec raison à celles qui me les avoient desrobez. Si c’est par ce moyen, dit Sileine un peu offencé, & entendant bien ce qu’elle vouloit luy reprocher, que vous pretendez de les retenir, je croy que vous estes deceuë. Je puis bien, dit-elle, essayer ce moyen, puis que j’ay trouvé tous les autres fort mauvais. Prenez garde, adjousta-t’il en s’en allant avec un visage qui monstroit une fort mauvaise satisfaction, prenez garde, vous dis-je, que toute la faute ne soit pas d’un costé. Ainsi s’en alla Sileine, laissant la place libre à mon frere, qui ne fut pas marry de ce petit divorce, & qui toutesfois ne dura pas long-temps, car deux jours apres Sileine revint & avec mille submissions il obtint le pardon de sa colere.


  D’autre costé Lucindor jeune frere de Circeine, & Cerinte frere de Clorian & de Palinice qui aimoient Florice nostre sœur, ne perdoient une seule occasion de luy tesmoigner leur bonne volonté, & s’il y avoit de la jalousie du costé de Sileine, il n’y en avoit pas gueres moins de celuy de Lucindor & de Cerinte. Je ne veux pas icy loüer Florice, parce que m’estant proche comme elle est, je craindrois Hylas d’estre accusé de flatterie : Mais c’est la verité que cette fille se gouverna en cecy avec tant de prudence qu’elle en estoit grandement estimable. Vous voyez sa façon modeste, & son esgalité, en toute chose. Figurez-vous qu’elle ne changea jamais, ny envers l’un, ny envers l’autre, balançant de sorte ses faveurs : C’est ainsi qu’ils nomment le bon visage, qu’elle leur faisoit, que mal-aisément l’un se pouvoit-il vanter d’avoir quelque advantage pardessus l’autre. Le premier qui l’aima fut Lucindor, mais quelque temps apres il fut contraint de faire un voyage, & à son retour, il trouva que Cerinte s’il n’avoit pris sa place, en avoit pour le moins obtenu une qui n’estoit pas moins advantageuse que la sienne. Cela fut cause qu’estant d’une humeur assez semblable à celle de Sileine son frere. Il faillit de perdre patience : toutesfois la discretion de Florice sceut de sorte mesnager cet esprit qu’en fin il demeura dans les termes de la raison, quoy que ce ne fust pas sans se despiter diverses fois : & n’eust esté que Cerinte estoit un Chevalier fort accomply & qui se faisoit aimer d’un chacun, & mesmes de Lucindor, il est certain que la jalousie de celuy-cy, estoit telle que peut-estre en fust-il arrivé de la dissention entr’eux.


  Lors que ces affections estoient plus eschauffées, Florice fut contrainte de sortir de la ville, pour aller veoir une de nos Tantes qui se trouvoit fort mal. Son esloignement apporta bien du desplaisir à ces deux Chevaliers : car il n’y a rien en Amour de plus insupportable que d’estre privé de la veuë de la personne aimée. Lucindor fit ces vers sur le sujet de son esloignement.




STANCES.




I.


  Soudain qu’elle s’en va, que ce lieu me desplait,
Je n’y remarque rien qui ne me semble lait,
  Plus que je ne puis dire,
Ces superbes Palais le sejour de nos Dieux,
Ces jardins d’Orangers que la Nature admire,
  Desplaisent à mes yeux.


II.


  Lors confus de les voir, & plein d’estonnement :
D’où vient, leur dis-je, helas ! un si si grand changement ?
  Et qui nous l’a ravie
Ceste chere beauté que je regrette icy ?
Qui la ravie, helas ! puis qu’elle estoit ma vie,
  Sans me ravir aussi ?


III.


  Jardins delicieux, ô superbes Palais,
Orangers parfumez, ombrages tousjours frais,
  Sejour plain de delice :
Non vous n’estes plus tels que vous estiez jadis,
Vous estes maintenant un enfer de supplice
  Au lieu d’un Paradis.


IIII.


  Ces marbres arrogants & ces lambris dorez,
Desquels, ô grands Palais, vous estes honorez
  Tesmoignent vostre perte,
Leur esclat est terny, comme portant le dueil
De vous voir maintenant une maison deserte
  Et perdant ce bel œil.


V.


  Ces parterres fleuris & ces grands Orangers
L’honneur de ces jardins & de ces beaux vergers
  De tristesse languissent,
Et semble un tel Soleil s’esloignant de ces lieux
Qu’il faille qu’à l’instant leurs beautez se fletrissent,
  Qu’il perdent ces beaux yeux.


VI.


  Que faut-il donc, helas ! que nous fassions icy ?
Imitons, ô mon cœur, imitons le Soucy,
  Le Soucy qui se tourne
Amoureux du Soleil comme tournent ses pas.
Ceste plante fait honte à l’Amant qui sejourne
  Où son amour n’est pas.


VII.


  Ainsi dit Lucindor absent de ces beaux yeux
Lors qu’apres leur depart il regardoit les lieux
  Qui furent leur demeure :
Mais en fin ces regrets sont, dit-il, superflus,
Si sa veuë est ma vie, il faut bien que je meure
  Quand je ne la vois plus.


  Cerinte qui aymoit avec beaucoup plus de respect Florice, ressentit, à la verité, cet esloignement ; mais il n’osoit pas mesme s’en plaindre si ouvertement, quoy que, peut-estre, le ressentiment qu’il en avoit n’estoit pas moindre que celuy de Lucindor. Et d’autant qu’elle n’estoit pas fort esloignée de Lyon, où toutefois il n’osoit l’aller voir, il fit tels vers.




SONNET.




Contre le Respect.


  Ennemy des mortels le plus ingenieux,
Respect, tyran d’Amour & de l’Amant fidele,
Pourquoy me bannis-tu, sans raison, de ma belle,
Me contraignant de vivre en ces sauvages lieux ?


  Elle est proche d’icy celle que j’ayme mieux,
Que je ne puis aymer tout le reste sans elle,
Et toutefois, helas ! ceste loy trop cruelle
Qu’impose le respect m’esloigne de ses yeux.


  Donc pour ne faire voir qu’il est vray que je l’ayme
Il faut vivre loin d’elle, ou plustost de moy-mesme :
O Destins contre moy sans raison conjurez,


  Injustes loix d’honneur & du siecle où nous sommes,
Pourquoy faut-il aymer & vivre separez,
Pour aux hommes cacher ce que font tous les hommes.


  Ces quatre Chevaliers aloient de ceste sorte poursuivant leur dessein, cependant que j’estois dans Agaune, où les jours m’estoient si longs, & si ennuyeux qu’il me sembloit y avoir desja un siecle que j’y demeurois, & toutefois à peine y avoit-il la troisiesme partie d’une Lune. Et parce que je veis bien que j’y serois encore retenu quelques jours, que je nommois des années, le desir de sçavoir des nouvelles de la santé de Circeine & de Belisard, comme ma fortune estoit conduitte, me fit y depescher un jeune homme que je luy adressay, avec une lettre pour Circeine, si par son moyen elle la vouloit recevoir. Ce jeune homme fit diligence, & fut le troisiesme jour à Lyon, où Belisard de son costé commençoit de s’ennuyer ne recevant point de mes nouvelles, luy semblant bien que l’affaire pour laquelle je luy avois commandé de m’esloigner devoit avoir assez de force pour me faire souvenir d’escrire plus souvent. Il commençoit donc à se plaindre de mon oubly, quand mes lettres luy rendirent tesmoignage qu’il me blasmoit à tort. Il les receut avec un contentement extrême, parce que depuis trois ou quatre jours Clorian avoit esté contraint de laisser Lyon, pour quelques affaires qui le retenoient aux champs : mais en eschange Palinice estoit toujours au chevet de ceste belle Dame, & l’autre surveillante que l’on luy avoit donnée : mais parce qu’Amilcar sçavoit l’affection que je portois à Circeine, & qu’il se doutoit bien que Belisard avoit charge de la faire souvenir de moy, aussi-tost qu’il en pourroit prendre la commodité, & qu’il sçavoit que Palinice estoit auprés d’elle, il s’y en alloit, & parlant de ses affaires, il donnoit bien souvent le moyen à Belisard de faire les miennes.


  A ceste fois que mes lettres arriverent Amilcar se trouva empesché à la Cour, auprés du Prince Sigismond : si bien que Belisard qui mouroit d’impatience de parler à Circeine, ne laissa pas de s’y en aller seul : Et de fortune il trouva que Palinice sortoit de chez elle pour aller au Temple, parce qu’il estoit encore assez matin, il feignit de luy donner le bon-jour, & puis s’en aller ailleurs : mais aussi-tost qu’elle eut passé le coin de la ruë, & qu’elle ne pût veoir ce qu’il devenoit, il se rejetta dans la maison, où de bonne fortune il rencontra Andronire. Ma fille, luy dit-il, & nostre maistresse comment ce porte-t’elle ? De la vostre, respondit-elle en sousriant, je n’en sçay rien, car je ne la cognois pas : Mais pour la mienne, elle commence à ce bien porter, Dieu mercy, & je ne croy pas qu’elle demeure long-temps à sortir du lict. Si j’avois dit la mienne, repliqua-t’il, il faudroit entendre Andronire : mais ayant dit la nostre, tu peux bien sçavoir que je parle de Circeine, puis qu’estant la maistresse de ma maistresse & de mon maistre, avec fort bonne raison je la puis nommer la nostre. Ah ! menteur, reprit-elle en sousriant, si elle n’estoit non plus la maistresse de ton maistre, qu’Andronire est ta maistresse, tu ne la viendrois pas voir si souvent. Et lors ayant à faire quelque chose par la maison, elle luy dit, qu’il ne laissast d’aller trouver Circeine, encore que ceste autre fille y fust : car elle n’estoit pas tant mauvaise qu’elle estoit noire. Je veux dire, adjousta-t’elle, qu’elle commence à se taire, & à ne plus rien dire à ceux qui nous l’ont donnée. Et comment, demanda Belisard, l’avez-vous si tost gaignée ? Circeine, respondit-elle, se faict aymer par force, & ceste fille depuis deux ou trois jours, luy a pris une si grande amitié, que je ne pense pas qu’elle die jamais rien qui luy desplaise : toutesfois, adjousta-t’elle, il ne s’y faut pas encore fier du tout, que nous ne l’ayons espreuvée. Et puis elle prend plaisir à vous veoir danser, & chanter. J’ay peur, Belisard, que si vous estes mon serviteur, il m’en faudra bien-tost chercher un autre. Non, non, Andronire, repliqua t’il, nous ferons de ceste sorte : Je chanteray & danseray pour elle : elle m’aimera, & je t’aimeray. Et à ce mot pour ne perdre cette occasion, il monta dans la chambre de Circeine : mais en chantant & dansant d’une si gratieuse façon, qu’aussi-tost que la surveillante l’ouyt : Ah ! Madame s’escria-t’elle, frappant des mains par rejouyssance, voicy Belisard : Et en mesme temps il entra, & feignant de ne voir point Circeine dans le lict, il courut les bras ouverts comme s’il eust voulu l’embrasser : mais estant au milieu de la chambre il s’arresta, faisant semblant de n’avoir veu qu’alors sa maistresse. Madame, luy dit-il un peu apres, si j’eusse pensé vous trouver au lict, je n’eusse osé entrer. Je sçay bien, Belisard, respondit-elle, que vous estes la mesme discretion : toutefois ne laissez de vous approcher, ce n’est pas la premiere fois que vous m’avez veuë en ce lieu. Il est vray, Madame, adjousta-t’il, mais vous estiez malade, maintenant que Dieu mercy, vous ne l’estes plus, sous quel pretexte y puis-je venir ? Pour me conserver en santé, repliqua-t’elle, outre qu’encore ne suis-je pas entierement hors de mon mal. Pleust à Dieu, Madame, dit-il alors froidement, que vous voulussiez faire une recette que je vous dirois, je jure Jupiter Pierre que vous seriez incontinent guerie. Vous jurez à bon escient, interrompit ceste fille. Je jure, reprit Belisard, parce que je dis vray, & que je veux qu’elle me croye. Si je pensois, respondit Circeine en sousriant, que vostre remede fust bon, pourquoy ferois-je difficulté de le faire ? Belisard qui desiroit se servir de ce pretexte pour luy donner ma lettre. Pouvez-vous dire, adjousta-t’il, de m’avoir jamais recogneu menteur, ou que je vous aye jamais trompée ? Je ne dis pas cela, respondit-elle, mais je suis tellement lasse de ces Mires, qui me tourmentent avec leurs fascheuses drogues, que si je croyois que vostre recepte fust bonne, il est certain que je la ferois de bon cœur. Madame, dit alors Belisard, j’ay juré Jupiter Pierre, je jure encore le Guy de l’an neuf, afin que vous receviez lequel des deux serments des Gaulois ou des Latins, vous penserez estre le plus asseuré, que s’il vous plaist faire ma recette, & de bon cœur, comme vous dites, qu’infalliblement vous guerirez : Et s’il n’advient ainsi, tenez-moy pour le plus Athée qui fut jamais. Circeine cogneut bien que ceste recette devoit estre plus propre pour l’esprit que pour le corps, toutefois estant bien ayse d’estre trompée, elle voulut bien luy en donner la commodité. Et faut-il, luy dit-elle, prendre quelques fascheux breuvages ? Vous n’en prendrez point, respondit-il, s’il ne vous plaist, ce remede consiste presque tout en la force de quelques paroles. C’est, peut-estre, repliqua-t’elle, quelque enchantement ? Nullement, reprit-il, je ne suis point Sorcier, les paroles se peuvent bien entendre, il n’y a point de caractheres incognus, ny chose quelconque qui approche du sortilege. S’il est ainsi, dit alors Circeine, apres y avoir un peu songé, je vous promets, Belisard, que je la feray volontiers : dites moy donc ce qu’il faut que je fasse ? Ces recettes, reprit-il, doivent estre tenuës secrettes, & depuis qu’elles sont divulguées elles perdent leur vertu. Et à ce mot s’approchant de Circeine, il se mit à genoux au chevet de son lict, & prenant la lettre que j’escrivois à cette belle Dame, parlant tout haut : Afin, continua-t’il, que vous ne pensiez pas que je me mocque, celuy qui me la donna me l’escrivit dans ce papier que je vous veux faire voir : Et lors feignant de la chercher parmy plusieurs autres qu’il avoit dans sa poche, il luy donna ma lettre, qu’à l’heure mesme il avoit de cachetée, afin que la surveillante ne s’apperceust de son artiffice : elle leut qu’elle estoit telle.




LETTRE.
d’Alcandre à Circeine.




  De tous les plus cruels tourments qu’un mortel peut souffrir, il n’y en a point de plus sensible que ceux d’Amour : Mais entre tous ceux d’Amour l’Absence est le plus insupportable : Et parmy toutes les absences celle qui a les conditions de la mienne. Perdre la veuë de la personne pour qui seulement je desire avoir des yeux : l’avoir laissée dans un lict malade, & n’avoir point de nouvelle de sa santé : Jugez, Madame, à quels plus desesperez supplices je puis estre reservé. Si le miserable estat d’un cœur affligé comme le mien vous peut toucher que j’en aye quelque cognoissance, mais que la passion, & non pas la compassion obtienne cette grace de vous.


  Et bien, Madame, reprit alors Belisard tout haut, n’est-il pas vray que ma recette est bonne ? Je ne sçay, respondit-elle en sousriant, si elle est bonne, mais elle est bien plaisante. Madame, adjousta-t’il, s’il vous plaist de la faire, mais il faut que ce soit de bon cœur, vous en sentirez un effect admirable. Et parce que cet amy, continua-t’il, qui me la donna, m’en escrivit en un autre papier la façon dont il s’en faut servir, je veux, s’il vous plaist, que vous la voyez, afin que vous en sçachiez autant que moy. Et lors il luy presenta la lettre que je luy avois escrite. Circeine n’osant faire difficulté de la prendre, de peur que ceste fille ne se doutast de quelque chose : Vrayement, luy dit-elle tout bas, & sans le regarder, voicy, Belisard, une gracieuse façon de faire lire des lettres. Madame, luy dit-il, il faut bien tromper les yeux importuns de ceste fille. A ce mot elle leut la lettre que j’escrivois à Belisard.




LETTRE
d’Alcandre à Belisard.




  Que je t’envie, ô cher amy, le bon-heur que tu possedes. Juges-le puis que tout le contentement que j’ay icy, c’est de penser aux felicitez où tu es, & tousjours ces pensées se finissent en m’escriant, O Dieux, que ne suis-je Belisard le plus heureux de tous les hommes ! Et par ainsi cher amy, n’est-il pas vray que je te puis accuser de nonchalance m’ayant laissé si long-temps sans me faire sçavoir l’estat de ma vie. Je dis de ma vie, puis que c’est du lieu où tu es que ces nouvelles me doivent venir. Soy d’ores-en-là plus soigneux de ce maistre qui t’ayme, je dirois de tout son cœur, s’il en avoit un icy : mais tu sçais bien où il l’a laissé.


  Il y a bien icy, dit alors tout haut Circeine, plus d’affaires que vous ne disiez pas, & le pis que j’y veois, j’ay grand peur que vostre recepte ne vaille gueres, car à ce que j’en puis juger elle ne semble pas estre fort asseurée. Madame reprit-il incontinent asseurez-vous sur ma parole qu’il n’y a rien là qui ne soit vray, & que je veux mourir toutes les fois que vous me trouverez menteur. Et bien, dit-elle, que faut-il, que je fasse pour l’essayer. Il faut, reprit-il Madame, & puis il baissa la voix, que mon maistre soit aimé de vous, non seulement comme il le merite, mais comme il vous aime : & que pour tesmoignage de ce que je dis vous luy fassiez l’honneur de luy escrire. Ah ! respondit-elle, tout haut Belisard, cela est trop difficile. J’aime mieux me servir des medecines ordinaires. Cette fille qui s’amusoit à quelque petit ouvrage qu’elle alloit cousant s’approcha alors de sa maistresse. Madame, dit-elle, il y a desja si long-temps que vous estes entre les mains de ces Mires qu’il vous devroit estre ennuyeux, & ne faudroit pas pour peu de difficulté laisser d’esprouver la recepte de Belisard : je vous supplie, dittes-moy, qu’y a-t’il de plus difficile, ma belle fille, interrompit Belisard : car il eut peur que Circeine ne sceust pas si bien desguiser que luy, je vous le veux dire. Voyez vous ce billet, dit-il, prenant la lettre que j’avois escritte à Circeine, il faut seulement qu’elle die trois fois apres l’avoir leu, je le crois de bon cœur, & qu’elle baise le papier, le plie bien avec de la soye, & le pendant à son col elle fasse en sorte qu’il touche à l’endroit du cœur, & qu’elle fasse ainsi neuf jours durant, & je veux n’estre jamais tenu pour Belisard si elle ne guerit. Eh ! Madame, s’escria alors cette fille, & qui a-t’il là de tant difficile ? Mamie, respondit-elle, il est mal-aisé de faire tenir ce papier, comme il dit au droit du cœur, & mesme en dormant ? Si est-ce adjousta Belisard qu’en cela gist sa plus grande force, & que personne ne lise le billet que vous : car je vous asseure bien que celuy qui le verra apres que vous aurez commencé cette recepte, prendra infailliblement le mal que vous avez, & il vous reviendra plus fort qu’auparavant. Et c’est bien pour cela que les neuf jours estans passez il le faut brusler. Voyez vous, dit cette fille, tout le venin du mal s’en ira là dedans. Il n’en faut point douter, dit Belisard, & vous verrez aussi quand on le bruslera, les diverses couleurs du feu. Or Madame, reprit-elle alors, il faut que nous essayons ce remede, & je veux moy-mesme vous accommoder ce papier au droit du cœur. Laissez-le luy donc relire & puis vous le plierez, mais tournons les yeux d’autre costé si nous ne voulons nous en repentir. Circeine à ce mot ne se pouvant tenir de rire, de veoir avec quelle diligence elle s’estoit esloignée prit le papier, & apres l’avoir leu le luy remit : mais elle plus soigneuse de ne le point lire, que Belisard ne pouvoit estre qu’elle ne le l’eust point, le plia de telle sorte qu’il sembloit toute autre chose que ce qu’il estoit, & puis prenant de la soye luy en meit tout au- tour & avec un petit ruban le luy pendit au col apres le luy avoir fait baiser, & fait dire qu’elle croyoit tout ce qui estoit escrit. Et parce que Belisard disoit, qu’il falloit que ce fust au mesme lieu, où le cœur battoit elle voulut elle-mesme y mettre la main, pour remarquer bien l’endroit : mais Circeine qui rioit du grand soin qu’elle y mettoit l’empeschoit de pouvoir bien sentir le battement du cœur. Madame, luy disoit-elle, vous n’estes pas bien sage, voulez-vous me laisser faire comme il faut, car je sçay bien que la moindre circonstance qui n’y sera pas observée, la recepte ne fera point d’effect. En fin cette bonne fille ayant mis ce papier à l’endroit où il devoit estre. Neuf jours, dit-elle, Madame, seront bien-tost passez, il faut un peu vous contraindre, c’est une si douce chose que la santé, si maintenant vous n’estiez point malade, vous iriez vous promener dans ces beaux jardins de l’Athence & en cent autres lieux autour de la ville, où vous prendriez mille plaisirs. Si Circeine rioit, Belisard de son costé ne s’en pouvoit presque empescher : mais en fin pour la confirmer en cette opinion, & aussi qu’il eut peur que Palinice revint du Temple. Ce n’est pas tout, dit-il, il faut encor, que vous sçachiez la derniere chose qu’il faut que vous fassiez, & lors s’approchant de Circeine. Madame, continua-t’il, ne vous plaist-il pas enfin apres tous ces jeux, avoir pitié de mon maistre, & pour luy donner quelque allegement le favoriser d’un mot de lettre. Belisard, luy respondit elle fort bas, quand je le voudrois faire il me seroit impossible, y ayant deux grandes difficultez : premierement je n’ay icy ny encre ny papier, & je n’en puis avoir que l’on ne s’en apperçoive. En second lieu je suis tellement espiée, que ny jour ny nuict je ne suis sans cette fille, & voyez-vous l’endroit où vous estes, Andronire & elle y apportent un matthelas & y couchent la nuict. Madame pour la premiere difficulté, luy respondit-il, il est aisé d’y pourveoir : car je vous apporteray & ancre & papier. Pour l’autre ne tient-on pas toute la nuict de la lumiere dans vostre chambre ? Si cela est vous estes asseurée d’Andronire. Faictes-là coucher du costé de vostre lict, & lors que cette surveillante, telle la peut-on nommer, sera endormie elle vous donnera une bougie & vous pourrez escrire tout ce qu’il vous plaira. Je voudrois bien Belisard m’exempter, dit-elle, de cette courvée ? Non, non, respondit-il tout haut, il faut exactement observer toutes les circonstances : Et parce qu’elle avoit parlé haut, il luy respondit de mesme ces dernieres paroles, & luy semblant qu’il avoit mis l’affaire en bon estat, il s’en alla, de peur aussi que Palinice ne revint.


  Au sortir de la chambre il trouva Andronire à laquelle s’esclattant de rire, il dit qu’elle sçauroit de sa maistresse la plus plaisante invention qui se puisse dire, & qu’il falloit qu’elle y aidast de son costé. Que la peur qu’il avoit d’estre rencontré de Palinice, l’empeschoit de luy en faire tout le discours. Cette fille qui estoit fine entrant dans la chambre, dit à Misseine, tel estoit le nom de cette fille ? Qu’est-ce qu’a Belisard qu’il s’en va si content ? Nous aurons bien raison de l’estre si sa recepte est bonne, ô que Dieu le benie. Et quelle recepte, reprit Andronire. Demandez à Madame, repliqua Misseine, je vous jure qu’il me semble qu’elle a desja meilleur visage qu’elle ne souloit avoir. Et ce n’estoit pas sans raison qu’elle le disoit, car Circeine avoit tant ry que la couleur luy en estoit montée au visage. Et ma maistresse, adjousta Andronire, me voulez-vous pas dire ce secret ? Elle alors prenant la parole luy raconta tout haut tout ce qui s’estoit passé, & puis luy fit particulierement entendre toute chose, dont elle ne se pût empescher de rire, quoy qu’elle fit semblant d’en croire encore davantage que Misseine.


  Belisard qui desiroit plus que sa vie, mon contentement, ne faillit de venir sur le soir avec une escritoire & du papier dans sa poche : mais il fut bien empesché, d’autant qu’il trouva Palinice auprés du lict de Circeine, quand il entra dans la chambre. Et bien, dit-il d’une voix hardie ! comment se porte nostre malade. Circeine en sousriant contre Palinice. Vous ne sçavez pas, luy dit-elle que Belisard m’a fait une recepte. Je viens sçavoir continua-t’il, si nos remedes ont point fait plus encores que nostre esperance. Palinice alors l’interrompant, mais est-il vray, luy dit-elle Belisard, que vous sçachiez guerir les Dames ? Ouy respondit-il les belles, & c’est pourquoy lors que vous serez malade ne vous addressez à personne qu’à moy. Je sçavois bien, reprit-elle, que vous aviez beaucoup de merites, & de sçavoir, mais je ne pensois pas que vostre doctrine s’estendit jusques-là. A l’œuvre, respondit-il, on recognoist l’ouvrier, je veux donner ma vie si dans trois jours cette belle malade ne perd son nom. Celuy de belle, dit Palinice ? Non, non, repliqua-t’il, je dis celuy de malade. Pour le moins, adjousta Circeine, il y a un advantage, c’est que les drogues qu’il donne ne sont point si fascheuses que celles des autres. Palinice vouloit s’enquerir particulierement quelle recepte c’estoit, & peut-estre eust elle mieux recogneu l’artifice que Misseine, mais de fortune, elle ouït une voix dans la ruë qu’elle recogneut incontinent pour estre celle de Sileine, frere de ma belle Circeine. Elle courut aux fenestres, tant pour l’ouyr que pour veoir ce Chevalier qui la servoit. Et cependant Belisard, sans que personne s’en apperceust, mit sous le chevet du lict l’escritoire & le papier & supplia cette belle Dame d’avoir pitié du plus fidelle Amant qui fut jamais. Et bien, dit-elle en sousriant, j’en parleray à mon Conseil, j’en demanderay particulierement l’advis de Clorian & de Palinice. Belisard sans luy respondre, la menaça du doigt, & pour ne point donner de soupçon s’en courut à la fenestre pour ouïr Sileine qui chantoit ces vers :




MADRIGAL.




Plaintes Amoureuses.


De vous, de moy, d’Amour j’ay raison de me plaindre,
  De vous qui me bruslez
  Et toutesfois gelez.


De moy qui me bruslant veux plustost que d’esteindre,
  Le moindre des feux,
  Me consumer en eux.


Et de l’Amour enfin qui dans vos yeux s’arreste,
  Car quoy qu’il me promette,
  Il ne veut, le mocqueur,
De vos yeux une fois voler dans vostre cœur.


  Palinice s’estoit bien mise à la fenestre : toutesfois elle se tenoit un peu reculée dans la chambre, de peur que ceux de la ruë ne la vissent. Et cela fut cause que Sileine qui avoit bien esté adverty qu’elle estoit au logis, mais ne sçachant pas qu’elle fust dans la chambre de sa sœur, y rencontrant une telle hostesse receut un double contentement, de veoir sa sœur guerie & de rencontrer sa chere Palinice. Si Belisard eust voulu entretenir Circeine, il en avoit bien la commodité, car Palinice & Sileine avoient tant affaire pour eux qu’ils ne prenoient gueres garde aux autres : Toutesfois ne jugeant pas qu’il fust necessaire d’y demeurer davantage, pour monstrer qu’il ne se soucioit point de telles incommoditez, il s’en alla sans rien dire à personne, & cela selon sa coustume, pour estre plus libre, & monstrer une plus grande franchise, ruse qui n’estoit pas pour s’y familiariser davantage, & y traitter presque comme domestique.


  Le lendemain il ne fut pas paresseux d’aller veoir sa malade & sçavoir l’effect de ses remedes, prenant le temps que Palinice apres avoir donné le bon-jour à Circeine s’en estoit allée au Temple selon sa coustume. Il entra donc dans le logis & apprit de Misseine qu’il trouva sur le degré, que Circeine s’estoit si bien trouvée de son remede qu’elle estoit en volonté de sortir du lict, & se promener un peu par la chambre. Je puis donc bien, dit-il, y aller. Je m’asseure, respondit Misseine, qu’elle sera bien aise de vous veoir, & puis elle en a bien raison : car je croy que vostre remede vaut mieux que tous ces autres fascheux desquels on a failly de la faire mourir. Vous me dittes-là les meilleures nouvelles, repliqua-t’il, que je sçaurois avoir. Mais ma belle fille, a-t’elle refait la recepte ce matin. Non pas encores, respondit-elle. O s’escria, alors Belisard, je m’en suis bien douté, & c’est ce qui m’a fait venir ce matin icy pour l’en faire souvenir. Et à ce mot il monta l’escalier & entra dans la chambre, où il trouva qu’Andronire peignoit Circeine. Je me resjouïs, ma belle malade, luy dit-il, apres luy avoir donné le bon-jour que je vous trouve hors du lict. Elle alors en sousriant, je croy que si Misseine tomboit malade il faudroit que vous fissiez la recepte pour elle que vous avez faitte pour moy, tant elle a de creance en vous. Madame, respondit-il, mes drogues ne sont que pour vous ? Mais dittes-moy, je vous supplie ! comment s’est passée cette nuict. Andronire, dit-elle en sousriant vous dira que j’ay bien observé vostre ordonnance, & parce qu’il n’y avoit personne dans la chambre qui les veid, prenant la lettre dans le sein d’Andronire. En voicy le tesmoignage, continua-t’elle, en la donnant à Belisard, vous la cacheterez, & asseurerez vostre maistre, que c’est à vostre consideration que je l’ay escritte. O Madame, reprit-il, alors que vous allez rendre une personne heureuse vous acquittant par cette faveur de tous les services qu’elle vous a jamais rendus. Je sçay d’asseurance que ce papier ne luy partira jamais de l’endroit où vous portez la recepte que je vous ay donnée, & qu’il le tiendra plus cher que tout le reste de son bien. Vous avez cette opinion, respondit-elle, parce que vous croyez qu’il sçache aimer. Je ne le croy pas, repliqua-t’il, car je le sçay de science asseurée. Et parce qu’en mesme temps il veid qu’Andronire peignant sa maistresse, estoit soigneuse de recueillir les cheveux qui demeuroient au peigne : d’autant qu’à cause de sa maladie, il luy en tomboit. Et s’il vous plaisoit, adjousta-t’il, Madame, rendre cette personne encore plus heureuse que le bonheur mesme, il faudroit que vous permissiez que j’eusse la despouïlle du larcin que ce pigne fait de vos cheveux. O Dieux ! s’escria-t’elle, j’aimerois mieux la mort, que si un homme avoit de mes cheveux : et d’autant qu’en mesme temps il advança la main & prit à Andronire ceux qu’elle avoit desja recueillis, & qu’en feignant de faire resistance elle luy avoit donnée. Gardez-vous bien, continua-t’elle, Andronire qu’il ne les prenne. Je vous asseure, luy dit-elle Madame, qu’il les a desja. O mon Dieu ! dit Circeine, que vous avez peu d’esprit Andronire, & que ne les mettiez-vous en lieu où il ne les veist pas. Et lors se tournant vers Belisard. Rendez-les moy, luy dit-elle, où je seray en colere contre vous. Madame, luy respondit-il, pardonnez-moy, s’il vous plaist : n’est il pas vray que la trahison & le manquement de foy est un vice le plus indigne qu’un homme puisse avoir. Il est vray, dit-elle, mais cela n’a rien de commun à ce que je vous demande. Si en vous rendant ce que vous me demandez, repliqua-t’il, je ne commets & une trahison & un manquement de foy, je suis content de vous rendre mon larcin : mais s’il est vray aussi, est-il possible que vous me hayssiez tant que vous me vueilliez rendre, pour vous obeïr, le plus infame de tous les hommes ? Ce sont des excuses, adjousta-t’elle, qui n’ont point credit auprés de moy, car en fin je les veux ravoir : Et vous me ferez un desplaisir signalé, Belisard, si vous ne me les rendez. Madame, interrompit Andronire, encore faut-il ouyr ses raisons. Mes raisons, respondit-il, sont telles qu’il n’en faut point douter. Lors que mon maistre m’a commandé de demeurer en ceste ville pour le sujet que vous sçavez, je luy ay promis par tous les plus estroits serments que je luy ay pû faire de rapporter tout ce qui me seroit possible à son contentement ; Ne suis-je pas traistre & parjure si rendant le larcin que j’ay faict, je trompe l’asseurance que je luy ay donnée. Madame, dit incontinent Andronire, je croy en ma conscience qu’il dit vray, & vous devez trouver bon qu’il ne contrevienne point à son serment. Je croy, Andronire, dit Circeine, que vous estes hors du sens : Qu’un homme ait de mes cheveux ! Madame, reprit Belisard, Alcandre pour vous n’est point un homme, il n’est que vostre serviteur. Elle vouloit repliquer, lors que Misseine entra, qui l’empescha de l’oser faire. Mais d’autant que Belisard eut peur que ce prompt silence ne la meist en quelque doute : Ma belle fille, luy dit-il, venez vous aider, ceste belle Dame ne veut pas continuer la recette, & dit qu’il suffit qu’elle l’ait faite une fois, & je vous asseure qu’il vaudroit mieux qu’elle ne l’eust point commencée que si elle la laissoit imparfaite. Hé, Madame ! reprit incontinent ceste fille, quelle humeur est la vostre, de vouloir tousjours estre malade ? Et quelle si grande peine y a-t’il à faire ce que vous a dit Belisard ? Il me fasche, dit Circeine, de refaire si souvent une mesme chose. Mais, Madame, adjousta Andronire, encor vaut-il mieux prendre ceste petite peine, que de retourner au lict. Or Madame, interrompit Misseine, c’est la verité que si vous ne le faites de bonne volonté, se sera par force : Et lors destachant à toute force le cordon où la lettre estoit attachée, elle la desploya soigneusement & puis la presenta à Circeine pour la lire. Elle en sousriant, Je vous prie, Mis- seine, luy dit-elle, lisez-la pour moy. Je vous remercie tres humblement, dit-elle en destournant la veuë, vous voulez que je que je sois malade. Andronire ny sa maistresse ne se pouvoient empescher de rire de la simplicité de ceste fille. Et apres que Circeine l’eut leuë : Que faut-il, dit-elle, que je fasse encore ? Baisez-la trois fois, respondit-Misseine, & dites, Je croy tout ce qui est escrit dans ce papier. Et parce que Circeine feignoit de ne le vouloir pas dire, la pauvre Misseine la luy fit baiser presque par force, & luy fit dire mot à mot ces paroles : mais non pas sans bien donner du plaisir à la compagnie. En fin toutes les ceremonies de cet enchantement estans finies, & aussi Circeine, incontinent apres de s’habiller, on luy vint dire que Palinice revenoit du Temple, & Sileine en sa compagnie. Cela fut cause que Belisard s’aprochant d’elle il luy dit : Ce present que vous faites au plus fidele Amant qui fut, ny qui sera jamais, le conservera en vie : car autrement le regret d’estre esloigné de vous infailliblement le feroit mourir. Belisard, luy respondit-elle, je consens à tout ce que vous voulez : mais souvenez-vous que s’il manque de fidelité ou de discretion, ce sera à vous à m’en respondre. Belisard vouloit repliquer, mais la survenuë de Palinice & de Sileine, & peu apres d’Amilcar l’en empescha : Et lors qu’il les veid plus avant en discours, il se retira comme de coustume en son logis, d’où il m’escrivit si particulierement tout ce que je viens de vous dire, que je ne croy pas qu’une seule circonstance y fust oubliée. Mais que devins-je, lors qu’ouvrant la lettre que Circeine m’escrivoit, j’y trouvay de ses cheveux ! Je les baisay plus de cent fois, & il fut tres-à-propos que lors que j’ouvris ces lettres je fusse en lieu où personne ne me veist : car il m’eust esté impossible de ne donner trop de cognoissance de mon extrême contentement. En fin apres avoir baisé, rebaisé, & adoré ces beaux cheveux, je leus la lettre, qui estoit telle.




LETTRE
Circeine à Alcandre.




  La peine où vous estes de ma santé me plaist & m’oblige. Dieu vous donne en eschange le bien & le contentement que vous meritez & que vous desirez. Ce souhait vient de moy, qui vous ayme par-dessus tous ceux qui ont de l’affection pour Circeine.


  Quand je remets en memoire les contentements que je receus en ce temps-là, je ne puis qu’accuser grandement de deffaut d’affection ceux qui dient qu’il y a plus de peine en Amour que de plaisir : Car, Hylas, je ne pense pas qu’un mortel puisse estre capable d’une plus grande felicité, & que pour en gouster davantage il faudroit avoir deux ames & deux cœurs : Qui eust veu mes actions, eust sans doute pensé que j’estois hors du sens. Mais pour abreger, & qu’aussi bien il est impossible de les representer, je les passeray sous silence, & vous diray que les jours que je demeuray encore parmy les Veragrois, me semblerent plus longs qu’ils ne sembloient estre, & que cela fut cause que je me hastay si bien, que six jours apres je partis, apres avoir mis un peu d’ordre à l’affaire qui m’y avoit conduit. Et d’autant que passant par ces rochers, destroits, & precipices, il faisoit un orage qui dura trois jours entiers, & que je ne voulus retarder mon retour pour ce mauvais temps, je fis ces vers par le chemin.




SONNET.


Rien ne peut le retarder.



  Rochers qui supportez le Ciel & ses flambeaux,
Ainsi que des Atlas dessus vos testes nuës,
Qui voyez dessous vous troupe à troupe les nües
Comme voile s’estendre à l’entour des coutaux.


  Torrents impetueux qui tumbez à grand saults
Des sommets eslevez de ces pointes chenues :
Effroyables valons, vous glaces incognues
En vos recoins gelez aux Soleils les plus chauds.


  Vent qui depuis trois jours renforçant tes haleines
Semble d’estre complice en mes cruelles peines,
Vous travaillez en vain pour retarder mes pas :


  Le subjet est si beau qui cause mon voyage,
Que si parmy l’Enfer s’adressoit mon passage
L’enfer ny ses horreurs ne m’arresteroient pas.


  Mais, Hylas, vous sçaurois-je dire quel excez de contentement je receus, lors que je veis de loin les murailles de Lyon, & quand peu apres je pûs remarquer l’endroit où estoit le logis de ceste belle fille, & en fin quand je veis la maison où tout mon heur & tous mes desirs estoient renfermez. Je cogneus bien alors qu’il est vray qu’Amour surpaye en un coup mille peines & mille desplaisirs. Et ce fut sur ceste pensée que je fis ces vers.



MADRIGAL.




  A cet heureux retour
Prés de celle que j’ayme,
Tel bien me donne Amour
Que je dis en moy-mesme,
Puis qu’en fin mon retour tant d’heur me fait sentir,
Ne suis-je pas heureux qu’il m’ait falu partir.


  Soudain que je veis Belisard, je demeuray si transporté de joye pour les bons offices qu’en mon absence il m’avoit rendus, que je ne sçavois quelles caresses luy faire. Luy d’autre costé qui me portoit une affection incroyable, avoit un si grand desir de parler à moy en particulier, qu’à peine se pouvoit-il donner le loisir de voir ma mere, & de parler à mon frere. En fin nos premieres salutations estans faictes, & que je luy eus raconté en gros le succez de mon voyage, je feignis d’estre un peu las, pour me retirer avec mon cher Belisard : & je croy bien que mon frere s’en prit garde, parce que je le veis sousrire deux ou trois fois, jugeant, comme je m’imagine l’impatience où j’estois par luy-mesme. Belisard d’autre costé qui n’estoit pas pressé d’une moindre envie, me suivit de si prés dans ma chambre, que je n’y estois pas presque entré qu’il ferma la porte : & Dieu sçait si alors je redoublay les caresses & les embrassements, & si je luy fis des particulieres demandes de tout ce qu’il avoit faict durant mon absence. Il me respondit à tout avec tant de satisfaction pour moy, que je n’en avois jamais osé tant desirer. Figurez-vous, Hylas, que nous demeurasmes plus de deux heures enfermez, qu’il ne me sembloit pas y avoir esté la moitié d’une. Et il est certain que nous n’eussions pas si tost interrompus ces agreables discours, si l’on ne nous fust venu appeller pour souper : Nostre separation toutefois ne se fit point sans de nouveau luy faire mille caresses & mille remerciements.


  Mais parce qu’il me dit que Circeine seroit bien ayse que dés ce soir mesme je la visse, nous ne fusmes pas si tost hors de table, que feignant de vouloir aller à la Cour, nous prismes le chemin du logis de ceste belle Dame. Et afin d’avoir plus de commodité de l’entretenir, & aussi que mon frere n’estoit pas moins desireux de voir Palinice, que je pouvois estre de revoir Circeine, il s’en vint avec nous : Par ce moyen nous y fusmes les bien venus ; car Palinice qui s’y trouva fut bien aise de la compagnie d’Amilcar. Lucindor qui aymoit nostre sœur, nous fit toutes les caresses qu’il pût : & de fortune Sileine estoit allé veiller ailleurs, ne pensant pas que Palinice vint ce soir en la maison de Circeine, qui fut un peu surprise de me voir tant inopinément, & Palinice aussi : car elles n’avoient rien sceu de mon retour. Circeine d’abord rougit, & se tournant vers Belisard, apres les salutations ordinaires : Hé, Belisard, luy dit-elle, vous nous aviez bien cachée la venuë d’Alcandre. Madame, respondit-il, elle m’a esté cachée presque aussi longuement qu’à vous, car il ne faict que d’arriver. Mais s’approchant un peu d’elle, cependant que je rendoit quelques devoirs à Palinice : Mais encore, continua-t’il, qu’il fut arrivé dés le matin, je n’eusse eu garde de vous en advertir. Et pourquoy, dit-elle ? Et parce, repliqua-t’il, que deux raisons m’en eussent empesché : L’une, que je ne vous eusse rien dit de nouveau : car vous sçavez bien qu’Alcandre est tousjours où vous estes : Et l’autre, que c’est chose de laquelle vous ne vous souciez guiere. Et parce qu’elle ne respondit point de quelque temps, ayant les yeux sur nous : vous ne dites rien, Madame, consentez-vous à ce que je dis ? Que voulez-vous, dit-elle en sousriant, que je vous responde, sinon que vous estes menteur en tous les deux poincts ? Et à ce mot, parce que je revenois vers elle, elle le laissa, pour me dire qu’elle se resjouïssoit du contentement de ma mere, & aussi de l’esperance qu’elle avoit que mon retour seroit bien-tost cause de celuy de Florice, qui n’avoit pas la constance de demeurer un long-temps si prés de son cher frere sans le venir voir. Je pensois, respondis je, Madame, que vous feriez quelqu’autre consideration sur mon retour, qui me seroit plus advantageuse : mais je voy bien que comme vous estes tousjours aussi belle que de coustume, que vous estes aussi mauvaise que quand je partis. Et quelle raison. reprit-elle, avez-vous, Alcandre, de m’accuser ? Pourquoy, Madame, repliquay-je, ne vous plaist-il pas de me dire, que vous-vous resjoüissez de mon retour, pour le contentement que vous avez de voir une personne qui est tellement à vous, que rien ne le peut estre davantage ? Je croy, Alcandre, adjousta-t’elle en sousriant, que Belisard vous a instruit de vostre logis icy, afin que tous deux vous me teniez les mesmes discours. Il est vray, Madame, luy dis-je, que Belisard & moy nous parlons fort souvent de vous, & si je disois qu’en particulier nous ne tenons jamais autre discours, je dirois la verité : car je me fie autant en luy que je fais en moy-mesme : Mais pour ceste instruction de laquelle vous parlez, nous n’y avons encore jamais pensé, parce que la verité n’estant qu’une, nous sçavons bien que ne voulant vous dire que la verité, nous n’avons garde de nous contrarier. Et bien, interrompit-elle, feignant de vouloir changer de discours, je croiray tout ce qu’il vous plaira de vous & de Belisard : mais, Alcandre, racontez-nous un peu quelle a esté vostre vie depuis que nous vous avons perdu. Madame, repondis-je, pour sçavoir quelle a esté la vie d’Alcandre, il faut le demander à la belle Circeine, car elle a esté telle qu’elle l’a voulu ordonner. Vous estes un mocqueur, repliqua-t’elle, dites-moy qu’elle a esté vostre fortune, & quels contentemens vous avez receus en vostre voyage ? Madame, dis-je, jamais homme ne fut si mal-heureux qu’Alcandre en vous esloignant, ny si heureux que luy en recevant l’honneur de vos nouvelles : & par là vous voyez que j’ay raison de dire que vous avez rendu ma vie telle qu’il vous a pleu, & qu’elle ne sera jamais autre que vous voudrez. Mais interrompit-elle, ce n’est pas ce que je veux sçavoir de vous : Dites-moy, continua-t’elle si vos affaires sont en bon estat, & si vostre voyage ne vous a point esté inutile ? Belisard ma mandé, luy dis-je, Madame, & la belle Circeine aussi qu’ils estoient en meilleur estat que je n’eusse osé esperer : Et c’est pourquoy je suis venu si promptement ; non seulement pour vous baiser les mains d’une si grande faveur, mais pour vous renouveller l’hommage que je vous dois, comme à Madame, qui peut ordonner de mon sang & de ma vie comme il luy plaist.


  Elle vouloit respondre, lors que Palinice n’estant pas si attentive aux discours de mon frere, qu’elle ne pensast aux affaires de Clorian, prenant garde avec quelle affection je parlois à Circeine, s’en vint nous interrompre : feignant que c’estoit par civilité, parce que j’estois encore estranger. Cependant Belisard ne perdoit point le temps : car il entretenoit Andronire, & apprenoit les nouvelles du logis le plus particulierement qu’il pouvoit. Il sceut donc que mes affaires ne pouvoient estre en meilleur estat, sinon que Clorian vint à se marier, ou à se distraire de ceste recherche : Que Circeine avoit pour moy plus de bonne volonté qu’elle n’eust jamais creu : mais que ce qui la retenoit encore un peu c’estoit cet homme, qui avoit pris sur elle une si grande authorité par le moyen de Palinice qu’il estoit bien mal aisé au jeune esprit de Circeine d’avoir la resolution de se retirer de cette servitude si promptement que je desirois. Que si l’on pouvoit faire en sorte que Palinice se pûst bien embarasser dans l’Amour d’Amilcar, ce seroit un bon moyen pour faire qu’elle se despartit de la protection de son frere : Car croyez-moy Belisard, disoit-elle, l’Amour a plus de pouvoir que l’amitié. Et s’il advient que cette Amour la touche à bon escient, elle fera tout ce que voudra Amilcar. Je croy bien toutesfois qu’il y aura un peu de peine à la vaincre : car Sileine qui l’a aimé dés long-temps a beaucoup gagné sur elle. O folle, luy dit Belisard, les nouvelles acquisitions nous sont tousjours les plus cheres & celles que nous aimons le mieux.


  Mais en fin se faisant tard nous fus- mes contraincts de nous separer, & ainsi leur donnant le bon-soir, nous nous retirasmes en nostre logis avec une telle satis-faction pour moy, qu’encores qu’il fust assez tard, toutesfois je me fis entretenir long-temps quand je fus seul en ma chambre, par Belisard, duquel j’appris tous les discours d’Andronire, & lors que le somme il le contraignit de se coucher, je ne pûs m’empescher de faire encore ces vers.




SONNET.


Estant Retourné.



  Icy jadis je me laissay moy mesme,
Icy les Dieux ont escouté mes cris,
A mes clameurs ils se sont attendris,
Me r’appellant prés de celle que j’ayme.


  Esperons tout en leur bonté supresme,
Puis qu’ils n’ont eu ma priere à mespris,
Et que par moy tout Amant soit appris
Que d’un grand mal peut naistre un bien extreme.


  Mais est-il vray, suis-je bien de retour,
Où n’est ce point quelque songe d’Amour,
Qui d’un bien faux contente mon envie ?


  Ah ! si je dorts, dormons tousjours ainsi,
Et si je veille, Amour toute ma vie,
Sans clorre l’œil, fay moy dormir ainsi ?


  Incontinent que Florice fut advertie de mon retour, il sembla qu’elle voulust faire dire vray à Circeine, car incontinent elle me vint veoir, mais d’autant qu’elle estoit contrainte de ne guieres sejourner à cause que nostre Tante se trouvoit mal, elle ne fit que disner avec nous, & puis sur le soir elle s’en retourna, non point toutesfois si promptement que Lucindor n’en fust adverty : Car Belisard qui pensa que cela servoit à l’avancement de mes affaires, fut d’opinion qu’il falloit l’obliger, & qu’il estoit tres à propos d’entrer en quelque sorte de confiance avec luy, afin que quand il iroit en la maison de Circeine il ne l’eust point desagreable. Ce fut donc Belisard qui luy en alla dire les nouvelles : mais il ne fut pas presque plustost en mon logis que Florice partit, & sur ce subject il donna tels vers à Belisard pour les faire veoir à ma sœur.




SONNET.




Elle s’en Retourne.


  Elle est partie Amour, aussi-tost que venue,
La veoir, ne la veoir plus n’est qu’un mesme moment,
Ainsi passe l’esclair au travers de la nue,
Qui s’esteint aussi-tost qu’il a commencement.


  Est-ce ainsi mes espoirs que le Ciel vous dément ?
Est-ce ainsi que trompeur nostre heur il diminue ?
A peine ay-je de luy ma requeste obtenue,
Qu’il m’en ravit l’effect presque aussi promptement.


  Ou ne revenez plus, ou qu’un second voyage,
Ne nous prive si tost de vostre beau visage,
La nuict est plus obscure apres un si beau jour.


  Mais, non, non revenez, Amour vous y convie,
Et quand d’un jour tout seul seroit vostre sejour,
J’aimerois mieux ce jour que tous ceux de ma vie ?


  Mais Hylas, vous souvenez-vous point des gands de Circeine, dans lesquels il y avoit quelque temps que j’avois escrit des vers. Je ne sçay comme cela advint, tant y a qu’ils tomberent entre les mains de Palinice : Nous eusmes opinion que Misseine les ayant trouvez les luy avoit donnez. Tant y a que Clorian en fut incontinent adverty, & que laissant les affaires qui le retenoient loin de la Cour, il revint avec plus de diligence que je n’eusse voulu : Car d’abord le premier mal que j’en ressentis, ce fut que Circeine pria Belisard de ne plus l’aller voir si souvent, & lors que j’y allois, elle n’osoit presque s’approcher de moy, ny tourner les yeux de mon costé : tant s’en faut qu’elle eust la hardiesse de parler à moy. Si je ressentis ce changement & si j’en demeuray estonné, vous le pouvez penser Hylas, car il me sembloit bien que les tesmoignages qu’elle m’avoit donnez de sa bonne volonté estoient trop grands, pour ne s’en souvenir plus, & que pour feindre, cette dissimulation estoit trop grande. Et d’autant que mal-aisément la pouvois-je supporter sans en faire demonstration, Belisard fut d’advis que je fisse revenir Florice, parce que Lucindor peut-estre se pourroit gagner par elle, & cela estant il donneroit un grand coup en la resolution qu’il falloit que Circeine prist pour sortir de la tyrannie de Palinice, & de Clorian. Et de fortune lors que nous estions en peine de trouver quelque excuse pour son retour, la mort de nostre Tante luy en donna assez : De sorte qu’elle revint plustost que nous n’esperions. Le dueil que nous fismes de cette bonne vieille, fut bien-tost passé : car son aage & les incommoditez que la vieillesse luy faisoit ressentir consolerent tous ceux qui avoient occasion de la plaindre : Si bien qu’incontinent je ne faillis de supplier Florice de faire tous les efforts qu’elle pourroit pour convier Lucindor, de me favoriser. Elle qui m’aimoit grandement & qui n’avoit pas faute d’esprit le sceut faire de telle sorte, que Lucindor prit mon party & contre Clorian, & contre Palinice. En effect il en parla à sa sœur avec tant d’affection, qu’elle, qui à ce que nous nous faisions accroire, avoit quelque inclination pour moy, commençoit de pencher de mon costé, lors que Clorian, & Palinice s’en prenant garde penserent que comme Florice faisoit joüer ce personnage à Lucindor, il falloit que Palinice en fist de mesme envers Sileine qui estoit amoureux d’elle, & qui estoit frere aisné, comme vous sçavez, de ma belle Circeine, & que par ce moyen leur party seroit bien le plus fort. Que sert-il Hylas que ce discours aille en longueur. Sileine pour l’amour qu’il portoit à Palinice, entreprit de soustenir Clorian, si bien que voila les deux freres l’un contre l’autre, & la maison tellement partie en deux, que ce divorce la mettoit toute en confusion. Mais riez Hylas de ce qui advint presque en me temps. Tout ainsi que la maison de Circeine estoit partagée pour Clorian & pour moy, la nostre aussi le fut incontinent pour Lucindor & pour Cerinte : parce que ces deux Chevaliers aimoient, comme je vous ay dit, ma sœur Florice, & je tenois le party de Lucindor : parce qu’il estoit frere de Circeine, & qu’il m’y rendoit tous les bons offices qu’il pouvoit. Et Amilcar favorisoit Cerinte frere de Palinice, pour les mesmes interests. Et incontinent apres la mesme dissention arriva, entre Clorian & Cerinte, parce que Clorian estoit pour Sileine, qui aimoit Palinice, & Cerinte parloit à Palinice pour Amilcar, parce qu’il estoit serviteur de Florice.


  Voyez, je vous supplie, comme Amour avoit pris plaisir d’embrouïller cette fusée : mais encore n’estoit-ce pas tout, car jamais Florice ne rencontroit Circeine qu’elle ne luy parlast pour moy, & Circeine à elle pour Lucindor. Et jamais Circeine ne voyoit Palinice qu’elle ne la requist de favoriser Sileine, & Palinice en mesme temps luy recommandoit Clorian. Et quand Palinice rencontroit Florice, elle ne luy parloit que de son frere Cerinte, & Florice à elle d’Amilcar. Jugez je vous supplie, lors que nous nous rencontrions tous ensemble les gratieuses responces que nous nous faisions les uns aux autres. Il fut tres a propos qu’avant ces interests d’Amour nous eussions esté bons amis : car sans cela c’est sans doute qu’ils nous eussent portez à des violentes resolutions. Et toutesfois prevoyants bien que nous ne pou- vions demeurer longuement de cette sorte sans nous aigrir. Un jour que nous estions tous dans le logis de Circeine à nous rendre les uns aux autres les offices ausquels nos interests nous obligeoient : quelque bon Demon nous conseilla de chercher remede en cette affaire avant qu’il fust arrivé chose qui pûst alterer nostre amitié. Nous nous trouvasmes tous conformes en cette volonté, tant les Dames que les Chevaliers, parce que nous ne sçavions où prendre un meilleur conseil que d’Amour mesme, ou de sa mere. Nous allasmes au Temple de Venus, tous neuf ensemble, & nous eusmes ceste response.




ORACLE.




  Les six demeureront sans partir de ce lieu,
  Que le devoir, où l’honneur ne l’ordonne.
Et pour les autres trois, l’Oracle de ce Dieu
  Ne respondra qu’à leur seule personne.


  Le vieux qui nous expliqua ces paroles, nous dit que l’Oracle nous commandoit de demeurer dans la ville, jusqu’à ce que par honneur, où par devoir, nous fussions contraints d’en partir, & que si les Dames venoient seules sans nous, le Dieu leur diroit ce qu’elles auroient à faire. Nous sceusmes que trois jours apres elles s’en estoient allées, apres avoir consulté l’Oracle. Quant à nous pour obeïr à l’ordonnance du Dieu, nous avons tousjours attendu qu’un subject d’honneur, nous fist sortir de Lyon. Or il est advenu que le Prince Sigismond nous commanda de suivre le Prince Godomar son frere, afin de l’assister en l’entreprise qu’il a faitte pour la conservation de Dorinde, nous avons jugé que nostre devoir & nostre honneur nous convioient de luy obeïr. Et c’est pourquoy nous sommes venus, où de fortune nous avons trouvé ces trois belles Dames, mais nous ne sçavons encore ce que l’Amour ordonne de nos affaires.


  Ainsi finit Alcandre, & parce qu’il estoit fort tard. Hylas de qui les yeux estoient appesantis du sommeil apres leur avoir donné le bon-soir se remit en son lict où il reposa jusques au matin.


Fin du second Livre

[Retour au Sommaire]



LA CINQUIESME PARTIE
DE
L’ASTRÉE
DE MESSIRE
HONORÉ D’URFÉ




LIVRE TROISIESME.



  Pendant qu’à Marcilly Amasis n’avoit autre pensée que de se servir des advantages, qu’en un temps où elle en avoit extremément affaire, les Dieux luy avoient comme miraculeusement envoyez : & qu’elle essayoit par toutes sortes de bonnes cheres d’obliger ses hostes à prendre part en ses interests. Astrée, Philis & Diane n’ayant plus rien de caché pour la feinte Druide l’entretenoient de toutes les choses dont leurs affections avoient esté heureuses où traversées. La nouvelle reconciliation de Diane & de Sylvandre qui venoit de se faire en la presence d’Alexis estoit tout leur entretien. Astrée & Philis ne pouvoient assez admirer le contentement que cet Amoureux Berger tesmoignoit par ses actions & par ses paroles, & considerant combien son visage estoit changé en moins de rien, elles advoüoient que de leur vie elles n’avoient veu Berger qui aimast avec plus de passion. D’autre costé la Druide mesuroit en elle-mesme la grandeur de la joye de Sylvandre par celle qu’elle esperoit avoir si comme Celadon & non pas comme Alexis, elle recevoit de semblables declarations de la bonne volonté d’Astrée. Cette pensée luy faisant tourner les yeux sur Diane, elle luy dit ainsi. En conscience, belle Bergere, quels desplaisirs ressentiez-vous devant que vous eussiez esté esclaircie de l’innocence de Sylvandre ? J’advouë, Madame, luy respondit Diane, qu’ils estoient tres-grands, mais non pas tels que vous vous figurez. J’accusois moins Sylvandre que mon indiscretion, & de l’ennuy que je recevois de son inconstance imaginaire, passois à la condemnation de mon inconstance veritable. Je me representoy avec combien de serments je m’estois obligée à la mort du pauvre Philandre, de n’aimer jamais personne, ny permettre d’estre recherchée. Et d’ailleurs avec combien de legereté & d’imprudence j’avoy violé toutes mes promesses, & souffert qu’un autre me vint embarasser l’esprit d’Amour pour la seconde fois. Que n’ay-je point dit ? Que n’ay-je point pensé ? Que n’ay-je point voulu executer pour me punir : mais les Dieux qui voyoient mon intention & la fidelité de Sylvandre se contenterent de me menacer quelque temps & destourner tout à coup l’orage qui estoit sur ma teste. Je me souviens qu’hier estant demeurée seule à l’endroit mesme où nous sommes, je ne pû m’empescher de me plaindre, & me pleindre particulierement de moy. Voicy presque de quelles considerations je prenoy plaisir à me persecuter. O que celuy, disois-je, estoit veritable, qui disoit, "Que jamais une mesme personne ne passa deux fois une mesme riviere, puisque non seulement depuis que je suis sur ce rivage, l’eau que je voy n’est pas la mesme qui couloit quand j’y suis arrivée. Mais, helas ! ny moy-mesme je ne suis pas la mesme Diane que j’estois quand j’y suis venuë. Le temps par une puissance à laquelle rien ne peut resister, va poussant & chassant toutes choses devant luy : Et le Soleil mesme, qui est celuy qui mesure le temps, suivant le cours universel de tout ce qui est en l’univers, est chassé par le temps, & n’est plus au mesme poinct auquel il estoit lors que j’ay commencé de parler. Et qu’est-ce donc, ô Diane, qu’est-ce donc, puisque tout change & rechange, qui te semble tant extraordinaire, en une chose tant ordinaire ? Si c’est une loy gene- rale en tout ce que la Nature a produit, n’est-il pas injuste de la treuver mauvaise en une personne particuliere ? Tu es bien desraisonnable de l’observer toy-mesme, & ne vouloir qu’un autre en fasse autant. Dis-tu pas que ce n’est point toy qui changes : mais que ce sont toutes les autres choses qui changent envers toy, & que quant à toy tu es la mesme que jadis tu soulois estre ? Ah flatteuse de toy-mesme ! ressouviens-toy quelle tu estois avant que le pauvre Philandre t’eust veuë, quelle tu devins par sa recherche, & quelle tu vesquis apres sa deplorable perte. Considere ton humeur quand Sylvandre, ou plustost quand ce trompeur commença si mal-heureusement à te regarder : quelle tu t’es renduë par sa dissimulée affection, & quelle tu te treuves maintenant par la cognoissance de sa perfidie. Et apres advouë par force, que si les autres, comme on dit, changent d’humeur & de complexion de sept en sept ans, les années en toy sont changées, non seulement en des mois, mais en des heures, voire mesme en des momens.


  Ceste pensée me toucha vivement, pource que n’ayant jamais eu ceste opinion, & toutefois alors la trouvant tres-veritable, je ne sçavois que faire, ny assez m’en estonner. A la fin, comme si quelque esprit ordonné pour me punir eust gouverné le mien, je retombay sur la mesme imagination, & continuay en ces termes. Quoy ! tu n’es pas changée ? Ah, Diane, tu l’es de telle sorte, que presque, quand je te consideres de prés, je ne te recognois plus, ne trouvant rien en toy de ceste premiere Diane que tu soulois estre, que le seul nom de Diane. Et responds-moy, je te supplie, ne te souviens-tu plus combien autrefois tu avois en horreur les flatteries des hommes ? Combien tu mesprisois celles qui s’en laissoient decevoir, ou qui seulement adjoustoient foy à leurs paroles ? As-tu perdu la memoire des sages conseils, que sur de semblables accidents tu donnois à tes compagnes ? Ou bien as-tu opinion que ton jugement doive avoir pour toy d’autres sentimens qu’il n’a pas eu pour elles ? Desabuse-toy, Diane, en cecy, & confesse que si tu ne juges en ce qui te touche, ce que tu as jugé contre les autres, fans doute tu es à cette heure differente de celle qu’autrefois tu estois. Reviens, de grace, un peu à toy-mesme, & me respond, s’il n’est pas vray que du temps que tu estois ceste premiere Diane, tout ce que ce trompeur Berger eust pû faire t’eust esté du tout indifferent ? Et pourquoy, donc, si tu es encore celle-là mesme, te fache-t’il qu’il ayme Madonthe, qu’il l’ait suive, & qu’il s’en soit allé avec elle sans ton congé ? Si tu advoües que cela te fasche, confesse de mesme que tu n’es plus ceste Diane qui autrefois ne s’en plus ceste Diane qui autrefois ne s’en fust point souciée. Que si tu le nies, n’est-il pas vray que tu te déments, & que ta propre conscience te condamne ? Mais si tu n’es plus ceste Diane, qu’es-tu donc devenuë ? Indubitablement le contraire de ceste Diane que tu soulois estre. O Dieux, quel deplorable changement ! ô Diane, Diane, qu’il eust bien mieux valu, & qu’il t’eust esté plus honorable de clore tes jours en ce premier estre, que de vivre en celuy où tu te vois maintenant reduitte.


  Voila, Madame, dit ceste Bergere à la Druyde, le repos où j’ay esté, & les douceurs que j’ay goustées ces jours passez. Elle dit cela en rougissant, pource que Sylvandre s’estant approché d’elles, pouvoit avoir ouy quelques-unes de ses paroles : & quoy qu’elle eust promis de vivre avecque luy, comme vivoit Phillis avecque Licidas, elle ne laissoit pas dans quelque sorte de honte de dire en sa presence qu’elle luy vouloit du bien. Pour sortir de ce scrupule, elle reprit la parole, & continua ainsi. Mon suplice, Madame, n’eust pas esté de si peu de durée, sans la venuë de quelques Bergers, qui en marchans disputoient ensemble avec beaucoup de chaleur. Quelque hors de moy, & quelque transportée que j’estois, je ne laissay pas de recueillir mes sens au bruict qu’ils faisoient, & de me retirer, sans estre veuë d’eux, derriere un assez gros buisson, qui estoit tout joignant le chemin. Je ne me cachay pas pour curiosité que j’eusse de les cognoistre, mais pour les laisser passer sans estre interrompuë, & apres m’en retourner d’où j’estois partie, pour achever le reste du jour à me plaindre. Toutefois je fus bien trompée, pource que les passants, comme s’ils eussent eu intention de troubler mon dessein, vinrent s’asseoir au mesme lieu d’où je ne faisois que de partir. Je ne les eus plustost veus assis là, que la volonté me vint de m’en aller, jugeant qu’ils n’estoient pas venus où ils estoient, que ce ne fust avec resolution d’y demeurer quelque temps : Mais craignant d’estre veuë en m’en allant, &, qui pis est, obligée par bienseance de demeurer avec eux, je pensay qu’il valloit mieux les laisser rentrer en discours, afin qu’estans attentifs à leur dispute, je pûs me desrober sans estre apperceuë. Je m’amusay donc à le regarder au travers du buisson, & veoir qu’ils s’estoient assis en rond, & que ceux qui avoient le visage tourné vers moy, estoient des Bergeres & des Bergers qui ne m’estoient pas entierement incognus, quoy qu’ils fussent de quelques hameaux assez loin d’icy, pource qu’à ce qu’il m’en sembloit je les avois veus souvent aux jeux, & aux sacrifices generaux, où tous les Bergers & Bergeres de ce pays ont accoustumé de s’assembler. Ils furent quelque temps sans rien dire : en fin j’ouys un Berger d’entr’eux qui parlant assez haut, commença ainsi le discours : O Delphire ! que vous estes severe Juge, de condamner ainsi une personne sans avoir ouy ses raisons. Mais Thaumantes, respondit la Bergere, vous estes bien plus gracieux de penser que je ne sçache pas que vous avez plus de peine à me desguiser de mauvaises excuses par vos raisons, que je n’en auray à les convaincre de fausseté, aussi-tost que vous les aurez inventées. Si les Dieux, reprit le Berger, eussent cogneu que vostre ame interessée eust pû donner un bon jugement sur le different qui est entre nous, ils ne vous eussent pas ordonné de venir chercher en ce lieu le Juge qu’ils nous ont destiné. Si les Dieux, repliqua la Bergere, ne m’en ont pas voulu establir Juge, ce n’est pas pour le sujet que vous dites : car asseurez-vous Thaumantes, que je n’y suis nullement interessée : Mais pource que comme il leur plaist, que les loüables actions des hommes soient divulgues pour commencer de leur donner quelque recompense de leur vertu, de mesme veulent-ils bien souvent que celles qui sont blasmables soient publiées pour un premier chastiment de la faute qu’ils ont commise. Si les chastiments, & les recompenses, dit le Berger, se doivent attendre de leurs mains, selon la qualité de nos actions, ô Delphire, que j’ay pitié de vous, & que vous-vous trouverez foible, pour supporter la pesanteur des peines qui sont deuës à vostre cruauté : Et je ne sçay comme mon cœur qui a tant desaccoustumé de gouster le bien, sera capable de ceux qui luy sont preparez, puis qu’ils sont sans nombre & sans mesure, s’ils doivent respondre à mes affections & à ma fidelité. Si nous rencontrons un juste Juge, repliqua la Bergere en sousriant, j’ay peur que vous me ferez plus de pitié que d’envie. Ce seroit un changement bien estrange, respondit le Berger, si vostre ame se laissoit atteindre à la pitié du mal que quelqu’autre me feroit, puisque jamais elle n’en a pû estre touchée, pour tant de peines que vostre cruauté m’a faict souffrir. Si les reproches, dit la Bergere sont veritables, j’estime davantage mon jugement, d’avoir si bien sceu cognoistre vostre fausse affection, & si elles sont fausses, vous estes d’autant plus à blasmer que vostre legereté vous à faict mescognoistre les obligations que vous m’aviez. Mais, Thaumantes, continua-t’elle, mettons fin quelquefois à ce discours : Je voy bien que vous le faites pour plaire à quelqu’un de ceste compagnie.


  "Asseurez-vous toutefois, que les plus sains jugemens ne sont pas ceux qui les appreuvent. Je sçay bien, reprit le Berger, qu’il n’y a rien qui fasche tant celuy qui a tort, que d’ouyr parler de ce qui le touche : pource que c’est tousjours luy representer le peu de raison qu’il a : Et qu’au contraire celuy qui a la justice de son costé, ne se peut taire de l’injustice que l’on luy faict." Et toutefois puisque vous me commandez de ne plus parler, je le feray pour vous obeyr. Mais vous me permettrez bien, s’il vous plaist de chanter ? Et sans attendre la responce, d’autant qu’il avoit la voix assez bonne, il chanta ces vers.




STANCES.




I.


  Dieu ! qu’est-ce que de moy ? Je voy ceste cruelle
D’un plus aspre desdain s’armer de jour en jour ?
Et comment se peut-il que mon service en elle
Soit pere de la Hayne, estant fils de l’Amour ?


II.


  L’orgueilleuse qu’elle est, regardant son visage
Avoir plus de beautez qu’on ne peut estimer,
Peut-estre contre moy s’offence en son courage
De ne me voir qu’un cœur & que je l’ose aymer.


III.


  Delphire, avec raison vous estes en colere ;
Mais contre la Nature armez vostre courroux :
Car me faisant pour vous, devoit-elle pas faire
Autant de cœurs en moy, que de beautez en vous !


IIII.


  Toutefois si mon œil peut dire à ma pensée
Tant de perfections qui vous font admirer,
Glorieuse beauté cessez d’estre offencée
Que n’ayant que ce cœur j’ose vous adorer.


V.


  Un Soleil dans le Ciel d’un esclair admirable
Reluit plus que ne font tous les feux de çà-bas,
De vous aymer aussi mon cœur est plus capable
Qu’un million de cœurs sans luy ne seroient pas.


VI.


  Qui peut taxer les Dieux & leur pouvoir supreme ?
M’abstraint à vous aymer, outre ma volonté :
N’est-ce pas commander à mon cœur que je l’ayme
Faisant voir à mes yeux vostre extreme beauté ?


VII.


  Si toutefois poussé d’un excez de Justice
Quelqu’un ceste raison veut aller mesprisant,
Qu’il s’en vienne vous voir, & ma faute punisse,
Si vous voyant son cœur en peut bien estre exempt.


  A peine ce Berger eut-il achevé ces vers, que Delphire luy dit : Il ne faut point un meilleur tesmoignage du changement que vous avez faict, que celuy que vous en donnez en mesprisant mes commandements, ce qu’autresfois vous n’eussiez osé faire, quand il y fust allé de vostre vie : car chanter ou parler, quand on dit ce qui a esté defendu, c’est tousjours, ce me semble, une mesme faute. Le Berger ne respondit rien ; mais pliant les espaules, fit signe qu’il avoit la langue liée : Et cela donna occasion à un autre Berger de la troupe de prendre la parole pour luy, & de dire. "Ne vouloir pas que celuy qui souffre se puisse plaindre dans l’effort de son tourment, c’est, ce me semble, un excez de cruauté. Je croy ce que vous dites : mais aussi ne me nierez-vous pas, que de souffrir la plainte importune de celuy qui n’a point de mal, ne soit un excez de patience." Mais, repliqua-t’il, puis que vous ne voulez pas que Thaumantes parle, à quel dessein estes-vous venuë en ce lieu ? Nous y sommes venus, reprit-elle, non pas pour disputer, comme nous faisons : mais pour y trouver le Juge, que l’Oracle nous a promis. Et à quoy pourrez-vous bien recognoistre le Juge, repliqua-t’il, ny sçavoir asseurément si c’est icy le lieu où vous le devez trouver ? Du lieu, adjousta Delphire, il n’y a point de doute, parce qu’il est fort bien nommé, nous ayant dit, que c’estoit à l’endroict où Celadon estoit tumbé dans l’eau : Et il n’y a personne en tout ce rivage, qui ne sçache bien que c’est icy le lieu mal-heureux, ayant esté assez remarqué de tous pour un si desastreux accident. Quant au Juge, nous ne pouvons non plus y estre trompez, parce que l’Oracle est tel.




ORACLE.




  A l’endroit qu’on dit que dans l’eau
Celadon a faict son tombeau,
Vous aurez un Juge propice,
Sans qu’on le voye, il vous verra,
Vostre different il orra,
Et vous fera justice :


  Voila, reprit le mesme Berger, un Oracle assez obscur. Car si vous ne voyez point celuy qui doit estre vostre Juge : comment entendra-t’il qu’il le doive estre ? Il l’est bien encores plus que vous ne dittes, respondit Delphire, car il faut à ce que nous a dit de plus Cleontine, que sans que nous parlions à luy, il l’entende de nous. Il est vray que nous ny pouvons estre deceus, car les Dieux luy ordonnent sur peine de leur des-obeïr, qu’aussi-tost qu’il sçaura qu’il est nostre juge, il ait à nous en advertir. Mais, interrompit encores ce Berger, comment le sçaura-t’il si vous ne le luy dittes ? Et comment le luy direz-vous si vous ne le cognoissez pas ? Pour desmesler ces difficultez, dit Delphire, il n’y a personne qui le puisse mieux faire, que le Dieu duquel cet Oracle a esté rendu.


  Au commencement j’estoy demeurée pour avoir la commodité de m’en aller sans estre veuë, continua Diane, & à la fin pour y avoir trop esté, je me vis obligée d’y estre encore davantage : pource que me voyant contrainte par la necessité mesme du commandement d’un Dieu, je n’eus pas assez de force sur mon esprit quelque desolée que je fus pour le dispenser d’une obeïssance si legitime, bien qu’elle me dûst estre extremément ennuyeuse. Je cognoissois, comme je vous ay desja dit, Madame, Delphire : car l’estime que chacun faisoit de sa beauté & de sa vertu, & d’ailleurs n’estant que d’auprés les montagnes de Rochefort, & de Cervieres, avoit remply toutes les rives de Lignon. Pour Thaumantes je le cognoissois aussi non seulement par son merite, mais par l’Amour de Delphire & de luy, qui n’estoit ignorée que de ceux qui n’en avoient rien voulu entendre, tout le monde la publiant, & eux-mesme, comme personnes qui estoient les premiers de leur hameau, estoient bien aises qu’elle ne fust point cachée. Je m’e- stonnay toutesfois de veoir aujourd’huy les choses changées, & un si grand divorce entr’eux. Neantmoins la mauvaise humeur où m’avoit mise la nouvelle affection de ce Berger, elle dit cela en sousriant & regardant Sylvandre, avec des yeux qui l’asseuroient de tres-bonne grace du repos où il devoit vivre, me fit passer mon estonnement au desir de me consoler en la compagnie de mes semblables. Voyant donc Madame, qu’absolument j’estois celle que l’Oracle leur avoit esleuë pour juge, j’advouë que je n’en receus pas un petit desplaisir, estant de sorte inquiete & troublée qu’il n’y avoit rien qui me depleust que d’estre en compagnie, & particulierement en celles où j’estois obligée de me contraindre. Apres avoir pensé à ce que je devoy faire, je me resolus, encore que ce fust bien à contre-cœur, d’obeïr au Dieu qui me commandoit, & adjoustant au ressentiment de ma douleur celuy de l’affliction d’autruy, me declarer pour recevoir la charge de les juger, mais à condition que ce seroit aujourd’huy & à l’heure-mesme qu’il peut estre, afin que j’eus toute la nuict passée & tout ce jour presque pour vaincre mon desplaisir & me mettre l’esprit en repos. Avec ce dessein je sortis de derriere le buisson où j’estoy, & venant droit à eux, leur dis assez haut. Ne soyez plus en peine, ô Delphire ! & vous Thaumantes, voicy le Juge que le Ciel ordonne sur vostre different. Ce discours inopiné fit son effect, comme font toutes les choses qui nous surprennent : C’est-à-dire qu’il les estonna tellement tous qu’ils sembloient estre devenus immobiles : mais quand ils m’eurent recognû le contentement qu’ils en eurent fut extraordinaire : pource que m’ayant quelquefois pratiquée, & croyant à ceux qui me font l’honneur de m’aimer, ils m’estimoient beaucoup plus que je ne vaux. Thaumantes qui veritablement estoit un tres-courtois & tres-obligeant Berger me vint recevoir un genouïl en terre, & me tesmoignant qu’il estoit fort aise de m’avoir pour son Juge, il me voulut baiser la main. Je l’en empeschay le mieux que je pûs, & apres luy avoir rendu son salut, je m’en allay à Delphire qui m’embrassa avec un si bon visage que Thaumantes pour me faire veoir sa gentillesse, feignant d’en avoir de l’ombrage. Nostre Juge, me dit-il, j’ay peur que vous ne soyez partial en vostre jugement aussi bien qu’en vos carresses. Tant s’en faut, luy dis-je en riant Thaumantes : c’est pour n’estre point partiale que j’en use ainsi, car un bon Juge doit balancer toutes choses selon l’equité. Et n’est-il pas equitable de rendre à chacun ce qui luy est deub ? Delphire alors prenant la parole, c’est la coustume des hommes, dit-elle, & mesme de ceux qui ont mauvaise cause, quand ils craignent d’estre condamnez, de redouter le jugement des personnes equitables, & de les prevenir par impostures, afin que quand la sentence est donnée, s’ils en ont le mal, ils puissent au moins en partie se descharger de la honte qui leur en de- meure. Mais Thaumantes, continua-t’elle, s’addressant au Berger, j’advouë que les faveurs que je reçoy de cette belle Bergere ne me sont pas plus deus qu’à vous : mais recognoissez aussi que ce qui se donne par liberalité ne peut estre demandé par obligation, & par consequent que vous avez tort de luy demander part aux graces qu’il luy plaist de me faire, n’y en ayant point qui par raison puisse estre pretenduë, ny de vous ny de moy. Thaumantes, luy respondit ainsi : Ne vous estonnez point, belle Delphire, que celuy qui vous a tant importuné par ses fascheuses demandes, en ayant pris une si longue habitude continuë de demander. Mais vous, repliqua Delphire en l’interrompant, ne vous estonnez point d’estre refusé à ceste heure puisque desja vous avez tant acoustumé de l’estre. Nos discours n’estoient pas pour finir bientost si les autres Bergers & Bergeres venans à moy ne m’eussent obligée d’en faire au- tant & d’interrompre nostre conversation. Toute la trouppe qui estoit assez grande, me fit ces compliments & moy qui les cognoissois presque tous, je les leur rendis le mieux qu’il me fut possible. Cela fait Delphire, reprenant la parole, belle & discrette Bergere, me dit-elle, j’ay tousjours ouy dire, que les Graces ne se peignent jamais seules, pour nous faire entendre, que celuy qui en fait une, l’accompagne incontinent de plusieurs autres, ou peut estre que celuy qui la reçoit prend courage d’en demander tousjours des nouvelles. Si cela est nous voulons esperer ce Berger & moy qu’à celle que vous venez de nous faire vous en adjousterez encore quelques autres, desquelles nous voulons vous supplier. Gratieuse Delphire, luy respondis-je, ce seroit estre bien discourtoise, que de refuser quelque chose à une si belle & si discrette Bergere, vous devez estre plus asseuré de ma volonté, que de ma puissance. Les Dieux, adjousta Thaumantes, ne sont pas comme les hommes, desquels on dit qu’ils peuvent bien donner les charges à ceux qu’il leur plaist, mais non pas la capacité de les pouvoir exercer : Car au contraire quand les Dieux y commettent quelque personne, ils luy donnent en mesme temps tout ce qui luy est necessaire pour l’effectuer. Cela estant, puisque les Dieux vous ont choisis parmy tous ceux qui sont en cette contrée pour nous mettre dans le repos dont par mal-heur nous sommes sortis, & que nous ne pouvons retreuver sans vous. Il ne faut pas douter qu’ensemble ils ne vous ayent donné & la puissance, & la capacité de le faire. Thaumantes, luy respondis-je, si l’on m’eust demandé qui je pensois sur les rives de Lignon vivre avec le plus de repos, & de douceur, je croy que j’eusse dit Delphire & Thaumantes : Et je m’estonne plus de vous ouyr dire que vous cherchez ce repos, que je vous tenois si asseuré, que d’entendre que les Dieux m’ayent esleuë pour le vous faire retrouver : car je sçay bien que c’est leur ordinaire de se servir en l’execution de leurs ordonnances, des instruments qui d’eux mesmes en sont les moins capables, pour faire mieux cognoistre que c’est entierement à eux à qui la gloire en est deuë. Chacun veoid bien, me dit Delphire, que comme vous estiez deceuë en l’opinion que vous aviez, du bon-heur de ce Berger & de moy, de mesme l’estes-vous en ce qui vous touche. Mais puis qu’il vous plaist nous accorder ce que nous vous demandons, ayez agreable, d’ouyr nos demandes, & apres par vostre jugement nous mettre hors de la peine, & de l’inquietude où nous nous sommes plongez. Ce que vous prenez pour une grace, luy respondis-je, n’est que le payement d’une debte à laquelle l’ordonnance des Dieux m’a obligée, mais au contraire je veux vous demander une faveur à tous deux, que je tiendray pour tres-grande si vous me l’accordez, qui est de vouloir remettre le jugement que vous desirez de moy à demain à cette mesme heure, & en ce mesme lieu : pource qu’une de mes plus cheres compagnes, veut un service de moy que je ne puis dilayer sans luy rapporter un grand dommage. Et je ne pense pas en pouvoir estre deschargée que dans le temps que je vous demande. Delphire alors : Encores, me dit-elle, que nous eussions si peu de courtoisie que nous ne voulussions pas vous accorder, si est-ce que nous y serions obligez par l’ordonnance du Dieu qui nous a envoyez vers vous, pource qu’il nous a commandé d’obeïr à tout ce que vous nous diriez : De sorte, continua-t’elle, ô ! belle & discrette Bergere, que ce que vous demandez en grace, vous le pouvez prendre d’authorité, sans qu’il nous puisse estre permis d’y contredire. Puisque vous l’avez agreable, leur dis-je, je m’en iray donc où la necessité m’appelle, bien faschée de vous rompre si tost compagnie, mais avec promesse de me trouver icy demain, & à cette mesme heure. A ce mot je prins congé d’eux & de tout le reste de leur trouppe, & m’en allay le plus hastivement que je pûs, pour faire veoir que j’estois pressée. Diane s’estant arrestée-là, Astrée & Philis comme si elles eussent conferé ensemble, luy dirent qu’elles trouvoient fort mauvais qu’elle eust esté si long-temps sans leur apprendre cette advanture, & que sans la curiosité d’Alexis elles n’en auroient encore rien sceu. Il est vray ce que vous dittes, leur respondit Diane en sousriant, mais bien davantage : c’est que si Madame ne m’eûst insensiblement jetté dans les discours de ma vie passée, je ne vous en eusse parlé, ny n’eusse tenu à ces Amants troublez la parole que je leur avois donnée : car à n’en mentir point, je ne m’en estois pas ressouvenuë. Mais toute la faute en est à ce beau Berger, elle dit cecy en monstrant Sylvandre : car sa nouvelle Amour m’avoit hier tellement occupée, & aujourd’huy nostre traitté de paix si bien divertie que j’en avois oublié & le commandement d’un Dieu & la priere des hommes. Mais je suis plus heureuse que sage, car voicy le lieu, & il est l’heure que je les dois trouver. Diane se teut pource qu’Alexis & ses belles Bergeres oyant chanter quelqu’un prés d’elles voulurent ouyr ce que c’estoit. Elles veirent un Berger qui suivy de beaucoup d’autres, & de quelques Bergeres, disoit cette chanson.



Il trouve par tout la repre-
sentation de luy & de
sa Maistresse.



STANCES.




I.


  Arbres qui tousjours verds,
Desdaignez les hyvers,
Comme vous est mon cœur,
En mesprisant toute extreme rigueur.


II.


  Rocher d’eternité,
A jamais arresté,
Filinte est comme toy,
Dans les liens d’une eternelle foy.


III.


  Neiges de qui les eaux,
S’escoulent en ruisseaux,
Pressé de mes mal-heurs,
Mon cœur aussi s’escoule tout en pleurs.


IV.


  Et vous sommets chenus,
Jusqu’au Ciel parvenus,
Vous estes bien plus bas,
Que les desseins de mon cœur ne sont pas.


V.


  Glaçons qui resistez,
Aux Soleils des Estez,
Avec plus de froideurs,
Delphire encore, s’oppose à mes ardeurs.


VI.


  Deserts qui ne produicts,
Jamais herbes ny fruicts,
Delphire à qui la sert,
Est tout de mesme un sterile desert.


VII.


  Et bref en quelque lieux,
Que je tourne les yeux,
Par tout je n’apperçoy,
Que le portraict de Delphire, où de moy.


  Sitost que Diane eust ouy ces vers. Elle dit à sa compagnie, voila indubitablement ceux dont je viens de vous entretenir. Il faut advoüer que les Dieux ont une prevoyance avec laquelle soit que nous y contribuyons, soit que nous n’y pensions pas, les choses qu’ils ont ordonnées ont tousjours un succez tel qu’ils l’ont resolu. Par là ma maistresse, dit Sylvandre, vous devez tirer une tres-grande asseurance que la volonté des Dieux est que vous les jugiez, vous ayant conduite icy tant à propos & sans y penser. Mais adjousta Philis, considerez comme ils sont bons menagers, s’estans servis d’un mesme voyage de Diane, pour remettre en repos Sylvandre, & ces autres bergers desquels vous parlez.


  Personne ne respondit rien, parce que la trouppe des estrangers estoit si proche, que Diane fut contrainte par civilité de les aller saluër, & peu apres Alexis, Astrée & Philis en firent de mesme. Et lors vous voyez dit Diane, comme je suis personne de parole, y ayant desja quelque temps que je suis icy, où cette bonne compagnie, dit-elle, monstrant Alexis & ses compagnes, ont voulu venir, non seulement pour la curiosité de sçavoir le subjet, qui vous conduit vers moy, mais aussi pour m’aider à donner un jugement plus equitable sur ce que vous avez à me proposer. Nous avons bien de la honte belle & discrette Bergere, reprit Delphire, de vous avoir fait attendre : mais l’obligation que nous avons à toute vostre trouppe est encore plus grande, puis que tout nostre repos dependant de ce que vous ordonnerez, il n’y a point de doute que nous desirons sur toute chose, que le jugement que vous donnerez, soit juste & equitable. Mais, ô nostre juge, in- terrompit Thomantes, que sera-ce, si ceux qui seront condamnez ne veulent observer l’ordonnance ? Et ma demande n’est pas hors de raison : Car j’ay veu ceste belle fille, continua-t’il, montrant Delphire, si peu soucieuse d’observer les loix, que tout le reste des humains tiennent pour inviolables, que je crains grandement qu’elle ne sera gueres plus religieuse à ce que vous luy ordonnerez, si c’est contre son gré. O Thaumantes, s’escria Delphire, ceste reproche est insupportable, & si ce n’estoit que bien-tost j’espere que nostre Juge me vengera des autres outrages que j’ay receus de vous, je luy demanderois justice de ceste injure. Vous avez tant accoustumé, reprit Thaumantes, de vous plaindre sans raison, que je ne trouve pas estrange qu’à cette heure vous en fassiez de mesme, ny mesme que vous soyez estonnée de m’ouyr parler si franchement, ayant toute ma vie vescu avec vous sous les loix d’un si grand respect, que les plaintes seulement ne m’estoient pas per- mises en mes plus grandes peines. Mais ne voyez-vous pas que maintenant nous sommes devant nostre Juge, & qu’il faut qu’il sçache & vos cruautez & mes supplices pour en juger sainement. Je ne veux point entrer en discours avec vous, dit Delphire, mais seulement je diray à nostre juste Juge, qu’à vos paroles elle peut aysément juger qu’il est vray, que la suppresme injustice, c’est de cacher la justice : Et ensemble je la supplieray de ne vouloir point perdre plus de temps à vous escouter ; mais qu’elle l’employe à ce que les Dieux luy ont ordonné.


  Cependant que Delphire & Thomantes parloient ainsi, il sembla à Sylvandre de cognoistre dans ceste troupe le Berger Filinte & Asphale : & il ne se trompoit point, car c’estoient ces deux Bergers : Cela fut cause que s’addressant à eux. Si le nom de Sylvandre, leur dit-il, vous peut remettre en memoire celuy qui l’a tousjours porté, faites-moy l’hon- neur, courtois Bergers, de croire que je suis aujourd’huy celuy que j’estois durant que nous avons vescu ensemble, c’est-à-dire, plein d’une tres veritable passion de vous tesmoigner par toutes sortes de services, l’estime que je fais de vostre vertu & de vostre amitié. Je viens donc m’acquitter de ce que je vous dois, & vous offrir tout ce qu’il vous plaira retirer de moy, ainsi que par nos loix nous y sommes tous obligez en ceste contrée. Gentil Berger, respondit Filinte, apres l’avoir recogneu, nous recevons tant de contentement de vous retrouver, & nous l’avons si passionnément desiré, que la cognoissance que vous nous donnez de vous, ne vous aquitte pas seulement de toute sorte de debte envers nous : mais de plus nous met en une tres grande & nouvelle obligation. Et à ce mot l’embrassans & caressans tous d’eux, luy firent bien paroistre combien ils faisoient d’estime de sa vertu & de son amitié : Et eussent demeuré plus long-temps en leurs discours, n’eust esté que Diane, à la priere de Delphire & de Thaumantes, s’estoit desja assise sur un tertre un peu plus relevé : & qu’Alexis, Astrée, Phillis, & les autres Bergeres commençoient toutes à choisir leurs places, afin d’oüir le different qui estoit entr’eux. Ce qui fut cause que Filinte & Asphale en firent de mesme avec Sylvandre. Et lors Diane. Il me semble, dit-elle, belle Bergere, & vous gentil Berger, que si vous desirez quelque chose de moy, il seroit necessaire que vous me fissiez entendre vostre different, & que pour ce sujet il faudroit que vous eslussiez quelqu’un qui dist la verité de ce qui s’est passé entre vous, & puis chacun pourroit dire ses raisons. Belle & discrette Bergere, dit alors Asphale, nous sommes quatre Bergers & deux Bergeres, qui avons interest au jugement que vous devez faire : Et c’est pourquoy, si vous le trouvez bon, Androgene, dit-il le luy monstrant du doigt, ou moy, vous raconterons ce qui touche Thauman- tes, Filinte, & Delphire : Et apres, ou Filinte, ou Thaumantes, vous rapporteront le different de Dorisée, d’Androgene, & de moy. Il me semble, respondit Diane, qu’il est plus à propos, pour abreger, que les Bergeres fassent ce premier rapport, que non pas les Bergers, qui ordinairement sçavent trop bien deduire leurs raisons. Et pource, Dorisée, c’est à vous à qui j’en donne la charge : & non seulement pource qui concerne Delphire, mais pource qui vous touche aussi ; ne pouvant entrer en doute qu’une si discrette Bergere, ne nous vueille dire la verité, qui aussi bien nous sera assez justifiée par la bouche mesmes de ceux qui, apres qu’elle aura parlé, nous rapporteront leurs raisons. Dorisée alors, apres avoir faict une grande reverence, se remit en sa place, & puis ayant demeuré quelque temps sans parler, elle commença de ceste sorte.




HISTOIRE
De Delphire & de Dorisée.




  Si ceux qui ont parlé de la jalousie en avoient eu l’experience telle que nous, ô sage & discrette Bergere, ils eussent sans doute dit qu’elle est ennemie d’Amour, & que comme le froid est contraire au chaud, de mesme elle est directement opposée à cette passion qui fait aymer, parce qu’elle naist de crainte & de peur, & par consequent froide, & peut-estre gelée, & que l’Amour est tousjours bruslant & enflammé. Et non pas comme au contraire ils ont estimé qu’elle fust fille d’Amour, & tellement necessaire à sa grandeur & à sa conservation, que comme l’eau que le mareschal jette sur le feu le rend plus vif & plus ardent, de mesme la jalousie augmente & rend plus violente la flame, dont Amour consom- me les ames de ceux qui ayment. Si vous ne m’aviez ordonné, tres-sage Bergere, de vous raconter ce qui est advenu entre Delphire, Thomantes, Filinte, Asphale, Androgene & moy, j’essayerois de rapporter quelque exemple pour prouver ce que je dis : mais je m’asseure qu’au discours que j’ay à vous faire, vous en treuverez tant de preuves, que vous confesserez avec moy : Que si l’Amour peut difficilement estre sans la jalousie, la jalousie au moins ne peut jamais estre sans offencer l’Amour.


  Sçachez donc, belle & sage Bergere, que Thomantes estant seul fils de sa maison, fut eslevé fort cherement, par la sage Bergere Ericanthe sa mere, & par Eleuman son pere, avec tant de soin, que jamais ils ne voulurent permettre qu’il fust nourry hors de leur presence, leur semblant aussi-tost, qu’ils le perdoient de veuë, qu’il fut desja entierement perdu pour eux. Et parce qu’entre tous ceux de nostre hameau, Eleuman, & Ericanthe estoient les plus riches, tant pour la quantité des troupeaux & pasturages qu’ils possedoient, que pour un grand nombre de Bergers & Bergeres que, comme pere de famille ils avoient en charge, & sous leur conduitte, le jeune Thaumantes fut instruict en tous les honnestes exercices qu’un Berger de telle qualité eust pû estre, ausquels selon son aage il alla de telle sorte profitant, qu’il n’y en avoit point en tout nostre contour qui pûst s’esgaler à luy. Estant sorty des mains de sa Nourrice, on luy donna un vieux & sage Pasteur, pour avoir le soin de sa conduitte : Non pas que pour cela il sortist de la compagnie des filles, qui servoient Ericanthe ; car au contraire il demeura parmy elles, jusques en l’aage de dix ou douze ans, tant aymé & caressé de toutes, qu’il sembloit que c’estoit à l’envy à qui l’aymeroit le plus : parce qu’outre qu’il estoit tres-aymable, & avoit toutes les conditions qui peuvent rendre telle une tendre jeunesse, encore sçavoient-elles bien que cet enfant estoit l’amour & les delices du Pasteur Eleuman, & de la sage Ericanthe leur maistresse. Mais comme il advient ordinairement que plustost par instinc que par eslection en tel âge l’on s’addonne le plus, à aimer une personne qu’une autre, le jeune Thomantes n’eut point atteint neuf ou dix ans, qu’il fit paroistre une grande inclination à aimer Delphire, qui pour lors estoit nourrie aupres d’Ericanthe, & qui n’avoit pas encores plus de sept ou huict ans. Leur aage innocent, & leur dessein sans desseins, ne leur enseignant point de dissimuler ceste bonne volonté, fut cause qu’incontinent chacun s’apperceut de la particuliere affection de Thomantes, dont Ericanthe fut tres-aise, tant parce que la Bergere estoit veritablement digne d’estre aimée & servie de chacun, que d’autant que plusieurs jugent n’y avoir rien qui esveille plus la jeunesse, ny qui la porte à de plus nobles desseins que l’Amour, faisant en cela l’office du fusil, qui faict estinceler un rocher, de son naturel froid & sans clairté. L’on peut aysément penser quelle pouvoit estre l’affection qu’en telle enfance ils se portoient l’un à l’autre : car je m’asseure qu’elle n’alloit point plus outre qu’au plaisir qu’ils avoient de joüer ensemble aux noisettes ou aux espingles, de se faire present de quelques pommes ou de quelques cerises, & de s’entretenir des fables que leurs nourrices leur avoient autresfois racontées en leur donnant le laict : Tant y a que comme de petits commencemens se produisent quelquefois de grands effects, il advint que continuant entr’eux ces petites enfances, Amour prit plaisir d’en faire peu à peu une tres-belle & tres-grande affection. Le Berger pouvoit atteindre sa quatorziesme année, qu’il se pouvoit dire vieux Amant, quoy que fort jeune Amoureux, y ayant desja cinq ou six ans qu’il aymoit, sans qu’il sceust dire que c’e- stoit que l’Amour. Et d’effect en ce temps-là il chantoit fort souvent ces vers.




SONNET.




Il ignore son mal.


  Mon Dieu quel est le mal dont je suis tourmenté,
Je languis & je meurs, & toutefois j’ignore
Quel peut estre le Nom du mal qui me devore.
N’est-ce point, ô mon cœur, trop grande lascheté ?


  Un vouloir estranger m’oste ma volonté,
Un œil ravit mon cœur, & je ne puis encore
Plus j’en ressents de mal, que plus je ne l’adore,
Cherissant ma prison plus que ma liberté


  Quelquefois je me plaints de ce qui me tourmente,
Quelquefois je me plains de ce qui me contante :
Depuis que je la veis tout mon bien s’envola.


  Depuis que je la veis tout me fut agreable,
Je me plais, je m’ennuye en un object semblable,
Je scay que j’ay ce mal, mais qu’est-ce que cela ?


  En fin rendus sçavants & l’un & l’autre par l’aage, ils recogneurent qu’ils s’aymoient aussi-tost presque qu’ils purent sçavoir que c’estoit qu’aymer. Et ce fut lors que reconfirmant par leur volonté ce qu’ils avoient fait par hasard, ou au moins par une inclination aveugle, ils commencerent de jetter les fondements d’une veritable affection.


  Les soings de Thomantes estoient grands à tesmoigner à Delphire la bonne volonté qu’il luy portoit : Mais la modestie de Delphire n’estoit pas moindre à les recevoir avec la discretion, & avec le respect qu’elle devoit au fils d’Ericanthe. De sorte que comme chacun voyoit l’Amour du Berger, chacun aussi loüoit & estimoit la sagesse de la Bergere, à sçavoir si bien tenir le milieu d’un sentier si glissant, qu’elle ne pencha jamais plus d’un costé que de l’autre. Je veux dire qu’elle marcha si justement entre l’Amour & le respect, que l’on ne pouvoit cognoistre si ses actions procedoient plus de l’affection que du devoir, l’Amour de Thaumantes estoit desja recogneuë de tous ceux de la maison d’Ericanthe, & Delphire mesme n’en pouvoit presque plus douter, avant que le berger luy eust par ses paroles fait entendre ce que toutes ses actions alloient si fort publiant : Un puissant respect le contraignant à ce silence, lors qu’en fin son affection prenant de jour en jour plus de force, elle luy fit rompre tous les liens qui luy retenoient la langue.


  La premiere fois qu’il prit ceste hardiesse, ce fut le jour de sa naissance, qu’Ericanthe, (pour remercier les Dieux de le luy avoir donné pour le support de sa maison, & pour le contentement de ses vieilles années) celebroit tous les ans à mesme jour qu’il estoit nay.


  Non point trop loin de la source de nostre gentil Lignon, Eleuman & Ericanthe ont une demeure sur les bords de ceste delectable riviere, qu’il semble que la Nature se soit pleuë d’embellir de tout ce qui la pouvoit rendre agreable. Elle est posée sur une coline qui luy donne une veuë, quoy qu’un peu limitée à cause des autres petites montagnes assez voisines, toutefois si belle, qu’il semble que ceux qui peignent des paysages ayent pris le patron sur sa situation. Lignon prend son cours au bas de ceste coste, que des prez d’un costé & d’autre vont accompa- gnant presqu’autant que la veuë se peut estendre. Les saulayes qui separent ces prez, & les petits fossez par lesquels on desrobe les claires eaux de Lignon, semblent autant de petits ruisseaux qui vont abreuvant ces belles prairies. Tout le panchant de la coline est couvert de l’ombrage de quantité d’arbres disposez en allées, par lesquelles on descent sans incommodité du Soleil, ny de la descente jusques sur l’agreable rivage de ceste claire riviere, que les fleurs presque en tout temps esmaillent de cent diverses couleurs. Les Rossignols qui semblent avoir choisy ce lieu pour leur demeure ordinaire, le peuplent de telle sorte qu’on jugeroit à ouyr les divers chœurs qui se respondent à la voix les uns des autres, qu’ils ont abandonné tous les autres endroits de la contrée pour à l’envy venir chanter parmy ces arbres. Et la Nature a tant de graces, n’ayant pas voulu estre avare de ce qui pouvoit embellir entierement ce lieu y a fait sourdre tant de fontaines tout le long de ce penchant, qu’on diroit qu’elles y sont conduittes par l’artifice. Bref ce lieu est la delice & le plaisir de tous les hameaux voisins, ou presque tant que le beau temps le permet il y a ordinairement un grand concours de peuple, & mesmes aux jours qui sont particulierement dediez à quelque resjouyssance, comme estoit celuy de la naissance de Thaumantes.


  Il sembla que le Ciel voulut donner cognoissance à ce jeune berger qu’il ne l’avoit fait naistre que pour vivre au service de ceste belle fille, car ayant eu toute l’année tant de commodité de parler à elle, & de luy faire entendre l’affection qu’il luy portoit, il attendit toutesfois à le luy declarer par parole au jour de sa naissance, comme s’il eust voulu dire, que le jour qu’elle le recevoit pour son serviteur, seroit celuy que veritablement il commenceroit de vivre. De fortune quelque temps auparavant un oncle de Delphire estoit mort, qui la contraignoit selon la coustume de porter un habit de dueil, & parce qu’entre toutes les jeunes bergeres du hameau Delphire avoit cette grace de s’habiller & s’agencer le plus proprement, elle parut si belle en cet habit de tristesse qu’il ny eust personne qui ne tournast les yeux sur elle, avec ravissement, tant pour sa beauté que pour sa gentillesse. Mais entre tous Thomantes l’admiroit, ou plustost l’adoroit : Il y avoit du plaisir à considerer ses actions, car ses yeux estoient si occupez à la regarder, que ne pouvant la veoir toute à la fois, il alloit tournant autour d’elle, sans se pouvoir saouller de la contempler, & de la louër. Tantost il estimoit la blancheur de son visage, tantost la vive couleur du teint, tantost la vivacité de ses yeux, tantost le corail de sa bouche, tantost l’ivoire de ses dents, quelquesfois sa belle taille, quelquesfois la delicatesse & blancheur de sa main. Et d’autresfois l’advantage qu’elle avoit sur toutes ses compagnes, de sçavoir si bien se prevaloir des habits & de tout ce qu’elle mettoit sur elle. De sorte, concluoit-il, qu’il n’y a rien de si beau, ny de tant aimable que Delphire. Vous me racontez, respondit-elle en sousriant, une histoire si nouvelle, & si peu croyable que, quant à moy, je n’y sçaurois adjouster foy. Je sçay bien, respondit il, d’où vient cette incredulité : c’est parce que vous ne vous pouvez pas veoir, car si le Ciel vous faisoit cette grace, je ne vous croy point tant ennemie de la verité que vous ne fussiez contrainte de dire que j’ay raison. Je me suis veuë plusieurs fois, repliqua-t’elle, & dans les claires eaux des fontaines, & dans diverses glaces de miroirs, mais je n’ay point remarqué ce que vostre flatterie vous fait dire. O Delphire, adjousta-t’il, que ces representations sont imparfaittes, & qu’elles font de tort à vostre beauté : Mais aussi, comment pouvez-vous penser que ces choses mortes & sans aucun sentiment vous puissent bien representer. Vous, dis-je, qui estes la vie de tous ceux qui ont le bon-heur de vous veoir. Que si vous avez volonté de veoir au vray quelle vous estes, prenez un miroir vivant que je vous donneray, & je m’asseure que si vous y daignez jetter les yeux vous vous y verrez plus belle encore que je ne vous sçaurois dire. Et qu’est-ce, dit la Bergere, que vous appellez un miroir vivant. Mon cœur, respondit-il. Ah Thomantes ! s’escria-t’elle, que ces miroirs sont faux, je pense qu’il sont infidelles, car outre qu’on ny veoid pas ce que l’on veut, mais seulement ce qu’il plaist à ces miroirs trompeurs, encore n’y a-t’il point d’asseurance en leur representation : parce qu’elle n’est que telle que la passion de l’ame la luy ordonne. Je croy bien, reprit-il, froidement que le cœur ne represente que ce qui est dans l’ame : mais c’est bien aussi pour cela que je vous dis que vous verrez dans le mien Delphire en sa parfaite beauté, parce que vous estes de sorte emprainte dans la mienne, que rien n’y sçauroit estre plus parfaittement. Que vous estes menteur, Thomantes, respondit-elle, & que vous vous mocqueriez de moy si j’adjoustois foy à vos paroles ! Il n’y a rien qui soit plus honteux, reprit-il, à une personne d’honneur que d’estre surprise en menterie.


  Vous ne craignez pas veritablement repliqua-t’elle cette honte, car vous sçavez bien que personne ne peut veoir dans vostre cœur pour vous en convaincre. Les actions, adjousta-t’il, sont celles qui ouvrent les portes du cœur, & vous verrez que toutes les miennes vous tesmoigneront que Thomantes aime Delphire, & que jamais il ne regardera des yeux d’Amour autre beauté que la sienne, & je vous faits cette declaration le jour que je veis la premiere fois le Soleil ; afin de vous rendre un asseuré tesmoignage que je croy que le Ciel m’a donné la vie pour ne l’employer jamais qu’à vous aymer & à vous servir, ou pour le moins il veut que je recommence & continuë à vivre pour ce seul subjet, ce que je proteste de faire avec tant d’affection & de fidelité, que vous serez contrainte d’advouër que veritablement je suis vostre serviteur.


  Thomantes, en suitte de cecy adjousta encore quelques paroles que je laisse à vous dire, pour n’estre ennuyeuse, & que Delphire n’interrompit point, parce qu’encores qu’elle eust un esprit vif & un tres-bon jugement, si fut-elle un peu surprise & empeschée à choisir la response qu’elle luy devoit faire. Car l’honneur & le respect qu’elle luy portoit pource qu’il estoit fils d’Ericanthe, la bonne volonté qu’elle avoit desja pour Thomantes, les vertus & l’amitié qu’elle avoit recogneus en luy, & la crainte de manquer à son devoir l’entretenoient en cette irresolution.


  Cela fit que Thomantes apres s’e- stre teu, & avoir attendu sa response quelque temps, & qu’il veid qu’elle demeuroit muette, continua de ceste sorte. Je voy bien, belle Delphire, que vostre silence me menace, & que la vie que la douceur de vos yeux me promet ne m’est gueres asseurée, qu’au contraire l’augure que je devois prendre de cet habit noir que vous portez ne sera que trop veritable à mon dommage. Et à ce mot changeant de couleur, la parole luy mourut à la bouche, & quoy qu’il s’efforçast plusieurs fois de reprendre son discours, si ne le sceut-il faire tant il demeura confus de n’avoir point de response.


  Delphire alors pour ne le laisser en ceste peine plus longuement Thomantes, luy dit-elle, les paroles que je vous oy proferer, sont assez semblables à celles que d’ordinaire la pluspart des Bergers tiennent aux Bergeres. Aussi veux-je croire que c’est plustost par coustume que par dessein que vous me le dites. Et toutesfois le respect que je vous doibs, & l’honneur que je reçois de la peine que vous prenés de parler à moy, m’obligent à les estimer, comme venant du plus gentil Berger que je cognoisse, & duquel je cheriray tousjours la bonne volonté comme je doibs & comme elle merite. Et parce qu’elle ne voulut pas que ce discours continuast plus avant pour ceste fois, à ces paroles elle se mit entre ses compagnes.


  Mais, ô Sage bergere, il faut que vous sçachiez que long temps auparavant Filinte, qui est ce berger que vous voyez assez prés de Delphire, dit-elle le monstrant de la main, & fort proche parent de Thomantes, s’estoit rendu serviteur de ceste mesme bergere : & parce qu’il avoit plus d’aage que luy, il avoit aussi eu plustost que luy la hardiesse de se declarer pour tel : mais d’autant que quelque urgente affaire l’avoit contraint de partir de nostre hameau pour un assez long voyage, il sembla que le ciel voulust favoriser le dessein de Tho- mantes en luy ostant ce rival qui ne luy estoit pas peu ennuyeux. Filinte donc partit plein d’amour & de desplaisir, & douze ou treize. Lunes apres revint avec la mesme amour qu’il avoit emportée, sinon que peut-estre elle n’estoit pas accreuë aussi bien que son corps.


  Mais si à l’heure qu’il partit il eut opinion d’avoir quelque advantage sur Thomantes, à son retour il cogneut bien que la mortelle ennemie d’Amour est l’absence : car il trouva tellement le dessein de son rival advancé, & le sien reculé, qu’un autre que luy en eust perdu toute esperance. Toutesfois son courage genereux ne voulant ceder à aucune dificulté, luy fit prendre resolution de continuer ce qu’il ne pouvoit laisser imparfait, sans donner quelque cognoissance d’estre vaincu. Il recommance donc à son retour ses recherches, adjouste de nouvelles supplications aux anciennes prieres, renouvelle les vieux services par de nou- veaux, & bref se plaint d’estre traité injustement, & presse & importune de telle façon que s’il n’obtient rien sur l’esprit resolu de Delphire, il met toutesfois de grands soupçons & de puissantes jalousies dans l’ame de Thomantes.


  Car encores que veritablement Delphire preferast en soy-mesme Thomantes, si est-ce que la vraye amour de ce Berger ne le laissoit point vivre en repos, sçachant assez qu’avec qui aime bien & s’opiniastre Amour fait des miracles. Et de là procederent tant d’inquietudes & tant de peines que ces deux Bergers se donnerent depuis si longuement l’un à l’autre.


  Et toutesfois, quoy que leur amour fust tres grande & que la violence de leur affection allast de jour en jour augmentant : Si est-ce que l’amitié qui estoit entr’eux n’en fut jamais alterée. En quoy ils monstrerent un tres-grand jugement, retenant si sagement de si sensibles interests soubs les loix de la raison, ce qui estoit encore plus estimable en Filinte qui estoit le moins aimé & de qui l’humeur naturellement estoit assez depiteuse. Et certes il sembloit bien qu’en quelque sorte l’authorité d’Eleuman, & principalement d’Ericanthe deust rendre le party de Thomantes avantageux. Si est-ce que celuy de Filinte n’estoit pas foible, à cause d’une sœur qui estoit nourrie par la mesme Ericanthe, comme Niepce d’Eleuman, & qui pouvoit beaucoup sur Delphire. Et d’effect c’estoit à elle à qui Filinte faisoit ordinairement ses plaintes. Il advint en fin, que ce Berger apres avoir remarqué en diverses occasions la preference que cette Bergere faisoit de Thomantes à luy, & apres en avoir fait toutes les plaintes qu’il pouvoit, voyant qu’il n’en recevoit que de nouveaux tesmoignages d’estre peu aimé, comme il estoit prompt & d’un esprit fort sensible, perdant toute esperance, & toute patience, il se resolut de se retirer d’un servage qu’il estimoit si honteux, & apres avoir quelque temps cherché la commodité de parler à elle En fin l’ayant trouvée, en lieu où personne ne le pouvoit ouyr. Il luy tint un tel langage : Vous sçavez Delphire si je vous ay aimée, & je dis que vous le sçavez parce qu’un si bel esprit que le vostre ne peut ne l’avoir cogneu assez clairement par toutes mes actions, puis que mon affection a commencé dés vostre berceau, & m’a tousjours accompagné par tous les lieux, où depuis j’ay esté. Vous sçavez si vos froideurs, vos mescognoissances, ny mes absences trop longues m’ont pû divertir de cette affection, puis que jamais vous ne me pouvez reprocher que rien l’ait pû diminuer. Maintenant pressé, où plustost oppressé, des mespris & des outrages que je reçois de vous, je vous viens dire que les treuvant insupportables, je quitte le nom de serviteur de Delphire, & que ce que ny le temps, ny les absences, ny vos rigueurs, n’ont pû faire, le mespris seul insupporta- ble à mon courage, & duquel vous usez envers moy le fait entreprendre à mon juste despit. Delphire, sans s’esmouvoir aucunement & presque bien aise qu’il fist ceste resolution, luy respondit avec une froideur extrême. Je n’ay jamais creu ny desiré Filinte, que vous eussiez la volonté de porter le tiltre que maintenant vous portez, & ce m’est chose tant indifferente, que si vous jugez que parmy mes compagnes, il y en ait quelqu’une qui ait assez de merite, je vous conseille de l’aimer & de la servir.


  La froideur dont cette response fut faite offença encore davantage le courage de Filinte, & cela fut cause qu’il s’en alla avec un visage refrogné, & qui monstroit assez sa mauvaise satisfaction. Mais d’autant que le despit est une passion qui ne laisse jamais libre le jugement, il creut que pour se vanger bien de Delphire, il falloit essayer de divertir Thomantes de l’affection qu’il avoit pour elle. Et comme il y a des personnes qui esperent tout ce qu’elles desirent & sur qui la passion a tant de puissance, qu’elle leur figure faisable tout ce qu’elles voudroient qui advint, il s’imagina de pouvoir luy persuader de s’en retirer & en ce dessein, il l’alla treuver, & apres l’avoir tiré à part : Mon frere, luy dit-il, car c’est ainsi qu’Eleumant vouloit qu’ils s’appellassent, quoy qu’ils ne fussent que germains, je viens vous supplier d’une grace que vous ne devez point me refuser, pource que je la vous demande avec toute sorte d’affection, encore est-elle autant à vostre advantage qu’au mien. Mon frere, respondit Thomantes, vous devez bien croire que tout ce que je pourray pour vostre contentement je le feray sans doute d’aussi bon cœur que vous le sçauriez desirer. Promettez-le moy donc, adjousta Filinte, car je sçay bien que si vostre promesse ne vous y oblige vous en ferez au commancement de la difficulté. Je ne puis rien promettre, repliqua Thomantes que je ne sçache que c’est, & vous ne devez pas craindre que les difficultez me puissent jamais empescher tout ce que je pourray pour vostre contentement. Et là-dessus ayant esté longuement disputé de costé & d’autre, en fin Filinte voyant qu’il ne pouvoit point l’obliger par la promesse se resolut de luy dire : Pour la plus grande obligation en laquelle vous me puissiez jamais mettre, je vous supplie mon frere quittez l’amitié de Delphire, ou pour le moins faittes-en semblant pour quelque temps : l’orgueil l’emporte à une telle insolence que pour peu qu’elle continuë elle se va rendre insuportable. Il luy semble que tous les hommes qui sont en l’univers ne sont faicts que pour elle, & peu s’en faut qu’elle ne pretende que tous les respects & les devoirs que vous & moy luy rendons de franche volonté, ne luy soient deubs par obligation, & qu’elle ne les demande comme un tribut qu’elle est en possession de tirer de tous ceux qui la croyent : N’est elle pas gratieuse avec les mespris desquels elle use & envers vous, & envers moy : Encore voudrois-je bien sçavoir sur quoy elle les fonde. Mais mon frere, s’il vous plaist de me croire, asseurez-vous qu’autant qu’elle verra que nous nous retirerons d’elle, autant s’efforcera-t’elle de se rapprocher de nous. Il est bon d’aymer, mais non pas d’estre esclave. Il y a long-temps que j’ay ouy dire que les femmes font tousjours des carresses à un homme, jusques à ce qu’elles sont asseurées qu’elles en sont bien aymées ; mais alors elles ne les traitte point autrement que s’ils estoient esclaves : Obligez-moy, mon frere, de vous en retirer, comme je suis resolu de faire, & vous la verrez bien estonnée avec sa froideur, où plustost avec son indiference. Thomantes en sousriant, mon frere, luy respondit-il, je suis marry que vous m’ayez demandé une chose impossible, car je desirerois autant que ma propre vie de vous pouvoir contenter ; mais asseurez-vous, Filinte, que de quelque sorte qu’il plaise à la belle Delphire de me trait- ter, je ne puis autre chose que le souffrir sans seulement murmurer, tant s’en faut qu’il soit en ma puissance de me pouvoir distraire de cette servitude en laquelle elle me detient. Et quant à moy je vous confesse que c’est avec raison, qu’elle pense que tous ceux qui la voyent sont obligez de la servir & de l’adorer, parce que jugeant autruy par moy-mesme, il me semble qu’apres l’avoir veuë ce seroit un grand deffaut de jugement de ne vouloir finir ses jours en cette servitude. Et quoy Thomantes ! s’escria Filinte, vous estes donc opiniastre en cette honteuse resolution. Mon frere, mon amy respondit Thomantes le sort en est jetté. J’y suis tellement resolu que non seulement je n’ay point de volonté de faire autrement : mais s’il m’arrivoit de le vouloir j’en mourrois de honte. Mais vous Filinte quel est vostre dessein. De vivre, luy dit-il en homme de courage, & non pas en esclave. Et afin qu’elle n’en fust nullement en doute, je le luy ay dit, & l’en ay tout à fait asseurée, me sentant assez fort pour supporter toute chose, sinon le mespris : mais j’advouë que contre ce fer je n’ay point d’armes qui puisse resister. Peut-estre, reprit froidement Thomantes, quand je seray plus sage, je feray la mesme resolution ; mais en l’estat où je suis, il ne le faut point esperer.


  Les discours de ces deux Bergers se terminerent de ceste sorte : mais il faut rire de ce qui en advint. Filinte voyant qu’il ne pouvoit divertir Thomantes de sa resolution, comme si la derniere parole qu’il luy avoit tenuë luy eust ravy la memoire entierement de tout ce qu’il avoit dit & à luy & à Delphire, il ne met pas plus d’intervale à se dedire de tout ce que le despit venoit de luy faire proferer, qu’autant qu’il demeura d’aller du lieu où il avoit dit ces choses à Thomantes, jusques à celuy où pour lors estoit la belle Delphire : car d’abord qu’il l’a retrouva, il recourt aux prieres & aux supplications, & envers elle pour oublier ce qu’il luy avoit dit, & envers sa sœur, pour interceder pour luy, la pressant & conjurant, si elle vouloit qu’il continuast de vivre, de faire promptement sa paix. Delphire alors en sousriant. Je le veux, dit-elle, à condition que vous croirez, Filinte, qu’en vous en allant, & en vous en revenant, vous ne m’avez desobligée, ny obligée.


  A peine Delphire avoit achevé ceste parole, que Thomantes arriva, qui voyant cet accord, & voyant ce que Filinte disoit, demeura si ravy d’estonnement, qu’il demandoit à Delphire & à Filinte, si ce qu’il voyoit n’estoit pas un songe ? Non, non, dit le Berger, c’est chose veritable : Mais figurez-vous que j’ay faict comme ces esclaves qui essayent de rompre leurs chaisnes, & qui n’en peuvent pas venir à bout. Mais lors qu’en particulier Thomantes raconta à Delphire la priere qu’il vendoit de luy faire, jugez si la Bergere demeura ravie de deux si prompts & si differents mouvements.


  Cependant que ces deux Bergers vivoient de ceste sorte, je revins des rives d’Argent, petite riviere qui coule assez prés d’icy, & qui avec tant d’autres se va rendre dans le grand fleuve de Loire, en mesme temps Asphale, (qui est ce Berger que vous voyez auprés de Filinte, & qui est son jeune frere) fit dessein de me rechercher, plustost, comme je croy, pour dire qu’il n’estoit pas le seul de son hameau & de son aage qui n’aymast point, que pour autre raison qui le pûst convier à ceste resolution. Or tout ainsi que comme frere de Filinte il estoit tousjours presque en sa compagnie ; aussi comme amie, & peut-estre encore comme alliée de Delphire, nous estions presque d’ordinaire ensemble. Je pris garde que Asphale alla longuement incertain sans sçavoir à laquelle de toutes mes compagnes il se donneroit ; imitant l’abeille, qui dans un jardin va volletant sur diverses fleurs, sans sçavoir sur laquelle s’arrester : car tantost il en vouloit à Delphire, quelquefois à Filise, d’autrefois à Eritrée, & quelquefois à moy : mais en fin, apres avoir tourné & retourné, tantost vers l’une, & tantost vers l’autre, il s’arresta à moy, pour le moins il en fit le semblant. J’advouë que si j’eusse eu dessein d’estre aymée, Asphale ne m’eust point esté desagreable : car encore qu’il soit present, je ne laisseray de dire que mal-aysément sçauroit-on rencontrer en un Berger tant d’aymables qualitez que l’on en peut remarquer en luy. Adroit en toute sorte d’exercice, propre & gentil en ses habits, gracieux & vif en ses discours, courtois envers les Bergeres, civil envers les Bergers, respectueux avec ceux qu’il praticque, & tellement complaisant avec tous, qu’il est impossible de s’ennuyer en sa compagnie. Et avec tout cela, interrompit-il, celuy de toute la troupe le moins aymé de la belle Dorisée. Dorisée, respondit-elle en sousriant, n’est pas resoluë d’aymer tout ce qui est ayma- ble. Et lors continuant son discours. Or ce Berger, dit-elle, quoy que je luy eusse dit assez franchement mon dessein, & qu’il ne devoit point perdre le temps en une recherche de laquelle il ne pouvoit attendre aucun contentement, si ne laissa-t’il de s’y opiniastrer, & d’esperer que le temps qui surmonte toute chose, pourroit à la fin vaincre ma resolution, & changer ma volonté. Il ne perd donc point d’occasion de me tesmoigner son affection qu’il ne le fasse. Et parce qu’à toutes heures j’estois dans la maison d’Ericanthe, pour l’amitié que je portois à Delphire, à toutes heures aussi il parloit à moy : car estant neveu du sage Pasteur Eleuman, il ne bougeoit de sa maison, & y vivoit avec la mesme franchise qu’en la sienne propre : de sorte qu’il eust fallu que je n’eusse point eu d’oreillles, si je n’eusse apris de luy cent fois le jour, qu’il m’aymoit, & que le plus grand de ses desirs estoit d’estre aymé de moy. Que si son opiniastreté ne fit point de plus grand effect, pour le moins par la longueur du temps, elle me fit penser que peut-estre estois-je aymée de luy, & ceste opinion obtint sur moy que contre ma resolution, je luy permis de continuer : Mais avec tant de reserves, qu’il ne s’en pouvoit contenter. Et entre les autres, Que la permission que je luy donnois de m’aymer, ne me pourroit jamais obliger à en faire de mesme envers luy : Qu’il tiendroit tellement son affection secrette, & sur tout ceste permission que je luy donnois, que si quelqu’un venoit à la sçavoir, je la tenois dés lors pour revocquée. Qu’il vivroit avec tant de discretion en la recherche qu’il pretendoit de me faire, que jamais il ne me feroit paroistre de desirer de moy chose qui pûst offencer mon honnesteté : Et sur tout que je ne serois jamais obligée de recevoir lettres de luy, & plusieurs autres semblables articles, ausquelles, comme je croy, il consentit, cognoissant bien qu’il ne pouvoit rien advancer en les refusant.


  Mais de tous, il n’y en eut point qu’il contrariast plus opiniastrément que le dernier, par lequel j’estois exempte de recevoir de ses lettres. Car, disoit-il, quand mon mal-heur m’esloignera de vous, de quelle façon vous pourray-je faire sçavoir de mes nouvelles, ou avoir des vostres ? Aussi bien, luy respondois-je, quand je recevrois vos lettres, vous ne devez pas esperer que je vous fisse avoir des miennes : si bien que pour ce poinct là, les lettres que je pourrois recevoir de vous, ne vous rapporteroient aucune utilité. Et quant à me faire sçavoir de vos nouvelles, j’en suis & seray si peu curieuse, que ceste peine seroit inutile. Mais, repliquoit-il, ne faites vous point d’estat du contentement que je recevrois de parler à vous de ceste sorte, & vous rendre ainsi compte de ma vie ? A vostre retour, luy disois-je, je la sçauray. Mais cependant ? adjoustoit-il. Mais cependant, respondis-je, je me contenteray de sçavoir que vous m’aymez tousjours ainsi que vous me promettez. Et puis ne m’avez-vous pas dit que vostre vie sera tousjours telle qu’il me plaira ? Il est vray, disoit-il. Or continuois-je en sousriant, quand il me prendra volonté de sçavoir vostre vie, sans avoir la peine de lire vos lettres, j’auray bien plustost faict de me demander quelle je veux qu’elle soit : car soudain par ma propre responce je la sçauray : Et à un besoin ce seroit de moy de qui vous la devriez apprendre quand vous en serez en doute. Ah, mauvaise Dorisée ! reprenoit-il en souspirant, si vous faisiez à bon escient ce que vous dites par mocquerie, encore ne me seroit-ce pas un petit allegement, quand mon mal-heur me voudra esloigner de vostre presence : Mais je voy bien que je ne dois esperer de vous, que le moins que vous pourrez faire pour moy. Pour vostre contentement, respondis-je soudain, je voudrois faire beaucoup ; mais non pas pour cela chose quelconque contre le mien. Et pource si vous voulez quelque complaisance de moy, faites que ce que vous desirez ne contrarie en rien à ce que je veux, & vous pourrez esperer de l’obtenir. Et quoy donc, reprenoit-il, je ne dois point esperer que vous m’escriviez ? Moins encore que cela, respondis-je, car je ne veux pas mesme recevoir de vos lettres. Ceste severité, repliquoit-il à moitié en colere, est trop grande, & je proteste que quoy que vous sçachiez faire, je vous en feray voir. Et moy, respondis-je, je proteste que je n’en verray point.


  Il faisoit tout ce discours, & s’y opiniastroit si fort, parce qu’il sçavoit bien qu’il estoit contraint dans fort peu de temps de m’esloigner, son pere le voulant ainsi pour des affaires qui luy estoient survenues dans la province des Romains. Et d’effet quelques jours apres je le veis venir triste & pensif, & portant au visage la mine d’un condamné au supplice. Dorisée, me dit-il aussi-tost qu’il pût parler à moy sans estre ouy d’autre personne, helas, Dorisée ! voicy le dernier de mes jours, si vous n’avez pitié d’Asphale. Luy voyant le visage tout changé, & la couleur ainsi ternie, j’advouë qu’au commencement j’entray en apprehension qui luy fust survenu quelque mal, & j’estois si bonne que j’en ressentois du desplaisir. Mais apres luy avoir demandé à quel sujet il parloit ainsi, & que j’eus apris que c’estoit pour un voyage qu’il estoit contraint de faire, je ne me pûs empescher de sousrire. Vous riez, me dit-il, Dorisée, de ce que mon cœur pleure : Ah, cruelle fille, si le Ciel ne me venge de vous, je ne sçay ce que je croiray de sa justice. Je ne ris pas, luy dis-je, de vostre voyage ; car puis qu’il vous deplaist il ne me sera jamais agreable : mais si fais bien de la dispute que nous eusmes il y a quelques jours, parce qu’il sembloit que nous prevoyons vostre depart. Si je pouvois esperer, me respondit-il, que vous ne vous plussiez jamais en ce qui me deplairoit, je partirois le plus heureux homme qui ait quelquefois esté contraint d’esloigner ce qu’il adore. Prenez sainement, luy dis-je, ce que je vous ay dit, & vous pouvez vous en aller avec asseurance, que ce qui vous deplaira ne me sera jamais agreable. Et comment voulez-vous, me dit-il, que je l’entende ? Je veux dire, repris-je, que ce qui vous deplaira, pourveu que je n’y aye point d’interest, que pour l’amour de vous il ne me plaira jamais. De sorte, continua-t’il, que parce qu’en mon esloignement vous n’avez point d’interest, & qu’il me fasche, vous aussi vous en estes marrie. Voulez-vous, Asphale, luy dis-je en sousriant, que je concluë comme vous ? Je ne sçay, me respondit-il froidement, ce que vous esloignant je puis vouloir, sinon la mort, puisque mesme vous-vous opiniastrez de ne vouloir point que je vous escrive. Je sçay bien pour le moins, repliquay-je, que je ne recevray point de vos lettres. Vous estes encore, reprit-il moitié en colere, en ceste mauvaise humeur. Et luy ayant faict signe de la teste qu’il estoit vray. Et moy, continuay-t’il, je jure par l’affection que je vous porte, que vous en recevrez, quelque volonté que vous puissiez avoir du contraire. Nous fismes une gageure d’une discretion, de laquelle il se disoit desja asseuré possesseur.


  Nos discours furent longs sur ce subjet, & plus encore sur le desplaisir qu’il emportoit avec luy en m’esloignant, & l’eussent bien esté davantage, si son pere qui le vouloit faire partir le lendemain de grand matin, ne l’eust envoyé querir par deux ou trois fois. Il s’en alla donc trouver son pere, duquel il receut toutes les instructions necessaires pour son voyage : Et lors qu’il fut prest à partir, il appella un Berger assez aagé, & qui dés sa plus tendre enfance avoit eu le soin de le servir. Ce Berger s’appelloit Alindre, homme fin & fort avisé, & qui en servant Asphale luy avoit pris une si grande affection, qu’il n’avoit aucun plus grand contentement que celuy de faire chose qui luy fust agreable. Il se renferme avec cet homme dans une chambre, & la porte estant bien fermée, il luy fit entendre l’affection qu’il me portoit, le desplaisir qu’il avoit de m’esloigner, & l’extrême contentement que ce luy seroit de me pouvoir escrire : Que d’autant que c’estoit chose qu’il vouloit estre secrette, il l’avoit choisy entre tous ceux qui l’aymoient pour luy rendre ce bon office. Alindre qui n’avoit aucun plus violent desir que de complaire en tout à Asphale, luy dit : Qu’en cela & en toute autre chose qu’il voudroit luy commander, il ne manqueroit jamais ny d’affection, ny de fidelité. Asphale à ce mot l’embrassant, Mon cher, amy, luy dit-il, j’ay bien eu ceste creance de vous, & c’est pourquoy comme la chose du monde qui m’est la plus chere, je la remets entre vos mains, vous conjurant de trouver moyen aussi-tost que je seray party, de luy faire veoir ceste lettre, dit-il, luy en remettant une entre les mains, & prendre bien garde à l’artifice duquel vous userez. L’artifice, respondit Alindre, ne sera pas grand ; car estant si familier, comme je suis, chez Eleuman, j’attendray qu’elle aille veoir Delphire, qu’on m’a dit estre grandement aymée d’elle, & il ne peut pas estre qu’en tout le jour je ne trouve moyen de la luy donner. Comment ! s’escria Asphale, penses-tu, Alindre, qu’elle la reçoive de ceste sorte ? Il faut, mon cher amy, qu’elle la prenne & la voye, sans qu’elle sçache qu’el- le vient de moy, autrement elle est d’une si contrariante humeur qu’elle n’en fera rien. Et quoy ! reprit Alindre, elle ne consent donc pas à les recevoir ? Tant s’en faut, repliqua-t’il, qu’elle y consente, qu’elle a juré & protesté de n’en veoir jamais. Et parce que je desire plus que ma vie de luy monstrer que mon affection a plus d’industrie pour parvenir à ce que je desire, qu’elle n’a pas de cruauté pour m’en empescher, je te conjure, Alindre mon cher amy, de mettre, & employer toutes les forces de ton esprit à luy en faire tumber quelqu’une entre les mains. Je sçay que tu as tant d’esprit, & que tu m’aymes tant, que si tu veux t’y estudier, il est impossible qu’elle s’en defende.


  Pour abreger, en fin belle Bergere, Alindre se chargea de deux lettres, & luy promit que puisque c’estoit chose qu’il desiroit avec tant de passion, que l’une ou l’autre asseurément seroit veuë de ceste mauvaise & cruelle fille. Asphale part avec ceste asseurance : Et Alindre cependant plus desireux de satisfaire à sa promesse, que peut-estre Asphale n’estoit pas, apres avoir pensé longuement à ce qu’il avoit affaire, il se resolut à ceste finesse.


  Eritrée, qui est une tres-honneste & discrette Bergere, & en quelque sorte ma parente, faisoit particulierement estat de m’aymer sur toutes les autres de nostre hameau. Alindre qui sçavoit bien la bonne volonté que ceste fille me portoit, & que d’ailleurs, quoy qu’elle eust un tres-bon esprit, elle ne l’employoit point toutefois à ces petites finesses desquelles on se sert le plus communément en semblables occasions, jetta les yeux sur elle, & fit dessein de faire qu’elle m’en donneroit la premiere, & cela d’autant plus que de longue main il avoit une grande familiarité avec elle. Il s’en va donc la voir plusieurs fois l’entretient de toute autre chose que du subject qui le conduisoit chez elle. En fin il la tourna de tant de costez qu’il fit qu’elle mesme luy demanda des nouvelles d’Asphale. Ah ! dit-il feignant d’avoir oublié de luy dire quelque chose, j’ay la memoire la plus admirable qui fut jamais. J’estois venu exprez vous trouver pour un subject que j’eusse oublié si vous ne m’en eussiez fait souvenir en me parlant d’Asphale. Et alors le pressant de luy dire, il reprist ainsi la parole apres avoir un peu rabaissé sa voix, & comme luy voulant parler en confiance. Vous sçavez Eritrée, si je suis serviteur d’Asphale, & si je serois marry de faire ny de dire chose qui luy deplust : mais en ce que je veux que vous sçachiez non seulement je ne pense pas de faire chose qui soit contre son service, qu’au contraire je m’asseure que quand il aura l’esprit libre de la passion qui l’occupe, il m’en remerciera comme du meilleur service que je luy puisse faire maintenant : c’est pourquoy je vous supplie & vous conjure de le vouloir seulement tenir secret jusques à ce qu’il soit devenu plus sage qu’il n’est pas. Et Eritrée le luy ayant promis & juré. Je croy, continua alors le fin Alindre que vous n’ignorez pas l’extreme affection qu’il porte à Dorisée, car elle est telle que personne n’en est plus ignorant que celuy qui ne la veut pas apprendre. Eritrée à ce mot pliant les espaules monstra d’en estre bien marrie, & lors il continua, Dieu sçait ce que je luy en ay dit, & combien de fois, je luy ay representé les desplaisirs qu’il en pouvoit recevoir, & les inconveniens qui en pourroient arriver, fust pour ce qui concerne Dorisée, de laquelle s’il l’aime, comme il dit, il devroit au moins avoir quelque soing de l’honneur & de la reputation, fust pour l’offence que les parents de Dorisée pourroient recevoir en laquelle le pere d’Asphale mesme prendroit part, pour l’ancienne amitié qui a tousjours esté entre ces deux familles. Mais ces re- monstrances n’ont servy à autre chose qu’à faire que depuis il s’est plus caché de moy en cette recherche que de tout autre, & moy pour le contenter, j’ay fait semblant de n’en rien veoir & m’en suis retiré le plus qu’il m’a esté possible. Or comme vous sçavez, il est party & à son depart : que c’est que la folie de ceux qui aiment ! il ne s’est pas contenté de dire de bouche tout ce qu’il a voulu à Dorisée : car je sçay qu’il l’a entretenuë avant que partir plus de trois heures entieres, mais encores luy a escrit des lettres qu’il a laissées entre les mains d’un Berger que vous cognoissez bien, & qui luy a promis de les luy donner. Mais ce Berger nonchalant & peu advisé, au lieu d’en faire ce qu’il a promis, je veux dire de les donner à Dorisée, où bien de les brusler, où pour le moins de les tenir bien cachées, il les laisse traisner sur sa table, & hier que j’allay le veoir pour quelques affaires que j’ay avec luy, je les vis sur le dos de sa cheminée comme l’on tient des lettres ordinaires, & Dieu sçait qui ne les veoid pas. Ceux-là seulement discrette Bergere, qui ne vont point chez luy, & le pis c’est que le dessus de la lettre n’est pas comme la plus part des autres de semblable sujet, qui n’ont sur le ply qu’un chiffre : car à celle-cy vous voyez escrit en grosses lettres. A la belle Dorisée. Et cela peut-estre d’une main estrangere ? Non, non, c’est de celle-là mesme d’Asphale, car autrement je ne les eusse pas cognuës. Or sçachant l’amitié que vous portez à Dorisée, le parentage qui est entre vous, & de plus que je jurerois qu’elle n’en a aucune coulpe, j’ay pensé de vous en advertir, afin que par quelque moyen vous les puissiez retirer, & les jetter dans le feu : car je m’asseure que la discretion avec laquelle elles sont escrittes, n’est pas plus grande que celle avec laquelle elles sont gardées, & je croy que si elles estoient veuës, comme il ne faut pas douter qu’elles ne le soient ou tost ou tard, il n’y eust quelque chose qui pûst importer à la repuation de ceste sage fille qui n’en est point coulpable.


  Eritrée qui avoit escouté fort attentivement ce Berger qui estoit plus fin qu’elle, Mon Dieu Alindre, luy dit-elle en luy prenant la main, que vous m’obligez au soin que vous avez de Dorisée : C’est à la verité la meilleure amie que j’aye, & que je jurerois estre innocente de toute ceste affaire, mais ce n’est rien de m’avoir advertie de ces lettres, si vous ne me dites qui les a, & si vous ne m’aydez à les retirer de ses mains. Le Berger, vous le cognoissez fort bien, dit-il, il s’appelle Athis, celuy qui a presque tout le soin des affaires d’Asphale : mais je n’oserois me hasarder à les prendre : parce que si cet Amant venoit quelquesfois à le sçavoir, il ne me pardonneroit jamais ce larrecin : & là s’estant teu pour quelque temps il reprist ainsi : Toutesfois j’ay un fils qui a bien assez d’esprit pour le faire, s’il le veut, outre que n’estant qu’un enfant on se prendra moins garde de luy que de moy, & que quand mesme on les luy verroit prendre, on ne jugeroit pas que ce fust avec autre malice que d’enfance. Si vous voulez j’essayeray de les luy faire prendre. Eritrée qui en mouroit d’envie, & mon Dieu Alindre, dit-elle, faisons-le le plus promptement que vous pourrez : car je crains que quelqu’autre ne nous devance, & Dieu sçait le desplaisir que j’en recevrois ! & asseurez-vous que Dorisée ny moy n’en serons point ingrattes. Comment reprit incontinent le cauteleux : je vous supplie Eritrée que je ne sois point nommé en ceste affaire. Car si Asphale en sçavoit quelque chose, il ne me verroit jamais de bon œil. Et bien, dit-elle incontinent, je ne luy en diray rien : mais je satisferay à ceste debte pour tous deux. Alindre qui avoit desja instruit son fils de toute cette affaire, & qui tout jeune qu’il estoit retenoit desja de l’esprit de son pere, une partie de sa finesse, le fit appeller à l’heure-mesme, & en la presence d’Eritrée luy demanda s’il avoit le courage de prendre si finement les lettres qui sont sur le dos de la che- minée d’Atis que personne ne s’en apperceut. Ce jeune enfant en sousriant, si elles estoient dans sa poche, dit-il, & que vous me l’eussiez commandé je penserois d’en venir à bout. Or va donc, dit le pere, & si quelqu’un t’y surprend, garde bien de faire semblant que je te l’aye commandé. A ce mot, l’enfant s’en voulut aller, mais Eritrée l’appella pour luy promettre quelque chose en cas qu’il les pût apporter, à fin de luy donner plus de courage : Mais il respondit j’aimerois mieux Eritrée : j’aimerois mieux estre mort que si je faisois quelque larcin pour autre consideration que pour obeïr à mon pere. Et apres en avoir eu le commandement d’Alindre, il fit semblant de s’y en aller : Et d’autant qu’avant que d’entrer chez Eritrée, son pere luy avoit donné l’une de ses lettres, il ne tarda gueres à revenir, ayant toutesfois eu assez de consideration pour mesurer le temps qu’il falloit pour aller & revenir & pour executer ce qu’il feignoit de devoir faire. Mon pere, dit- il en luy presentant la lettre, s’il y en eust eu une douzaine je les vous eusse toutes apportées, mais je n’en ay trouvé que celle-cy. Et l’autre, dit le pere qu’est-elle devenuë ? Je n’en sçais rien, respondit l’enfant, il faut que quelqu’un l’ait prise. Dy la verité, adjousta le fin Alindre, tu n’as pas eu la hardiesse de la prendre. L’enfant qui estoit dressé au badinage. Si vous me voulez pardonner, je vous diray la verité, & lors le luy ayant promis. Quand je suis entré, reprit-il, je n’ay veu personne dans la chambre, cela a esté cause que je me suis hasté de prendre un placet, parce que je ne pouvois pas atteindre à la cheminée qui estoit trop haute, mais la crainte que j’ay eu d’estre surpris, & la haste avec laquelle j’ay pris ces deux lettres, ont esté cause que quand je les ay euës : il y en a eu une qui je ne sçay comment, m’a glissé de la main dans le feu, & parce que j’ay eu peur de faire du bruict, où bien que quelqu’un ne survint qui me veid prendre ce papier dans le feu, & m’ostast ce- luy que je tenois en la main, j’advouë la verité que je l’ay laissée brusler & m’en suis venu avec celuy-cy que j’ay caché dans le fond de mon chappeau. Eritrée alors pour l’excuser, il n’importe, luy dit-elle, mon petit amy puis qu’elle est bruslée, j’en suis aussi contente que si tu nous l’avois apportée. Et puis se tournant avec un contentement extreme, mon Dieu, dit-elle au fin Berger, que je suis joyeuse que cet affaire soit si bien reüssie & que personne n’ait point veu ces lettres. Et parce qu’Alindre veid bien qu’elle estoit en impatience de se veoir seule, il luy donna le bon jour, & en luy remettant la lettre la conjura encor que personne ne sceust qu’il s’en fust meslé.


  Alindre ne fut pas plustost hors de son logis, qu’elle prist le chemin du mien, & parce que pour lors de fortune il y avoit grande quantité d’estrangers qui estoient venus veoir mon pere, elle ne sçavoit comme faire pour me donner cette lettre, & me raconter le bon office qu’elle pen soit de m’avoir fait, & je pris bien garde qu’elle avoit quelque chose qui la pressoit, mais ne pouvant juger ce que c’estoit, en fin m’approchant d’elle je pris le loisir de luy demander s’il y avoit quelque chose de nouveau. Je meurs d’envie, dit-elle de parler à vous, & il est necessaire pour vostre service que ce soit le plustost que vous m’en pourrez donner la commodité. Vous pouvez penser, sage Bergere, si ces paroles me meirent en peine, & en curiosité : car encores que je sceusse bien qu’Eritrée estoit une fille sans malice, & de qui l’esprit n’estoit pas de ces rusez qui font profession de percer les nuës, si est-ce que je sçavois aussi qu’elle estoit tres-sage fille, & qui m’avoit tousjours grandement aimée. Je me demeslay donc le plustost que je pûs de ceux qui estoient dans le logis, & la prenant par la main je me retiray dans un cabinet où personne n’entroit qu’avec moy, & à peine eus-je le loisir de pousser la porte qu’elle me dit : O ma chere parente, que j’ay esté en pei- ne de recouvrer ce papier, & le retirer d’un lieu où il ne vous pouvoit rapporter gueres d’avantage, & en me disant ces paroles elle me donna la lettre, & me dit lisez ma chere parente, & puis je vous raconteray toute l’histoire. Moy qui n’avois jamais veu de l’escriture d’Asphale je n’en cogneus aucunement le caractere. Et quoy que je fusse fort estonnée de veoir ce qui estoit escrit au dessus, si ne pensay-je jamais à la gageure que j’avois faite, y ayant desja quelque temps qu’il estoit party, & que pour dire le vray, je n’avois jamais creu que ce jeune esprit se ressouvint de ce qu’il avoit gagé. Je l’ouvris donc sans y penser, & leus qu’il y avoit de tels mots.




LETTRE.
d’Asphale à Dorisée.




  C’est Amour qui m’a fait trouver cette voye, pour vous continuer les asseurances de ma fidelité. Et pour vous rendre preuve qu’en vain vous vous opiniastrez contre luy, puis qu’il n’y a rien de si difficile qu’il ne surmonte. Soyez donc contente, belle Dorisée, que comme par son moyen j’ay gagné nostre gageure : De mesme par mon extreme affection, je puisse changer ce courage qui vous rend insensible à mes passions.


  Vous sçaurois-je redire, ô belle & sage Bergere, l’estonnement que j’eus en lisant ce qu’il escrivoit de gageure je vins à me ressouvenir de cel- le d’Asphale : vous pouvez croire qu’il fust extreme, & toutesfois je ne croy pas qu’il fut gueres plus grand que celuy d’Eritrée, quand luy jettant les bras au col & l’embrassant, je m’escriay, ah ! ma parente que m’avez vous fait ? ceux qui ont donné cette lettre sont plus fins & rusez que nous ne sommes pas ? Comment ! me dit elle en se reculant d’un pas, que voulez-vous dire de finesse & de ruse ? Je vous jure ma parente, que je n’ay jamais eu tant de peine que de retirer cette lettre d’entre les mains de ceux qui l’avoient, & lors sans me donner loisir de parler. Non, non, dit-elle, je ne me mocque point, asseurez-vous qu’il a bien fallu user de finesse pour l’oster du lieu où elle estoit, & continuant son discours, elle me raconta tout ce que vous avez ouy, mais avec tant de franchise, & de bonté, que je ne me pûs empescher d’en rire à bon escient, dequoy elle estoit presque en colere contre moy, luy semblant que je luy faisois un grand tort de ne croire pas tout ce qu’à si bon marché on luy avoit persuadé. Et parce que je recogneus la bonne volonté avec laquelle elle y avoit marché, Ma parente, luy dis-je, l’obligation que je vous ay de la peine que vous avez voulu prendre pour moy n’est pas petite : mais asseurez-vous que si j’ay à m’acquitter de ceste debte, il faut qu’Asphale en paye la plus grande partie : car vous luy avez fait gaigner une gageure qu’il avoit avec moy, & lors je luy racontay assez particulierement, tout ce qui s’estoit passé entre nous, & par mesme moyen, luy fis entendre l’artifice d’Alindre, dont elle demeura si surprise, que la pauvre fille ne pouvoit assez admirer ceste trahison.


  Je vous ay fait tout ce discours, belle & sage Bergere, pour vous faire entendre de quelle façon Asphale, Thomantes & Filinte traitoient avec Delphire & moy, & quelle occasion nous pouvions avoir de pretendre qu’ils ne se deussent point engager ailleurs. Et toutesfois oyez ce qui en est advenu.


  Thomantes, depuis que Filinte eut rendu tesmoignage que le dépit luy avoit arraché par force les paroles qu’il avoit dites à Delphire, s’acquit un si puissant credit aupres de ma compagne que veritablement son rival avoit raison de croire qu’il fust mieux veu que luy. Et parce que Delphire bien souvent luy remettoit devant les yeux ce qui s’estoit passé, & que Thomantes mesme le luy reprochoit à tous coups, il disoit quelquesfois tels vers pour sa descharge.




SONNET.




Il se Repent de s’estre
repenty.


  Il est vray, la rigueur quelquefois trop extreme
Dont envers moy Delphire arme sa cruauté
A fait qu’en mon tourment j’ay souvent souhaité,
Où bien de n’aimer plus, ou non pas tant que j’aime.


  Mais, ô Dieu, qu’ay-je dit, & quel est ce blaspheme ?
Pourroit-on bien la veoir avec tant de beauté,
Et cesser de l’aimer par quelque lascheté,
Ou n’esgaler l’Amour à sa beauté supresme ?


  Que je me voudrois mal, & qu’avecque raison,
Je m’irois accusant d’extreme trahison,
Quand quelquesfois pressé par l’exces de l’outrage.


  Je me repends d’avoir à l’Amour consenty,
Si changeant aussi-tost d’humeur & de courage,
Je ne me repentois de m’estre repenty.


  Toutefois Delphire, qui ne pouvoit appreuver ces violents depits qui le transportoient, ne laissoit de s’en souvenir & d’en rire quelquefois avec luy. Durant ce temps, le sixiesme de la Lune de Juillet vint, jour, comme vous sçavez, destiné à cueillir le Guy de l’an neuf, & de fortune ceux qui l’estoient allé rechercher par nos boccages sacrez en treuverent dans celuy qui est le plus prés de nostre hameau : Cela fut cause que, non seulement nous, mais tous nos voisins s’en resjoüissoient pour nous, comme c’est l’ordinaire de ceux qui s’entrayment d’estre bien ayses du bien les uns des autres, d’autant que quand le Guy sacré est envoyé du Ciel en quelque lieu, il y attraine tousjours des biens infinis.


  On se prepara donc suivant la coustume, à faire des jeux, pour honorer le jour qu’on le devoit cueillir. Entre autre resjoüissance on proposa des prix pour la course, pour la luitte, pour la barre, & pour la fleche. Et les jeunes Bergers avec un soin extrême s’accommodoient de ce qu’ils pensoient estre necessaire sept ou huict jours auparavant qu’ils se voulussent essayer. Filinte demanda une faveur à Delphire, qu’elle luy refusa avec les meilleures excuses qu’elle pût trouver : Mais luy qui estoit hardy, & qui pensoit que le plus grand plaisir en Amour estoit comme à la chasse, de prendre à force ce que l’on poursuivoit, jettant la main sur le colet de la Bergere, luy prit une fleur de Talque, que la sœur du Berger y avoit attachée. Delphire, qui jugea qu’il valloit mieux la luy laisser prendre de cette sorte devant tout le monde, que si c’estoit en particulier, apres la luy avoir demandée deux ou trois fois. Et bien, dit-elle, je diray que ce que la sœur m’a donné, le frere me l’oste. Mais Filinte, sans s’amuser à ce qu’elle disoit, s’en alla pour se la faire attacher au chappeau vers sa sœur, où, de fortune, Thomantes se trouva, qui recognoissant ceste fleur, & croyant que Delphire la luy eust donnée de bonne volonté, en conceut une si grande jalousie, qu’un excez de fievre si violent le saisit, qu’il fut contraint de se mettre au lict.


  Ce mal si prompt mit en alarme la sage Bergere Ericanthe, qui fut cause que l’on fit peu de resjouïssance en cet essay où Filinte se treuva, Eleuman ayant une telle auctorité dans tout le hameau, que s’il n’en est maistre comme Seigneur, on peut dire qu’il l’est comme pere de famille. Et parce qu’Ericanthe estoit bien aise que Thomantes fut visité de nous, & que Delphire n’y avoit encore point esté, elle me pria d’y aller avec elle. Estant proche de sa chambre nous ouysmes qu’il parloit assez haut, & d’autant qu’on nous avoit dit qu’il estoit seul, afin d’ouyr ce qu’il disoit, nous allasmes le plus doucement que nous pusmes, de peur de l’interrompre, & nous en estans approchées, nous ouysmes qu’il disoit en souspirant tels vers, si haut que de la porte nous les pusmes entendre.




STANCES.




I.


  A quel mal desormais puis-je estre reservé,
Puisque je ne meurs pas d’une si grande offence ?
Quel Amant a jamais tant d’outrage espreuvé
Sans mourir de douleur, ou perdre patience ?


II.


  J’avois creu jusqu’icy quand j’estois mal traitté,
Qu’elle ne cognoissoit l’Amour ny mon service,
Et j’allois excusant en ceste cruauté,
Comme un cœur innocent qui faict mal sans malice.


III.


  Il me sembloit de voir qu’elle tenoit chacun,
D’un dessein sans dessein, dedans l’indifference,
Et je me consolois par le mal-heur commun,
Attendant que le temps meurist sa cognoissance.


IIII.


  Lors que sa cruauté m’outreperçoit le cœur,
Cruauté pour tout autre à souffrir impossible,
Je ne me plaignois pas des coups de sa rigueur ;
Mais que son aage encor la rendoit insensible.


V.


  Mais cet aveuglement maintenant est deffait,
Il ne faut qu’helas ! moy-mesme je m’abuse.
Elle cognoist Amour, & scait bien quel il est,
Et le pis que j’y voy, c’est, helas ! qu’elle en use.


VI.


  Elle cognoist Amour, à mes despens, mes yeux
Ont en cecy mon ame à la fin de sillée :
Que ne permettiez-vous que je fusse, ô bons Dieux !
Ou plus aveugle, ou elle un peu mieux conseillée.


VII.


  Sans l’ouyr & le voir je ne l’eusse pas creu,
Tant j’estois abusé de ses feintes merveilles :
Mais ensemble l’ouyr apres l’avoir bien veu,
Pourrois-je desmentir mes yeux & mes oreilles ?


  Peut-estre eust-il continué ceste plainte, n’eust esté que Delphire, à dessein, à ce qu’il me sembla, fit du bruit, ne voulant pas, comme je crois, que pour lors j’en sceusse davantage. Elle toussa donc assez haut pour se faire oüir, & comme si c’eust esté contre sa volonté, O que je suis marrie, dit-elle, de ceste importune toûx. Il n’importe, luy dis-je feignant de ne le cognoistre pas : car aussi la pensée où il estoit ne faict qu’empirer son mal. Et à ce mot poussant la porte, nous entrasmes dans la chambre. Nous le trouvasmes à la verité en un mauvais estat : car outre que la fievre estoit tres-ardente, & qu’il avoit une tres-grande inquietude, encore luy vismes nous tout le visage couvert de larmes, que l’imagination qu’il avoit euë luy avoit arrachées du cœur. Ceste veuë, quoy qu’il s’essuyast les yeux le mieux qu’il pouvoit, pût bien toucher ma compagne, puisque je jure, que j’en fus tellement esmeuë de pitié, que ne sçachant ce que Delphi- re luy avoit faict, & toutefois me doutant bien que c’estoit d’elle qu’il se plaignoit, je luy voulois presque du mal de le traitter de ceste sorte. Et tournant les yeux contre elle, sans parler je luy demandois du secours pour ce Berger. Elle toutefois sans s’esmouvoir, & avec une discretion admirable s’approchant de son lict. Et quoy ! Thomantes, luy dit-elle, estes-vous resolu de nous tenir longuement en peine de vostre mal ? Le Berger alors s’estant un peu relevé comme nous voulant remercier de la faveur que nous luy avions faite de le venir visiter. Mon mal, luy respondit-il, est trop heureux, puisque de si belles Bergeres en daignent prendre du soin. Et lors nous ayant faict apporter des sieges. Mais Thomantes, luy dis-je, si vostre mal dure, vous serez cause que les resjoüissances du Guy de l’an neuf, ne seront pas grandes. Un si mal-fortuné Berger, respondit-il, comme est Thomantes, ne doit pas rapporter ce desplaisir à tant de bel- les Bergeres qui y ont interest, & qui auroient trop de regret que leurs faveurs ne fussent veuës en si bonne compagnie. Delphire jusques alors n’avoit point pensé que la plainte, ny le mal du Berger procedast de ceste fleur de Talque que Filinte luy avoit prise, & fut tres-ayse de l’avoir apris afin de l’en desabuser : Toutefois ne desirant pas que je sceusse ce different, elle fit semblant de ne le point entendre, & changeant de discours luy dit la peine qu’Ericanthe avoit de son mal, & que toute la maison en estoit troublée : Et puis luy raconta combien ceux qui s’estoient essayez ce jour-là aux exercices avoient eu peu d’assistans. Bref elle luy dit tout ce qu’elle pût pour le resjoüir, & pour le desabuser de l’opinion qu’il avoit qu’elle favorisast Filinte plus que luy, sans toutefois que par une de ses paroles je pusse juger qu’elle eust interest en ce qu’il avoit dit des faveurs. Et parce que je n’estois pas ignorante que ce Berger l’aymoit, & que je sçavois assez combien les discours particuliers, & qui ne sont point ouys d’autres personnes, sont agreables à ceux qui ayment bien, je voulus leur donner la commodité de dire ce qu’ils voudroient sans les contraindre, & pour ce sujet je fis semblant d’aller par la chambre visitant tout ce qui y estoit, & me monstrois plus curieuse en semblable chose que je n’avois jamais esté. Delphire qui fut bien ayse de le pouvoir desabuser, sans perdre le temps, parce qu’elle creignoit que quelqu’autre ne survint, s’approchant davantage de luy. Et quoy ! luy dit-elle d’une voix assez basse, & d’un œil assez riant, est-il possible, Thomantes, que vous soyez jaloux ? Mais, respondit-il, est-il possible, Delphire, que vous traittiez Filinte comme vous faites, & que vous aymant comme je fais, je ne le sois pas ? A ce mot la Bergere ne se pût empescher de rire. O Dieux ! dit-il, Bergere, vous riez de ma douleur, que dois-je esperer de ma fortune : Delphire se remettant alors sur le serieux. Je ris à la verité, reprit-elle, d’une chose de laquelle vous en ferez de mesme quand vous en sçaurez la verité. Comment, repliqua-t’il, pouvez-vous croire que je doive rire de voir que la personne pour qui seulement je veux avoir de l’affection, donne la sienne à quelqu’autre, & que j’aye devant mes yeux veu Filinte paré & chargé de vos faveurs, sans que j’en meure de desplaisir ? Ah ! Delphire, si vous avez creu cela de moy, vous m’avez plus offencé par ceste pensée, que par la faveur que vous luy avez donnée : Car en le favorisant plus que moy, vous avez seulement donné cognoissance que je luy cedois en bon-heur ; mais en ce jugement vous me faites cognoistre que vous avez eu, & avez encore une tres-mauvaise opinion de l’amour que je vous porte, offence qui m’est d’autant plus insupportable, qu’il n’y en eut jamais une plus injuste. Delphire alors en luy mettant la main sur la sienne. Donnez vous repos, luy dit-elle, Thomantes, & asseurez-vous qu’en cecy je n’ay offencé ny vous, ny l’amitié que vous me portez. Ce que vous appellez faveur, a esté un larcin, & un larcin encore faict avec violence, & duquel je ne me suis pû defendre : tant de personnes en sont tesmoins, que je ne m’arresteray pas davantage à verifier ce que je dis, puis que toute la chambre estoit pleine de Bergers & de Bergeres, desquels, si vous ne me croyez, vous pourrez apprendre la verité. Et cela estant ainsi, comme veritablement il est, n’ay-je pas occasion de rire, qu’une chose tant inopinée, & sans que j’y aye peu remedier, vous ayt donné tant de sujet de plainte : Non, non, Thomantes, tant que vous vivrez avec moy comme vous faites, j’auray plus d’esgard à vostre satisfaction que vous ne jugez pas. Et s’il y avoit lieu de plainte en cecy, je trouve que c’est moy qui me devrois plaindre de vous, comme offencée d’avoir eu si mauvaise opinion de la bonne volonté que je vous porte. Mais d’autant que je juge que tout vostre desplaisir n’est procedé que de vostre affection, je le prends aussi pour un tres-agreable gage de l’amitié que vous m’avez promise. O Dieu ! dit le Berger en luy baisant la main, que les extrêmes contentements en amour, sont proches des plus grands desplaisirs ? Ceste declaration me rend la vie, que l’opinion que j’avois conceuë me ravissoit. Mais, ô trop aymée Delphire, vous puis-je point demander, sans vous importuner, une grace qui me rende du tout heureux ? Dites, respondit la Bergere, & vous verrez que si elle depend de moy, je desire vous satisfaire. Luy rebaisant alors la main : Je vous supplie & vous conjure par vous mesme, car il n’y a rien qui vous doive estre plus cher, puis qu’il n’y a rien en l’univers qui vous vaille, je vous conjure, dis-je, de vouloir retirer ceste fueille de Talque, car je ne la sçaurois jamais voir entre les mains de ce ravisseur sans alteration. Je vous promets, Thomantes, respondit-elle, que tant pour vostre repos, que pour ma satisfaction, j’y rapporteray tout ce qui dependra de moy, & que vous sçaurez les efforts que j’y auray faicts.


  Elle le laissa avec ceste asseurance, parce que presque en mesme temps quantité de Bergers & de Bergeres y survindrent, qui aussi bien les eussent empeschez d’en pouvoir dire davantage. Ceste visite eut plus de pouvoir sur cet Amant, que toutes les ordonnances des Mires qui l’estoient venu voir : Car le lendemain il sortit du lict, sans avoir plus aucun ressentiment de son mal passé.


  Mais Delphire n’oubliant pas la supplication de ce Berger, ne veid pas plustost Filinte, qu’elle ne fit tous ses efforts pour r’avoir sa fleur de Talque, feignant que c’estoit parce qu’elle la vouloit garder pour l’amour de celle qui la luy avoit donnée : mais Filinte qui ne se pouvoit repentir de son larcin, & qui estoit plus prest à en faire quelqu’autre, qu’à rendre celuy-cy. Voyez-vous, luy dit-il, Delphire, ne faites point estat de r’avoir ce que j’ay gaigné de bonne guerre, si vous n’en payez la rançon. Et quelle rançon, dit-elle voulez vous de moy ? Donnez-moy adjousta-t’il quelque nœud, ou quelque autre ruban que vous ayez porté. Je n’ay rien, respondit-elle à vous donner. Ny moy reprit Filinte à vous rendre, estant mesme bien marry de ne vous avoir desrobé rien d’avantage. Et que voudriez-vous dit-elle, m’avoir pris ? le cœur, repliqua t’il. O pour ce larcin, respondit-elle froidement, je ne vous en demanderay jamais la restitution. Il n’est point en prise pour personne. S’il ne l’est point pour moy, adjousta-t’il, ne le puisse-t’il jamais estre pour autre. Tous ces discours, dit alors Delphire sont bons, mais le Talque que je vous demande vaut mieux, & je ne sçay quelle satisfaction vous pouvez avoir de retenir quelque chose de quelqu’un contre sa volonté. Et quoy, respondit-il froidement, c’est donc contre vostre volonté que je le porte ? Il me semble, reprit-elle, que mes prieres vous en doivent donner assez de cognoissance. Alors il me pria de luy prester des ciseaux, ce que je fis sans sçavoir ce qu’il en vouloit faire. Tout froidement il les prit, & de mesme façon, ayant pris son chappeau, il couppa cette fleur en cent pieces & les jetta au feu, & puis tenez, me dit-il en me rendant mes cyseaux, aimez-les bien, ils ont fait la vengeance du desplaisir que vous aviez receu de moy. Je les aimeray bien, respondit-elle, pour avoir osté de vostre chappeau une chose qui n’estoit pas bien-sceante, & qui ne vous y servoit que d’incommodité. Il partit sans luy res- pondre, tout en colere, & depuis demeura long-temps sans parler à elle : mais il y avoit du plaisir de les veoir ensemble, car il ne pouvoit s’empescher de venir où elle estoit, & ordinairement se mesler dans ses discours, & luy dire sans parler à elle tout ce que son despit luy mettoit en la bouche, toutesfois en tierce personne, & addressant tousjours sa parole à une autre, & Delphire luy respondoit de mesme avec tant de plaisir pour ceux qui les escoutoient, qu’ordinairement quand on les voyoit ensemble, chacun s’approchoit d’eux pour ouïr leurs reproches


  Ce divorce dura jusques au jour que l’on devoit cueillir le Guy, mais ce jour-là il la vint trouver si matin qu’à peine estoit-elle entrée dans la chambre d’Ericanthe. Delphire, luy dit-il, vostre colere dure t’elle encore ? Ma colere, respondit-elle, n’a jamais commencé contre vous, mais c’est peut estre de la vostre que vous voulez parler ? Pourroit bien estre, reprit-il en sousriant, car puis que je n’ay rien qui ne soit à vous, ma colere sans doute doit estre la vostre. Si vous l’entendez ainsi, dit Delphire, je crains que vous ne vous mescontentiez, car je ne sçay qui peut faire que quelque chose soit mienne si je ne la veux pas. Ah ! Delphire, repliqua-t’il, qu’il y a de choses que nous avons par force : Ne dit-on pas une telle personne à la fievre, elle a la haine de chacun, elle a une extreme pauvreté, & toutesfois je m’asseure qu’elle ne les voudroit point avoir. Et vous voulez dire, reprit Delphire, que j’ay de cette sorte vostre colere. Non seulement, dit-il ma colere, mais mon ame, mais mon cœur, mais mon affection, mais bref Filinte tout entier. Prenez garde, respondit froidement Delphire, que vous ne soyez contraint de tirer de là une conclusion qui vous fera encore despiter. De vous, adjousta-t’il, je ne prens rien que comme il vous plaist : mais que sçauriez-vous dire sur ce subject qui m’en peust donner occasion. Dieu me garde, repliqua la Bergere d’y penser : mais si vous me le permettez, je diray que de ces choses que vous dittes que l’on a par force, l’on s’efforce tant que l’on peut de s’en deffaire, de sorte que ce que j’ay de vous ainsi que vous me voulez persuader est de cette qualité : considerez vous-mesme qu’elle conclusion l’on en peut tirer. Cruelle & mesprisante Bergere, s’escria-t’il, ne vivrez-vous jamais sans me donner des cognoissances de vostre peu de bonne volonté. Je me veoy bien esloigné de mes pretentions : j’avois esperé que ce matin j’obtiendrois une faveur pour me trouver aux jeux & exercices qui se feront aujourd’huy en la qualité de vostre Berger, & je vois au contraire que vous me mesprisez tousjours d’avantage. Vous avez tort, dit alors froidement Delphire, le mespris ne m’est jamais entré dans l’ame pour chose qui vous touche : j’honore trop & vostre personne & tout ce qui est de vostre maison : mais je suis contrainte de respondre à ce que vous me dittes. Or, reprit-il alors, je cognoi- stray bien si vous dittes vray, car si vous n’avez point à mespris que je sois recognu aujourd’huy pour vostre Berger, vous me donnerez ce nœud que vous avez sur la teste pour tesmoignage de vostre bonne volonté. J’ay peur, dit-elle, qu’aprez vous n’empruntiez mes ciseaux pour le descoupper, comme vous fistes la fleur de Talque que vous m’aviez prise. Pour estre, continua-t’il, courroit-il la mesme fortune, si vous me le vouliez oster. Vous ne devez point douter, adjousta Delphire, que si vous me l’aviez ravy, comme vous aviez pris le Talque que j’en ferois de mesme. Si ne faut-il pas pour cela, reprit Filinte, que vous pensiez que d’aujourd’huy je vous laisse en repos que je n’aye ce nœud : Et à ce mot il voulut porter la main dessus, mais la Bergere qui y prenoit garde se recula & s’alla mettre auprés de la sage Ericanthe, où toutesfois il la suivit, & l’alloit pressant d’avoir ce nœud. Non, non, dit Delphire vous ne l’aurez pas, qu’Ericanthe ne me le com- mande. Je ne l’auray pas, repliqua t’il qu’Ericanthe ne vous le commande, & vous avez opinion que si vous me le donniez par commandement je le voulusse recevoir. Non, non, ingratte Delphire, desabusez-vous en cela, il n’y a faveur en vous que je voulusse, si je l’avois par autre voye que celle de vostre propre volonté. Je veux des dons d’Amour & non pas des tributs d’obeïssance : & à ce mot despitant & se faschant il s’en alla. Et par hazard il sembla que tout ce jour il eust la fortune si contraire que rien ne luy reüssissoit à son contentement, ce qu’il imputoit, disoit-il à son peu de courtoisie.


  Au contraire Thomantes continuant la recherche de cette Bergere, avec une modestie tres-grande, & souffrant sans reproche, ny presque sans se plaindre tout ce qu’il plaisoit à cette orgueilleuse fille faisoit mourir de jalousie Filinte, qui le voyant si patient & jugeant toute chose selon son humeur, ne se pouvoit imaginer qu’une personne qui aime bien pûst souffrir les cruautez de celle qu’il aime avec tant de silence, sans qu’il y fust attaché par quelque grande obligation : De sorte qu’il en tiroit des conclusions grandement advantageuses pour son Rival.


  Cette opinion le tourmenta & le pressa fi fort que presque hors de luy-mesme, il s’en vint un jour trouver cette Bergere, & quoy qu’il y eust assez long-temps qu’il n’eust parlé à elle, Si est-ce qu’en l’abordant il luy tint ce langage. Resolvez-vous, qu’il faut qu’une de ces trois choses arrive bien-tost : car où il faut que je change, où il faut que vous changiez, où il faut que je meure. La Bergere, froidement luy respondit, que je change il est impossible, Que vous mouriez ce seroit dommage, Que vous changiez c’est ce qui m’importe le moins, & qui depend du tout de vostre volonté. O Dieux ! s’escria-t’il, & avec toute cette cruauté, il faut encore que j’aime cette insensible. Et à ce mot enfonçant son chappeau, il s’en alla plus transporté de colere qu’il n’avoit point esté. Mais tout ainsi que cet esprit estoit prompt au courroux, de mesme estoit-il facile à appaiser, car lors qu’il estoit en sa plus grande furie. Si seulement Delphire parloit à luy il estoit remis, & sembloit qu’il n’avoit plus de memoire de toutes les offences, ny de tous les outrages dont il avoit esté en colere.


  Toutes choses jusques à ce point passerent avec assez d’avantage pour Thomantes & il eust eu tort, s’il n’eust advoüé qu’il estoit l’un des plus heureux Bergers des rives de Lignon, & je croy qu’Asphale, n’eust esté qu’il estoit absent, en eust pû dire autant, s’il eust sceu que de tous ceux qui me voyoient, il n’y avoit Berger, duquel l’amitié me fust plus chere que la sienne : mais depuis ce temps la jalousie, & par consequent les inquietudes s’emparerent tellement de leurs ames, que je pense qu’ils ont eu peu de repos & ne nous en ont laissé gueres d’avantage : Aussi est-ce le subject qui nous conduit devant vous, sage Bergere, suivant la responce de l’Oracle.


  Asphale, comme je vous ay dit estoit absent, & Thomantes fut contrainct presque par un mesme Destin de s’esloigner de Delphire, & de fortune ce fut pour aller en la mesme Province des Romains où Asphale estoit desja. Je serois peut estre importune si je redisois les discours de ce jeune Berger, & les plaintes qu’il fit avant que de partir : & peut estre plus temeraire encore si j’entreprenois de le pouvoir faire : car il est vray que toutes les asseurances qu’il pût donner à cette Bergere d’une constante & durable affection, il le fit avec tant d’apparence que ces paroles luy partoient du cœur, que celuy qui ne les eust pas creu eust esté aussi incredule, qu’eust esté trompeur & infidelle le Berger qui les eust proferées, & qui apres se fust laissé emporter à l’inconstance. Il partit en fin accompagné des vœux & des regrets de la pluspart de ceux qui demeuroient. Et parce qu’Eleuman le sage Pasteur le voulut veoir partir, & qu’il n’ignoroit pas la bonne volonté que son fils portoit à cette Bergere. Quand il le veid un peu esloigné il se tourna vers elle, & comme par jeu. Il s’en va quant à luy, dit-il, & personne de ces belles filles ne le plaint. Et parce que disant ces paroles il avoit les yeux sur Delphire, elle fit comme un petit sousrire, qui fut remarqué de plusieurs. Et depuis quand Filinte fut revenu : car il estoit allé accompagner Thomantes, & que l’on le luy redit. Cruelle ingratte ! ingratte, insensible, luy dit-il, qu’elle injustice est la vostre, ou comment le Ciel en peut-il souffrir une si grande en vous ? Tant de services que Thomantes vous a rendus, meritent-ils que vous riez quand il s’en va, & qu’il vous laisse avec tant de desplaisir. Mais le plaisir estoit que veritablement il s’offençoit de l’offence qu’il luy sembloit qu’elle avoit faite à son rival. Et voyez l’humeur de ce jeune Berger : Tant que Thomantes fut esloigné, il ne se passa jour qu’il n’en fist souvenir Delphire. Et quelquesfois qu’il luy rendoit quelque petit service. Je veux, disoit-il, que celuy-cy, soit mis sur le conte de Thomantes : mais ce qui n’est presque pas croyable, quand Thomantes estoit present, Filinte se despitoit pour la moindre parole de Delphire : au contraire durant son absence il trouvoit tout bon, & se monstroit si patient que rien ne le pouvoit alterer.


  Thomantes qui esloigné envoyoit continuellement sçavoir des nouvelles de Delphire, apprit incontinent combien Filinte avoit changé d’humeur : Et cette nouvelle commença de luy toucher un peu le cœur, & la fortune voulut que luy & Asphale se rencontrans d’une mesme contrée en un pays estranger se lierent, comme c’est la coustume, d’une plus particuliere amitié qu’ils n’avoient jamais euë : De sorte que presque tousjours l’un ou l’autre avoit un homme par les chemins qui leur rapportoit de nos nouvelles. Et le mal-heur voulut que ceux qui escrivoient à Asphale luy mandoient quelquesfois des nouvelles de Delphire telles qu’ils s’imaginoient. Et ceux qui en donnoient à Thomantes escrivoient des miennes selon leur opinion, ne sçachant point l’estroitte amitié qu’ils avoient contractée : Et eux qui les recevoient toutes pour vrayes les croyoient & s’en affligeoient. A Asphale donc ils escrivirent que Filinte avoit tellement gagné Delphire qu’il n’y avoit plus de place pour Thomantes, & à Thomantes ils manderent que depuis son depart, Androgene estoit devenu tellement amoureux de moy, qu’il sembloit que je n’eusse plus des yeux que pour le veoir. De sorte que ces deux pauvres Bergers lors que peut estre ils avoient plus de subject d’estre contents de nous, c’estoit le temps qu’ils pensoient en avoir d’avantage de s’en plaindre, ils se conseilloient & consoloient ensemble, & je m’asseure que ce n’estoit pas tousjours sans bien parler de nostre humeur changeante.


  Enfin ayants tous deux hastées, ou plustost precipitées leurs affaires afin de s’en revenir, nous eusmes nouvelles de leur retour. Ericanthe attendoit ce fils avec tant d’impatience, qu’elle alla au devant de luy jusques en la ville de Boen. Je sçay que ce jour-là Delphire se trouvoit mal, & qu’elle avoit fait dessein de ne point sortir du logis. Filinte ne pouvant souffrir que Thomantes receust ce desplaisir, la vint prier & supplier par tous les services qu’il luy avoit jamais rendus de vouloir tenir compagnie à Ericanthe en cette occasion, qu’il s’asseuroit qu’elle luy feroit chose tres-agreable, & que pour son particulier il luy en auroit une obligation tres-grande, & joignit à ces paroles tant de supplications qu’en fin il obtint ce que personne n’avoit pû faire. Mais lors que Thomantes sceut par le rapport mesme de Delphire, que la faveur qu’il avoit receuë avoit esté par l’intercession de Filinte, il en en conceut encore une plus grande jalousie, & cela fut cause que depuis il alla remarquant les actions plus particulierement & de luy, & de Delphire. Et d’autant plus que son Rival s’estoit rendu familier avec toutes les Bergeres, d’autant plus aussi touchoit-il vivement Thomantes, qui ne pouvoit s’imaginer que cette familiarité ne procedast d’Amour, & non pas d’habitude. Toutesfois à son commencement il n’en fit point de semblant, dissimulant sa passion le plus discrettement qu’il luy estoit possible.


  Asphale aussi qui avoit l’esprit plein des nouvelles qu’on avoit escrittes à Thomantes de l’amitié d’Androgene & de moy, sans m’en faire semblant, alloit remarquant toutes nos actions, & de chacune en tiroit des consequences qui n’estoient gueres à mon advantage. Et je ne sçay comment il advint en ce mesme temps, qu’estans dans la chambre d’Ericanthe, où il y avoit une bonne compagnie & de Bergers & de Bergeres, Androgene voulut parler à moy, comme c’est la coustume qu’en semblables assemblées, on s’addresse plustost à ceux avec lesquels on a de la familiarité, que non pas à des estrangers : mais parce que je pris garde qu’Asphale nous regardoit, ne luy voulant point donner d’occasion de mescontentement, je me tournay de l’autre costé sans luy dire mot. Et voyez comme quelquesfois on se trompe, & de qu’elle façon l’effect deçoit le dessein & l’intention. Cette action remarquée par luy, luy fit soupçonner tout ce qu’il ne voyoit pas, & que l’on luy avoit mandé estre entre Androgene & moy. Et le pis ce fut que cet autre Berger, ayant bien recogneu que je fuyois de parler à luy pour la consideration d’Asphale, ne rechercha plus la commodité de parler à moy durant toute cette assemblée, mais y ayant un grand miroir sur la table qui s’appuyoit contre la muraille, ce discret berger jetta la veuë dedans & de fortune en mesme temps je m’y regardois, de sorte qu’il est vray qu’Androgene plia les espaules comme pour se plaindre de la façon dont je le traittois, & que moy pour ne le desobliger point je luy fis quelque signe de l’œil qui peut estre luy donna du contentement : mais je proteste que ce fut seulement pour le desir que j’avois de cacher la bisarre humeur d’Asphale. Et le malheur ne voulut-il pas que de fortune il prit garde à tous ces signes, & s’en picqua de telle sorte, s’imaginant par là quelque grande intelligence entre nous, que sortant du logis il ne se laissa veoir de tout le soir.


  Peut estre trouverez-vous estrange, discrette Bergere, que Thomantes & Asphale qui à leur depart avoient si peu de part en vostre bonne volonté, à leur retour la pretendissent toute entiere : Mais il faut que vous sçachiez que durant leur absence ils obtindrent plus sur vostre amitié, que cependant qu’ils estoient continuellement prés de nous. Et cela d’autant, qu’il nous sembloit qu’estant dans nostre hameau ils ne voyoient rien qui valut mieux que nous, & que s’ils nous servoient, c’estoit presque à faute d’autres : qu’outre cela nous ayant tousjours devant les yeux, l’object present les arrestoit en ce devoir, & la honte d’estre nommez inconstants & infideles, les empeschoit autant que leur affection de nous quitter : mais lors qu’ils furent esloignez, nous n’oyons parler que de la beauté de ces Galloliguriennes, de leur courtoisie & de leurs attraits, parmy lesquelles toutefois nous voyions qu’ils demeuroient immuables, & que tant s’en faut leurs recherches plus ardentes & plus soigneuses nous tesmoignoient leurs affections plus grandes que nous ne les avions pas estimées, si bien que par nos responses, ils cogneurent que leur absence leur avoit acquis, ce que la presence leur avoit desnié.


  Et cela estoit cause que leur semblant que la moindre faveur que nous faisions à quelqu’autre, c’estoit leur oster ce qui estoit à eux, ils ne pouvoient souffrir que nos yeux s’employassent presque à voir autre chose que leur visage : Jugez quelle apparence il y avoit, & comment il estoit bien possible qu’estans veuës de plusieurs, nous pussions n’en regarder qu’un seul ? Toutefois ces Bergers, ou plustost ces tyrans, nous voulurent obliger à ceste contrainte, & quelquefois nous en firent couvertement des reproches. Mais parce que Delphire & moy ne jugions pas estre à propos de nous bannir de chacun, nous fismes semblant de ne les point entendre, & continuasmes de vivre, non seullement avec Filinte & Androgene, mais avec tous les autres qui nous recherchoient, desquels le nombre n’estoit pas petit, de la mesme façon qu’il nous sembla que nous devions, pour ne point donner de sujet à personne de mal parler de nous. Ce qu’ils trouverent si mauvais qu’apres avoir faict un conseil entr’eux-deux comme ils devoient se gouverner, ils resolurent de se mettre sur la froideur, & apres faire semblant d’en aymer d’autres : mais en fin ne pouvant trouver subject en l’eslection duquel il ne leur semblast de faire perte en le prenant en nostre place, quittant là toute autre recherche, ils se mirent sur l’indifference, & pour conclusion parvindrent par ce chemin jusques à l’incivilité. Car telle se pouvoit dire la façon dont ils usoient envers nous, puis que non seulement ils laisserent toutes les recherches & tous les soings qu’ils souloient avoir de nous : mais lors qu’ils nous rencontroient dans le logis de la sage Ericanthe où ailleurs ils ne faisoient pas seulement semblant de nous veoir.


  Que si quelquesfois nous nous trouvions en lieu où il leur fust impossible de tourner les yeux ailleurs, c’estoit avec une peine, & avec une espece de mespris qu’ils nous rendoient le salut, & il estoit bien aisé de juger à leur façon que tout ce qu’ils faisoient n’estoit que par contrainte, avec indifference, ou par maniere d’acquit.


  Ceste estrange façon de proce- der, fut cause que chacun y prit garde, & presque tous ceux qui en oyoient parler les blasmoient d’inconstance & de legereté : Mais eux, au contraire, maintenoient qu’ils estoient les mesmes qu’ils souloient estre, qu’ils n’avoient point changé, & qu’ils nous aymoient & honoroient autant qu’ils avoient jamais faict : mais que les affaires ausquelles ils estoient contraints de s’employer pour la conservation du bien de leur famille, les divertissoient & les empeschoient de mettre tout le temps à ces petits soings qu’ils nous souloient rendre. Il faut, ô sage Diane, que Delphire & moy confessions qu’apres en avoir diverses fois parlé ensemble (car nous semblant que courant une mesme fortune, les mesmes remedes nous seroient utiles) nous resolusmes, pour oster toute excuse à ces deux esprits volages, de nous retirer de tous ceux qui leur pouvoient donner quelque ombrage ! Et afin de le faire honnestement, nous prismes l’occasion telle que je vous diray.


  Eleuman & Ericanthe se plaisoient grandement de veoir faire des representations, par ceux qui estoient d’ordinaire en leur maison. Et de fortune Delphire, comme la Bergere de tout le hameau qui a le plus bel esprit, avoit ordinairement l’un des meilleurs personnages. Il advint qu’en la suitte du jeu qui se representoit, Delphire avoit à dire à un Berger qu’il ne devoit jamais rien esperer à son amitié, par hazard elle veid Filinte qui n’en estoit pas, mais qui assez prés du Theatre escoutoit & admiroit Delphire, & jugeant bien que c’estoit celuy qui donnoit plus de jalousie à Thomantes, lors qu’elle vint sur les vers que je dis, au lieu de les prononcer contre le Berger auquel elle parloit selon le cours de la representation, elle se tourna tout à fait à Filinte, & comme s’il eust esté de la fable, & que c’eust esté à luy à qui elle devoit parler, elle luy dit ces vers :


  Amour ne peut sur une vraye Amour
Anter une autre Amour :
Il faut que l’une meure.
Et pour moy je te jure
Que mille morts je m’eslirois plustost
Que de t’aymer jamais
Perds-en toute esperance,
Ton Amour m’importune
Et je la hay Berger,
Si ce que tu me dis
Est chose veritable,
Autant comme tu m’aymes.


  Le visage que Delphire tourna, vers Filinte, les yeux & les gestes qu’elle luy addressa furent cause que non seulement ce pauvre Berger le recognût, mais Thaumantes aussi, & presque tous ceux qui luy virent faire ceste action, qui fut cause que presque chacun tourna les yeux sur luy qui n’osa en si bonne compagnie faire paroistre le despit qu’il en conceut.


  Quelques jours apres que nous estions sur le bord de la claire riviere de Lignon, & que nous passions le temps le long du gravier. J’attendis qu’Asphale, Androgene, & plusieurs autres Bergers, & Bergeres estoient autour de moy, & lors tenant une petite baguette en la main j’escrivis sur le gravier, J’ayme, pour lors Androgene pardessus mon espaule alloit lisant ce que je marquois dessus le sable : & pensant que ce mot fut grandement à son advantage. C’est à moy, dit-il, en sousriant à qui vous escrivez ceste parole. Il est, vray, respondis-je, & je vis qu’à ce mot Asphale rougit, mais sçavez-vous bien continuay-je, ce qu’il signifie ? J’entends bien ce mot, respondit-il. Non faites peut-estre pas, repris-je, l’intelligence de celuy qui l’escrit : car je veux dire que l’amitié que vous pensez que je vous porte est comme ceste escriture que vous voyez, luy dis-je, (& en mesme temps passant le pied dessus,) Et que vous ne voyez plus. Asphale, & tous ceux qui m’ouyrent, firent un esclat de rire, qui surprit, peut-estre, autant Androgene, que ce que je luy avois dict.


  Il me semble, sage & discrette Bergere, que ces deux actions de Delphire & de moy, devoient contenter ces Amants mutinez, si pour le moins ils meritoient encore d’avoir ce nom d’Amant. Au contraire, voyant que presque nous estions celles qui les recherchions, abusans de nostre bonté, ils en firent une chançon, que chacun d’eux s’attribuoit, & en la meilleure compagnie qu’ils nous trouvoient, c’estoit la premiere chose qu’ils mettoient en avant. Elle estoit telle.




STANCES.




I.


  La voicy, la volage,
Qui s’en revient vers moy ;
  Mais je gage,
Que c’est avec dessein de rompre encor sa foy.


II.


  Une inconstance extréme
Fit qu’elle me quitta :
  En eschange
Ce qui me la redonne, est ce qui me l’osta.


III.


  Elle ne pouvoit croire
Ce qu’alors je valois,
  C’est ma gloire
Qu’en changeant elle a veu qu’elle perdoit au choix.


IIII.


  Mais combien l’inconstance
Va son cœur decevant,
  Elle pense
Que comme elle chacun se tourne au premier vent.


V.


  Toutefois qui l’en blasme
Est injuste en cecy,
  Estant femme,
Je l’excuse, en disant que toutes font ainsi.


VI.


  Car toutes de nature
Sont d’un esprit leger,
  Sans parjure,
Je jure qu’en Amour leur propre est de changer.


VII.


  Que si l’on leur void suivre
Un dessein constamment,
  C’est de vivre
Plustost avec un œil qu’avec un seul Amant.


  Ne vous semble-t’il point que ceste chançon fust un digne payement de la peine que Delphire & moy avions prise de leur tesmoigner nostre bonne volonté. Ingrats & mescognoissants qu’ils estoient de traitter avec de semblables paroles des personnes ausquelles l’on pouvoit reprocher le moins le crime qu’ils leur imputoient, & duquel, avec raison, on les pouvoit plus justement blasmer. Or voyez, sage Bergere, quel effect elle fit en nous : Nous-nous resolusmes toutes deux de ne faire non plus d’estat d’eux, que si jamais nous ne les eussions veus. Et afin que personne ne pûst juger que nous en voulussions user de ceste sorte, pour avoir l’esprit diverty ailleurs par quelque nouvelle affection, en mesme temps nous-nous retirasmes de toute sorte de pratique, non pas toutefois tout à coup, de peur qu’un si prompt changement ne donnast sujet à quelques-uns de le trouver estrange. Mais voyez, belle & sage Bergere, combien ceux qui nous reprochent l’inconstance, sont eux-mesmes inconstans : Nous n’eus- mes pas vescu deux Lunes avec ceste froideur, que comme si nostre glace par un contraire effect eust rechassé le feu dans leur ame, les voila qu’ils reviennent à nous, avec les prieres & les supplications, & je ne sçay si je dois dire avec les mesmes importunitez desquelles ils avoient autrefois accoustumé d’user. Filinte & Androgene qui avoient tousjours continué de vivre avec nous d’une mesme façon, furent les premiers à s’opposer à leur retour, disans que ceste, inconstance estoit trop grande pour estre recevable : Que si on ne chastioit ces volages esprits par des demonstrations grandes, il n’y auroit point de foy, ny de loyauté parmy les Bergers. Nostre humeur qui estoit assez disposée à ne les plus recevoir, nous fit aysément consentir à l’opinion de Filinte & d’Androgene. Et en ceste resolution, toutes les fois qu’Asphale ou Thomantes s’approchoient de nous, nous leur remettions devant les yeux leur incon- stance. Et au contraire, pour monstrer qu’il n’y a si mauvaise cause qui ne trouve quelqu’un qui la soustienne, essayoient par diverses raisons à maintenir qu’ils n’estoient point inconstans, & demandoient que l’on leur dist que c’estoit que la constance, & dans quels termes, & dans quelles limites elle estoit renfermée. Que jusques à ce qu’il en fust faict une reigle, ou plustost une loy, l’on ne pouvoit point dire qu’ils y eussent contrevenu. Ceste dispute passa si avant, qu’en fin nous sentans importunées de leur crieries, nous primes tous ensemble resolution d’aller à l’Oracle, pour y mettre une fin, par la responce duquel nous fusmes renvoyez vers vous, sage & belle Bergere, de laquelle nous attendons le juste jugement, afin que nous puissions quelquefois estre delivrées de si pesans, pour ne point dire insupportables fardeaux.


  Dorisée finit de ceste sorte son discours, & apres avoir faict une grande reverence, se remit en sa place pour attendre ce que la Bergere Diane en ordonneroit, qui apres avoir demandé l’opinion d’Alexis, Astrée, Phillis, Sylvandre, & quelques autres, ordonna que Thomantes & Asphale, diroient les raisons par lesquelles ils pensoient soustenir qu’ils ne fussent point inconstans, & Thomantes parla de ceste sorte pour tous deux.




HARANGUE
de Thomantes :




  Nous voyons & cognoissons bien, ô nostre tres-juste Juge, que c’est avec raison que vous nous ordonnez de vous dire les moyens que nous avons Asphale & moy, non seulement pour monstrer nostre innocence, mais aussi pour convaincre du blasme qui nous est imposé nos propres accusateurs : parce qu’il est autrement impossible que l’esprit humain vienne à la cognoissance d’une verité qui est mise en doute : L’artifice de ceux qui ont le tort estant si grand à desguiser leurs mauvaises raisons, que mal-aysément en peut-on veoir le vray visage, si ce n’est par les oppositions & responces de ceux qui sont oppressez. Mais nous voyons & cognoissons bien aussi, que nous, qui jusques icy avons mis tout nostre estude à bien aimer & non pas à le bien dire, tant s’en faut, à qui le plus souvent & nostre discretion & la rigueur de celles que nous avons servies ont entierement defendu la parole. Mal-aisément pourrons-nous assez bien dire ce que si parfaittement & si religieusement nous avons observé. D’autant que s’il est vray que personne ne se doit mesler que du mestier qu’il a apris, & duquel il faict profession, n’est-il pas vray, ô nostre Juge, que n’ayant jamais faict autre profession que d’aymer sans le dire, nous serons maintenant bien empeschées de prendre un autre personnage, & de recourre aux paroles pour verifier nos actions ausquelles nous avions remis toute nostre eloquence, & toute nostre persuasion. Cette consideration nous feroit grandement redouter l’issuë de cette entreprise, sçachant assez que nous avons à faire contre des personnes qui au rebours de nous se sont tousjours plus estudiées à bien dire sans aimer, qu’à bien aimer sans le dire. Et que maintenant que toutes les armes desquelles nous devons nous servir ne sont que des paroles estant les leurs propres, & ausquelles elles sont tant exercées. Il est certain qu’elles s’en sçauront beaucoup mieux aider & quelles auront un tres-grand advantage sur nous, si nostre juste juge par sa prudence & par son bon jugement ne balance la sincerité de nos raisons toutes nuës contre l’artifice & le bien dire de nos adversaires. Et sur cette confiance nous prendrons la hardiesse de les represente naïfvement & le plus briefvement qu’il nous sera possible.


  Mais quand tout est bien consideré, qu’elles accusations Asphale mon amy sont celles que l’on fait contre nous, & desquelles nous puissions prendre quelque occasion de crainte ? Si l’on nous blasmoit de trop aimer ? Si l’on nous accusoit de nous estre laissez transporter à une trop violente affection, Si l’on disoit que nous passons les limittes de tout Amour, Si l’on se plaignoit que l’excés de nostre passion nous rend importuns, voire mesme insupportables, en nostre continuelle recherche, cette accusation peut-estre seroit estimée vray semblable, & il faudroit que nous missions peine à nous en descharger. Mais de nous accuser de ne point aimer celles que nul ne peut veoir sans adorer ? N’est-ce pas se mocquer de nous, & de ceux encore, si je l’ose dire, qui l’escouttent. Peut-on dire qu’Asphale n’aime point, de qui l’affection a surmonté une si longue absence. Que si l’esloignement, comme l’on dit est la vraye mort d’A- mour, qu’elle doit-on penser l’Amour qui n’est point morte en cette longue absence, sinon que veritablement elle est immortelle ? Immortelle donc est celle d’Asphale pour Dorisée, immortelle celle de Thomantes pour la belle Delphire, qui non seulement a resisté à l’absence, mais aux rigueurs de cette belle qui peut-estre eussent esté insupportables à tout autre : mais à une si grande longueur de temps duquel on dit que le bransle ruïne toutes les choses plus fermes & plus constantes mais encores à toutes les difficultez qui se sont rencontrées : voire à toutes les impossibilitez qui se sont opposées à son dessein. O Dieux ! & qui se peut souvenir que Thomantes a aimé cette belle Delphire dés le berceau, & en un âge, s’il se peut dire ainsi, qu’elle n’estoit capable de cognoistre, ny de faire recognoistre les forces d’Amour, & que l’on puisse penser maintenant, que comme un embrasement universel ses yeux portent le feu par tout où ils daignent jetter leurs rayons, ce mesme Thomantes s’en puisse retirer & ne l’aimer plus ? Qui peut avoir veu ce Thomantes vaincre toutes les rigueurs, & le mespris de Delphire, mespriser la longueur du temps, & surmonter toutes les difficultez qui se sont opposées à son affection, Et maintenant que cette belle monstre d’avoir agreable sa bonne volonté, que les difficultez se sont esvanouïes, & que le temps semble estre arrivé au point qu’il a tant desiré, qui peut rappeller ces choses, dis-je en sa memoire & croire que ce mesme Thomantes ne l’aime plus ?


  Veritablement ces accusations sont tant hors du sens commun, que comme elles sont faittes sans raison : aussi ne peut-on trouver raison pour leur respondre, sinon de dire avec tous les plus sçavants que s’il ne faut point disputer contre ceux qui nient les principes, il ne faut non plus le faire contre ces personnes qui mettent ces oppositions en avant, & toutesfois elles remplissent le Ciel & la terre de leurs plaintes & du blasme qu’elles nous imputent, & veulent que par force nous confessions que nous ne les aimons point. Voyez qu’elle humeur est la leur, elles veulent mieux sçavoir que nous ce que nous faisons. L’Amour est un acte de bonne volonté. Or y a-t’il quelqu’un qui ait les yeux si clair-voyans qu’il puisse mieux veoir ma volonté que moy-mesme : Mais comme ô Dieux la Nature humaine est plus penchante à croire le mal que le bien, si une seule fois nous leur disions, ô Delphire ! & vous Dorisée, sçachez que nous ne vous aimons point, incontinent elles le croiroient, & nous le leur disons & redisons mille & mille & mille fois, belle Delphire, Thaumantes meurt d’Amour pour vous. Et belle Dorisée, Asphale est entierement à vous. Et pourquoy incredules, nous respondez-vous qu’il n’est pas vray ? Quoy donc, vous ne nous croirez que quand nous mentirons, & vous n’adjousterez foy sinon aux paroles qui seront à nostre prejudice ? Nous avons pour le moins cet advantage pardessus vous, & qui n’est pas un foible tesmoignage de l’amour que vous niez estre en nous : c’est que si une seule fois vous nous disiez, nous vous aimons, nous le croirions innocent, & n’en ferions jamais aucune doute. Et d’où vient cette foy & cette creance ? d’Amour, d’Amour, dis-je, qui nous fait croire en vous la verité, comme toutes les autres vertus en la personne aymée : Mais comme le menteur se prend & se couppe soy-mesme de son propre trenchant, ces belles n’ont jamais voulu advoüer que nous les ayons aimées : tant s’en faut elles l’ont tousjours nié : maintenant elles nous appellent inconstans : Si ce dernier outrage est veritable, nous avons ce me semble, ô mon cher Asphale dequoy nous contenter : car c’est conclurre au moins selon leur opinion que maintenant nous les aimons, car si nous les avions aimées, autresfois & que nous devinssions inconstants, c’est sans doute qu’il faudroit conclurre que nous ne les aime- rions plus : mais plus qu’elles maintiennent que nous ne les avons point aimées par le passé, qu’est-ce à dire, quand elles nous appellent inconstants, sinon advoüer qu’à cette heure nous les aimons ? Et en ce sens, ô belles Bergeres nous accorderions vostre dire, si ce n’estoit qu’encore qu’Amour arrache de vos bouches cette verité contre vostre intention, toutesfois nous ne voulons pas advoüer que nous ne vous ayons point aimées, car au contraire nous disons, & nous maintenons, que jamais il ny eust une plus entiere affection que celle qu’Asphale & Thaumantes vous ont portée & emporteront avec eux dans la sepulture.


  Or la plus grande preuve qu’elles disent avoir contre le deffaut de nostre affection, c’est que nos actions ne tesmoignent point que nous les aimons. Considerez, ô nostre juge, considerez, dis-je, comme ce blasme est mal fondé, & combien mal-aisément nous y pouvons remedier. Lors que nos actions ont esté toutes de feu, & toutes d’impatiences, elles nous ont tousjours dit que nous ne les aimions point, ausquelles falloit-il que nous recourrussions pour leur persuader la verité de nostre affection, sinon aux contraires : Nous nous sommes donc mis sur la froideur & sur la patience, mais comme oublieuses du jugement qu’elles avoient fait, les voila qui nous accusent encore plus asprement de faute d’Amour. O Dieux ! & que faut-il que nous fassions, si pour nostre malheur, les deux contraires font un semblable effet en ces injustes ames. Ny le chaud ny le froid ne peuvent tesmoigner nostre Amour : Qu’est-ce donc qui le pourra faire ?


  Ces considerations toutesfois, où plustost ces contradictions n’ont laissé de nous mettre en peine, non pas que tous ceux qui voyent & pensent chasque chose avec un sain jugement puissent jamais entrer en doute de nous : mais parce qu’y ayant plus de ceux qui sont inclinez à mal juger d’autruy que de ceux qui tiennent la balance juste, il s’en suit qu’en- vers la plus grande partie des hommes nous demeurerons blasmez & diffamez : Et ce qui plus nous pese encore, ou plustost qui nous est du tout insupportable : c’est que ces belles puissent nourrir une si sinistre opinion de nous en leurs ames, n’y ayant jamais rien eu que nous ayons recherché avec plus d’ambition que de leur persuader le contraire : Et c’est pourquoy encore qu’en toute chose nous sçachions bien que nous leur devons ceder, en celle-cy toutesfois nous avons esté contraints de leur contredire opiniastrément. Et en venir jusques au jugement d’autruy, ce que nous ne voudrions pas qui fust pris pour deffaut d’Amour & de respect, mais plustost pour un excés d’affection, qui nous emporte pardessus toute sorte de devoir. Et en cet excés nous avons souvent demandé, puis qu’elles maintiennent que nous sommes inconstans, qu’elles nous accordent donc premierement qu’autresfois nous les avons aimées & puis qu’elles nous prescrivent les limites dans lesquelles un Amant doibt demeurer, pour ne point contrevenir à ceste constance, afin que comme avec une juste reigle, l’on peut juger si la ligne est droitte, en les approchant l’une de l’autre : De mesme, ô nostre juste juge l’on puisse veoir si nous sommes inconstans ou non. Les Dieux sont ceux qui nous envoyent vers vous, les Dieux sont ceux qui vous conseillent & inspirent à nous enseigner la verité : Mais cependant nous requerons & conjurons Amour d’oster des ames de ces belles l’incredulité qui fait condamner nos actions, puis que si veritablement elles sont differentes de ce qu’elles souloient estre, ce n’est pas changement de volonté, mais la contrainte de nos affaires qui en est cause & qui nous tenant l’esprit distrait nous empesche de pouvoir continuer les mesmes petites recherches desquelles nous les avons si souvent importunées & ausquelles nous pouvions employer le temps, lors que ce temps-là ne nous estoit point necessaire pour la conser- vation de nostre famille. N’est-il pas vray que chasque aage a ses propres actions, & la nature nous enseigne que les fleurs sont propres au Printemps, & les fruits à l’Esté, que si l’on ne voyoit sur les arbres tout le long de l’année que des fleurs, l’on diroit qu’en vain ils fleuriroient. Et pourquoy n’en diroit-on de mesme de nous si nous estions tousjours sur ces petites fleurs qui sont propres & naturelles à la naissance de l’Amour. Il faut quand on est plus advancé en aage, que cet Amour apporte des fruicts, s’il ne veut contrevenir aux loix de la Nature.


  Mais peut-estre, quoy qu’elles n’en dient rien : ce qui leur fait concevoir cette opinion, c’est que la conversation qu’elles nous voyent plus particuliere que nous ne soulions pas avoir avec d’autres, leur fait penser que nostre affection s’estend de mesme à les aimer. S’il est vray qu’un Amant doive estre une personne farouche & sans communications, nous avoüons qu’elles ont raison : mais si le non d’Amant, ne signiffie pas Sauvage, Loup garou, ny barbare, nous ne voyons pas sur quelle raison leur opinion puisse estre appuyée.


  Toutes ces doutes, & toutes des injustes raisons que nous avons de nous douloir des jugements qu’elles ont fait de nostre affection, nous font recourre à vous, ô sage Bergere ! & nous parlons des jugements qu’elles ont faits aux desadvantage de nostre affection : car de tout ce qu’elles nous blasment & accusent, comme Asphale & Thomantes nous n’en oserions faire aucune plainte, souffrant avec le respect que nous devons, tout ce qu’il leur plaist. Mais quand elles nous accusent comme Amants, alors nous ouvrons la bouche, non pas encore pour les accuser où nous en plaindre, mais seulement pour gemir comme ceux qu’une douleur trop sensible afflige & tourmente pardessus leur force. Autrement nous dirions, quand elles nous reprochent cette chanson que la force de la douleur nous a arraché de la bouche, que veritablement leur changement en avoit esté cause, & qu’encores nous aillions cherchant quelque espece de raison pour les excuser, en disant que toutes faisoient ainsi à fin que cette inconstance ne fust point tant desapprouvée en elles seules. Nous dirions que tant de services receus, & peut-estre recognus assez clairement pour n’estre plus mis en doute ne meritoient pas qu’un Filinte durant l’esloignement de Thomantes fust mis en sa place, ny qu’un Androgene prist celle d’Asphale. Que les faveurs qu’en nostre absence, & l’un & l’autre en ont eu, nous donneroient un tres-ample & tres-veritable subject de les accuser de ce qu’elles nous blasment. Que si estants presents & à vos yeux mesmes, chacun comme nous a veu ce que le moins nous devions veoir, je parle de ces gratiffications, à nostre desadvantage que la plainte que cette chanson en a faitte, ne les doibt pas tant offencer, que le silence les doit avoir obligées, avec lequel en nostre absence nous avons souffert les nouvelles que l’on en escrivoit de tous costez, que si elles nous veulent croire ; que Delphire se souvienne de ce qu’elle a escrit à Thomantes de Dorisée & d’Androgene, & que Dorisée ait memoire de ce qu’elle a mandé à Asphale, de Delphire & de Filinte. Et parce qu’elles diront qu’une fille ne peut ny doit empescher que quelqu’un l’aime pourveu que ce soit avec la discretion qui est requise & le respect & l’honneur qui se doivent. Nous demandons, ô nostre tres-juste juge vostre jugement sur ces quatre demandes à sçavoir, si celle qui se plaist à estre aimée & servie de plusieurs demeure dans l’observance des loix de la constance. Et si ceste pluralité d’Amants leur est plus permise, qu’aux hommes la pluralité d’Amantes. Si les loix de la constance ordonnent que l’Amant depuis qu’il se dit tel, doibt fuir la veuë & conversation de toutes les autres Bergeres, & bref quels sont les termes & limites de cette constance tant reclamée de tous, & si cognuë de si peu de per- sonnes. Afin que ces belles Bergeres recognoissent que comme nous sommes tres-jaloux de vivre en vrais Amants : De mesme elles ne doivent pas estre offences, si nostre affection ne peut endurer de si sensibles outrages que ceux que nous recevons, & desquels jusques icy nous n’avons osé faire aucune plainte : & en toutes ces choses vostre beau jugement ayant assez recognu l’affection & l’inviolable fidelité de ces deux Amants, que vous ordonnerez qu’ils soient receus de leurs Bergeres comme ils meritent.


  Ainsi dit Thomantes, & apres avoir fait une profonde reverence, il s’alla asseoir en sa place. Diane alors ordonna à Delphire de respondre à ce que Thomantes avoit dit, si toutesfois elle y vouloit contredire quelque chose. Alors Delphire prit la parole.




RESPONCE
De Delphire à Thomantes.




  Nous ne trouvons point estrange, belle & discrette Bergere, d’ouïr une si grande abondance de paroles sortir de la bouche de Thomantes, tant en son nom qu’en celuy d’Asphale, car s’il est vray que celuy qui aime bien, sçait fort peu dire ce qu’il ressent, il semble que par les contraires celuy qui vous aime peu ne puisse jamais mettre fin à son discours. Que si jusques à cette heure l’on en a point veu l’experience, il faut seulement prendre garde avec quel torrent de paroles Thomantes vient de desduire non pas ses raisons, mais ses desraisons, s’il m’est permis d’user de ce mot : Et quoy que pour la mesme consideration, je veux dire parce que Dorisée, ny moy, n’aymons point, il nous seroit permis de respondre bien au long à leurs oppositions, si est-ce que nous ne le ferons pas, tant parce que ce seroit abuser de la patience de nostre Juge, & de ceux qui nous escoutent, que d’autant que les choses qu’ils ont dites ont si peu de fondement, que ce seroit faire tort au jugement de Diane, de les vouloir convaincre avec plusieurs raisons, puisque si aysément elle en peut voir & descouvrir la fausseté. Et veritablement c’est une chose si claire que nous ne leur respondrions point, si ce n’estoit que par obeïssance il faut que nous le fassions, puisque nostre juste Juge nous l’a ainsi ordonné.


  Pour commencer donc. A quoy penses-tu, Thomantes, quand tu t’excuses de devoir parler de ton affection ? Toy, dis-tu, qui as accoustumé autant d’aymer sans le dire, que nous de le dire sans aymer. A quoy penses-tu, dis-je, puis que tu advoües que si une fois nous avions dit, Dori- sée & moy, Nous vous aymons, vous le croiriez à jamais. Hé Berger, si nous sommes tant accoustumées de le dire, dequoy te plains-tu ? Vous voila tous deux satisfaicts : Et à quoy importuner l’Oracle, & affliger ceste assemblée de tant de paroles, puis que nous avons tant accoustumé de le dire ? Mais, ô nostre Juge, j’entends la force & l’artifice de son argument. Il ne dit pas absolument que nous avons accoustumé de le dire : mais seulement, que nous avons accoustumé autant de dire que nous aymons, sans toutefois aymer : qu’eux d’aymer sans le dire. Et parce qu’ils n’ont point accoustumé d’aymer, il s’ensuit que n’y nous aussi, nous n’avons point accoustumé de le dire : Et de ceste sorte ils ont quelque raison ; car il est bien mal-aysé de bien parler d’une chose que l’on ignore, tesmoing tout le discours que Thomantes vient de faire, auquel il n’y a pas plus de paroles que de contradictions. Mais Orsus, advoüons-leur, pour leur donner quelque satisfaction, qu’ils sont bien em- peschez de parler sur ce sujet, parce que si autresfois ils aymoient, comme ils disent, ils aymoient sans le dire, & que maintenant qu’ils n’ayment point, ils sont toutefois contrains de le dire. Et bien, Thomantes, & toy Asphale, estes-vous contents, vous le devez estre pour le moins, puis que l’on vous accorde ce que vous demandez : mais à quoy sert cela à nostre differend ? rien du tout & non plus que les tesmoignages que ce Berger rapporte pour preuver qu’ils nous ont aimées : car ils seroient peut-estre valables, si les hommes, je veux dire ceux de leur aage se conduisoient avec raison, & l’on pourroit de là inferer quelque chose de ce qu’il veut dire mais pour eux qui font tout au hazard, tout par humeur, & rien avec les justes reigles de la raison, que peut-on tirer de là, sinon qu’alors leur humeur estoit telle, pour nous affliger & persecuter, & que maintenant elle est grandement differente. Mais à quoy bon, me pourra dire quelqu’un, se donner tant de peine ? Mais ! respondrons- nous, qui peut trouver la raison de ce qui n’a point de raison ? Je diray que c’est par opiniastreté, ou pour estre ambicieux du nom d’Amant, sans en vouloir avoir l’effect, ou bref pour quelque autre pire ou plus pernicieux dessein. Qu’est-ce que raisonnablement l’on ne peut pas soupçonner de personnes si desraisonnables ? Mais, disent-ils, nous sçavons bien que nous aymons, & y a-t’il quelqu’un qui sçache mieux nostre volonté que nous mesmes ? Mais, ô nostre Juge, & qui peut douter que d’autres ne la sçachent mieux, y a-t’il quelqu’un qui puisse bien juger s’il a l’esprit preoccupé de quelque passion ? Or ces Bergers ont leur passion ordinaire qui les emporte, quelle apparence y a-t’il qu’ils puissent faire un bon jugement de ce qui les touche : Mais nous qui sommes sans passion en ce qui les concerne, nous en pouvons juger sainement & sans reproche. Et pour exemple ceux qui verront Adraste, ne jugeront-ils pas mieux de sa folie que luy-mesme ? Et pour vous monstrer que non seulement ils ne sçavent ce qu’ils font, mais non pas mesme ce qu’ils veulent : voudroient-ils, & cesseroient-ils de vouloir une mesme chose, sans y mettre plus d’un moment d’intervale ? Mais, ô Dieux ! s’escrient-ils, que la nature humaine est plus penchante à croire le mal que le bien : Il falloit dire le naturel des hommes, & particulierement celuy de Thomantes & d’Asphale ; car pour nous, nous ne croyons, ny ne mescroyons que ce qui se doit. Et pour vous monstrer qu’il est ainsi, nous vous confessons que si vous nous disiez que vous ne nous aymez point, nous le croyrions sans doute : car ordinairement chacun croit ce qu’il desire : & de plus que nous sçavons par experience que vous ne sçavez pas aymer. Quand vous nous dites que vous nous aymez, nous n’en croyons rien, parce que nous sçavons que tout homme est menteur, que c’est un mestier que celuy d’aimer que vous n’appristes ny ne sceustes jamais faire. Et parce en fin que toutes vos actions desmentent vos paroles, lors que vous nous dites quelque chose à vostre advantage, nous n’y adjoustons point de foy : car nous sçavons que vous-vous flattez : Quand c’est à vostre desadvantage, nous le croyons, sçachant assez d’ailleurs qu’il est veritable. Et vous semble-t’il que nostre croyance soit conduitte avec raison, & non pas celle que vous dites avoir en vous, de laquelle aussi vous vous dementez incontinent.


  Et voyez, ô nostre Juge, la belle ostentation : L’Amour, disent-ils, qui est en nous, nous fait croire que vous estes veritables, parce que l’Amant doit croire toutes les vertus en la personne aymée. Et, Thomantes, si vous nous croyez veritables, pourquoy ne tenez-vous pour asseuré que je n’ayme point Filinte, ny Dorisée Androgene, puis que si souvent nous le vous avons dit ? Quoy ! un miroir sur lequel par mesgarde on aura jetté l’œil, ou une faveur qui vous sera faite, & que pour la tenir cachée, à conte d’un autre, vous feront perdre ceste creance que nous sommes veritables, & ne voyez pas que quand vous nous appellez menteuses, ceste injure vous dément, & vous convainc par vos mesmes paroles : Car si l’on doit croire en la personne aymée toute vertu, & que la verité en soit une, n’est-il pas vray qu’avec ceste reproche vous dites en mesmes temps que vous ne nous aymez point.


  Mais tous ces poincts seroient ennuyeux, si je voulois les rapporter par le menu, pour monstrer leurs contradictions. Il suffira que briefvement je responde à ceux qui semblent avoir plus de force. Il faut, disent-ils, que si nous ne vous avons point aymées par le passé, maintenant que vous nous nommez inconstans vous vueillez dire que nous vous aymons. Si nous parlions d’Amour, ô Bergers, vous auriez, peut-estre, quelque raison ; mais sans seulement tourner nostre pensée sur l’Amour, ou sur la hayne, nous vous appellons inconstans, c’est à dire que vous avez changé de vivre, & en cela vostre inconstance y est toute indubitable : & ce que nous vous reprochons vous ne le desadvouërez pas devant toute ceste assemblée, de sorte que nous ne sommes pas obligées à la preuve d’une chose qui n’est point mise en doute, & il ne faut excuser ce changement sur la mauvaise raison alleguée, qu’ayant eu des actions toutes de feu : & voyans que nous ne croyons point d’Amour en vous, vous avez recouru aux glaçons : Car outre que ceste raison est faite pour rire, encore ne la faut-il point alleguer, puisque vous sçavez bien en vostre ame que tous ces feux dont vous parlez, sont imaginaires, & seulement pour ageancer vostre discours, & qu’il ne faut point trouver estrange, si quant vous avez seule- ment faict semblant de nous aymer, nous ne l’avons pas voulu croire. Ny si tant de veritables tesmoignages de vostre peu de bonne volonté nous ont persuadé la verité. Mais en pouvions-nous douter, outre les froideurs & les glaçons qui estoient en vous, & outre la recherche que vous faisiez d’autres devant nos yeux. N’est-il pas vray que la voix du peuple c’est la voix de Dieu ? Et ne dis-tu pas, Thomantes, que chacun le disoit, voulois-tu que nous démentissions nos yeux & nos oreilles, pour croire le contraire de ce que vos actions nous tesmoignoient ? Nous n’avons, dis-tu, jamais rien recherché avec plus d’ambition que de leur persuader le contraire. Ah ! nostre tres-juste Juge, qu’à ce coup ce Berger a bien confessé la verité sans torture : mais y en a-t’il une plus grande que la propre conscience ? Il est vray, Berger, je l’advouë avec toy, il n’y a rien que vous ayez plus recherché que de nous persuader que vous nous aymez : mais persuader seulement, & non pas aymer. O qu’il y a long-temps que nous avons recogneu ceste ambition en vous, & si encores ce n’a pas esté assez à temps, tant y a que nous-nous consolons, qu’il vaut mieux tard que jamais.


  Mais la belle excuse pour couvrir leur changement ! Si nos actions, disent-ils, sont differentes de ce qu’elles souloient estre, ce sont nos affaires qui nous divertissent. Doncques, Thaumantes, si autrefois tu demeurois aupres de moy, c’estoit pour ne sçavoir où employer le temps ailleurs. O la grande obligation que je t’en ay ! ne t’en dois-je pas une grande recompense ? Mais, ô nostre Juge, voyez un peu ces peres de familles, qui ont la charge de toute leur maison sur les espaules : comment de leur maison ? mais de toute nostre communauté, ou plustost de toute la republique des Gaules. O Dieux ! qu’ils sont afferez, & que c’est faire une grande offence contre le bien public de les distraire, ou leur faire perdre seulement un moment de temps. Orsus, peres de familles sans avoir enfans, Orsus, directeurs du peuple, sans avoir affaire, nous vous l’accordons, que vous ne pouvez plus employer en ces petites recherches que vous dites le temps qui vous est si cher, & si utile au public : Mais pourquoy n’y employez-vous pas celuy que vous perdez en ces particulieres conversations, que vous dites avoir de certaines personnes ? Quoy donc ! quand vous ne sçaurez que faire vous serez auprés de nous, & se seront des heures ausquelles toute autre pratique vous sera defenduë. Je suis bien d’advis, si cela est, que vous n’y veniez point du tout ? Et vous devez croire que l’Amour ne se doit jamais faire par acquit, c’est un de ces mestiers qui veulent la personne toute entiere. Si vous estes si affairez, meslez-vous de vos affaires, & laissez l’Amour en repos : car ce Dieu est si grand, que c’est luy faire outrage que de luy donner le temps qui vous reste apres avoir servy les autres Dieux. Il veut avoir les primices de toutes choses, & s’il en reste il veut bien que l’on en sacrifie aux autres : mais apres qu’il en aura pris ce qui luy aura pleu, c’est aux autres ausquels il faut donner son refus. Et c’est bien sur ce discours qu’il faut que tu sçaches, Thomantes, qu’il est vray que pour tout autre, chaque aage a ses propres actions, mais non pas pour l’Amour : car dans les vergers d’Amour, l’on void, si tu ne le sçais, tous les arbres porter en mesme temps & la fleur, & le fruict. Ne vois-tu pas qu’Amour rend les jeunes aussi sages que les vieux, & les vieux aussi folastres que les jeunes, c’est pour te faire voir qu’en luy il n’y a point de distinction d’aage, mais que tout aage est un mesme aage ? Et n’as-tu jamais pris garde que les plus tendres fleurs d’Amour sont des fruicts tres-savoureux : Car les esperances, que sont-ce autre cho- se que les fleurs ? Mais ces esperances ne surpassent-elles pas tous les contentemens que, hors d’Amour, une ame puisse avoir ? O Thomantes, ignorant d’Amour, ne dis plus une si grande absurdité, qu’il faut quand Amour est advancé en aage qu’il apporte des fruicts, & non pas des fleurs s’il ne veut contrevenir aux loix de la Nature : Ses fleurs sont des fruicts, & ses fruicts sont des fleurs, parce que tousjours les contentemens dans les esperances sont presens, & dans les esperances sont presens, & dans les contentemens se renouvellent tousjours les esperances. Et c’est pourquoy quelques-uns ont donné l’Oranger pour simbole à l’Amour, parce qu’il porte & le fruict & la fleur ensemble.


  Vous voyez, nostre juste Juge, combien ces Amants pretendus sçavent peu que c’est qu’Amour, & qu’avec raison ils vous demandent que vous leur fassiez entendre que c’est que la Constance : car la cognoissant aussi peu que l’Amour, il ne se faut pas estonner s’ils l’offencent & l’outragent griefvement : Et toutefois tout ignorants qu’ils en sont, ils maintiennent qu’ils ont observé les loix de la Constance. Si cela est, n’est-il pas vray qu’ils sont constants par hazard, & non pas de resolution & de dessein ? Mais s’ils estoient appellez devant le Trône rigoureux de cet Amour, & qu’on leur demandast qui leur a donné la permission de se dire Amants, & de s’attribuer un tiltre si honorable, plus qu’ils ne sçavent pas mesmes les moindres devoirs de celuy qui veut aymer, que pourroient-ils attendre autre chose qu’un tres-rigoureux chastiment, d’amour usurpé un nom qui leur est si peu convenable ? Ah ! que si l’Amour estoit un mestier juré, il faudroit bien qu’ils y fissent un tres-long apprentissage, pour estre receus parmy les Amants.


  Et parce que c’est l’ordinai- re que ceux qui sont attaints de quelque vice voudroient que chacun en fust de mesme taché, afin que l’on ne leur pûst rien reprocher, ils proposent quatre doutes, nous voulans, par la premiere, taxer de leur mesme erreur : par la seconde, excuser leur faute : & par les deux dernieres, s’instruire à ce qu’ils sçavent si peu. Nous ferions la responce telle qu’ils meritent, si ce n’estoit que c’est à vous, nostre Juge, à qui ils la demandent, & de laquelle nous vous supplions les vouloir gratifier : Non pas sous esperance qu’à l’advenir ils s’amendent, mais seulement pour faire voir à chacun de combien ils se sont fourvoyez du droict sentier : & avec quelle severité nous avons tousjours observé les loix qu’ils demandent maintenant d’apprendre ; maintenant, dis-je, qu’ils devroient estre capables de les enseigner à tous ceux qui les voudroient apprendre, si veritablement ils eussent eu autrefois quelque esprit d’Amour.


  Et d’autant qu’ils font un grand fondement contre nous sur les lettres que nous leur avons escrites. Nous vous supplions, ô nostre Juge, de leur commander de les faire voir, afin que vous puissiez cognoistre que quand nous leur avons mandé quelque chose sur le sujet qu’ils disent, ç’a seulement esté en façon de nouvelles qui courent, & non pas qu’on asseure pour veritables. Quoy donc ! tout qui se dit, & qui vole par la bouche des hommes, doit estre tenuë pour chose asseurée ? O Thomantes, si cela estoit recevable, combien te ferois-je voir de lettres qui m’ont esté escrites durant ton sejour parmy les Galloligures, de tes nouvelles affections ; mais si je n’en ay rien creu, & si seulement je ne t’en ay jamais faict semblant, ne t’ay-je pas enseigné qu’à mon exemple tu en devois faire de mesme ? Et si, comme tu viens de dire, on doit croire toute vertu en la personne aimée ? Puis-je penser que je sois aimée de toy puis que tu me reproches la legereté & l’inconstance, vice d’autant plus honteux à une fille, que son contraire est la qualité la plus requise en nous.


  Or nostre tres-juste juge vous avez ouy les requestes que ces deux Bergers vous font, nous y adjoustons encore nostre supplication, afin que l’on ne die plus que sur les rives de Lignon il y ait des Bergers tant ignorants d’Amour que ceux cy, ou que pour le moins il leur soit defendu de se plus usurper tant induëment l’honorable nom d’Amant qu’ils veulent porter, & duquel ils sont tant indignes. Mais pour nous, nostre voyage seroit icy grandement inutile, si nous n’en retirions que les declarations qu’ils desirent : c’est pourquoy nous demandons en vertu du pouvoir que l’Oracle vous a donné, & pour chastiement des fautes qu’ils ont commises contre nous en feignant d’aimer, sans aimer, vous leur defendiez de jamais se souvenir de Dorisée, ny de Delphire, & que se contentants d’avoir si longuement abusé de nostre patience, desormais ils s’addressent ailleurs, pour plus heureusement pratiquer les enseignemens que vous leur donnerez, si toutesfois, ce que je ne croy pas, ils prennent jamais envie de les observer.


  Delphire, dit ainsi, & avec une honneste rougeur apres avoir salué son juge & le reste de l’assemblée, se remit en sa place, pour attendre l’ordonnance de Diane. L’on ouït lors un murmure universel parmy ceux qui l’avoient ouïe, les uns appreuvant & les autres desappreuvant ses raisons : mais toutes en general admirant son bel esprit, & la modestie avec laquelle elle avoit parlé : Et parce que Diane ne pensoit pas qu’il y eust personne qui eust rien à dire d’avantage, elle vouloit commencer à demander particulierement l’opinion des Bergers & des Bergeres, desquels elle vouloit avoir l’advis lors que Filinte, & Androgene se leverent qui la supplierent de les vouloit ouïr avant que de prononcer son jugement : parce qu’ils n’estoient pas les moins interressez en toute cette affaire. Diane alors se remettant en son lieu commanda à Filinte de parler pour tous deux, & quand le bruit fut cessé pour luy obeïr, il commença de cette sorte.




HARANGUE
de Filinte.




  Si ceux qui aiment bien, sçavent peu dire de leur affection, comme cette belle Bergere vient d’asseurer, vous ne trouverez point estrange, ô nostre Juge ! que suivant cette reigle generale, Filinte sçache peu parler de l’Amour qu’il porte à Delphire, ny Androgene à Dorisée, puis que leur passion est si recogneuë, qu’elle n’est point mise en doute, de personne qui y ait quelque interest. Vous ne le trouverez point estrange, dis-je, ny lors que vous viendrez à prononcer vostre jugement, le defaut de mes paroles, ne sera point cause qu’il soit moins à nostre advantage, puis que par la bouche mesme de nos parties, vous apprenez que Delphire & Dorisée ont esté aimées de nous, avec tant d’affection & de fidelité qu’elles n’y ont jamais pû trouver manquement que celuy qui procedoit de les trop aimer. Quant à moy j’ay commencé d’aimer Delphire avant que Thomantes eust presque des yeux pour la regarder, & Androgene à servy Dorisée, lors qu’Asphale monstroit par son inconstance de se lasser d’un si glorieux service. Cette premiere affection que j’ay euë avant tout autre pour cette belle Bergere, merite que comme fils aisné je sois le premier partagé. Et cette derniere d’Androgene, que comme survivant & digne successeur il herite du bien qu’il recherche. Ce n’est pas que pour avoir esté le premier je n’aye tousjours continué & ne continuë encore, ny qu’Androgene pour avoir esté le dernier n’ait commencé son service de bonne heure, mais c’est que l’un & l’autre a tousjours vescu avec un respect & une observation si grande envers ces belles Bergeres, que nous avons patiemment souffert les faveurs qu’à nos yeux elles ont faittes à ces deux volages & inconstans. J’advouë que le despit m’a quelquesfois fait concevoir des impressions de colere, & pour dire ainsi, m’a fait mutiner, contre les induës rigueurs que cette belle me faisoit souffrir : mais qu’elle die elle-mesme, si en la plus grande furie de mon mal, j’ay pour cela jamais fait action qui ne fust toute bruslante d’Amour : car ne parler point à elle de quelque temps, & soudain quelle tournoit les yeux sur moy revoler encore plus promptement à mon devoir, qu’est-ce que cela signiffie, sinon que mon affection estoit encore plus forte que sa rigueur ? Et Androgene voyant la preference que Dorisée faisoit d’Asphale à luy n’a laissé de continuer avec tant de discretion & de fidelité. N’a-t’il pas rendu preuve que rien ne le pouvoit divertir de cét Amour & de ce fidelle service. L’on dit que la goutte d’eau par succession de temps cave le marbre le plus dur, & un service si longuement continué, se froissera-t’il inutillement sur le marbre insensible de leur cœur. Doncques nous serons les seuls qui servirons sans recompense & qui semerons la terre sans esperance de moissons ? Doncques pour nous seuls Amour sera ingrat, & pour nous seuls avare envers ceux qui la serviront fidellement ? Nostre Juge, considerez quelle apparence de raison, où qu’elle justice au regne de ce Dieu se pourroit trouver, si une si grande injustice nous estoit faite ? Nous nous sommes quelquesfois consolez Androgene & moy, lors que sans raison nous avons veu ces deux volages obtenir des recompenses au lieu des chastiements qu’ils devoient justement attendre, avec cette opinion qu’il faut combattre avant que de vaincre, & suer long-temps soubs la peine & le travail, avant que de triompher. Mais il faut advoüer que maintenant deux cho- ses nous estonnent : l’une de veoir ces deux inconstants triompher avant que d’avoir travaillé, & l’autre que vous ne pouvions vaincre la rigueur de ces cruelles apres avoir tant & si longuement combattu. Et si rien de tout cela ne nous met en si grande admiration que la pretention pour ne dire outrecuidance avec laquelle Thomantes & Asphale osent esperer, voire demander, comme chose qui leur soit deuë d’estre aymez de ces deux belles filles, puis que si jamais Amour a eu le courage de vanger les outrages qui luy sont faits : c’est contr’eux qu’il doit lacher les traicts de sa justice, pour les rendre exemplaires à tous ceux qui abusent du nom d’Amant. Je m’estonne Thomantes qu’apres avoir receu tant de graces de Delphire, desquelles la moindre pouvoit fixer un cœur tout de Mercure : toutesfois comme si ce n’avoit point esté à toy à qui elles eussent esté faites. Te voila sur les mesfiances, sur les reproches, & sur la retraitte ? Je ne sçay que dire, Asphale, qu’à ton depart tu t’en ailles sans estre aimé, & qu’à ton retour tu te trouves possesseur des bonnes graces de Dorisée, & que pour la rencontre des yeux d’elle & d’Androgene dans un miroir tu ne te souviennes plus de tant de faveurs, & qu’en perdant la memoire tu perdes aussi & l’amour & le ressentiment que tu dois avoir de tant de graces receuës, & qui ne pouvoient estre meritées, ny par toy, ny par personne du monde. Mais ce que j’ay trouvé le plus estrange, c’est que tous deux ayants fait ces fautes si remarquables, fautes en Amour irremissibles, vous ayez toutesfois la hardiesse, il faudroit dire l’effronterie, de revenir vers ces belles, & au lieu de leur demander des chastiements & des supplices, pretendre & demander les mesmes faveurs & les mesmes graces que vous avez si ingrattement desdaignées. Je demeure veritablement ravy de vous veoir disputer l’un contre l’autre à qui a tort : je demeure encore plus estonné que vous ayez la hardiesse d’enquerir l’Oracle, & de veoir l’asseurance avec laquelle vous vous presentez devant un Juge pour luy demander justice. Car si cette justice vous est faitte, que pouvez-vous attendre de plus advantageux que d’estre bannis du regne d’Amour, où plustost condamnez à tous les supplices que des ingrats & mescognoissants ont jamais meritez. Les voila, ô nostre juge ces fidelles Amants, qui apres avoir esté comblez de faveurs & de graces, non seulement se sont ingrattement separez du service qu’ils devoient continuer jusques au cercueil : mais ont mesprisé celles qu’ils devoient adorer, mais de plus, se sont mis sur les outrages & sur la medisance. Quoy ! Thomantes, tu as bien eu la hardiesse de dire à Delphire,


  La voicy, la volage,
Qui s’en revient vers moy ;
  Mais je gage,
Que c’est avec dessein de rompre encor sa foy.


  Et tu penses que cette mesme Delphire ait le courage de revenir encores une fois vers toy, pour s’ouïr faire une plus cruelle reproche si tu la peux inventer : Et toy Asphale tu as bien osé dire à Dorisée,


  Une inconstance estrange
Fit qu’elle me quitta :
  En eschange
Ce qui me la redonne, est ce qui me l’osta.


  Et tu oses croire que cette belle fille puisse supporter de te revoir aupres d’elle sans rougir de ta honte ? Dieux bons ! en quel siecle sommes nous venus, puis que ceux qui faillent, & qui outragent l’innocence non seulement n’en apprehendent pas les chastiements : mais en pretendent des loyers & des recompenses. Laissez, laissez, infidelles Amants à Androgene & à Filinte à demander les recompenses & les loyers, si toutesfois celuy qui fait ce à quoy il est obligé merite des loyers & des recompenses : car veritablement ce sont eux qui dans le regne d’Amour ont tousjours servy affectionnément, & perseveré constamment sans jamais démentir l’honorable nom qu’ils sont pris dés le commencement ? Reprochez-nous qu’elle faute nous avons faite durant tout le cours de cette affection, & si vous pouvez trouver en nous une tache, nous confessons que nous devons estre chastiez comme vous, quoy que vos erreurs & ingratitudes soient sans nombre. Je sçay que vous m’opposerez, comme j’ay dit quelques effects du despit : mais si je n’eusse bien aimé : pourquoy me fusse-je depité, ou pour mieux dire qu’elle patience ne se fust rompuë aux efforts que j’ay supportez. Aimer avec tant d’affection que mon cœur aime, & non seulement ne voir aucune apparence de bonne volonté en Delphire, mais de cognoistre quelle preferoit à ma parfaitte Amour, les feintes dissimulations d’un Thomantes : Qu’elle luy mettoit en conte les faveurs & les desfaveurs qu’elle me faisoit, & bref la sçavoir si indignement trompée, pouvois-je moins que me despiter, sinon contre elle, au moins contre l’Astre qui dominoit au jour de ma naissance : Car contre elle, jamais despit, jamais colere ne m’est entrée dans l’ame. Tousjours l’Amour, tousjours l’affection, & tousjours le respect y ont eu la place qu’ils ont deu y avoir. Je ne veux point de Juge estranger comme toy, je la demande elle seule pour tesmoing & pour juge, afin qu’elle en die ce qu’elle en sçait, & en juge comme il luy plaira. Car ny de son tesmoignage, ny de son jugement je n’appelleray ny ne reclameray jamais, pourveu qu’elle me laisse libre la permission de l’aimer, de la servir & de l’adorer. Bien faisons-nous une protestation icy, Androgene & moy devant toute cette trouppe, que si Thomantes & Asphale ne sont chastiez des ingratitudes & des infidelitez desquelles ils sont attaints & convaincus, & si au contraire Filinte & Androgene, ne reçoivent le loyer & la recompence de leur affection & fidelité. Il ne faut plus que desormais dans le regne d’Amour on espere qu’aucun outrage, ny aucune injure soit punie ny chastiée, ny qu’aucun bien-fait soit recognu ny recompensé, puis que ces Bergers ayants passé les limites de toutes les plus grandes offences, auront esté laissez sans peine & sans chastiement, & nous sans loyer & recompense.


  Lors que Filinte eut parlé & qu’il se fut remis en son lieu, Asphale & Dorisée voulurent reprendre la parole pour luy respondre : mais Diane fit signe de la main que chacun se remit en sa place, & que l’assemblée estoit assez informée de tout ce que les parties pourroient dire, & se levant, elle tira à part Alexis, Astrée, Philis & Sylvandre, & leur deman- dans leur advis sur le different de ces Bergers & de ces Bergeres. Apres avoir long temps discouru ensemble, en fin se remettant en sa place, elle prononça un tel jugement.




JUGEMENT
de Diane.




  L’amour, comme tout ce qui est en l’Univers se conserve & se perfectionne, par le mouvement & par la contrarieté, & d’autant que ce mouvement, ne se peut faire aux choses qui d’elles-mesmes sont fermes & stables, sans quelque Agent exterieur, le mouvement & l’agitation qui peuvent conserver, & perfectionner l’Amour qui de soy-mesme est ferme & stable, ayant à venir d’un moteur estranger, ne peuvent avoir leur naissance que de la jalousie, fille à la verité d’Amour, mais naturelle, & non pas legitime, & toutesfois presque sa compagne inseparable. Aussi voyons-nous que c’est de cette jalousie que ces petits divorces & ces petites dissentions naissent que les plus sages ont tousjours dit estre des renouvellements d’une plus grande Amour. Il faut toutesfois entendre que cette jalousie en doit bien estre la mere, mais non pas long-temps la nourrice, car si elle continuë de leur donner longuement le laict, au lieu de petites dissentions & de petits divorces, on les veoid changer en de grandes desunions, & de dangereuses haines qui traisnent tousjours en fin la mort indubitable de l’Amour. Or en ce differend esmeu pardevant nous, entre Delphire & Dorisée d’une-part, Thomantes & Asphale d’autre, & Filinte & Androgene d’autre, l’on veoid ces diverses sortes de dissentions & de divorces. Car entre Filinte & Delphire l’on ne remarque, que ces petites & veritablement amoureuses dissentions desquelles Amour prend, de si douces, & de si aggreables forces, & accroissement. Entre Thomantes & Asphale envers Delphire Dorisée, ne se voyent que ces desunions & dissentions trop longuement nourries par une opiniastre jalousie desquelles en fin si leur Amour n’est morte, elle a esté pour le moins en l’agonie de la mort. Et au contraire que veoid-on en Androgene, qu’une patiente tolerance qui pouvoit estre soupçonnée de peu d’Amour, sans la perseverance avec laquelle il a continué & continuë encore d’aimer. Toutes ces choses longuement debattuës & meurément considerées par nous à qui la charge en a esté commise par la voix de l’Oracle. Nous declarons que Thomantes, & Asphale sont atteints & convaincus d’avoir erré contre les loix d’Amour, & contre ce qu’ils doivent au nom d’Amant, en laissant si longuement nourrir ces dissentions par leur jalousie inconsiderée, Que Filinte & Androgene au contraire, ont monstré en toutes leurs actions une exacte observance de tous les devoirs de veritables Amants. Et d’autant que l’impunité des crimes, & les bonnes actions non recogneuës, sont cause de la ruyne de tous Estats & de toutes Republiques : Nous ordonnons, en vertu du pouvoir à nous donné, Que tous les services que jusques à ce jour Thomantes & Asphale ont rendus en qualité d’Amants & de serviteurs, à Delphire & à Dorisée : & que toutes les peines & les inquietudes qu’ils ont souffertes en les aymans & en les recherchans, seront comme non advenuës, & mises toutes à neant, sans que pour ces choses ils puissent pretendre à l’advenir aucune recognoissance, ny gratiffication. Et, au contraire, nous ordonnons, Que les services que Filinte & Androgene ont rendus à Delphire & à Dorisée, toutes les peines, les patiences, impatiences & inquietudes qu’ils ont souffertes en les aymans & en les recherchans, demeureront en leur force & valeur, & leur serviront à l’advenir envers elles, comme de raison. Et neantmoins, d’autant que la repentance appelle presque par force le pardon, Nous ordonnons que si Thomantes & Asphale, se repentant de leur faute, veulent de nouveau aymer & servir Delphire & Dorisée, elles seront obligées de les recevoir comme Amants & serviteurs nouveaux, qui commenceront à meriter quelque chose envers elles dés le jour qu’ils commenceront à les servir. Et passant outre : Et en suitte de la supplication à nous faite par lesdits Thomantes & Asphale, touchant leurs quatre demandes : Nous disons à la premiere, Que sans offencer la Constance, la Bergere peut souffrir ; mais non pas rechercher, ny desirer d’estre servie de plusieurs.


  A la seconde, Que ceste pluralité de serviteurs, non recherchez, ny desirez, mais soufferts, ne peut licencier l’Amant à la pluralité de Dames, si ce n’est, ce qui n’est pas croyable, qu’elles fussent aussi souffertes, & non desirées ny recherchées.


  A la troisiesme, Que non seulement l’Amante, mais l’Amant aussi doivent vivre parmy tous, mais à un seul : imitant en cela le beau fruict sur l’arbre, qui se laisse voir & admirer de chacun, mais gouster d’une seule bouche.


  Et la derniere, Que celuy outrepasse les limites de la Constance, qui faict chose dont il s’offenceroit si la personne aymée en faisoit autant.


  Et afin qu’à l’advenir il ne se voye plus sur les bords de la riviere de Lignon une fi crasse & honteuse ignorance parmy les Bergers, Nous voulons & ordonnons, que les susdites demandes, & resolutions seront escrites par Sylvandre au bas des tables des loix d’Amour, avec l’advis & opinion de tous ceux qui voudront s’y souscrire, afin qu’elles se voyent à jamais dans le Temple de la Déesse Astrée.


Fin du troisiesme Livre.

[Retour au Sommaire]



LA CINQUIESME PARTIE
DE
L’ASTRÉE
DE MESSIRE
HONORÉ D’URFÉ.






LIVRE QUATRIESME.




  Depuis que Leonide estoit revenuë auprés de Galathée, il ne s’estoit passée, au jour, ny presque à la nuict, heure, laquelle la Nymphe, pour faire voir qu’elle n’avoit plus rien sur le cœur contre ceste fille, ne l’eust en- tretenuë de tout ce qui luy estoit arrivé en son absence, & n’eust pris plaisir d’apprendre à son tour la vie que depuis son depart Leonide avoit menée. Apres avoir plusieurs fois parlé de l’impieté & de la perfidie de Polemas, des artifices du faux Druyde Climanthe, de la mort du brave Clidamant, & des grandes qualitez de Lindamor : Galathée ne pouvant oublier Celadon, ny donner à Lindamor l’entiere affection qu’elle avoit promise à Leonide de ne luy plus refuser, aussi-tost qu’il seroit de retour, fut bien ayse de sçavoir des nouvelles de ce Berger, sans estre soupçonnée de le desirer. C’est pourquoy, afin d’en faire venir le discours comme de soy-mesme, elle dit à Leonide. Encore faut-il que vous me contiez quelque chose de vos belles Bergeres de Lignon, & quelle a esté leur façon de vivre depuis que vous avez esté avec elles ? Madame, respondit Leonide, que vous plaist-il que je vous en die, sinon que ce sont bien les plus belles, les plus discrettes, & les plus aymables filles que je vis jamais : Et croyez-moy que leur conversation est telle, que qui s’ennuyera de vivre en leur compagnie, sera sans doute de bien mauvaise humeur. Figurez-vous, Madame, que cet aage d’or que l’on nous depeint, pour nous faire envier le bon-heur des premiers hommes, ne sçauroit avoir eu tant de douceurs, ny tant de contentemens que la vie qu’elles font. Vrayement, Leonide, adjousta la Nymphe, vous en parlez de façon que presque vous me feriez prendre l’envie de devenir Bergere. Madame, reprit Leonide, je ne doute point que si une fois vous aviez gousté le repos dont elles joüissent, vous ne vous en separeriez pas aysément. Et toutefois, continua Galathée, encore se trouve-t’il parmy elles des soins & des inquietudes : Car n’est-il pas vray que quand elles perdirent Celadon, elles en ressentirent du desplaisir ? Il est impossible, repliqua Leonide, qu’estant au monde elles ne soient sujetes aux accidents qui passent avec le temps : mais je les appelle heureuses & exemptes d’inquietudes, quand je considere nos peines, & les leurs : les leurs, dis-je, qui au prix des nostres semblent estre temperées de telle sorte, qu’on diroit que les Dieux leur envoyent plustost pour leur enseigner qu’elles sont mortelles, que pour les rendre miserables. Je ne sçay, reprit Galathée, comme vous estimez leurs afflictions si legeres. Si me semble-t’il d’avoir ouy dire, que non seulement Astrée, mais tous ceux du hameau, ont porté un tres-grand dueil de la perte de ce Berger. Il faudroit, respondit Leonide, que ces personnes-là fussent insensibles, & non pas humaines, si la perte d’un Berger si accomply, comme estoit Celadon, ne les avoit point touchées. Je m’asseure, reprit alors assez finement Galathée, que si la perte leur en a esté ennuyeuse, le recouvrement leur en a esté d’autant plus agreable. Leonide recogneut incon- tinent le sujet qui faisoit parler ainsi la Nymphe, c’est pourquoy elle respondit fort froidement. C’est sans doute, que ce recouvrement duquel vous parlez, leur eust rapporté beaucoup de contentement ; car ce Berger estoit grandement aymé de tous ceux qui le cognoissoient. Et comment, dit la Nymphe, Celadon n’est-il pas retourné vers elles ? Nullement, Madame, dit Leonide avec la mesme froideur, & tant s’en faut, elles n’y pensent presque plus. Et Astrée, reprit Galathée, n’en parle point ? Si fait, dit Leonide : mais jamais, si quelqu’autre n’en commence le discours. Et quoy, ne l’ayme-t’elle plus ? dit la Nymphe, ou quelqu’autre a-t’il pris sa place ? Je croy, respondit Leonide, qu’elle l’aymeroit bien en vain ; car l’opinion de chacun est qu’il soit mort. Je vous asseure, continua alors Galathée, que je plains sa perte, si cela est vray : car c’estoit un des plus accomplis hommes de sa condition. Et il faut que je vous die la verité, la tromperie de Climanthe me donna bien au commencement la volonté de le cherir ; mais depuis que je le veis, ses propres merites m’y convierent bien davantage. C’est dommage s’il est mort qu’il ait si peu vescu, & quoy que vous m’en sçachiez dire, je croiray difficilement, quelque mine qu’en fasse Astrée, qu’elle n’en ayt toute sa vie le regret bien profond dans le cœur. Car moy qui n’y suis pas tant obligée, je ne m’en puis souvenir sans desplaisir. Mais, adjousta-elle, il est tard, retirez-vous, & vous souvenez d’aller demain avec vostre compagne Sylvie, recognoistre si c’est Climanthe, & non point quelqu’autre abuseur comme luy, qui est aupres de nos jardins de Montbrison : car ceste affaire nous touche un peu davantage.


  Tels furent les premiers discours de Celadon & de Climanthe, que Galathée tint à Leonide en particulier, desquels elle demeura assez bien satisfaite, & toutefois il luy sembla de recognoistre que la Nymphe n’estoit pas si bien guerie du mal que Celadon luy avoit fait, qu’elle en faisoit le semblant, & sur ceste opinion elle se resolut de ne luy rien descouvrir de ce Berger, qui luy en pûst renouveler le souvenir : "Sçachant assez qu’un flambeau nouvellement esteint se ralume mesme par la fumée." Et parce qu’elle ne vouloit point manquer au commandement qu’elle luy avoit fait, estant de si grande importance, apres l’avoir dit au grand Druyde, qui luy donna quelques enseignements pour mieux abuser cet abuseur, elle s’accompagna de Sylvie, & le plustost qu’elle pût s’y en alla, avec tant de contentement de voir son innocence recognuë, que ce fut presque tout le discours que par les chemins elle eut avec sa compagne.


  Lors qu’elles arriverent sur le lieu, elles furent au commencement en doute que ce fust Climanthe, car elles y trouverent toutes choses tellement changées, qu’elles n’y recognoissoient rien de ce qu’elles y avoient veu autrefois : d’autant qu’au lieu de ce petit Temple faict de Clisse, & couvert de fueillages & de rameaux, elles y en trouverent un tout de bois, assez petit toutefois ; mais beaucoup plus long que large. L’en clos n’estoit que de clayes, avec plusieurs fenestres faites, à ce qu’il sembloit, expressement, non seulement pour donner jour à l’Autel, qui estoit à l’un des bouts : mais aussi afin que ceux qui estoient dehors pussent plus aysément voir tout ce qui estoit dedans. Ce changement, à la verité, au commencement les estonna, & toutefois en fin voyans les portes du Temple closes, elles prirent resolution d’y heurter, pour en apprendre des nouvelles asseurées. Elles monterent donc huict ou dix escaliers, qui estoient au devant du Temple, & lors qu’elles furent sur le replin, elles virent par les fenestres qui estoient aux deux costez de la porte, un Autel à l’autre bout du Temple, & au devant sur un petit marchepied, un homme qui estoit en oraison, qu’elles ne purent si tost recognoistre, parce qu’il avoit le dos tourné de leur costé. Mais d’autant que ceste machine estoit petite, & que celuy qui estoit en prieres releva sa voix, elles ouyrent qu’il disoit : S’il est ainsi, ô puissante, & redoutable Deïté ! je t’en demande un signe. Et ayant repliqué par trois fois ces mesmes paroles fort haut, elles virent qu’à la derniere fois le feu s’esprit de luy-mesme sur l’Autel, avec la mesme promptitude qu’il souloit faire autrefois, qui donna cognoissance aux deux Nymphes, que c’estoit ce mesme abuseur qu’elles alloient cherchant : Et elles ne se trompoient nullement ; car les ayant apperceuës de loin, il s’estoit mis en cet estat, pour mieux se couvrir du manteau de la saincteté. Mais elles feignant de ne recognoistre point son artifice, proferoient entr’elles assez haut des paroles pleines d’admiration, qu’elles faisoient toutefois semblant de vouloir dire bas. Luy qui les oyoit se resjoüissoit grandement en son cœur, croyant qu’elles n’eussent point encore recogneu sa malice : Et pour les mieux abuser par ses nouveaux artifices, d’autant que le feu ne s’estoit pas comme l’autrefois aussi tost esteint qu’allumé, mais au contraire s’estoit epris à quelque bois sec, qui estoit sur l’autel arrengé en façon de sacrifice, il feignit de tourner la teste vers elles au bruit qu’elles avoient fait, & parce qu’elles luy demanderent l’entrée du Temple, & de pouvoir parler à luy, il se tourna incontinent vers l’Autel, fit semblant de prendre de l’eau lustrale, & s’en laver les yeux, & les aureilles, profanées ainsi qu’il feignoit, pour avoir veu ces Nymphes & ouy leur paroles pendant son sacrifice, & r’alumant encores mieux le brasier qui estoit sur l’Autel, en y mettant d’autre bois, & y jettant de la verveine avec quelques feuilles de guy, & de chesne, lors qu’il creut que le feu avoit pû faire l’effet qu’il desiroit il releva la voix fort haut, & dit : Si tu le veux, ô grande, & redoutable Deïté, qu’elles entrent dans ton sainct Temple, ouvres-en toy-mesmes les portes, & leur y donne l’entrée. A peine eut-il proferé ces paroles, que sans que personne touchast les portes, elles s’ouvrirent d’elles-mesmes, donnant un si grand estonnement aux deux Nymphes, qu’encores qu’elles sceussent bien que c’estoit un meschant & un abuseur, si est-ce qu’elles ne peurent s’empescher de frayeur, en voyant une telle ouverture sans que personne y fust aupres : Et cela fut cause qu’elles demeurerent quelque temps en doute, si elles y devoient entrer jusques à ce que luy-mesme avec ses ornements de Druyde, & un visage plein de gravité, les en vint convier, puis que c’estoit une grace particuliere, que la Deïté qu’il servoit en ce lieu, leur vouloit faire. Leonide & sa compagne s’estant r’asseurées, & feignant de luy porter un grand respect, & de marcher avec une grande reverence dans l’enclos du Temple, sans estre netoyées, ny par l’eau Lustrale, ny par aucune autre ceremonie, comme elles avoient esté l’autrefois, le suivirent jusques aupres de l’Autel, où s’estans mises à genoux, à l’imitation de cet imposteur, elles y demeurerent jusques à ce qu’il se releva pour leur dire : Leonide, & vous Sylvie, la Deïté que je sers en ce lieu, a eu agreable vostre venuë en son sainct Temple : car m’ayant adverty que vous veniez, & m’ayant ordonné de vous y laisser entrer sans vous purifier ny par des parfuns, ny par l’eau Lustrale, j’en suis demeuré estonné, & cela a esté cause que je luy ay demandé un signe de ceste volonté extraordinaire, & soudain il a allumé luy-mesme le feu du sacrifice que je luy avois preparé. Et lors que vous estes arrivées, ne pouvant encores me persuader que vous deussiez y entrer de ceste sorte, je l’ay supplié qu’il vous ouvrist luy-mesme les portes de son Temple, ce qu’il a faict miraculeu- sement, comme vous avez veu. Maintenant, dit-il, se tournant contre l’Autel, ô puissante, & redoutable Deïté, si tu as agreable que ces Nymphes soient venuës t’adorer dans ton clos sacré, comme tu en as donné cognoissance par l’ouverture de tes portes : Donne-nous quelque signe que tu veux bien qu’elles y demeurent, & fassent leurs prieres, & supplications. Lors qu’il profera ces paroles, le feu du sacrifice qui brusloit sur l’Autel estoit esteint, si bien que presque en mesme temps les portes, comme miraculeusement se refermerent d’elles-mesmes, dont les Nymphes furent encores saisies d’un grand estonnement, s’imaginant que ce qu’il feignoit de faire par la puissance du Ciel, ne se fist au contraire par quelque sortilege, ou enchantement : Cela fut cause que toutes effrayées, elles voulurent sortir de ce lieu qu’elles pensoient estre plein de meschants Demons, mais il les retint par le bras toutes deux, leur remonstrant que les portes estans closes par la volonté du Dieu, ce seroit l’offencer que de les ouvrir sinon quand il luy plairoit, mais qu’elles luy fissent entendre le subject qui les faisoit venir vers luy, afin que tous ensemble, ils le pussent prier de le vouloir bien inspirer en ce qu’il avoit à leur respondre. Encores que les Nymphes eussent une tres-grande peur, si est-ce qu’en partie par force, & en partie de resolution se donnant courage l’une à l’autre, Leonide, non pas toutesfois sans begayer, luy fit entendre le desir de la Nymphe Galathée, le suppliant si c’estoit sa volonté de l’aller trouver que ce fust le plustost qu’il luy seroit possible, parce qu’elle avoit à luy communiquer un affaire de telle importance, que le retardement n’en pouvoit estre que dommageable. Climanthe alors avec un visage severe & plein de gravité, Nous ne sommes pas, dit-il ô sages Nymphes, comme le reste des hommes, qui peuvent disposer d’eux mesmes à leur volonté : car nous qui nous sommes donnez au service du Ciel, ne devons, ny ne pouvons ordonner de nous que ce qui luy plaist. Mais je diray bien plus encore, il m’est particulierement defendu de sortir des limites qui m’ont esté marquées par cette divinité sinon avec son expresse permission. C’est pourquoy je ne puis vous faire responce, que je n’aye consulté l’Oracle, & si vous revenez en ce lieu dans cinq jours vous sçaurez ce qu’il m’aura respondu, & cependant pour avoir quelque cognoissance de sa future volonté, faisons un petit sacrifice, offrons luy du Guy sacré, de la verveine, & de la sabine qu’il a tant agreables. A ce mot prenant quelques fueilles de chesne il en fit des chappeaux en façon de guirlande, qu’il leur mit sur la teste, & r’alumant le feu dessus l’Autel plus grand encore qu’il n’avoit point esté, il y jetta dedans quelques petits brins de ce qu’il avoit dit, & puis se remettant à genoux fit quelques prieres, où fit semblant d’en faire à basse voix, & lors qu’il veid qu’il estoit temps, ô grande redoutable Deïté, dit-il à haute voix, s’estant relevé, & tenant le coing de l’Autel, si les prieres & supplications de ces Nymphes te sont agreables ouvre-leur les portes de ton sainct Temple, afin qu’apres t’avoir adoré, elles se puissent retirer en leurs maisons avec contentement & satisfaction. Les Nymphes oyans ces paroles prirent particulierement garde aux actions de Climanthe, pour essayer de recognoistre si à l’ouverture de ces portes il n’y rapportoit aucun artifice de son costé : mais il leur sembla que miraculeusement elles s’ouvrirent d’elles-mesmes, car il ne fit aucune action, ny des mains, ny du reste du corps, qui leur en pûst faire soupçonner chose quelconque.


  L’ouverture donc du Temple estant faitte par un moyen tant extraordinaire, cet imposteur prenant les deux Nymphes par les mains : Allez ames pures & nettes, leur dit-il, & vous vantez que le Ciel vous aime, & que vous luy demanderez peu de chose qu’il vous refuse, & les reconduisant hors de ce lieu, apres quelque petites ceremonies, il joignit les mains, leva les yeux au Ciel, & s’en retourna au mesme lieu où à leur arrivée elles l’avoient veu : Et parce qu’elles estoient grandement effrayées de l’opinion de cet enchantement, elles s’en esloignerent le plus promptement qu’elles purent, leur semblant qu’elles avoient tousjours quelque Demon qui les suivoit. Mais Climanthe, qui eut opinion, que peut-estre se seroient elles cachées dans quelque buisson prés de là, pour veoir ce qu’il feroit, d’autant que c’est le naturel du trompeur, de penser que l’on le veut tousjours tromper. Il amortit le feu qui estoit sur l’Autel, & y jetta de l’eau dessus pour le rafraischir, & presque aussi-tost les portes se refermerent d’elles-mesmes, ce que les Nymphes, quoy que de loing, purent bien appercevoir, parce qu’au bruit qu’elles firent en se fermant, ces filles tournerent la teste, & virent quelles estoient closes. La peur qu’elles avoient euë, les fit retourner plus vistement qu’elles n’estoient pas ve- nues, & lors qu’elles pouvoient parler, ce n’estoit que de la meschanceté de cet homme, qui se servoit du manteau de pieté avec tant d’impieté.


  Galathée n’estoit point encores sortie du lict, lors que Leonide & Sylvie revindrent, car il estoit encores assez matin : mais quand elles se presenterent devant elle. Elles avoient encore de frayeur le visage si changé, qu’au commencement Galathée eut peur qu’elles n’eussent fait quelque fascheuse rencontre : mais quand elles luy eurent raconté tout ce qu’elles avoient veu, & ensemble la peur que ces portes s’ouvrans, & en se fermans leur avoient faire, elle ne pût s’empescher de rire, de veoir qu’elles trembloient encore en le racontant. Je vous asseure, Madame, adjousta Sylvie, quand elle veid que la Nymphe se mocquoit d’elles, que de mon naturel je ne suis guere peureuse : mais j’advouë que ces portes ne se sont jamais ouvertes, & refermées d’elles-mesmes que de frayeur les cheveux ne m’en soient herissez, & je croy qu’il y a peu de personnes qui les voyans n’en eust autant ressenty. Mon Dieu, Madame reprenoit Leonide, figurez vous de veoir maintenant la porte de vostre chambre se fermer, & s’ouvrir d’elle-mesme, & confessez la verité si vous n’auriez point de peur, & puis jugez si la nostre a esté sans raison, nous voyant avec cet homme que nous sçavons estre tres-meschant : car c’est sans doute, que cela ne se peut faire que par quelque enchantement. Voyez-vous, respondit la Nymphe, c’est un homme fin & plein d’artifice, il aura fait ce que vous avez veu, si subtilement qu’il vous aura trompé les yeux. Non, non, Madame reprit Sylvie, cela pourroit bien estre pour la premiere & la derniere fois que nous estions hors du temple : mais quand nous avons esté dedans auprés de luy, il est impossible, car & ma compagne & moy y avons pris garde de si pres qu’il n’a pas fait un clin d’œil que nous n’ayons remarqué. Tant y a, Madame, continua Leonide, nous vous asseurons, que c’est bien ce mesme Climanthe que vous avez veu, & qu’il faut croire, n’estre pas en ce lieu là pour neant : car soit enchantement ou non, asseurez-vous qu’il n’employeroit pas tant de peine, ny tant d’artifice, si ce n’estoit pour quelque desseing d’importance. Mais en fin, reprit la Nymphe, quant a-t’il promis de venir. Comment Madame, respondit Sylvie, promettre de venir : Il n’est pas personne qui marche sans la trompette des Dieux, il en veut, dit-il, consulter son Oracle, & nous a dit que dans cinq jours si nous l’allons trouver, il nous dira si le Dieu qu’il sert luy veut permettre de sortir des limites qu’il luy a marquées : mais je commence desja d’apprehender d’aller vers un homme, qui à ce que je crois, a autant d’esprits malins à son commandement, que les autres ont de cheveux à la teste.


  Apres quelques autres semblables discours que Galathée ne pouvoit ouyr sans rire, elle leur commanda de ne parler à personne de ce qu’elles estoient allé faire vers luy, sinon à Adamas : qu’elles pouvoient bien raconter à chacun les choses merveilleuses qu’elles y avoient veuës, publiant par tout la saincteté de ce Druide : car il ne peut-estre, disoit la Nymphe, s’il a quelque dessein, qu’il ny ait icy quelqu’un de sa part pour ouyr ce qu’on dit de luy âfin de le luy rapporter, & lors qu’il sçaura les admirations que vous en ferez il s’asseurera d’avantage, voyant que ses artifices sont estimées des miracles. Et c’est ce qu’il faut faire pour le dessein que nous avons. Que si nous en venons à bout, comme nous l’esperons, nous pourrons dire, quoy qu’il soit bien rusé, qu’il a treuvé des personnes encores plus fines que luy.


  Climanthe d’autre costé se resolut de passer le reste du jour en ses fauces devotions, afin que si quelqu’un de fortune survenoit, il ne fust pas surpris en quelque action qui pût dementir le tiltre de sainct qu’il vouloit contrefaire. En effect il y avoit plus de deux heures que Leonide & Sylvie l’avoient quitté, & cependant il estoit demeuré au pied de son Autel, faisant la mine, & disant les paroles d’un homme extremement cher aux Dieux, & encor plus touché de leur Amour. Bien que la contrainte qu’il se faisoit luy fust presque insupportable, toutes fois jugeant combien il importoit au bien de ses affaires, que Polemas fist les siennes, & par consequent que son hypocrisie ne fust pas mesme soupçonnée, il se donnoit volontairement cette gehesne, & faisant tousjours quelques exclamations, où quelques prieres sans sujet, pensoit rendre ses fourbes incognuës. Il sembloit avoir ouy quelqu’un marcher auprés de son Temple, c’est pourquoy il rehaussa tout à coup sa voix, & preparant son Autel, & son feu, si de hazard il en avoir affaire, print la posture d’un homme qui n’est pas tout à fait en extase, mais qui commence d’y entrer. Sa prevoyance luy reüssit, pource qu’en mesme temps, il ouït qu’un homme s’estant arresté sur les premiers de- grez de la porte de son petit Temple, par la de cette sorte. Ce n’est point ma bonne fortune, ô grands Dieux, c’est vostre main mesme qui m’a si bien conduit, & par de si estranges & si fascheux chemins, m’a fait trouver ce lieu redoutable autant qu’il est secret, auquel par la bouche d’un homme qui ne dit rien qui ne vienne de la vostre, vous daignez nous communiquer vos secrets, & nous esclairer des choses, dont de nous mesmes nous ne pouvons nous des brouïller. Le langage de celuy qui avoit parlé, faisant cognoistre à Clymanthe qu’il n’estoit pas de Forests, l’obligea pour mieux jouër son personnage de luy respondre ainsi du lieu où il estoit. Qui que tu sois estranger, que la toute puissance du Dieu que j’adore ameine icy pour cognoistre l’esclat & la Majesté de son estre, soubs l’humilité d’une chetive creature, retire-toy, & par le tesmoignage de ta conscience, sçache s’il t’est permis d’approcher du sejour de la divinité. Les Dieux sont la pureté mesme : comme rien de sainct n’en approche sans augmentation de graces, ainsi rien de souïllé ne se presente devant eux sans le chastiement de son outrecuidance. Les hommes n’appellent assassins que ceux qui en ont tué d’autres : mais les Dieux estiment ceux là tels qui en ont eu la volonté seulement, l’apparence ne trompe point leurs yeux comme les nostres. Ils cognoissent ô ! estranger non seulement ce que tu desires d’eux, mais en quel estat tu viens leur faire tes prieres. Sçache qu’icy tout est sacré, & que si tu n’es sans crime tu prophanes ce Temple, autant de fois que tu le regardes : & qu’au lieu d’avoir trouvé le port, tu n’as fait tant de chemin que pour prendre bien de la peine à te faire faire naufrage. Cet estranger qui avoit l’esprit excellent, & d’autant plus excellent qu’il l’avoit dans les sentimens de la religion, ne fut pas seulement estonné des menaces de Climanthe, mais ravy d’entendre par son discours qu’il ne sembloit pas tout à fait ignorant de ses fortunes. Il sortit donc du lieu où il estoit, & s’arrestant sur l’herbe, qui pour n’estre pas fort proche des degrez du Temple, il n’estima point sacrée, reprint ainsi la parole. Sainct personnage qui de la terre où tu es t’esleves quant il te plaist dans les Cieux. Je n’ay garde de me fier à mon innocence. Ma presomption seroit le plus grand de tous les crimes, & par elle seule je pourroy perdre toute la pureté que la meilleure vie du monde m’auroit pû conserver. Je cognoy les Dieux, & sçay comme vivent les hommes. Nostre mal-heureuse condition n’est pas de ces rivieres que toute l’amertume de la mer ne peut corrompre : elle est de ces fontaines qui corrompent les choses incorruptibles, qui salent les douces & tuent les vivantes. Climanthe qui estoit fort ennuyé de sa criminelle devotion, fut bien aise d’avoir trouvé un divertissement pour achever le jour : c’est pourquoy il luy cria tant qu’il pût : estranger ton humilité te justifie, approche & prie avec moy le grand Tautates qu’il t’ouvre luy-mesme les portes de son Temple, où par le refus qu’il t’en fera resous-toy à ne pas importuner d’avantage, ny luy, ny ses ministres. Je vay joindre mes prieres aux tiennes. A ce mot le fourbe alluma du feu sur l’Autel, & marmotant des paroles ridicules que l’estranger prenoit pour autant de mots misterieux, cria par trois fois Tautates le grand, Hesus le bon, Bellenus l’illuminant, Taramis Tautates, Taramis Hesus, Taramis Bellenus exauce nos requestes. L’estranger curieux regardoit par quelques petites fentes qui estoient aux portes, & voyant Climanthe à genoux devant son Autel, qui avoit tousjours les mains jointes où employées à jetter des parfums & des herbes dans le feu se figuroit que cét homme estoit encore plus sainct & plus amy des Dieux qu’il n’en avoit l’apparence. Comme il estoit en cette admiration les portes s’ouvrirent d’elles-mesmes, & s’ouvrirent si promptement que l’estranger qui n’attendoit pas ce miracle tomba tout de son long à demy de peur, & à demy d’un faux pas qu’il fit en se reculant. Climanthe n’ayant pas fait semblant de veoir cela, luy commanda de perseverer en ses prieres, se mettre à genoux & rendre graces aux Dieux de la faveur que visiblement il en avoit receuë. L’estranger que ses artifices renoient hors de soy, fit punctuellement tout ce qui luy estoit enjoint, & ayant receu commandement du Druide de se lever & luy declarer son intention, vint baiser le bas de la robbe de ce trompeur, qui pour faire l’humble ne luy voulut pas permettre, & luy dit que ce dont il avoit à l’entretenir estant de longue haleine, il n’osoit luy en entamer le discours qu’il ne sceust de luy, s’il estoit permis de parler dans le lieu sainct & venerable où il estoit, des souïlleures, & des folies du monde. Non, luy dit Climanthe, cela n’est point permis, estranger, car tu ne t’es pas purgé par trois fois dans le ruisseau sacré : Demande au grand Dieu son assistance, & te retire : Je te suivray de prés, & s’il plaist à mon Dieu je t’enseigneray ce qu’il veut que tu fasses. L’estranger se remit à genoux, tandis que Climanthe entretenoit le feu de son Autel, & apres y avoir esté autant qu’il fut à prier, avec un respect digne d’un homme qui ne revoque rien en doute de ce qui a la marque de la divinité sortit du petit Temple, & ne faisoit que de descendre le degré, quand Climanthe esteignit tout à coup son feu, & força les portes à se fermer avec beaucoup de bruit. Ces supercheries estans prises par l’estranger pour autant de miracles, il se retira sous quelques arbres, & attendit le faux Druide, qui estant sorty par une porte desrobée vint l’y trouver avec une mine qui estoit trop contente pour n’estre point artificieuse. L’estranger n’y print point garde, pource qu’il ne croyoit pas qu’une semblable impieté pûst estre entre les hommes. Et d’ailleurs ce qu’il avoit appris par la bouche mesme des Dieux, à ce qu’il croyoit, de la saincteté de Climanthe, luy en eust osté la pensée, s’il eust esté assez peu devot pour l’avoir. Ils se saluerent l’un l’autre, mais avec bien differentes intentions : l’un faisoit tout par artifice, & ses mains, ses yeux, ses pieds, & sa langue, suivant le commandement qu’ils en avoient de son ame, faisoient toutes leurs fonctions, ou avec malice, ou pour le moins avec art. L’autre genereux & civil, comme il estoit naturellement, luy fit des complimens, & luy rendit des honneurs qui tesmoignoient combien rare estoit la source d’où sortoient des eaux si claires & si pures. Le commencement de leur entretien, fut des offres reciproques de service & d’amitié, la suitte fut de l’heureuse rencontre que l’estranger avoit euë de Climanthe, & la fin fut pleine de demandes de part & d’autre. Le dissimulé Druyde, qui n’avoit pas envie que l’autre cogneust son foible, c’est à dire le peu de communication qu’il avoit avec ceux qui sçavent l’advenir, le fit resoudre à parler si particulierement de toute sa vie, que par les plus petites circonstances, il pûst conjecturer à plus prés & ce qui estoit de son adventure, & ce qu’il auroit à luy respondre. L’estranger donc s’estant assis auprés de Climanthe, commença de ceste sorte à luy dire le sujet de son voyage. Deux Oracles, qui semblent oposez l’un à l’autre, mon Pere, me font depuis un an errer par toute l’Europe, pour essayer si par un troisiesme je pourray avoir l’explication de leurs differentes responces, & par là cognoistre s’il faut que j’acheve avec ma vie, l’excessive longueur de mes peines. Ou si la necessité à qui nos Dieux mesmes se sont assubjettis, n’a pas encore agreable que je gouste le repos, que la mort ne refuse à personne. Mais je croy qu’il vaut mieux que je suive vostre conseil, & que reprenant les choses dés leur source, je vous fasse ouyr la vie du monde la plus glorieuse & la plus traversée.


  Il n’est pas que vous n’ayez ouy parler d’une contrée, petite à la verité, mais si fameuse pour ses richesses, pour les grands hommes qu’elle a produicts, & pour l’estime qu’en ont tousjours faict les Romains & les Parthes, ou les Perses, c’est à dire les seuls maistres du monde, que l’on peut tirer vanité d’en estre. Ceste Province faict en quelque sorte partie de la Syrie : mais elle est tellement à soy, & par les deserts, & par les montagnes dont elle est naturellement fortifiée, que son gouvernement, ny ses peuples ne dependent d’Estat, ny de Prince qui vive. La ville capitale s’appelle Palmyre, & le pays Palmirenie, comme si par une conformité du nom avec l’humeur des habitans une sagesse plus clairvoyante que celle des hommes, eust voulu que ce mot qui ne signifie autre chose que force & victoire, fut un advertissement aux Palmireniens d’estre tousjours vain cœurs, & ne s’abaisser jamais sous aucune puissance quelle qu’elle pûst estre. Les conquestes du grand Odenat, auquel Gallienus, tout Empereur qu’il estoit, fut forcé & par l’interest general de l’Empire, & par les justes & puissantes raisons de Valerianus & de Lucilius, de donner la moitié du gouvernement du monde, ne sont ignorées de personne : mais sa mort funeste, & qui sera pleurée autant de temps que les Palmireniens auront des yeux & du jugement, les ont precipitez du comble de leur bonne fortune, dans des miseres & des partis, où s’est perdu presque tout le sang de ces anciens Roys d’Egypte, & du grand Odenat. Zenobie ceste incomparable Princesse, qui l’espée à la main a sceu vaincre aussi glorieusement les ennemis, qu’avec sa beauté elle estoit accoustumée à vaincre de bonne grace, eust relevé nos affaires, si nostre lascheté, plustost que la force d’Aurelian & de ses armées, n’eust mis ceste merveille dans les chaisnes qu’elle a, pour sa reputation, trop long-temps portées à Rome. Je vous dis tout cecy, mon Pere, pource que c’est le commence- ment de tous les ennuis & de tous les dangers de ceux dont j’ay à vous parler, ont esté traversez. Apres qu’Aurelian eut deffait nostre nation, non seulement en la personne de Zenobie & de ses enfans, mais aussi en celle d’Achilles, l’un des plus vaillants hommes de son temps : & que pour se venger de la generosité des Palmireniens, il n’eut épargné ny sexe, ny aage, & eut ensevely les deux tiers des habitans de Palmire sous les ruïnes de ceste belle ville, il emmena en Italie la pluspart des grands Seigneurs, avec Zenobie & ses enfans, qui couvrans d’une honneste moderation l’infamie de leur captivité, furent assez lasches de vivre comme Bourgeois de Rome, apres avoir vescu comme Roys de tout le Levant, Heremian, fils aisné de Zenobie, n’ayant peu perdre le courage que son pere & sa mere non seulement luy avoient donné avec la vie, mais luy avoient enseigné par leur mort, fit cinq ou six efforts pour sortir d’Italie & de servitude. Mais ses desseins ayans tousjours esté descouverts par la trahison de ceux ausquels il s’estoit fié, il ne peut faire autre chose que de nourrir les enfans qu’il avoit eus d’une Dame des meilleures maisons de Rome, en la resolution de vanger leurs peres, & retourner en Palmirenie, pour redresser le Trône sur le tombeau de ceux qui l’avoient abattu.


  Cependant ceux qui estoient à Rome ayans dignement servy les successeurs d’Aurelian, obtindrent, sous des pretextes assez specieux, la permission pour les Palmireniens de rebastir leur ville capitalle, & les autres qui avoient esté ou abatuës, ou bruslées. Carus s’y opposa durant son regne, Diocletian defendit qu’on en mist la deliberation au Conseil : Mais apres sa retraitte, Constantius & Galeruis en donnerent une permission si advantageuse pour nous, qu’en moins de cinq ans Palmyre fut plus belle que jamais elle n’avoit esté. Ceux qui s’estoient sauvez de la prison des Romains, peu à peu vinrent à se reünir, & durant trente ou quarante ans ne firent autre chose qu’esperer en la promesse que secrettement leur avoit envoyée avec son testament, le Prince Heremian. Mais comme si la fortune qui n’estoit pas encore lassée de servir les Romains, eust osté aux enfans de ce Prince, l’envie de regner, aussi bien qu’elle leur avoit osté le Royaume, ils aymerent mieux passer leur vie parmy les delices & le repos, & laisser à leurs enfans l’execution des commandements de leur grand pere, que de prendre les armes pour luy obeïr.


  Zenobie avoit un frere qui avoit rendu à son mary tous les services qu’il en avoit desirez. Il s’estoit retiré du party des Perses, & de Chef qu’il estoit des Armeniens, sous le commandement de Sapor, il estoit devenu Capitaine d’une petite trouppe de Palmireniens, pour obliger Odenat. Apres la mort d’Odenat & de Sapor, Zenobie le sollicita de renouveler les intelligences qu’il avoit en Perse, & faire en sorte par le credit qu’il y avoit qu’ils oubliassent leurs vieilles querelles & se joignissent ensemble, pour s’opposer à l’ennemy commun. Ptolomée, (ainsi estoit nommé ce grand Capitaine) ne fit point de difficulté de courir fortune de la vie pour secourir sa sœur. Il fut trouver les Perses, & la jeunesse de leur Roy, qui n’avoit point de ressentiment des injures faites à son pere, ayant esté prevenu de la bonne opinion qu’on luy avoit donnée de Ptolomée, fit tout ce qu’il voulut, & si Zenobie eust peu attendre le secours qu’il luy amenoit, quand elle fut deffaite par Aurelian, les Romains, estoient resserrez au delà de la mer Mediterranée, sans esperance de pouvoir jamais repasser en Orient. Depuis ceste mal-heureuse desolation, qui attira apres soy la perte de toute la Syrie, Ptolomée suivit les fortunes d’Atoxerxez, qui avoit succedé à Sapor, &, comme vous avez peu sçavoir par les Histoires, fut heureux un temps, & en un autre fort persecuté, selon que les Ministres & les affaires alloient bien ou mal. Il se maria à une Princesse Persienne, nommée Roxanie, qui fut fort long-temps sans enfans : Cela le mettoit au desespoir, se figurant que tost ou tard les Estats changeroient de face, & par consequent qu’un jour les siens pourroient regaigner l’espée à la main, l’Empire de Syrie, qui luy avoit esté, & à son beau-frere, injustement usurpé. A la fin Roxanie eut un fils, qui fut nommé Ptolomée comme son pere. Il fut si bien nourry, & si dignement eslevé, que son courage ne se ressentit point de sa fortune, & aspira dés son enfance à des choses aussi relevées, que si son pere eust esté encore dans le trône. Son pere mourut qu’il avoit vingt-cinq ans, & s’estant extraordinairement advancé aux bonnes graces d’Artoxerxez, il estoit du Conseil, & avoit un pouvoir absolu en toutes les affaires. Mais tout ayant changé à la mort de ce sage Roy, Sapor son fils prit la place, & n’esloignant ny n’approchant de luy Ptolomée monstra que le goust de son pere n’estoit pas le sien. Les Romains cependant ne demeuroient pas les bras croisez, au contraire gaignant pié à pié ce qu’ils avoient perdu, & ce qu’ils n’avoient jamais eu, mirent la Perse à telle extremité, que Sapor luy-mesme, ny ses armées ne sçavoient où donner de la teste. Ptolomée ne laissa pas de faire tout ce qu’un homme de bien peut faire pour la gloire de la Perse, & pour son pays : Mais ces efforts furent vains, pource que les ministres du jeune Sapor ayans esté gaignez par les Romains, ou le conseillant mal à propos, gasterent tellement l’esprit de ce Prince, qu’ils le rendirent extremement cruel, & extremement defiant. Il croyoit le mal, & ne recognoissoit point le bien, & par un mescontentement general de tous les Grands, & de la pluspart de peuple, qui ne le soufroit que pour ne pont violer l’ordre, il perdit autant de batailles qu’il en donna contre les Romains. Apres tant de mal-heurs, Ptolomée qui ne pouvoit estre aupres de ce Prince sans luy faire voir qu’il le vouloit servir utilement, luy remonstra sa mauvaise façon de regner, & luy fit voir que si par la punition de ces perfides & ambitieux ministres, il ne tesmoignoit à ses peuples le desplaisir qu’il avoit de s’estre laissé si long-temps abuser par des meschans, infalliblement il couroit fortune d’estre envelopé dans une grande rebellion. La liberté de ce discours deplut au Roy, & les ennemis de Ptolomée adjoustant à la hayne du Prince, tout ce qu’ils crurent capable de la rendre immortelle, le firent resoudre d’esloigner Ptolomée des affaires, & l’envoyer au delà de l’Eufrate, dans une place de nulle importance, dont il le fit Gouverneur, plustost pour le bannir, que pour l’obliger. Ptolomée ne receut pas un petit desplaisir de voir ruïner les Perses, par l’ambition de deux ou trois ministres, qui ne pouvoient bien faire, ny souffrir que les autres fissent bien. Toutefois voyant les Romains victorieux, les Perses deffaits, & les Palmireniens perdus, il obeït au commandement du Roy, & prit d’autant plus librement la place que Sapor luy donnoit, qu’elle estoit fort proche de Babylone. Il s’y retira le plustost qu’il pût, & passant d’une passion à une autre, oublia les armes, & se mit à faire l’amour. Il y avoit une Princesse appellée Amadonte, qui depuis cinq ans, pour l’avoir veu une seule fois, en estoit devenuë passionnément amoureuse, sans le tesmoigner. Si tost qu’il fut de retour en Babylone, ceste Princesse le veid, & ceste veuë renouvella son Amour avec une telle violence, qu’elle se resolut de l’espouser. Ptolomée l’alla un jour visiter, sans autre dessein que de luy rendre ce à quoy l’obligeoit la civilité. Il en fut receu avec de si extraordinaires marques d’affection, & avec un visage si plein de charmes, qu’il se sentit amoureux avant qu’il eust faict dessein de l’estre. A la premiere occasion qui se presenta ils se declarerent ce qu’ils avoient sur le cœur, & sans remettre leur mariage à la volonté de Sapor, ils s’espouserent sur le champ, sans autres tesmoins que leurs confidents, & furent six ans mariez sans qu’ame vivante que ceux-là en sceust rien. Ils eurent deux fils & une fille, qu’on se figuroit dés le berceau pour la plus belle chose de tout l’Orient : mais elle mourut à cinq ans, & des deux garçons le plus jeune ayant suivy sa cœur, il ne demeura que l’aisné appellé Amadonte, du nom de sa mere. Ce jeune Prince dés son enfance tesmoignoit une grandeur de courage, & une bonté d’esprit si incroyable, que Ptolomée ne s’en promit rien moins que la conqueste du pays que ses predecesseurs avoient perdu. Il l’esleva aux plus grandes esperances du monde : & pour ayder la nature, ne luy proposa que des exemples d’incomparable valeur. Il luy representoit tantost que les Roys d’Egypte estoient ses ayeulx, tantost que les Empereurs de Perse l’estoient de sa mere, & que par ceste alliance il estoit obligé de faire des choses ausquelles Alexandre le Grand ne devoit pas aspirer. Cependant que ces leçons eslevoient ce jeune Prince à des desseins infinis, Sapor cogneut à ses despens que Ptolomée avoit raison, & que ses ministres n’ayans eu autre objet que de faire servir le bien general de l’Empire au leur particulier, meritoient les supplices dont doivent estre punis des ennemis publics. On meit les uns dans les Auges, où leurs corps furent pourris membre a membre, & ceux dont la qualité les exemptoit des supplices, furent confinez dans les deserts du mont Taurus.


  Le Conseil ayant esté de ceste sorte changé, on r’appella tous ceux qui avoient este esloignez par la tyrannie de ces meschans officiers, & entre autres Ptolomée. Il fut trouver le Roy, qui luy fit la meilleure chere du monde, & par une gratification, qui depuis Themistocles n’avoit esté, que je sçache, faite à aucun estranger, le fit chef de son Conseil, & de ses affaires de guerre. Ceste grande fortune ne luy enfla point le courage, parce que l’ayant plus grand que tout le monde, il l’a creut au dessous de luy. Neant moins il s’en servit si à propos, qu’apres un nombre infiny de belles & necessaires actions, il declara son mariage au Roy, qui non seulement l’approuva, mais pour tesmoigner la joye qu’il en avoit, fit venir Amadonte & son fils à la Cour, & donna à Ptolomée le gouvernement de toute l’Armenie haute & basse, à la charge qu’il en iroit reprendre tout ce qu’en tenoient les Romains. Ptolomée prit ceste occasion aux cheveux, & voulant que son fils par un exemple domestique, & par des leçons qu’il apprendroit l’espée à la main, trouvast son party formé pour entreprendre ce à quoy il le destinoit, fit une armée de soixante & dix mille combattans, avec laquelle il se resolut dés le commencement du Printemps, d’aller mettre en execution ceste glorieuse entreprise. Tout l’Hyver il ne fit autre chose que reformer les humeurs de Sapor, meurir son esprit, changer les mauvaises habitudes, mettre en la place de ses pernicieuses maximes, des moyens de gouverner & plus doux & plus honorables. Il mit le meilleur ordre du monde dans son conseil, osta à ses officiers le desir & l’occasion de faire des grivelées : fit rendre la justice sans despence & sans perte de temps : reigla les finances de sorte, que l’on contraignit tous ceux à les manier, qui trouvoient que les deux plus grands vices du monde estoient l’avarice & la prodigalité. En fin il n’y eut pour la paix, ny pour la guerre, chose où la reformation fust necessaire, qui ne sentist le bon ordre, & les judicieux temperamens de Ptolomée. Voila comme se passa l’Hyver. Le Printemps ne fut pas plustost venu qu’il prend congé du Roy, & apres des larmes & des plaintes de tous les gens de bien de la Cour, s’en alla trouver son armée, avec sa femme & son fils. Il chassa tout ce qui restoit des Romains de la Mesopotamie, & allant à petites journées jusques à la ville d’Artaxa, il deffit deux fois l’armée ennemie, prit ceste belle ville, & apres huict jours de siege, entra de force dans Olane, & receut à composition Babyrsa, forteresses presque imprenables, & où lors les Romains avoient presque tous esté mis en garnison. Il faudroit vous nommer toutes les villes & toutes les places fortes de la grande & petite Armenie, si je vous voulois dire toutes celles que Ptolomée prit par force, ou fit rendre par traitté. Vous sçaurez seulement qu’en cinq ans qu’il fit la guerre, il gaigna douze batailles, se trouva à plus de quatre cens combats, fit plus de six vingts sieges où il fallut camper, deffit plus de deux cens mille hommes : Et, ce qui est plus glorieux pour luy, receut vingt blesseures, & veid son fils plusieurs fois couvert de sang & de playes, revenir du combat, tantost apres avoir tué le General de l’armée Romaine, & tantost apres avoir esté cause du gain de cent batailles. Ce jeune Prince aagé de vingt-quatre ans seulement, s’estoit rendu si redoutable, que tous les soldats, ou estoient à luy, ou fremissoient devant luy. C’estoit une façon de parler qu’avoient les Perses, aussi bien que leurs ennemis, pour exprimer quelque chose d’incroyable, de dire, Vaillance d’Amadonte : de telle sorte que son nom seul a pris des villes, deffait des armées, & fait mourir de peur des femmes & des enfans. Ptolomée chargé de despoüilles, & plein de gloire, voulut laisser le reste pour son fils, si bien qu’il se resolut de luy remettre son armée entre ses mains, & avec elle toute sa bonne fortune & sa prudence. Sapor qui voyoit sans jalousie les victoires de Ptolomée, le rappella, luy remonstrant la necessité qu’il avoit de son conseil & de sa conduitte. Il faut advoüer que Sapor estoit bon naturellement, & porté aux grandes choses ; mais la nourriture luy avoit manqué, & les meschans s’estans servis de sa foiblesse pour se faire riches, l’avoient rendu à demy incapable d’affaires. Il avoit quarante cinq ans lors qu’il rappella Ptolomée, & toutefois il estoit si peu capable de la Majesté d’un Empire grand comme le sien, que voulant le bien il ne le pouvoit faire. Ptolomée arriva auprés de luy, aagé de soixante ans, & si recommandable pour sa valeur & sa sagesse, que l’envie mesme estoit reduitte, de peur de dementir son naturel, à la necessité de se taire. Sapor ne jouït pas long-temps du bon-heur qui par tout accompagnoit Ptolomée. Il mourut d’une mort subite. Les uns disent de pluresie, pource qu’ayant accoustumé la chasse, il s’y eschauffa tellement une fois, que ceste maladie luy en estant arrivée, fut cause de sa mort. Les autres tiennent que la mere de sa femme, ambitieuse & meschante autant que le peut estre un esprit qui s’abandonne au gré de ses passions, sans prevoir ce qu’il en peut arriver, l’empoisonna avec un bouquet. Quoy qu’il en soit ce Prince mourut, & Artaxez, cousin du Roy, & de Ptolomée, à cause de sa femme, fut mis au gouvernement. Aussi-tost qu’il fut couronné il appella Ptolomée, & comme il estoit genereux, & de tout temps son amy, luy offrit dans l’Estat tout ce qu’il en desireroit, à la charge que meslant ses interests à ceux de l’Empire, il pûst se fier en luy, comme en un autre soy-mesme. Ptolomée le remercia, se contenta de vivre comme il estoit, & luy demanda seulement la permission de reconquerir sur les Romains la Province de Palmyrene, afin que son fils y pûst regner sous son appuy, comme vivoient ses predecesseurs avant qu’elle eust esté ruïnée & asservie par leurs communs ennemis. Artaxez trouva ceste conqueste tres à propos, & promit non seulement de conserver Palmyrene, comme ses predeces- seurs, mais de la proteger comme l’appanage d’un de ses freres. La premiere année du regne d’Artaxez se passa en fort peu de guerre, pource que l’Empire Romain estant tombé entre les mains de Theodoze & d’Honorius, ces nouveaux Princes essayoient de regaigner par la douceur, ou par la force, les esprits qui s’estoient revoltez contr’eux. Mais comme si les Dieux eussent deliberé de remettre mon pays en liberté sans ceste incroyable effusion de sang, & ceste prodigieuse perte d’hommes, dont les conquestes d’Amadonte eussent esté accompagnées, si le party general des Romains, se fust opposé aux forces de toute la Perse. Il arriva que certains peuples sousmis à l’Empire de longue-main, s’estans revoltez pour des differents de Religion, & pour d’autres, donnerent tant de peines à ces Empereurs, qu’ils n’eurent pas le loisir de songer aux affaires de Levant.


  Pendant que les maistres & les sub- jets se deffaisoient ainsi l’un l’autre, Amadonte poursuivoit ses victoires, & voyant son pere fort vieil, se hastoit le plus qu’il pouvoit de se rendre maistre de son pays, afin qu’il luy pûst donner ce contentement de veoir devant sa mort qu’il n’avoit plus rien à desirer. Ce Prince ne trouva nulle resistance jusques à Ctesiphonte, où l’armée Romaine l’ayant attendu, fut si generalement mise en fuitte, que depuis elle ne pût estre en estat de combattre. Il passa jusqu’en Capadoce, où il prit plusieurs villes, & entre autre Tyane, de là il vint à Antioche, où l’on luy ouvrit les portes : & pour luy rendre des honneurs dignes de luy, il y fut receu avec une entrée qui n’estoit gueres differente du triomphe des Romains. Les habitans d’Eniche, de Larisse, d’Apamée, d’Arethuze, d’Odmane, de Laodicée, de Nazame, & plusieurs autres, vinrent au devant de luy, & luy presenterent les clefs de leurs villes. La garnison qui estoit dans Palmyre, au bruict de tant d’heureux succez, pour demeurer avec la force, voulut desarmer les habitans, mais par une adventure qui n’est pas croyable, un petit fils de Heremian estoit arrivé il y avoit plus de six mois dans la ville, & desguisé comme un simple soldat, avoit tousjours attendu l’occasion de se declarer. Voyant que la commodité se presentoit, il sortit tout armé, avec trente ou quarante de ceux qu’il avoit faict couler dans la ville, & alla criant par toutes les maisons : Palmireniens, si vous avez encore quelque reste de la generosité de vos peres, prenez les armes pour vostre defence, les Dieux & les hommes sont pour vous. Vous voyez le petit fils du grand Odenat, & de la vaillante Zenobie, qui est dans vostre ville, pour vous secourir contre vos ennemis domestiques. Et vous avez à vos portes le neveu de ces Princes, le victorieux Amadonte, qui vous rapporte la liberté, la gloire & la hardiesse, que toutes ensemble on avoit voulu vous ravir. Ces paroles donnerent une telle resolution aux Palmireniens naturels, que sortans de leurs maisons avec les premieres armes qu’ils avoient trouvées sous leurs mains, ils suivirent leur chef, appellé Timolas, & quelque aguerie que fust la garnison Romaine, elle fut taillée en pieces, & pour vengeance de la cruauté d’Aurelian, leurs femmes, leurs enfans, & leurs biens passerent par le fer & par le feu, comme autrefois avoient passé ceux des Palmireniens. Aussi-tost que ceste execution fut achevée, on rompit les Aigles, & les autres marques de la puissance Romaine. On alla rendre graces aux Dieux, comme en une feste publicque. Il ne se trouva personne d’impuissant pour une solemnité de si grande importance, les vieillards & les enfans forcerent l’infirmité de leur nature, & les uns & les autres par leurs differentes naïfvetez, faisoient voir que la liberté est une chose qui se desire autant de ceux qui n’ont fait encore qu’un pas au monde, que de ceux qui n’en ont plus qu’un à faire. Amadonte estoit arrivé si prés de la ville, qu’il s’en estonnoit : mais outre les feux qu’il voyoit luire pardessus les murs de Palmyre, & le son des trompettes, les voix confuses qui venoient jusques à ses oreilles, doubloient la crainte qu’il avoit pour les siens. A la fin il s’arresta, & veit aussi-tost sortir par une des portes de la ville, une troupe de Cavalerie, qui se mit au petit galop pour venir à luy. Leur contenance, & le peu de monde qu’ils estoient, ne luy donna point d’ombrage, au contraire mesurant toutes choses au bon-heur qui l’avoit tousjours accompagné, il se douta que les Palmireniens s’estoient deffaits de leurs ennemis, & qu’ils venoient pour l’en asseurer. Cela estoit comme il le pensoit, & de faict bien à peine avoit-il commandé à une compagnie de gensdarmes qui le suivoient d’estre prests à faire tout ce qu’il ordonneroit, qu’il veid à ses pieds la moitié de ceste troupe, qui estoit descenduë pour l’oster de doute. Timolas demeurant debout, demanda avec beaucoup de courtoisie à Amadonte mesme, qu’il eust agreable de luy apprendre en quel lieu il pourroit avoir l’honneur de parler au Prince Amadonte. Chevalier, luy respondit Amadonte, vous estes si courtois, que je ne doute point que vous ne soyez tres-homme de bien, c’est pourquoy je vous diray que celuy que vous cherchez a le contentement de vous voir, & aura tousjours la volonté de vous faire service. Timolas se voyant devant un si grand Capitaine, dont les victoires l’empeschoient de dormir ny jour, ny nuict, meit un genoüil en terre, & apres l’avoir supplié tres-humblement de luy donner sa main à baiser, luy voulut dire quelque chose en l’estat qu’il estoit. Amadonte luy rendit toute sorte d’honneur, & le relevant avec un secret tesmoignage qu’il en pensoit tout ce que depuis il sceut par sa cognoissance, le pria de tout son cœur de luy dire qui il estoit, & quel service il desiroit de luy. Timolas lors avec une action qui ne dementoit ny son courage, ny sa naissance, prit la parole, & se declara de ceste sorte à Amadonte. Il y a plus de cent ans que mes parens preferant le repos à la gloire, & la douceur de la paix aux advantages d’une guerre necessaire, ont abandonné avec leur patrie, le soin & l’envie de la secourir. Ils ont vescu comme des esclaves, & n’ont pas eu honte de faire des esclaves comme eux, au lieu de faire des Princes, comme avoient faict leurs ancestres. Mais, Amadonte, comme auroient peu rougir de faire des esclaves, ceux qui n’ont pas eu le cœur de s’empescher d’estre esclaves ? Je suis donc né de ces Princes feneants, & peut-estre la contagion de leur vie m’eust fait oublier ce que je devois au grand Odenat mon ayeul, si vostre exemple me retirant du milieu des voluptez, où mes peres s’estoient endormis, & laissoient endormir leurs enfans, ne m’eust mis devant les yeux l’image des choses passées, aussi-bien que celles des presentes. Il est vray, Amadonte, je me suis esveillé au bruit de vos conquestes, j’ay songé qu’il ne falloit point que vous eussiez toute la peine de nous rendre mal-gré nous l’honneur que nous prenions plaisir de perdre. Je ne me figurois pas qu’il fut permis d’estre sorty d’une race fameuse comme la vostre, & vivre laschement comme je vivois. J’ay loüé vos actions, quand mes parens vous accusoient d’estre temeraire, & de precipiter leur ruïne : & ne pouvant les faire resoudre à vous imiter, je n’ay pas crû que je fusse obligé de me refuser à moy mesme ce qu’ils me refusoient. Je les ay laissez dans leur infame oysiveté, & accompagné de quarante jeunes hommes de ce pays, suis venu offrir à ma patrie mon sang & mon bras, puis qu’il ne m’estoit pas permis d’en faire davantage. J’ay ce matin prié les Palmireniens de prevenir le mal que leurs ennemis se pre- paroient de leur faire. Ils m’ont creu, & à vostre nom, qui a servy de trompette pour appeller tout le monde au combat, nous avons tué tout ce qui nous a resisté, & le reste a servy de victimes pour appaiser les ombres de nos predecesseurs, qu’ils avoient esgorgez. La ville est libre, & le peuple ne nous a donné la charge, à mes compagnons & à moy, de venir au devant de vous, que pour vous supplier tres-humblement d’estre leur protecteur, comme vous estes la cause de leur salut & de leur liberté. Amadonte ne l’eust pas laissé si long-temps parler, sans luy monstrer sa joye, & son ressentiment, s’il n’eust creu qu’il ne pouvoit mieux tesmoigner l’estime qu’il faisoit de luy, & le respect qu’il luy rendoit, qu’en luy laissant dire tout ce qu’il auroit agreable. Comme il veid qu’il ne parloit plus, il l’embrassa, & par quelques larmes mesmes, fit veoir quel estoit son naturel & sa nourriture. Apres les premiers complimens, il luy dit : Que s’il avoit fait quelque chose qui valust la peine d’estre loüé, toute la gloire en estoit deuë à Odenat & à Zenobie, qui par leurs exemples luy avoient enseigné à vivre : Qu’il ne s’estimoit heureux, que pour avoir un Prince à servir desormais plein de merite comme il estoit : Que quand il l’auroit agreable, il luy feroit le premier le serment de fidelité, & le feroit faire à tous les Palmireniens, & aux autres nations qu’il avoit adjoustées à ses Estats. Timolas honteux des submissions d’Amadonte, se voulut jetter à ses pieds, pour s’aquiter en quelque sorte des obligations qu’il luy avoit ; mais en ayant esté absolument empesché, ils se jurerent une amitié eternelle, & avec une partie des troupes entrerent dans Palmyre. Les six ou sept premiers jours se passerent en resjouïssances publicques, durant lesquels toutefois, Amadonte ne laissa pas de parler à son armée, la faire camper en lieu où sans incommoder le pays, elle pûst vivre en seureté, & par des largesses d’un Prince qui ne se re- servoit pour luy que l’esperance, attirer du cœur & de la bouche de tous, des remerciements & des benedictions incroyables. En suitte de ces glorieuses actions, il envoya cinq ou six Courriers l’un apres l’autre à Ptolomée, pour l’advertir de l’heureux succez de ses conseils, & de ses desseins, & luy demander advis comme il devoit traitter avec Timolas, qui indubitablement estoit petit fils d’Odenat, comme il sçavoit par la voix commune, & par les nouvelles qu’il en recevoit de Rome. Ptolomée estoit au lict malade de vieillesse seulement, & toutefois si fort necessaire à la Perse, que la grandeur des affaires dont il estoit jour & nuict accablé, ne luy donnoit pas le loisir de mourir, ny mesme de songer à la mort. Quand ses heureuses nouvelles luy furent apportées, Artaxez estoit avec luy, pour le plus grand dessein qu’eussent jamais eu les Perses. Il le supplia tres-humblement de les ouïr, & apres en avoir receu tous deux un contentement presque esgal, Ptolomée s’addressant au Roy, luy dit cecy : Sire, vostre Majesté ma tousjours fait tant d’honneur, qu’aujour-d’huy je prends la hardiesse de la conjurer par sa bonté, plustost que par les petits services que mon pere & moy avons rendus à sa Couronne, qu’elle se souvienne de la parole qu’elle m’a donnée, & protege par sa puissance un fils unique que j’ay, apres qu’elle a trouvé bon de luy rendre par la justice de ses armes, le Trône & la grandeur de ses peres. Artaxez l’interrompant là-dessus, luy jura qu’il en feroit le mesme estat qu’il faisoit d’Araxez son fils aisné, & qu’en toutes les occasions où l’interest d’Amadonte l’obligeroit d’armer, il iroit le secourir avec toutes ses forces, en personne, ou du moins Araxez pour luy. Ptolomée ayant tres-humblement remercié le Roy, & tesmoigné tout haut combien il mouroit son obligé, se tourna vers le courrier d’Amadonte, & luy dit ainsi : Mon compagnon, dites à mon fils que je me resjoüis de ce qu’il a fait autant que luy-mesme : Que par sa bonté le Roy luy donne toute sorte d’asseurance qu’il sera tousjours vû de sa Majesté, comme un tres-bon sujet & tres-fidelle serviteur le doit attendre, & que je luy envoye du lieu où je suis ma benediction, & le bonheur qui ne m’a jamais manqué. Pour ce qu’il me mande par ses lettres, je ne suis pas si peu clair-voyant que je ne voye bien qu’il me demande conseil d’une chose qu’il a desja resoluë : C’est pourquoy, vous luy direz que je le confirme à son opinion, pourveu que Timolas soit veritablement tel qu’il m’escrit. Mais sur tout dittes-luy qu’il ne laisse pas perdre en sa personne, la gloire & le nom de ses peres. Le Roy (comme je l’en supplie par le grand Soleil, & par tout ce que nous adorons, c’est y comprendre sa Majesté toute entiere) prendra, s’il luy plaist, la peine de luy choisir une femme & à Timolas, pourveu qu’ils s’en rendent dignes. Cela dit Ptolemée fit partir ce Courrier chargé de presens, & comme si l’excez de la joye eust tout à coup consommé ce qui luy restoit de vie. C’est assez grands Dieux, s’escria-t’il, je veoy par vostre grace, tout ce que je vous avois demandé. Je ne suis plus necessaire au monde, mon aage a gasté ce que vous m’aviez donné de bon. Mon Roy, ne me souffre plus que par pitié. Faites que ma vie s’acheve, comme elle a commencé : c’est a dire aussi heureusement qu’un homme peut desirer. Adieu, Sire, dit-il baisant la main du Roy, souvenez-vous, s’il vous plaist de ma femme, & de mon fils, & si quelquesfois vous daignez oublier ce que vous estes, pensez à vostre tres-humble serviteur. Apres qu’il eut ainsi parlé, & presenté son testament au chef de ses affaires, il se meit la teste sur le chevet de son lict, & rendit l’ame sans aucune demonstration de douleur, ny de violence. Artaxes en fut tellement estonné, & depuis si sensiblement touché d’une si grande perte, qu’il en porta le dueil & le fit porter à toute sa Court. De vous dire à cette heure les regrets, & le desespoir de la Princesse Amadonte, qui n’estoit pas auprés de Ptolomée quand il mourut, les plaintes de tous les Perses & l’ennuy qu’en eurent Amadonte & Timolas, c’est avoir plus de temps à perdre que vous n’en avez mon pere. Mais je vay vous dire une chose digne d’admiration. C’est qu’Amadonte ayant voulu faire couronner Timolas Prince des Palmireniens, & pour ce sujet ayant fait assembler le peuple, il ne luy peut jamais disposer. Au contraire Timolas parla au peuple, luy remonstra qu’Amadonte estoit le seul à qui la couronne devoit estre donnée, & s’opiniastra si bien à refuser le gouvernement pour le laisser à Amadonte, que cinq ou six jours durant il fallut faire diverses assemblées pour veoir à quoy reüssiroit cette incroyable generosité de ces deux Princes. Mais l’un & l’autre faisoient des prieres, & promettoient des miracles pour n’estre point forcez à recevoir une chose que jusques icy les hommes ont cherché au travers des feux, & des precipices, & preferé tousjours au repos & à la justice. En fin on s’advisa d’un expedient pour les accorder, c’est qu’ils regneroient ensemble, & pour leur faire accepter ce party, un des plus sages du Conseil, leur remonstra qu’ils ne devoient point refuser cette condition, puis qu’estant veritablement tous deux dignes d’un grand Empire, ils estoient obligez de faire veoir au monde une chose jusqu’alors incognuë. C’est à dire, deux Princes regner ensemble sans se quereler l’un l’autre, & vivre long-temps sans se vouloir ruïner, où pour le moins devenir ennemis. Timolas fut celuy qui resista le plus, & qui tesmoigna encore qu’il fust le plus jeune de trois ou quatre ans, qu’Amadonte avoit moins d’ambition que luy. Ils se laisserent donc emporter à la volonté des Palmireniens, & commencerent à regner ensemble avec tant de ceremonies, & s’entreporterent tousjours tant de respect que l’un deferant tousjours à l’autre, il sembloit qu’ils se faisoient l’Amour au lieu qu’ils estoient compagnons. Au bout de l’an de son vefvage la Princesse Amadonte vint trouver son fils, accompagné du Prince Araxez, qui comme Ambassadeur de son pere, venoit amener une petite Niepce, & une Cousine du Roy pour femmes à Timolas & à Amadonte. Cette fameuse alliance remplit tout l’Orient de joye, & tous les Estats de ces deux Princes, de festins de resjouïssances, & de consolations infinies. Ces mariages se sont trouvez si heureux, encore que les parties ne se cognoissent les unes, les autres que par reputation : que les femmes sembloient disputer à l’envy avec leurs maris à qui s’aimeroit davantage & se rendroit le plus de services. Il y a à ceste heure vingt-neuf ans qu’ils sont mariez, & quelque trente que ces deux Princes regnent : mais tout cela avec les mesmes respects, & les mesmes affections que les premiers jours qu’ils ont esté ensemble. Ils ont veu depuis leur regne Theodose Empereur à Constantinople, & Valentinian à Romme, Marcian succeder à Theodose, & Valen- tian mourir miserablement par la trahison des siens, & comme vous sçavez, aujourd’huy Martian est demeuré seul, depuis que Genseric a mené en Afrique Eudoxe, & ses filles avec tout ce qu’il y avoit de meilleur en Italie. Je ne vous diray point les batailles qu’Amadonte & Tomiras ont données, les armées Romaines qu’ils ont taillées en pieces, & les Provinces qu’ils ont gaignées sur elles : Tant y a qu’aujourd’huy, les Perses & les Palmireniens sont maistres de tout ce qui est en Syrie, Armenie, Capadoce, & Mesopotamie. Et en un mot depuis le fleuve Indus jusqu’à la riviere de Meandre : & depuis la mer d’Hyrcanie jusqu’à la mer Erithrée. Araxes aujourd’huy a succedé à son pere, & ne tesmoigne pas moins de bonne volonté à ces deux Princes qu’Artaxes, mais n’estant pas né aux grandes entreprises comme luy, Amadonte, & Tomiras se sont retirez dans leurs Provinces & sont tousjours, où à Palmire, où à Antioche qu’ils possedent par droit de conqueste. Amadonte qui ne se promet rien moins que de chasser les Ro mains de l’Asie, & d’une partie de l’Europe, parloit souvent à Thomiras (ô nom fatal ! ô souvenir qui me tuë !) mais luy qui se persuadoit que la gloire est plus grande de meriter l’Empire du monde, que de l’avoir, l’a tousjours conjuré de mettre fin à tous ses travaux & gouster les prosperitez que miraculeusement les Dieux leur ont envoyées. Je veux vous faire veoir la difference qu’il y avoit entre l’esprit & les humeurs de ces Princes & sans en parler d’avantage, sinon en passant, tomber dans les discours qui particulierement m’obligent à demander vostre conseil & implorer la puissance que vous avez auprés des Dieux. Sçachez donc que la naissance, l’aage, & l’esprit estans presque esgaux en eux, la grandeur du courage de l’un ne cedoit gueres à celle de l’autre : & leur reputation est à la verité egalement extraordinaire : mais elle est fort differente. Amadonte est estimé grand pour sa magnificence & pour ses bienfaits. Timolas l’estoit pour l’innocence de sa vie. L’un est aimé pour sa misericorde, l’autre l’estoit pour sa justice. L’un en donnant, & en oubliant le mal qu’on luy faisoit, s’acquiert tout le monde pour amy, & l’autre en faisant garder l’ordre s’estoit rendu redoutable à ceux qui ne l’aimoient point. L’un est le refuge des miserables : l’autre estoit la mort des meschans. L’un aspire aux choses infinies, pour se faire estimer : & l’autre retranchoit tous les jours quelque chose de sa grandeur pour se rendre plus digne de loüange. L’un veut estre homme de bien & estre estimé tel, l’autre aimoit mieux l’estre que d’en avoir la reputation. L’un croit que la fortune ne le peut tromper : & l’autre en ne s’y fiant point esvitoit les occasions de n’estre point trompé. En fin l’un & l’autre n’ayant que la vertu pour object l’ont servie esgalement. Mais l’un l’adoroit comme une Déesse avec les respects, les sacrifices, & les tremblemens : & l’autre la sert comme une maistresse avec de l’Amour, de la liberté, & de la prudence. Ces deux Princes, mon pere, ont eu des en fans, mais comme si les Dieux prevoyoient qu’apres eux il ne se trouvera point deux autres Princes qui ayent autant de sagesse, où autant d’amitié qu’eux, & par consequent qui puissent conserver la bonne intelligence qu’ils ont ensemble. Ils leur ont osté tous leurs enfans, & n’est demeuré à Timolas qu’une fille, la plus belle que l’Orient ait admirée. Elle se nomme Parysatis comme sa mere, & à Amadonte qu’un fils appellé Zenobias. C’est de ces deux personnes, mon pere, que je veux vous entretenir, s’il vous plaist, & vous entretenir si particulierement, que tant par ce que je vous diray, que par ce que je vous ay dit de leurs ancestres, vous sçachiez jusqu’aux moindres choses qui leur sont arrivées.




HISTOIRE DE PARISATIS
& de Zenobias.




  La belle Parisatis fut née le jour mesme que le vertueux Timolas son pere deffit dans l’Armenie, au lieu mesme où le fleuve d’Eufrate se cache sous le Mont Taurus, Annibalianus Lieutenant de l’Empereur Theodose. Il peut y avoir à cette heure dix-huict ou dix-neuf ans. Cette merveille est la derniere de tous les enfans que sa mere a eus : Aussi falloit-il que la nature essayast long-temps ses forces, & fist plusieurs modelles devant que de pouvoir donner au monde un ouvrage si parfait & surnaturel. Figurez-vous, mon pere, tout ce que l’imagination se peut former de charmant & de beau, encore ne vous figurerez-vous rien qui approche de Parisatis. Ses yeux esblouïssoient quiconque les osoit regarder. Ils ne sembloient pas seulement pleins de lumiere, l’on auroit dit encore qu’ils estoient tout de feu, le reste de son visage plus blanc que la neige, mais que la neige où en quelques endroits on auroit jetté de la poudre de Cynabre estoit auprés de ses cheveux comme l’yvoire l’est auprés de l’ebene.


  Si vous avez veu quelqu’une de ces irreprehensibles statuës, où l’art a esté au delà de la nature, n’y adjoustez rien pour vous representer Parisatis, que la bonne grace, l’action, & la parole qu’elles ne sçauroient avoir. En un mot, sage Druide, tout ce qu’il y a de plus charmant & de plus rare en toutes les proportions, & en toutes les couleurs, fut avec une prudence sans comparaison, choisy & assemblé pour faire ce miracle visible. Cependant ces raretez sont les moindres de ses perfections, la grandeur de son ame, la bonté de son esprit, & pour dire quelque chose qui n’a point encore esté ditte, son inclination portée à ne changer jamais, sont des advantages qui n’ont point d’exemple parmy les hommes, & qui n’en trouvent presque point parmy les Dieux. Pour Zenobias je ne vous en diray rien, que luy-mesme ne pust dire de luy-mesme sans rougir. Il a la taille belle, le visage parfaittement agreable, les yeux pleins d’esprits, le teint tres-clair & tres-net, les cheveux fort noirs, & pour n’en pas faire une beauté de femme : c’est le corps le mieux fait, & la teste la plus belle, au jugement de ceux qui sçavent ce que c’est de la vraye beauté d’un homme que la peinture peut representer, lors mesme quelle entreprend de corriger le naturel, & faire un corps sans deffaut. Son courage est veritablement aussi grand que celuy de son pere, & son esprit enclin à la cognoissance des bons livres, & des sciences les plus necessaires, n’a jamais perdu ses forces, quelques difficiles qu’ayent esté les efforts qu’il ait prins plaisir de luy faire faire. Il arriva pour le contentement de ces deux personnes, aussi bien que pour leur mal-heur, qu’ils s’aimerent dés le berceau, & comme s’ils eussent esté nez l’un pour l’autre, se deferoient tellement & s’entre-rendoient de si grands honneurs en leur plus tendre jeunesse, qu’Amadonte & Timolas s’en apperceurent, & sur ce fondement, espererent de rendre celuy de leur throsne inesbranlable. Zenobias n’avoit pas quinze ans qu’il estoit devenu tres-sçavant en Amour, & comme c’est la coustume de tous ceux qui aiment, si impatient de sçavoir comme quoy il estoit aimé de Parisatis, qu’il ne pouvoit vivre sans estre hors de cette doute n’y n’osoit prendre la hardiesse de s’en esclaircir. Parisatis luy faisoit la meilleure chere qu’elle pouvoit, mais son aage n’estoit pas capable de luy faire discerner, si c’estoit par Amour, ou par respect qu’elle le traittoit ainsi. Il est vray que toute jeune qu’elle estoit, elle ne laissoit pas quelquesfois de penser au plaisir que luy donnoit la veuë de Zenobias, mais ces premieres estincelles d’un feu qu’in- sensiblement l’Amour allumoit en son cœur, n’estoient pas encore assez chaudes pour luy apprendre d’où elles pouvoient venir. Cependant la mauvaise fortune de Zenobias, fit bien tost sçavoir à Parisatis ce qu’elle avoit jusques-là ignoré. Araxes ayant succedé à son pere, changea plusieurs choses que Ptolomée y avoit establies, & comme il estoit moins genereux & par consequent plus defiant & plus jaloux qu’Artaxes, il essaya de diminuer le credit & la puissance d’Amadonte & de Timolas. Cela ne pouvant se faire ouvertement, il en prit conseil avec les ennemis de ces Princes, & par une trahison la plus artificieusement conduitte, dont on ouyt jamais parler, envoya demander Parisatis en mariage pour Tyribasus son favory, croyant par cette alliance asseurer à sa Couronne tous les Estats de ces deux Cousins, sous pretexte que Parisatis, comme venant directement d’Odenat, estoit seule legitime heritiere des Palmireniens. Ces fascheuses nouvelles furent ap- portées à Timolas en une saison où il esperoit declarer publiquement Zenobias son successeur, & son gendre : c’est pourquoy il advertit Amadonte de son desplaisir, & le supplia de luy donner en une affaire si importante, le conseil qu’il devoit prendre pour luy-mesme. Amadonte qui ne croyoit rien au dessus de luy. Mon frere, luy dit-il, c’est ainsi qu’ils se nommoient tousjours, nos ennemis, & le peu d’experience d’Araxes ont conduit le dessein dont vous me faites l’honneur de me parler, à l’extremité où il est. Ce Prince & ses ministres croyent ou que nous ne sommes plus ce que nous avons esté, ou que nous n’avons pas les yeux assez clair-voyans pour penetrer leurs artifices. Non, non Timolas, il faut que ce que nous avons resolu de nos enfans, succede : mais il faut qu’il succede glorieusement & pour nous & pour eux. Mon fils est jeune, mais il vient de la race de Zenobie, & des Ptolomées, il adjoustera toute la Perse à ce que nous luy laissons, & rendra Parisatis Reyne de tous ceux qui la veulent faire leur esclave, où manquant de courage, & de bon-heur : il vous delivrera de la promesse que vous m’avez faite, & vous mettra en liberté de faire ce qu’il vous plaira de vostre fille. Timolas eust eu quelque sujet de se plaindre des paroles d’Amadonte, & en tirer quelques preuves de refroidissement où de colere s’il ne l’eust bien cognû : mais sçachant que ce Prince ne pouvoit souffrir que des Dieux, & qu’il croyoit laisser à Araxes par une pure liberalité, tout ce qu’il avoit de Provinces & de Royaumes, il ne trouva point mauvais l’excez de valeur & de ressentiment qu’il tesmoignoit par sa responce. Timolas donc l’ayant supplié d’aviser à cette affaire, & luy dire par où il en falloit passer, afin de rendre responce à Araxes. Mon frere, luy dit Amadonte, faittes-moy la faveur de me donner le reste de ce jour pour y penser, & infailliblement dés ce soir je ne manqueray pas de vous dire mon sentiment, & le sousmettre à tout ce qu’il vous plaira d’y reformer. Aussi-tost qu’ils se furent separez, Amadonte envoya querir Zenobias & luy dit comme ils furent tous seuls. Si j’avois mauvaise opinion de vous Zenobias, je ne vous ferois pas l’honneur de vous mettre toute ma gloire, & tout mon repos entre les mains. Je vous veux donner advis d’une affaire, sans l’heureux succez de laquelle je ne puis m’estimer Roy, ny vivre content. Vous avez prés de vingt ans : à cet aage là, mon pere m’avoit fait donner deux batailles, & rendu capable des choses que j’ay si heureusement executées. Il faut que vous commenciez à faire parler de vous, & appreniez à tout l’Orient que vous ne vous estes long-temps reposé, que pour faire de plus grands coups, & n’avoir plus besoin de repos. Dittes-moy librement si vous ne voulez pas conserver ce que vostre Oncle & moy, vous avons si difficilement acquis. Je ne vous diray point que vous le devez faire, quand vous n’auriez autre sujet pour l’entreprendre, que le desir de plaire à cette incomparable beauté qui ne peut estre qu’à vous, si vostre lascheté ne vous l’a fait perdre. Je laisse à vos propres sentimens à vous conseiller de ce costé-là : mais pour celuy de mon interest, & de nostre commune gloire, je veux vous en solliciter autant que je puis, mais vous en solliciter par des exemples de nostre maison, plustost que par des paroles. Parlez franchement Zenobias, dites-moy si vous voulez permettre que le Roy de Perse, vous oste tout à la fois Parisatis & toute la Syrie. Si la grandeur de vostre ennemy vous estonne, laissez-moy l’execution de vous en deffaire. J’ay encore le courage, & la force pour prendre vostre place, & aller arracher du trosne cet ingrat, & dénaturé monarque. Comme Amadonte eut ainsi parlé Zenobias avec un visage au travers duquel se lisoit l’excés de sa joye, & une asseurance qui ne dementoit point sa naissance, ny l’estime que tout le monde en faisoit, respondit de cette sorte à son pere. Sire, j’avois jusques icy crû qu’estant grand, & fameux comme vous estes, vous n’estiez pas capable de faire de petites choses, moins de les penser : toutesfois il faut que vous me permettiez, s’il vous plaist, que je vous die que je ne me figurois pas qu’en une mesme occasion vous pussiez & vous surpasser tellement vous mesme, & m’obliger si extraordinairement que par vostre proposition vous venez de le faire. Certes la faveur que je reçoy de vous est si favorable, & elle me sera tousjours si chere, que tant que je vivray apres avoir mis au premier rang de mes felicitez, l’honneur d’estre sorty de vous, je mettray au second celuy de m’avoir estimé digne d’executer ce que vous me proposez. Vous m’appellez à la gloire par deux charmes si puissans ; que le moindre seroit capable d’y attirer l’homme du monde le plus lasche & le plus insensible. Ouy, Sire, je vous obeïray, & si Parisatis daigne agréer, comme elle fera vostre commandement & mon entreprise, vous obeïray avec tant de hardiesse que les Palmireniens, & tout l’Orient seront bien aise d’advoüer qu’Amadonte ne pouvoit rien faire de petit. La seule grace que je vous demande, Sire, c’est que vous ne me prescriviez point la façon dont je dois me rendre digne de Parisatis, mais qu’apres m’avoir dit en quels termes sont mes affaires, vous me laissiez la liberté d’y mettre l’ordre que je trouveray le meilleur. Que ma jeunesse, Sire, ne vous fasse rien penser à mon desadvantage. Je me promets beaucoup, & quand par mal-heur mes desseins ne reüssiroient pas, croyez s’il vous plaist, que je ne troubleray ny vostre Estat, ny vostre repos. J’advouë que je puis me perdre, mais je sçay que ma perte n’attirera celle de personne apres soy.


  Voila comme je veux un fils, repliqua Amadonte. Des langages moins genereux que ceux-cy ne me satisferoient pas : mais souvenez-vous que je ne veux pas de moindres actions. Apres ces discours, Amadonte dit à Zenobias l’Estat des affaires, & sçachant que Parisatis l’estimoit plustost comme son frere que son serviteur : il luy conseilla d’esprouver son courage, & de luy donner de l’Amour. Ce jeune Prince laissant son pere avec une joye qui le mettoit hors de luy-mesme, & se fiant en la bonté de son esprit, se retira dans son cabinet où il escrivit une lettre à Parisatis. J’ay retenu cette lettre, pource qu’Amadonte la fit veoir à toute la Court, & donna la liberté à quiconque en eut la curiosité, d’en prendre des copies. Voicy comme elle estoit.




LETTRE
De Zenobias à Parisatis.




  Madame,
Puisque nous ne disposons pas de nous-mesmes, & que la fortune use d’un pouvoir absolu pour nous contraindre à tout ce qui luy plaist. Trouvez bon que la necessité où je suis reduit, excuse en quelque sorte la hardiesse que je prends de vous escrire. Je n’ignore point le respect que je vous doibs porter, ny l’apprehension avec laquelle il faut mesme penser à une chose si parfaitte que vous. C’est pourquoy, l’envie ne m’est jamais venue de vous dire combien grande est l’Amour que vostre beauté me donne, qu’auparavant je n’eusse par un nombre infiny de bonnes actions obligé vostre belle bouche de confesser, où que vous ne deviez point estre servie par un homme, ou qu’il falloit que vous eussiez agreable que je vous servisse. Je n’ay pas eu cette pensée sans avoir fait reflexion sur tout ce qu’il y a d’honnestes gens au monde : mais apres avoir veu qu’il n’y en avoit que deux de qui je deusse avoir jalousie, & de qui toutesfois je n’en devois point avoir, puis que l’un est Timolas & l’autre Amadonte, je m’asseuray que qui que ce fust ne previendroit le temps que j’avois pris pour me declarer. Cependant Parisatis, l’effronterie de je ne sçay quels monstres qui se persuadent qu’il est permis de vous adorer, pourveu qu’on ait des Sceptes & des Diadesmes viennent traverser mes esperances, & par une contagion que je n’ay pu eviter, m’obligent d’estre effronté comme eux. Si je l’ay esté jusques-icy je me garderay bien de passer outre, & de peur que vous n’expliquiez à mon desavantage la hardiesse que je prens de m’interesser pour vous, avant que vous m’en ayez jugé digne, je m’imposeray silence jusqu’à ce que vous me commandiez de vous advertir de ce qui se passe comme vostre sujet, ou d’y prendre part, & m’offrir à vous comme vostre tres-humble tres-obeyssant, & tres-fidelle serviteur.


  Parisatis aimoit veritablement Zenobias, & depuis un an ou deux, qu’il luy avoit rendu de plus grands services, & tesmoigné plus de passion que devant, elle avoit recognû son Amour : Mais l’un ayant trop de discretion pour le descouvrir, l’autre avoit trop de retenuë pour monstrer qu’elle l’eust descouverte. Cette occasion-cy donc se presentant, Amour fut bien aise de faire un fort grand feu de ces matieres, non seulement toutes disposées à bruler, mais desi a toutes embrasées. Un page de Zenobias presenta sa lettre à cette belle Princesse, & la luy fit recevoir si à propos qu’elle l’ouvrit & la leut. Ce Page qui avoit commandement de son maistre de prendre garde à tout ce que feroit cette Princesse, veid qu’elle changea cinq ou six fois de couleur, & qu’apres avoir tesmoigné mesme par le changement de ses yeux, qu’elle estoit en colere, elle se remit, & dit au Page, que Zenobias la prenoit pour un autre, mais qu’elle ne s’en vouloit pleindre qu’à luy-mesme, & pour ce subjet elle le prioit de la venir veoir aussi-tost qu’il seroit nuict. Lors que Zenobias eut receu ceste response la jugeant fort advantageuse, il en envoya les nouvelles à son pere, lequel y trouva son compte, & fut trouver Timolas pour s’acquitter de la parole qu’il luy avoit donnée. Cependant Zenobias ravy de sa bonne fortune, ne fit autre chose le reste du jour que de se parer, & mediter des paroles assez charmantes & assez humbles, pour remercier dignement Parysatis, pour la faire re- soudre à luy vouloir du bien, & pour luy faire veoir avec quelle crainte, & quel respect, il osoit prendre la hardiesse de se dire sien. Toutes ces belles choses preparées, & la nuit estant venuë, ce passionné Amant fut trouver Parysatis. Elle estoit, lors qu’il entra dans sa chambre, à sa ruelle vestuë si avantageusement, & toutesfois si peu couverte de pierreries, & d’or & d’argent, qu’elle vouloit par là que Zenobias, cogneust, qu’elle n’avoit negligé, ny affecté de paroistre belle devant luy. C’estoit pourtant un miracle, & si il faut croire que celuy qui a fait le Soleil ne luy a pas donné tout ce qu’il avoit de merveilleux & d’eclatant, mais qu’il ne le rendit adorable comme il est, que des choses qui luy estoient superflues, ou indignes de luy, c’est à celuy-là seul, que ceste Princesse doit estre comparée. Elle se leva pour recevoir Zenobias, & luy voyant une action pleine de frayeur, & de trouble, luy dit en riant, qu’il estoit le tresbien venu, & qu’elle luy avoit trop d’obligation de prendre tant de part en ses affaires. Vous diray-je, mon pere, ce que j’estois devenu. Il est impossible de le dire, puisque le ravissement où la presence de tant d’appas, & de tant de graces avoit mis ce pauvre Amant fut tel, que la parole luy manquant, le courage l’abandonnant, & se sentant mal-gré qu’il en eust transporté hors de luy-mesme, au lieu de se servir des belles paroles qu’il avoit premeditées, il ne luy pût pas respondre un seul mot ; mais palissant comme s’il eust esté prés de s’evanoüir, fut contraint de se mettre à genoux, & peut-estre l’Amour luy fit faire cette action exprés, afin qu’il semblast demander pardon à Parisatis de son incivilité, & de son silence. Cette sage Princesse luy a confessé depuis qu’encore que cette nouveauté l’eust estonnée, elle ne fut jamais si aise que de veoir une si veritable preuve de son Amour, & que l’eloquence, & les compliments, n’ont rien qui ravisse, & qui parle de bonne grace, comme firent son desordre, & sa timidité.


  Comme ces premiers mouvements eurent fait place non pas à de meilleurs, mais à de plus respectueux, Zenobias fit tant d’excuses, & employa tant de raisons pour les faire trouver bonnes, que Parisatis fut contrainte de luy dire pour le remettre, qu’il ne feroit jamais chose qui luy peust estre desagreable. Qu’elle avoit trop bonne opinion de luy pour trouver à redire en ce qu’il faisoit, & qu’il ne devoit point se mettre en peine pour excuser une chose qu’elle estimoit une des meilleures qu’il feroit de sa vie. Plust aux Dieux, Madame, que cela fust, luy respondit-il, & que la lettre que j’ay osé vous escrire, ne vous eust point osté l’inclination que vous aviez à ne me point hayr. Mais que puis-je vous dire pour vous persuader que j’ay raison d’avoir de l’Amour pour vous ? Vous n’ignorez pas cette vieille excuse que prennent tous les Amoureux, qu’estant parfaittement belle, vous forcez tous ceux qui vous voyent à vous aimer : C’est prophaner une merveille unique au monde com- me vous, de ne la traitter pas plus delicatement que les beautez communes. Non, Madame, on vous offense quand on ose vous aimer. Vous estes trop rare & trop eslevée au dessus mesme de nostre imagination, pour estre servie, voire mesme pour estre adorée. Ceux à qui nous faisons des sacrifices, batissons des Temples, & addressons nos prieres, sont je ne sçay quoy moindre que vous. Vous ne m’offencez pas seulement, luy respondit Parisatis en l’interrompant, & n’offensez pas seulement les Dieux, mais vous faites qu’en vous oyant, je ne suis gueres moins criminelle que vous. Ce n’est pas d’aujourd’huy, mon cousin (elle l’appelloit ordinairement ainsi) que je sçay que vous m’aimez, & vous croirez, mais vous le croirez asseurément qu’il y a long temps que je vous aime. Le Roy & la Reyne m’ont commandé de vous monstrer cette amitié. J’y ay adjousté de l’Amour, & s’il ne faut que vous promettre de n’aimer au monde que vous, pour vostre satisfaction, je vous jure, & ap- pelle tous nos Dieux a tesmoins de promesses, que vous n’avez plus rien à leur demander, ny a moy aussi. Si au commencement Zenobias avoit esté hors de soy, il ne fut gueres mieux à la fin de ce discours. Il se proposoit de dire tant de choses à la fois pour remercier Parisatis, que voulant les faire sortir toutes ensemble elles s’empeschoient l’une l’autre, comme dans un vase fort estroit par la bouche, l’eau qui veut sortir tout à coup, se fermant le passage, ne sçauroit pas mesme tomber goutte à goutte. Ces deux Amants se satisfirent si pleinement par la suitte de ce discours qu’avant qu’ils se separassent, ils trouverent que le plus grand mal qu’ils pouvoient souffrir estoit la separation. Toutesfois il fallut qu’ils commençassent d’esprouver tout de bon ce que c’estoit de l’Amour, & rendre à cet absolu monarque des devoirs, & des hommages dont personne ne peut avoir dispense. Ils se quitterent en pleurant, & les sept ou huict jours qui suivirent cette grande journée, où les deux meilleures & les plus belles cho- ses du monde avoient esté liées ensemble à ce que l’on disoit tout haut, pour n’estre jamais déjointes, ne furent employées qu’à l’Amour, & quoy que Zenobias meditast de grands desseins, & voulust se rendre digne de la faveur qu’il disoit que la fortune luy avoit faite par avance, toutesfois il ne laissa pas de demeurer aux termes d’une personne qui aime veritablement & qui ne pense a rien qu’à se faire aimer autant qu’il est possible de l’estre. Le jour de la nativité d’Amadonte arrivant presque en mesme temps, que les Palmireniens avoient mis au nombre de leurs festes solemnelles, il fallut faire des resjouïssances & des combats de toutes sortes, non seulement pour satisfaire à la coustume, mais aussi pour amuser les Ambassadeurs du Roy de Perse, qu’on remettoit de jour à autre pour leur dire ce qui avoit esté resolu. Je voulus que cette ceremonie ne se passast point, sans tesmoigner à Parisatis qu’elle n’avoit pas donné son affection à un homme trop foible pour en soustenir la grandeur. Il s’estoit fait par cinq où six des plus gentils de la Court qui se nommoient les Chevaliers de la Palme, une partie pleine de galenterie, & accompagnée d’armes, de machines, & de Chevaux si superbes que tres-difficilement pourroit-on mieux paroistre. Zenobias trouve un expedient pour estre seul chef de sa troupe, & ne laisser pas de faire veoir par la magnificence des siens combien grande estoit la maistresse qu’il servoit & la maison dont il estoit sorty. Il se fit nommer le Chevalier sans pareil, & le fit non pour se donner la vanité d’estre crû sans comparaison, mais pour apprendre qu’ayant l’honneur de servir Parisatis, il n’y avoit personne au monde, qui en excez de bonne fortune luy peut-estre comparable. De vous dire quels artifices, & quelle magnificence d’habillemens, d’armes, & de harnois, accompagnerent cette partie, ce seroit vous ennuyer. Je vous diray seulement que Zenobias emporta tout l’honneur du combat, & receut des Dames, & de tous les spectateurs des applaudissemens si grands, & des aclamations si hautes, qu’il eut sujet de n’envier la fortune de Monarque du monde. Parysatis mesme, pour luy rendre un public tesmoignage de son affection, & de la joye que luy donnoit la gloire de son Chevalier, envoya un Page luy presenter de sa part une Couronne de fueilles de laurier, faites d’or, emaillées avec des chyfres & des devises, qui venans d’une main miraculeuse, comme celle de ceste Princesse, meritoit de couvrir la teste d’un Dieu, plustost que celle d’un homme. Ceste faveur fut cause d’une broüillerie, qui augmenta la reputation de Zenobias. Arcylante, Prince sorty des Roys de Syrie, s’estoit jetté dans le party d’Amadonte, pour se conserver quelques terres qui luy estoient demeurées, comme les restes du naufrage de sa maison. Il estoit fort bien faict, & avoit le courage fort bon, il ne luy manquoit rien que la cognoissance des belles cho- ses, & un peu plus de civilité, pour estre estimé tres-honneste homme. Mais la bonne opinion qu’il avoit de soy, jointe à ceste insupportable vanité que la pluspart des Grands tirent de leur naissance, c’est à dire de la chose du monde la plus incertaine, & bien souvent la plus fausse, ne le rendoit supportable qu’à ceux qui estoient nais à la servitude & à la flatterie. Je ne sçavois point que ce Prince regardast Parysatis comme quelque chose d’où il se figuroit n’estre pas fort esloigné : Mais je le sceus le lendemain du tournoy, par un billet qu’il m’envoya dés le poinct du jour. Je vous diray, mon Pere, ce que Zenobias m’a luy-mesme appris de ceste affaire. Il fut fort estonné de s’estre acquis un ennemy, & un ennemy, qui pour avoir esté tousjours grandement attaché aux interests de sa maison, luy faisoit plus de peine que vingt autres. Il n’ignoroit pas qu’en se battant contre luy, il desobligeoit son pere, & se faisoit estimer ingrat & mes- cognoissant, de persecuter un Prince qui avoit mis sa qualité à part pour recevoir les commandemens d’Amadonte. Mais aussi-tost qu’il pensa que la jalousie l’avoit porté à ceste hardiesse, & qu’il s’estoit creu digne de servir Parysatis : Quoy ! dit-il à soy-mesme, je verray naistre un monstre, & seray assez lasche pour le laisser vivre ? Non, non, il n’y a qu’une Parysatis au monde, & ceste merveille ne seroit pas si rare qu’elle est, s’il se pouvoit trouver deux hommes en quelque façon dignes de la servir. Je me suis donné ceste vanité, & ma belle Princesse m’a faict croire qu’elle m’en estimoit davantage. Il faut que tout le monde meure, ou qu’on me laisse seul joüir d’un bien que les hommes ne peuvent raisonnablement m’envier, puis qu’il n’a point esté faict pour eux. Cela dit, il se tourna froidement vers le Chevalier qui l’estoit venu appeller, & luy dict, Qu’il allast l’attendre à la porte du Palais, & que dans un quart d’heure il seroit à luy, pour aller contenter son amy. Zenobias sort du lict, aussi-tost il s’habille, & part avec un Escuyer, qui estoit vaillant & fidele jusqu’à un poinct incroyable, appellé Polemandre. Ils rencontrerent Antias, c’estoit le nom du Chevalier qui estoit venu de la part d’Arcylante, où il avoit eu charge d’attendre, & tous trois de compagnie sortirent à la campagne, & furent au lieu où estoit Arcylante. Va advertir ton amy que je suis icy, luy dit Zenobias, & que je suis fasché qu’il croit un mauvais conseil. Arcylante plain d’orgueil, s’en vint au petit galop droict à Zenobias, & l’un & l’autre se batirent à cheval. Le combat fut long, pource qu’Arcylante avoit un cheval si remuant, qu’il faisoit perdre toute sorte de temps aussi bien à son maistre, qu’à Zenobias. Mais comme ces deux Princes n’entendoient point raillerie, ils se jetterent l’un sur l’autre, & se blesserent. Le mal-heur d’Arcylante fut extrême, il receut cinq coups d’espée dans le corps, & tomba mort du cinquiesme, sans avoir faict autre blesseure à son ennemy, qu’une fort petite playe au bras gauche. Leurs seconds n’avoient pas tant duré, car du premier coup d’espée, Polemandre blessa si malheureusement Antias, qu’il ne survescut son maistre que pour dire des nouvelles du combat. Zenobias se retira chez un de ses amis à trois lieuës de Palmyre, pour deux raisons : La premiere, pour ne se presenter point devant Amadonte, qu’il n’eust eu le temps de cognoistre qui des deux avoit tort : Et l’autre, pour n’affecter point les occasions d’estre loüé, qu’il estoit impossible d’eviter, & retourner le jour mesme du combat à la Cour. Tout le loisir qu’il eut, fut de se retirer à bride abatuë, avec Polemandre, au Chasteau de son amy, pource qu’en moins de rien toute la campagne fut plaine des plus grands de la Cour, & des Roys mesmes, qui prirent la peine de monter à cheval, pour empescher ce combat. Les Roys ayans sceu de la bouche d’Antias, qui mourut en leur presence, la verité de ceste affaire, firent emporter Arcylante avec beaucoup d’honneur, & depuis luy firent faire de grandes & magnifiques funerailles : Mais Amadonte fasché de cet accident, ne pouvant celer à Timolas l’ennuy qu’il en avoit, ny dissimuler la joye que luy donnoit le procedé de Zenobias, fut bien en peine comme il ne feroit tort ny à l’un, ny à l’autre. Mon frere, luy dit Timolas, il y a long-temps que j’avois fait un funeste jugement de ce Prince : Son humeur incompatible, & son ambition demesurée, ne luy promettoient rien que ce qu’il vient de recevoir. Encore trouvay-je qu’il est plus heureux que je ne m’estois figuré, puis qu’il a eu l’honneur d’estre mort de la main d’un Prince qui n’auroit point d’égal, s’il n’avoit point de pere. Vous-vous mesprenez, luy respondit Amadonte en riant, vous avez nommé le pere pour l’oncle. Mais qu’est devenu ce mauvais garçon ? Il a eu peur de nous, sans doute, & n’aura pas voulu se monstrer qu’il n’ait esté asseuré que nous ne le trouverions point mauvais. Je craindrois qu’il n’allast loin, mais il a un filet au pied, qui l’empeschera bien de s’esloigner. Ne nous en mettons point en peine, & croyez que ma belle niece nous en rendra bon compte. Ces Roys s’en retournerent à Palmyre, tesmoignans au peuple le regret qu’ils avoient de la mort d’Arcylante. Mais le peuple, de qui la condition est d’autant plus heureuse qu’elle n’est point obligée à dissimuler, appelloit tout haut Zenobias vain cœur, & crioit par les ruës, Vive l’invincible fils des Princes invincibles : & ainsi pour sa gloire perissent tous ceux qui prendront la hardiesse d’offencer nos Dieux tutelaires. Le jour mesme de ce combat, Zenobias escrivit à son pere & à son oncle, une lettre que je veux dire, pource que je la sçay, & qu’elle tesmoigne l’esprit de ce Prince. Voicy comme elle estoit.



ZENOBIAS.
aux Roys.



  Si j’avois faict appeller Arcylante, j’aurois pour moy cette excuse que Parysatis ne me souffriroit jamais pour son serviteur, si je pouvois souffrir que qui que ce soit osast avec dessein tourner les yeux sur elle. Mais je n’ay faict que me defendre, & opposer mon courage à la violence d’un Prince qui de toutes les qualitez qu’il avoit, n’a jamais creu que les mauvaises. Si je l’ay tué c’est son mal-heur, & si je me suis battu, c’est que vos Majestez me font l’honneur de m’enseigner comme il faut que je vive. J’ay en l’un & en l’autre des exemples qui parlent pour moy, & qui vous accuseront de me traitter plus mal que vous-mesmes, si vous me condamnez. Je scay que ceste action ne merite point de loüange : Mais je scay bien aussi, qu’elle n’est pas si honteuse, que pour m’en punir vous deviez rechercher un supplice si effroyable qu’est celuy de me priver de vous voir. Souvenez-vous donc, s’il vous plaist, que je ne suis plus à moy, puisque vous m’avez donné à la plus belle & à la meilleure chose du monde, & que si vous me refusez la permission de retourner à la Cour, vous me reduisez à la necessité de vous desobeïr.


  Ceste lettre fut receuë avec joye, & leuë de ces deux Princes avec de tres-particuliers mouvemens d’amitié. Zenobias eut tout ce qu’il demandoit, mais à condition qu’il atten- droit qu’il fust nuict pour entrer à la ville. Ce temps luy fut un exil si long & si insupportable, que pour le passer il se mit à escrire à Parysatis, & en sept ou huict heures qu’il fut bany, (c’est ainsi qu’il nommoit cet esloignement) il luy envoya six lettres. Je ne vous diray que la premiere, parce qu’elle est fort courte, & qu’elle est fort courte, & qu’elle n’est pas superfluë pour la cognoissance de sa vie.




LETTRE
De Zenobias à Parysatis.




  Si j’ay pris la hardiesse, Madame, de faire quelque chose sans en avoir receu vostre commandement, vous en rejetterez, s’il vous plaist, la faute sur un, qui non content de vous deplaire, m’a contraint de n’estre pas plus sage que luy. Mais je luy ay pour toute sa vie appris quel crime s’estoit de ne vous garder pas tout le respect qui vous est deu. Il est mort pour la satisfaction de ses fautes, & peut-estre aussi des miennes. Si vous ne me commandez d’adjouster à la perte d’un audacieux, celle d’un desobeïssant. J’en feray, Madame, tout ce que vous ordonnerez, & le feray avec une joye si veritable, que vous y cognoistrez que tousjours ce sera malgré moy, s’il m’arrive jamais de vous desobeyr.


  Parysatis à qui toutes les heures du jour donnoient de nouvelles preuves de l’amour & du merite de Zenobias, receut ceste lettre, & les autres, avec un visage où son contentement se lisoit ; mais se lisoit de sorte, qu’on y remarquoit je ne sçay quel ennuy, qu’elle ne pouvoit cacher autant qu’elle l’eust souhaitté. Cela fut cause que Zenobias ne sçachant d’où ceste nouveauté venoit, se resolut de n’attendre pas la nuict, mais de haster son retour, & par des chemins detournez gaigner les jardins du Palais. Il monta à cheval à Soleil couchant, & avec toute la diligence qu’il pût regaigna Palmire. Il est vray qu’il n’y fut pas si tost qu’il esperoit, pource qu’un orage extraordinaire estant survenu tout à coup, le tonnerre tomba si prés de luy, que son cheval en fut tué entre ses jambes. Il prit cet accident, ou pour une punition de sa desobeïssance, ou pour un presage de quelque mal-heur dont le menaçoit le desplaisir de Parysatis. Toutefois le temps luy fit veoir que les choses naturelles agissant sans passion, comme elles agissent sans cognoissance, ne se doivent expliquer ny à bien, ny à mal. Il fut donc obligé de faire descendre Polemandre, & prendre son cheval : mais ne voulant pas aller loin de ceste façon, il commanda à cet Escuyer de le venir trouver dans une maison qu’il voyoit devant luy, & qu’infalliblement il l’y attendroit, & luy feroit prester un cheval. Zenobias quitte Polemandre, en disant cela, & picque vers ceste maison. Il entre sans se faire cognoistre, & demande à parler au maistre. Une Dame vint aussi-tost au devant de luy, & le recognoissant d’abord : Seigneur, luy dit-elle, vous soyez le tres-bien venu : ce n’est pas d’aujourd’huy que j’ay l’honneur de voir le grand Zenobias dans ma chetive Cabane ; mais, à n’en mentir point, je ne l’ay jamais eu, ny mesme esperé parfaict comme je le reçoy maintenant. Comme elle disoit cela, Zenobias avoit mis pied à terre pour la saluër, & s’estonnant d’avoir esté si bien cogneu d’une personne qu’il n’avoit jamais veuë, ne sçavoit comme expliquer ce langage qu’elle luy avoit tenu. Il ne se souvenoit point d’estre venu où il estoit, ny d’en avoir mesme ouyr parler. C’est pourquoy, apres qu’il eust salué ceste venerable Dame, il luy prit la main, & luy dit : Je ne croyois pas, ma mere, estre assez honneste homme, pour meriter place en la memoire d’une personne, dont la parole & la presence me font prejuger les qualitez, qui me sont encores incognuës. Dites-moy donc qui vous estes, & comme quoy vous avez pû si aysément cognoistre que j’estois Zenobias ? Grand Prince, luy respondit-elle, si vous daignez prendre la peine d’entrer en une petite salle que vous voyez, vous ne me demanderez plus comme il a esté possible qu’une vieille villageoise, qui ne sçait ce que c’est de la Cour, & qui n’a plus mesme la memoire d’y avoir autrefois esté, vous ayt peu prendre pour Zenobias. Ce Prince entra dans la salle, où la bonne Dame l’avoit conduit, & d’un costé veid trois tableaux : En l’un Amadonte estoit peint, en l’autre la belle Rhodogune sa femme, & au milieu Zenobias, peint couvert des premieres armes qui luy furent données par les Palmyreniens. De l’autre costé estoit Timolas, avec la magnifique Statira sa femme, & au milieu la celeste Pary- satis, si belle & si charmante, qu’il faut advoüer qu’il ne s’en falloit presque rien, que l’art n’eust fait une chose impossible, c’est à dire, ne fust venu à bout de contrefaire un ouvrage que les Dieux mesmes ne contreferoient pas, quand ils l’auroient entrepris. Zenobias, apres avoir consideré attentivement ces peintures, s’arresta si long-temps sur celle de sa maistresse, que Polemandre entra où il estoit, avant qu’il en eust detourné les yeux. Polemandre luy dit quelque chose, mais il ne fut veu ny escouté, tant l’imperieux objet de ceste merveille, s’estoit rendu maistre absolu de tous les sens de ce Prince. A la fin il fit je ne sçay quoy qui divertit Zenobias, & l’eust mis en mauvaise humeur, si en toutes ses actions il n’eust tousjours eu ceste excellente maxime de ne se fascher jamais, ou pour le moins contre ceux que le mal-heur de la naissance avoit mis au dessous de luy. Polemandre, luy dit-il en riant, tu n’es pas Amoureux. Et puis ma mere, continua-t’il se tournant vers Anitis, je ne m’estonne plus de quoy vous me cognoissez si bien. J’advouë que nous ne valons pas la peine tout ce que nous sommes, que vous ayez ceste affection pour nous, puisque non seulement elle en a esté jusques icy ignorée, mais aussi qu’elle n’en a point esté recognuë. Mais continuez, s’il vous plaist, en ceste bonne volonté, & vous souvenez que Zenobias n’est pas homme à perdre la memoire de ses amis. Je ne me plains moins de vous, de moy, que de tant de gens qui sont tous les jours à persecuter de leurs sottises, & de leurs mauvais contes, & les Roys & moy-mesme : Car il n’est pas que plusieurs ne vous cognoissent, & ne peussent nous avoir advertis de cecy, puis qu’ils nous entretiennent de tant de nouvelles qui ne le vallent pas. Mais voyez, ma mere, comme les Dieux veillent pour les gens de bien : quand ils ont veu que les hommes se taisoient, ils ont parlé tout haut pour vous, & pour me for- cer à sçavoir ce que personne ne me vouloit apprendre, m’ont tué un cheval entre les jambes, afin que je vinsse sur le lieu mesme voir ce tesmoignage de vostre affection, & y vinsse pour demander une faveur à une personne à qui j’estois desja tres-estroittement obligé, sans en estre revanché. Anitis ne respondit au Prince que par ses larmes, & se jettant à ses pieds, luy embrassoit les jambes avec un tel excez de ravissement, qu’il luy fut aysé de cognoistre que toutes ses larmes estoient larmes de joye. Ma mere, poursuivit ce Prince pour la consoler, je voy bien que vostre affection vous met en l’estat où vous estes : Mais comme c’est pour l’amour de moy que vous pleurez, aussi pour l’amour de moy cessez de pleurer. Accordez-moy ce que je vous demande, & en recompense, asseurez-vous que vous ne me sçauriez rien demander que je ne vous l’accorde. Ceste venerable Dame s’essuya les yeux, & se levant par le commandement ex- prez que fut contraint de luy en faire Zenobias, luy respondit ainsi. Je n’ay rien à demander aux Dieux, ny à vous, sinon que tous ensemble vous ayez un soin particulier de la conservation de vostre personne, si chere aux gens de bien, & si necessaire aux enfans mesme qui sont au berceau. La fortune ne m’a jamais esté bonne ny mauvaise, parce qu’elle ne m’a jamais rien osté, qu’auparavant je ne fusse disposée à le perdre : ny rien donné, que je n’aye receu comme un present d’ennemy. Mais la Vertu m’ayant trouvée avec fort peu de choses, m’a enseigné à m’en passer, & m’a faict veoir qu’en ce peu, il y en avoit encore beaucoup qui m’estoient superfluës. J’ay aymé les Dieux, comme ceux à qui je devois tout, & regardant mes Roys & leurs enfans, comme leurs vivantes images, je ne me suis jamais lassée de faire des vœux pour eux, & me consoler en gardant leurs peintures, ou lisant les miracles qu’ils ont faicts pour le salut de leurs peuples. J’aurois, sans doute, achevé mes jours en repos, comme je les avois commencez, si l’ambition d’une sœur que j’ay, n’eust troublé mon repos, & attiré, par maniere de dire, l’orage d’un bout du monde à l’autre, pour le faire tomber sur ma teste. Ce qui me console est, qu’elle & ma fille sont innocentes, & que si elles ont failly, c’est sans y avoir pensé : mais elles estoient aupres d’une Princesse, de qui les qualitez sont si divines, que d’estre vertueuses simplement, ce n’est pas assez pour vivre aupres d’elle. Zenobias adoucissant l’amertume de ceste bonne femme, ne l’a voulut pas laisser avec ceste espine en l’esprit. Il s’informa qu’elle estoit l’aventure de sa sœur & de sa fille, & luy promit qu’il feroit tout ce qu’elle croiroit capable de les retirer de la peine où elles estoient. Anitis luy dit, que sa sœur se nommoit Melibée, & sa fille Steliane. Quoy ! reprit Zenobias, Melibée & Steliane qui sont à Parysatis ? Ce sont celles-là mesmes, respondit Anitis. O Dieux ! s’escria le Prince, & par quel si soudain mal-heur ont-elles perdu les bonnes graces de leur maistresse ? Seigneur, continua ceste bonne Dame, c’est veritablement par un soudain mal-heur : mais si vous l’avez agreable, je les iray faire venir toutes deux, & par leur bouche vous sçaurez leur offence. Allez, ma mere, dit Zenobias, & les amenez, je veux faire leur paix, si leur faute peut estre remise. Anitis sortit de la salle, & revint aussi-tost avec sa sœur & sa fille. Zenobias qui sçavoit qu’elles estoient les confidentes & les plus cheres de tout ce que la Princesse avoit de femmes aupres d’elle, les receut avec un visage plein de joye pour les consoler, & apres les avoir conjurées de se mettre l’esprit en repos, leur demanda le sujet de leur disgrace. Ces deux filles se jetterent aux pieds du Prince, & leur dirent qu’apres avoir perdu une maistresse dont leur seul mal-heur les avoit renduës indignes, comme sa seulle bonté les en avoit renduës en quelque façon dignes, elles ne pouvoient se resjouïr, ny ne devoient desirer consolation quelconque. Zenobias ne les voulut point entendre comme elles estoient : mais il les fit lever, & commanda à Melibée de luy dire succinctement sa fortune. Seigneur, luy dit-elle en pleurant, comme Madame est pour sa beauté quelque chose au delà de la beauté, & pour sa vertu quelque chose au delà de la vertu, elle est si sage & si parfaite qu’elle punit les premiers mouvemens, que les Dieux mesmes n’ont jamais mis au nombre des choses qui doivent estre considerées. Et si les actions de tous ceux qui ont l’honneur de l’approcher, ne sont aussi pures que celles des enfans au berceau, elles en sont rigoureusement punies, ou entierement ignorées. Voila d’où vient la disgrace de ceste fille & de moy. Hyer, Seigneur, que par vos magnificences, & les preuves de vostre justesse & de vostre courage, vous aviez laissé dans les esprits de toute la Cour, des sujets d’admirations eternelles, Madame nous fit l’honneur apres qu’elle fut retirée, de trouver bon que nous l’entretinssions de ce qui nous avoit plû davantage. Il ne faut point Seigneur que je vous die à qui nous donnasmes la gloire du Tournoy, elle est toute entiere à vous, & sans injustice, ou sans rage, on ne pouvoit en donner la moindre partie du monde, à qui que ce pût estre. Toutefois comme on passe de discours en un autre, apres avoir tenu sur le tapis, jusqu’aux moindres actions que vous eussiez faictes, & les avoir jugé toutes merveilleuses, nous parlasmes des autres qui avoient paru, avecque vous, & & nous mismes à parler d’Arcylante. Ne parlez point de cét insuportable, nous dit la Princesse. Cét homme ne fait rien qui ne deplaise, & je croy mesme, que si par fortune, la vertu s’estoit jettée entre ses bras, elle ne seroit plus desirable. Mais, Madame, luy respondy-je, pour un homme vous ne pouvez nier qu’il n’ait des qualitez tres rares & tres loüables. Je vous le nie effectivement, me respondit Pa- rysatis, il n’a rien que les bestes ne luy puissent justement disputer. Quoy ! sa naissance est-elle plus glorieuse que celle du Phoenix ? Son courage est-il au delà de celuy d’un Lion ! est-il plus fort qu’un Elephant ? Il faut avouër Madame, qu’il faut estre beaucoup plus que nous ne sommes, pour avoir l’esprit de vous contredire : mais ne faictes pas, s’il vous plaist, tant la rigoureuse, puisque les Roys en font une estime si particuliere. Quelque excellent que soit vostre jugement, le devoir vous oblige à le soubmettre au leur. Comment Melibée, me repartit la Princesse, avec un ton de voix qui me fit soupçonner quelque alteration, vous avez donc entrepris de m’offencer ? Que je ne vous entende pas dire un mot davantage sur cet infame subjet, & souvenez-vous que mon affection n’est point aveugle ; qu’elle void extraordinairement clair, & que je sçauray bien vous la faire perdre toutes les fois que vous en oserez abuzer. Ce ne fut pas une menace que ces paroles-là, ce fut un coup de foudre, qui de toutes les fonctions de la vie, ne me laissa que celle de craindre & de pleurer. Je me jettay aux pieds de ma Princesse, & apres y avoir esté fort long-temps sans pouvoir ouvrir la bouche que pour souspirer, elle me dit : Levez-vous, & vous appaisez, je ne veux pas me souvenir du desplaisir que vous venez de me faire ; mais si vous m’aymez, recevez ce que je vay vous dire pour ma satisfaction, & pour vostre profit, C’est que devant que de me parler de quoy que ce soit, pensez à mon humeur, & jugez par là quelles sont les choses que je puis entendre, & quelles sont celles qui peuvent me desplaire. Ma paix fut ainsi faite, apres que je luy eus juré par son salut, & par celuy de toute sa maison, qui m’estoit plus cher que le mien, qu’en la liberté que j’avois prise de l’entretenir, je n’avois point meslé l’impudence de l’offencer : Que ma faute n’estoit pas irremissible, pource qu’elle estoit faite par fragilité, plustost que par malice. Mais, Seigneur, vous m’avez vengée, le monstre est mort, qui n’a pas esté cause de ce premier mal-heur seulement, mais d’un beaucoup plus grand. Voicy comme il est arrivé. Ce matin un Page d’Amadonte est venu trouver Steliane, & l’a priée de faire veoir à la Princesse une lettre qu’il avoit à luy donner : De qui est-elle, luy a demandé ma niece ? Elle est, luy a respondu le Page, d’une personne que je ne puis vous nommer : mais dites seulement à Madame, que c’est la responce qu’elle a desiré qu’on luy donnast, d’une affaire dont Amitiste l’entretint hier au matin. Beliane m’estant venuë advertir de cela : moy qui n’eusse jamais songé à l’artifice du traistre qui nous a perduës Steliane & moy, & d’ailleurs, qui sçavoy qu’Ametiste avoit parlé à l’heure que le Page disoit, à Madame, sans m’informer d’avantage, me suis enhardie d’en advertir la Princesse. Que ne peut la Fortune, Seigneur, quand elle a resolu de nous persecuter ? Elle aveugle les plus clair-voyans, elle oste l’esprit aux plus sages, dans le plus beau chemin du monde faict naistre des precipices, & si nous sommes si fermes que nous ne puissions trebucher, elle desrobe la terre de dessous nos pieds, afin qu’en depit de nostre prudence nous soyons contrains de tomber. Parysatis ayant sceu qu’on luy vouloit donner une lettre de la part d’Ametiste, sembloit se defier pour nous, & s’informa pourquoy elle n’estoit point venuë, elle-mesme luy dire la response. Pourquoy elle envoyoit un Page du Roy plustost qu’un de sa mere luy apporter sa lettre. A tout cela le page me respondit si pertinemment pource qu’il n’estoit permis à homme du monde d’entrer dans le cabinet de Madame, & qu’il falloit que j’allasse à la porte de sa chambre recevoir les responces, & luy rapporter, qu’elle les receut aussi bien que moy & commanda à ma niece de luy apporter cette fata- le lettre : Mon infortunée niepce fit ce qui luy estoit commandé. Mais bien à peine Parysatis eust-elle ouvert ce papier, qu’en recognoissant la trahison, elle s’escria : Donc toute la prudence humaine n’est pas assez forte pour eviter une malice noire comme l’est celle-cy ? ô Dieux ! faut-il que celles que je tenois aupres de moy pour me defendre, & s’armer avec moy contre l’effronterie du siecle, ayent esté les instruments dont elle s’est servie pour me troubler ?


  Comme elle eut dit cela, je vis que la douleur luy fit tomber quelques larmes des yeux : mais son grand courage ne luy permettant pas de se relascher devant nous, elle m’appella, & Steliane aussi. Tenez, dit-elle, ce maudit papier, & que je ne vous voye ny l’une ny l’autre devant moy, non plus que luy. Il ne faut pas que vous soyez gardiennes d’une chose que vous mettez vous-mesmes au pillage. Allez, & que je ne vous revoye plus. N’ouvrez pas seulement la bouche pour vous excuser, si vous ne voulez que je ne vous pardonne jamais, ny ne vous pleignez à qui que ce soit des miens. Je me contente de souffrir la peine de vostre sotise, je ne veux pas qu’elle redouble en la publiant. Sortez donc, & m’ostez ce papier de devant les yeux, aussi bien que vous. Il ne nous fut pas permis de respondre : nous luy fismes une grande reverence, & toutes couvertes de pleurs nous sortismes de son cabinet. Nos compagnes nous demanderent la cause de nostre ennuy, muettes & desolées nous leur dismes adieu, mais par signes seulement. La colere où j’estois d’estre innocente & coupable, & de le sçavoir bien, fit qu’à demy enragée, je sortis en resolution d’estrangler de mes mains le Page qui nous avoit trompées. Mais, le perfide qu’il est, s’estoit sauvé aussi-tost qu’il nous eut donné sa lettre empoisonnée. Apres avoir bien pleuré chez une de nos parentes, qui est à Palmyre, elle nous a conseillé de nous retirer chez ma sœur, & laisser faire au temps ce que ne pouvoient faire les prieres de nos amis, & les preuves de nostre innocence. Nous sommes sorties soulées de vangeance en voyant ce spectacle funeste, & apres avoir tout haut beny le bras & l’espée qui l’avoient osté du monde, nous avons appris que vous en estiez l’autheur. Cela nous a un peu consolées, esperans qu’un jour vous sçauriez nostre infortune, & qu’en vous en informant, vous apprendriez nostre innocence. Mais, Seigneur, par quel bon-heur estes-vous venu au secours de ces miserables filles ? & comme est-il possible que celuy devant qui tout le monde ne paroist presque rien, ait voulu s’abaisser jusqu’à trouver bon que nous luy contions nos affaires ? Zenobias en sousriant respondit ainsi à Melibée. J’ay plus de sujet de vous vouloir mal, que n’a pas eu Parysatis, puisque vous avez voulu servir si puissamment mon rival, dire tous les biens du monde de luy, & de faire voir ses lettres : toutefois je vous le pardonne, & ne veux pas estre si colere que ma Princesse. Je croy que vous m’aymez autant que luy : & d’ailleurs quand cela ne seroit pas, à ceste heure qu’il est mort, il faut que vostre affection cesse, puisque j’en ay faict cesser la cause. Alors Melibée se jettant aux pieds de Zenobias, luy dit : Seigneur, si ce que je vay vous dire n’est vray, que les Dieux me punissent visiblement devant que je me sois levée : lamais je n’ay regardé Arcylante que comme un monstre d’orgueil & d’ambition : nous l’avons tousjours rendu ridicule parmy tous ceux qui en parloient : Et si ce ne fut pour faire une petite guerre à Madame, que je le loüay hier comme je fis, que de ma vie je n’aye ses bonnes graces, c’est à dire, que je sois plus infortunée qu’une personne sans esperance. Je puisse mourir si j’eusse creu que vous n’eussiez point esté le plus aymable homme qui vive, plustost que de croire qu’Arcylante eust esté effronté assez, pour aspirer à la bonne volonté de Madame. Non, non, ceste pensée ne me pouvoit entrer en l’ame : Et si son orgueilleuse lettre ne me l’eust appris, je ne l’eusse point creu, quand toute la terre me l’eust juré. J’ay gardé ceste lettre, Seigneur, afin de la mettre entre vos mains, & qu’elle soit une des pieces de vostre trophée, encore que ce luy soit faire plus d’honneur qu’elle ne merite. Zenobias releva Melibée, & la prenant, & Steliane aussi, par la main, les mena aupres d’Anitis, & leur dit à toutes trois : Je ne veux pas que vous-vous attristiez davantage. Je feray vostre paix, ou je viendray vous tenir compagnie. Parysatis est trop scrupuleuse : mais elle fait tout de si bonne grace, qu’y trouver quelque chose à redire, c’est accuser les Graces mesmes d’estre mal-aprises. Loüons tous ensemble sa vertu, recevons tous ce qu’elle nous fera avec benediction, & nous asseurons que sa haine est plus souhaitable, que l’amitié de beaucoup d’autres Princesses. Ainsi Zenobias sceut ce qui avoit fasché Parysatis, & par là receut deux extraordinaires consolations. La premiere, de voir une vertu si éminente en ceste Princesse : Et la seconde, d’en estre aymé si veritablement. Melibée luy donna la lettre d’Arcylante : mais n’y voyant que l’orgueil d’un indiscret, & le venin d’un monstre qui presage sa mort, il la deschira, & la mit au feu, afin que rien qu’eust faict Arcylante, n’eust l’honneur de vivre plus que luy. Toutes ces femmes s’estans consolées sur la promesse que leur fit Zenobias, elles le supplierent de leur commander quelque chose, dont la difficulté luy pûst faire cognoistre qu’au peril de leur vie elles prendroient tousjours plaisir de le servir. Mais Zenobias les remerciant de leur bonne volonté, leur dit qu’il avoit affaire d’un cheval, pour aller à Palmyre, s’il y en avoit là quelqu’un qu’on luy prestast, & qu’il en respondoit. Anitis luy baisant la main avec un excés d’affection, luy dit qu’elle estoit si peu curieuse de chevaux depuis la mort de son mary, que tout ce qu’elle en avoit estoient indignes de luy : toutesfois que pour ce peu de chemin, elle en avoit un qui ne le laisseroit pas. Zenobias commanda à Polemandre de s’en accommoder, & comme il le veid beau, & puissant comme il estoit : Vrayement, dit-il, voila un cheval de bataille : c’est estre plus qu’Amazone de nourrir des coursiers de ce prix-là. O mal-heureux cheval, s’escria la pauvre Anitis ! c’est bien pour me renouveller mes playes, que je te garde chez moy : puis qu’il est impossible qu’en te voyant je ne me souvienne de la seule perte que je pouvois faire au monde, sans esperance de consolation. Zenobias avoit une telle impatience qu’il n’estoit auprés de sa maistresse, qu’il ne print point garde aux plaintes d’Anitis, mais il monta en mesme temps à cheval, & luy ayant promis aussi bien qu’à Melibée & Steliane, que bien-tost elles auroient de ses nouvelles, sortit de leur Chasteau, & au grand galop entra le plus couvertement qu’il pûst jusques dans le Palais. Plusieurs de ceux qui le veirent arriver, coururent pour luy rendre les tesmoignages du contentement que leur donnoit l’heureux succez de son combat : mais il les pria de ne le suivre point, & qu’il se treuveroit le lendemain au lever du Roy son pere, pour les remercier tous de leur bonne volonté. Aussi tost il monte au logement de Parisatis, & estant entré comme de coustume jusqu’à la porte de son cabinet, il heurta, & demanda la permission de veoir la Princesse. Une fille qui estoit venuë à la porte ne le recognoissant point à l’obscurité, luy dit qu’il se retirast, & qu’on ne parloit point à Parisatis. Dittes-luy, je vous prie, la belle fille, reprit Zenobias, que c’est une lettre de la part d’Arcylante que je luy apporte. Cette fille estoit si jeune & si innocente qu’elle print la raillerie du Prince pour argent contant, & alla porter ces nouvelles à Parisatis. Elle qui sçavoit tout ce qui estoit arrivé, se figura aussi-tost, que ce devoit estre Zenobias : De sorte qu’elle se leva du lieu où elle estoit assise, & pour luy donner sujet de dire quelque bon mot, alla elle-mesme luy rendre response. Monsieur, luy dit-elle en ouvrant la porte, si peu qu’elle ne pouvoit point estre veuë, Madame n’a point de communication avec ceux de l’autre monde, c’est pourquoy vous pouvez retourner vers vostre maistre, l’asseurer qu’il devroit estre en repos, où jamais, & que ses lettres ne peuvent que faire pœur à ceux ausquels il les envoye. La Princesse n’est point resoluë de se donner l’alarme à credit. Zenobias cognût à la voix que c’estoit Parisatis, c’est pourquoy il feignit de l’ignorer, & respondit à ce qu’elle luy avoit dit, que ce n’estoit pas la façon dont il falloit refuter ceux qui mesme au milieu de l’oubly ne pouvoient oublier une chose si belle, comme Parisatis : que cette preuve d’une affection sans exemple devoit estre recognuë autrement que par le mespris, & qu’ayant vaincu par son Amour la mort, il avoit sujet d’esperer de vaincre Parisatis, puis que toute cruelle & toute insensible qu’elle estoit, elle ne le pouvoit estre davantage que la mort. Mais la belle fille, continua-t’il, je vous prie tres-humblement de me laisser veoir Madame, possible qu’elle escoutera avec plaisir, en le voyant, celuy qu’elle mesprise si fort en ne le voyant pas. Vous parlez si bien, repartit la Princesse, qu’il y a quelque apparence à ce que vous dittes, c’est pourquoy je vous supplie d’attendre un peu où vous estes, je vay donner cet advis à Madame, & peut-estre vous croira-t’elle. En disant cela, elle referme la porte, & à l’instant mesme qu’elle se fust remise en sa chaire, commanda qu’on ouvrit. J’entray aussi-tost & apres luy avoir fait la reverence, fis mine de me vouloir plaindre de ce qu’on ne me cognois- soit desja plus. A n’en mentir point Zenobias, me dit-elle, Jacinthe, (c’estoit le nom d’une de ses filles) à tort, elle m’est venu dire que c’estoit je ne sçay qui de la part d’Arcylante qui m’apportoit des lettres de sa part. Dieu mercy, vous m’avez fait apprendre qu’il n’est plus en estat d’escrire, c’est pourquoy j’ay fait difficulté de permettre qu’on ouvrist mon cabinet, pource que je ne veux point d’intelligence avec les morts, ny ne suis pas assez personne d’affaires pour me charger du testament des autres. Vous rirez tant qu’il vous plaira, poursuivit Zenobias, si est-ce que vous ne pouvez nier que vous ne m’ayez refusé vostre porte. Contentez-vous, respondit-elle en l’interrompant, & croyez que vous n’estes pas peu privilegié d’entrer icy apres m’avoir fait-nommer Arcylante. Si vous estiez moins grand Seigneur que vous n’estes, où que je ne craignisse point que vous me fissiez appeller, souvenez-vous que vous tiendriez compagnie à celles, qui pour le mesme sujet ont changé de condition, & de giste. Madame, luy respondis-je, nous parlerons tantost, s’il vous plaist de cette advanture : mais à cette heure permettez moy, s’il vous plaist, que je demande de mes nouvelles, & si j’ay sujet de craindre ou d’esperer. Cette Princesse le tirant lors à part, luy tesmoigna la peine où son combat l’avoit mise, l’accusa de n’avoir pas seulement eu le soin de l’en faire advertir, & en suitte de mille petites plaintes, luy demanda comme il se portoit de la playe qu’on luy avoit dit que son ennemy luy avoit faitte. Zenobias, respondit à toutes ces choses si bien au gré de sa Princesse, & l’entretint si puissamment de la grandeur de sa passion, qu’ils passerent toute la nuict dans des joyes & des douceurs qu’autres qu’eux ne sçauroient avoir exprimées. Comme il fut question de se separer Zenobias qui n’avoit pas oublié sa promesse se jetta aux pieds de Parisatis, & la supplia tres ardemment de trouver bon qu’il demeurast toute sa vie, comme il estoit, où qu’elle luy accordast ce qu’il desiroit luy demander. Il y a de l’injustice en vostre requeste, luy respondit-elle. Si ce que vous desirez de moy est juste, pourquoy voulez-vous m’obliger à vous le promettre par serment ? & s’il n’est pas juste, pourquoy m’y voulez vous forcer ? Il luy dit que c’estoit ne cognoistre pas la bonté de son esprit, d’oser entreprendre de le combattre, aussi qu’il n’avoit pas ce dessein, mais qu’il l’a vouloit supplier de faire grace si on avoit merité le chastiement, & rendre la justice si l’on n’avoit point failly. Parisatis se doutant du sujet qui faisoit prier si instamment le Prince, luy dit qu’elle vouloit tout ce qu’il desiroit, & que sa consideration seroit cause de luy faire retrancher la moitié de ce qu une fois elle auroit absolument resolu. Zenobias ayant receu cette bonne responce, declara qui estoient celles pour qui il parloit, & apres avoir obtenu leur grace & leur retour, print congé de la Princesse & se retira en son appartement. Il n’estoit pas encore eveillé que la moitié de la Court estoit à la porte de sa chambre pour se resjouïr avec luy de son combat. Comme il en fut adverty, il commanda qu’on ouvrist, & en se levant receut les compliments de tout ce monde, remarquant par une force de jugement, dont la pluspart des Princes n’ont pas mesme l’apparence, qui estoient ceux lesquels par une veritable affection luy rendoient le devoir, ou qui le faisoient par interest, ou par imitation. Timolas mesmes vint à sa chambre, & apres l’avoir appellé son fils, luy dit que s’il estoit l’un des derniers à s’offrir à luy, & luy tesmoigner le contentement qu’il recevoit de l’honneur qu’il avoit acquis, qu’il estoit infailliblement le premier à qui la volonté en estoit venuë. Cela dit, Timolas sortit & emmena Zenobias. Ils furent ensemble visiter Amadonte qui receut son fils avec le meilleur visage qu’il pouvoit desirer, de là les Reines, où il eut le mesme traittement. Elles disnoient ensemble ce jour-là, comme elles faisoient ordinairement. Zenobias fut de la partie, & pour rendre la compagnie parfaitte Statira y fit venir Parisatis. Je vous laisse à penser, mon pere, quelles furent les douceurs & les delices de ce festin, puisque les jeunes Amants ne se nourrissans que de leurs regards & de leurs pensées, furent remplis des choses à leur goust les plus ravissantes & les plus delicates. Toute la journée & la moitié de la nuict, se passerent en cette compagnie, & Statira qui estoit extraordirement magnifique tint le bal le soir, mais secrettement, où personne n’entra que ceux & celles qui devoient dancer. Les Roys s’y trouverent seuls avec les Reynes & les Ambassadeurs de Perse. Là Zenobias sans songer à son bras, dança, & dança avec Parisatis de si bonne grace, qu’apres que les spectateurs les eurent long-temps considerez depuis les pieds jusqu’à la teste. Ils furent contraints d’advouër, que si l’une passoit toutes les filles du monde en bonne mine, & en bonne grace, que l’autre ne cedoit à qui que ce fust qui eust acquis la reputation d’estre incomparable en toutes choses. Mais cette loüange estoit si indifferente â Zenobias, qu’il eust rougy de honte de la recevoir s’il n’eust sceu qu’on ne peut ignorer quelque chose pour inutile qu’elle soit, sans avoir quelque espece de deffaut, & qu’un honneste homme, doit sçavoir parfaittement tout où il y a de l’honneur à gaigner. Depuis ce temps-là Parisatis & Zenobias porterent leur affection si haut, que toute la Court n’avoit point d’autres pensées, ny presque d’autres discours : Chacun admiroit de quelle façon ils vivoient l’un avec l’autre, & ceux qui jusque-là, s’estoient figurez que l’Amour estoit quelque chose contraire aux occupations d’un grand courage, & aux conseils de la raison, cognoissant en ces deux Amants la faulseté de cette creance, se mirent à faire l’Amour, ou n’en surent receus que par la honte d’aymer à l’exemple d’autruy. Cependant les Ambassadeurs de Perse, lassez des remises qu’on leur donnoit, & du temps qu’ils perdoient, demanderent audience. Là ils parlerent en la presence des deux Roys assez haut : dirent que leur maistre n’estoit pas pour souffrir qu’on le mesprisast, qu’il estoit fort bon amy : mais que quand on abusoit de sa douceur, il sçavoit mettre dedans les Enfers ceux qu’il n’avoit retiré que la bouë. Amadonte print la parole pour leur respondre, & ne voulant disputer que l’espée à la main, ne repliqua rien à leur picoterie, mais leur dit que comme l’honneur qu’ils avoient d’estre alliez au Roy leur maistre, & de l’avoir servy à ses plus importantes affaires leur fermoit la bouche, de mesme qu’il leur defendoit de soupçonner rien de mauvais de sa part. Timolas poursuivit ce discours & en ayant fait un fort long des necessitez de son Estat, de l’interest qu’il avoit en la conservation des anciennes maximes de Palmirene, du peu de temps qu’il y avoit que la liber- té y estoit r’establie. Et en un mot qu’il ne pouvoit forcer son peuple à recevoir un Prince estranger pour maistre apres luy, declara ouvertement qu’il ne luy estoit pas possible de recevoir l’honneur que le Roy leur maistre luy faisoit de vouloir marier sa fille avec Tiribazus. Ces Ambassadeurs voulurent repliquer, mais Amadonte leur ferma la bouche & les supplia de se retirer s’ils n’avoient d’autres nouvelles à leur faire entendre, & que le Roy son frere avoit une si particuliere cognoissance de ses affaires, & s’en sçavoit si dignement demesler, qu’il n’y avoit Prince en Asie qui deust prendre le soin de regler sa maison. Ces paroles furent suivies de compliments de part, & d’autre, pleins toutesfois de dissimulations, & de froideurs, & les Roys & les Ambassadeurs se separerent avec aussi peu de satisfaction les uns que les autres. Toutesfois Amadonte & Timolas leur envoyerent de tres-grands, & tres-rares presents : mais par un orgueil de Perse, ils les re- fuserent & dirent qu’ils ne prenoient rien que du Roy leur maistre. Comme Amadonte sceut cela, il ne dit que ce mot. Nous devons estre contents, les Ambassadeurs ont fait ce qu’ils ont pensé glorieux pour leur maistre, & nous avons voulu faire ce qui estoit digne de nous. Ils ont bien-fait ou non, c’est à la voix publique d’en juger, mais quoy qu’il en soit ils nous ont laissé toute la gloire de l’action. Le jour mesme que les Perses sortirent de Palmire, comme s’ils eussent menacé tout l’estat de sang & de feu, & que les Dieux eussent voulu nous en advertir par d’extraordinaires presages, le feu print au Palais la nuit, & sans en sçavoir la cause devint si grand, que la moitié fut bruslée sans que l’on y peust mettre ordre. Mais ce qui est plus remarquable, c’est qu’il commença au quartier de Zenobias, & continuant par celuy de Parisatis fut jusqu’à celuy des Roys, qui toutesfois par l’extreme diligence de toute sorte d’ouvriers, demeura miraculeusement inviolable. Zenobias estoit lors avec la Princesse, & comme leur Amour leur ostoit toute autre pensée, ils furent fort long-temps sans ouyr le bruit qu’on faisoit, ny sçavoir que le feu les gaignoit. Cependant l’embrasement estoit si fort accrû, que les sales de la Princesse estoient desja en feu. Il fut question d’en advertir ces deux Amants. Les femmes & les filles se mirent à crier de telle sorte qu’elles les retirerent de leur ravissement.


  Zenobias croyant que ce fust quelqu’autre chose, se leva tout hors de soy, tant la presence de ce qu’il aimoit luy avoit imperieusement occupé les sens. Il se remit toutesfois au bruit, & apres estre allé jusqu’où le feu avoit gagné, revint à Parisatis, & en riant. Ma belle Princesse, luy dit-il, je m’estois tousjours bien douté de ce qui est arrivé, c’est que le feu que j’ay au sein augmentant de minute en minute, m’a fait prevoir qu’en fin il seroit contraint de s’estendre au delà. Le Palais brusle, & je m’estonne fort, comme desja je n’ay mis le feu par toute l’Asie. La Princesse sourit à ce discours, mais luy dit-elle, prenez garde que ce feu ne soit plus chaud que le vostre, & qu’estant moins respectueux que luy, il ne vienne attaquer son propre autheur.


  Elle en eust dit d’avantage, mais elle ouït au mesme temps un fort grand bruit. Elle fut regarder ce que c’estoit, & sceut qu’un grand pan des murailles de son logis venoit de tomber. Cela l’effraya & luy fit penser qu’il n’estoit plus temps de rire, c’est pourquoy elle pria Zenobias de la conduire en lieu où elle fust plus en repos. Zenobias ne perdit point de temps, il fut veoir par où sortiroit Parisatis, & trouvant les degrez tous rompus ou tout en feu, il commença lors de craindre pour sa maistresse, & venant à tout propos pour l’asseurer, perdit presque l’occasion de la secourir. Il fut au bout d’une petite gallerie pour veoir si un degré desrobé qui estoit sur le jardin estoit en seureté. Il y fut, mais en revenant la gallerie fondit sous luy, pource que n’estant soustenuë que de pilliers de bois, le feu s’y estoit insensiblement coulé, sans qu’on y eust pris garde. Il ne fut point enveloppé sous les ruïnes, car il l’avoit ouy trembler & s’estoit attaché à des ouvrages de menuserie qui tenoient au gros mur. Il se desesperoit là, & fut contraint de se jetter au travers du feu & des pierres, pour avoir du secours. Il fit venir des eschelles & sans crainte du feu qui estoit au pied monta dans le cabinet de Parisatis. Il la trouva esvanouïe, & sceut que son mal venoit de la pœur qu’elle avoit euë pour luy, ne sçachant pas s’il avoit esté accablé sous la gallerie qui estoit tombée. Il faut que je vous die une chose incroyable, mais tres-vraye, toutesfois. C’est que l’affection que Zenobias avoit pour la Princesse, & celle que tout le monde avoit pour l’un & pour l’autre surmonta la violence du feu. Le Prince fit prendre Parisatis dans une couverture & la portant luy mesme avec cinq autres qui s’estoient bruslez pour venir à luy, elle fut descenduë avec des cordes & des eschelles, un nombre infiny d’hommes & de femmes jettant de l’eau, & se precipitant au travers des flammes pour prendre part à la bonne fortune de ces deux Amants. La peine qu’on print à les aider fut telle que Parisatis se trouva dans le grand jardin, sans avoir eu autre mal que celuy de son esvanouïssement. Il est vray que Zenobias n’en fut pas quitte à si bon marché, car il eut une main & les pieds presque bruslez, & il ne luy demeura que fort peu de cheveux. On fit revenir la Princesse avec l’eau de la fontaine au pied de laquelle elle estoit. La premiere parole qu’elle dit fut Zenobias, & la premiere demande qu’elle fit fut où il estoit, & s’il n’estoit point mort. Me voicy, Madame, luy dit-il, qui n’ay pas manqué d’estre puny pour avoir eu l’indiscretion de vous quitter. O bons Dieux, s’escria la Princesse en l’interrompant, où estes-vous Zenobias, & que vous est-il arrivé ? Approchez-vous de moy, & me faites veoir si veritablement c’est vous que j’entends. N’en doutez point, s’il vous plaist, ma belle Princesse, luy respondit-il, voicy vostre Chevalier qui n’a autre douleur que par le ressentiment de celle que vous avez. Elle se leva à ce mot, & me bailla sabelle main à baiser, tesmoigna combien grand avoit esté son ennuy par la grandeur de la joye qu’elle receut. Zenobias la supplia d’aller trouver les Reynes qui estoient au Palais du Parc. C’est une maison de plaisir qui est bastie dans un estang au milieu d’un parc le plus beau de tout le levant, & qui n’est qu’à une portée d’arc du Palais de la ville. La Princesse le trouva bon, & suivie de ses femmes & de ses belles filles qu’on avoit secouruës, fort à propos, y fut conduitte par Zenobias. Il faut advoüer que ce spectacle avoit je ne sçay quoy de beau parmy son horreur. Car ce feu qui outre sa propre clarté, en avoit encore une nouvelle que luy donnoit l’obscurité de la nuit sembloit avoir esté allumé plustost pour une resjouïssance que par accident. Le bourdonnement de tous ceux qui travailloient adjoustoit un second tumulte à celuy que faisoient les pierres & les pieces de bois, qui apres avoir long-temps resisté au feu estoient contraintes de tomber, & comme si elles eussent voulu se vanger en tombant entrainoient le vainqueur avec elles & bien souvent l’estouffoient sous leurs ruïnes. Mais ce qui estoit le plus beau de tout le spectacle, c’est que l’Amour s’y faisoit veoir clairement à la lueur du feu. L’on voyoit plusieurs Chevaliers qui conduisoient leurs maistresses en seureté, & parmy les troubles où elles estoient, songeoient moins à esteindre le feu du Palais que le leur. Pardonnez-moy, mon pere, si ce mot m’est eschappé, puisque les Dieux ne nous pardonnent jamais que nous ne leur disions nos plus importantes actions, ils veulent bien souffrir nos mauvaises pensées. Tant y a, mon pere, que toute la nuict se passa en ces alarmes, & le feu dura jusqu’au lende- main midy. Les Roys, les Reynes, la Princesse & le Prince, apres avoir esté deux ou trois jours à mettre ordre à leurs affaires, chacun selon sa charge : c’est-à-dire les Roys aux publiques, les Reynes à leurs domestiques, & les Amants à l’entretien de leurs Amours, tous ensemble ils quitterent la ville, & furent à quinze lieuës de là dans un des plus beaux Chasteaux du monde, basty au milieu des sablons & des deserts de Palmirene, mais en lieu si plein de fontaines & de bois qu’il en est infiniment delicieux. Il s’appelle Callyroé. Je n’aurois jamais fait si j’entreprenois de vous repeter toutes les paroles, & vous faire entendre les demonstrations d’Amour que par les tournois, les joustes, les bals & les autres galenteries Zenobias renouvella à Parisatis. Il se passa plus d’un mois, durant lequel tous les bons esprits de la Court, & tous les Musiciens ne cesserent par leurs ouvrages, de seconder la passion du Prince, & ravir tout le monde des merveilles qu’ils se sentoient obligez de faire & par l’estime incroyable que Zenobias en faisoit, & par les recompenses dont il prevenoit tousjours leurs services, & leurs affections. Ce fut en ce temps-là que Melibée & Steliane vinrent trouver la Princesse, & reprendre auprés d’elle la place qu’elles y avoient tenuë. Anitis fut sollicitée de leur venir faire compagnie par les prieres du Prince : mais s’en estant tres-judicieusement excusée, luy envoya les contracts d’une terre de quinze mille livres de rente, qui pour estre tout contre la sienne il avoit acheptée à fin de luy en faire present. Cette bonne Dame demeura non seulement ravie, mais faschée d’estre contrainte de recevoir un si grand bien. Elle fit supplier le Prince de ne l’accabler point soubs la pesanteur d’une si grande fortune. Mais elle n’en eust autre responce, sinon que les tableaux qu’elle avoit, meritoient bien d’estre logez aussi honnorablement qu’ils seroient dans le Chasteau qu’il luy donnoit. Toutes ces choses n’ostoient point de l’esprit de Zenobias, le dessein qu’il avoit d’aller en Perse & tirer raison de Tyribazus. Il demande congé à Parisatis d’aller jusque sur la fontiere pour une affaire qui importoit au Roy. Cette Princesse apres avoir long-temps fait combattre son Amour contre sa generosité, ceda aux raisons de la gloire, & permit à son Chevalier de faire ce voyage, mais à condition qu’il auroit de soy, le mesme soin que si elle estoit inseparablement attachée avec luy. Cet adieu ne laissa pas d’estre accompagné de toutes les larmes & de toutes les douleurs qui sont imaginables, & l’eust esté encore beaucoup plus si Parisatis l’eust receu, comme luy disoit Zenobias. Ce Prince sans prendre congé des Roys, ny des Reynes, fit porter ses armes a une journée de Calliroé, & n’ayant avec luy que son fidelle Escuyer se mit en chemin. Ils se desguiserent le mieux qu’ils purent, s’armerent de toutes pieces à la frontiere, & de là aux plus grandes journées qu’il leur fust possible de faire, arriverent en Perse. Je ne vous diray point les fortunes qu’ils coururent, les advantures qu’ils acheverent, & combien de Chevaliers & d’ennemis ils eurent à combattre. Ce recit seroit trop long & trop advantageux pour Zenobias : mais ce qui suivit tous ces evenemens ne sçauroit estre teu sans vous cacher une des plus belles parties de cette histoire. Zenobias n’estoit qu’à deux lieuës de Persepolis, où Araxes s’estoit retiré pour mener une vie aussi desbordée que celle de son pere avoit esté glorieuse, lors qu’au point du jour il se trouva dans un bois qui sembloit plustost celuy d’un parc qu’autrement. Il ne faisoit que d’y entrer quand un bruit d’armes, d’hommes & de chevaux le retira des pensées dont il avoit accoustumé de se divertir par les chemins. Il baisse la visiere de son habillement de teste, & s’avance pour veoir à qui l’on en vouloit, il veid quatre hommes à pied, l’espée à la main, qui en attaquoient un à cheval. Ce Chevalier se defendoit genereusement, & par le mauvais estat où il en avoit mis deux qui estoient couchez par terre, & un troisiesme que Zenobias veid tomber à demy-mort, monstroit une force incroyable jointe à une extreme valeur. Le Prince fut touché de l’inegalité de cette partie, & par une assistance qu’il ne pouvoit refuser à celuy qu’on vouloit assassiner, se jette l’espée à la main sur un des trois qui restoient apres leur avoir crié qu’ils se defendissent & du premier coup le renverse sur l’herbe avec ses compagnons. Courage, Chevalier, dit-il à celuy qu’il assistoit, il ne sera pas dit qu’un homme vaillant, comme vous demeure la proye des traistres ny des voleurs. L’autre tourne la teste, & se voyant secourir à son besoin, ne sceut luy respondre autre chose, sinon qu’il luy estoit obligé de la vie. Ils redoublent leurs coups à l’envy & en moins de rien se defirent des trois qui restoient de ces six assassins. Le Chevalier estoit blessé aux bras & aux cuisses, & perdoit tant de sang que mal-aisément, s’il n’eust esté secouru à propos, comme il fut, pouvoit il finir le combat que par la perte de sa vie. Aussi-tost qu’ils se furent approchez, & que par reciproques compliments ils eurent entame leurs discours, le Chevalier dit à Zenobias, qu’il le supplioit tres-humblement de luy pardonner si pour luy rendre ce qu’il luy devoit, il ne descendoit point de cheval, pource que ses playes ne luy donnoient pas cette liberté. Mais si cette incivilité forcée, continua-t’il, ne vous fait point avoir mauvaise opinion de moy, faittes-moy l’honneur de me dire qui vous estes, & quel bon demon vous a conduit en ce lieu. Zenobias ne voulant en façon du monde se declarer, s’excusa le mieux qu’il luy fut possible, & dit tant de raisons pour monstrer celle qu’il avoit de ne dire point son nom, que l’autre fut obligé honnestement de ne l’en pas importuner davantage. Je ne vous diray pas mon non, luy repliqua l’autre, puisque vous ne voulez pas que je sçache le vostre, mais à fin que je vous serve à la Court si vous y avez affaire, & que vous puissiez sçavoir qui je suis, recevez s’il vous plaist cette boëtte. Il n’y a per- sonne en ce pays qui ne recognoisse le visage qui est dedans. Zenobias crût que cela ne se devoit point refuser encore que la boëtte fust fort couverte de perles & de diamans, puisqu’il se promettoit de ne la garder que jusqu’à ce qu’il eust sceu qui luy avoit donnée. En mesme temps le blessé prit congé de luy, pource qu’il avoit à ce qu’il luy dit, une retraitte fort prés de là, & en partant il luy jura que le plustost qu’il luy seroit possible il se rendroit à la Court. Bien à peine se furent-ils separez que Zenobias se trouva hors du bois, & à la veuë de cette grande & fameuse ville qui a tousjours esté la capitale de l’Empire. Il n’avoit pas envie d’entrer de jour, cela fut cause qu’il se retira dans un assez gros village qui estoit sur le chemin, descendit à une Hostelerie, & se resolut d’y passer le reste du jour. Il fit venir le maistre apres qu’il se fut desarmé, & luy demanda des nouvelles de la Court. Cette homme luy en dit tant qu’il le jugea assez intelligent pour l’esclaircir de la doute où il estoit. Il tire donc la boëtte qu’il avoit, & l’ayant ouverte fit veoir à son hoste la peinture qui y estoit cachée. Aussi-tost que cet homme l’eust un peu considerée. Cette boëtte est fort riche, luy respondit-il, mais encore ne convient-elle pas à la grandeur de la fortune de celuy dont elle garde la peinture. C’est Tyribazus le favory du Roy, où pour parler plus veritablement le second Roy de Perse. Ces paroles surprinrent de telle sorte Zenobias qu’il en rougit, & pour couvrir le changement de son visage, mon hoste, dit-il vous m’estonnez, les favoris de Perse sont bien plus hazardeux que ceux des autres contrées. J’ay trouvé ce matin celuy qui m’a donné cette boëtte dans ce bois que vous voyez devant vous, blessé en divers endroits, & attaqué par six voleurs qui l’eussent à la fin mal-traitté encore qu’il en eust desja tuez trois, si de hazard en passant nostre chemin, mon compagnon & moy ne l’eussions secouru. Il nous a donné cette beëtte, & nous a dit qu’en monstrant la peinture que vous voyez, le premier venu nous apprendroit qui nous avions assisté. Cet Hostelier se servant du privilege de la populace, qui met son nez dans les plus grandes affaires, parle de tout sans prudence, & juge de tout sans cognoissance de cause, commença à l’entretenir de cette sorte. Il ne faut point douter que ce ne soit Tyribazus que vous avez rencontré, car il est vaillant, hardy, & homme qui faisant l’Amour en mille endroits, va ordinairement seul, & si je ne me trompe j’ay deviné d’où il venoit, & pourquoy, il a esté ainsi attaqué quand vous l’avez secouru. Le bois par lequel vous avez passé, est la garenne d’un Chasteau, qui n’en est pas fort esloigné. Il y a dedans une Damoiselle la plus belle qu’on puisse veoir, & ce n’est pas d’aujourd’huy qu’on tient que Tyribazus la veoid. Cette Amour ne s’est pû faire sans le consentement de trois freres qu’elle a, leur lascheté qui se couvre maintenant du nom de cette faulse prudence, par le moyen de laquelle on fait fortune, les a fait resoudre moyennant de grandes promesses d’estre les instrumens de leur propre infamie. Tyribazus à ce que dit le bruit commun, les a long-temps tenus le bec en l’eau, & soit que leur procedé les rende odieux à ce grand courage, soit qu’il ne vueille les payer que quand il ne se voudra plus servir d’eux à fin qu’ils soient tousjours par l’esperance seule necessairement obligez à le servir, tant y a qu’il ne leur a fait encor aucun bien. Ils se sont faschez de ces delais, & ont esté jusqu’à la Court menacer Tyribazus. Luy qui croit qu’un homme qui vend son honneur & celuy de toute sa race pour de l’argent ne peut-estre qu’un lasche & qu’un coquin, s’est tousjours mocqué d’eux. De sorte que pour revenir à vostre advanture, il faut que les freres l’ayant sceu cette nuit avec leur sœur, se soient resolus de le tuer lors qu’il reviendroit à la ville. Quelques-uns de leurs amis se sont offerts sans doute, ou plustost ont esté obligez par la coustume de les servir. Ils l’ont attaqué, mais à ce que vous dittes, ils ont trouvé forme à leur pied, car il y ont laissé le moule du pourpoint, & par une mort tragique conclu une vie pleine d’infamie. Ne croyez pas pour cela que j’en estime davantage Tyribazus. Quand il seroit encore cent fois aussi vaillant & aussi liberal qu’il est il ne laisseroit pas d’estre maudit de toute la Perse. Vrayment il est si facile d’estre liberal comme il est, que c’est plustost un vice qu’une vertu. Est-il pas cause des impositions, & des subsides, dont le peuple est deschiré jusqu’aux entrailles. N’est-ce pas pour satisfaire à ces prodigalitez, qu’on nous tire jusqu’à la derniere goutte de sang ? Et puis quand cela ne seroit point, il n’est que trop criminel puisqu’il perd l’esprit du Roy, & que le faisant ensevelir dans une vie pleine de honte, d’horreur & de volupté, pour avoir plus de liberté à gouverner & mettre tout s’en dessus dessous, il est cause que nous perdons l’amitié de nos voisins, & que tous les jours les Romains pied à pied, reprennent ce que durant le reigne de ses predecesseurs, les grands Ptolomées, & l’invincible Amadonte, avoient adjousté à cette Monarchie. Mais sans parler de loin, tout fraischement n’a-t’il pas envoyé des Ambassadeurs aux Roys des Palmireniens pour demander en mariage la Princesse Parisatis, & aujourd’huy qu’il veoid les Ambassadeurs de son maistre, où pour mieux dire de son compagnon, revenus sans avoir pû rien obtenir, menace-t’il pas le Ciel & la terre ? A-t’il pas eu l’insolence de dire tout haut qu’il en feroit repentir Amadonte & Timolas ? Et pour comble de folie se prepare-t’il pas à une guerre qui mal-gré toute son ambition, sera cause si les Dieux nous aiment que la Perse ne gemira plus sous la pesenteur de sa tyrannie ? Je vous laisse à penser si ces dernieres paroles adjousterent de l’impatience au desir qu’avoit Zenobias de se vanger de Tyribazus, toutesfois cognoissant l’humeur du peuple qui parle de tout à tort & à travers, & comme il est plein d’ignorance ne sçait ce qui luy est bon ou mauvais, il ne crût pas tout ce que luy disoit son hoste, mais recevant sa haine comme une partie de la publique, il se figura qu’il ne manqueroit pas de retraitte en cas qu’il en eust besoin contre Tyribazus. l’Hoste l’ayant quitté, il demeura seul avec le fidelle Polemandre, qui sçachant tous les interests & toutes les intentions de son maistre, entama le discours de l’assistance qu’il avoit donnée à son plus grand ennemy. Zenobias admira l’ordre que les Dieux semblent si bien garder en toutes choses, & declarant la façon dont il se vouloit faire cognoistre à ce favory pour l’obliger à luy faire raison, il se resolut de laisser tout ce qu’ils avoient d’armes, excepté leurs espées à leur Hoste, & s’en aller à Persepolis chercher l’occasion de parler à Tyribazus. Cette resolution prise, il fit appeller son Hoste, & gaignant son naturel quand il eust esté le plus mercenaire & le plus perfide du monde, par l’argent qu’il luy donna, ne luy fit autre priere que de garder les armes de son compagnon & de luy, & leur enseigner une hostellerie dans la ville, où ils peussent estre fidelement. Cet homme leur dit qu’il ne commenceroit point par eux à perdre la bonne opinion que chacun avoit de luy, qu’il s’y pouvoit absolument fier, & qu’avec un mot de lettre qu’il leur donneroit, ils trouveroient le meilleur hoste de la ville, qui estoit son fils. Cela resjoüit Zenobias. Aussi dés que le Soleil fut couché, ils monterent à cheval, & au petit pas acheverent leur voyage. Les habillemens que luy & Polemandre avoient à la Persienne, empescherent qu’ils ne fussent regardez parmy les ruës de ceste grande ville. Ils allerent donc descendre au logis que leur hoste leur avoit enseigné, & n’eurent pas plustost donné la lettre qu’ils avoient apportée, que leur nouvel hoste leur fit des complimens à sa mode, si grands & si reïterez, qu’ils eurent sujet d’en estre plus que satisfaits. Ils mirent pied à terre, & passerent la moitié de la nuict à faire achever par le fils les discours que le pere avoit commencez, & l’autre à se reposer. Zenobias se leva si matin, que tres-à-peine estoit-il jour : L’absence de sa maistresse, les inquietudes de son Amour, & le grand dessein dont il ne se laissoit divertir pour chose du monde, ne luy permettoient ny de dormir, ny d’estre en repos. Apres avoir resvé seul une heure ou deux dans le jardin de son hostelerie, il commanda à son Escuyer, qui cognoissoit l’humeur, & sçavoit la langue du peuple parmy lequel ils estoient, d’aller jusqu’au Palais, & s’informer sous main de la santé de Tyribazus. Polemandre obeït si exactement à ce qui luy estoit commandé, que deux heures apres qu’il fut party, il revint trouver Zenobias, & luy rendit compte de tout son voyage. Par là il sceut que le Roy estoit tombé malade du ressentiment qu’il avoit eu des playes de Tyribazus, qu’il s’estoit faict porter dans sa chambre, où il couchoit avec luy, & qu’on n’esperoit pas que d’un mois ce favory fust en estat de quit- rer le lict. Ces nouvelles furent si fascheuses à Zenobias, qu’il en estoit au desespoir, toutefois faisant de necessité vertu, il prit patience, & quinze jours durant n’eut autre divertissement que d’aller veoir son premier hoste, & luy faire dire ce qu’il sçavoit, & ne sçavoit pas. Ce temps expiré, Tyribazus commença de sortir de la chambre, & peu à peu reprenant les forces qu’il avoit perduës, fut tout à fait guery douze ou quinze jours apres. Zenobias ayant eu assez de pouvoir sur sa passion pour attendre que ce favory fust bien remis pour l’aller veoir, partit un matin avec son Escuyer, & se trouva au lever de son ennemy. Comme il fut à la porte de la chambre, il pria un Huissier de dire à son maistre que le Gentil homme auquel il avoit donné une boëtte de pourtraict couverte de perles & de diamans, le supplioit qu’il luy donnast la permission de luy faire la reverence. Tyribazus commanda en mesme temps qu’on le fist entrer, & forçant son naturel imperieux à recevoir Zenobias, comme il y estoit obligé, luy dit des paroles si obligeantes, & luy rendit des preuves d’amitié si particulieres, que tous les flatteurs, & ces infames que la honteuse passion d’estre quelque chose à quelque prix que ce soit, reduit à des bassesses, & des laschetez monstrueuses, desja le regardoient avec envie. Tyribazus admirant la bonne mine, & la jeunesse de Zenobias, ne sçavoit qu’en penser, & jugeant de ce qu’il estoit capable de faire, par ce qu’il en avoit veu, ne s’imaginoit pas qu’il y eust homme au monde vaillant comme Zenobias. Il le tira seul en la ruelle de son lict, & s’informa particulierement de son pays, de sa qualité, & de son nom. Tyribazus, luy respondit Zenobias, faites-moy l’honneur de ne me presser point là-dessus, je suis d’assez bonne maison pour n’estre point mesprisé : mais je ne suis pas d’assez grande pour estre cogneu de vous. Je suis Syrien, je m’appelle Atenagoras, & ne vous puis, pour ceste heure, dire plus particulierement le sujet de mon voyage, sinon que c’est pour tirer raison publiquement, d’un desplaisir qu’a commencé de me faire un Seigneur de ceste Cour. Vrayment, luy dit Tyribazus, voila une generosité qui n’a point d’exemple : mais je ne sçay comme quoy vous pouvez faire ce que vous pensez, sans que vous courriez fortune de la vie. Le Roy ayme les siens infiniment, & d’ailleurs la loy fondamentale de cet Estat, veut qu’on punisse toute personne, estranger ou autre, qui veut par les armes se rendre justice à soy-mesme. Ces difficultez, Tyribazus, luy respondit Zenobias, sont grandes, à la verité : mais si vous croyez que le petit service que je vous ay rendu, merite que vous descendiez du lieu où vous estes, pour m’obliger, je ne vous en demande autre recompense que celle de me faciliter mon affaire, & me donner le moyen que je me puisse veoir aux mains avec mon ennemy. Tyribazus regardant Zenobias plus fixement qu’il n’avoit point encore fait, ne sçavoit que penser de la grandeur de son courage, & voyant qu’honnestement il ne le pouvoit refuser, luy promit non seulement son appuy, mais qu’il feroit pour son contentement suspendre les loix, & les Edits du Roy. Promettez-moy cela solemnellement, s’il vous plaist, repliqua Zenobias, & me jurez, que quand je vous auray dit le nom de mon ennemy, vous ne laisserez pas de me tenir la parole que vous m’avez donnée. Je vous promets tout cela, luy respondit Tyribazus, & vous jure par le Soleil que nous adorons, & par le salut du Prince, qui m’est plus cher que le mien, que quand ce seroit contre mon propre frere, je vous assisteray, & ne croiray point estre desgagé, que je ne vous aye mis ensemble pour vous batre. Zenobias plus content qu’il n’osoit l’esperer, fit des compliments & remercia si bien Tyribazus, que ce favory, tout orgueilleux qu’il estoit, fut contraint d’advouër qu’un homme courtois & civil, ne pouvoit estre hay de personne. Deux ou trois jours se passerent, durant lesquels Tyribazus presenta Zenobias au Roy, & travailla si bien à son affaire, que le Roy luy permit le combat, & voulut qu’il se fist dans la place des joustes & des passe-temps ordinaires. Ceste grande place est en ovalle, environnée de grands bastimens de marbre & de jaspe, des fenestres desquels toute la Cour void les tournois & les jeux qui fort souvent se font en Perse. Le Roy ordonna que tout fut prest dans huict jours, & ne voulant point contraindre Zenobias à declarer son ennemy qu’il ne fut temps, commanda à Tyribazus de tenir la main à ceste action, & choisir des Juges pour rendre la justice à qui elle seroit deuë. Tyribazus hasta tellement toutes choses, que dans le temps ordonné par le Roy, la place fut en estat, les Juges preparez, & les gardes advertis de ce qu’ils avoient à faire. La veille du combat estant arrivée, Tyribazus tira Zenobias à part, & luy dit, qu’il ne falloit plus differer à luy dire le nom de son ennemy, & que s’il n’avoit luy-mesme envie de reculer, il le luy feroit veoir le lendemain, en estat de le contenter. Si j’avois moins bonne opinion de mon ennemy que je n’ay, luy dit Zenobias, je vous diroy son nom, afin qu’estant adverty de ce qui se prepare pour luy, il ne pût demain que je l’envoyeray appeller, inventer quelque excuse pour me refuser. Mais Tyribazus, mon ennemy est genereux, mon ennemy est tout prest, & en un mot, mon ennemy, encore que vous n’en ayez point ouy parler, n’a pas moins travaillé pour avancer nostre commun repos, que moy mesme. Demain je ne laisseray pas de vous le nommer, & cependant, je vous supplie de me prester des armes & un bon cheval : car ce que j’en ay avec moy, ne valent rien pour une si grande action Tyribazus se contenta de ceste honneste responce, & mena Zenobias dans le cabinet de ses armes, où il choisit parmy un nombre infiny des plus excellentes du monde, celles qu’il trouva les plus propres pour luy. Polemandre cependant avoit eu charge de son maistre d’aller à leur premiere hostelerie, & essayer de disposer l’hoste à leur servir en cas de necessité. Dés le soir mesme, il y fit conduire deux chevaux, qu’il avoit secrettement achettez & les leurs aussi : Et, selon le commandement qui luy avoit esté faict, revint toute nuict trouver son maistre. Tyribazus, à la priere de Zenobias, fut en mesme temps chez le Roy, & luy demanda à quelle heure il auroit agreable que ceux qui se devoient batre entrassent dans le camp. Sçavez-vous, luy dit le Roy, le nom de celuy qui se doit batre contre le Syrien ? Ouy, Seigneur, luy respondit Tyribazus, qui ne vouloit pas que cela peust acrocher l’affaire de son amy, je le sçay ; mais je suis de serment de ne le point dire qu’apres le combat. Je supplie donc tres-humblement V. M. non seulement de ne me point presser pour le sçavoir : car il importe infiniment que vous l’ignoriez, mais aussi que demain vous fassiez publier que les combattans vous sont incognus, & les croyans estrangers, vous n’avez point contrevenu aux loix de Perse de leur permettre le combat, puisque les loix ne vous defendent qu’en la personne de vos naturels subjets. Ces raisons contenterent le Roy. Il promit qu’a neuf heures du matin il feroit au camp avec ses gardes, & qu’au mesme temps le cry se feroit, & le combat apres. Dés le soir toutes les fenestres, les terracsses, & les echafaux furent pleins d’hommes & de femmes, tant de la Cour que de la ville, qui de peur de n’avoir point de place, y passerent toute la nuict. Les gardes y arriverent devant le jour, & cependant la foule estoit si grande, que tout ce qu’ils purent faire, fut d’aller jusqu’aux barrieres du camp, & empescher que la place reservée pour les combatans, ne fust occupée par le peuple. Aussi-tost qu’il fut jour, Zenobias se leva, & se mettant en la garde des Dieux, alla trouver Tyribazus. Il estoit desja levé, & l’explication qu’il cherchoit d’un songe, qui l’avoit toute la nuict mis en peine, le rendoit si chagrin & si pensif, que Zenobias luy avoit donné le bon-jour avant qu’il eust recueilly ses esprits. Atenagoras, luy dit-il, excusez-moy, s’il vous plaist, je ne vous puis dire sans rougir de honte, que j’ay tellement esté troublé d’un songe qui m’a embarrassé l’esprit en dormant, que je ne puis en sortir : toutefois j’y trouve tant de vray-semblance, que je le reçoy comme un presage de ce qui me doit arriver aujourd’huy plustost que comme un effect des vapeurs que m’ont envoyées au cerveau les choses que je mangeay hier. Seigneur, luy dit Atenagoras, si vous avez agreable de descendre à vostre jardin, & m’en dire quelque chose, possible que parmy ce que j’ay à vous faire sçavoir, y rencontrer quelque esclaircissement. Je le veux bien, luy respondit Tyribazus : Et en disant cela il prit son espée, & ne voulant estre suivy de personne, alla avec Atenagoras, sous une longue allée. Comme ils y furent entrez, Tyribazus luy dit ainsi ce qu’il avoit songé. Bien à peine estois-je endormy, qu’il m’a semblé qu’une main sortant d’une nuë, m’avoit arraché d’entre des espines, des feux, & des serpens, qui me deschiroient le corps. Aussi-tost que je me suis trouvé en estat de pouvoir cognoistre d’où ce secours m’estoit arrivé, ceste main a disparu : & apres l’avoir long-temps cherchée, comme j’estois desesperé de ne la pouvoir rencontrer, tout à coup elle est sortie d’un autre nuage, & d’une espée qu’elle tenoit m’en a donné dans le corps. Je voulois me plaindre de ceste trahison, quand une voix m’a dit cecy : Je t’ay secouru parce que je le dois. Je me suis esveille là-dessus, & cinq ou six fois que je me suis endormy depuis, j’ay tousjours faict le mesme songe. Tyribazus, luy dit Atenagoras comme il veid qu’il ne parloit plus, m’est-il permis de parler librement, & puis-je me fier en vostre parole ? Vous le pouvez, Atenagoras, luy respondit-il, dites-moy franche- ment ce que vous m’avez tant celé, quand vous auriez à demesler avec moy la querelle qui vous met l’espée à la main, je vous tiendray si exactement les promesses que je vous ay faites, que ma memoire en sera eternellement estimée. Puis qu’ainsi est, reprit Atenagoras, je ne vous cacheray rien. Je suis ceste main que vous avez songée. Quand je vous secourus dans le bois vous estiez blessé & attaqué par des assassins qui estoient pires que serpens. Depuis j’ay esté tousjours sans me declarer, jusques à ceste heure que je parle à vous comme à mon ennemy. Ne vous estonnez point de ce que j’ose parler ainsi, quand je vous auray dit qui je suis, vous trouverez que je ne fais rien que je ne doive. Je vous conjure donc de me tenir parole, & de me donner le contentement que je vous voye l’espée à la main. Vous m’avez offencé en une partie si sensible, que je n’ay peu moins faire que mettre à part ma naissance pour en avoir raison. Mais afin que tout vostre estonnement vienne & passe tout à la fois, je vous veux apprendre qui je suis : Je m’appelle Zenobias, mon pere est Amadonte, Roy des Palmireniens, & cousin de vostre Maistre : Ma Maistresse est Parysatis, que vous avez voulu avoir pour la vostre. Voila d’où naist mon ressentiment, & d’où arrivera, si vous estes homme de bien, le contentement de l’un, & la mort de l’autre. A quoy pensez-vous Tyribazus, dois-je craindre que le peril vous fasse manquer à vos paroles ? Ceste generosité que jusques icy j’ay recognuë en vous, pourroit-elle bien vous abandonner quand vous en avez le plus affaire ? Ne tachez-pas les bonnes actions de vostre vie passée, par une supercherie ? Nous sommes icy seuls, parlez hardiment, & ne croyez pas que nous-nous separions sans estre satisfaits. Tyribazus apres avoir changé cinq ou six fois de couleur, par admiration, plustost que par crainte, se monstra plus genereux que Zenobias ne le croyoit. Zenobias, luy dit-il, vous n’avez faict que me prevenir, je vous remercie de m’avoir osté la peine de vous aller chercher en Syrie. Parysatis est veritablement ma passion aussi bien que la vostre : mais puis qu’elle n’est que pour un seul, voyons auquel de nous deux l’Amour & Mars l’a reservée. Ne parlons pas davantage, s’il vous plaist, vostre procedé m’oblige. Si je meurs de vostre main, vous ne m’osterez rien que vous ne m’ayez donné, & si j’ay quelque advantage sur vous, j’essayeray de me revancher de ce que je vous doy. Allons nous armer, & ne perdons pas davantage de temps. Ils se retirerent chez eux apres cela, & Zenobias ayant pris les armes & le cheval que luy avoit prestez Tyribazus, fut conduit au camp, par ceux qui le devoient venir prendre chez luy pour l’y accompagner. Tyribazus s’estant deffaict de tout le monde, fut à cheval sans armes, trouver le Roy, qui estoit desja à la fenestre de son Palais. Il luy dit, que bien-tost les combattans arriveroient : mais qu’ils l’avoient envoyé pour obtenir de S. M. la grace que le vaincœur s’en pourroit aller apres le combat, sans estre tenu de dire qui il estoit. C’estoit une priere que Zenobias en le quittant luy avoit faite. Le Roy en de manda advis aux vieux Chevaliers qui estoient aupres de luy, & sçachant qu’il ne pouvoit refuser cette permission, y consentit, & commanda que le plustost qu’ils pourroient, les combattans arrivassent au camp. Tyribazus se retira aussi-tost, & estant au lieu où ses armes & son cheval estoient, il se fit armer, monta à cheval, se desroba par une porte de derriere, & avec ceux qu’il avoit fait attendre pour le conduire, sans le cognoistre, entra au camp. Il y avoit quelque temps que Zenobias y estoit arrivé, & par sa bonne mine & son adresse il attiroit sur luy les yeux, & les benedictions de tous les spectateurs. Quand Tyribazus incognu, eut pris sa place, il partagea les affections : car il estoit aussi grand que son ennemy, & n’estoit pas moins hardy, ny moins adroit que luy. Toutes choses prestes, & le cry faict, les Juges firent signe aux trompettes d’appeller les combattans. A ce commandement chacun demeura sans voix : Et les deux ennemis s’estans esloignez, ils receurent l’ordre & le temps de combattre. Aussi-tost ils picquerent l’un contre l’autre, & en passant jetterent leurs javelots si à propos, que celuy de Tyribazus entra bien avant dans le bouclier de Zenobias : & l’autre le prenant au defaut de la cuirasse, luy entra dans le costé, & luy fit une playe qui luy donna d’autant plus de peine, qu’il fut contraint de l’arracher, pour estre en liberté de combattre. Ils retournerent l’un sur l’autre l’espée à la main, & durant trois heures pour le moins, que sans prendre haleine ils eurent tousjours le bras levé, on ne vous sçauroit dire les grands coups qu’ils se donnerent, & le nombre des playes qu’ils se firent. A la fin tout le monde perdit le contentement qu’il receut d’abord, & voyant l’obstination avec laquelle ces ennemis recherchoient l’occasion de se faire mourir, ne sçavoit si la cruauté estoit plus grande aux Juges, de leur souffrir de passer outre, qu’en eux-mesmes de ne se point adoucir. On eust dit cependant à les voir plus forts & plus prompts que jamais, que leurs blesseures, au lieu d’estre des sorties par où leurs forces se devoient perdre avec leur sang, estoient des entrées par où la colere & le desir de vaincre leur en fournissoit de nouvelles. Zenobias qui estoit au desespoir de ne point venir à bout de son ennemy, voulut essayer par un coup de toute sa force, de finir ce long combat : mais son espée luy tourna dans la main, & Tyribazus ne perdant point l’occasion, luy en donna sur la teste un si furieux, que Zenobias courut fortune de tomber. Les yeux luy estincelerent, & il ne s’en fallut gue- res qu’il ne donnast du nez contre la pointe de sa selle. Je l’advouë, ceste tempeste m’espouventa, & jettant lors du feu par les yeux, & recueillant toutes mes forces en une, je laissay tomber mon espée sur la teste de Tyribazus avec une telle impetuosité, que son casque ayant esté enfoncé, on en veid sortir le sang de tous les costez, & en mesme temps Tyribazus, sans aucun sentiment, ouvrit les jambes, laissa choir les resnes de son cheval, avec son espée, & tomba luy-mesme comme mort sur la place. Le silence fut si grand & si universel, qu’on eust dit qu’avec le vaincu tous les spectateurs eussent perdu l’usage de parler & de se mouvoir. Les trompettes resveillerent tout le monde, & Zenobias luy-mesme, qui ayant remis son espée, sans vouloir descendre pour voir si Tiribazus estoit tout à fait expiré, fit la reverence au Juge, & sortit par une des portes du camp. Il ne fut suivy de personne, tant chacun estoit hors de soy. Il n’y eut que Polemandre qui courut apres luy, & l’ayant atteint, luy dit des choses, & luy exagera son combat avec des paroles que je ne vous repeteray point. Zenobias se trouvant fort blessé, se hasta le plus qui luy fut possible de sortir de Persepolis, & à travers champ, de peur d’estre descouvert, gaigner sa premiere hostelerie. Comme il y fut, son hoste ne le recognoissant point, eust fait difficulté de le loger, si Polemandre ne fust arrivé comme ils disputoient entr’eux. Ce bon homme sçachant que c’estoit Zenobias, ou pour le moins Atenagoras, (car il s’estoit tousjours faict nommer ainsi) luy demanda par quel accident il avoit esté si mal traitté ? Mon hoste, luy respondit Zenobias, il faut que je me fie en vous de ma vie, à plus forte raison m’y dois-je fier pour un combat que vous sçaurez dans deux heures, quand je ne voudrois pas vous le dire. Tyribazus m’avoit offencé, & pour en avoir la raison, j’estois venu de Syrie icy. Apres quelques difficul- tez, nous nous sommes batus ce matin devant toute la Cour. Il m’a mis en l’estat que vous me voyez, & je croy qu’il n’est gueres mieux que moy. Il est demeuré sur le champ, & pour moy j’ay encore eu la force de venir jusques icy. Si vous me voulez faire plaisir, il faut panser mes playes, & puis nous songerons à nostre seureté. Cet hostelier ravy de ce discours, fut long-temps immobile : mais à la fin pressé par Polemandre, il se remit, & pensa le mieux qu’il pût les playes de Zenobias. Apres qu’il les eut recogneuës : Courage, hardy Chevalier, luy dit-il, vous ne garderez-pas long-temps la chambre : vos blesseures sont grandes, mais elles ne sont pas dangereuses. Il faut toutefois que vous sortiez d’icy, & s’il vous plaist de vous fier en moy, je vous meineray en lieu, où non seulement vous serez mieux pansé, mais aussi mieux gardé qu’en lieu du monde. A cinq petites lieuës d’icy il y a entre des montagnes & des deserts, un Cha- steau presque imprenable, où demeure l’oncle de Rhodogune Reyne des Palmireniens, nommé Tizipharnez. Il s’y est retiré, depuis que le Roy, pour complaire à Tyribazus, osa, sans considerer qu’il estoit son oncle, luy oster le gouvernement de Babylone. Ce sage Prince n’a pas voulu se servir de l’occasion, ny de la bonne volonté des deux tiers de la Perse, qui vindrent s’offrir à luy pour ruïner Tyribazus : il s’est retiré dans sa maison, & par une charité digne de son courage, en fait plustost un hospital pour les malades, qu’une place de guerre pour se defendre. Les fontaines d’eau chaude qui sont au pied de la montagne sur laquelle son chasteau est basty, l’ont convié à tenir tousjours auprés de soy les meilleurs Chirurgiens du monde, de sorte que personne ne va là, blessé, ou malade, qui n’en revienne sain. Ceste occasion fut trouvée si bonne par Zenobias, qu’apres s’estre reposé jusques à la nuict, il se fit habiller le mieux qu’il pût, & quoy qu’il ne pust presque souffrir l’incommodité d’estre à cheval, toutefois il endura tant, qu’il vint au Chasteau de Tizipharnez, & y fut receu avec encore plus de courtoisie, & pensé avec plus de soin, que son hoste ne luy avoit faict esperer. Comme les Princes, quelques faschez qu’ils soient, tiennent tousjours des espions à la Cour, pour les advertir de ce qui se passe, Tizipharnez receut des nouvelles six heures apres l’arrivée de Zenobias : Que Tyribazus s’estoit battu contre un estranger qu’on ne cognoissoit point, & qui s’en estoit allé sans le vouloir estre : Que jamais on n’avoit veu personne vaillant comme luy : Que le Roy avoit envoyé des hommes apres pour le prendre, & l’amener mort ou vif, afin de tirer raison des playes de son favory. Qu’on ne sçavoit pas, toutefois, si Tyribazus mourroit, ou non : mais que depuis le combat, il avoit esté emporté dans le Palais, mis au lict, & pensé, sans qu’on eust peu ti- rer une parole de luy. Ces nouvelles surprindrent extraordinairement Tizipharnez, & luy faisant penser à des changemens infallibles, luy donnerent une tres-bonne nuict. Le lendemain matin il renvoya son Courrier, & selon la coustume qu’il faisoit garder, ses Chirurgiens le vinrent advertir qu’entre les malades arrivez depuis peu, il y avoit un jeune homme le plus beau qui se pouvoit veoir, qui avoit esté amené par Memnon, (ainsi estoit nommé l’hostelier de Zenobias) couvert de playes, & toutefois si genereux, qu’il sembloit au lieu de son corps, avoir celuy de quelqu’autre. Ce Prince s’alla aussi-tost mettre en l’esprit, que c’estoit l’ennemy de Tyribazus. Pour en sçavoir la verité, il envoya querir Memnon, qui ne trouvant point de finesse à celer une chose si agreable au Prince, luy conta toute l’affaire, comme il l’a sçavoit, & le laissa avec un extrême contentement. Il estoit toutefois en une peine incroyable, ne sçachant qui pouvoit estre cet Atenagoras Syrien, & ne se pouvoit assez émerveiller qu’il se fust trouvé un homme, qui sans craindre Tyribazus, avec tant de travaux, & par tant de perils, eust traversé un long espace de terre pour oster la tyrannie de la Perse. Il pensoit que quelque puissante consideration l’avoit fait entreprendre ce hazardeux voyage, & ne pouvant croire qu’un simple Chevalier eust osé prendre ceste hardiesse, jugeoit par ses propres conjectures, qu’infalliblement ce devoit estre quelque Prince extraordinairement genereux, qui pour se ressentir de quelque injure que Tyribazus luy pouvoit avoir faite, avoit preferé le desir de se vanger à sa grandeur & à sa vie. Avec ces pensées il fut veoir Zenobias, luy fit si bon visage, & luy tint des langages si obligeants, qu’il l’eust assurément disposé à tout ce qu’il eust desiré de luy, quand Zenobias n’y eust pas esté porté comme il estoit, par les considerations du sang & de l’alliance. Il luy fit donc promettre, apres avoir resisté trois jours à ses prieres, qu’il ne declareroit à qui que ce fust, ce qu’il luy apprendroit de sa fortune, & en mesme temps, luy dit qu’il avoit l’honneur de luy appartenir, & qu’il estoit fils d’Amadonte, & de Rhodogune. Si le Prince fut ayse & ravy d’une si incroyable adventure, imaginez-le, s’il vous plaist, mon pere, & vous figurez tout ce que Tizipharnez dit & faict pour n’oublier rien en une si fameuse occasion. Cependant je vous diray que Zenobias, apres avoir esté un mois au lict, fut guery de toutes ses blesseures, & durant ce temps là, traitté comme s’il eust esté à Palmyre mesme. Tizipharnez fit tout ce qu’il pût pour l’obliger à ne partir pas si tost : mais Zenobias ne pouvant vivre davantage sans veoir Parysatis, le supplia de ne le point retenir : Et ainsi se sentant assez fort pour souffrir le travail du cheval & du chemin, prit congé de son oncle, & accompagné de son Escuyer & de son hoste seule- ment, fut loger à une petite ville sur le chemin de Babylone. Là il prit le cheval de son hoste, luy donna le sien, qui estoit celuy que Tyribazus luy avoit presté, luy commanda de le luy rendre, avec ses armes, & de retenir les deux qu’il avoit laissez chez luy. Outre cela, il luy donna un diamant & deux chaisnes d’or, qui valoient plus de trois mille escus. Memnon s’en retourna riche, & ravy de la liberalité de son hoste, qui avec une haste la plus incroyable du monde, laissa tout ce grand Empire derriere luy Mais comme s’il se fust precipité pour estre vistement malheureux, il ne faisoit que d’entrer dans Seleucie, lors qu’il rencontra un des siens, qui le recognut, & de si loin qu’il se pût faire voir, ployant les bras, & se noyant en ses larmes. O Dieux ! s’escria-t’il, puis-je bien avoir le courage de porter à mon Prince de si mauvaises nouvelles ? Zenobias demeura tout court pour l’ouyr, & sçavoir la cause de sa tristesse : Mais ce funeste messager luy dit, que le mal-heur qu’il avoit à luy apprendre ne se pouvoit dire qu’à loisir. Quoy ! dit Zenobias, nostre infortune est si grande, que mesme il faudroit du temps pour sçavoir que nous sommes mal-heureux ? Mais dis moy comme se portent les Roys, & que faict la belle Parysatis ? Ce pauvre garçon ne pouvant ouvrir la bouche, se mit à pleurer plus que devant, & demeura immobile si long-temps, que pour le remettre Zenobias fut contraint de le prendre par le bras, & luy commander de luy faire entendre le sujet de son voyage, & de ses larmes. Pour oüyr plus aysément ces fascheuses nouvelles, il mit pied à terre dans une hostelerie qui estoit devant luy, & laissant Polemandre pour avoir soin de tout, entra dans une chambre avec ce messager. Ne me fais pas davantage languir, luy dit Zenobias, apprends-moy de quelle mort il faut que je meure ? De celle de Parysatis, Seigneur, luy respondit le garçon. Comment ! s’escria- t’il à ce mot, Parysatis est morte ? Helas ! Seigneur, continua ce garçon, elle ne l’est que trop pour nostre commun contentement. O Dieux jaloux ! m’escriay-je plus haut que la premiere fois, vous n’avez peu souffrir que Zenobias vescust sans avoir sujet de se plaindre de vous. Perfide Fortune, je me doutois bien qu’en fin tu te lasserois de m’obliger, & qu’apres m’avoir servy en tant d’occasions, tu m’abandonnerois en la plus importante. Parysatis est morte ! le dois-je croire. Dieux ! qui nous persuadez que vous estes justes ! Parysatis est morte ! Qui me fera desormais demeurer dans les sentimens que j’ay tousjours eûs pour des choses qui indubitablement ne sont point, puisque ma Princesse n’est plus ? Parysatis est morte, hé ! que fais-je donc au monde ? A quoy me sert mon courage ? Que ne crois-je mon Amour, & que ceste espée qui s’offre d’elle-mesme à me secourir, ne m’a-t’elle ouvert le chemin par où je dois trouver Parysatis ? A ce dernier mot cet Amant desesperé voulut tirer son espée, pour s’en donner dans le corps : mais la force l’avoit desja abandonné de telle sorte qu’il tomba esvanoüy, ne l’ayant qu’à demy tirée, & faisant voir qu’il ne tenoit pas à luy que la mort ne prevint cet esvanoüissement. Polemandre qui estoit accouru avec toute la maison, au secours de Zenobias, fut plus d’une heure sans pouvoir luy faire recueillir ses esprits. A la fin il revint, & tout foible & mourant qu’il estoit, commanda à son Messager de ne pas retarder le mal que luy devoient faire ces mauvaises nouvelles. Ce jeune homme n’osant desobeïr commença de ceste sorte. Vostre depart inopiné ayant faict long-temps songer les Roys, & soupirer les Reynes & la Princesse : En fin Amadonte se doutant de ce que vous pouviez avoir entrepris, imposa silence au peuple, par une harangue qu’il leur fit en pleine assemblée, & contenta Timolas & les Princesses par les asseurances qu’il leur donna que vous n’estiez pas loin. Cependant moy, qui avois l’honneur d’entretenir souvent & consoler Parysatis, pource que j’estois le seul que vous luy aviez laissé, je fus cinq ou six fois en pensée de la quitter, & vous venir chercher pour son contentement. Car, à n’en mentir point, comme l’Amour qu’elle avoit pour vous est incroyable, aussi estoit la grandeur des ennuys que luy donnoit vostre absence. Voyant que vous ne reveniez point au temps que vous luy aviez promis, elle s’en pleignit, secrettement toutefois, & peu à peu l’Amour la jettant dans la crainte, & la crainte dans d’eternelles inquietudes, il fallut que son corps cedast à la violence des persecutions que son esprit luy faisoit. Elle tomba malade : mais d’une langueur qui apres l’avoir faict trainer fort long-temps, infalliblement la menaçoit de mort. Pour la divertir Timolas se resolut de faire un voyage jusques aupres d’Antioche, & laisser en passant Statira & Parysatis à Daphné, se persuadant que la beauté du sejour, le changement d’air, & la commodité de la solitude, qu’avec toute la Cour, on ne laisse pas en tout temps de trouver dans ces jardins & dans ces bois, luy seroit un souverain remede. Amadonte approuva ce voyage, & sans les affaires qui l’obligeoient à demeurer à Palmyre, il n’eust pas esté long-temps sans estre de la partie. Parysatis fut plus d’un mois à Daphné sans quitter la chambre : mais pour avoir plus de moyen de se plaindre, elle sortit, & tous les soirs, accompagnée de Melibée, Steliane, & moy seulement, alloit sous les plus estroites allées de cyprez, afin qu’elle n’eust rien que de funeste autour d’elle, ou pour le moins de conforme à son humeur, pleurer vostre absence, & souspirer sa mauvaise fortune. Timolas arriva quelques jours apres, & pour resjouyr sa femme & sa fille, & celebrer la feste de sa naissance, fit faire des combats & des feux de joye huict jours durant. Le dernier jour, qui avoit esté le plus beau de tous fust suivy d’une nuit la plus tragique dont on ait jamais ouy parler. Aussi-tost que les feux de joye furent allumez, le Ciel sembla le trouver mauvais, car il tonna tout le soir, & fit un orage extraordinaire, mesme on remarqua que de tant de feux qui avoient esté allumez, il n’y en avoit eu pas un, qui n’eust esté esteint, où par le vent où par la pluye. Toute la Court se retira plustost que de coustume à cause du mauvais temps, & le Roy mesme qui tout à coup, avoit passé de son extreme joye, a je ne sçay quelle extraordinaire melancolie, donna le bon-soir à Statira, & Parisatis, & s’alla coucher en sa chambre. Bien à peine estoit-il endormy, que l’orage qui avoit cessé environ deux heures, redoubla avec tant d’esclairs, tant de coups de tonnerre, tant de vent que ce miserable Prince s’estant esveillé au bruit, sentit bransler sa chambre, ouyt tomber des murailles, & se vit à la fin luy-mesme accablé soubs le corps du logis où il estoit, qui incon- tinent apres fut renversé sur luy. O coup fatal de la fortune ! afin que je ne die point de l’injustice des Dieux, dit Zenobias en interrompant celuy qui parloit, à quel propos esperons-nous des recompenses en bien faisant, puis que la vertu mesme a souffert les tourments qui ne sont inventez que pour le vice. Mais, poursuis, Meronte, luy dit-il, qu’est devenuë Parisatis. Aussi-tost ceux qui estoient logez aux corps des logis separez du Chasteau, poursuivit ce Messager, n’ayant point esté touchez de cette tempeste s’esveillerent au bruit, & accoururent pour voir ce desastre. Moy-mesme à mon mal-heur estant eschappé, je fus l’un des premiers qui me trouvay au bord du fossé, pour tout à loisir considerer la perte generale de toute la Syrie. Tous les Officiers du Prince & des Princesses, tous ceux de la Court qui estoient logez hors de Daphné, & la moitié mesme comme je croy des peuples d’Antioche, furent avant qu’il fust jour auprés de ce Chasteau ruïné, où plustost auprés de ce funeste tombeau du sang Royal. Spiniante arriva incontinent apres, & s’estant cinq ou six fois voulu jetter sans consideration dans ces tragiques demolitions en fut arresté par les plus sages, qui luy remonstroient que sa perte ne feroit qu’augmenter celle qui estoit faitte. Ceux d’Antioche admiroient ce tremblement de terre, & advoüoient que depuis celuy qui arriva de leur ville mesme comme l’Empereur Traian y estoit, n’en avoient point vû de semblable. Spiniante, comme le seul qui pouvoit commander fit venir tout le peuple de la campagne & les maneuvres d’Antioche, & luy-mesme avec tous les Officiers du Roy, se mit à travailler pour veoir ce que leurs fatales ruïnes cachoient. Il faut advoüer, Seigneur, que le spectacle vous eust tiré des larmes des yeux, vous eussiez vû cette belle maison sans dessus dessous, & sans qu’au delà des fossez du principal logement, il y eust rien de gasté que ce qui l’avoit esté par la pesanteur des murailles & de plusieurs autres choses qui avoient esté emportées en l’air, par la violence du tremblement. On voyoit par une nouveauté jusques-là mesme incognuë à ceux d’Antioche, du feu & de la fumée qui sortoient d’entre les pierres, & les autres materiaux de ce Chasteau, & rendoient la peine de Spiniante d’autant plus grande, qu’on ne pouvoit advancer besogne. En fin apres une demy-journée d’assiduité à decombler, on trouva le corps du Roy, où plustost les restes effroyables d’une personne si sainte & si sacrée. Sa teste estoit tellement ecrazée, qu’il estoit impossible de le recognoistre qu’aux habillemens qui estoient sur luy, & aux emmeublemens parmy lesquels il fut trouvé. Ah ! Meronte que tu me fais languir. Prononce viste l’arrest de ma mort, luy dit Zenobias, qui estoit encor tout prest de s’esvanouïr. Seigneur, poursuivit Meronte, que vous puis-je dire davantage ? Depuis pour trouver les corps des Princesses on chercha trois jours durant, mais tout ayant esté osté piece à piece, en fin on veid la chambre de Statira, & celle de Parisatis, mais on ne les trouva ny l’une ny l’autre. Ce qui nous estonna le plus, fut que parmy ceux qui avoient esté assommez, on veid des Gardes, & des Huissiers & quelques autres domestiques qui sembloient avoir esté tuez à coups d’espée, plustost que par la cheute du Chasteau. Apres diverses conjectures on se figura que les miserables se voyans pris dans ses ruïnes sans espoir de secours, avoient aimé mieux se tuer, que de languir davantage. On nous a dit depuis que la nuict mesme de ce malheur, il avoit paru cinq ou six vaisseaux au costé de Seleucie, & que mesme on avoit eu peur d’une surprise, pource que toute cette abominable nuict, plusieurs compagnies de gens de cheval par terre, & plusieurs hommes armez estoient descendus par le fleuve Orente jusqu’au dessus de Seleucie. Qu’on avoit ouy crier des personnes qui estoient enlevées par force : Mais, Seigneur, que vous sert ce recit puis qu’il n’a fait que vous importuner, & augmenter vostre ennuy. Meronte eust long-temps parlé sans estre interrompu, pource que Zenobias s’estoit esvanouy, sans qu’on y eust pris garde, aussi-tost qu’il luy eust dit que Parisatis n’avoit point esté trouvée. Polemandre fut le premier qui s’advisa de veoir ce que son maistre faisoit, mais le voyant plus mort que vif, ses plaintes & ses soins renouvellerent. Il essaya mille sorte de remedes, avant que ny luy, ny les Medecins qu’il avoit envoyé querir, pussent luy faire reprendre les sens. Il revint apres une deffaillance de trois heures, & quand il fut revenu, il s’escria tant qu’il pût. Injustes Dieux ! Puissances imaginaires qui n’avez providence quelconque, & qui n’estes grands ou petits, veritables ou faux qu’autant que les hommes se le figurent ! Quoy ! je croiray que vous estes apres cette sanglante Tragedie ! Non, je ne le puis faire, c’est offencer le sens commun : c’est vous offencer vous mesmes, s’il estoit vray que vous fussiez, de figurer que vous ayez soin du monde, puisque vous en avez laissé perdre tout ce qu’il y avoit de beau. Parisatis vous estes morte ? Ouy vous l’estes & je n’en doute point : Orsus vous autres, dit-il se tournant vers les siens, ne me parlez plus de vivre, je veux mourir, & je jure par Parisatis morte, que quiconque m’empeschera de la suivre, sentira combien pese un bras poussé d’une juste colere. Il eust beau faire & beau dire on ne laissa pas pour ses menaces de le servir si bien contre son intention qu’en depit de luy, il fut contraint de vivre, & recevoir quelque espece de soulagement. Figurez vous mon pere, comme quoy il en devoit estre au desespoir. Il pensa mourir plusieurs fois. Et en fin apres estre sorty de tres longues maladies. Au lieu d’aller en Syrie il passa en Ionie par le conseil de Polemandre, & fut à six ou sept lieuës d’Ephese pour consulter un Oracle de Diane, qui encore aujourd’huy a par toute l’Asie une grande reputation. Apres plusieurs sacrifices, il receut cette responce.




ORACLE DE DIANE.




  Il est vray par l’ire du sort,
Tout ton contentement est mort :
Ne le cherche plus dans ce monde,
L’objet de tes vœux abusez,
Vient de passer la derniere onde,
Et souspire aux champs Elisez.


  Donc, s’escria-t’il tout haut, Parisatis est morte ? Non seulement les Dieux m’en asseurent, mais aussi me conseillent de sortir du monde pour la suivre. Je vous obeïray, chaste Déesse, je vous obeïray, & le feray si gayement que vous cognoistrez combien je prefere les advis qu’on me donne de mourir à ceux d’esperer, & de vivre. Aussi dés le jour mesme Zenobias eust obey à Diane si le trop fidelle Polemandre ne l’eust empesché de se tuer. Il tomba derechef malade mais jusqu’à tel point que sa vie fut desesperée. Toutesfois, comme s’il ne luy eust pas encore esté permis de mourir, où plustost d’estre si tost hors de peine, le mal ayant fait son effort, il r’eschappa, & par une fantaisie qui ne le quittera que par vostre responce il fut fort long-temps sans cesser d’importuner les Dieux & leurs Oracles de luy dire ce qu’ils avoient resolu de luy. A la fin estant en Lesbos il se laissa persuader qu’Apollon avoit de tout temps rendu des Oracles, en une Isle qui n’estoit pas fort esloignée. Il y alla, & voulut veoir si le frere ne luy seroit point plus favorable que la sœur. Il luy fit ses prieres, & receut cette responce.




ORACLE D’APOLLON.




  Le temps finira tes supplices,
Par la presence des delices,
Dont la perte te fait mourrir.
Ne languy donc plus de la sorte,
Et croy si tu la veux guerir,
Que Parisatis n’est point morte.


  Ce dernier Oracle fut la guerison pour un temps de tous ses maux, mais apres avoir couru presque toute l’Asie & toute l’Europe, sans avoir des nouvelles de sa maistresse il estoit prés d’estre plus mal que jamais, lors qu’on luy dit en Macedoine que dans les Alpes il y avoit un Druyde qui sçavoit les choses parfaittement comme les Dieux. Zenobias y fut, mon pere, mais vainement pour luy : car à l’heure-mesme qu’il y arriva on faisoit la fosse pour le mettre en terre. Un homme moins constant que luy se fust tué de regret : mais l’esperance de revoir sa maistresse le retenant, il s’informa si aux lieux circonvoisins il n’y en avoit point d’autres. Un vieil homme luy dit, qu’en un petit pays nommé Forests auprés de Lyon, depuis quelque temps on parloit d’un Druide venerable pour sa saincteté, & merveilleux pour ses responces appellé Climanthe. Qu’infailliblement s’il vouloit passer jusques-là il auroit sujet de ne s’en repentir point. Zenobias est venu fort prés d’icy, mon pere, en s’informant de vous, & ce matin estant arrivé à une petite ville qui n’est pas loin d’icy nommée Marcilly, on luy a enseigné vostre demeure. Il m’a commandé de vous venir faire la reverence, & pource qu’il est tombé malade, vous dire sa fortune. Voila mon pere, ce à quoy, s’il vous plaist vous apporterez les consolations, & les remedes qu’à vostre instance les Dieux ne refuserent jamais à personne. Climanthe plus subtil & plus clair-voyant qu’un Lynx ayant pris garde que cinq ou six fois ce jeune homme en parlant de Zenobias, avoit parlé, comme de soy, sans y penser, & d’ailleurs se figurant à tort & à travers qu’il s’en falloit deffaire, le quita, & luy dit que bien-tost il viendroit le retrouver apres qu’il auroit consulté son Dieu. Il revint donc fort peu de temps apres, & s’addressant à luy avec une mine severe & toutesfois joyeuse. La fin de tes peines est arrivée Zenobias, luy dit-il, (c’est ainsi que tu t’appelles) car mon Dieu me l’a revelé. C’est en vain l’homme pense-t’il se cacher à la cognoissance de celuy qui l’a fait. Console toy donc, & sçache que tu trouveras Parisatis en ces Isles que nous appellons Fortunées. Elles sont en l’Occean, qui comme t’a dit Diane est la derniere onde. Et comme elle t’a dit aussi, elles sont par vous autres adorateurs d’autres Dieux que nous, nommées les champs Elisez, puisque vous croyez que là sont les ames des bien-heureux apres leur mort. Zenobias ravy de ce qu’il oyt se jetta aux pieds du Druide, & sçachant aussi bien que luy ce qu’il luy disoit des Isles Fortunées le prist pour un Dieu visible. Il advoüa qu’il luy devoit la vie, qu’il estoit Zenobias, & apres cela demeura encore avec luy fort long-temps, luy disant mille autres particularitez de sa vie qu’il avoit oubliées : comme il veit que la nuit approchoit, il print congé du faux Druide, & s’en alla avec l’opinion qu’il n’y avoit homme au monde sainct & Prophete comme luy. Climanthe ayant de son costé fort bien joüé son per- sonnage estoit tres-satisfait, & n’attendoit que la nuict pour aller trouver Polemas & luy conter ses deux differentes fortunes. Aussi-tost qu’il fust nuit, il changea d’habillemens, & traversant le bois par des chemins qui n’estoient cognus qu’à luy, arriva chez Polemas. La premiere nouvelle qu’il luy dit fut celle de Zenobias, mais il ne luy dit qu’en passant, & s’arrestant sur leurs propres affaires, luy apprit comme quoy Leonide & Sylvie l’estoient venu voir, & luy demanda ce qu’il avoit à respondre à la priere que par ses Nymphes Galathée luy avoit faitte. Polemas tressaillit d’aise, voyant que la Nymphe n’estoit point desabusée, puisqu’elle vouloit parler à Climanthe : Et comme quoy pensez-vous, luy dit Clymanthe, que Galathée, eust pû descouvrir mes artifices, puisque les hommes les plus fins y eussent esté attrapez aussi bien qu’elle ? car si jamais un dessein a esté conduit avec une extreme prudence : Il faut advoüer que c’a esté le nostre, & quant à moy quelque opinion que vous en ayez euë, je ne me suis jamais scû persuader qu’elle ait soubçonné ny ses Nymphes aussi, qu’il y ait eu de la tromperie en tout ce que je leur ay fait veoir, y ayant observé de telle sorte tous les artifices necessaires, que si un autre m’en avoit autant fait, je croy que j’y aurois esté aussi bien abusé que luy : Mais si par le premier artifice elles ont esté trompées, asseurez-vous que par ce second elles l’ont esté bien encores davantage.


  Cependant qu’ils parloient ainsi, Polemas fut adverty qu’un messager le venoit trouver, pour quelques nouvelles d’importance, cela fut cause qu’interrompant leurs discours, & faisant retirer Climanthe dans un cabinet voisin, il commanda qu’on le fist entrer, Seigneur, luy dit le Messager, apres l’avoir salué, & qu’il se veid seul avec luy dans la chambre, vostre fidelle serviteur Meronte vous saluë, & m’a commandé de ne donner cette lettre qu’entre vos mains, luy dit-il en la luy presentant, & de plus m’a donné charge apres que vous l’aurez leuë, de vous dire quel- que chose de sa part pour vostre service. Polemas alors l’ayant decachetée, & leu que ce n’estoit qu’une lettre de creance, le prenant par la main, le tira le plus prés qu’il pût de la porte du cabinet où estoit Climanthe, afin qu’il le pûst ouyr, s’asseurant bien que c’estoit quelque chose qu’il seroit necessaire de luy communiquer ? parce que ce Meronte estoit l’un des principaux Bourgeois de la ville de Marsilly, qu’il s’estoit acquis de longue-main pour l’un de ses plus affidez. Interrogeant donc celuy-cy qui estoit son fils, il sceut de luy l’arrivée de Damon, & de Madonthe, l’honneur & les carresses qu’Amasis & Galathée leur faisoient, le soing que toutes deux avoient de ses blesseures : & l’opinion que les Chirurgiens en avoient. Apres il luy rendit compte de tous les gens de guerre qui se trouvoient dans la ville : De quelle façon les gardes se faisoient, le peu d’apparence qu’il y avoit qu’Amasis & Adamas fussent entrez en doute de quelque entrepri- se, & bref il l’asseuroit que toutes les fois qu’il luy plairoit, il luy ouvriroit une porte sans aucune difficulté. Polemas receut ces nouvelles avec beaucoup de contentement, & apres avoir remercié Meronte de la continuation de sa fidelité, & de son affection, il le conjura de vouloir continuer, avec asseurance qu’en temps & lieu il le recompenseroit, de sorte, qu’il auroit tousjours occasion de l’aimer. Que quand il seroit temps il se serviroit de ses offres, comme de la personne du monde à laquelle il se fioit le plus, & lors mettant la main dans un cabinet ou il tenoit expressément de l’argent pour ces recompenses secrettes, & luy en donnant une poignée, Recevez, luy dit-il, ce petit tesmoignage de ma bonne volonté, attendant que l’occasion se presente de faire d’avantage pour vous, & puis s’en revenant au mesme lieu : Mais, luy dit-il, n’y a-t’il rien de nouveau en la Court ? Seigneur, luy respondit ce jeune homme, l’on ne parle d’autre chose que d’un Druide qui vit avec tant de saincteté dans certain bois auprés de Montbrison, que les Dieux luy octroyent tout ce qu’il demande. Je ne sçaurois vous dire les choses que l’on en raconte : car elles sont les plus extraordinaires que l’on ait jamais ouy dire, & ce qui encores l’a le plus mis en reputation c’a esté le voyage que Leonide fit hier vers luy, qui en raconte des choses si merveilleuses, qu’elle en ravit tous ceux qui l’oyent. Mais entr’autres choses, dit Polemas, que dit-elle particulierement y avoir ? Seigneur, respondit-il, elle en dit beaucoup, entr’autres de certaines portes du Temple, qui s’ouvrent & se ferment d’elles-mesmes à la seule parole de ce sainct personnage. Pour moy, comme vous sçavez, je ne vay gueres souvent au Chasteau, & tout ce que j’en sçay n’est que par ouyr dire : mais c’est la verité, que l’on en raconte de grandes merveilles. Or bien, luy dit en fin Polemas, vous vous en retournerez vers vostre pere, luy direz le contentement, que j’ay receu des nouvelles qu’il m’a fait sçavoir par vous, qu’un jour je luy donneray des tesmoignages de ma bonne volonté, comme j’en desja tant receus de son affection & de sa fidelité, qu’il continuë de m’advertir de toutes choses pour petites qu’elles soient, & sur tout & vous & luy soyez secrets. Et à ce mot le licentiant, il s’en revint vers Climanthe, qui ayant ouy ce message ne pouvoit s’empescher de rire de l’opinion qu’ils avoient tous conceuë de luy. Il faudroit bien aussi, continua-t’il, que ces filles fussent plus fines, que la finesse mesme, si elles avoient recognu l’artifice duquel j’y ay usé. Mais reprenoit Polemas, dittes-moy je vous supplie, comment ce feu allumé sur un Autel si esloigné de ces portes, les peut-il faire ouvrir, ou refermer, comme ce jeune homme racompte : car j’advouë qu’encores que quand vous entrepristes cet ouvrage, vous me l’ayez dit plusieurs fois, si est-ce que je ne puis comprendre comme cela se peut faire si facilement. Il est certain, dit alors Climanthe, que ces artifices se peuvent mieux comprendre par la veuë, que par les discours, & toutesfois celuy-cy est assez aisé, pourveu que vous me vueillez escoutter un peu attentivement. Et lors s’estant teu pour quelque temps, il reprit de cette sorte. Figurez-vous cette machine à laquelle j’ay donné la forme d’un petit Temple, ou sacraire, estre de longueur de trente pieds, ou environ, & large de douze ou treize, la baze sur laquelle je l’ay posé est haute de neuf ou dix pieds de sorte que pour monter au plan où sont les portes, il y peut avoir douze ou treize marches, j’ay esté contraint de faire la baze ainsi haute, pour avoir lieu d’y mettre les artifices, qui estoient necessaires. Les portes sont legeres & s’ouvrent & ferment fort aisément. Les deux pivots sur lesquels elles tournent, vont jusques en bas, & l’Autel, qui est à l’autre bout de la machine est creux, & les jointures en sont tellement serrées, que l’air mesme n’y sçauroit entrer : Au dessous dans la baze, il y a une grande peau de boucq, dont le col, avec un canal, entre dans le creux de l’Autel, mais le tout clos avec un tres-grand soin, parce que c’est en cela, que gist presque tout l’artifice. A cette peau de boucq est attachée une corde, qui soustenuë par une polie, se va entortiller aux deux pivots, parce que cette corde se separe en deux sur la fin. Entre la peau de bouc, & la polie, il y a un poids tel que j’ay jugé estre necessaire, pour fermer les portes. Or voicy tout l’artifice : Aussi-tost que le feu, qui est allumé sur l’Autel, l’eschauffe, l’air est chassé par cette chaleur, dans la peau du boucq, par le canal : La nature de l’air c’est d’estre leger, & par ainsi cette peau s’enflant, & s’eslevant attire en haut ce poids qui baissoit la corde, & ainsi les pivots relaschez par les cordes qui se haussent, ouvrent les portes, & au contraire le feu venant a s’esteindre, & l’air retournant en sa place dans l’Autel, la pesanteur du poids tirant les cordes en bas, fait tourner les pivots, & les portes se referment. Il faut en cela avoir le jugement de cognoistre le temps, que l’Autel est assez eschauffé, & aussi quand il est assez refroidy pour commander aux portes à temps de s’ouvrir ou de se refermer : car il n’y a personne qui en voyant l’effect, s’il n’en sçait la cause ne croye que ce soit une chose surnaturelle, & en cette occasion je me puis veritablement loüer de ma fortune : car je n’avois pas si tost proferé la parole, que les portes s’ouvroient, ou se refermoient, & cela si à temps, que je pris bien garde que Leonide, & Sylvie, en estoient si effrayées, que presque elles en trembloient.


  J’advouë, dit alors Polemas, qu’un homme d’esprit ne se peut achepter, & qu’il n’y a au monde qu’un Climanthe, ne croyant pas qu’autre que luy ait jamais songé à un si bel artifice, & quant à moy je ne doutte point, que ces filles n’y ayent bien esté trompées, car je pense estre un peu plus difficile à decevoir qu’elles, & toutesfois je confesse que je ne me fusse pas pû desmesler de cet artifice. Mais mon cher amy, continua-t’il, en l’embrassant, quelle fin croyez vous, que doive avoir nostre desseing ? La plus heureuse, sans doute, dit-il, que nous luy puissions desirer, car encore que des choses futures le jugement soit fort incertain, si est-ce, & je vous supplie retenir cecy de moy, que presque infailliblement un commencement heureux est suivy d’une heureuse fin, & que sçaurions nous desirer à ce commancement de plus heureux ? Dans cette contrée tout est à vous, dehors il n’y a Prince voisin qui ne vous aime, & qui ne vous favorise. Tous ceux qui vous pourroient faire du mal sont bien loing de vous, & tellement embarrassez aux affaires d’autruy, qu’ils nous donneront tout le loisir que nous voudrons pour faire les nostres. Et le bon, c’est que Clidamant qui en quelque sorte nous pourroit nuyre, employe son temps auprés d’un Prince tant esloigné de nous que son secours ne luy peut jamais estre gueres utile, au lieu que vos amitiez & vos confederations sont avec ceux qui ne sçauroient estendre la main, qu’ils ne vous touchent, si bien que nous n’avons à faire qu’à des femmes, qui à la verité sont redoutables en Amour, mais grandement inutiles en la guerre. Mais, reprit Polemas Adamas duquel nous n’avons jamais pû gagner la bonne volonté est un puissant ennemy, pour le credit qu’il a en cette contrée, & crains que l’authorité d’Amasis, & l’esprit alliené de Galathée ne nous soient un grand empeschement. Souvenez-vous, respondit Climanthe, que toute chose agit selon la nature, & qu’Adamas vous peut nuire en paroles, tant que vous ne viendrez point aux effects, mais aussitost que les armes parleront, asseurez-vous que les livres se tairont, & quand à Amasis elle aime de sorte Galathée, qu’elle ne contredira jamais, à ce que sa fille voudra. Mais interrompit incontinent Polemas, c’est bien là où est la grande difficulté, car Galathée qui est jeune, & volontaire n’a pas la consideration qu’elle devroit avoir pour son contentement, & pour le bien, & repos de ses Estats, mais à d’autres desseins bien esloignez des miens. Et qu’en sçavez-vous ? reprit Climanthe, peut-estre desire-t’elle plus que vous, ce que vous voulez, mais elle n’en sçait trouver les moyens : N’est-il pas vray qu’autresfois elle vous a aimé. Il est vray, respondit-il, mais Lindamor, je ne sçay comment, me l’osta de la main. Or souvenez-vous, adjousta Climanthe, que ce qui a esté une fois le peut bien estre deux. Le naturel d’une femme, & mesme qui est jeune, c’est vouloir tout, & ne vouloir rien, je veux dire que sa volonté, se laisse emporter à tous les objects qui luy semblent bons, beaux, ou nouveaux : mais sans s’obliger à pas un solidement. De sorte que quand quelque chose se presente à ses yeux, elle le reçoit autant qu’il luy plaist, & ainsi elle veut tout, mais elle ne veut rien, parce que cette volonté est en cela comme un navire, sur une plage sans nul ancre qui le puisse arrester. Et toutesfois si par les conjectures nous pouvons avoir quelque cognois- sance des choses cachées. Dittes-moy je vous supplie : si elle n’avoit besoin d’observer ce que je luy ay dit, à quelle occasion, auroit-elle esté si curieuse de m’envoyer Leonide pour me prier tant instamment de l’aller trouver ? Non croyez-moy, ou je suis le plus trompé qui vive, ou il me semble de lire dans son cœur, qu’elle attend avec une impatience extrême de me veoir, pour se mettre entierement entre mes mains. Asseurez-vous que je luy ay donné l’allarme bien chaude, quand je luy ay dit, que si elle espousoit autre que celuy que les Dieux luy ordonnoient, elle seroit la plus mal-heureuse qui ait jamais vescu. Mais, repliqua Polemas, si elle s’apperçoit de vostre artifice ? Mais respondit Climanthe, tout en colere, si le Ciel tomboit ? Il y a bien apparence de faire cette doute, je veux que vous sçachiez que Climanthe a bien tant d’artifice, que s’il avoit entrepris de faire remarier Amasis avec luy, il en viendroit à bout. Polemas, alors avec un esclat de rire, ô plust à Dieu que je fusse tesmoin de ce beau mariage, & que vous le fussiez du mien avec Galathée. Je me contente bien respondit-il froidement d’avoir Leonide. O mon cher amy, dit incontinent Polemas en cas que le mien se fasse, je la vous promets ! Et moy, adjousta Climanthe, dans peu de jours, je vous donneray Galathée, où j’ay perdray la vie. Et sur ce discours, ils mirent en avant s’il feroit venir Galathée vers luy, où s’il iroit vers elle, & en fin ils conclurent qu’il estoit plus à propos, qu’il allast vers la Nymphe, parce que de la faire venir dans le Temple, il estoit à craindre que luy voulant faire veoir ces ouvertures des portes, quelque chose ne joüast pas si bien, n’y si à propos, que de coustume, qui gasteroit tout le mistere : outre que les choses merveilleuses qui adviennent plusieurs fois, se rendent en fin mesprisées, & de plus voulant faire croire que c’est le Dieu qui les ouvre, & referme, il sembleroit que ne faire jamais qu’une mesme chose, il y auroit quelque deffaut, qu’au contraire l’allant trouver en son logis, il seroit hors de toutes ces peines, & n’auroit à penser, qu’à ce qu’il auroit à luy dire. Sur cette resolution ils se separerent, pleins d’espoir & l’un & l’autre de veoir bien-tost l’heureuse fin qu’ils desiroient à leur entreprise.


  Mais Polemas qui avoit un esprit vif, un tres bon jugement & un courage plein d’ambition, quoy qu’il fist semblant de remettre du tout sur la conduitte de Climanthe, l’esperance qu’il avoit conceuë, si est-ce qu’il ne laissoit rien arriere qu’il jugeast estre necessaire pour en venir à bout : De sorte qu’encores qu’il veist quelque apparence en la ruse de cet homme, si ne laissa-t’il pour cela de pourveoir à ses affaires, à fin que si l’artifice, ne faisoit l’effect pretendu, il pût en venir à bout par la force, & d’effect, outre qu’il s’estoit acquis tous les Ambactes & Solduriers de la Province, encore en entretenoit-il plusieurs secrettement, & dedans, & dehors l’estat, il s’estoit rendu maistre de tous les lieux forts, & de tous les ponts & passages, avec une si grande prudence, que nul ne s’en estoit pris garde qu’il ne l’eust fait. Et pour ne faire rien à la volée, il n’y avoit Roy, ny Prince autour de luy, avec lequel il n’eust une tres estroitte intelligence, & duquel il n’eust promesse d’estre assisté en cas qu’il les en requist. A toutes ces prevoyances, il en adjousta encore une qui n’estoit pas petite, à sçavoir un tres-grand amas de toutes sortes de munitions, & & d’instruments de guerre, & parce que le faix de toutes les intelligences, & de toute l’entreprise se reposoit sur luy, & qu’il n’avoit pas du temps assez pour l’employer à ces choses particulieres, il fit choix de quatre personnes qu’il avoit grandement interressées au bon-heur de sa fortune, sur lesquels il s’en deschargea. Ces quatre confidents estoient Peledonte, auquel il donna charge de sa Cavallerie, Argonide qu’il com- mit à son infanterie, Listandre aux machines de guerre, & Ligonias aux munitions & vivres. Ces quatre personnages sçavoient le desseing de Polemas, & s’estoient de longue-main liez avec luy d’une si estroitte amitié, que leurs fortunes, & leurs vies estoient communes. Soudain que Climanthe s’en fut allé, il les fit appeller, & vouloit sçavoir de chacun particulierement, de combien de gens il pourroit faire estat, si dans huit ou dix jours il en avoit affaire. Peledonte l’asseura que s’il luy donnoit ce terme, & qu’il luy permist de les assembler dés ce jour-là, il luy promettoit mille cinq cens hommes de cheval, tous habitans dans le pays, & deux mille estrangers. Argonide, douze mille que picquiers, qu’ils nommoient picquenaires, qu’arbalestiers, qu’ils appellent Cranequiniers, qu’Archiers, ou Frondeurs, & six mille estrangers. Ligonias, luy promit avoir de quoy entretenir, tout ce nombre d’hommes pour quatre mois de toute sortes de vivres, & Lis- candre qu’il avoit tant de machines, de traits, d’arcs, & d’artilleries, qu’il n’en sçauroit dire le nombre : mais que quand il luy plairoit visiter l’Arcenal, il le verroit si bien garny qu’il s’asseuroit qu’il en demeureroit content. Or mes amis, leur dit-il en les embrassant, j’ay bien tousjours esperé, que vous auriez plus de soing de mes affaires, que je n’en sçaurois avoir, c’est pourquoy je m’en suis reposé sur vous : Peut-estre n’aurons-nous pas affaire de tous ces preparatifs, car il semble que le Ciel vueille que nous parvenions à nostre desseing avec douceur, & non par la force, je le desirerois tant pour le bien de cet estat, que d’autant qu’il semble que cette voye est plus convenable : toutesfois il se faut preparer à tout, car j’ay resolu dans huict, ou dix jours d’estre ou Cesar, ou nul. Je vous supplie donc & vous conjure de tout mon cœur de revoir tous en quel estat sont les choses dont vous avez voulu prendre la charge, & les tenir en tel point qu’il n’y ait rien à dire si nous en avons affaire, & adjoustant à ces paroles plusieurs grandes promesses, ils se separerent en attendant qu’il fust temps de mettre en effect ce qu’ils luy avoient promis.


Fin du quatriesme livre.

[Retour au Sommaire]



LA CINQUIESME PARTIE
DE
L’ASTRÉE
DE MESSIRE
HONORÉ D’URFÉ






LIVRE CINQUIESME.




  Pendant que l’ambition de Polemas faisoit joüer tous ces ressorts, & que tout estoit prest de s’envelopper dans un dangereux trouble. Adamas pour prevenir ses mauvaises intentions, avoit de si importantes pensées, qu’elles luy interrompoient de sorte le sommeil, que le plus souvent il sortoit du lict sans avoir pû clorre l’œil. Et quoy que son aage, qui estoit desja fort advancé dans la vieillesse, le conviast quelquefois à se reposer, si est-ce que l’affection qu’il avoit au service de la Nymphe, & au bien de cet Estat, qui sembloit n’avoir autre asseurance qu’en luy, faisoit faire à ce corps demy cassé, des efforts incroyables, tant le desir de bien faire a de puissance sur une personne genereuse. Et d’autant plus qu’il voyoit le peril grand, & les remedes difficiles, d’autant plus aussi rappelloit-il toutes les forces de son esprit & de son jugement, pour s’opposer aux desseins de Polemas.


  Et veritablement les difficultez n’estoient pas petites, qui se presentoient toutes à la fois à ses yeux. Car voir la Nymphe desnuée d’hommes & d’argent, & n’avoir pour toute seureté que Marcilly, où encore, il ne falloit point douter, que son ennemy n’eust de tres-grandes intelligences, & avoir à se defendre contre un grand homme de guerre, qui avoit la force des hom- mes, des forteresses, des intelligences, & de tous les deniers de l’Estat en sa puissance, il y avoit bien sujet d’estre en peine & en doute. Et l’une des choses qui le travailloit le plus, c’estoit qu’encore falloit-il, que pour s’opposer à ceste violence & trahison, il fist les preparatifs necessaires si secrettement, que l’ennemy ne s’en pûst apercevoir : chose si difficile qu’elle sembloit impossible, parce que presque il ne sçavoit de qui se fier, pour la grande commodité que Polemas avoit euë de corrompre tous ceux qu’il avoit voulu attirer à sa faction.


  Il est vray que la survenuë du Prince Godomar, en un temps si oportun, & de tous ces Chevaliers qui estoient avec luy, comme aussi la rencontre de Damon, & d’Alcidon, luy donnoient un grand courage, luy semblant que c’estoit une cognoissance que Dieu vouloit conserver la Nymphe contre les tyrannies de cet homme. Lors qu’il estoit plus avant en ses pensées, & que dés le plus grand matin il alloit donnant ordre à ce qui estoit le plus necessaire, ceux de la garde luy firent sçavoir qu’une bonne troupe d’estrangers s’estoient presentez à la porte pour entrer, & qui n’ayans point voulu dire leurs noms, y avoient esté arrestez. Que toutefois ils sembloient ne venir point en mauvais dessein, puis qu’il y avoit quantité de Dames dans des chariots. A peine avoient-ils donné cet advis au Druyde, que deux Chevaliers luy furent conduits, pour luy faire entendre qu’elles gens s’estoient.


  Ces deux Chevaliers estoient assez âgez, & monstroient à leur façon d’estre personnes de grand respect, qui fut cause qu’Adamas leur rendit beaucoup d’honneur, & parce qu’ils le supplierent de pouvoir parler à luy en particulier, les ayans fait entrer dans un cabinet, le plus vieil luy parla de ceste sorte.


  Sage & prudent Seigneur, Argire Reyne des Pictes, nous envoye vers la grande Nymphe, pour luy faire sçavoir qu’elle est entrée dans ses Estats, sans luy en donner advis, parce que ne desirant point d’estre cognuë, pour le sujet qu’elle luy fera entendre, elle a pensé qu’elle ne l’auroit point desagreable. Et d’autant que l’on luy a faict difficulté à la porte de ceste ville, de la laisser entrer, & qu’elle se void contrainte, pour satisfaire à l’ordonnance de l’Oracle de parler à elle, elle en nous a commandé de la supplier de sa part, de luy permettre l’entrée, & de ne vouloir point qu’elle soit cognuë, s’asseurant que quand elle sçaura la raison qui luy fait avoir ce desir, elle la trouvera tres-juste. Comment, interrompit Adamas, la Royne des Pictes est à la porte ? Et luy ayant repliqué que c’estoit-elle. O Dieu ! s’escria le Druyde, que la Nymphe sera marrie de ne l’avoir sceu, & qu’elle aura de desplaisir qu’une si grande Princesse ait esté si mal receuë dans ses Estats. Il vouloit entrer en de plus grandes excuses, lors que ces Chevaliers : Seigneur, luy dirent-ils, la Reyne ne veut point estre cognuë, & elle en supplie la Nymphe, c’est pourquoy toutes ces de monstrations la des obligeroient grandement, nous n’avons point faict de difficulté de le vous dire, sçachant par le rapport la fiance qu’Amasis a en vostre sagesse : Mais nous vous requerons de la part de la Reyne nostre maistresse, de n’en point faire de semblant, & de luy permettre que, comme estrangere incognuë elle puisse voir la Nymphe, & luy communiquer le sujet de son voyage. Adamas alors : Seigneurs, leur dit-il, la Nymphe, pour chose du monde, ne voudroit deplaire à la Reyne, si bien que je m’asseure qu’elle en usera comme elle le luy ordonnera, ce ne sera pas toutefois sans avoir bien du des plaisir de ne pouvoir faire quelque de monstration à une si grande Princesse, du contentement qu’elle reçoit de la voir en ses Estats. Et puis que vous le voulez ainsi, nous irons ensemble vers la Nymphe le luy faire entendre : car si ce n’estoit pour ne descouvrir, ce que vous voulez qui soit tenu caché, je m’en courrois à la porte pour la recevoir, sçachant bien que c’est la volonté de la Nymphe que la Reyne commande en ces contrées comme parmy les Pictes.


  Et à ce mot s’en allans tous trois vers la Nymphe, le plus diligemment qu’ils peurent, Adamas luy fit sçavoir ceste nouvelle, de laquelle elle ne demeura pas peu estonnée, pour estre chose si peu attenduë. Et en mesme temps faisant entrer les deux Chevaliers, elle sceut d’eux tout au long, ce que le Druyde luy avoit desja dit briefvement, & de plus, que le principal sujet qui faisoit aller de ceste sorte Argire incognuë, estoit le malheur de Rosileon, qu’elle conduisoit avec elle, & qui avoit de telle sorte d’esprit aliené, qu’il faisoit compassion à tous ceux qui l’avoient autrefois cognu. Que pour ce subjet elle supplioit qu’on luy fist donner quelque logis à part, & où il ne pût estre veu que de ses domestiques. La Nymphe vouloit elle-mesme l’aller querir, & la conduire dans le Chasteau, mais ces Chevaliers se mirent presque à genoux devant elle, d’autant que la Reyne en demeureroit grandement offencée, parce que quelquefois il faisoit des folies si estranges quand il se trouvoit en ces assemblées, qu’Argire avoit esté contrainte de venir presque seule, n’ayant mené avec elle que la Princesse Rosanire, fille de Policandre Roy des Boyens & des Ambarres, & une assez petite troupe de Chevaliers, pour la seureté de leurs personnes. Puis, leur respondit la Nymphe, que la Reyne ne me veut pas permettre que je luy rende l’honneur que je luy dois, ma fille Galathée, pour le moins, s’y en ira en ma place, & la conduira en un des corps de logis de ce Chasteau, où elle ne sera veuë que de ceux qu’il luy plaira. Ny à cela non plus, reprirent les Chevaliers, elle ne consentira jamais. Elle recevra bien le logis que vous luy offrez, pour estre prés de vous : mais non pas, s’il vous plaist, que la Nymphe vostre fille l’aille trouver. Madame, dit alors Adamas, il faut, puis qu’il luy plaist ainsi, que vous la contentiez, & que pour vostre satisfaction, vous disiez que la Reyne a dans ses Estats tout pouvoir, & que vous luy voulez obeïr en tout ce qui luy plaira. Et, si vous me le commandez, je m’en iray la trouver, pour la conduire dans l’appartement où vous la voulez loger, & je feindray que ce n’est que pour commander à la porte de la laisser entrer.


  De ceste sorte Argire fut conduitte dans le Chasteau, & tous ceux qui estoient avec elle, qui pouvoient estre environ cent Chevaliers, furent logez dans la ville, le plus commodément que faire se pût. Adamas loüa & remercia Dieu de l’arrivée de ceste Princesse, luy semblant que c’estoit une grande asseurance pour les affaires de la Nymphe, d’autant qu’il ne se pouvoit imaginer qu’elle fust venuë pour peu de jours, & que si Polemas attentoit quelque chose, elle se trouveroit engagée dans la ville avec eux, qui donneroit sujet aux Pictes de les venir secourir. Outre qu’ayant oüy parler des grands faicts d’armes de Rossileon, & de l’amitié que Policandre Roy des Boyens & des Ambarres luy portoit : Et de plus, sçachant que Rosanire sa fille, estoit avec la Reyne des Pictes, il n’y avoit pas apparence que de si grands Roys ses voysins, laissassent sans secours le lieu où ils seroient assiegez. Et ayant communiqué toutes ces choses à la Nymphe, & au Prince Godomar, ils furent tous d’advis qu’il falloit obliger ceste Reyne par toutes les courtoisies qu’on pourroit luy rendre, à prendre part en leurs affaires. Et parce qu’Adamas avoit desja obtenu d’elle qu’Amasis & Galathée la pourroient veoir, aussi-tost qu’elle se fut un peu rafraichie, la Nymphe s’y en alla, n’ayant avec elle que Galathée & Adamas. Et afin que personne ne s’en prist garde, elle passa par une gallerie, qui attachoit l’appartement où la Reyne estoit logée, avec la chambre de la Nymphe. Argire sçachant sa venuë, l’alla rencontrer à la porte de ceste gallerie, n’ayant avec elle que deux ou trois Dames assez aagées, & un vieux Chevalier. Les premieres salutations estans faites, Argire prenant la Nymphe par la main, & s’assiant, Galathée demanda permis- sion d’aller baiser les mains à la Princesse Rosanire, ce que la Reyne ayant agreable, lorsqu’elle fut partie, avec une de ces vieilles Dames, & les portes estans bien fermées, la Reyne commanda à ce vieux Chevalier de raconter à la Nymphe le sujet de son voyage, & ne luy celer, ny desguiser chose qui concernast ceste affaire. Le Chevalier, pour luy obeyr, prit la parole de ceste sorte.




HISTOIRE
De Rosanire, Celiodante, &
Rosileon.




  La patience, & l’impetuosité, sont deux moyens avec lesquels les hommes peuvent faire de grandes choses : Parce que l’une faict effect avec la force & la violence, en heurtant ce qui s’oppose à son dessein : & l’autre en temporisant & lassant l’ennemy, elle en emporte la victoire : si bien qu’il semble que par deux contraires chemins, elles parviennent à un mesme but. Je croy bien que celuy qui pourroit avoir ces deux qualitez ensemble, devroit estre estimé plus qu’homme : mais d’autant que la foiblesse humaine rarement les peut embrasser, je pense que toutes choses bien balencées, la patience & la moderation sont beaucoup plus loüables & plus utiles, comme plus fondées sur le discours de la raison, & que l’impetuosité beaucoup plus aisément emporte celuy qui la prend pour sa guide dans des ruïnes & des precipices inevitables.


  Grande & sage Nymphe, le discours que j’ay à vous faire, vous tesmoignera que si la Reyne eust tousjours eu ceste maxime devant les yeux, elle ne fust pas tombée aux inconveniens où elle s’est veuë, ny aux desplaisirs qu’elle a ressentis. Mais lors que l’on demande conseil à sa passion, il ne faut pas trouver estrange si l’advis est bien souvent contre raison, & s’il traine apres luy une longue chaisne d’infortunes & de desa- stres, desquelles ayant à vous faire recit, le plus briefvement qu’il me sera possible : Il faut que vous sçachiez, Madame, que Policandre, Roy des Boyens & des Ambarres, estant encore fort jeune Prince, & voyant ses Provinces sous la sage conduitte du Roy son pere, joüir d’une profonde paix, desireux de voir les peuples estrangers, & d’acquerir de l’honneur & de la gloire par la force de son courage, se desroba secrettement, & s’en alla avec un seul Escuyer, chercher la guerre où il oyoit dire qu’elle estoit. Ce jeune Prince courut avec le tiltre de Chevalier Errant, non seulement toutes les Gaules, mais les Grudiens, Menapiens, Bataves, Ubiens, Latobriges, Henides, Pœmanes, Eburons, Norciens, Nemites, Tullingiens, Marcomanes : & bref la haute & basse Germanie. Et puis passant en la grande Bretagne, demeura longuement dans la Cour de ce grand Roy, où comme par tout ailleurs, il acquist tant de gloire, sous le nom de Chevalier Incogneu, que mal-aysément y en avoit-il en l’Europe un plus cogneu que cet Incogneu. En fin desirant de s’en retourner en son Royaume, il s’embarqua tout chargé de gloire, & vint descendre en la coste Armorique, d’où en fin son destin le conduisit dans la Cour du Roy des Pictes, qui ayant ouy le bruict de sa valeur, le receut avec tant de courtoisie, qu’il le convia d’y demeurer plus qu’il n’avoit pas desseigné.


  Durant le temps de son sejour, il vid la Princesse Argire, & comme les choses qui sont escrites dans le Ciel sont inevitables. S’il l’ayma, elle ne pût s’empescher d’avoir son affection agreable. Ce nouveau dessein luy fit oublier le premier qu’il avoit d’aller en son Royaume, & l’arresta quelques mois en ceste Cour, où il changea le nom de Chevalier Errant, en celuy d’Amant. Il est vray aussi, grande Nymphe, que sa valeur, & la gloire de tant de combats, entrepris, & achevez avec tant de courage & de bon-heur, sa discretion, & l’honneur & respect avec lesquels il se mit à rechercher ceste jeune Princesse, l’obligerent à recevoir l’affection qu’il luy tesmoignoit, & toutefois elle ne luy en voulut jamais faire rien paroistre, qu’elle ne sceust qu’il estoit Prince des Boyens & des Ambarres : mais le luy ayant fait entendre secrettement, & n’estant pas si jeune qu’elle ne veist bien que son pere n’eust sceu luy choisir un mary ny plus grand, ny plus digne de commander aux Pictes, sur la parole qu’il luy donna de n’avoir jamais d’autre espouse qu’elle, elle le receut pour son mary, & luy permit de la veoir secrettement. La Reyne rougit, grande Nymphe, quand je vous raconte ces choses, toutefois la creance que justement elle devoit avoir, qu’un si grand Prince, si plein d’honneur & de reputation, ne voudroit point trahir les asseurances qu’il luy donnoit, justifie assez son action, & la rend sans blasme,


  Ils demeurerent quelques Lunes de ceste sorte ensemble, sans que personne s’en apperceut, sinon la Nourrice à laquelle elle l’avoit declaré, comme à celle qui leur facilitoit leurs entreveuës, & son fils nommé Verance, qui estoit celuy duquel Policandre se fioit, & se servoit le plus en ceste affaire. En fin la Fortune lasse de les laisser en ce repos, donna sujet à Policandre de s’en retourner en son Royaume, par la mort du Roy son pere. Ceste separation rapporta à tous deux un cruel desplaisir : mais plus à la Princesse, qui ressentoit non seulement son esloignement, mais qui prevoyoit presque l’oubly asseuré dont il devoit user envers elle. Toutefois luy representant, outre la perte du Roy son pere, la necessité encore que sa mere avoit de son retour, par la haste avec laquelle elle l’envoyoit chercher, elle consentit à son depart, & tant plus librement qu’il luy promettoit de la faire demander incontinent au Roy, auquel il envoyeroit des Ambassadeurs : & qu’il n’y avoit rien qui pûst plustost que ce prompt esloignement, leur donner le contentement qu’ils desiroient.


  Il s’en va donc avec milles promesses & mille serments, qu’il oublia aussi tost qu’il la perdit de veuë ; car depuis elle n’eut plus nouvelles de luy, sinon celles que le bruit commun luy apportoit. Par ceste renommée donc, elle sceut que tout son Royaume estoit divisé en deux factions : L’une, de la Reyne sa mere, qui estoit pour luy : Et l’autre d’un puissant Prince, en quelque sorte son parent, nommé Bourbon l’Archimbaut, qui pretendoit par la force de ses amis & confederez, de r’avoir la puissance souveraine, & la remettre en sa maison, de laquelle il disoit que Bourbon l’ancien bisayeul de Pelicandre, l’avoit ostée. Et il avoit fait ceste entreprise d’autant plus hardiment, que plusieurs faisoient courre le bruict que Policandre estoit mort, apres lequel il n’y avoit nul plus proche successeur à ces deux couronnes que luy. Le Roy d’autre costé qui estoit vieux, & de qui la vigueur deffaillant peu à peu, ne luy laissoit plus la force de s’opposer à ses desseins, encore qu’il s’en apperceust, faisoit semblant de ne le voir pas, & alloit devidant la fusée de sa vie le plus doucement qu’il pouvoit : de sorte que quand il vint à mourir, la faction du Prince Archimbaut fut telle, que si Policandre n’y fust promptement arrivé, il est certain que la Reyne sa mere eust esté contrainte de ceder à ceste rebellion : mesme qu’outre les forces qu’il avoit dans sa faction, encore estoit-il assisté de la puissance des Lemovices, d’autant que la Reyne de ce peuple estoit sa fille unique, qui avoit esté mariée à leur Roy, & duquel elle estoit vefve depuis un an, & en avoit eu une seule fille nommée Cephise.


  La Princesse Argire apprist donc par le bruit commun toutes ces choses, & parce qu’elle ne se pouvoit empescher de prendre part en ce qui le touchoit, elle eust bien desiré que le Roy son pere luy eust donné secours. Et pour l’y convier, elle luy fit finement sçavoir, que le Chevalier Incogneu, qui avoit si longuement demeuré dans sa Cour, estoit le Roy Policandre : Mais ceste raison d’Estat, que les interessez tirent du costé qui leur est le plus commode, fut cause qu’il prist le party contraire : Car les partisants d’Archimbaut luy representoient que Policandre estoit desja perdu, & qu’il n’y avoit plus d’esperance de salut pour luy : Que ce seroit peu de prudence de se rendre ennemy d’un Prince si puissant, qui avoit desja le Royaume des Lemovices, à cause de sa fille, & qui auroit bien-tost ceux des Boyens & des Ambarres : & fortifioient ceste opinion du droict qu’ils alleguoient faussement, que ceux de la famille d’Archimbaut avoient sur ces deux Royaumes, qui avoient esté usurpez sur eux. Bref ces considerations, & plusieurs autres, qu’ils ne sçavoient que trop bien luy representer, purent tant sur le Roy, qu’au lieu d’assister Policandre, comme elle le desiroit, & comme veritablement il devoit faire, (car tout Roy est obligé, pour son interest, d’estre ennemy des rebelles :) Il envoya des forces au Prince Archimbaut, telles que Policandre fut conseillé, pour assouppir toutes ces factions : de ne point hasarder l’incertitude des armes, mais de prendre plustost le moyen que la prudence de la Reyne sa mere avoit mis en avant, qui estoit & plus seur & plus aysé : A sçavoir, le mariage de luy & de la fille unique du Prince Archimbaut, qui s’appelloit Clorisene, & qui, encore que vefve du Roy des Lemovices, estoit fort belle & jeune. Polycandre s’y laissa porter d’autant plus aysément qu’il estoit grandement offencé contre le Roy des Pictes, pour le secours qu’il avoit donné à son ennemy. Et Archimbaut receut tant plus volontiers ce party, que n’ayant qu’une fille, & se voyant hors d’esperance d’en avoir jamais d’autre, il ne pouvoit rien desirer d’avantage que de veoir sa fille Royne des Boyens & des Ambarres, & par ainsi ses petits en- fans Roys de ces deux Royaumes. Mais ce qui y convia du tout Polycandre, ce fut le bruit qui en mesme temps courut de la mort de la Princesse Argire. Et quoy que la nouvelle fust fausse, elle ne fut pas toutefois sans fondement : car quelques mois apres que Policandre fut party, elle se sentit enceinte, & desireuse de le cacher au Roy son pere, duquel elle craignoit, avec raison, le juste couroux. Elle feignit d’estre malade, ce qui luy fut fort aysé, pour le desplaisir extrême de se veoir en cet estat delaissée de celuy auquel elle avoit eu le plus de fiance : & sceut si bien le faire croire au Roy, qu’il trouva bon qu’elle sortist de la Cour, pour changer d’air. Et, par l’advis des Mires, ayant choisy un lieu fort retiré, & qui fut jugé le plus sain, elle y fut conduitte, & laissée avec la compagnie qu’elle voulut, & n’ayant retenu que sa Nourrice, & son fils, ceux-là seuls aussi sceurent son accouchement.


  Or comme les nouvelles se vont augmentant, & qu’ainsi qu’un peloton de nege se destachant du sommet d’une haute montagne, avant qu’il soit au fonds, se grossit & devient presque une autre montagne, apres le bruit de ceste maladie, vindrent les nouvelles que je vous ay dites que Policandre eut de sa mort, sans laquelle il ne pouvoit consentir à ce mariage, pour le moins sans estre parjure. Ce fut la premiere sans estre parjure. Ce fut la premiere nouvelle qu’à son retour, auprés du Roy son pere, à son grand regret elle apprit : Et sans doute elle l’eust encore beaucoup plus ressentie, n’eust esté que dans toute la Cour il n’y avoit autre discours, parmy ceux qui se mesloient de parler des affaires d’Estat, sinon que Policandre avoit esté forcé à faire ce mariage, & que s’il n’eust pris ce party, il perdoit infailliblement son Royaume : Car elle demeuroit avec quelque sorte de satisfaction en son ame, de penser que la contrainte, & non pas la volonté, luy avoit fait commettre ceste faute. Et comme s’il eust sceu que c’estoit le bruit qui estoit parmy nous, il prit ceste mesme excuse, lors qu’il se souvint de s’en excuser, & qu’elle receut pour meilleure que peut-estre, elle n’estoit pas, voyant qu’aussi bien n’y avoit-il plus de remede, & que le ressentiment qu’elle en pourroit faire luy seroit plus nuisible qu’à Policandre. Mais ce qui la surchargea encore d’une tres-grande peine, ce fut qu’en mesme temps elle sceut que le Roy des Santons l’avoit faict demander, & que ce mariage estoit desja resolu. Ceste nouvelle luy fut grandement difficile à supporter, parce qu’elle avoit faict resolution de vivre hors de ce lien, puis qu’elle avoit esté tant indignement trompée la premiere fois, & elle se voyoit maintenant contrainte de changer de dessein, puis qu’elle ne pouvoit s’opiniastrer au contraire, sans donner cognoissance de ce qu’elle tenoit caché si soigneusement, & qui venant à estre sceu, importeroit de tant, & au repos des vieilles années de son pere, & à sa reputation. Ceste prudente consideration fut cause que, contre sa volonté, quelque temps apres elle espousa le Roy des Santons, duquel, un an apres, elle eut un fils, qui fut nommé Celiodante.


  Mais parce qu’elle avoit consenty à ce mariage par raison d’Estat, & pour ne pouvoir faire autrement, retint tousjours la premiere affection qu’elle avoit euë pour le Prince Policandre, & mouroit de desplaisir toutes les fois qu’elle consideroit que le fils du Roy des Santons, seroit heritier de ces deux grands Royaumes, & que celuy qu’elle avoit eu de Policandre, qu’Amour luy avoit donné, vivroit incognu, & sans auctorité, outre que d’avoir celuy-cy ordinairement devant les yeux, & estre tousjours privée de l’autre, luy sembloit une peine insupportable, Voyez, Madame, à quoy l’affection peut porter une personne, & à quelles extrêmes resolutions elle la faict consentir. Elle feignit, quelque temps apres qu’elle fut relevée de ses couches, d’estre desireuse de sçavoir quelle seroit la fortune du fils qui luy estoit né, comme c’est assez l’ordinaire que les meres ont ceste curiosité. Il est certain que le Roy fit tout ce qu’il pût pour l’en destourner, luy semblant qu’il estoit bon d’ignorer les choses inevitables. Mais en fin luy voyant opiniastre, il le luy permit. Or il y avoit pour lors en ces quartiers-là une Altorune, c’est à dire une vierge Druyde, qui rendoit, s’il se peut dire ainsi, des Oracles : car c’estoit la verité que quelque Dieu parloit par sa bouche, estant autrement impossible qu’une personne humaine pûst predire les choses futures si asseurément. C’estoit une vieille fille, parvenuë à tel aage en la perseverance d’une vie saincte & solitaire. Ses cheveux qu’elle portoit espars, estoient blancs comme ses vestemens. Dessous sa cotte, qui estoit assez courte, & accrochée avec de grandes agraffes, elle avoit une chemise de lin ceinte au reste avec de grosses chaisnes d’airain, & ceste chemise alloit jusques sur les pieds qu’elle avoit tousjours nuds. Ceste fille se disoit estre instruitte par celles qui ont succedé à Vellede, & à Ganna, vierges Druydes, qui rendoient les Oracles dans la Germanie, & desquelles l’institution estoit venuë de l’Isle de Sayn, autrefois Sena, dans la mer Britannique, vis à vis des rivages qui sont nommez Osismiens, lieu grandement renommé pour les Oracles qu’y rendent encore aujourd’huy neuf de ces vieilles vierges Druydes, que ceux du pays appellent Senes, du nom de l’Isle où elles demeurent. Celle-cy s’appelloit Melusine, & estoit l’une de ces neuf qui habitoient l’Isle de Sayn : Mais d’autant que pour la commodité des Gaules, elles les avoient divisées en neuf regions, & qu’à celle-cy estoient escheus les Pictes, les Santons, & la plus grande partie des citez Armoriques, elle venoit en certain temps demeurer sur le sommet d’un rocher, où elle avoit fait faire une tour, qu’elle nomma, Lux Ignis, pour le feu divin qui reluisoit en ses respon- ses, & qui depuis fut dit Lusignan, par ce peuple. Là tous ceux des contrées voisines l’alloient consulter. Il est vray que son abord estoit assez difficille : car jamais elle ne se laissoit voir au visage, afin, comme je croy, qu’on luy portast plus de reverence : Et lors que l’on vouloit sçavoir quelque chose d’elle, il falloit que ce fust le plus apparent de la troupe qui portast & r’apportast les demandes & les responces, tout ainsi qu’un truchement de quelque Divinité, sans toutefois oser hausser les yeux pour la voir au visage, où, pour le mesme sujet, elle portoit un voile assez espais, afin que si quelqu’un estoit si temeraire de la regarder, il ne la pûst voir. Or ceste Altorune estoit pour lors au rocher de Lusignan. Et quoy qu’au temps que l’on va cueillir le Guy, tous les ans, environ une demie Lune au paravant, elle vint aupres de Poitiers s’asseoir sur la pierre, qu’on nomme Pierre-levée, & y demeurast neuf jours, rendant responce à tous ceux qui luy faisoient quelque demande ; si est-ce que la Princesse ne voulut attendre qu’elle vint si prés de nous de peur qu’autre qu’elle pust entendre ce qu’elle luy disoit. Ayant donc le congé du Roy, elle partit avec le moins de gens qu’elle pût, & ayant abordé ceste Altorune, elle luy demanda quelle fortune auroit son fils. Mais l’Altorune luy respondit :




RESPONCE
de l’Altorune, Melusine, à la
Princesse Argire.




  Escoute pour tous deux,
Fratricide l’un deux,
Est menacé de nopce incestueuse.
L’autre en Forests ou Godomar sera,
Le sens recouvrera,
Puis de tous deux la fortune est heureuse.


  Cet Oracle non entendu pour lors, la mit en une cruelle peine, & elle cogneut bien que le Roy son pere avoit eu raison de la vouloir destourner de ceste curiosité, toutefois taisant la responce de l’Altorune, estant de retour elle en supposa une bien differente, à sçavoir, qu’elle luy avoit dit que si le petit Celiodante depuis l’aage de quatre Lunes, jusques à ce que la trente troisiesme fust passée, estoit veu de son pere, ou de sa mere, ou d’autre quelconque, sinon de sa nourrice, & de ceux qui le devoient nourrir, infalliblement il mourroit la soixante & troisiesme Lune. Les Roys eurent un grand desplaisir de se priver de la veuë du petit Celiodante : toutefois craignant une si mal-heureuse influence, ils consentirent à tout ce que la Reyne voulut. Or la raison qui luy fit faire ce dessein, estoit pour mettre en la place du fils du Roy des Santons, celuy du Roy Policandre, tant pour avoir le contentement de le nourrir librement aupres d’elle, que pour le voir un jour Roy des Santons & des Pictes. Et sa ruse fut si bien conduitte, qu’au retour du faux Celiodante, personne ne s’en douta jamais, quoy qu’il fust un peu bien grand pour l’aage qu’on pensoit qu’il eust : car le Roy des Santons qui estoit fort grand, aydoit à faire croire qu’il seroit de sa taille. Voyez, Madame, comme elle estoit mauvaise mere pour l’estre trop bonne. Cependant craignant que si le vray Celiodante demeuroit en lieu où il pûst estre veu de ceux de la Cour, il ne fust recognu, où à la semblance du pere, ou par l’indiscretion de ceux à qui elle en avoit donné la garde, elle l’esloigna le plus qu’elle pût, & l’envoya au port des Santons, pour y estre nourry comme enfant de Verance, auquel elle en donna le soin avec grande somme de deniers pour l’eslever, & le faire instruire en tous les exercices qu’un Chevalier doit sçavoir. Et pour prevoir à toutes choses, elle pensa que si de fortune il venoit à se perdre, ou par la mort de Verance, (car il s’en alla seul avec la nourrice, qu’il disoit estre sa femme, & mere du petit, de peur d’estre descouvert s’il menoit quelqu’autre avec luy) ou bien par quelqu’autre accident, il falloit luy faire quelque marque, à laquelle il pûst estre recogneu. Elle prit un fer chaud, pour lui en faire une sur la main gauche : mais lors qu’elle alloit regardant en quel lieu elle le marqueroit pour luy faire moins de mal, & pour estre mieux en veuë, elle prit garde que la Nature y avoit pourveu, & qu’elle luy en avoit fait une sur la mesme main d’une rose, si bien representée, qu’il estoit impossible que l’art y pûst rien faire davantage. Elle se contenta de ceste marque, & commanda à Verance qu’en la premiere ville où il passeroit il fist peindre la main du petit, & luy en envoyast la peinture, la voulant garder pour s’en mieux souvenir. Et lors qu’elle le fit partir, elle osta de son col une Turquoise qu’elle avoit euë de Policandre, & qu’elle tenoit fort chere, non pas pour sa valeur, car elle estoit de peu de prix, mais parce qu’il la luy avoit donnée, lors qu’il se declara estre fils du Roy des Boyens, & qu’il l’avoit portée en tous les voyages qu’il avoit faicts comme Chevalier Errant. Ceste Turquoise estoit gravée de la figure d’un Lyon, & y avoit certaines lettres Germaniques, qui signifioient en telle langue, Roy, fils de Roy. Policandre la portoit presque pour devise, voulant faire entendre, que comme le Lyon est Roy des autres animaux, & qu’il est nay d’un autre Lyon, de mesme, quoy qu’il ne parust que Chevalier Errant, il estoit toutefois Roy, & fils de Roy. Et la Reyne Argire voyant la fortune que le petit Celiodante incognu alloit courre, eust opinion que ce mot luy conviendroit fort bien, outre que la Turquoise estant fort heureuse, lors qu’elle est donnée de bon cœur, la luy pendit au col, & le baisant au front le recommanda de nouveau à Verance, & pria les Dieux de luy vouloir estre propice. Quand on l’emporta d’aupres d’elle, quoy que la passion qui le luy commandoit ainsi fust plus forte que toute autre consideration, si luy sembla-t’il qu’on luy arrachoit une partie du cœur, tant l’affection naturelle, se peut difficilement perdre dans le cœur d’une mere, & toutesfois ce tyran d’Amour voulut encore faire veoir qu’il estoit plus puissant. Vous trouverez peut-estre estrange, Madame, qu’en une affaire de telle importance la Royne se servist de Verance jeune homme, & personne de qui l’entendement peut-estre n’estoit pas tel, qu’un si grand secret le requeroit : Mais il faut que vous sçachiez, que Verance estoit fils de sa Nourrice, & qu’elle & luy estoient seuls qui avoient sceu l’amour de Policandre & la naissance de l’enfant qu’elle supportoit au lieu de Celiodante, si bien qu’elle jugea tres-à propos que pour ne point d’avantage divulguer ce qui s’estoit passé, il valloit mieux se servir de cettuy-cy que de tout autre, outre qu’elle vouloit que si de fortune elle venoit à mourir, le Roy Policandre pûst sçavoir de quelqu’un ce que l’Amour luy avoit fait faire pour son fils, & elle sçavoit bien qu’il adjousteroit foy à tout ce que cet homme luy diroit.


  Mais cependant le Roy Policandre eut de la Royne sa femme un fils & une fille, le fils fut nommé Arionte, & sa fille Rosanire, & incontinent Clorisene mourut, laissant à tous ceux qui l’avoient veuë un tres-grand regret de sa perte. Le dueil de Policandre fut plus grand qu’on n’avoit pas jugé, car chacun pensoit qu’il ne l’aimoit que pour estre mere de ses enfans. Et toutesfois il est vray qu’il avoit de l’amour pour elle, & encore plus vray qu’il ne luy estoit resté aucun souvenir d’Argire. O Dieu ! quelle humeur est celle de certains hommes, qui effacent aussi-tost de leur pensée la personne qu’ils ont aimée, qu’ils en perdent la veuë.


  Dés que Policandre se veid pere d’une si belle lignée & qu’il fut veuf, il mit tout son estude, à bien gouverner ses estats & à eslever ses enfans en toutes sortes d’exercices, convenables à leur sexe, & par ce que la Princesse Cephise, fille de sa femme mais du Roy des Lemovices, qui avoit trente-cinq, ou quarante lunes plus que Ro- sanire demeura entre ses mains. Apres la mort de sa femme il la fit eslever avec ses enfants, sans que l’on pust cognoistre qu’il fit difference d’elle à Rosanire, qui ayant atteint l’aage de sept ou huict ans commença de paroistre telle qu’elle emporta la gloire de la plus belle fille de toutes les Gaules, quoy que Cephise aux yeux de plusieurs ne luy cedast gueres. Le jeune Prince Arionte d’autre costé se rendit si adroit en tout ce que l’on luy vouloit apprendre, qu’il ny eut Prince de son aage qui le devançast en tous les exercices ausquels il s’addonnoit, fust de paix ou de guerre, dont Policandre recevoit un contentement tel qu’il ne pouvoit assez le faire paroistre.


  Ce fut presque en mesme temps que quelques marchands qui trafficquoient sur l’Occean Armorique & qui par la commodité du fleuve de Loire remontoient leurs marchandises pour les transporter aux Provinces de la Gaule, tant des Heduois, Bourguignons, Allobroges, Galligures, qu’autres estants contraints de passer par le territoire des Boyens, & des Ambarres, à fin d’avoir un sauf-conduit plus advantageux, firent present au Roy Policandre de plusieurs choses rares, & pretieuses, & entr’autres d’un jeune esclave si beau & si aggreable qu’aussi-tost qu’il le veid, il le dedia au service des Princesses Cephise & Rosanire, parce qu’il ne faisoit pas paroistre d’avoir plus d’aage que la plus jeune des deux. Ces Princesses l’eurent fort cher, tant parce que ce jeune enfant se faisoit aimer de chacun, que d’autant que c’estoit la premiere personne sur laquelle elles avoient eu absoluë puissance. De sorte qu’entr’elles, elles faisoient à l’envy à qui luy feroit plus de carresses : Et parce que le nom de ce jeune enfant estoit Kynicson, & que ce mot estoit difficile à prononcer elles le nommerent pour sa beauté presque tousjours le bel esclave : Mais que c’est que l’inclination ! encore qu’il fust donné à ces deux Princesses, d’abbord toutesfois il s’addonna au service de Rosanire, non pas qu’il n’obeïst à Cephise en tout ce qu’elle luy commandoit, parce qu’il sçavoit bien que c’estoit son desir, mais pour le service qui procedoit d’affection il estoit du tout à l’autre, dont Cephise sans doute se fust faschée, contre luy si elle eust pû luy vouloir mal, mais il estoit si sage & si accomply qu’encore qu’elle eust peut-estre voulu trouver subjet d’estre mal satisfaitte de luy elle ne pouvoit se fascher, de sorte que toute sa colere se tourna en jalousie contre sa sœur, & en quelques reproches contre luy, qui en une si tendre enfance ne laissant de recognoistre que l’humeur de cette Princesse luy pourroit beaucoup nuire, essaya diverses fois de l’en oster, mais il estoit si difficile de cacher l’affection qu’il avoit pour Rosanire, que tousjours elle le surprenoit en cette partialité. Et un jour que Rosanire par hazard traversoit une chambre Cephise le tançoit, de ce qu’il sembloit qu’il n’eust autre service devant les yeux, que celuy de sa sœur, & qu’il mesprisoit & laissoit en arriere toute autre chose, elle ouyt qu’il respondoit. Madame, je me sens trop honoré d’estre à vostre service, que si j’y ay failly, vous m’obligerez grandement non seulement de m’en reprendre : mais de m’en faire chastier : Il est vray que si ce n’est pas vostre volonté, que je serve Madame vostre sœur, il faut que vous me fassiez oster la vie, car tant que je vivray rien ne m’en sçauroit empescher. Et pourquoy, respondit Cephise, un peu en colere, & qui n’avoit point veu encore Rosanire, pourquoy, dis-je, avez vous plus de volonté de la servir que moy ? N’estes-vous pas à moy aussi bien qu’à elle. Je n’ay pas dit, repliqua-t’il modestement, que je ne sois aussi desireux de vous rendre le service que je dois, mais : mais qu’entendez-vous par ce mais, reprit-elle, rougie de despit & s’approchant de luy. Mais, Madame, respondit-il, & lors appercevant Rosanire, & changeant soudain la responce qu’il vouloit faire. Mais, Madame, voila, Madame vostre sœur, & à ce mot se recu- lant au petit pas il sortit de la chambre.


  Cette modestie plût grandement à ces deux Princesses, à Cephise pour n’avoir voulu donner cognoissance à Rosanire de ce qu’elle luy avoit reproché, & à Rosanire considerant la discretion avec laquelle il avoit caché la colere de Cephise, & cela fut cause que depuis & l’une & l’autre, l’en aima davantage. Et quelques jours apres Rosanire trouvant la commodité de parler à luy. Confessez la verité, luy dit elle : Vous estes bien empesché à contenter ma sœur. Madame, luy respondit-il, je voudrois bien estre adverty des fautes que je fais à son service. Je les vous diray, reprit-elle en sousriant, advisez si vous voulez ny plus retomber. J’y feray, Madame, adjousta-t’il pour le moins tout ce que je pourray. C’est continua Rosanire, qu’elle ne veut point que vous ayez de bonne volonté pour moy. Pour vous, Madame, interrompit-il incontinent. Ouy pour moy, reprit-elle, advisez si vous la voulez contenter, car il n’y a rien qui luy desplaise en vous que cet article. O, Madame, s’escria t’il si sa mauvaise satisfaction procede de là elle durera autant que je vivray. Et quoy, dit Rosanire en s’approchant de luy, & luy mettant une main sur l’espaule, vous aimez mieux luy desplaire que de laisser mon service. Me permettez-vous, adjousta-t’il, que par le grand Tautates, je vous jure la verité. Ouy, respondit-elle, dittes-là je seray bien aise de l’ouyr, mais ne me dissimulez point. Si je vous cache jamais, dit il, quelque chose que vous vueillez sçavoir de moy, ou si je le desguise du moindre artifice qui se puisse imaginer, je veux que le Soleil se cache à moy pour jamais, & que toutes les creatures me haïssent, & me fassent la guerre. Sur cette asseurance, reprit la Princesse, dittes moy donc cette verité. Je jure, dit-il, Madame, & je proteste, que quand toutes les puissances du monde me commanderoient de laisser vostre service, je leur serois des obeïssant, & de plus que de cette desobeïssance je ne serois point coupable parce que dés le jour que le Roy vostre pere me donna à vous, j’en ratifiay de sorte la donnation que je juray à tous les Dieux de ne sortir jamais de vostre service. Mais, adjousta Rosanire ne fustes-vous pas en mesme temps aussi bien donne à ma sœur qu’à moy. Nullement, Madame, respondit-il, car à elle le Roy seul fut celuy qui me donna, mais à vous ce fut le Roy & ma volonté. Toutesfois, dit Rosanire en sousriant, elle le pretend comme je dis, & pour vous oster de la peine en laquelle je vois qu’elle vous tient, j’ay envie de supplier le Roy de donner quelqu’autre à ma sœur, afin que vous soyez tout à moy. Pour me rendre tout à vous, repliqua-t’il, il ne faut seulement que vous le vueillez, & quoy que cette grace que vous voulez demander au Roy pour moy, soit l’une des plus grandes qu’il me puisse faire, toutesfois je vous supplie tres-humblement de ne luy en point parler, car le despit que pourroit avoir Madame vostre sœur, me r’apporteroit plus de mal, que le soin qu’il faut que j’aye à la servir, & puis je m’en vais en un aage, que sans doute le Roy me retirera auprés de luy, en ayant desja ouy dire quelque chose. Et quoy, adjousta Rosanire en sousriant, si le Roy vous oste d’aupres de nous continuerez-vous de me servir. Et vif & mort, respondit-il, ce dessein me demeurera. Et si je ne voulois pas, dit-elle, me desobeïriez vous ? Si vostre volonté repliqua-t’il estoit plus forte que le Destin, elle pourroit quelque chose contre mon dessein, mais cela ne pouvant pas estre, vous seriez asseurément desobeye. Or, reprit la Princesse, que mon esclave s’asseure, que jamais par ma volonté, il ne laissera mon service. Et à ce mot, craignant que sa sœur, ou quelqu’autre ne survint, elle se retira en luy donnant doucement d’une main sur la jouë, comme pour gage de la promesse qu’elle luy faisoit, dont il demeura si satisfait, qu’il ne pouvoit en son infortune, se louër assez de cette bonne fortune, parce que croissant en aage, il alloit aussi croissant en affection, de laquelle les vertus de la Princesse, & sa longue conversation avoient esté la mere & la nourrice, & toutesfois se cognoissant esclave il n’osoit mesme se descouvrir à soy-mesme cette ou- tre-cuidance. D’autre costé Rosanire, quoy qu’elle le feignist autrement n’estoit pas du tout exempte de passion, parce qu’outre que la jeunesse du bel esclave estoit accompagnée de plusieurs conditions aimables, l’affection particuliere qu’elle recognoissoit en luy les luy rendoit encore beaucoup plus estimables, toutesfois son courage glorieux qui ne luy pouvoit permettre d’aimer une personne incognuë arrestoit beaucoup l’accroissement de cette bonne volonté, & tout ce qu’elle se donnoit congé de faire librement pour luy, c’estoit de regretter, toutes les fois qu’elle le consideroit, la vile condition en laquelle la Fortune l’avoit reduit.


  Peu de temps apres le Roy le voyant fort adroit eut volonté de le retirer prés de sa personne, luy semblant mesme que son âge l’y convioit, ayant dessein de le donner au jeune Arionte, mais la Fortune qui desseignoit bien de l’employer en d’autres occasions, fit naistre celle que vous entendrez, avec laquelle elle le fit glorieusement comparoistre sur le Theatre de l’Univers.


  Le Roy Policandre se plaisoit grande- ment à la chasse, comme celuy à qui le repos, & l’oisiveté estoient des supplices insupportables. Un jour donc qu’il suivoit dans un grand bois un Cerf mal-mené, un Lyon tout à coup sauta dans la routte par laquelle il courroit, si prés du Roy, que son cheval effrayé au commencement se cabra & enfin se renversa si mal à propos sur luy, qu’il faillit de luy enfoncer le pommeau de l’arçon dans l’estomach. La cheutte fut si grande, & la pesanteur du cheval telle que le Roy demeura engagé dessous sans se pouvoir oster. Le cheval d’autre costé se planta l’espée du Roy au travers du corps, qui de fortune estoit sortie du fourreau, dont il mourut soudain, non sans blesser un peu le Roy à la jambe. Tous ceux qui estoient à sa suitte estoient espouvantez de cette beste qu’ils cognoissoient bien, comme estant le plus grand & plus furieux de tous les Lyons que le Roy faisoit nourrir dans des cages, desquelles depuis peu il s’estoit eschappé : qu’estans bien aises de l’effroy de leurs chevaux, au lieu de les retenir, ils leurs donnoient de l’esperon jusques au sang. Le bel esclave seul se jettant à terre courut vers le Roy, & si à temps qu’à peine s’estoit-il mis entre luy & le Lyon, que ce furieux animal s’en vint la gorge beante pour le devorer, mais le courageux enfant sans s’estonner l’attendit l’espée à la main, & la Fortune qui alors combattoit pour luy, conduisit son coup si heureusement que le Lyon s’enferra luy-mesme en se jettant sur luy : Il est vray, qu’encore que le fer luy atteignist le cœur, la fureur dont cet animal s’estoit eslancé avoit esté si grande qu’en mourant il se joignit à luy, & d’une patte luy en donna un si grand coup sur l’espaule qu’il luy fit une blesseure qui n’estoit pas petite. Le bel esclave chancela quelque temps du coup, & en fin alla tomber à cinq ou six pas de là : mais encore que la playe fust grande, & la cheutte assez lourde, si est-ce qu’à moitié estourdy, il se releva promptement & s’alla remettre entre le Roy & le Lyon, tant il avoit d’apprehension que cet animal dangereux ne luy fist du mal. Il demeura quelque temps ainsi, mais voyant qu’il ne faisoit que grommeller, & oyant d’autre costé le Roy qui se plaignoit en s’efforçant de se degager de dessous son cheval, il courut vers luy, & avec peine l’aida à sortir des arçons, mais quand il se prit garde que le Roy avoit toute la jambe en sang : O Seigneur, luy dit-il, vous estes blessé, & les larmes aux yeux le voulut soustenir. Policandre qui estoit courageux, & qui ne s’estonnoit pas de semblables perils, comme en ayant plusieurs fois courus de bien aussi grands, ravy en admiration de la valeur & affection de ce jeune enfant. Bel esclave, luy dit-il en l’embrassant, tu n’as point aujourd’huy employé ton courage pour un maistre mescognoissant, & pour t’en rendre quelque tesmoignage dés à cette heure attendant que j’en rencontre quelque plus grande occasion, demande-moy tout ce que tu voudras, & je jure & promets par l’ame du Roy mon pere, que rien ne te sera refusé de moy. L’esclave mettant le genouïl en terre : Seigneur, luy dit-il, la bonne volonté qui est en vous, vous fait avoir agreable le service que je viens de vous rendre, mais celuy-cy ny tous les autres qui dependront de mon pouvoir ne sont que des tributs du service que je vous dois, & je n’oserois en prendre aucune recompense, sans me mesprendre grandement. Un acte si genereux que le tien, repliqua le Roy, ne sera point aujourd’huy raconté, qu’ensemble l’on ne die que j’ay tasché de l’esgaller, par quelque recompense, & pource je te commande de demander quelque chose qui en rende tesmoignage à chacun. Seigneur, reprit-il, je sçay que les Dieux ne mesurent jamais les biens qu’ils nous font à nos merites, mais à leur seule bonté, & cognoissant bien qu’en cette occasion vous les voulez imiter, j’oseray vous demander, puis que vous me le commandez, la chose du monde que je dois avoir la plus chere, qui est la liberté, non pas pour sortir jamais de vos commandements, mais pour vous tesmoigner à l’advenir que c’est de franche & libre volonté que je veux vous servir toute ma vie. Le Roy qui attendoit qu’il luy fit quelqu’autre demande de proffit & d’utilité admira encore d’avantage la generosité & la magnanimité de son courage, & l’embrassant de nouveau. Ouy, luy dit-il, ta demande t’est accordée, & dés à cette heure, je te donne toute liberté, & veux qu’en signe de ce que je dis, tu sois fait Chevalier aussi-tost que nous serons de retour dans Avaric, me semblant qu’encore qu’en un autre ton aage ne le permettroit pas (car il n’avoit point alors plus de dix-huict ans) en toy toutesfois, ton courage & ta fortune le requierent.


  Cependant la pluspart de ceux qui s’estoient escartez revindrent & trouvans le Lyon mort eurent une grande honte, que ce jeune enfant eust eu plus de courage & de resolution qu’eux, & presque n’osoient tourner les yeux sur le Roy : mais quand ils veirent les carresses extraordinaires qu’il luy faisoit, il n’y eut gueres qui ne l’enviast. Car d’ordinaire les belles actions produisent l’envie dans les ames viles, au lieu que dans les courages genereux elle fait naistre l’e- mulation, le Roy au contraire qui n’avoit dessein que de convier tous les autres à bien faire par l’exemple de celuy-cy, apres avoir fait mettre quelque appareil sur leur playes qui ne se trouverent pas fort grandes, & mesme celle de Policandre, aussi-tost arrivé dans Avaric, voulut que le bel esclave fust fait Chevalier, & quoy que leurs blesseures les empeschassent d’y faire beaucoup de ceremonies, si voulut-il que les Princes Cephise & Rosanire avec toutes les Dames y fussent. Il luy mit donc l’esperon, luy donna l’accolée & le baisa au front, & lors qu’il luy fallut ceindre l’espée, il commanda à la Princesse Rosanire de luy rendre cet office, ce qu’elle fit avec autant de contentement qu’action qu’elle eust jamais faitte, mais toutes les ceremonies estans achevées, le Roy s’addressant à luy : Chevalier, luy dit-il, vous estes libre, & je veux que pour tel vous soyez estimé de tous, & puis que le nom de bel esclave ne vous est plus deu, l’ordonne qu’il vous soit changé, & que d’ores-en avant pour conserver la memoire de la belle action qu’aujourd’huy vous avez faitte en tuant ce Lyon, & aussi que c’est Rosanire qui vous a ceint l’espée que vous avez au costé, vous soyez appellé Rosileon. Ce nom me fera souvenir, de l’obligation que je vous ay, & de combien vous estes tenu à ma fille, comme son Chevalier.


  Les remerciements du nouveau Rosileon furent grands & sa joye aussi, non pas toutesfois plus grande que celle de la Princesse. Apres avoir baisé les mains du Roy il en vint faire de mesme à la Princesse, avec mille protestations d’un eternel service, qu’il n’eust pas si tost finies, n’eust esté la blesseure qu’il avoit en l’espaule, qui le contraignit de se mettre au lict pour quelques jours. La Princesse eut bien de la peine de cacher son excessif contentement le voyant libre, pour une action si honnorable : & pour luy en donner une bien particuliere cognoissance aussi-tost qu’elle pût, elle luy escrivit une telle lettre.




LETTRE.
De la Princesse Rosanire
à Rosileon.




  Ton courage est plus fort que la Fortune, puis que si genereusement il t’a rendu ce qu’elle t’avoit tant injustement osté. Je ne veux pas que ta vertu s’arreste-là, mais qu’elle te fasse hausser les yeux à ce qui est pardessus toy. Continuë seulement, & espere, car je le veux, & j’espereray aussi bien que toy.


  Mais lors qu’elle la luy voulut envoyer elle fut bien empeschée, ne sçachant comme la luy faire donner. En fin oyant dire que la blesseure saignoit sans qu’on en pûst arrester le sang, elle pensa de la luy faire porter enveloppée d’un petit taffetas, comme si c’estoit une recette pour estancher le sang, ayant bonne opinion qu’il n’estoit pas avec si peu de curiosité qu’il ne voulust veoir ce qu’il y avoit dedans, & il advint comme elle l’avoit pensé, car Rosileon la recevant avec tout l’honneur & tous les remerciements qu’une telle faveur meritoit se la mit au col au commancement en opinion que c’estoit veritablement une recepte : mais sur le matin qu’il ne pouvoit dormir, & qu’il alloit pensant en la grace que la Princesse luy avoit faitte, il luy prist envie de veoir ce qu’il y avoit de cousu dedans ce taffetas, avec creance que si c’estoit quelque recepte de parole, l’escriture peut-estre seroit de la main de la belle Rosanire, tresor qu’il tiendroit aussi cher que sa vie. Il se l’osta donc du col & tout tremblant d’aise & de doutte il en couppa quelques points, & le desployant trouva la lettre, plein d’admiration qu’il leut & baisa avec un si grand transport que sa playe se remit à saigner par la grande esmotion que cette joye luy avoit causée : & n’eust esté que celuy qui le servoit l’ouyt souspirer, sans doute cet accident luy eust r’apporté beaucoup de mal, avant que l’on s’en fust pris garde, mais cet homme fort soigneux de son maistre courut incontinent à son lict, & luy voyant le visage tout changé, il luy demanda d’où procedoit ce nouveau mal. Mon amy, luy dit Rosileon, recous-moy promptement ce que je tiens entre les mains, car c’est la recepte que la Princesse m’a envoyée pour le sang, que j’ay voulu veoir, mais je ne me la suis pas si tost ostée du col que ma playe a commencé de saigner. Seigneur, luy dit cet homme en la prenant & se hastant de la recoudre : Pardonnez-moy, s’il vous plaist, j’ay ouy dire il y a long-temps, qu’il ne faut jamais veoir de semblables choses, car bien souvent estant veuës elles perdent leur vertu, & je gageray, que si vous l’avez leuë, elle ne vous servira plus de rien. Je l’ay veuë sans doute, respondit Rosileon, & je n’eusse pas cru que si peu de chose luy eust pû oster la force, & à ce mot se la remettant au col, non pas sans la baiser plusieurs fois, il sentit que le sang continuoit de couler. Mon amy, luy dit Rosileon, il est vray que tu as deviné & que cette recette n’a plus de vertu, c’est pourquoy fais appeller promptement ceux qui me pensent afin d’y chercher quelqu’autre remede.


  Cependant que les Mires y mettoient dessus quelque poudre de poil de lievre bruslé, & y appliquoient quelqu’autres restrintifs, Rosileon qui pensoit plus à la playe du cœur qu’à celle de l’espaule, se va imaginer que l’accident qui luy estoit advenu, luy donneroit peut-estre un assez bon moyen pour remercier la Princesse de l’extraordinaire grace qu’elle luy avoit faitte, car il ne l’osoit nommer du nom de faveur, luy semblant qu’encore que son affection fut extrême, toutesfois elle ne meritoit pas d’en recevoir de Rosanire. Et repassant cette premiere pensée diverses fois dans son esprit, en fin lors que chacun se fut retiré il se fit donner de l’encre & du papier, & escrivit ce que l’Amour luy mettoit dans la bouche : & puis le pliant en la mesme forme qu’estoit la recette de Rosanire, la mit dans ce taffetas ostant l’autre, & apres l’avoir bien fait recoudre, il dit à Merisin, (tel estoit le nom de ce jeune homme qui le servoit) qu’il allast trouver la Princesse pour la remercier du soin qu’elle avoit eu de luy, luy envoyant cette recette, qui avoit tant eu de vertu de luy estancher le sang, mais que sa curiosité avoit esté telle, que pensant estre guery il l’avoit leuë, & que soudain sa playe avoit recommencé à seigner, & que ne pouvant trouver autre remede à son salut, il recourroit à elle, & la supplioit tres-humblement de vouloir refaire encore la mesme recepte, esperant par ce moyen d’en recevoir le mesme allegement qu’il en avoit desja ressenty. Merisin ne faillit point à son message, & quoy que la Princesse entendist bien ce que vouloit dire Rosileon, si n’osa-t’elle en faire semblant, mais prenant ce petit taffetas : Mon amy, luy dit-elle, ton maistre est trop curieux, il devoit se contenter du soulagement qu’il en recevoit, sans vouloir sçavoir plus qu’il ne faut. Je m’en vay faire la mesme recepte, mais dis luy qu’il se prenne bien garde de ne la plus voir, car il luy en pourroit arriver du mal.


  Et se retirant dans son cabinet, & tirant la porte sur elle, elle demeura assez long-temps irresoluë, si elle devoit lire ce qu’elle se doutoit bien qu’il luy escrivoit, luy semblant quelquesfois que c’estoit se faire tort d’aimer Rosileon, veu la condition avec laquelle elle l’avoit veu venir à son service, mais incontinent flattant sa passion. Et qui sçauroit me blasmer, disoit elle, si j’aime celuy qui a sauvé la vie au Roy mon pere. Il est vray que la Fortune la conduit icy sans liberté : mais n’est-il pas vray qu’estant au berceau, le plus grand Roy de la terre ne se sçauroit deffendre d’un semblable accident. Est-il le premier à qui la Fortune a pris plaisir d’en faire ressentir encore de pire ? Je m’asseure que les siecles passez ne fourniront que trop de semblables exemples, & peut-estre sans sortir hors des Gaules nous en pourrions raconter un grand & deplorable nombre, mais fort peu qui ayent pû par leur valeur r’avoir cette liberté perduë, comme a fait Rosileon, & s’arrestant à ces dernieres paroles, & regardant le taffetas. Mais reprenoit-elle incontinent, qui sçaura que je l’aime sinon luy, & pour luy s’il est d’aussi basse condition comme il est estimé, il n’aura jamais la hardiesse de faire semblant de cognoistre cette affection, & moins encore la cognoissant de la publier. Que s’il a la naissance aussi relevée que ses actions & son courage, qui me pourra accuser si je souffre qu’il m’aime ? Et en fin comme que ce soit, il est vray que je l’aime, & que desja je luy en ay donné quelque cognoissance, à quoy donc nous serviroit de refuser maintenant de lire ce qu’il n’escrit qu’en responce : Au pis aller s’il se licentie plus qu’il ne doit en ne luy faisant plus de replique, nous en serons quitte pour mettre un papier blanc au lieu de celuy qu’il nous aura escrit.


  A ces dernieres paroles elle prit des cyseaux, & se mit à descoudre le taffetas, non pas toutesfois sans que la main luy tremblast, tant pour la crainte qu’elle avoit de faillir en cette action, car elle n’estoit pas si jeune qu’elle ne cogneust bien que c’estoit une grande hardiesse, que d’avoir au commancement osé inventer cette finesse, & qu’elle n’estoit pas moindre de la continuer, que pour la peur que quelqu’un survint, à qui elle n’osast refuser la porte, en fin elle tira un billet qui estoit tel.




RESPONCE
De Rosileon, à la Princesse
Rosanire.




  Je continueray ma Princesse, & j’espereray, puis que vous me le commandez : mais que vous plait-il que je continue, & que m’ordonnez-vous que j’espere ? Dieu voulut que l’un fut l’affection eternelle, & le perpetuel service que je vous ay voué. Et l’autre l’honneur de vos bonnes graces, lequel que ce soit me rendra tres-heureux, mais si c’estoient tous les deux, ce bon-heur m’esleveroit autant pardessus toutes les bonnes fortunes des hommes, que cette grace surpasse tous les merites de tous les humains ensemble. Mais quels remerciements, & quels sacrifices faut-il que je fasse pour des bien-faicts tant extraordinaires ?


  Elle rougit plusieurs fois en lisant cette escriture, & toutesfois elle ne se pût empescher de l’avoir agreable : car desja Amour avoit addoucy la severité trop grande, dont envers un autre elle eust sans doute usé, & luy semblant que s’il y avoit de la faute en sa hardiesse, c’estoit elle qui l’avoit convié de la commettre, elle l’excusa assez promptement, & de peur que Merisin, ou ceux qui le voyoient attendre dans son anti-chambre n’entrassent en quelque soupçon elle mit la main à la plume & luy rescrivit ainsi :




REPLIQUE.
De la Princesse Rosanire
à Rosileon.




  Continuez & esperez, ce qui vous doit apporter plus de contentement, car en cela rien ne vous est deffendu. Mais souvenez-vous, que la fidelité, la discretion, & le silence, sont les seules victimes qui se doivent immoler sur les Autels où vous voulez sacrifier.


  Et pliant ce peu de paroles, comme elle avoit desja fait le premier papier avec plus de soin encore qu’elle n’avoit pas fait la premiere fois, elle appella une de ses filles, & luy commanda de donner cette recepte à Merisin pour la porter promptement à son maistre, & luy dit que si cette fois il la voyoit il n’esperast plus qu’elle la pûst refaire. Rosileon entendit bien ce que la Princesse vouloit dire, lors que Merisin luy fit ce message, toutesfois il avoit tant d’envie de veoir ce qu’elle luy respondoit, qu’il mouroit d’impatience d’estre seul pour baiser & rebaiser ce bien-heureux papier mille fois. Lors qu’il le receut il estoit accompagné de plusieurs personnes, parce qu’il estoit fort aimé, & que le commencement d’une grande faveur a accoustumé de produire ces mouches qui s’enfuyent aussi tost que les des faveurs arrivent : Si bien que pour leur donner honnestement congé il fit semblant de vouloir reposer & commanda mesme à Merisin de le laisser seul, & n’entrer dans sa chambre qu’il ne l’appellast. Se voyant seul il prend le taffetas, le desploye, & apres l’avoir baisé plus de mille fois il leut la lettre de la Princesse avec un si grand excés de joye & de contentement, qu’à peine estoit-il capable de le contenir en son ame : mais lors qu’il fut un peu remis, & qu’il eust longuement entretenu ce papier, comme s’il eust eu des oreilles pour l’ouïr & une bouche pour recevoir ses baisers & respondre à ses paroles, il se ressouvint que plusieurs personnes s’estoient trouvées en sa chambre quand Merisin luy avoit fait ce message, & mesme un Chevalier que le Roy luy avoit envoyé, & qui sans doute le luy rediroit, qui pourroit convier quelqu’un & mesme le Roy de vouloir avoir par curiosité cette recette. Il reprit donc le taffetas & en osta ce que la Princesse avoit escrit, & prenant d’autre papier, y fit quelques carracteres, & tels que voulut la plume que la main guidoit sans autre dessein que de marquer quelques lignes, & le pliant & le remettant au mesme lieu il fut curieux de le coudre avec de la mesme soye, & puis se le mit au col, comme il avoit fait l’autre, & tres à propos certes, car le Roy qui estoit bien aise que chacun cognûst combien il estimoit la vertu de Rosileon pour donner volonté aux autres de sa Court de l’imiter, voulut luy-mesme le visiter, aussi-tost que la petite blesseure de sa jambe le luy permit, & y mena aussi les deux Princesses, Cephise & Rosanire, leur disant que la generosité de ce Chevalier, & le bon service qu’ils luy avoient rendu meritoient bien qu’elles fissent paroistre ce soing extraordinaire de luy.


  Si cette venuë inesperée du Roy le surprit, la veuë qu’il eut de Rosanire le combla de contentement, & de telle sorte que ne sçachant quelles graces rendre à un honneur tant inaccoustumé, il ne pouvoit trouver de paroles, ny de soubmissions assez grandes pour tesmoigner le ressentiment qu’il en avoit. Policandre s’approchant de luy apres luy avoir touché la main, luy demanda des nouvelles de sa santé, & incontinent apres si la recette que sa fille luy avoit envoyée l’avoit soulagé en quelque chose. Grandement, dit-il, Seigneur, & de telle façon que je pense luy devoir la vie. Je voudrois bien, adjousta le Roy, qu’elle eust quelque vertu, car & elle & moy sommes obligez d’avoir soin de vostre conservation. Mais continua-t’il, se tournant vers la Princesse, dittes moy, ma fille, qui la vous a donnée ? Seigneur, respondit Rosanire un peu surprise : Il y a long-temps que je l’ay & veritablement je ne sçaurois dire de qui je l’ay euë. Mais je me souviens que celuy qui me la donna, me dit qu’elle estoit tres-asseurée, & toutesfois n’en ayant point fait d’experience je n’en faisois point de conte. Le Roy alors s’approchant de Rosileon. Je pense, luy dit-il, que ce que vous portez au col, c’est cette recepte de la Princesse. Il est vray, Seigneur, respondit-il, je n’ay garde de la laisser puis qu’elle m’a esté si utile. Policandre à ce mot curieux de sçavoir ce qu’il y avoit la luy osta du col, & la voulut descoudre, mais la Princesse toute tremblante y portant assez promptement la main dessus pour l’en empescher. Seigneur, luy dit-elle, si vous la voyez elle sera inutile à Rosileon. Et ne l’avez vous pas veuë, respondit-il. Je l’ay veuë, reprit-elle, mais c’est d’autant que je ne la pouvois faire sans la veoir, mais si quelqu’autre la veoid elle perd toute sa force. Ces superstitions dit Policandre sont bonnes pour les petits enfans, & pour leurs nourrices. Et, pour dire la verité, il y a longtemps qu’on m’a parlé de ce genre de recette ; mais je n’en ay jamais veu qui en ma presence ayt eu effect, je veux esprouver celle-cy. Et disant ces paroles, & s’estant fait donner des ciseaux, il couppa la soye, & en tira le papier dehors. Jugez, Madame, en quelle peine estoit Rosanire, car elle estoit plus morte que vive, ne sçachant quelle excuse prendre, pour couvrir la faute qu’elle avoit faite : Mais quand elle recogneut que ce n’estoit pas le papier qu’elle avoit escrit, elle eut encore une seconde crainte, qui ne la troubla guere moins que la premiere, parce qu’elle creut que c’estoit quelque replique de Rosileon : mais jettant les yeux sur luy, elle veid qu’il sousrioit, ce qui la rasseura beaucoup : & plus encore quand elle prit garde que ce n’estoit que des chiffres, & qu’il n’y avoit aucune autre escriture. Dieu sçait quel contentement fut le sien, & combien, en son ame, elle loüa la prudence de celuy de qui, peu auparavant elle blasmoit la facilité à laisser voir si aysément ce qu’il luy sembloit qu’il ne devoit permettre, quand il y fust allé de sa vie.


  Et quoy ! reprit le Roy tout estonné, apres qu’il l’eut quelque temps consideré, & vostre recette, ma fille, ne consiste-t’elle qu’en ces lignes & bizarres caracteres ? Vous voyez, Seigneur, dit-elle en sousriant, tout ce qu’elle contient. Je vous asseure, dit le Roy en s’en mocquant, il en faudroit bien pour me guerir, si j’avois du mal. Et repliant le papier comme il estoit, le fit recoudre, & le remit luy-mesme au col de Rosileon, qui, en luy baisant la main, l’asseura qu’il en avoit receu tant de soulagement, qu’il la garderoit fort cherement toute sa vie. Mais, luy dit la Princesse, elle ne vous servira plus de rien, parce qu’elle a esté veuë. Je croy, Madame, dit-il, qu’il suffit que ce soit moy qui ne la voye point : car considerez qu’encores que le Roy l’ait veuë, je ne sei- gne pas pour cela, comme j’ay desja fait. J’en seray bien ayse, respondit Rosanire, parce que je ne puis plus la refaire : La condition de la recette estant telle, qu’elle ne peut estre escrite que deux fois pour une mesme personne. Rosileon entendit bien qu’elle vouloit dire qu’il ne luy escrivist plus par ceste voye, & toutefois il ne se peut empescher de luy respondre : C’est un grand cas, que les graces que nous recevons des Dieux sont tousjours conditionnées, de sorte que fort peu de temps nous en pouvons jouyr. Les bien-faits des Dieux, repliqua-t’elle, ne doivent jamais estre desirez que pour la necessité, & pour nostre conservation, & non pas pour les avoir en telle abondance, que nous les prenions à contre-cœur. Le Roy oyoit bien leurs paroles, mais il ne les entendoit pas, ny Cephise aussi, si bien que peu de temps apres il se retira, & commanda à ceux qui estoient autour de Rosileon, d’avoir autant de soin de luy, que si s’estoit le Prince Arionthe son fils. Et de fortune lors qu’il sortoit, le Prince entroit, qui rencontrant les Princesses ses sœurs qui s’en alloient, les ramena pour luy tenir compagnie : ce que Policandre eut tres-agreable, estant tres-ayse qu’il fist ceste demonstration envers ce Chevalier, afin de convier chacun à se porter dans les perils plus librement pour sa conservation.


  Rosileon receut le Prince avec le respect qu’il devoit, & apres luy avoir baisé la main, d’une si grande faveur : Seigneur, luy dit-il, l’honneur qu’aujourd’huy je reçois, est si grand, qu’il me fait honte, voyant combien il s’en faut que je le puisse meriter : Mais si celuy n’est pas ingrat qui ne pouvant satisfaire à tout ce qu’il doit, s’efforce toutefois de faire tout ce qu’il peut : j’asseure bien le Prince Arionte que pour ces extraordinaires graces, jamais Rosileon n’aura ce nom, puisque dés ce jour je dedie tous les jours de ma vie, non pas à m’aquitter de ceste debte, puis qu’il est impossible, mais à estre employez à vous ren- dre tous les services qu’un homme peut rendre à son maistre, & à son Seigneur. Rosileon, respondit le Prince, vostre sang employé à la conservation du Roy mon pere, ne sçauroit estre contrepesé, tant pour la generosité avec laquelle vous l’avez espandu, que pour le grand service que vous m’avez faict, & à tout cet Estat, aussi asseurez-vous que nous ne l’oublirons jamais. Et parce qu’il vouloit respondre, & que le Prince ne se plaisoit pas gueres à ces paroles de ceremonies, il l’interrompit en l’embrassant, & en luy disant : vous pourrez me vaincre en belles paroles, mais non jamais en tesmoignage de l’amitié que je vous porte. Et s’approchant d’un Mire qui estoit au pied du lict, il s’amusa à luy demander l’estat de sa santé, & si la playe estoit dangereuse, cependant que Cephise & Rosanire estans aupres de luy, s’empeschoient, peut-estre, l’une l’autre. Car, si je ne me trompe, Cephise l’aymoit bien autant que Rosanire : Mais parce qu’elle avoit tousjours remarqué que ce Chevalier avoit plus d’inclination à sa sœur, elle n’en avoit osé faire semblant. Et Rosanire qui s’en estoit bien apperceuë, se tenoit plus cachée d’elle que de toute autre. Et de fortune, lors que ces deux sœurs se taisoient l’une pour l’autre, Arionthe appella Cephise, pour luy monstrer les ongles effroyables du Lyon, avec lesquelles Rosileon avoit esté blessé, qui veritablement estoient plus tranchants que des rasoirs. Et ainsi Rosanire se trouvant seule, & Rosileon ne pouvant plus taire l’extrême obligation qu’il luy avoit : Mon Dieu, Madame, luy dit-il, quand est-ce que la Fortune voudra que je puisse employer en vostre service ceste vie que vous m’avez conservée. Si vous pensez, respondit-elle, m’estre obligé pour la recette que je vous ay envoyée, je vous en quitte, & me tiens tres-bien payée par celle que vous avez mise en sa place, vous asseurant que de ma vie je ne fus en une peine plus grande, que quand le Roy a pris ceste impertinente curiosité de la veoir. Vous deviez bien croire, Madame, adjousta Rosileon, que si la vostre y eust esté, j’eusse plustost perdu la vie, que de permettre qu’elle eust esté veuë. Mais, Madame, continua-t’il, vous plaist-il pas m’ordonner de quelle sorte vous voulez que je vive ? Vous en trouverez, dit-elle, l’ordonnance dans la derniere recette. Elle se hasta de luy faire ceste responce, parce qu’elle veid que le Prince & Cephise revenoient. Et pour mieux dissimuler, à leur abord, elle s’en alla voir le Lyon, qui, encore que mort, faisoit peur à ceux qui le regardoient. Et peu apres Arionthe se retirant, elles le suivirent, sans que la Princesse pûst trouver la commodité de plus parler à luy.


  Mais, Madame, ne me suis-je point peut-estre, trop arresté à vous raconter par le menu tout ce succez ? J’ay pensé qu’il estoit necessaire, pour avoir esté celuy qui donna commencement, non pas à l’Amour de Rosanire, ny de Rosileon, car il est certain que desja ils s’aymoient : mais bien à la hardiesse qu’ils eurent de se le dire, & à l’esperance qu’ils conceurent que la Fortune & la valeur de ce Chevalier seroient, peut-estre, telles qu’ils pourroient un jour estre mariez ensemble. Et d’effect, sa blesseure le retenant quelque temps au lict, donna commodité à Rosanire de pouvoir un jour parler à luy plus au long, parce que Cephise s’estant amusée à quelques peintures, la laissa seulle : Et Rosileon ne voulant perdre le temps. Si ma bouche, luy dit-il, osoit proferer quelque plainte contre vous, ou si mon ame y pouvoit consentir, c’est la verité, Madame, que je me plaindrois de ma belle Princesse. Prenez-bien garde, luy respondit-elle, Rosileon, que vostre plainte ne fust mal fondée : Car, si vous voulez dire vray, vous advouërez que j’ay prevenu par ma lettre, si ce n’est vostre desir, pour le moins vostre esperance. Mais je confesse qu’en ceste action je fus trop bonne, & que, peut-estre, si j’y eusse pensé bien meurement, je ne l’eusse pas tant esté : les hommes estans d’ordinaire d’une humeur, qu’il faut marcher avec eux à pas de plomb, & bien mesurer la cognoissance que l’on leur donne de nostre bonne volonté : car incontinent ils se laissent emporter ou à la vanité, ou au contentement, se figurans plusieurs choses ausquelles on n’a jamais pensé, & tirent de là des consequences grandement desadvantageuses pour nous. Et quoy, Madame, reprit Rosileon, vous voulez que je croye que la grace que vous m’avez faite a esté sans y penser ? Non pas cela, dit incontinent Rosanire, au contraire, je veux que vous sçachiez, que si je n’en avois pas usé ainsi, je m’en blasmerois : Mais je dis bien que ce fut sans la gueres de battre en moy-mesme, parce que je fus si transportée d’ayse, d’ouyr dire que le Roy estoit sorty d’un si grand danger, & que ce fut par la valeur de Rosileon, que sans consulter l’argument, je consentis que ma main vous donnast cognoissance de mon contentement. Or, Madame, adjousta Rosileon, si le tesmoignage qu’outre tous mes merites il vous a pleu me rendre de vostre bonne volonté, faisoit en moy l’effet que vous dites, je m’estimerois le plus indigne de vivre qui ayt jamais esté sur la terre : car tant s’en faut que j’aye tiré de là ces consequences, ny ces esperances desquelles vous parlez, qu’au contraire ceste grace si peu attenduë, comme un Soleil qui donne tout à coup dans les yeux, m’a de sorte esbloüy l’esprit, que je ne sçay, ny ce que je dois penser, ny ce que je dois esperer, tant elle est pardessus toutes mes pensées, & pardessus toutes mes esperances. Et quant à la plainte que j’ay dit que je voulois faire de vous, c’est seulement que m’ayant acquis si entierement à vous, il me semble que vous me faites tort de ne me commander rien pour vostre service. Rosileon, repliqua la Princesse, escoutez bien ce que je vous vay dire, & n’en doutez jamais : La vertu qui est en vous, l’affection que vous m’avez faict paroistre, & la discretion de laquelle vous avez usé, m’ont conviée à vous aymer : Le lieu incogneu de vostre naissance m’ennuye, & je veux qu’en eschange vostre valeur vous rende si cogneu de chacun, que rien ne me puisse estre reproché, lors que l’on sçaura que Rosanire vous ayme. Et tirez seulement de ce que je vous dis toutes les consequences plus favorables que vous pourrez pour vostre contentement : car je ne vous en defends une seule. Souvenez-vous seulement des victimes qui doivent estre immolées en ce sacrifice, ainsi que je vous l’ay desja escrit. Si j’osois me jetter à vos pieds, dit alors Rosileon transporté de contentement, pour vous rendre graces, je le ferois, Madame, comme le plus obligé de tous les hommes : mais je sçay que le tesmoignage de tant de personnes vous deplaist. Je diray donc seulement que les paroles aussi estans trop foibles, j’attendray avec un desir extrême l’honneur de vos commandemens, pour faire veoir par mon obeïssance, que comme il n’y eut jamais un plus digne sujet d’estre aymé, ou plustost adoré, que la Princesse Rosanire, ny un cœur plus capable de l’adorer que celuy de Rosileon, aussi n’y aura-t’il jamais rien de si difficile, que je ne rende aysé pour son service. Et d’autant que le lieu incogneu de ma naissance, avec raison, vous deplaist, ayez agreable, suivant vostre commandement, qu’aussi-tost que ma blesseure me le permettra, je puisse, comme Chevalier errant, chercher en tant de lieux la fortune, que je meure en ceste queste, ou que je revienne tel que l’incognuë naissance de Rosileon, ne puisse jamais plus estre reprochée, ny à vous, ny à luy. Comment, interrompit la genereuse Princesse, si je l’auray agreable ? Soyez-en tellement asseuré, Rosileon, que si vous faisiez autrement, vous me desobligeriez plus que je ne sçaurois dire.


  Ces discours furent cause qu’aussi-tost que Rosileon fut guery, qui fut dans peu de jours, il supplia le Roy de luy permettre, que comme Chevalier errant, il allast chercher les adventures, suivant la coustume de ceux que le grand Roy Artus avoit establie en la grande Bretagne, afin de se rendre plus capable de luy faire service. Le Roy, quoy qu’à regret, le luy accorda, mais à condition de revenir le plustost qu’il luy seroit possible. Je ne diray point quels furent les discours de la Princesse & de Rosileon, à son depart : car vous pouvez penser, Madame, qu’ils furent tels que deux personnes qui s’ayment bien peuvent tenir, prevoyant une longue separation, & un tant incertain retour. Mais Rosanire, bien-tost apres son depart, receut de tres-grandes consolations, pour tant de grands exploits qu’il fit par toutes les Provinces où il se trouva, desquels la Renommée portoit par tout la gloire & la loüange, avec tant davantage pour luy, que c’estoit le seul discours qui en ce temps-là servoit d’entretien parmy les plus belles assemblées des Dames & des Chevaliers.


  Cependant que Policandre & les Princesses ses filles vivoient de ceste sorte, le Roy des Pictes non seulement parvenu à un grand aage, mais estant fort incommodé de diverses blesseures qu’en sa jeunesse il avoit receuës, apres avoir quelque temps languy dans le lict, fut contraint par sa mort de payer le tribut que tous les hommes doivent à la Nature. Et comme si la Fortune eust voulu que nos larmes fussent employées pour divers subjets en mesme temps, nous avions à peine clos son tombeau, qu’il fallut ouvrir celuy du Roy des Santons, qui laissa, à la verité, la Reyne Argire desolée pour de si grandes pertes : mais avec une consolation qui n’estoit pas petite, luy semblant que le Roy Policandre satisferoit à ce coup à sa parole : Car, de fortune, quelques jours auparavant sa mere estoit morte, de sorte qu’estans tous deux en liberté, il n’y avoit pas apparence qu’il ne luy deust satisfaire. Mais combien sont trompeuses les esperances que l’amour donne, & principalement quand elles dependent de la fermeté de quelques hommes, qui le plus souvent ne jettent les yeux que dessus leurs interests presens. Autrefois, je croy bien que si Policandre eust eu la puissance qu’il eust bien desirée pour disposer de ses actions, il eust satisfaict à sa promesse : mais depuis que le bien de ses affaires & de ses Estats le contreignit d’espouser Clorisene, il oublia tellement tout ce qu’il avoit laissé dans le Royaume des Pictes, qu’à peine se ressouvenoit-il plus du nom seullement d’Argire. Si est-ce qu’afin qu’il ne prist excuse sur quelque manquement qui vint d’elle, quoy que depuis l’assistance qui avoit esté donnée contre luy au Prince Archimbaut, il n’y eust eu guiere bonne intelligence entre nous. Si est-ce que quand Clorisene mourut, Argire ne laissa pas de se condouloir avec luy, & de mesme de luy donner advis de la perte du Roy des Santons. Sa responce fut à la verité pleine de courtoisie : mais si vuide d’Amour, que mal-aysément en eust-on peu recognoistre la moindre petite estincelle. La Reyne creut, car elle s’alloit tousjours flattant, qu’il n’avoit pas voulu descouvrir son intention à l’Ambassadeur qu’elle luy avoit envoyé, comme personne avec laquelle il n’avoit jamais eu aucune familiarité : & elle attribuoit à prudence, ce qui estoit defaut d’amitié, comme bien tost apres l’on recognut, lors qu’elle luy envoya secrettement cette lettre.




LETTRE
De la Reyne Argire, au Roy
Policandre.




  N’est-il pas vray, que toutes choses promises sont deues ? Si vous le jugez ainsi, souvenez-vous de ce que vous devez à celle qui vous escrit. Celuy est bien mauvais payeur qui ne s’acquitte point d’une debte à laquelle il est obligé, & mesme s’il ne faut que la seule volonté pour en faire le payement. Rien que la vostre ne me peut esloigner la satisfaction qui m’est deuë. Les Dieux tesmoins de vos promesses, sont ceux que j’appelle, & devant lesquels je vous la demande.


  Il fit une telle responce.




RESPONCE
Du Roy Policandre,
à la Royne Argire.




  Les promesses ausquelles il a esté contrevenu du consentement de ceux qui les avoient faites, demeurent entierement anullées. Et nous ne devons point si peu estimer le repos de ceux qui nous ont aymez, que dans le cercueil nous leur veuïllons donner ce desplaisir de nous voir en la possession de quelqu’autre. Ceste consideration, & celle du bien de mes Estats, me font resoudre de passer les jours qui me restent en la solitude en laquelle les Dieux que vous reclamez m’ont voulu reduire.


  Et donnant ceste lettre à celuy qui luy avoit rendu la mienne : Amy, luy dit-il, asseure la Reyne que je vivray tousjours son serviteur ; mais qu’il m’est impossible de penser à un second mariage. Le regret des pertes qu’elle & moy avons faites, nous en doit oster la volonté : mais plus encore l’amitié que nous devons porter aux enfans que les Dieux nous ont octroyez, ausquels ce seroit cruauté de vouloir donner des freres qui partageassent les Estats que nous leur devons laisser tous entiers ; outre que l’aage où nous sommes, nous dispance assez de semblables traittez qui ne donneroient que trop à parler à ceux qui voudroient rechercher les occasions d’un mariage tant hors de saison. Si ceste responce, & ce message qui tenoient lieu de reproches, luy firent une profonde playe dans l’ame, vous le pouvez penser, Madame, puis qu’ayant tousjours conservée tres-ardante l’affection qu’elle luy avoit portée, & n’ayant devant les yeux pas une des considerations de Policandre : mais celle-là seule qui pouvoit effacer la faute qu’elle pensoit avoir commise, elle s’en voyoit maintenant hors de toute esperance. Ceste offence tesmoigna bien estre veritable ce que l’on dit communément que d’une grande Amour il naist une grande hayne : Car Argire en conceut une si extrême contre luy, qu’elle n’avoit rien tant en horreur que le nom de Policandre, & tout ce qui venoit de luy. Et d’abord comme à son occasion elle avoit aymé le fils qu’elle avoit eu de luy, plus que celuy du Roy son mary, elle luy prist une si mauvaise volonté, qu’elle eust voulu ne le veoir jamais, parce qu’elle ne tournoit jamais les yeux sur luy, qu’il ne luy semblast de veoir l’ingratitude du pere emprainte sur son visage. Ce fut bien alors qu’elle eut un cruel repentir de l’avoir mis en la place de celuy duquel il por- toit le nom, luy semblant que c’estoit par un tres-juste jugement des Dieux qu’elle estoit punie de ceste tromperie, par celuy duquel elle en devoit le moins attendre le chastiment. Ce regret la toucha si vivement, qu’elle envoya au port des Santons, pour avoir des nouvelles du vray Celiodante : mais elle sceut qu’il y avoit desja plusieurs années que quelques Pirattes l’avoient enlevé, & son pere aussi, (car tel estimoit-on Verance) & qu’incontinent apres sa mere s’estoit perduë, ou pour le moins n’avoit plus esté veuë sur ces rivages. Si ceste nouvelle, qui luy ostoit le moyen de commencer sa vangeance, rengregea le desplaisir qu’elle avoit, jugez-le, Madame, puis qu’elle l’emporta avec tant de violence, qu’elle resolut de rendre & Policandre & elle un effroyable exemple aux siecles à venir pour tous ceux qui couroient une mesme fortune.


  Le faux Celiodante pouvoit alors avoir attaint la vingtiesme année de son aage : & tant par le soin du Roy des Santons que par celuy d’Argire, à le faire eslever & instruire en tous les exercices d’un grand Prince. Il s’estoit rendu si adroict à tous ceux du corps, & si habile & judicieux en ceux de l’esprit, que veritablement encore qu’il n’eust pas esté fils de Roy, il estoit toutesfois digne de la Monarchie des Gaules : mais tout ainsi qu’autresfois elle le voyoit avec des yeux tout d’Amour, parce qu’il estoit fils de Policandre, depuis elle ne le regardoit plus qu’avec ceux de la hayne & du depit. Elle debattit longuement en elle-mesme avant que de resoudre quelle vengeance elle prendroit. En fin elle choisit celle que vous entendrez comme la plus grande qui se presenta pour lors devant ses yeux.


  Le Roy des Cenomanes avoit eu quelque differant avec celuy des Turoniens, & comme c’est l’or- dinaire que les armes sont tousjours les juges de telles personnes, & que l’espée est la plus asseurée main de justice qu’ils ayent. Incontinent chacun de son costé courut à faire des levées de gens de guerre, & appeller leurs solduriers & Ambactes. Le Roy des Rhedoniens & des Condates, comme allié de celuy des Cenomanes, vint incontinent à son secours : Et celuy des Venetes & des Dariorigues, d’autant qu’il avoit espousé la sœur du Roy des Turoniens, sans presque estre appellé, conduisit toutes ses forces à son beau-frere, de sorte que ces deux Royaumes s’en alloient estre le Theatre de diverses, sanglantes, & pitoyables Tragedies : Lors que, par l’advis de tous ces quatre Roys, Celiodante fut esleu pour arbitre de leurs differents : Car encor que son bas aage ne deust pas luy acquerir une grande experience en semblables occasions, si est-ce que la preud’homie & la probité desquelles il avoit desja faict veoir en toutes ses actions des effects incroyables, luy donnoient un si grand credit, que d’un consentement commun, ils s’en remirent à ce qu’il en ordonneroit. Ayans donc faict une suspension d’armes pour quelque temps, ils se remirent à son jugement. Et cela advint au mesme temps que la Reyne Argire estoit plus offencée contre le Roy Policandre : Et de fortune les deux Roys des Citez Armoriques estoient grandement ennemis de Policandre, parce qu’estant jeune il avoit assisté contr’eux, Suenon le bon Duc, en qualité de Chevalier Errant, & avoit esté cause qu’ils avoient perdu quelques terres, desquelles ils avoient esté longuement possesseurs. D’autre costé le Roy des Cenomanes, & celuy des Turoniens, ne l’aymoient guere davantage, parce que les Ministres de Policandre avoient confisquez quelques batteaux qui descendoient par le fleuve de Loire, chargez d’armes, pour n’avoir point de sauf-conduit. Et d’autant que ceste offence estoit encore toute fraische, quoy que petite, elle ne laissoit de leur donner envie de s’en vanger. Elle pensa donc que si Celiodante venoit à bout de cet accord, il pourroit porter tous ces Roys contre Policandre, tant pour s’acquitter de l’obligation qu’ils luy avoient, que pour se venger de leurs particulieres injures.


  Toute la difficulté c’estoit que Celiodante eust quelque bon subjet de faire la guerre, & mal-aysément le pouvoit-elle trouver, d’autant que Policandre vivoit avec tant d’équité, qu’encore que nous fussions voysins, il nous ostoit toute occasion de plainte. Toutefois esperant que le temps, peut-estre, en apporteroit quelqu’une, tout ce qu’elle recommanda le plus au Prince son fils, & à ceux qu’elle luy avoit donnez pour Conseillers, ce fut de mettre la paix entre ces Roys, d’autant qu’ils devoient tousjours avoir devant les yeux que la meilleure guerre ne vaut pas la pire paix. Outre que ce feu de dissention estant si prés d’eux, il estoit à craindre que quelque etincelle, n’en sautast à la fin dans leurs maisons. Bref elle les instruisit de sorte, que la paix se fit, & tellement à la satisfaction de tous, que chacun en particulier eust opinion d’y avoir esté advantagé. Chose qui les obligea de sorte, & qui donna une telle creance à Celiodante, que desirant faire avant que de se separer une ferme aliance pour se conserver, ils l’eslurent pour le chef de tous, en cas qu’ils assemblassent leurs forces. Honneur à la verité tres-grand, & non esperé, d’autant qu’estant presque le plus jeune, il y avoit apparence qu’il devoit estre le dernier esleu pour ce sujet.


  Mais voyez, Madame, comme il semble qu’il y a des choses inevitables. La Reyne alloit cherchant quel- que sujet de se douloir de Policandre, & elle n’en pouvoit rencontrer, lors que de fortune quelques officiers de Celiodante poursuivans des voleurs qui s’estoient sauvez dans les Estats de Policandre, ne laisserent de s’en saisir dans une petite ville qui estoit à luy. Le peuple, & quelques solduriers s’eslevans pour maintenir leurs franchises, non seulement leur enleverent ces meschans, mais de plus en tuerent une grande partie, qui voulurent faire resistance, & prirent presque tout le reste, horsmis quelques-uns qui s’opiniastrerent plus à la fuitte qu’à la resistance, & desquels l’on apprit ces nouvelles. Elle jugea incontinent que ce sujet estoit tres-bon pour en tirer l’offence qu’elle alloit cherchant. Et parce qu’elle s’assuroit bien que si elle en faisoit plainte à Policandre, il luy en donneroit toute satisfaction : Sans luy en rien dire, elle envoya promptement quelques solduriers, pour saccager le lieu, & y faire tous actes d’hostilité. Mais au lieu de venger la premiere injure, ce ne fut que l’accroistre d’une seconde : car ceux qui y allerent y trouverent une si grande resistance, qu’à peine les chefs se purent-ils sauver, apres y avoir perdu la plus grande partie de ceux qu’ils conduisoient. Elle fut bien marrie de leur perte, mais elle ne fut pas peu contente du sujet qu’il luy sembloit d’avoir rencontré pour esmouvoir ces Roys à vanger l’injure qu’elle disoit que Celiodante avoit receuë, cependant qu’il estoit hors de ses Estats. Et pour ceste occasion elle depescha en diligence à l’assemblée un personnage tel qu’elle put choisir entre tous les siens, le plus propre à agrandir ceste offence, & à esmouvoir la colere de ces Roys. Et certes il la servit comme elle desiroit : car y estant interessé de la perte d’un frere, il estoit tellement animé contre les Boyens, qu’il n’y eut artifice ny invention dont il n’usast pour animer ces Roys à la vengeance. Qui tous alors se souvenans en particulier des injures receuës, & se trouvans les armes en la main, sans y mettre plus de delay, tous ensemble s’en allerent fondre dans les Estats du Roy Policandre, qu’ils trouverent desarmé, comme ne pensant point à une tant inopinée invention. La longue & profonde paix dont il avoit joüy si long-temps, luy avoit faict perdre les vieux ! Capitaines, & l’avoit rendu nonchalant d’en recouvrer d’autres : Outre que le peuple endormy dans les delices d’une tranquilité generale, avoit presque oublié le nom des armes desquelles il devoit se defendre. Il fut donc aysé à Celiodante, le trouvant en cet estat, de le vaincre & deffaire en toutes les rencontres où il se presenta. Or le dessein de la Reyne estoit, (voyez quelle estoit son animosité contre Policandre) de faire que le pere, en ceste guerre, tuast le fils, ou le fils, le pere : & quoy qu’ils ne se cognussent pas pour tels, il luy sembloit toutefois d’avoir une grande satisfaction de sçavoir qu’elle leur faisoit ce mal. Policandre mit bien tout l’ordre qu’il sceut en ceste urgente necessité, & faisant de necessité vertu, ramassa promptement quelques Chevaliers, tant de ses vassaux, que de ses alliez, & se mit en campagne avec le Prince Arionthe son fils. Et quoy qu’il cogneut bien que c’estoit trop hazarder que de venir en une bataille, si est-ce que ne pouvant supporter de veoir les saccagements que nostre armée faisoit dans ses Estats, encore qu’il fust plus foible, il se resolut de la hazarder. Je ne veux point m’amuser à vous raconter par le menu tout ce qui s’y passa : car outre que tant de ruïnes & tant de morts ne peuvent estre racontées sans desplaisir : encore aurois-je peur que le discours n’en fust bien long & inutile. Et je diray seulement que Celiodante gaigna la bataille, qu’Arionthe fils unique de Policandre y fut tué, & que ce fust tout ce que le pere pût faire de se sauver dans Avaric, avec quelques reliques de son armée : Mais & les habitans, & ceux qui s’y estoient sauvez tellement effroyez, que je croy que si nostre armée les fust allé promptement investir, asseurément ils eussent ouvert leurs portes. L’on trouva meilleur de prendre tout le plat pays, afin d’avoir des vivres pour le long siege qu’on prevoyoit devoir estre celuy de ceste grande ville, tant pour l’assiete du lieu, pour les grands fossez, tours & rampars dont elle estoit fortifiée, que pour la quantité d’hommes, tant bourgeois qu’estrangers, que l’on sçavoit s’estre jettez dedans : mais particulierement pour la personne du Roy Policandre, qui s’y estoit voulu renfermer, contre l’opinion de la plus saine partie de son Conseil, ayant faict resolution de s’ensevelir dans les ruïnes de son Royaume.


  Le corps d’Arionthe fut recogneu, enlevé d’entre les morts, & envoyé à son pere avec toute sorte d’honneur & de courtoisie, pour monstrer que la hayne n’alloit point par delà la vie, ny ne vouloit point de vengeance contre les morts. Policandre le receut avec un œil sec, & monstra une si grande constance & magnanimité en ce coup si sensible, que la vertu de ce Roy dés lors commença d’attendrir le cœur de la Reyne, & de prendre part en quelque sorte à son infortune. Comment, disoit-elle en elle-mesme, tu consentiras, Argire, que celuy qui t’a tant aymée, soit pour ce sujet malheureux ? Car il est certain que s’il ne t’eust jamais servie, il ne ressentiroit pas les pesants coups que la Fortune luy donne. Ta veuë sera donc si funeste qu’elle n’apportera que ruïnes & desolations à ceux qui te regarderont ? Souviens-toy que celuy que tu veux despoüiller de son Royaume, & à qui tu veux ravir la vie, a esté la personne du monde que tu as la plus aimée, & qui est en- cores maintenant le pere de ton fils. Tu seras donc le lierre qui ne lie jamais rien de ses bras que pour le ruïner & le mettre en terre ? Et bien il t’a trompée. Mais sa tromperie est-elle du tout sans excuse ? Et quand elle le seroit, veux-tu avoir plus de souvenir d’un seul desplaisir que de tant de contentements & de tant de services que tu as receus de luy ?


  Ces considerations & plusieurs autres semblables luy alloient amolissant le cœur, si bien que dés lors elle cherchoit quelque bon pretexte pour le laisser en paix, & retirer nos armes hors de ses Estats, mais n’osant se declarer à personne, & estant contrainte pour ne perdre le credit parmy ces Roys unis de faire paroistre le contraire elle mist le siege devant Avaric. Je dis elle mit, car le desir de vangeance avoit esté si grand en elle, qu’elle avoit desiré d’estre tesmoin de toutes les pertes, & desolations de Policandre. Le dessein qu’elle eut quand elle consentit au siege, fut sous l’esperance qu’elle avoit qu’au pis aller Policandre seroit son prisonnier, & qu’elle pourroit, apres luy avoir fait recognoistre l’offence qu’il luy avoit faite, luy rendre & ses Estats & sa Couronne. Mais il advint bien autrement, car peu de temps apres, Rosileon qui alloit suivant les advantures dans la Germanie & les Marcomanes, fut adverty par le bruit commun de l’invasion que tous ces Roys avoient faitte au Roy des Boyens, & en quel point il se trouvoit reduit, renfermé dans la ville d’Avaric, où l’on n’esperoit pas qu’il pût tenir longuement pour l’effroy qui estoit parmy les siens. D’abord qu’il entendit ces nouvelles, il ne les pouvoit croire, sçachant avec quelle equité Policandre vivoit, & combien il donnoit peu d’occasion à ses voisins de luy faire la guerre. Et toutesfois pour ne les mespriser, il tourna ses pas du costé des Boyens & des Ambarres, & de fortune sortant du pays des Lepontes, il fut rencontré par un messager que la Princesse Rosanire luy envoyoit, & qui depuis quelques jours l’alloit suivant par toutes ces Alpes à la renommée de ses exploits. Il l’atteignit donc en fin en ce lieu, & d’autant que Rosileon n’avoit point changé d’armes il le cognut au Lyon qu’il portoit en son escu avec quelques paroles estrangeres qu’il avoit pris pour devise, & qui estoit cause que plusieurs le nommoient le Chevalier du Lyon. Seigneur, luy dit-il, en luy presentant les lettres de la Princesse Rosanire, il y a une lune que je vous cherche, & que vous estes desiré de celle qui vous escrit, & souhaitté de tous les Boyens, comme le seul remede, où pour le moins la seule esperance qu’ils ont en toutes leurs infortunes. Rosileon alors ne recognoissant pas celuy qui parloit à luy sans luy respondre ouvrit la lettre & trouva qu’elle estoit telle.




LETTRE.
De la Princesse Rosanire
à Rosileon.




  Vos victoires sont grandes, mais beaucoup moindres que nos infortunes. Nostre armée est deffaitte, tout le pays occupé, Arionthe mort, & Policandre & Rosanire enfermez dans leur derniere ville. Jugez si Rosileon a dequoy employer icy ses armes & son courage.


  J’abregeray, Madame, car que sert-il, de raconter l’estonnement & le desplaisir de Rosileon, lisant ces nouvelles & en oyant les particularitez de la bouche du Messager. Tant y a que se mettant sur le chemin des Boyens, & faisant toute la plus grande diligence que ses chevaux luy pouvoient per- mettre, il entra en fin dans les terres du Roy Policandre, où de fortune il trouva plusieurs Chevaliers & Ambactes qui s’estoient desja assemblez & qui ne demeuroient inutiles que pour n’avoir point de chef auquel ils voulussent tous obeïr, d’autant que les principaux des Boyens & des Ambarres, d’abbord estoient accourrus vers la personne du Roy, & les uns avoient esté tuez avec le Prince Arionthe, & les autres estoient enfermez avec Policandre dans Avaric. Si bien que ceux-cy poussez de bonne volonté n’attendirent que d’estre conduits, lors que Rosileon se presenta qui fut receu avec un commun consentement de tous, tant pour l’amitié qu’ils sçavoient que le Roy luy portoit, que pour tant de beaux exploits que depuis peu il avoit faits, & qu’ils avoient appris par la Renommée. Et quoy que le nombre de ces Chevaliers & Solduriers ne fust pas de plus de cinq cents Chevaux, & de trois mille hommes de trait : & que nostre armée fust composée de plus de huict mille chevaux & de quarante mille hommes de pied, si est-ce que Rosileon esperant en la justice de Policandre, & en la bonne fortune qui l’avoit tousjours accompagnée ne fit point de difficulté de s’en venir enseignes desployées droit à nous : ce qui donna tant de courage aux siens, & tant d’effroy aux nostres que vous eussiez dit que le seul nom de Rosileon, nous devoit deffaire. Sa troupe à chaque logis qu’il faisoit s’alloit grossissant, ainsi que les rivieres qui en leurs cours vont ramassant toutes les fontaines, & les petits ruisseaux qui y tombent, car tout le pays accourut à luy, & comme si desja ils eussent eu à partager nos despouïlles, ils s’en venoient discourant comme de chose indubitable de nostre deffaitte, & de leur asseurée victoire. Et il advint par le juste jugement des Dieux que nous fusmes deffaits, je dis par le juste jugement, car autrement il n’y avoit pas apparence qu’une si petite trouppe de gens ramassez d’eust obtenir la victoire sur une armée telle que la no- stre en laquelle il y avoit tant de Roys & tant de grands personnages pour la commander, & tant de vieux solduriers aguerris, en tant de rencontres, de combats & de batailles. Toutefois il fut vray que nostre armée fut desfaitte, non pas du tout, mais de telle sorte qu’elle fut contrainte de lever le siege, & laisser entrer Rosileon dans la ville avec tout ce qu’il conduisoit. Les caresses que le Roy luy fit, le bon visage qu’il receut de Rosanire & les cris de joye de tout le peuple à son en trée dans Auaric furent plus grands qu’on ne sçauroit dire : Mais d’autant que Policandre sçavoit bien que c’est que de poursuivre une armée qui s’enfuit sans perdre temps, il fit sortir d’Auaric tous ceux qu’il jugeoit propres pour estre mis dans les trouppes de Rosileon, & l’embrassant & baisant au front le conduisit jusques hors de la ville, luy donnant le commandement de Lieutenant general en tous ses Estats, & dans ses armées, & ordonnant à tous ses subjets de luy obeïr. Le Genereux Rosileon bruslant de desir de faire quelque effect digne de la reputation qu’il s’estoit acquise, vient sur nos brisées, & quatre jours apres nous atteignit sur le passage d’une petite riviere qui s’appelle le Clein, où en fin il contraignit nostre armée de donner la bataille, en laquelle nous fusmes deffaits avec la perte de presque toute l’armée & la mort du Roy des Turoniens, & de celuy de Cenomanes. Et ce que nous supportasmes avec plus d’impatience, ce fut la prise du Roy Celiodante. Mais parce que Rosileon vouloit obtenir une victoire entiere, il poursuivit le debris de nostre armée & envoya Celiodante avec une seure garde au Roy Policandre, & à la Princesse Rosanire.


  Il est aisé à juger que la joye de ce Roy ne fut pas petite voyant non seulement tout son Estat remis en son pouvoir, mais tant de Roys deffaits & particulierement le chef de tous, son prisonnier. Elle fut telle que ne sçachant par quel moyen recognoistre le bon service que Rosileon luy avoit rendu, il resolut de le faire apres luy possesseur de ses Royaumes (que par sa valeur il luy avoit regagnez) par le mariage de Rosanire, & sur ce dessein il luy fit une telle responce.




LETTRE.
Du Roy Polycandre
à Rosileon.




  Que puis-je donner à celuy qui m’a remis la Couronne sur la teste, que la mesme Couronne que je porte ? Si feray, je luy donneray encore davantage : Car je veux qu’outre tous mes Estats, il possede ce que j’ay de plus cher ; à sçavoir ma fille Rosanire. Qu’elle soit donc dés à cette heure à vous Rosileon, & apres moy les Royaumes des Boyens, des Ambarres, & des Bitturiges. Hastez-vous de vaincre, car ce sont les triomphes que je vous prepare au retour de vos victoires.

¨


  Voila Rosileon & Rosanire presque au plus haut sommet de leur bonne fortune, car ce Chevalier aimoit cette Princesse avec une si extreme passion, qu’il n’eust pas voulu vivre sinon en l’esperance que Policandre luy donnoit, & elle qui n’avoit pas une moindre affection, mais qui la sçavoit mieux dissimuler, n’ayant jamais pû esperer que Rosileon devint tel qu’elle le pûst accepter sans honte pour son mary, le voyant parvenu à une si grande estime auprés du Roy ne pouvoit qu’en recevoir un singulier contentement. Mais oyez, Madame, la gratieuse rencontre, cependant que Rosileon apres avoir receu cette lettre continuë ses victoires, chassant ses ennemis jusques aux dernieres Citez Armoriques, & que par tout, où il porte ses armes il emporte des palmes, & des lauriers. Celiodante prisonnier dans Avaric est traitté avec tant d’humanité du Roy Policandre qu’allant par tout sur sa parole, il luy estoit permis de veoir la Princesse Rosanire, la vertu & la beauté de laquelle le ren- dirent bien-tost de prisonnier de guerre, prisonnier d’Amour : car cette Princesse a des traits tant inevitables, qu’il est bien mal-aisé que les yeux la voyent que le cœur ne l’adore.


  Lors que Celiodante fut fait prisonnier plusieurs des siens furent pris avec luy, & entr’autres un vieux Chevalier nommé Oronte qui luy fut donné pour gouverneur presque au sortir de la nourrice. Cet homme estoit prudent, & sage, & avoit une si grande affection au service de Celiodante, qu’il n’avoit rien de plus imprimé dans le cœur que ses interests : D’autre costé ce jeune Prince recognoissant cette entiere & inviolable affection en luy, l’aimoit & l’estimoit, comme il estoit obligé. Quelques jours se passerent avant que Celiodante voulut declarer sa passion à Oronte, luy semblant que cette Amour estoit née tant hors de saison, qu’elle ne pouvoit avoir qu’une fort mauvaise destinée. Ce silence estoit cause que ce jeune Prince s’alloit de façon rongeant le cœur, par de fascheuses pensées, qu’on le voyoit diminuer de jour en jour, dont Oronte se prenant garde, & ayant opinion que cette tristesse estoit conceuë de sa detention, craignant qu’elle n’alterast sa santé, un jour qu’il le vid seul dans sa chambre il luy tint un tel discours.


  Seigneur, si ceux qui commandent aux Royaumes, & aux Empires, avoient un particulier privilege de ne devoir jamais estre attaquez de la Fortune, je dirois que vous auriez occasion de vous plaindre de l’estat où elle a pris plaisir de vous reduire. Mais puis que nous voyons les sommets des plus hautes montagnes, d’ordinaire plus agitez & tourmentez des vents & des orages, que les valons & les plaines : Et que de mesme les plus hautes puissances de la terre sont plus exposées aux tempestes de la Fortune, a quelle raison, Seigneur, avez vous dû vous en estimer exempt ? & sous quel pretexte vous pouvez-vous plaindre d’une loy generale & commune à tous les grands ? Vostre naissance relevée pardessus celle des hommes ordinaires, vous affranchit bien des petits maux, & des petites infortunes ausquelles le peuple est subjet : d’autant que ce sont des tributs indignes des grands personnages. Mais les grandes afflictions, & celles encores parmy les plus grandes qui semblent insupportables au commun, ce sont les propres des grands Princes, & des grands Roys comme vous estes. Et tout ainsi que vous blasmez ceux qui perdent le courage, & qui se laissent abbattre par de petites infortunes, les estimant foibles effeminez : De mesme, croyez-moy, Seigneur, ceux qui vous voyent avec la tristesse peinte sur le visage, fleschir à ce premier coup, que la Fortune vous a donné, quoy qu’il soit grand, puis qu’il est de ceux qui sont ordinaires aux grands Princes, quel jugement peuvent-ils faire qui soit à vostre advantage ? La fidelité que je dois à mon Roy, & l’affection que je porte à la personne de Celiodante, m’obligent, Seigneur, (pour m’acquitter de mon devoir, de vous supplier tres-humblement par la memoire du Roy vostre pere, & par celle de vostre propre vertu de vous remettre devant les yeux, vostre magnanimité & le courage avec lequel vous vous estes porté si genereusement dans les plus effroyables dangers. Que si vous me dittes que le coup est grand, je respondray que vos armes doivent estre encore plus fortes, car le courage d’un homme ne peut jamais estre vaincu que par sa faute, ny ayant accident de fortune qui le puisse abbattre si sa volonté ne le trahit, & ne consent à sa deffaicte. Courage, Seigneur, vous avez devant vos yeux un exemple d’une vertu invaincuë toutes les fois que vous les tournez vers le Roy Policandre. A-t’il fleschy quand ses armes ont esté deffaittes ? s’est-il laissé emporter au desplaisir quand la mort luy a ravy son fils unique ? A-t’il perdu le courage à la perte de tous ses Estats ? Nullement, Seigneur, au contraire, il s’est tellement opposé avec une genereuse vertu à ces coups de la Fortu- ne, qu’à la fin il ne l’a pas seulement lassée, mais il la vaincuë, & s’il se peut dire ainsi, la contrainte de se ranger de son party.


  Oronte vouloit continuer lors que le jeune Prince l’interrompit. Mon pere, luy dit-il, car c’estoit ainsi qu’il le nommoit le plus souvent, pour son aage & pour la conduitte qu’il avoit euë de son enfance : Vous auriez trop mal employé la peine que vous avez prise de m’instruire, & j’aurois le courage aussi foible que la memoire, si la perte d’une bataille, de partie de mes Estats, de mes amis, & mesme de ma liberté, me faisoient oublier les bons enseignements que j’ay receus de vous. Jamais je ne me suis resolu à prendre les armes que je n’aye bien sceu que tous ces accidents me pouvoient arriver, & si les coups preveus nuisent le moins, asseurez-vous que ceux desquels vous parlez ne doivent pas faire grand effort en moy. J’ay ressenty, je l’advouë, cet accident de bonne en mauvaise fortune, mais comme sensible, & non pas comme foible & abbatu de courage, que si vous voyez en mon visage, & en mes actions plus de tristesse que de coustume, sçachez, ô mon cher Orante, que ce n’est pas pour les blesseures que chacun sçait, mais pour d’autres que nul ne void que moy. Et à ce mot se taisant avec un grand souspir, il reprit peu apres la parole de cette sorte :


  Est-il vray, ô mon pere, que personne ne les void que moy, ces playes desquelles je me plains ! & que pour la fidelité que je porte à Oronte je luy veux descouvrir, quoy que je les voye incurables, sans autre espoir toutesfois, sinon que je sçay bien qu’il m’aydera à plaindre mon infortune.


  Et sur ce discours, il luy raconta avec une longue suitte de paroles l’extreme affection qu’il portoit à la Princesse Rosanire, le peu d’esperance qu’il avoit de la bonne volonté de la Princesse, ny du Roy son pere, pour tant de desplaisirs qu’il leur avoit rendus, & mesme en la mort d’Arionte. Or voyez, continua-t’il, si ce n’est pas avec raison que je me laisse em- porter à l’envy, & s’il ne vaut pas mieux clorre promptement ma derniere journée que de continuer une vie qui ne peut jamais estre que mal-heureuse, & desastrée. Je sçay que vous me direz que l’Amour n’est qu’une folie, & qu’une personne genereuse doit avoir honte d’en estre surmonté. Mais, mon pere, quoy qu’Amour puisse estre sagesse, où folie, estimable où honteuse, tant y a que si c’est folie, j’advouë que je sois fol, & si une ame genereuse en doit avoir honte, je veux bien que l’on ne m’estime point genereux : car il est vray que j’aime, & que j’ayme de telle sorte, que je ne m’ayme pas moy-mesme, sinon entant que j’aime Rosanire. Vous me conseillerez, sans doute de resister à cette passion qui n’est que telle que nous la voulons : mais que sert-il de donner des conseils à une personne de qui la volonté n’est pas mesme de guerir. Le sage Oronte escouta fort longuement Celiodante sans l’interrompre, sçachant assez que des maladies de l’ame celles-là se guerissent plus aisément desquelles elle se descharge en les disant à une personne fidelle. Et lors que le Prince se teust il reprit la parole ainsi.


  Seigneur, vous m’avez mis hors d’une peine tres-grande, en me declarant que vostre mal procede d’Amour, & mesme que cette passion est née pour un si digne subjet que la Princesse Rosanire : car j’apprehendois que les infortunes desquelles je vous ay parlé n’en fussent cause, & que vostre patience outragée n’eust fleschy à vos desastres : mais puis que c’est une maladie si aisée à guerir, tant s’en faut que vous ayez occasion de continuer en cet ennuy, que j’espere cette Amour devoir estre cause de vous remettre en vostre premier estat & splendeur. Pensez-vous, Seigneur, que le Roy Policandre ait oublié l’extremité en laquelle vos armes l’avoient reduit, & où il seroit encore si le Ciel presque miraculeusement ne l’en eust relevé ? Croyez-vous qu’encore qu’il se voye vainqueur, il ne sçache pas bien que de ses victoires & de ses triom- phes pour retourner en l’estat où il s’est veu, il n’y a pas plus d’intervale que de la longueur d’une bataille. Avez-vous opinion que ce Roy qui a porté toute sa vie les armes ne sçache mieux que personne de son Conseil, combien elles sont journalieres, & peu certaines ? Et cela estant, qui doutera que ce sage & prudent Roy ne soit bien aise, si vous luy faittes demander la paix, de la vous donner maintenant qu’il la peut former avec tel visage qu’il luy plaira, & non pas attendre en un temps auquel peut-estre il seroit contraint de la recevoir telle que vous voudriez. Asseurez-vous, Seigneur, qu’il est trop sage, & que j’oseray vous dire qu’avec raison sur l’ouverture que vous m’avez faitte, je prends un presage tres-asseuré que le Ciel veut que cette paix se fasse, car rien ne la pouvoit empescher que vostre courage, qui peut-estre ne l’eust pas voulu recevoir telle que le Roy Policandre l’eust demandé : & maintenant cette Amour vous rendra faciles toutes les difficultez qui vous y sçauroient estre proposées, outre que l’Amour qui a fait filer Hercule, rend honnorables toutes les conditions que l’on reçoit à son occasion. Courage, donc Seigneur, commandez-moy que je mette la main à cette œuvre, & asseurez-vous sur ma vie que vous en aurez tout le contentement que vous sçauriez desirer.


  Telle fut la responce d’Oronte, qui donna un tres-grand courage à ce jeune Prince, & qui apres l’avoir meurement considerée, si toutesfois le trouble où sa passion le detenoit le luy pouvoit permettre jugea qu’il y avoit quelque apparence en ce dessein, la couduitte duquel il remit entierement au prudent Oronte, luy donnant tout pouvoir d’offrir & de recevoir la paix avec toutes les conditions qu’il plairoit au Roy Policandre, pourveu que Rosanire fut sienne.


  Oronte qui recognut bien qu’il ne pouvoit faire un plus agreable service à son maistre, ny rien de plus advantageux pour son Estat y employa toutes les forces de son esprit & de sa prudence. Et ayant remarqué les interests de ceux qui estoient auprés de Policandre, il s’apperceut que deux des principaux ministres du Roy, & qui avoient tousjours eu le plus particulier accés prés de sa personne, & la meilleure part aux affaires estoient tres-mal satisfaits du dessein que le Roy faisoit de donner sa fille à Rosileon, homme incognu, ou pour le moins duquel on ne sçavoit qu’un advenement tant honteux, qu’ils rougissoient, disoient-ils, quand ils pensoient qu’un homme vendu à prix d’argent deust estre leur Seigneur & leur Roy. Que c’estoit grandement noircir le nom des Boyens, Ambarres, & Bituriges de leur choisir un esclave pour commander à tant de provinces, & provinces encore si fecondes, de grands Chevaliers dont la valeur n’estoit pas moindre que de ce Serf affranchy, & desquels pour le moins la naissance promettoit des actions dignes de Roy. Mais ce qui pressoit davantage ces deux personnes, ce n’estoit pas ce qu’ils avoient en la bouche, l’interest particulier les touchoit bien plus vivement : car chacun d’eux avoit un fils & leurs esperances n’avoient pas esté moindres depuis la mort d’Arionte, que d’aspirer au bon-heur auquel ils voyoient que Rosileon estoit prest de parvenir. Et quoy que chacun d’eux eust ce dessein pour son fils, & que si Rosileon ny eust point esté ils eussent sans doute esté ennemis, si est ce qu’ils se lierent tous deux d’amitié, telle toutesfois qu’elle peut estre entre deux personnes interessées, pour ruïner la Fortune de celuy qui leur ravissoit toutes leurs esperances, n’y ayant point de doute qu’en leur ame ils n’eussent apres dessein de s’en faire chacun autant.


  Il y avoit quelque temps que le prudent Oronte avoit ouy sourdement ces bruits, & d’autant que pour lors ce n’estoit pas chose qu’il eust opinion qui le pût toucher il ne s’en estoit point soucié : maintenant y faisant reflexion, il jugea que l’un ou l’autre de ces deux hommes, ou peut-estre tous deux seroient les meil- leurs instruments qu’il pût choisir pour son dessein. Il s’addresse donc à eux, leur fait l’ouverture de la paix, & la propose si advantageuse pour Policandre, que quand il n’y eust point eu de l’interest pour eux, celuy seulement du Roy leur eust fait embrasser ce party, à plus forte raison le receurent-ils, voyant qu’ils ne pouvoient en choisir un plus propre pour reculer Rosileon de ses pretentions. Et quoy que le mariage de Celiodante leur ostast aussi l’esperance qu’ils pouvoient avoir pour leurs enfants, si est-ce qu’encores aimoient-ils mieux tomber entre les mains du Roy des Pictes qui leur en seroit obligé, qu’en celles de Rosileon, qui ne tiendroit sa fortune que de sa propre vertu & conduitte. Ayant donc tous deux receu cette ouverture de paix de bon cœur, & desirant de la faire reüssir, ils prirent advis ensemble d’en parler au Roy, mais separément, afin qu’il ne jugeast pas que ce fust une partie faite contre Rosileon, & ils le firent si prudemment, & avec tant d’artifice que Policandre apres y avoir fait quelque difficulté, à cause de la parole qu’il avoit donnée à Rosileon, en fin par la proposition qu’ils luy firent de luy donner la Princesse Cephise, il y consentit, cognoissant bien que le mariage de Celiodante & de Rosanire pouvoit estre le seul ciment pour bien lier cette paix qui luy estoit tant advantageuse. Seigneur, luy disoient-ils, considerez en quel estat vous vous estes veu, il n’y a pas long-temps, & quel est celuy où Dieu mercy vous estes maintenant : Vostre prudence vous ordonne de ne point perdre pour quelques legeres considerations, la bonne fortune qui se presente. Jamais Roys des Boyens ne furent si grands ny si redoutables que vous les allez rendre, adjoustant à vostre couronne, outre tant d’alliance que le Roy Celiodante vous donnera, deux si grands Royaumes que sont ceux qu’il possede : Que si vous donniez la Princesse à Rosileon, c’est la verité qu’il a beaucoup de merite : mais les advantages que vous en devez pretendre n’outrepassent point sa personne n’ayant que l’espée que vous luy avez donnée pour tout bien & pour tout heritage. Outre que les Princes & Seigneurs qui sont subjets de vostre Couronne souffriront avec un regret plus grand qu’ils ne font pas paroistre, d’estre sousmis par vostre volonté à un affranchy qu’ils ont veu esclave ces dernieres années & vendu par un marchand : Et nous nous asseurons que si vous leur faisiez l’honneur de leur en demander leur sentiment ils tesmoigneroient avec des feux de joye le contentement que ce dernier dessein leur apporteroit. Et quant aux services que Rosileon à rendus à vostre Couronne, ne seront-ils pas plus recompensez en le faisant Roy des Lemovices, Estat si plein de Chevaliers, & de grands hommes qu’il n’y a Prince dans la Gaule qui ne s’en contentast : mais quand cette recompense ne se feroit pas : N’est-il pas vray, Seigneur, s’il vous est si fidelle & tant affectionné serviteur que vous le croyez, que sans tourner les yeux sur ces propres interests, luy mesme sera le premier à vous conseiller de faire & d’affermir cette paix de cette sorte. Que si son ambition luy clot les yeux au bien de vostre Estat, vostre prudence, Seigneur, ne doit-elle pas de mesme les vous faire boucher à tout ce qui le touche ? les obligations qu’il vous a, estant telles que quand il vous auroit donné sa vie, il ne s’en seroit pas encore si dignement acquitté.


  Ils adjousterent encore plusieurs autres discours advantageux pour leurs desseins, & les sceurent si bien representer au Roy, qu’entierement resolu de suivre leurs conseils, il leur donna charge de conclurre cette paix & cette alliance. Et en mesme temps de peur que Rosileon despité de se veoir descheu de ses esperances, ne luy fit quelque mauvais service ayant l’armée entre les mains, il luy fit faire une depesche plaine de remerciement & de loüanges, & en mesme temps luy commande de le venir incontinent trouver, ayant donné bonne ordre à l’armée : la charge de laquelle il luy ordonnoit de mettre entre les mains du Mareschal des Boyens, homme de qui la fidelité ne pouvoit estre suspecte à Policandre.


  Ces choses ne pûrent estre conduittes si secrettement que Rosanire n’en fut advertie en quelque sorte, dont elle receut un grand desplaisir : car outre qu’elle aimoit grandement Rosileon, & qu’elle avoit desja fait tous ses desseins, sur celuy de leur mariage, encore portoit elle une haine secrette à Celiodante à cause de la mort de son frere, de laquelle elle le disoit autheur. Si bien que ne sçachant à quel remede meilleur elle devoit recourre, elle se resolut d’en advertir Rosileon, afin que venant en toute diligence, il essayast de rompre ce ruïneux dessein avant qu’il fust entierement conclu.


  Celuy qu’elle luy envoya fit plus de diligence que celuy que le Roy avoit depesché. De façon qu’il donna la lettre de Rosanire à Rosileon deux jours auparavant que celle de Policandre luy fust renduë, que s’il eust eu volonté de rendre un mauvais service au Roy il le pouvoit faire aisément : Mais tant s’en faut qu’il tournast jamais sa pensée sur un si mauvais dessein, qu’au contraire il n’employa le temps qu’à se haster de prendre une ville qu’il tenoit assiegée & de chercher quelque belle excuse pour quitter l’armée & faire le voyage que la Princesse luy commandoit. Et d’effet il y travailla avec tant de diligence que le jour mesme que le messager du Roy arriva dans l’armée, il força cette place par un assaut general où il montra tant de valeur & tant de prudence, que s’il fut encore demeuré une lune dans l’armée il n’eust point esté besoin de faire autre prix que celle de ses conquestes, ny ayant plus que quelques petites villes, & quelques Isles qui fussent au pouvoir de ses ennemis.


  Aussi-tost qu’il receut le commandement du Roy, il y obeït, laissant un tres-bon ordre dans l’armée, & en la plus grande diligence qu’il luy fut possible le vient trouver, luy rend conte de l’administration de sa char- ge, des progrez & de l’Estat de l’armée, & combien peu il restoit, pour obtenir une victoire entiere. Policandre le remercie, luy fait toute la bonne chere qu’il peut, & luy dit que quand il sera un peu delassé de son voyage, il luy communiquera le subjet pour lequel il a desiré de parler à luy, & sans luy en rien dire davantage, le laisse aller à son logis.


  Rosileon qui n’estoit pas ignorant de ce que le Roy luy vouloit dire, eut bien de la peine à faire semblant de ne le sçavoir pas : toutesfois craignant d’offencer la Princesse il se contraignit, & dissimula de sorte que le Roy n’en cognut rien : Mais luy qui mouroit d’impatience de veoir Rosanire, tant pour la longue absence qui l’avoit si longuement privé de ce bien, que pour entendre plus au long ce qu’elle luy avoit escrit avec peu de mots, le plustost qu’il pût s’en alla vers elle qu’il trouva à son retour de mesme volonté qu’à son depart : mais toutesfois grandement affligée, de la resolution que le Roy son pere avoit faitte de la donner par le traitté de paix au Roy Celiodante, Et parce que plusieurs personnes avoient les yeux sur elle, & qu’elle eut crainte que la violence de la passion ne fit dire chose, où faire quelque action à Rosileon par lesquelles ils pûssent recognoistre la bonne intelligence qui estoit entr’eux. Elle luy dit assez bas : si apres le soupper, vous vous trouvez au promenoir ou si souvent vous m’avez veu autresfois aller, nous aurons plus de commodité de parler ensemble sans tant de tesmoins qui considerent nos actions. Et à ce mot elle se retira, laissant Rosileon grandement consolé de veoir qu’elle n’avoit point de part au changement du Roy son pere.


  Le soir fut long à venir selon l’impatience de Rosileon, de façon qu’il devança de quelque temps l’heure du promenoir de la Princesse, qui en fin s’y en alla la plus seule qu’elle pût, ayant donné des commissions à la plus part de ceux qui avoient accoustumé de l’y accompagner, d’abbord qu’il s’approcha d’elle. Rosileon, luy dit-elle, ce tesmoignage que je vous rends de ma bonne volonté, & celuy encore que vous recevrez maintenant par mes veritables paroles, ne doit point estre cause de vous faire juger chose quelconque à mon desavantage : mais seulement de vous donner cognoissance, que je veux faire pour vous, tout ce que mon devoir me peut permettre. Je sçay que l’affection que vous m’avez portée ne vous permettra jamais de vouloir de moy rien d’avantage, & c’est pourquoy je ne feray point de difficulté de vous dire que je porte un regret extrême de veoir le Roy tant oublieux des promesses qu’il vous a faittes, qu’il prefere les biens esperez d’une paix incertaine, aux services qu’il a receus & reçoit tous les jours de vous, car il est vray que s’il ne change encore une fois d’opinion, je dois estre la victime immolée en ce sacrifice, & dois estre donné à Celiodante, tout sanglant encore du meurtre de mon frere. Jugez Rosileon avec quel contentement je pourray prendre le reste de mes jours, & mon repas & mon repos aux costez de celuy qui a desja esgorgé mon frere, & qui sans vous en eust autant fait au Roy mon pere, & à nous toutes, & toutesfois c’est celuy-là avec qui cette tyrannique raison d’estat m’ordonne de passer le reste de mes jours, si vostre fortune qui jusques icy n’a rien trouvé d’impossible ne se monstre plus forte que la resolution du Roy. O Dieux ! Madame, interrompit Rosileon, le Roy veut donc faire ce tort à sa parole ? Vous devez en estre asseuré, respondit-elle froidement. Le Roy, reprit-il a si peu de memoire de mes services ? Puis, dit-elle, qu’il oublie les outrages, vous estonnez-vous qu’il n’ait point de memoire des bienfaits ? Le Roy, adjousta-t’il veut donc ainsi tirer vengeance des bruslements, violences, saccagements, qu’on a faits dans son Royaume ? Si par tout repliqua-t’elle, où il tourne ses pas il void la terre teinte du sang de son fils & de ses Princes ou Chevaliers, & tous les champs n’estre desormais ouverts que pour ensevelir ses peuples, tuez & massacrez par Celiodante & ses adherants, sans s’en esmouvoir. Voulez-vous, Rosileon, que la ruïne de ces choses insensibles luy en donne plus de ressentiment ? Et toutefois, s’escria-t’il, c’est le Roy Policandre, ce grand Prince, de qui la renommée s’est estenduë avec tant de gloire par toute la terre : de qui la bonté a esté autant admirée, que la valeur redoutée, & de qui la Justice n’a jamais receu aucun reproche. C’est veritablement luy, respondit la Princesse, mais je n’en puis faire autre jugement, sinon me taire, souffrir, & dire, C’est mon pere. Rosileon alors s’estant teu quelque temps, reprit en fin de ceste sorte.


  Le respect, Madame, qui vous empesche de parler sur ce sujet, tesmoigne veritablement la sagesse qui est en vous : mais la froideur dont vous parlez est un tesmoignage de bien peu d’affection. Ah ! Chevalier, interrompit incontinent la Princesse, luy met- tant la main contre l’estomach, ne continuez point d’avantage ce discours, si vous ne voulez me faire cognoistre que vostre amitié n’est pas telle que je la veux. Car (& que ceste reigle vous serve pour tout ce que vous avez à desirer de moy,) je ne croiray jamais que vous m’aymiez, si vous en recherchez chose qui soit contre mon devoir. Voyez-vous, Rosileon, je vous ayme, je le vous ay dit, & je le vous dis encore, & tant que vous vivrez avec moy comme vous devez, je vous en rendray tousjours toutes les cognoissances qui me seront possibles : mais n’entrez point en opinion, que comme je sçay que vous perdriez plustost cent vies, si autant vous en pouviez avoir, avant que de faire quelque action de peu de courage, & indigne d’un Chevalier tel que vous estes, de mesme je permette jamais que ceste bonne volonté que j’ay pour vous m’emporte, je ne diray pas à quelque action contre mon devoir, mais seulement à la moindre pensée de ceste action. Je dois obeïr à mon pere, & mon pere la recevra de moy jusques au dernier souspir de ma vie. Vous espouserez donc Celiodante, dit Rosileon avec un grand souspir ? J’espouserois, dit-elle, non seulement Celiodante, mais un Barbare, voire le moindre des hommes, si mon pere me le commandoit. Et qu’est-ce donc, reprit-il tristement, que me profitera la bonne volonté que vous me faites l’honneur de me porter ? Ceste amitié, repliqua-t’elle, dont vous parlez, seroit cause que je ferois pour vous de bonne volonté, & avec contentement, ce que pour quelqu’autre je ne ferois que par commandement, & de peur de sortir de mon devoir. O Dieux ! s’escria-t’il, & ceste consideration sera cause que je vous perdray ? Je ne puis croire, reprit Rosanire, qu’une si bonne intention que la mienne, soit recompensée d’un si grand supplice : mais quand par les profonds jugements des Dieux, il adviendroit que nostre destinée fust telle, il ne faudroit non plus perdre le courage en ceste occasion, que vous n’avez pas faict en toutes les plus perilleuses qui jusques icy se sont presentées. Quoy ! adjousta Rosileon, vivre & vous veoir à quelqu’autre ? Ah ! Rosanire, si vous avez ce courage, vous mesurez mal mon affection, en pensant qu’elle m’en permette autant : Toutes choses sont permises à Rosileon, sinon ce seul poinct : mais en cela tous les respects sont perdus, & tous les remparts de la constance, & de toute autre consideration sont renversez, & sans pouvoir. J’ay vescu, à la verité, sans ceste esperance, mais il ne peut estre que je vive desormais, sans l’effect de ceste esperance : Il a pleu au Roy de la faire naistre en moy, vous l’avez appreuvée : aussi tost que ma mauvaise fortune en tranchera la racine, il faut que le mesme coup m’oste aussi la vie : Mais Madame lors que pour souffrir l’indignité qui vous est preparée, vous opposez le devoir qui vous oblige à ceste patience ; ne vous trompez-vous point au nom que vous luy donnez, & n’est-il pas plus raisonnable de l’appeller Tirannique que raisonnable. Comment, Madame, vous quitterez ce que vous aymez, pour prendre ce que la raison & la Nature vous commandent de haïr ? Faut-il que la Princesse Rosanire soit donnée à Celiodante pour la rançon de ce mesme Celiodante, qui jamais ne luy a causé que de mortels desplaisirs ? Est-ce le devoir qui peut commander ces choses si peu raisonnables ? ou n’est-ce pas plustost une tyrannie qui se veut emparer de vostre esprit ? Rompez, Madame, rompez ces liens, qui veulent mettre vostre raison en servage, en vous proposant de si grandes injustices : & croyez que comme chacun desapreuve le dessein du Roy, tout le monde aussi loüera la generosité que vous ferez paroistre. Ces mesmes bras qui ont soustenu le fais de ce Royaume tumbant, & presque par terre, & ceste mesme espée qui a vaincu tant de Roys vaincœurs, pour affermir ceste Couronne, vous sont maintenant offerts par moy, pour maintenir contre tous les humains l’equité de vostre cause, & pour prouver l’injustice dont le Roy, en vous sousmettant à son ennemy, fait une action honteuse & indigne du Roy des Boyens :


  Rosileon adjousta à ces paroles plusieurs autres semblables, qu’il eust continuées longuement, n’eust esté que la Princesse l’interrompit : Cessez, dit-elle, cessez, Rosileon, & vous asseurez, que je suis tellement resoluë au dessein que je vous ay dit, que je l’observeray opiniastrément jusqu’au tombeau : les injustices d’autruy ne me peuvent dispencer de faillir, & j’ayme mieux qu’on raconte à l’advenir que Rosanire a trop obey, que si l’on pouvoit dire qu’elle eust manqué à son devoir. Et vous, Rosileon, vous estes obligé, comme franc Chevalier, de me maintenir en ceste resolution, quelques interests que vous ou moy y puissions avoir : mais aussi pour ne faillir non plus à l’amitié que je vous ay promise, qu’à toutes mes autres obligations, je vous con- seille de vous adresser au Roy mon pere, luy representant vos services, ses promesses, & l’injustice qu’il y a en l’effect de son dessein. Et tout ce que je puis pour vous, c’est que s’il s’en remet à ma volonté, vous en aurez toute la satisfaction que vous en sçauriez desirer. Que s’il en advient autrement, j’y feray toute l’honneste resistance que mon devoir me pourra permettre. Mais si elle y est inutile, tout ce que je vous promets, c’est de plaindre le reste de ma vie vostre malheur & le mien, & de quitter pour jamais toute sorte de contentement. A ce mot, parce qu’il se faisoit tard, & qu’elle craignoit de demeurer trop longuement auprés de luy, elle se retira, le laissant engagé dans un nombre infiny de si fascheuses pensées, que de toute la nuict il ne s’en pût desmesler : de sorte que le Soleil se coucha le soir, & se leva le matin, sans que le sommeil luy eust pû clorre les yeux.


  Aussi-tost qu’il sceut le reveil du Roy, & qu’il pouvoit parler à luy, il s’y en alla ; mais si autrefois il avoit faict ce voyage avec contentement, c’estoit bien à ce coup tout au contraire, ne sçachant presque avec quel visage il devoit se presenter devant luy, sa fortune presente luy ordonnant de n’avoir que le deuil & dans les yeux, & dans toutes ses actions. Et la prudence, tout au contraire, la joye & l’allegresse de tant de victoires qu’il devoit estaler en la presence du Roy, lors qu’il luy demanderoit l’effet de ses promesses. En fin il resolut, pour plusieurs considerations, qu’il estoit plus à propos de ne traitter point avec le Roy, d’autre sorte que comme il avoit desja faict, tant parce que, peut-estre, en le voyant il changeroit ce dessein pernicieux, que pour ne luy point donner soupçon de l’intelligence qu’il y avoit entre la Princesse & luy : outre qu’il le laisseroit plus en peine de commencer ce discours, que si d’abord il se mettoit aux plaintes & aux reproches. Il se presente donc au Roy, avec un visage tout autre que n’estoit pas son cœur : Et d’abord se met à luy raconter bien au long tout ce que briefvement il luy avoit dit le jour auparavant, luy particulariser les places qu’il avoit forcées, celles qui se sont renduës, les batailles qu’il a gagnées, les combats qu’il a donnez, les rencontres qu’il a faites, & bref luy raconte combien il a peu d’affaire d’avantage pour avoir sousmis entierement tous ses ennemis. Et il luy met devant les yeux, sans toutefois user ny de reproches, ny de vanité, de telle sorte ses bons services, que le Roy en son ame sentoit de grandes contrarietez, au dessein qu’il avoit faict contraire à celuy qu’il luy avoit escrit. Mais d’autant que Policandre recognoissant assez sa propre bonté naturelle, avoit bien preveu la peine qu’il auroit à rendre ce desplaisir à une personne de laquelle il avoit receu tant de bons services, il avoit commandé à ces deux personnages qui luy avoient conseillé ceste paix, d’estre presents quand Rosileon parleroit à luy, afin de fortifier sa resolution par leur raison. Cela fut cause qu’aussi-tost que le Chevalier commença de prendre la parole, il les appella tous deux, & donna congé à tous les autres qui estoient dans sa chambre. Tant que dura le discours de Rosileon, le Roy ne l’interrompit jamais : mais soudain qu’il eut finy, il prit la parole, en premier lieu, pour le remercier, & le loüer de tant de beaux exploicts qu’il avoit racontez, & l’asseura d’en avoir memoire à jamais. Et en fin conclud ainsi : Mais parce, Rosileon, qu’il n’y a point de guerre juste, qui n’ait la paix pour son but, nous avons advisé qu’il estoit bien à propos de la faire maintenant, que nous luy pouvons donner telle forme qu’il nous plaist, sans attendre que par quelque revolution, ce fust à nous à la recevoir telle que l’on nous la voudroit octroyer. Veritablement, respondit Rosileon, un grand & sage Prince doit tousjours borner de ce- ste sorte son ambition, & ses victoires : mais, s’il m’est permis de le dire, il semble que maintenant la paix vous sera bien inutile, puisque la victoire dans peu de jours vous donnera ceste mesme paix, beaucoup plus glorieusement, n’y ayant tantost plus d’ennemis de vostre Couronne qui ose porter ce nom, & attendre la fureur de vos armes. Le plus ancien alors de ces deux Conseillers, voyant que le Roy tournoit les yeux sur luy, comme luy demandant secours : Seigneur Chevalier, dit-il, vostre courage, & le desir que vous avez de la grandeur du Roy, vous font parler de ceste sorte : Mais cependant que vous estes dans l’armée, que vous forcez des villes, que vous gaignez des batailles, que vous surmontez des Provinces, & que vous adjoustez des victoires à tant d’autres victoires, vous ne sçavez pas ce que souffre ce pauvre Estat, & avec quel soin & solicitude il faut que le Roy pourvoye non seulement à ce qui est de l’armée que vous conduisez, mais aux dures, & presque insupportables necessitez de son peuple, que la guerre qui a esté dans ses entrailles a saccagé & bruslé, & que les subsides que par force il est contraint de payer, pour la continuation de la guerre, accable maintenant & desespere du tout. Et dites-moy, je vous supplie, quel contentement & quel advantage sera-ce au Roy, de perdre ses propres Estats & Royaumes, cependant qu’il s’amuse à gaigner ceux d’autruy ? De voir mourir de misere, de faim, & d’extrême necessité ses peuples, cependant qu’il tuë & qu’il massacre ceux des Roys ses voysins ? Les plus courtes folies, ce dit-on, sont les meilleures : croyez, Rosileon, qu’on en peut autant dire des guerres, dont les plus longues sont tousjours les pires & les plus ruïneuses. Ces sages & sainctes considerations, ont porté le Roy, par l’advis de son Conseil, de donner la paix non seulement à ses ennemis, mais à ces peuples qui la luy requierent les larmes aux yeux, & les mains jointes. Et parce qu’il vous a creu, comme il a raison, pour l’un de ses meilleurs serviteurs, il vous a envoyé querir, pour vous en donner part, s’asseurant que vous l’appreuverez, & vous en resjouirez, comme doivent faire tous ceux qui l’ayment, & qui ont cher le repos de ses vieilles années, & le bien de ses peuples. Le Roy a consideré l’estat où il s’est veu, pour la prompte invasion des Roys ses voisins, & que peut-estre n’aura t’il pas tousjours à ses costez l’espée & la fortune de Rosileon, pour le relever d’un semblable accident. Si bien que dans l’excez de sa bonne fortune il s’est laissé en fin emporter au conseil que tous ses meilleurs serviteurs luy ont donné, de faire ceste paix en un temps si advantageux. Et pour ne laisser à ceste fortune aucune prise sur luy, il a voulu chercher tous les meilleurs moyens d’asseurer un traitté tant advantageux, & celuy qui a semblé à tous le plus asseuré, le plus uti- le, & le plus honorable, a esté de faire une alliance si bonne & si ferme avec ses ennemis, que nul interest ne la pûst jamais faire rompre. Et telle a esté jugée celle qui se fera par le mariage du Roy Celiodante, & de la Princesse Rosanire : car par ce moyen, de tant de grands Royaumes, nous n’en ferons qu’une Monarchie, qui sera le partage des petits enfans du Roy, en laquelle ils perpetueront à jamais son nom & sa gloire.


  Jusques icy Rosileon eut patience, mais quand il ouyt parler de donner Rosanire à Celiodante, rompant tout silence, il s’escria : Et quoy ! Seigneur, vous souffrez que les traistres qui vous donnent un si pernicieux conseil, l’osent fortifier de vostre nom & de vostre auctorité ? Traistres, sans doute sont-ils, puisque voyans vos ennemis reduits au dernier souspir, & n’ayans plus de forces, ny presque plus de volonté de s’opposer à vos armes, ils vous veulent ravir des mains, non seulement ceste honorable victoire, mais vous remettre esclave entre celles de ceux que vous tenez dans vos prisons. Vous souffrez, Seigneur, qu’ils vous vendent, & vostre Couronne aussi, & vous approuvez telle vente volontairement, en vous mettant de leur partie ! Ne voyez-vous Seigneur, que ceux qui vous donnent ces conseils, ont fait trafic de vostre honneur, de vostre liberté, & de vos Royaumes ? Car qu’est-ce autre chose donner à Celiodante la Princesse Rosanire, que le faire Roy des Boyens, des Ambarres, & des Lemovices ? Est-ce ainsi que pour payer la rançon de ce Prince captif, vous donnez vostre Couronne & vostre liberté ? Veritablement c’est un artifice gracieux pour gaigner des Royaumes que celuy-cy, de perdre des batailles, & de se faire prendre prisonnier. Dites-moy, Messieurs les grands Conseillers, si la mauvaise fortune du Roy l’eust remis entre les mains de ses ennemis, apres avoir perdu toutes ses villes & tous ses Estats, quelle plus dure condition luy eust-on imposée, que celle que vos cautuleux advis luy font sembler si bonne & si profitable ? Il n’eust, sans doute, pû donner davantage à son vaincœur, que ses Estats, sa vie, & sa propre personne. Et vous estes si effrontez, (la passion, Seigneur, dit-il se tournant vers le Roy, que j’ay pour l’honneur de vostre Majesté, m’arrache ces paroles de la bouche,) Ouy, dis-je, vous estes tels que vous osez bien conseiller le Roy, qu’ayant ces advantages sur ses ennemis, & les tenants captifs entre ses mains, il paye leur rançon de tout ce qu’il a de plus cher, qui est le bien, la liberté & l’honneur. Doncques, Seigneur, vous voulez que dans les memoires qui resteront de vous, les siecles futurs puissent lire que le Roy des Boyens, pour avoir la paix avec ses voisins, leur donna sa fille, son sceptre, & sa propre personne. Mais, ô Dieux ! puisque ces meschans Conseillers vous vouloient reduire à de tant indignes partis, pourquoy d’abord que vos ennemis vous ont esmeu la guerre, ne vous ont-ils conseillé de vous mettre la chaisne au col, entre leurs mains, & leur donner vostre Royaume : pour le moins la defence que vous avez faite, & les victoires que vous avez obtenuës, eussent espargné la vie de tant de bons Chevaliers, & la ruïne de tant de villes qu’elles ont trainées avec elles.


  Il vouloit continuer, lors que le Roy cognoissant bien qu’en quelque sorte il avoit raison, & toutefois se voulant tromper soy-mesme, & ne pouvant souffrir ces remonstrances, luy dit : Rosileon, il n’y a personne avec moy, de qui j’aye recogneu les mauvaises intentions que vous dites : Et si c’est pour le conseil de la paix qu’ils m’ont donné, que vous parlez de ceste façon, il faut que vous me mettiez au nombre de ceux que vous dites qui me sont traistres, & apres, tout le reste de mon peuple. Que si maintenant je vous ay communiqué ceste affaire, ce n’a pas esté pour en prendre advis ; car c’est une chose resoluë : mais seulement pour vous en faire part, afin que comme l’un de mes meilleurs amis & serviteurs, vous participiez à mon contentement, & au repos de mes peuples. Et pour vous monstrer que je dis vray, & qu’en ceste commune resjoüissance je n’ay pas oublié les services que vous m’avez rendus, j’ay disposé ma fille à vous recevoir. Et par ainsi de quatre Royaumes, qu’il a pleu au supresme destin de mettre sous ma Couronne, vous en avez deux, & les deux autres sont unis avec celuy des Pictes & des Santons. Et dites-moy, continua le Roy, y a-t’il quelqu’un qui puisse desaprouver mon dessein, si toutefois il n’est point interessé, d’unir de telle sorte ces six Royaumes ensemble, qu’on pourra dire qu’ils ne seront presque qu’un, par la bonne intelligence que je veux qui soit entre vous & Celiodante. Rosileon oyant parler le Roy de luy donner sa fille, quoy qu’il eust ouy au paravant qu’il vouloit donner Rosanire à Celiodante, se persuada d’avoir mal ouy, & reprenant la parole : Seigneur, luy respondit-il, les faveurs & les graces que j’ay receuës de vous jusques icy, sont desja telles, que ne me laissant aucun moyen de m’en acquiter, il semble que par force vous me vueillez forcer d’estre ingrat : mais en ce que maintenant vous me dites vouloir faire encore de plus pour moy, pardonnez-moy si je dis que je ne vous entends pas : Car vous dites que vous me voulez faire l’honneur de me donner vostre fille, & toutefois il me semble que vous m’avez dit que pour l’asseurance de la paix vous la voulez donner au Roy Celiodante ? Il est vray, reprit Policandre : car je vous en donneray l’une, & à luy l’autre : à vous ma fille Cephise, comme je vous ay promis : & à luy ma fille Rosanire. Ah ! Seigneur, interrompit Rosileon, vous m’avez promis vostre fille, & Cephise ne l’est pas. Elle ne l’est pas vrayement, repliqua le Roy, mais je la nomme telle, & je ne l’ayme pas moins que si elle l’estoit. Seigneur, reprit Rosileon, vous me l’avez nommée Rosanire, dans la lettre que vous m’avez faict l’honneur de m’en escrire. Si le Secretaire, adjousta le Roy, c’est mespris, je m’en remets à ce qui en est : mais je sçay bien que mon intention n’a jamais esté autre que celle que je dis. Ah ! Seigneur, dit Rosileon pliant les bras ensemble, & regardant le Roy au visage, me voudriez-vous bien faire ce tort, de preferer Celiodante à moy ? Celiodante qui a ruïné vos Estats, qui fume encore du sang de vostre fils, & qui vous a mis à la veille de vous veoir Roy sans Royaume : A moy, dis-je, qui ay remis, non seulement vostre Estat, mais qui ay vangée la mort du Prince Arionthe, par la deffaite de tant de Roys : Et qui en fin ay envoyé dans vos prisons ce saccageur de vos Provinces, & ce meurtrier de vostre sang. Comment, Seigneur, le verrez-vous jamais ? Je veux dire, avec quel œil le regarderez-vous ce Celiodante, dans le Thrône où devoit estre mis le Prince Arionthe, que ce cruel a mal-heureusement esgorgé ? Ce sang que ce genereux Prince a espandu pour vous, ne criera-t’il point sans cesse à vos oreilles, que ce mariage est injuste, qu’il est effroyable, & qu’il est en horreur & aux hommes, & aux Dieux.


  Le Roy qui s’ennuya de ces reproches, ne les pouvant plus supporter : C’est assez, luy dit-il, Rosileon, ne passons point plus avant en ce discours, je veux que Celiodante espouse Rosanire, & vous contentez du mariage que je vous ay choisy, pour lequel il y a, peut-estre, plus de sujet de me blasmer, que pour action que de ma vie j’aye faite. Et à ce dernier mot Policandre tout troublé se voulut retirer dans une autre chambre : mais Rosileon luy courut au devant tellement offencé de ces paroles, qu’il estoit presque hors de luy-mesme. Jamais, luy dit-il, Seigneur, je n’ay eu dessein que de mettre ma vie pour vous acquerir de la gloire, & je ne voudrois pas qu’un si grand & juste Roy pûst estre blasmé, pour me favoriser pardessus mes merites. C’est pourquoy je vous declare que je ne reçois point l’honneur que vous m’offrez, comme m’en recognoissant indigne, & que je me tiens assez recompensé de tous les services que vous avez receus de moy, par le don seul que vous m’avez faict de l’espée que je porte au costé, à la pointe de laquelle pendent les Royaumes & les Empires. Mais que Celiodante s’asseure que nul n’espousera jamais la Princesse Rosanire, qu’il ne luy donne en mariage la teste de Rosileon. Ces paroles de transport, & proferées avec peu de discretion, toucherent de telle sorte l’esprit desja esmeu du Roy, que transporté de colere, apres l’avoir regardé d’un œil farouche des pieds jusques à la teste : Ingrat & outrecuidé, luy dit-il, est-il possible que tu ayes la hardiesse de parler à moy avec ceste arrogance : Et que tu ayes ensemble oublié le prix duquel je t’ay acheté Esclave ? Oste-toy de devant mes yeux, & ne t’y presente jamais, si tu ne veux ressentir les traits de mon juste courroux.


  Ces paroles furent prononcées avec une voix si haute, que tous ceux qui estoient dans l’antichambre l’ouyrent, & y accoururent si promptement, que Rosileon n’eust le loisir de respondre au Roy : mais grommelant entre ses dents, fut contraint de se retirer en son logis, où incontinent, par le commandement du Roy Policandre, il fut arresté par quantité de Solduriers, qui se saisirent des portes & des advenuës.


  Comme l’on void les mouches à la premiere gelée, fuïr tout à coup, & s’escarter des lieux d’où, durant la chaleur, on ne pouvoit les chasser, de mesme au premier bruict de la defaveur de Rosileon, tous ces importuns qui l’oppressoient de tant d’offres de service, s’esvanoüyrent, & ne se virent plus en lieu, où l’on pûst penser qu’ils fussent pour l’amour de luy. Miserable condition de ceux qui recherchent ceste aveugle Fortune, puis qu’il faut que dans le bon-heur ils meurent accablez des importunitez de telles gens, ou que dans le mal-heur ils se voyent delaissez, fuis & mesprisez de ceux qui leur sont tant obligez. Rosileon en peu de temps ressentit ces changements : mais ces esloignemens de tant de faux amis, n’estoient pas ceux qui luy donnoient de la peine. La seule reproche que le Roy luy avoit faite, fut celle qui luy toucha vivement le cœur. Lors qu’il se veid seul dans sa chambre, & qu’il eust poussé la porte sur luy, il se mit à grands pas à aller & venir d’un bout à l’autre, sans parler, & sans seulement sçavoir, ny ce qu’il faisoit, ny en quel lieu il estoit. En fin s’arrestant dans le milieu de la chambre. Ingrat, & outrecuidé, disoit-il, est-il possible que tu ayes oublié le prix duquel je t’ay acheté esclave ? Et puis reprenant le promenoir. O Dieux ! continuoit-il, est-il possible que ces paroles soient sorties de la bouche de ce Policandre, à qui j’ay sauvé la vie, & redonné la Couronne ? Et il est vray toutefois qu’il les a proferées, & tres-veritable que je les ay ouyes, ou plustost que c’est à moy-mesme a qui il les a dites. Et se taisant pour quelque temps, il reprenoit : O dure & puissante loy, qui me contraint, pour n’estre point tel qu’il me dit, de n’arracher point tel qu’il me dit, de n’arracher point de sa bouche ceste langue de serpent, & trop indigne d’une personne qui porte le tiltre de Roy : Souviens-toy du prix duquel je t’ay accepté esclave : Mais toy-mesme, s’escrioit-il, souviens-toy du prix duquel je t’ay acheté Esclave. Et je puis te reprocher ce bien-faict avec meilleure raison que toy : car si j’ay esté Esclave, ç’a esté en un aage auquel je n’avois pas seulement la cognoissance de la servitude : & la Fortune seule, & non pas moy, en pouvoit estre accusée : Mais Policandre, qui sera blasmé du servage dont je t’ay retiré, que ta seule feneantise, & ton peu de courage ? Et puis que tu veux que je me souvienne du prix dont tu m’as acheté, qui ne peut estre que de l’argent, souviens-toy aussi du prix dont j’ay racheté & toy, & ton Royaume, & tu verras que ç’a esté avec mon sang, duquel j’ay esté prodigue, plustost que liberal, pour ton salut. Et sur ceste consideration, r’appellant en sa pensée les plus signalées actions qu’il avoit faites pour Policandre : Mais apres toutes ces choses, pour toute recompense : Souviens-toy, me dit-il, du prix duquel je t’ay acheté Esclave. O Dieux ! qui haissez les ingrats, comment ne punissez-vous ceste execrable ingratitude ? Mais vous, mon bras, qui avez si courageusement soustenu l’honneur de ce mescognoissant, comment ne vangez-vous cet outrage insupportable, & ne faites-vous autant pour moy, que vous avez fait pour tous ceux qui vous ont demandé justice en leurs oppressions ? O inutiles armes, ou plustost mal-heureuses & desastrées, qui n’avez esté victorieuses que pour le profit de mes ennemis, & pour mon propre dommage. Doncques je n’ay gaigné tant de batailles, & je n’ay surmonté tant d’ennemis, que pour leur donner le moyen de me ravir tout mon bien & tout mon contentement ? Doncques il est ordonné du Destin, que si je n’eusse point esté vainqueur, je n’eusse jamais esté vaincu ? O injustice du Ciel, pourquoy ne suis-je point mort dans mes victoires, pour ne mourir maintenant par mes vaincus.


  Ces pensées le mirent en tel estat, avec l’advis que l’on luy donna des gardes qui estoient autour de son logis, qu’apres s’estre longuement tourmenté, il entra en une telle fureur qu’il estoit presque hors de luy-mesme. Et tout ce que Merisin pût faire, ce fut de le mettre au lict, où, sans oser le contredire en chose quelconque, de peur d’augmenter sa colere, il ne faisoit que le plaindre & pleurer. Il demeura deux jours sans manger ny dormir, à la fin desquels la fievre le prit, mais si ardante, que l’on ne s’estonnoit pas qu’au fort de l’accez il tint des discours esgarez & hors de propos, parce que l’on croyoit que la force du mal en estoit la cause : Mais quelques jours apres que la fievre le quitta, & qu’il ne laissa de continuer à parler de la sorte, on s’apperceut qu’il avoit perdu l’entendement, dequoy tous ceux qui avoient admiré sa vertu, receurent un tres-grand desplaisir, & mesme le Roy Policandre, qui cogneut bien, lors que sa colere fut un peu passée, qu’il y avoit plus perdu que personne. Toutefois la volonté qu’il avoit de la paix, & le trouble que Rosileon y eust pû rapporter, luy firent supporter ceste perte avec moins de regret.


  Cependant la paix fut concluë, ainsi que Policandre voulut, & comme desiroit Celiodante, à qui tout sembloit advantageux, pourveu que Rosanire fust sa femme. Et ce traitté fut si secret, que les premieres nouvelles que la Reyne Argire en eut, furent celles qu’Oronte, (que Celiodante luy envoya) luy fit sçavoir. Chacun, à son abord, jugea bien à son visage qu’elles devoient estre bonnes : car il se monstroit si joyeux & si content, que l’on lisoit dans ses yeux, presque ce qu’il avoit à dire à la Reyne. Madame, luy dit-il aussi-tost qu’il luy eut baisé la robe, si autrefois la perte du Roy vous a tiré des larmes des yeux, pour le desplaisir que vous en eustes, maintenant vous en devez jetter de joye & d’allegresse, pour le grand bien que luy & tout son Estat en reçoivent : car ce petit mal-heur, (petit se peut-il dire, au prix du grand bien qu’il luy en revient,) luy a acquis un si grand Roy que Policandre pour son amy. Et de plus, la Couronne encore des Ambarres & des Boyens, par le mariage de la Princesse Rosanire, heritiere de ces deux grands Royaumes, & dont je vous viens donner les bonnes nouvelles de la part du Roy vostre fils, que maintenant nous pouvons nommer le plus grand Monarque de toutes les Gaules. La Reyne fut surprise de ceste nouvelle, & de telle sorte, qu’elle demeura longuement sans luy rien respondre. Dont Oronte bien estonné, & pensant au commencement qu’elle ne l’eust pas bien entendu, repliqua la mesme chose qu’il venoit de luy dire, & continua à luy raconter le contentement des deux Roys, & la joye que tout le peuple en avoit faict paroistre, en la publication de ceste paix, & de ceste alliance. A quoy la Reyne ne respondit autre chose, sinon, apres un grand souspir : O Alturne Melusine, que tu es veritable en tes mauvaises promesses. Et lors luy prenant une defaillance, elle fut contrainte de licentier Oronte, & peu apres de se mettre au lict.


  Personne n’avoit oüy ce qu’Oronte luy avoit dit : mais chacun jugea que les nouvelles estoient bien differentes de ce qu’on les avoit jugées au commencement : Et toutefois il n’y en eut pas un plus estonné qu’Oronte, parce que s’estant imaginé de porter les meilleures que la Reyne pûst recevoir, il ne sçavoit que penser du trouble qu’elle avoit faict paroistre : si bien que quelquefois il se figuroit qu’il avoit dit une chose pour une autre sans y penser. D’autre costé la Reyne ne faisoit que pleurer, & souspirer dans son lict, sans proferer parole qu’on pûst entendre, sinon que de temps en temps elle disoit : O Altorune Melusine, & à la pleignant de ceste sorte, jusques à la pointe du jour, qu’à la venuë de l’Aurore elle commença à s’endormir.


  Ce qui avoit esté cause que tout ce traitté s’estoit fait si secrettement, sçavoit esté la cognoissance que Policandre avoit euë de la haine qu’Argire luy portoit. Et quoy que Celiodante ignorast le sujet qu’elle en avoit, si sçavoit-il bien qu’il estoit vray, pour l’animosité qu’elle n’avoit pû cacher en toutes les guerres qu’elle avoit suscitées presque sans raison à Policandre. De sorte que quand il luy proposa de n’en point donner d’advis à la Reyne sa mere, que tout ne fust conclud, il le trouva fort bon, craignant qu’elle ne ruïnast le traitté de ce mariage, qu’il desiroit avec tant de passion : luy semblant que quand la paix & l’alliance seroit concluë entr’eux, elle ne la sçauroit plus rompre ny seu- lement s’y opposer sans donner trop de cognoissance de son mauvais dessein. Ils avoient bien toutesfois preveu qu’elle seroit estonnée d’abbord qu’elle recevroit ces nouvelles, & qu’elle iroit assez lentement à l’execution de cette paix qui avoit esté cause que Celiodante avoit donné tout pouvoir à Oronte, non seulement de la faire publier & observer en toutes ses Provinces, & en celles des Roys ses alliez, mais encore de recevoir les places que les gens de Policandre tenoient & les remettre aux Rois ausquels elles appartenoient : Comme aussi de faire rendre tous prisonniers d’un costé & d’autre, suivant les lettres que Policandre en avoit escrittes au General de son armée & à tous ses Officiers : Si bien que le matin Oronte s’en alla au logis de la Royne pour luy communiquer toutes les commissions qu’il avoit, & la supplier de trouver bon qu’il les effectuast : mais elle ne faisoit presque que de s’endormir, de sorte qu’il ne pût parler à elle qu’il ne fust bien tard, & encore lors que sa Dame d’honneur luy en voulut parler. Mamie, luy dit-elle, je suis en estat que mal aisément puis-je ouyr parler d’affaire : mais puis que celles qui le conduisent icy sont si pressées, dittes-luy qu’il fasse ce que le Roy son maistre luy a commandé, & à ce mot elle se tourna de l’autre costé.


  Aussi-tost qu’Oronte eust cette permission il fit assembler tous les Magistrats & les principaux Chevaliers, ausquels il fit entendre les nouvelles de la paix, & leur ordonna de la faire publier & observer par toutes les Provinces du Royaume, & incontinent apres avoir receuës toutes les places que ceux du Roy Policandre detenoient, il s’en alla trouver le General de l’armée des Boyens & Ambarres qui estoit sur la coste Armorique où il alloit continuant les dernieres victoires, auquel il fit entendre la volonté du Roy Policandre, qui desja luy en avoit donné advis par l’un de ses principaux Officiers. La paix fut publiée, les places & prisonniers universellement rendus avec une si grande promptitude, qu’il sembloit que ceux qui les rendoient y avoient de l’advantage, tant chacun estoit las de cette guerre & desireux de la paix.


  Cependant Oronte n’avoit pas failly d’advertir le Roy son maistre de la sorte que la Royne Argire avoit receu les nouvelles de la paix & de son mariage, dont il ne fut gueres estonné, non plus que Policandre lors qu’il le luy dit, ayant tous deux opinion que c’estoit l’effect de la mauvaise volonté qu’elle portoit au Roy des Boyens : mais ils n’en firent pas beaucoup de conte, s’asseurant que le temps gueriroit cette playe, & qu’alors, elle en auroit plus de contentement que pas un d’eux, & n’attendoient pour finir le mariage que le retour d’Oronte & de ceux que Policandre y avoit envoyez pour avoir asseurance que le traitté avoit esté effectué d’un costé & d’autre, lors qu’un matin le Roy Policandre allant au Temple suivant sa coustume, un pauvre homme le voyant passer & ne pouvant s’approcher de luy à cause des Gardes qui l’en empeschoient : Roy Policandre, luy cria-t’il, commande que je puisse te dire mon nom, sans qu’autre me puisse entendre. Le Roy tournant les yeux sur luy, & le voyant vieux, presque tout deschiré & en tres-mauvais estat, eut opinion qu’il voulust l’aumosne, & comme il estoit fort charitable, il commanda a quelqu’un des siens de la luy faire : mais ce pauvre homme relevant la voix, ce n’est pas l’aumosne que je demande, encore que j’en aye bien affaire, mais seulement de te pouvoir dire mon nom : Ceux qui l’ouyrent eurent opinion que ce fut un fol, & l’alloient repoussant, mais le Roy le regardant plus attentivement eut quelque souvenir de l’avoir veu autresfois, & commanda qu’on le laissast approcher. Ce pauvre homme mettant un genouïl en terre, avec une meilleure façon que ses habits ne monstroient pas qu’il sceust faire, se releva, & le plus bas qu’il pût pour n’estre ouy d’autre que du Roy. Seigneur, luy dit-il, je suis Verance. Policandre à ce nom, à sa voix, & à ses gestes se remit incontinent en memoire que c’estoit ce Verance duquel il s’estoit autresfois servy quand il recherchoit Argire, & que depuis il avoit laissé auprés d’elle. De sorte que ravy d’estonnement de le veoir tant inopinément apres avoir eu opinion qu’il estoit mort, comme l’on luy avoit fait entendre, lors qu’il en avoit demandé des nouvelles : il ne se pût empescher de luy jetter les bras au col & l’embrasser aussi cherement que s’il eust esté son fils, chacun demeura estonné de ces carresses extraordinaires : mais le Roy le remettant à l’un des maistres de son Hostel, luy commanda de le faire vestir & bien traitter, & que le soir il le luy conduisit dans sa chambre. Verance avoit esté si saisy de contentement aux carresses que le Roy luy avoit faittes, qu’il ne pût dire rien d’avantage, ne faisant que pleurer de joye & d’allegresse.


  Le soir celuy à qui il avoit esté remis ne faillit de le conduire dans la chambre du Roy, qui apres quelques nouvelles carresses luy demanda où il avoit esté si longuement perdu. Seigneur, luy respondit-il, ce que vous me demandez est de trop d’importance pour le vous dire en si grande compagnie, c’est pourquoy je vous supplie que je puisse parler en particulier. Policandre alors le prenant par la main, & pensant bien que ce fust quelque chose qui concernoit la Royne Argire, le conduisit dans son cabinet, où Verance se voyant seul prit la parole de cette sorte.


  J’ay cent fois en moy-mesme recherché, lorsque j’estois dans l’abisme de tant de miseres, pourquoy les Dieux me retenoient en vie, me semblant que si les maux devoient estre departis avec quelque equité à tous les hommes j’en avois souffert desja ma portion & celle encore de plusieurs autres, & sur cette considera- tion j’advouë que j’ay quelquesfois murmuré contre la sage conduitte des Dieux, & les ay accusez d’injustice & de peu de soing des affaires humaines : mais maintenant que je vois avec quelle incroyable prevoyance, ils m’ont reservé à vous rendre un service de tant d’importance, je m’accuse d’avoir eu peu de consideration, & je dis qu’ils sont tous bons & tous sages de m’avoir reservé en vie, & conduit si à propos en ce lieu, où je ne croy pas qu’autre que moy vous pûst empescher de tomber au plus grand inconvenient où peut-estre vostre maison puisse jamais tomber. Sçachez, Seigneur, que depuis que vous me commandastes de demeurer auprés de la Princesse Argire, qui bien-tost apres fut Royne des Santons, & depuis par la mort de son pere, Royne aussi des Pictes, je puis dire n’avoir eu que peines & desastres tellement enchaisnez les uns aux autres que jamais l’un n’a esté proche de sa fin, que je n’en aye veu renaistre tant d’autres, qu’avec raison le nombre s’en peut dire infiny : & je croy que la Fortune ne se fust jamais lassée de me tourmenter, si ce n’eust esté qu’elle a voulu vous favoriser : & je tiens cette grace pour si grande que j’estime tous mes travaux passez pour bien employez, puis que j’ay eu assez de vie pour rendre ce service à mon maistre. Figurez-vous, Seigneur, quand vous voyez Verance devant vous que c’est un messager que les Dieux vous envoyent, où plustost une ame, qui ayant esté retenuë dans les Enfers vingt ans pour le moins, a eu en fin la permission de repasser le fleuve de Caron pour vous donner un advis à faute duquel & toutes vos gloires demeureroient ternies, & tous vos contentements sans plaisir : car il y a veritablement vingt ans que je fus fait prisonnier, sans que les Dieux ayent voulu que j’aye pû ravoir ma liberté que depuis la paix generale, par laquelle j’ay receu la grace de revoir le Ciel & la clarté du Soleil si longuement cachez à mes yeux. Jouïssant donc de ce benefice, j’ay sceu que ç’avoit esté vostre bonté qui avoit voulu rendre le repos à toutes les Gaules, & la liberté a tant de captifs, que non content de ce bien que vous avez fait à tous pour rendre cette paix plus ferme & plus solide, vous avez donné la Princesse Rosanire, au Roy Celiodante, soudain que j’appris cette nouvelle, je me hastay pour avoir l’honneur de parler à vous avant que le mariage fut conclud. Et si je suis venu à temps, j’en remercie l’immense bonté des Dieux. Que si mon mal-heur est tel que j’aye trop retardé, je proteste que ce que j’ay a vous dire mourra avec moy, & que j’estimeray ce mal heur le plus grand qui me soit jamais arrivé, & supplieray les Dieux qu’apres un si grand desastre ils ne me laissent plus en vie, puis qu’aussi bien je n’y demeurerois qu’avec tous les tourmens & tous les desplaisirs qu’un homme peut ressentir.


  A ce mot Verance se teust, & Policandre luy mettant la main sur l’espaule. Amy, luy dit-il, ton affection m’est si cognuë qu’il ne faut point que par tes paroles tu t’efforces de me la representer. Dy moy hardiment ce secret que tu juges si necessaire pour mon contentement, car il est bien vray que j’ay fait dessein de donner ma fille au Roy Celiodante : mais il n’y a encore que les promesses, qui se doivent effectuer aussi-tost que nous aurons esté advertis que la paix aura esté publiée, & receuë de tous ceux qui y ont interest. O Grands Dieux, s’escria alors Verance ! soyez vous à jamais loüez & benis, tant pour vostre bonté que pour vos profonds jugements, & puis se tournant vers le Roy. Or, Seigneur, continua-il, oyez donc une chose qui vous ravira d’estonnement, & qui vous fera changer le dessein de ce mariage. Et pourquoy interrompit Policandre, changeray-je un dessein tant honnorable pour la grandeur de ma Couronne, & si necessaire pour le repos de mes peuples : Seigneur, reprit froidement Verance, ce mariage ne se peut faire selon les loix divines & humaines car la Princesse Rosanire, n’est-elle pas vostre fille. Je la tiens pour telle, respondit Policandre. Et le Roy Celiodante, adjousta Verance, est vostre fils. Mon fils ? reprit le Roy, tout estonné, & se reculant d’un pas. Ouy, Seigneur, reprit Verance, Celiodante est vostre fils & oyez la verité de toute cette affaire, que personne ne peut dire que la Royne Argire & moy, & lors s’estant teu, il reprit incontinent ainsi.


  La Princesse Argire, prés de laquelle vous me commandastes de demeurer bien-tost apres vostre depart accoucha d’un fils si secrettement qu’autre que sa nourrice & moy, à qui elle le voulut confier ne s’en apperceut : peu de mois apres elle fut mariée au Roy des Santons, duquel la mesme année elle eust un fils qui fut nommé Celiodante. Mais d’autant qu’elle ne s’estoit mariée que par raison d’Estat, & qu’elle avoit tousjours conservé tres-entiere la bonne volonté qu’elle vous avoit portée, elle ne pouvoit souffrir de veoir ordinairement Celiodante & d’estre privée de la veuë du fils qu’elle avoit eu de vous, & moins encore que celuy qu’elle n’aimoit point deust estre Roy de deux si grands Royaumes & l’autre vivre sans nom & sans Estats, cent fois elle s’en pleignit à moy, & cent fois je m’efforçay de la consoler. En fin elle prist une resolution estrange. Elle feignit donc qu’une certaine Altorune luy avoit predit, que si le petit Celiodante estoit veu d’autre que de sa nourrice & de ceux qui le devoient servir jusques à un certain aage, infailliblement il mourroit incontinent apres. Elle l’esloigne avec cette ruse, & en mesme temps me commande de le changer avec celuy qu’elle avoit eu de vous. Si bien que de là à deux ou trois ans le faisaient apporter il fut receu de tous pour Celiodante, & pour tel il a tousjours esté estimé. Or elle voulut que je fusse tesmoing de ce change, à fin disoit-elle, que si elle venoit à mourir je pusse vous faire entendre combien avoit esté grande l’affection qu’elle avoit euë pour vous, & je remercie les Dieux qui apres tant d’infortunes & tant d’années m’ont fait la grace de m’acquitter de la promesse que je luy en avois faitte.


  Le Roy Policandre oyant ce discours. Doncques, dit-il, se pliant les bras l’un dans l’autre, tu m’asseure Verance que Celiodante est mon fils. & que l’Amour de la Royne Argire l’a portée a le mettre en la place de son vray heritier ? Seigneur, respondit Verance, asseurez-vous sur la foy que je vous doits que je ne vous ments point d’une parole. Policandre alors demeurant sans parler, quelque temps, peu apres tout à coup frappant d’une main dans l’autre. Voila, dit-il, sans doute le subjet du grand desplaisir qu’elle a ressenty quand Oronte luy a dit le mariage de Celiodante & de Rosanire : car depuis elle n’a bougé du lict. Sans doute, reprit Verance, si elle a sceu le mariage des deux elle en aura ressenty un desplaisir indicible, & je le juge par moy mesme : car je vous proteste, Seigneur, que si je fusse arrivé trop tard je ne croy pas que la douleur ne m’eust fait mourir. Mais Seigneur, il n’est pas raisonnable de laisser plus long-temps en une peine tant insupportable une personne qui vous a tant aymé, je vous supplie par vostre bonté & vous conjure par l’Amour que vous luy avez portée d’y vouloir remedier, & de croire que quelque diligence que vous y usiez vous ne sçauriez que trop tard vous acquitter de l’obligation que vous luy avez. Amy, dit lors le Roy, je pense maintenant que le Ciel m’aime, & qu’il veut que je vive le reste de mes jours en repos, puis que si j’ay perdu un fils il m’en redonne un autre tant inopinément. Je faits dessein non seulement de mettre bien-tost la Royne Argire hors de cette peine, mais de luy donner telle cognoissance de l’estime que je faits de son merite, qu’elle n’aura point de regret de m’avoir aimé.


  Apres quelqu’autres discours sur ce subjet le Roy luy commanda de se retirer, & sur tout d’estre secret, & en mesme temps s’en alla trouver Celiodante, auquel il fit tant de nouvelles carresses qu’il en estoit mesme estonné, & puis luy dit que sur toutes choses il desiroit qu’il trouvast moyen de faire venir la Royne Argire à ses nopces, où bien que si elle ne vouloit venir, il estoit resolu d’aller luy-mesme ou elle estoit, ne voulant pour quoy que ce fust la veoir mal satisfaite de luy, & que desja il y seroit allé, n’eust esté qu’il ne luy sembloit pas bien-seant de conduire sa fille vers celuy qui la devoit espouser, & que toutesfois il ne vouloit point que le mariage se conclust qu’en sa presence. Celiodante qui n’avoit point un plus grand desir apres celuy de son mariage, que de donner toute sorte de satisfaction au Roy Policandre, en ayant quelque temps discouru avec luy fit resolution d’aller luy-mesme la convier de venir, s’asseurant bien qu’elle ne luy refuseroit point cette grace, & Policandre ayant approuvé son dessein, il commença de mettre ordre à son depart & y usa de telle diligence que trois jours apres il estoit prest à partir lors qu’Oronte arriva qui asseura que la Royne Argire seroit dans deux jours auprés d’eux, & qu’il s’estoit mis devant pour leur en donner advis. Le contentement que cette nouvelle apporta à ces deux Roys, fut tres grande, & à l’heure mesme Celiodante luy alla au devant & la rencontra assez prés de là. Policandre cependant s’enquerant d’Oronte comment elle avoit pris une resolution si contraire à l’humeur en laquelle il avoit escrit qu’elle estoit, sceut qu’apres avoir demeuré sans sortir du lict plus d’une lune & demie, elle l’avoit envoyé querir un soir, & luy avoit froidement demandé à quel subject le Roy son fils l’avoit fait venir. Lors, Madame, respondit-il, que je commençay de le vous dire, le mal qui vous survint vous empescha de l’entendre. J’entends bien, reprit-elle, que vous veniez pour la publica- tion de la paix & faire faire la resjouïssance de son mariage, mais pour ce suject il n’estoit pas besoin de s’addresser à moy, puis que vous-mesmes aviez vos commissions assez amples pour le faire sans que j’y meisse la main. Madame, adjousta Oronte, j’avois veritablement mes commissions telles que vous dittes : mais outre cela j’avois commandement de faire tout par vostre volonté, & sur tout de vous supplier de la part du Roy Policandre & du Roy vostre fils de vouloir prendre la peine de vous trouver à la ceremonie qu’ils desirent faire quand les nopces se celebreront. Et ne m’avez-vous pas dit, interrompit-elle, que les nopces estoient faittes ? Les nopces, Madame, dit-il, pardonnez-moy, ouy bien que les articles de la paix & du mariage estoient accordez, mais pour les nopces ils n’ont garde de les faire que vostre santé ne vous permette d’y estre, où bien que vous ne vous excusiez sur vostre mal. O Oronte, s’escria-t’elle, avec un visage joyeux en quelle peine ay-je vescu depuis vostre venuë pour n’avoir pas entendu le subjet de vostre voyage, car il faut que vous sçachiez que vous oyant dire que le Roy mon fils avoit fait si peu de conte de moy, que de se marier sans m’en rien communiquer, & sans vouloir que je le sceusse, luy qui ne vouloit me celer ses moindres pensées, j’en demeuray si picquée que la vie mesme m’estoit ennuyeuse. O, Madame, repliqua Oronte, sortez de cette opinion, je vous supplie, & croyez que s’il s’est hasté de conclurre la paix sans vous le mander ça esté qu’il l’a jugée si necessaire, & le traitté si advantageux qui le rendoit Roy de deux si grands Royaumes, qu’il a pensé que vous le blasmeriez s’il y mettoit aucun dilayement : Mais pour les nopces, soyez seure, Madame, qu’il n’a garde de les precipiter de cette sorte, puis que le retardement n’en peut pas estre de telle importance, & que mesme le Roy Policandre desire que vous y soyez. La Royne à ces paroles changea tellement de visage, qu’il sembloit que ce n’estoit pas celuy qu’elle avoit une heure auparavant, & dés le lendemain mit ordre à son depart.


  Policandre jugea bien que la Royne avoit sagement dissimulé la cause de son desplaisir à Oronte, & attendoit avec impatience qu’elle vint pour entendre de sa bouche la verité de ce que Verance luy avoit dit.


  Estant donc arrivée, & receuë avec tous les honneurs que Policandre luy pût rendre, & avec une resjouïssance generale de chacun, hormis de Rosanire, qui ne pouvoit en son cœur approuver ce mariage pour l’affection qu’elle portoit à Rosileon. Le lendemain que le Roy Policandre l’alla visiter apres les premieres paroles de courtoisie, elle le supplia qu’elle pût parler à luy en la seule presence de la Princesse Rosanire & du Roy son fils, & chacun les ayant laissez seuls dans la chambre, la Royne parla de cette sorte.


  Je m’asseure, Policandre, que d’abbord que vous ressentistes la fureur des armes de mon fils, & de tant de Roys unis avec luy à vostre ruïne par mon artifice, vous ne fustes pas peu estonné. Vous souvenez-vous de l’amitié que je vous avois portée lors que Chevalier errant vous arrivastes dans la Court Roy mon pere. Mais si en mesme temps l’ingratitude ne vous eust effacé de la memoire les obligations que vous m’aviez, vous eussiez bien jugé que c’estoit la moindre vengeance qui se devoit à mon affection outragée, & le plus leger chastiement que vostre faute devoit attendre. Et toutesfois si cet effect de ma juste douleur vous a pû donner cognoissance que l’Amour devoit estre grande qui a donné naissance à une si grande haine : je veux que vous confessiez lors que vous aurez ouy ce que j’ay à vous dire, que jamais un Amour, ny un despit n’eurent tant de puissance sur une personne que sur l’ame d’Argire. Mais vous, Madame, dit-elle, se tournant vers la Princesse, je vous supplie ne point faire ce mauvais jugement de moy, jusques à ce que vous sçachiez par experience combien ces deux passions ont de pouvoir sur une personne qui aime bien. Et vous, mon fils, continua-t’elle, se tournant à Celiodante, attendez jusques à la fin de mon discours, & je m’asseure que vous louërez ma faute, & direz que vous luy avez de l’obligation.


  Et lors reprenant son discours dés l’arrivée de Policandre en la Court du Roy des Pictes, elle redit les recherches qu’il luy avoit faittes, les promesses qu’elles avoient euës de luy, sans cacher les particularitez de leur affection : la peine qu’elle eut à cacher sa grossesse, lorsque Policandre vint recueillir la succession de son pere, & plus encore son accouchement : le desplaisir qu’elle ressentit quand elle sceut qu’il avoit espousé Clorisene contre sa parole, quelle surcharge ce fut à ses ennuys de recevoir pour son mary par le commandement du Roy son pere, le Roy des Santons, duquel incontinent elle eut un fils. Elle representa fort au long le regret quelle avoit de voir ordinairement cet enfant, & d’estre privée de l’autre, quelle resolution elle prist de les changer, & par quel artifice elle en vint à bout, la curiosité qu’elle eust de sçavoir de l’Altorune Melusine, la fortune de ses enfants, la responce de laquelle elle avoit encore par escrit : & lors comme elle avoit mis le vray Celiodante entre les mains de Verance, & comme ils s’estoient perdus tous deux, ainsi qu’avec un regret extrême elle avoit sceu lors qu’elle l’avoit envoyé chercher.


  Le Roy Policandre qui avoit desja appris toutes ces choses par Verance ne fut pas le plus estonné de la trouppe : mais si fut bien Celiodante qui tout à coup se voyoit ravir Rosanire, & deux Royaumes desquelles il avoit creu estre Seigneur legitime, & toutesfois ce ne luy estoit pas un foible contentement de recouvrer un tel pere que Policandre, la vertu & la valeur duquel estoient estimez sur tous les Princes de son temps, & pour ne donner tesmoignage de son mescontentement : Lors que le Roy son pere ouvrit les bras pour le recevoir en son sein, il mit le genouïl en terre, en luy disant. Seigneur, la perte qu’aujourd’huy je fais de la chose du monde que j’avois la plus chere, & j’entends la Princesse Rosanire ne sçauroit m’empescher de me resjouïr d’avoir recouvré un tel pere que le grand Roy Policandre.


  Mon fils, dit Policandre, des femmes on en peut recouvrer quand on en a perdu une, mais des peres, cela ne se peut, & mesmes tel que je vous seray. Et quant à moy je vous diray bien que je n’estime point avoir jamais tant esté favorisé de la fortune qu’en ce jour qui m’a redonné ce que je ne sçavois pas que j’eusse, & qui m’est toutesfois un tresor aussi cher que la vie, & qui de plus m’a donné cognoissance de la plus grande obligation que jamais Chevalier ait euë à une Dame, qui est celle que Policandre a à la Royne Argire vostre mere, & apres l’avoir embrassé & baisé au front il le releva & le laissa baiser & embrasser à Rosanire, qui faisoit bien paroistre à son visage qu’elle l’aimoit beaucoup mieux pour son frere, que pour son mary.


  Cependant le Roy Policandre s’addressant à la Royne Argire : Mais, Madame, luy dit-il, n’avez-vous jamais eu nouvelle du vray Celiodante, ny de Verance. Point du tout, respondit-elle, quelque recherche que j’aye peu faire d’eux. Il est vray que ne l’ayant osé faire sinon à cachette, & fort long temps apres leur perte, il ne faut pas s’estonner que je n’en aye pû rien descouvrir : toutesfois j’espere, & je l’espere presque avec asseurance que mon fils ne sera pas per- du pour la prediction que l’Altorune Melusine en a faitte : car seroit-il possible qu’elle eust esté seulement menteuse en ce qu’elle a predit de luy. Or avant que vous en dire d’avantage, adjousta le Roy, je veux veoir si vous recognoistrez une personne qui peut-estre vous en pourra dire quelque nouvelle, & lors allant luy-mesme ouvrir la porte, il fit entrer Verance, & le prenant par la main le presenta à la Royne. Madame, luy dit-il, cognoissez-vous cet homme ? Aussi-tost qu’elle jetta l’œil sur luy, encore qu’il fust devenu fort vieux & maigre, si s’escria-t’elle. Ah ! Verance, rends-moy ce que je t’ay donné en charge. Verance mettant un genouïl en terre les larmes aux yeux. Madame, luy dit-il, la force & la violence m’en ont osté le pouvoir. O Dieux, s’escria-t’elle, en joignant les mains, est-il possible que mon fils soit perdu, & que l’Altorune soit menteuse ? Et là se taisant quelque temps, elle reprit : Dy moy Verance, mais dy le sans crain- dre, mon fils est-il mort, & quelqu’un l’a-t’il esgorgé devant tes yeux ? Madame, respondit-il, il n’y a rien de tel, mais s’il vous plaist d’ouïr la fortune du plus mal-heureux qui vive, je vous raconteray briefvement la mienne, par laquelle vous entendrez tout ce que vous me demandez. Et lors Policandre ayant supplié la Royne de le luy vouloir permettre, il parla ainsi.


  A peine fus-je party du lieu où ce jeune Prince avoit esté changé par vostre commandement avec son frere que je luy fis changer de nom, & defendis à sa nourrice de ne le nommer jamais autrement que Kinicson, luy ayant choisi ce nom plustost pour le vous faire recognoistre que pour autre raison, parce qu’en une pierre que vous luy aviez penduë au col, où estoit la figure d’un Lyon il y avoit certaines lettres qui disoient Kinic, Kinicson, & j’eus opinion que s’il venoit à se perdre, & qu’il revint en lieu où vous le pussiez ouyr nommer, peut-estre vous en souviendriez-vous, & le recognoistriez. Nous parvinsmes donc suivant vostre commandement au port des Santons, où prenant un petit logis & assez retiré nous y passasmes prés de cinq ans, que chacun pensoit que Kinicson fust mon fils, & que sa nourrice fust ma femme. Environ cet aage par mal-heur un jour qu’il se jouoit sur la coste de la mer avec quelques autres enfants il fut enlevé par des Pirates qui alloient escumant tous les rivages d’alentour, & parce que je ne l’esloignois que le moins que je pouvois, & que pour le laisser passer le temps je m’estois endormy au mesme lieu, je ne me reveillay que je ne me trouvasse entre les mains du mesme ravisseur de mon maistre. Dans ce grand desastre j’eus quelque espece de contentement de me voir prés de luy pour le pouvoir servir, mais comme la fortune fut encore marrie de m’avoir laissé cette petite consolation, elle me l’osta bien-tost apres : car à peine estions nous en plaine mer que d’autres Pirates attaquerent ceux qui nous avoient pris, & apres un long combat en demeurerent les maistres, & parce que je ne sçay comment je fus blessé, ces derniers pensant que je fusse des Pirates me mirent à la chaisne, & me traitterent avec toutes les cruautez qui sont ordinaires entre ces personnes. Ceux-cy nous conduisirent en fin dans une des Isles Armoriques où ils avoient accoustumé de faire leur retraitte, & où les Marchands de la terre ferme venoient avec sauf-conduit les descharger des prises qu’ils faisoient le long de la coste.


  Quelques jours apres ces Marchands y vindrent & le petit fut achepté, tant pour la gentillesse qui en cette enfance se voyoit en toutes ses actions, que pour la promesse que je leur fis, que quelque prix qui leur coustast je les en ferois rembourcer au double, aussi-tost que j’aurois escrit à ceux ausquels il appartenoit. Car sur toute chose je desirois de le veoir hors des mains de ces miserables. Un tres-honneste marchand donc le rachepta & en mesme temps paya le prix qu’ils luy demanderent, & pour le petit & pour moy. Mais voyez, Madame, quand quelque chose est escritte dans le Ciel, comme il est impossible de l’effacer, je vous ay dit que j’avois esté blessé au combat que ces Pirates avoient eu : Or cette blesseure, ou pour sa grandeur, ou pour le peu de soin qu’ils en avoient eu s’estoit de sorte envenimée, que quand le marchand partit il n’osa m’emmener de peur que je ne mourrusse en chemin : mais me donna quelque argent pour me panser avec promesse de revenir en ce mesme lieu me requerir dans quinze jours : Et parce que quand le petit Kinicson fut pris la seconde fois on luy avoit osté la pierre que vous luy aviez mise au col, je suppliay le marchand de la vouloir rachepter & la luy redonner pour des raisons que je luy ferois entendre en temps & lieu. Ce bon marchand le fit & devant moy la mit au col du petit, dont je receus un tres-grand contentement, me semblant qu’encore que je vinsse à mourir peut-estre cette marque un jour le vous feroit recognoistre.


  Or, Madame, les quinze jours se passerent & autre quinze apres sans que le marchant revint, & quelque temps apres je sceus qu’il estoit mort. Je requis bien lors que je fus guery d’estre relasché, puisque ma rançon avoit esté payée, mais ceux qui ne cognoissent que le profit, pour toute raison se mocquoient de moy, & l’un des Chefs me respondit que les Dieux les avoient faits seigneurs de tout ce qu’ils pouvoient prendre, & heritiers de tous ceux desquels les biens estoient entre leurs mains, de sorte que me remettant à la chaisne j’y suis demeuré avec la misere que vous pouvez juger, jusques à cette derniere guerre que les Boyens & Ambarres apres avoir forcé plusieurs villes de la coste Armorique, de fortune sont entrez dans cette Isle qu’ils ont pillée, & avec plusieurs autres m’ont emmené dans leur camp, où encore que je fusse prisonnier, je ne laissois d’avoir quelque satisfaction, d’estre parmy des personnes raisonnables, & de veoir ceux qui me souloient traitter si mal, estre prisonniers aussi bien que moy. Le Ciel en fin a voulu avoir pitié de moy, & apres plus de vingt années de prison me faire rendre la liberté par le benefice d’une paix generale, par laquelle tous prisonniers ont esté relaschez.


  La premiere chose que je fis ce fut d’aller au Temple rendre graces au grand Tautates de tout ce qu’il luy avoit pleu de me faire souffrir, & puis le suppliay si Kinicson estoit en vie, il me fit la grace de le vous faire recognoistre, afin que je pusse passer avec quelque repos le reste de mes vieilles années.


  J’avois mis bien avant en ma memoire le nom du marchand, & le lieu d’où il estoit, je m’y en allay donc le plustost que je pûs, & tout ce que j’en pûs apprendre fut que les heritiers du marchand incontinent apres sa mort s’estoient partagez tout ce qui avoit esté de son heritage, & que ceux qui avoient eu Kinicson l’avoient mis sur la riviere de Loire avec quelqu’autres marchandises, & l’estoient venu vendre où dans la Gaule Lyonnoise, où pres de là, & desirant d’en faire une plus exacte recherche, je trouvay qu’ils estoient tous morts en cette derniere guerre, si bien que je m’en allay au mieux que je pûs au port des Santons, pour sçavoir si la nourrice que j’y avois laissée en auroit point ouy nouvelle, mais l’on me dit que quand elle sceut la perte de son fils & de son mary elle mourut de regret. C’est la verité, Madame, que je me resolvois d’en faire de mesme, & ne monstrer point un moindre courage qu’elle : mais les nouvelles que j’eus me firent prolonger ce dessein, car je sceus que le Roy Policandre ayant pris le Roy vostre fils prisonnier faisoit dessein pour affermir cette paix de luy donner en mariage la Princesse Rosanire sa fille. Je creus que Dieu m’avoit reservé en vie, pour l’oster de l’erreur où il estoit, afin que sans y penser, il ne fist des nopces tant incestueuses. Et encore que je sceusse bien que vous estiez en vie, & que vous sçaviez ceste verité mieux que moy, si eus-je opinion que quelque sorte de respect vous pourroit, peut-estre oster la hardiesse de declarer le change que vous aviez faict, & que ce mal-heur cependant pourroit advenir. Je m’en vins donc le plus diligemment que je pûs le faire entendre au Roy Policandre, afin qu’un si grand desastre n’arrivast en la maison d’un si bon & juste Roy, & ne fist tomber sur sa teste innocente les mal-heurs qui suivent infalliblement telles meschantes & enormes alliances.


  A ce mot il mit un genoüil en terre, & les larmes aux yeux : Je meurs, Madame, continua-t’il, d’un regret extrême, de me presenter devant vous, sans vous pouvoir rendre ce que vous m’avez donné en garde : mais la Fortune qui m’a esté tant ennemie, a voulu que sans ma coulpe ce mal-heur m’advint, & que le regret m’en demeurast à jamais, afin que je n’eusse jamais aucun entier contentement.


  La Reyne, apres l’avoir regardé quelque temps, le visage tout couvert de pleurs : En fin, dit-elle, Verance, tout ce que j’apprends par ton discours, c’est que mon fils est perdu, & qu’il n’y a plus d’esperance pour moy de le revoir jamais ? Et Verance ne luy respondant rien, mais pliant tristement les espaules : O Dieux ! s’escria-t’elle en se tournant de l’autre costé, ô Dieux ! & pour moy seule vous voulez que l’Altorune ait predit des menteriez. Si est-ce, dit-elle en prenant un papier dans son sein & le despliant, que voicy bien ta prediction, escrite de ta propre main, ô Altorune Melusine, & que je te puis reprocher, à mon dommage, que tu es une abuseuse, en laquelle il ne faut jamais avoir aucune creance. Le Roy alors tout pensif, prenant de ses mains & lisant ce que nous avons desja dit, ne pouvoit assez admirer qu’elle eust preveu tout ce qui estoit arrivé à son fils, fust pour la mort du Prince Arionthe son frere, fust pour les nopces incestueuses qu’il avoit failly de contracter : mais lors qu’il leut,


L’autre en Forests où Godomar sera le sens recouvrera,
Puis de tous deux la fortune est heureuse.


  Il considera quelque temps ces paroles, & puis : Ah ! Madame, dit-il, tout à coup, ne blasphemez point contre ceste grande Altorune. Il me semble que j’entends quelque chose en cecy. Et lors relevant Verance, qui estoit tousjours demeuré à genoux, & le prenant par la main : Dy-moy, Verance, en quel lieu t’a-t’on dit qu’avoit esté vendu le petit ? Helas, Seigneur, l’on n’en sçait rien, respondit-il, sinon qu’il fut mis sur des bateaux qui remontoient le fleuve de Loyre, avec quelques marchandises. Et bien, reprit le Roy, encore est-ce quelque chose : Et en ce temps-là, quel aage pouvoit-il avoir ? Environ six ans, respondit Verance. Estoit-il blond, ou noir ? adjousta le Roy : Seigneur, dit Verance, c’estoit le plus bel enfant qui se pûst regarder, il avoit les cheveux blonds & tous crespez, les yeux bien fendus, & à fleur de teste, tirant presque sur le verd, le visage un peu long, le teint si vif & delicat, qu’il sembloit une fille ; la taille droite, & pour son aage, fort grand, & assez formé : mais en toutes ses actions si agreable, qu’il estoit impossible de le veoir sans l’aymer. Et comment dis-tu qu’il se nommoit, luy dit le Roy ? Son propre nom, respondit Verance, c’estoit Celiodante : mais pour empescher qu’il ne fust recogneu, je luy donnay nom Kinicson, à cause d’une pierre où ce mot estoit escrit, & que la Reyne luy avoit mise au col. O Dieux ! s’escria lors Policandre en joignant les mains & regardant le Ciel, ouvrez-nous les yeux, s’il vous plaist, afin que nous puissions veoir la lumiere de la verité parmy ces tenebres qui nous la cachent. Et lors se tournant vers la Reyne, Madame, luy dit-il, vous m’avez rendu un fils, & je vous en veux rendre un autre, si je ne suis le plus deceu homme du monde : Car, continua-t’il se tournant vers la Princesse Rosanire, dites-moy, ma fille, auriez-vous point memoire du nom, que portoit Rosileon quand ces Marchands me le donnerent ? Seigneur, respondit-elle à moitié hors d’elle-mesme, il s’appelloit comme vous le verrez en escrit en ceste pierre, qu’autrefois il me donna quand il servoit la Princesse ma sœur & moy : Car, dit-elle, n’ayant rien pour me donner le jour de l’an neuf, qu’on cueilloit le Guy, il me presenta ceste pierre pour estreine. Et lors la sortant du sein : Je l’ay tousjours gardée, continua-t’elle, d’autant qu’il me dit qu’elle estoit heureuse. Elle ne la tendit pas plustost au Roy qu’il la recogneut pour celle qu’il avoit si long- temps portée, & depuis donnée à la Reyne Argire, qui de son costé n’y jetta pas si-tost les yeux, qu’elle s’escria : O bien-heureuse marque de mon contentement passé ! les Dieux t’ont-ils destinée pour me signifier tousjours les plus grands bon-heurs que je puisse recevoir ? S’il est ainsi, je te demande celuy à qui je t’ay donnée, rends-le-moy, afin que je die qu’entre toutes tu es la plus heureuse pierre qui fut jamais. Et en disant ces paroles elle la baisoit, & se la joignoit contre l’estomach : mais ceste resjouyssance n’estoit rien, au prix de celle de Verance, quand il l’a recogneut : car veritablement il sembloit une personne hors du sens. La Princesse qui n’osoit pas monstrer sa joye, de peur de donner trop de cognoissance de la bonne volonté qu’elle portoit à Rosileon, estoit toute troublée, & attendoit avec impatience qu’il fust entierement recogneu, pour aussi de son costé se resjouïr de leur commun contentement. Cependant le Roy prenant la pierre, & lisant le mot qui estoit escrit autour du Lyon, il trouva qu’il y avoit, Kinic Kinicson, qui signifioit, Roy fils de Roy. Voila bien, dit-il alors, le nom de Kinicson, qu’il portoit quand il me fut donné par des Marchands pour Esclave ; car je m’en souviens-bien. Et que depuis je changeay, lors qu’il tua le Lyon qui s’estoit eschappé de mes cages, & qui faillit de me devorer, en celuy de Rosileon, tant pour memoire de cet acte genereux, que d’autant que ma fille, quand il fut faict Chevalier, luy ceignit l’espée du nom de Rosanire & de Lyon, formant celuy de Rosileon. Quand il me fut amené, il pouvoit bien estre de l’aage que Verance dit, & avoit le visage tout tel qu’il le represente : de sorte que toutes ces choses me font presque juger, que Rosileon pourroit estre celuy que la Reyne a perdu. Toutefois il me semble que ceste recognoissance est de telle importance, qu’il ne faut point aller à l’estourdie. Et je serois d’advis qu’avant que d’en faire aucun semblant, il faudroit n’y laisser aucune doute : Car ceste pierre peut bien avoir esté ostée au petit qui estoit vostre fils, dit-il se tournant à la Reyne, & le nom encore peut bien avoir esté donné par hazard, avec la pierre, à celuy-cy, & mesme le voyant si beau, & si bien nay, que l’on l’aura estimé digne de ce nom, qui en effect ne signifie que fils de Roy. Si bien que je voudrois, avant que l’on en fist semblant, que nous en eussions quelque cognoissance moins douteuse. Seigneur, dit incontinent Verance, je m’asseure qu’il m’a tant aymé, qu’aussi-tost qu’on luy dira mon nom, il le recognoistra : Et moy, adjousta la Reyne, j’en auray une marque indubitable, si je le vois : car je me souviens que quand je le remis entre les mains de Verance, j’eus peur de le perdre, & le voulus marquer avec un fer chaud, pour le recognoistre. Et lors que je cherchois où luy faire la marque, je luy en vis une d’une rose sur main, si apparente, que je pensay que celle-là suffiroit. O ! s’escria incontinent la Princesse, asseurez-vous, Madame, que Rosileon est donc vostre fils ; car il a esté si long-temps aupres de moy, que j’ay assez eu de loisir de luy voir les mains : & je vous puis bien asseurer qu’il a une rose si bien representée sur la main gauche, qu’un Peintre ne l’a sçauroit mieux faire. La Reyne alors frappant des mains l’une contre l’autre : O Seigneur ! s’escria-t’elle, que desirons-nous davantage, & quelle plus asseurée cognoissance attendons-nous ? Le nom, la pierre, l’âge, les marchands des costes Armoriques, la marque de la main, ne suffisent-ils pas à nous dire que c’est celuy que nous cherchons ? Mais outre cela, la prediction de l’Altorune, qu’il devoit tomber en l’accident où nous le voyons ? Madame, dit alors Verance, permettez que j’aille où il est, & que je puisse parler à luy avant que ceste nouvelle s’esvente, m’asseurant que je vous en rendray du tout certaine. Et à ce mot il s’en alla le plus diligemment qu’il pût au logis de Rosi- leon, duquel la maladie n’estoit pas furieuse : mais seulement une alienation d’entendement, qui luy faisoit sembler d’estre quelquefois dans les armées, où il ordonnoit & commandoit comme s’il eust esté General : d’autrefois il se figuroit de veoir Rosanire, & de parler à elle : d’autrefois de reprocher au Roy sa promesse non observée, & semblables choses. Et lors qu’il entroit en ces humeurs, il parloit avec tant de froideur, & apportoit tant de bonnes raisons, que n’eust esté qu’incontinent il extravagoit d’un propos à un autre, mal-aysément eust-on pû juger qu’il fust hors du sens. Or quand Verance le vint trouver, il y avoit quelque temps qu’il se promenoit dans sa chambre sans dire mot : & parce qu’on n’avoit point accoustumé d’y entrer sans en advertir quelqu’un de ceux qui avoient le soin de sa personne. Aussi-tost qu’il fut adverty que Rosanire l’envoyoit visiter, il laissa son promenoir, & receut celuy qu’on luy pre- senta avec tant de courtoisie & de bonnes paroles, que mal-aysément eust-on peu juger qu’il eust quelque mal. Et en cela il ne faisoit rien de nouveau : car toutes les fois qu’on vouloit qu’il fist quelque chose, il falloit luy dire que Rosanire le vouloit ainsi, & il obeïssoit avec tant de sousmissions & de promptitude, que s’il n’eust point eu l’esprit troublé. Verance le voyant en cet estat, ne pût cacher les larmes, & avant que luy faire cognoissance : Seigneur, dit-il, la Princesse Rosanire m’envoye pour sçavoir l’estat de vostre santé, & pour veoir s’il est vray que la Rose que vous avez sur la main gauche soit effacée. Effacée, dit-il incontinent, ny la Rose, ny la main ny Rosanire de mon cœur, ne le seront jamais. Elle le desire, comme vous le dites, repliqua Verance : mais parce qu’on luy en a dit quelque chose, elle m’a commandé de le venir voir, pour luy en rapporter la verité. Il luy tendit lors la main, en luy disant : Tenez, Chevalier, la Nature qui sçavoit que j’estois destiné à une Rosanire, me donna en naissant la rose que vous voyez, & que je conserveray jusqu’au tombeau. Le pauvre Verance recognoissant ce signe, & ne doutant plus que Rosileon ne fust celuy qu’il cherchoit. Ah ! Kinicson, luy dit-il en luy baisant la main, est-il possible que vous voyez devant vous vostre tant aymé Verance, & que vous ne le cognoissiez point ? A ce mot de Verance, il se retira deux ou trois pas, & apres l’avoir consideré quelque temps. Estes-vous Verance, luy dit-il tout estonné, mary de Lireine ? (& ceste Lireine c’estoit sa nourrice qu’il pensoit estre sa mere) Je suis celuy-là mesme, respondit-il, qui fus pris avec vous sur la coste de la mer, par des Pirates, & qui depuis n’ay jamais eu contentement que celuy de vous retrouver icy. Grand effect du bon naturel de Rosileon, il courut à luy les bras ouverts, l’embrassa, le baisa à la jouë, & les larmes luy vinrent aux yeux, de joye & de contentement : Et apres, comme s’il eust esté en son bon sens, luy demanda quelle avoit esté sa fortune & de sa chere Lireine, & pourquoy il avoit tant demeuré à le venir veoir ? Verance luy fit entendre sa longue prison, & comme il avoit esté mis en liberté par la paix generale. A ce mot de paix il commença de souspirer, & peu apres à extravaguer, sur la guerre qu’il avoit entreprise contre Celiodante, auquel il vouloit donner la bataille, & qu’il vouloit bien que Verance y fust : & joignit à ces paroles tant d’autres hors de propos, que Verance ne pouvant cacher les pleurs. Seigneur, luy dit-il, que voulez-vous mander à la Princesse Rosanire ? Que je luy envoyeray bien-tost Celiodante prisonnier, respondit-il : mais je n’entends pas que ceste seconde victoire me soit si desadvantageuse que la premiere. Et lors Verance s’en voulant aller : Mais, mon cher Verance, luy dit-il, prenez garde que les Pirates ne vous prennent encore une fois, si vous voulez aller par terre je vous feray accompagner de la moi- tié de mon armée. Et sur tout, revenez le plustost que vous pourrez, si vous me voulez faire plaisir.


  Verance pleurant à chaudes larmes s’en retourna vers le Roy & la Reyne, & fit le rapport de ce que vous avez oüy, & mesme comme il s’estoit souvenu du nom de Lireine, & de celuy de Kinicson, dont la Reyne demeura si contente, que ne pouvant assez remercier Tautates de ceste grace, elle ne faisoit que joindre les mains & pleurer de joye. En fin le Roy, apres s’en estre grandement resjoüy avec elle, & Rosanire aussi, ils resolurent qu’il ne falloit point declarer ces resjoüissances, qu’on ne veist verifié le resté de la prediction de l’Altorune. Et que pour ce sujet il falloit conduire Rosileon en Forests, prenans dés lors resolution que s’il pouvoit guerir on luy donneroit Rosanire pour sa femme, & à Celiodante la Princesse Cephise.


  Verance alors prenant la parole, & s’adressant au Roy Policandre, Sei- gneur, luy dit-il, vous plaist-il que comme vostre fidele serviteur, je vous die en la presence de ceux qui sont icy, ce que mon devoir m’oblige de vous remettre en memoire ? Jamais, respondit le Roy, vous ne devez faire de difficulté de parler librement à moy, pour semblable sujet. Sçachez donc, ô grand Roy, que vous ne devez jamais esperer contentement, ny envers les Dieux, ny envers les hommes, tant que vous vivrez dans l’injustice où quelque dessein d’Estat vous a retenu depuis quelques années. Moy, dit-il tout surpris, j’ay commis injustice ? Oüy, Seigneur, repliqua-t’il, & la plus grande qu’autre puisse faire. N’est ce pas chose injuste que d’avoir abusé avec des promesses non observées, une si grande & sage Reyne que ceste grande Princesse ? Ne vous souvenez-vous point que je suis tesmoin des serments faits, & des Dieux que vous avez invocquez en vos promesses ? Asseurez-vous, Seigneur, que tous les desplaisirs que vous avez receus, se sont des avant-coureurs que les Dieux vous envoyent, pour vous advertir qu’ils appesantiront bien mieux leurs mains, si vous ne satisfaites à ce que vous leur avez promis. Le Roy alors tout confus : l’advouë, dit-il, que tu as raison, & que pour satisfaire à ce que je dois, si la Reyne veut oublier l’offence que je luy ay faite, qui n’a esté que pour la raison d’Estat dont tu as parlé, je la reçois dés à ceste heure pour ma femme legitime, & pour Reyne des Boyens & des Ambarres. Et à ce mot luy tendant la main, & elle la recevant avec toute sorte de respect & de contentement, il l’a baisa avec tant de satisfaction pour elle, & pour Celiodante, que ceux qui estoient dans la chambre prochaine en ouyrent la resjoüissance, qui fut cause que le Roy fut d’opinion de declarer son mariage, & celuy de Celiodante & de la Princesse Cephise. Et incontinent apres Argire ne pouvant souffrir de veoir Rosileon en cet estat, se resolut de l’emmener icy secrettement, où elle a esté con- trainte de conduire aussi Rosanire, parce qu’autrement l’on ne pouvoit faire partir Rosileon : mais avec la Princesse l’on en faict tout ce que l’on veut.


  Ainsi ce sage & prudent vieillard acheva de raconter à la Nymphe le sujet qui avoit faict venir la Reyne Argire en ce lieu, & en mesme temps la supplia d’avoir agreable de tenir ceste affaire secrette, jusqu’à ce qu’on veid si les Dieux auroient agreable de rendre la santé à Rosileon, à quoy elle respondit que cela luy sembloit tres à propos, encore qu’elle eust une ferme esperance de sa guerison : Parce, disoit elle, qu’outre que tout ce que l’Altorune a predit s’est jusques icy trouvé veritable, encore l’arrivée de celuy qui le doit guerir, n’ayant devancé que d’un jour celle de Rosileon, il semble que les Dieux ne nous l’ayent envoyé que pour ce sujet : Car le Prince Godomar, second fils du Roy des Bourguignons, vint hyer en ceste ville, & y fut conduit par la Fortune la plus inesperée qu’on sçauroit penser. Argire alors joignant les mains : Vous me resjouyssez grandement, Madame, par l’asseurance que vous me donnez : Mais, continua-t’elle, comment jugez-vous que ce soit de luy que l’Altorune a voulu parler ? Je le juge, dit-elle avec beaucoup de raison : car desja avant vostre venuë nous avions resolu qu’il planteroit le Cloud sacré, pour la guerison d’un Berger attaint d’une mesme maladie : de sorte que mesme c’est un moyen pour tenir le tout plus secrettement : car sous pretexte de ce Berger, nous pourrons faire pour celuy que vous desirez tout ensemble. Et nottez que je croy que les Dieux ont envoyé icy le Prince Godomar pour ce sujet, parce qu’estant necessaire que celuy qui doit planter ce Cloud, soit souverain Magistrat, il y a apparence qu’il falloit que ce fust une personne de qui la naissance le pûst relever pardessus le commun. Com- ment, dit la Reyne Argire, le jeune Prince des Bourguignons est donc icy ? Il y est, Madame, respondit la Nymphe, & me semble qu’il n’y auroit point de danger de luy dire qui vous estes, afin que s’il venoit à le sçavoir apres, il ne s’offençast de ceste meffiance. Je le veux, dit la Reyne, & j’envoyeray vers luy pour luy en donner advis, & luy faire les offres du service que je luy veux rendre. Adamas alors prenant la parole, il me semble, dit-il, Madame, que pour plusieurs raisons il faut haster la guerison du Prince Rosileon, d’autant qu’il est impossible que ceste affaire ne se divulgue pour peu qu’elle soit retardée, y ayant en vostre suitte tant de personnes qui le sçavent, qu’il est bien mal-aysé que quelqu’un ne se relasche d’en parler. Et puis le Sacrifice estant desja resolu & preparé pour le Berger Adraste, le retardement n’en seroit pas à propos, & donneroit occasion à plusieurs d’en rechercher le sujet, que peut-estre ils pourroient rencontrer. Mais outre ces considerations des affaires tres-importantes que la Nymphe vous fera entendre, la contreignent de mettre fin le plustost qu’il luy sera possible à celles qui vous ont conduitte icy. De sorte, Madame, qu’il vaudroit mieux que ce fust demain, que d’y mettre un plus long delay. Mon pere, respondit la Reyne, vous me pressez d’une chose de laquelle je voulois supplier la Nymphe, & je n’osois de peur de l’importuner : Mais puisque son service le requiert ainsi, je vous supplie de joindre ses interests avec mes supplications, & d’obtenir d’elle, que je sois bien-tost mise hors de la peine où je vis. Adamas alors se tournant vers la Nymphe : Madame, dit-il, si vous me le commandez, je feray tenir le Sacrifice tout prest, & feray entendre vostre volonté au Pontife, & au Prince Godomar, afin qu’au matin, ou plustost qu’il se pourra, vous puissiez rendre ceste satisfaction & ce contentement à la Reyne.


  Avec ceste resolution, la Nymphe renvoyant querir Galathée, se retira, & laissa reposer Argire : si toutefois la peine en laquelle elle estoit luy en donnoit le loisir.


Fin du cinquiesme Livre.

[Retour au Sommaire]



LA CINQUIESME PARTIE
DE
L’ASTRÉE,
DE MESSIRE
HONORÉ D’URFÉ.






LIVRE SIXIEMES.




  Le lendemain le grand Pontife accompagné de plusieurs Flamines, & de la plus grande partie du College des Augustales, se presenta à la Nymphe, pour luy faire entendre ce qui luy estoit necessaire à la publicque action qu’elle desiroit que l’on fist. Et entre autres choses, qu’il falloit qu’elle esleust un souverain Magistrat, auquel elle remettroit la souveraine puissance, tant qu’il seroit retenu en ceste charge : Parce, disoit-il, que ceste ceremonie estoit venuë de Numa Pompilius, & qu’en ce temps-là les Roys qui commandoient dans Rome estoient souverains : c’estoient aussi eux qui plantoient ce Cloud : Mais depuis qu’ils en avoient esté deschassez, on avoit tousjours observé d’eslire un Dictateur, pour faire ceste solemnelle action : n’appartenant à personne d’y mettre la main, qu’à celuy qui n’a point en ce lieu de superieur, que les Dieux. Or Madame, continua-t’il, je vous represente ces choses, afin que s’il vous plaist de mettre en effect la bonne & saincte intention que vous avez pour Adraste, & pour cet autre estranger, il vous plaise de faire auparavant l’eslection necessaire de celuy qui eslevé à ce Magistrat souverain la puisse executer avec les conditions necessaires : Car encore que vous soyez Dame souveraine de toutes ces belles contrées, si ne pouvez-vous, selon nos coustumes, y mettre la main ; d’autant qu’aux sacrifices de Jupiter, les hommes seuls peuvent estre admis pour Ministres.


  La Nymphe qui avoit desja esté advertie de la necessité de ceste election, & qui mesme avoit jugé qu’elle luy estoit advantageuse pour ses autres affaires, feignant toutefois de n’avoir autre dessein que celuy de la guerison de ces deux personnes, Mon pere, luy respondit-elle, je desire si fort que vous obteniez ceste grace des Dieux, que je suis resoluë à eslire non seulement celuy que vous dites, mais à toute autre chose que vous y jugerez necessaire. Et d’autant que nous avons si peu accoustumé de faire ces actions solemnelles, dites-moy par le menu tout ce qu’il faut que je fasse ? Deux choses, reprit le Pontife, y sont necessaires : L’une, le Sacrifice ; & l’autre, l’eslection de ce souverain Magistrat : Car apres le Sacrifice fait à Jupiter Capotas, & à Minerve Peone, il faut que celuy que vous eslirez, plante un cloud d’airain, que nous aurons sacré, & rendu pur & net avec l’eau Lustrale, dans la muraille du Temple de Jupiter, qui a son aspect à l’endroit du Sanctuaire de Minerve, & cela apres avoir trois fois touché les temples du malade. Or pour le Sacrifice, nous y mettrons l’ordre tel, que demain à telle heure qu’il vous plaira, il pourra estre faict. Mais pour l’eslection de ce Souverain, il faut, Madame, que vous la fassiez dés aujourd’huy publiquement, & que vous luy donniez les Faisseaux & les Masses, comme ils avoient autrefois à Rome. D’autant que c’estoit une Republique, & que chacun y avoit part, il falloit que ce Dictateur fust esleu par les vœux, & par les suffrages de tous : Mais en ce lieu, où vous seule avez interest, il faut aussi que ceste esle- ction se fasse de vous seule, pourveu que ce soit en public, afin que chacun sçache vostre intention.


  Adamas alors prenant la parole : Madame, dit-il, ayant apris que ceste ceremonie se devoit faire de ceste sorte, & sçachant que c’estoit vostre volonté de l’observer, j’ay mis ordre à tout ce qui estoit necessaire pour l’eslection, si bien que desja on travaille aux eschafaux, & je m’asseure qu’incontinent apres vostre disner, toutes choses seront prestes. A ce mot la Nymphe ayant donné charge au grand Pontife de mettre l’ordre qu’il sçavoit estre necessaire pour le Sacrifice du lendemain, remit le soin de tout le reste au Druyde, afin qu’incontinent apres disner l’on pûst faire ceste ceremonie, à laquelle le Prince Godomar, Alcidon, Damon, & Adamas furent d’advis d’appeller Polemas, au nom de la Nymphe, afin qu’il ne pûst point avoir pretexte à la prise des armes, à laquelle sourdement l’on disoit qu’il se preparoit : car il avoit esté impossible que de tant de personnes, ausquelles il avoit esté contraint d’en parler, il n’y en eust quelqu’une de moins secrette, qu’il ne luy eust esté necessaire. Et encore que la Nymphe sceust bien qu’il ne viendroit pas, elle ne laissa d’approuver leur opinion, & y depescher Clindor.


  D’autre costé le Prince Godomar pensant estre necessaire d’advertir le Prince Sigismond son frere de tout ce qui luy estoit arrivé, & ne voulant envoyer personne des siens, de peur qu’il ne receust quelque mauvais traittement du Roy Gondebaut, il supplia la Nymphe d’avoir agreable que ce fust Leontidas, fils de Clindor, le jugeant homme d’esprit, & personne à qui il pouvoit confier ceste affaire, puisque sçavoit esté chez luy que Dorinde s’estoit retirée, & qu’il croyoit bien qu’elle n’avoit pas manqué de luy dire le sujet de sa venuë. La Nymphe le trouva bon, & mesme l’accompagna d’une lettre au Roy, au Prince Sigismond, & à la Princesse Clotilde : Au Roy, pour se resjoüir de l’honneur qu’elle recevoit de voir chez elle le Prince Godomar son fils ; sans faire semblant de sçavoir chose quelconque du sujet qui l’y avoit fait venir : Au Prince Sigismond, pour l’asseurer de l’assistance qu’elle donneroit à Dorinde, en sa consideration : Et à Clotilde, pour luy demander la continuation de ses bonnes graces. Et parce que Godomar eut opinion que, peut-estre, le Roy ne permettroit pas à Leontidas de veoir son frere, il fut d’opinion que, s’il pouvoit, dés le soir mesme, avant que de se faire cognoistre, il devoit l’aller secrettement trouver, afin mesme de parler à Gondebaut, selon que Sigismond seroit d’advis. L’ayant donc bien instruit, & chargé du portraict qu’il avoit fait faire de Dorinde, il le recommanda à Tharamis. Dorinde, d’autre costé, qui avoit eu tant de sujet, ce luy sembloit, de se douloir de tous les hommes, mais particulierement de Sigismond, ne sça- voit que luy mander, lors que Leontidas luy fit entendre son voyage : Car si elle se souvenoit d’avoir esté delaissée seule la nuict qu’elle l’avoit attendu, elle luy vouloit mal. Si elle repassoit en sa memoire ce que Godomar avoit faict pour elle, qu’elle sçavoit n’estre qu’en la consideration du Prince Sigismond, elle demeuroit confuse. En fin pressée par le jeune Prince, elle donna une lettre à Leontidas, & le supplia d’asseurer Sigismond qu’elle vivroit tousjours sa servante, en quelque sorte que la Fortune la pûst traitter. Et ainsi en mesme jour le pere & le fils partirent : Il est vray que le voyage du pere estant plus petit, tant plustost aussi s’en depescha-t’il. Lors qu’il arriva à Surieu, qui fut trois ou quatre heures apres qu’il fut party de Marcilly, il demeura estonné d’y veoir ceste grande quantité d’Ambactes & de Solduriers, & ceste affluance de Chevalieres. Luy qui avoit cogneu Polemas avant qu’il fust eslevé à ceste grandeur, & de qui les predecesseurs n’estoient pas moindres que ceux de cet homme, il ne pouvoit remarquer ceste excessive outrecuidance sans la mespriser : De sorte que quand il fallut l’aller trouver pour luy donner les lettres de la Nymphe, & qu’on le fit passer premierement parmy un grand nombre d’Archers, & qu’apres dans son antichambre, & dans sa chambre il veid ceste foule de Chevaliers rangez en deux hayes pour luy donner passage, il ne pûst s’empescher de dire à celuy qui le conduisoit : Pleust à Dieu que quelques estrangers vissent la suitte de Polemas, afin qu’admirant la grandeur de la Nymphe Amasis, ils pussent publier que ses serviteurs ont une suitte aussi grande que la Cour des plus grands Roys. Polemas cependant estoit au bout de la chambre, qui ne l’apperceut pas plustost qu’il ne mist la main au chapeau, & ne le vint embrasser avec tant de courtoisie, que si Clindor avoit esté mal satisfaict en entrant, ceste reception l’obligea de sorte, qu’il l’estima digne de l’honneur où il estoit parvenu, tant la douceur & la courtoisie ont de forts liens & des chaisnes presque inevitables, pour s’asservir les cœurs les plus nobles & les plus genereux. Et il estoit vray que Polemas, entre ses autres perfections, se pouvoit vanter de ceste douceur & de ceste courtoisie. Perfection toutefois assez ordinaire en ceux qui veulent entreprendre de se rendre plus grands que leur naissance ne les a pas faicts. Apres donc les premieres caresses, Clindor luy presenta les lettres de la Nymphe, & ensemble luy fit entendre le desir qu’elle avoit qu’il se trouvast en ceste ceremonie : A quoy ne faisant point de responce, comme la chose qu’il vouloit le moins faire, il se mit d’abord sur les plaintes : Parlant, disoit-il, comme en confidance avec Clindor. Considerez, luy disoit-il, mon cher amy, de quelle façon la Nymphe m’a traitté depuis quelque temps, & avec quelle raison je puis penser qu’elle doive avoir agreable que je me presente devant elle : Vous sçavez combien j’avois cher Arganthée, tant pour son merite, que pour la proximité qui estoit entre luy & moy. Or non seulement elle a eu le courage de le veoir massacrer avec supercherie devant ses yeux : mais de plus m’a contraint de licentier tous ceux qui se sont voulu opposer à ceste indigne & meschante action, comme s’ils avoient commis un acte honteux, & contre son service. Et depuis, au lieu de faire chastier ce certain Damon, ce voleur, ou plustost cet escumeur de bois & de grands chemins, j’entends qu’elle l’a retiré dans Marcilly, avec une coureuse de mesme estofe ; & qu’elle en faict un estat, comme si l’un n’avoit point faict le plus meschant acte que Chevalier puisse faire : & l’autre la plus honteuse vie que puisse mener une femme perduë. Je vous remets seulement devant les yeux ces choses que vous sçavez, afin Seigneur Chevalier, que vous m’aidiez à plaindre la disgrace qui me force à me tenir loing de la Nimphe, aimant mieux demeurer en la solitude de ma maison que de l’importuner d’une veuë qui luy desplaist si fort : que si je vous racontois les autres sujets que j’en ay, vous seriez estonné de ma patience : car pour ne point venir à un nombre infiny d’affronts que je reçois tous les jours, Considerez, mon cher amy, comme nous qui sommes Chevaliers, & desquels la profession est de manier les armes & les affaires de l’Estat : comme dis-je, nous pouvons bien supporter de veoir un Druide, de qui la charge est de demeurer autour des Autels, & dans la fumée des sacrifices, manier toutesfois tout cet Estat, ordonner les gardes de ville, faire enrooller les gens de guerre, & semblables actions contraires à leur statuts & à leur robbe, cependant que nous demeurons inutiles dans nos maisons & dans nos fouyers : & toutesfois nous voyons tous les jours ces choses en la personne d’Adamas, qui d’or-en là ne doit plus estre nommé le grand Druide, mais le grand Gouverneur non seulement de ces Provinces, mais de la Nymphe Amasis mesme. Que si nous en devons tous avoir du regret, je croy que personne ne douttera qu’entre tous l’offence que je reçois est la plus grande, puisque la Nymphe m’ayant autresfois donné cette charge, elle ne me la peut oster sans outrage. Que si j’avois failly, ou que son Estat n’eust esté en repos depuis que je l’ay regy : que le peuple se pleignist de quelque subside, que les Solduriers eussent servy sans estre payez : que par quelque despence induë j’eusse amoindry ses finances : que l’Estat se fust eslevé : que ses intelligences & confederations fussent rompuës : que quelqu’un des Princes ses voisins eust occasion de haine, ou de mescontentement : que seulement il y eust dans son Estat un Chevalier, ou autre, pour petit qu’il pûst estre, qui se plaignist de quelque oppression, ou de quelque tort, j’advouërois que je suis coupable, & que la Nymphe auroit raison de mettre quelqu’autre en ma place qui la servist mieux : Mais, Dieux bons, si pas une de ces choses ne me peut estre reprochée, dittes-moy, ô mon cher Clindor, n’ay-je pas subjet de me plaindre, si ce n’est de la Nymphe, pour le moins de ma mauvaise Fortune ? Et avec cette plainte essayer de passer parmy mes amis, & mes parens le reste de mes jours un peu plus doucement que je n’ay pas employé jusques icy ma vie au service d’une personne qui ne void pas mon affection, ou qui la voyant la rejette & la mesprise.


  Clindor l’escouta, sans l’interrompre, & luy laissa dire tout ce qu’il luy plût : car encore que ces parolles fussent douces & emmiellées si cognut-il bien qu’il y avoit une grande amertume cachée : Et d’autant qu’il n’estoit pas tant esloigné des affaires du monde, qu’il n’eust ouy quelque bruit de son mauvais dessein, & mesme qu’en partant la Nymphe luy en avoit fait ressentir quelque chose, afin qu’il remarquast plus particulierement toutes ses actions, il creut bien que ces plaintes estoient dés long-temps premeditées, & que de les contredire ce ne seroit que s’alterer sans nul advantage au service de la Nymphe : c’est pourquoy sans entrer en excuse il se contenta de luy dire, que les plaintes qu’il faisoit peut-estre n’avoient pas tant de subjet que le luy avoient figuré ceux qui luy faisoient ces rapports : Que le grand aage que les Dieux luy avoient permis de vivre le dispensoit de luy dire qu’en l’Amour & en la Court l’absence est un mal qui est mortel : que la Nymphe estoit si bonne, & si prudente qu’il ne devoit jamais attendre d’elle que toute sorte de satisfaction : qu’elle l’estimoit pardessus tous les siens, puis qu’elle l’avoit relevé par-dessus tous les autres : que cette demonstration de sa bonne volonté estoit si grande qu’il ne devoit pas soupçonner le contraire pour quelque legere apparence où malicieuse imagination de quelques interessez : que le desir qu’elle avoit de le veoir auprés d’elle rendoit bien tesmoignage qu’elle en faisoit plus d’estat que l’on ne le disoit pas : & que pour oster la hardiesse à ces semeurs de dissentions de ne plus continuer, il devoit venir à Marcilly où il recevroit de la Nymphe toute sorte de contentement, & que d’autant plus se devoit-il resoudre à faire ce voyage que le Prince Godomar y estant il soulageroit grandement la Nymphe en cette public que action qu’elle vouloit faire.


  Polemas avoit bien desja esté adverty par son confident de l’arrivée de Godomar : mais d’autant qu’on n’avoit encore evanté le subjet de son voyage, il n’en avoit pû rien sçavoir, & toutesfois s’imaginant bien qu’un si grand Prince ne marchoit pas si peu accompagné sans un grand subjet, il desiroit passionnément d’en apprendre quelque chose, mais n’osant le demander à Clindor hors de propos de peur de descouvrir sa curiosité, il pensa que les paroles du Chevalier luy en donnoient une assez bonne occasion. Si bien que l’inter- rompant sur ce point : Mais cher amy, luy dit-il, qu’elle est cette public que action dont vous me parlez : car que le Prince Godomar soit venu sans subjet, je ne me le puis imaginer. Cette action, reprit Clindor, sera si je ne me trompe, fort celebre, puisque la Nymphe desire grandement que tout ce que le grand Pontife & le College des Augustales, luy a dit, soit exactement observé. Il y a trois ou quatre jours qu’une Dame nommée Dorinde vint à Marcilly pour quelque occasion que veritablement je n’ay pû bien entendre, tant y a qu’elle fut accompagnée de quelques Bergeres, & Bergers, qui en conduisoient un avec eux que l’Amour avoit fait fol. La Nymphe fut suppliée par eux de vouloir faire planter le cloud d’airin pour luy, qui est une ceremonie avec laquelle on dit que ceux qui ont perdu le jugement d’ordinaire guerissent. Or le Pontife à fait entendre que pour planter ce cloud il faut eslire un souverain Magistrat, parce qu’autre que luy n’y peut mettre la main.


  Polemas alors, & qui pensez-vous dit-il, que la Nymphe vueille eslire. Je crois, respondit Clindor, qu’elle ne l’a pas encore resolu, mais lors que vous y serez elle le vous dira, & je m’asseure qu’elle ny fera rien sans vostre advis. Seigneur Chevalier, reprit alors Polemas, apres y avoir pensé quelque temps, si la Nymphe ne me vouloit pas accabler de honte & de desplaisir, elle n’eust jetté les yeux sur autre que sur moy : Car estant en la charge que je possede, elle ne peut sans m’offencer me preferer quelqu’autre : mais je veoy bien que ce ne luy est pas assez que j’entende dire le mespris qu’elle fait de moy, si de mes yeux mesme je ne le voy, & que pour ce subjet elle veut que j’assiste à cette publicque action, afin que chacun s’y mocque de moy. Celuy doit estre assez que j’employe & mon aage & mon bien à son service sans que j’y perde encore un peu de reputation & de credit que j’ay parmy les hommes. Vous luy direz donc que tant que je pourray je cacheray à chacun le peu d’estat qu’elle fait de mes services, & que j’en aime mieux oüyr dire le mespris qu’elle en fait, que d’en estre tesmoin. Clindor repliqua tout ce qu’il pût pour luy faire prendre une resolution, mais il demeura ferme en celle-cy, & d’autant plus qu’ayant fait signe à Ligonias, Peledonte, Argonide, & Lystandre de s’approcher, il leur fit entendre le subjet de la venuë de Clindor, & la responce qu’il faisoit à la Nymphe, que tous quatre approuverent & fortifierent avec tant de plaintes & d’offences imaginées, qu’en fin il fut contraint de s’en aller avec cette responce : A sçavoir que si la Nymphe le vouloit eslire pour cette solemnelle action en tiltre de souverain Magistrat, il s’y trouveroit avec une bonne trouppe de ses amis pour l’y servir : qu’autrement il aimoit mieux ouyr raconter ce qui s’y feroit que de le veoir avec tant de honte pour luy.


  Mais cependant la Nymphe, incontinent apres son disner conduisit le Prince Godomar dans la grande place où les theatres & les eschaffaux estoient dressez, & là en la presence du corps des Druydes, des Pontifes, Flamines, Augustales & autres : comme aussi de tous les Chevaliers, Directeurs, & Comtes de la ville, elle le declara souverain Dictateur en toutes ses Provinces, & pour ce subject luy remit le sceptre, les faisseaux & les masses. Et luy alors faisant le serment entre les mains de la Nymphe, & puis du grand Druyde & du grand Pontife, de bien & equitablement gouverner cet Estat, tant que sa charge dureroit, & de n’y espargner ny peine, ny vie, ny despence. Les trompettes & clairons donnerent signe de joye, & les voix & applaudissements de tous les assistans avec lesquels il fut accompagné jusques au Chasteau, & presque en mesme temps les gros flambeaux furent allumez à toutes les portes de la ville, & par tous les Carrefours qui estoient leur feux de joye, autour desquels le peuple alloit dansant & se resjouïssant aussi longuement qu’ils duroient.


  Clindor arriva lors que ces feux s’allumoient, & se douttant bien que c’estoit pour cette eslection, encore qu’il crûst que la Nymphe ne l’avoit pas fait sans bonne consideration puis qu’elle avoit mis sous les pieds celle de Polemas : si est-ce qu’il previt bien que cet esprit ambitieux ne la supporteroit pas sans un grand ressentiment. Lors qu’il fut devant Amasis, il voulut luy rendre conte de la charge qu’elle luy avoit donnée, mais elle ne le voulut ouyr qu’en la presence du Prince Godomar, de Damon, d’Alcidon, & d’Adamas, qui oyant la resolution de Polemas ne s’estonnerent point, ayant desja bien pensé qu’il chercheroit quelque semblable excuse pour ne venir pas, & seulement deffendirent à ce Chevalier de n’en point faire de bruit pour les raisons qu’il sçauroit bien-tost.


  Mais à peine toutes ces ceremonies furent-elles fines, que Meronthe le confident de Polemas, luy envoya son fils pour luy en donner advis, & ensemble de l’arrivée de la Royne Argire, quoy qu’il ne la sceust pas nommer : mais seulement il luy faisoit sçavoir avec quel train elle estoit entrée, & comme elle avoit esté logée dans le Chasteau. Toutes ces choses le troubloient grandement : car ignorant le subjet de la venuë du Prince Godomar, & des Chevaliers qui trouppe à trouppe l’avoient suivy, & puis celle de ce grand nombre de gens de la Royne Argire, (car au lieu de cent Solduriers qu’elle avoit conduits, l’on luy en disoit plus de trois cents) il demeuroit le le plus confus homme du monde, & n’eust esté qu’il esperoit tousjours en la soupplesse de l’esprit de Climanthe, il est certain qu’il eust hasté son dessein, & qu’il eust tasché de faire un effort contre la ville : mais l’asseurance que cet homme luy donnoit, dont l’effect estoit si proche, fut cause qu’il se resolut de ne rien precipiter, & laisser meurir le dessein, duquel il pretendoit recevoir tant d’advantage. Et d’autant plus que le lendemain estoit le jour qu’il avoit donné à Leonide pour sçavoir s’il iroit trouver Galathée, dequoy la Nymphe se ressouvenant fort bien, dés le soir mesme donna charge à elle, & à Sylvie d’aller apprendre sa resolution, à quoy elles ne faillirent point : & parce qu’elles estoient grandement desireuses de se trouver au solemnel sacrifice qui se devoit faire pour planter le cloud, (ceremonie qu’elles n’avoient jamais veu faire & qui leur donnoit d’autant plus de curiosité qu’elle estoit moins ordinaire), elles se leverent si matin qu’elles furent presque les premieres à l’ouverture des portes de la ville, & toutesfois elles trouverent que Climanthe les attendoit desja au bas des escaliers du Temple, où feignant de ne les avoir point apperceuës, il faisoit semblant d’adorer quelquesfois le Soleil-levant, d’autresfois le Ciel, & avec semblables feintes devotions essayoit de leur donner une grande opinion de sa saincteté : mais lors qu’il recognut qu’elles avoient pû veoir ses dissimulations, il se leva & s’en vint vers elles. Nymphes, leur dit-il, la divinité que je sers a eu aggreables les vœux de Galathée, & les sacrifices que j’ay faits pour elle, il m’a permis d’aller chez elle luy rendre l’Oracle qu’elle desire, qui est bien l’une des plus grandes graces que j’aye veu faire à une personne mortelle. Vous l’asseurerez donc que dans trois jours je me trouveray environ ces heures à la porte du jardin, qui est soubs le Chasteau, ne desirant pas qu’on me voye dans les villes & dans les lieux frequentez pour n’estre conforme à la vie solitaire que je faits, & je luy donne ces trois jours, afin qu’elle ait le loisir de se resoudre à bien observer le commandement de l’Oracle : car autrement cette grande Deïté de laquelle je seray le messager & le truchement s’irriteroit plus que je ne sçaurois dire contre elle, pour le mespris qu’en cela elle feroit de ses commandements. Sages Nymphes, comme celles qui l’aimez, je vous conjure de l’en advertir de ma part, & si de fortune ce n’estoit pas son in- tention : donnez-m’en advis afin que par mon voyage vers elle je n’aggrave d’avantage sa faute. Non, non, respondit Leonide, ne retardez point la faveur que le Dieu luy veut faire, car je vous puis asseurer qu’elle est plus que resoluë à ny manquer en chose quelconque : & s’il y a rien qui en cecy luy puisse fascher, c’est seulement le delay de trois jours que vous y mettez, & qui luy sembleront bien longs. Ce delay, respondit-il, ne vient pas de moy, mais de la Deïté que je sers, & je le prends à bonne augure, car le nombre ternaire plaist aux Dieux, & puis, pour vous dire le vray, ces trois jours sont de ceux ausquels cette Deïté est muette, de sorte que quand je voudrois moy-mesme parler comme j’ay accoustumé à elle, elle ne me respondroit point : Et c’est bien pour cela que je ne vous ay point introduites dans son sainct Temple, sçachant que ny sacrifices, ny prieres en ces trois jours ne luy sont point agreables, & vous verrez que si je me presente pour entrer comme de coustume il me fermera les portes. Mais ne manquez de vous trouver toutes deux à celle du jardin, au jour que je vous ay dit pour m’introduire vers elle, & vous verrez le contentement que le Ciel luy prepare pour cette obeïssance.


  Et à ce mot joignant les mains il se hasta de monter les escaliers du Temple, car il jugeoit bien que les portes ne tarderoient pas de se clorre d’elles-mesmes, & il advint comme il avoit preveu, car à peine avoit-il mis le pied sur le dernier qu’elles se fermerent assez impetueusement. Leonide & Sylvie sçavoient assez que cet homme estoit un imposteur, mais elles ne laissoient d’en avoir frayeur, ayant opinion que ce qu’il faisoit sous le voile de la pieté & saincteté n’estoient que des œuvres de sortilege & de magie : ce qui leur donnoit encore plus de frayeur & de terreur. Et comme si le Ciel eust voulu prendre plaisir à les leur augmenter, il advint qu’estans assez proches des jardins de Marcilly, par lesquels l’on pouvoit entrer dans la basse Court du Chasteau sans passer par la ville ; tout à coup elles virent un homme, qui les ayant recognuës d’assez loin, s’en venoit courant vers elles, & en mesmes temps qu’il les eust attaintes se mit à genoux devant Sylvie & tascha de luy baiser la main. La Nymphe ne jetta pas plustost les yeux sur luy qu’elle se mit à crier. O Dieux ! c’est l’ame de Ligdamon ? Ligdamon, reprit Leonide, & le regardant elle s’escria plus effroyée que sa compagne. O Dieux, c’est bien elle, & à mesme temps se mit à fuyr vers la porte du jardin, qui de fortune elle trouva ouverte, & cette course avoit esté si grande & si violente qu’estant deux pas dedans, elle tomba de son long à moitié morte, Sylvie cependant se voyant seule & retenuë de cet homme qu’elle pensoit estre un phantosme, tomba esvanouïe d’extreme frayeur. Cet homme la voyant en cet estat presque plus mort, qu’elle ne paroissoit pas d’estre, se mit à genoux devant elle, & commença à l’appeller & tourmenter pour la faire revenir : mais de fortune que de là à quelque temps ouvrant les yeux, & le voyant encore elle fit un grand cry & retomba esvanouïe : il l’appella plusieurs fois, mais en vain, car sa pœur avoit esté si grande à cette seconde fois que veritablement elle estoit en danger de mourir : dequoy cet homme ayant peur il se releva pour demander du secours, ou pour trouver au moins de l’eau pour luy jetter dessus, & voyant une maison assez proche de là s’y en alla courant : mais le bon-heur de Sylvie voulut qu’il ne fut pas presque hors de là qu’elle revint, & ouvrant les yeux & n’appercevant plus cette ame qui luy avoit tant fait de frayeur se releva le plus promptement qu’elle pût, & à toute course s’alla jetter dans le jardin qu’elle veid ouvert : & lors qu’elle en voulut fermer la porte, elle apperceut que ce mesme homme couroit encores apres elle, toutesfois il estoit si loin qu’elle eut loisir de la pousser & se retirer dans le Chasteau où Leonide estoit desja arrivée avec tant d’apprehen- sion, qu’elle n’avoit encor pû former une parole : mais quand elle veid Sylvie. O ma sœur s’escria-t’elle, les Dieux soient loüez de ce qu’ils vous ont garantie des sortileges de ce meschant. Sylvie à moitié hors d’elle-mesme se jetta au col de sa compagne. Ah ma sœur, luy dit elle, vous m’avez bien laissé seule en ce grand danger ! toutes leurs compagnes qui les voyoient tant effroyées se mirent autour d’elles pour les r’asseurer, & sçavoir quelle estrange rencontre avoit esté la leur. Mais encores qu’elles fussent si esperduës qu’à peine sçavoient elles ce qu’elles faisoient, si est ce qu’elles n’en voulurent rien dire, ayant encore cette consideration que peut-estre cela pourroit nuire au service de la Nymphe.


  Galathée incontinent en fut advertie, & ayant opinion que Climanthe estoit assez meschant pour leur avoir rendu quelque desplaisir, s’en alla les trouver dans la chambre où elles estoient : A son abbord elles se releverent le mieux qu’elles pûrent, mais avec un visage si terny qu’il sembloit qu’elles sortissent du tombeau. Galathée sans vouloir leur rien demander devant leur compagnes les prist par les mains & s’asseant sur le lict, elle commanda aux autres de les laisser seules. Et lors, mes filles, leur dit-elle, je vous veoy bien effrayées, qui est cause de ce trouble ? Madame, respondit Leonide, la plus estrange rencontre que vous sçauriez imaginer : car figurez-vous que ce meschant homme vers qui vous nous avez envoyées, a comme je croy, tous les Demons des Enfers à son commandement. Nous avons parlé à luy, il nous a promis d’estre icy le troisiesme jour, & lors que nous pensions estre hors de ses mains, il nous a envoyé l’esprit de Ligdamon qui a pris ma compagne par la main, & qui nous a fait une si grande frayeur que si nous n’eussions par fortune trouvé la porte du jardin ouverte nous estions mortes : Quant à moy je m’en suis fuye, je ne sçay comme ma compagne a fait à se sauver. J’ay fait, reprit Sylvie, comme vous, mettant tout mon salut à la vitesse de mes jambes, & c’est le bon qu’il m’a poursuivie jusques au jardin, & croy qu’il fust venu jusques icy, si je n’eusse eu le courage de fermer la porte apres moy. La Nymphe alors, oyant dire que tout leur mal estoit en l’apprehension se mit à rire de la pœur qu’elles avoient euë, & les laissant reposer s’en alla trouver Amasis à qui elle fit le discours de ce qu’elle venoit d’apprendre, dont elle ne demeura pas peu estonnée : Et cependant qu’elles estoient bien avant en ce discours, l’on vint advertir la Nymphe que le sacrifice estoit prest, & que les clouds d’airin avoient desja esté rendus purs & nets par l’eau Lustrale, de sorte que le Prince Godomar, & tous les Chevaliers n’attendoient plus que la Royne Argire qui s’en vint, tenant par la main la Princesse Rosanire, si belle ce jour-là qu’elle ravissoit les yeux de tous ceux qui la regardoient. Son habit estoit modeste, & à cause de son affliction il l’estoit peut estre plustost trop, que trop peu, mais si proprement agence que l’envie mesme eust eu peine d’y trouver quelque chose à reprendre. Elle s’appuyoit sur le bras de Rosileon qui avoit bien le visage triste, & un peu hagard à cause de son mal : mais qui toutesfois donnoit bien cognoissance & par son marcher & par ses autres actions qu’il n’estoit pas nay de bas lieu. Peu de gens le cognoissoient car la Royne ne l’avoit pas desiré autrement, qui fut cause que par toute l’assemblée fort long temps l’on n’ouït que des personnes qui se demandoient les uns aux autres quels ils estoient, mais n’y ayant aucun qui pûst satisfaire à cette curiosité, elle se changea, à veoir ce qui adviendroit de cette ceremonie.


  Cependant toute cette trouppe descendit au petit pas jusques auprés du Temple où elle s’arresta pour voir passer la pompe du sacrifice, car encor que ce ne fust pas un des plus solemnels, si est-ce qu’il n’estoit pas aussi des moindres.


  Premierement marchoient dix joüeurs de trompes, qui sonnoient de temps en temps tous ensemble, apres lesquels venoient les Saliers couronnez de fleurs, qui avec de petites robbes violettes, & retroussées, & des morions de fer alloient dansans, & chantans devant & autour des victimes, & des hosties, portant aux mains des petites dagues, & des escus aux bras, qu’ils nommoient Anciles, frappant de ces armes, qu’ils disoient Celestes les unes contre les autres à certaine cadence. Apres ceux-cy, marchoient les porteurs de Disques, qui estoient de grands bassins, figurez à testes de Taureaux despouïllées de leur chair, & aiancées de festons de diverses fleurs. Ceux-cy estoient suivis de porteurs de Pateres, qui estoient de grands vases où le sang des victimes estoit receu, & des jeunes victimaires qui portoient sur leurs testes les pots avec des cercles, où se cuisoient les chairs qui n’estoient point consumées par le feu du sacrifice, ensemble avec les porteurs de grandes cueillers faites d’airain. Apres venoient plusieurs victimaires, dont les uns portoient les maillets, les autres les haches, desquelles les victimes estoient assommées : des autres les sceptres ou cousteaux pointus, dont elles estoient esgorgées. D’autres les Dolabres, grands cousteaux dont les victimes estoient des-membrées, & tous ces victimaires la moitié du corps nuë, ne portans qu’un habit fort court de la ceinture en bas, & faits presque tous de peaux des bestes sacrifiées, ayant toutesfois chacun un chappeau de fleurs à la teste, ainsi que tous les autres qui aidoient en quelque sorte que ce fust à faire le sacrifice.


  Apres estoient conduittes les victimes & hosties par quelques victimaires. C’estoient sept bœufs pour estre sacrifiez à Jupiter Capotas, & sept autres indomptez à Minerve Peone pour symbole de ce qu’elle n’avoit jamais esté soubsmise au joug du mariage. Ils avoient tous, les cornes dorées, & la teste parée avec des chappelets, ou gros grains ronds & dorez, enfilez en de longues chaisnes qui leur pendoient des deux costez assez bas. Ces victimes estoient suivies de quelques petits sacrificateurs, desquels l’un portoit le vase de l’eau lustrale, & qui suivoit un Flamine, qui avec un rameau alloit jettant l’eau d’un costé & d’autre sur les assistans, afin qu’ils fussent purs & nets pour assister au sacrifice : Un autre portoit le petit coffre nommé Acerra, où estoient mises les drogues aromatiques, comme l’Encens, la Mirrhe, & l’Alouez. Un autre avoit sur sa teste le Prefenicule, vase où estoit tenu le vin du sacrifice : Un autre entre ses mains le Simpulle, petit gobellet avec lequel la libation se faisoit : c’est à dire le vin estoit tasté par le sacrificateur, & des assistans avant que de l’offrir. Un autre portoit sur sa teste dans une corbeille la Mole Salée, où le Gasteau fait d’Orge, de sel & d’eau. Assez loin de ceux cy marchoient douze joüeurs de fleuttes faittes de buys, & quelques chanteurs qui racontoient dans leurs Hymnes les loüanges de Jupiter & de Minerve. Apres venoient les Triumvirs Epu- lons, qui estoient ceux qui souloient annoncer au peuple en quel temps il falloit faire les banquets aux Dieux. Ceux-cy estoient suivis des Flamines, le dernier desquels estoit le Diale Flamine de Jupiter avec son chappeau de Laine blanche, revestu d’une Aube de lin, si blanche & si nette qu’il n’y paroissoit aucune tache. Apres le College des Augures, tenant chacun en leurs mains le baston Augural.


  Le grand Pontife venoit le dernier de tous avec une gravité nompareille, revestu d’un linge de lin si blanc qu’il sembloit surpasser la blancheur ordinaire des autres. Cette chemise toute froncée à petit plis luy frappoit jusques sur la pointe des pieds. Il avoit sur sa teste une façon de chappeau, qui se pouvoit presque appeller un voile, parce qu’il sembloit luy voiler la teste avec une petite pointe en haut, de laquelle pendoient deux cordons qui le tenoient & luy tomboient sur la poitrine des deux costez. Il avoit en la main son Lituë, où baston Pastoral, & devant luy au, deux costez deux Flamines qui portoient chacun un grand cloud d’airin, qui avoient esté sacrez & purifiez.


  Toute cette pompe estant passée le Prince Godomar marcha tout seul, la couronne en la teste, & le sceptre en la main, ayant auprés de luy les faisseaux & les masses, & apres une grande foule de Chevaliers & de solduriers.


  Ils parvindrent en cet ordre au Temple, où la Royne Argire, la Nymphe & Rosanire & les autres Dames estoient desja avec Rosileon & Adraste, & chacun ayant pris sa place, les Proclameurs firent une publicque defense à tous Artisans & autres de ne faire aucune œuvre durant le Sacrifice, par ce qu’ils croyoient que si le Sacrificateur pendant le sacrifice voyoit faire quelque ouvrage, il estoit profané & le falloit recommencer : comme aussi de faire silence & ne faire aucune action induë sur peine de chastiement.


  Incontinent le Flamine Diale, qui ce jour estoit sacrificateur, faisant apporter de l’eau lustrale se lava les mains, & puis en jetta sur tous les assistans, afin que plus purs & plus nets ils assistassent au sacrifice, & s’approchant s’accusa d’estre homme, atteint de plusieurs fautes, en demanda pardon aux Dieux, & non seulement de ses erreurs : mais aussi de toutes celles des assistants, & lors prenant une torche faite de Tede qu’un Flamine luy presenta & qui avoit esté allumée à un feu pur & net, en fit emprendre le bois qui estoit arrangé soigneusement sur l’Autel paré de festons tout à l’entour, & faisant approcher les victimes, il commanda qu’elles fussent laissées en liberté : & puis prenant le coing de l’Autel, & se tournant du coste de l’Orient, il invoqua premierement Janus & Vesta, puis Jupiter tres-bon & tres-grand l’appelant pere, & apres luy tous les Dieux. Et en fin addressant sa parole à Jupiter & à Minerve il declara que c’estoit à eux particulierement ausquels estoit offert ce sacrifice. Ce fut alors, qu’un Flamine s’approchant de luy, alloit lisant les paroles qu’il avoit à dire de mot à mot, de peur que venant à manquer à quelqu’une le sacrifice ne fust failly. Et telles furent les paroles qu’il prononça.


  O Pere tres-bon & tres-grand, fils de Saturne & de Rhée, Jupiter, commencement & fin de tout, qui resplendis seul en toy-mesme, & comme separé de tout, vas marchant pardessus tout : Qui es assis entres les Egiptiens sur le Melilot, Esprit, Createur, Gardien & Recteur du monde, Destin dont l’ordre des causes depend : Nature qui produits tout : Providence qui pourvois à tout : univers qui es par tout : Eternel qui fus avant tout, & qui seras apres tout. Toy Joue qui pour profiter aux mortels conceus, en ton cerveau Minerve, & qui l’enfantas à l’ayde de Vulcan, lors que d’une hache il t’ouvrit la teste. Et toy, ô Tritonide Minerve apprenant aux mortels à bien consulter à justement juger, & à equitablement faire. Déesse d’eternelle virginité, salutaire à ceux desquels l’entendement est aliené. Recevez, ô grandes & puissantes Deïtez les vœux & les sacrifices qu’Amasis nostre grande Nymphe, vous offre pour son salut pour le bien de ses Estats, & pour le repos de ses peuples. Et parce qu’il n’y a rien que vous ayez plus agreable en l’Univers que l’homme, ny rien en l’homme que l’entendement. Accordez, ô Pere tout Grand & tout bon, Jupiter Capotas : Et vous Déesse de la prudence & de l’entendement Minerve Peone. Accordez, dis-je, la requeste que cette grande Nymphe vous fait, & tous ceux aussi qui assistent à cet humble devoir qui vous est rendu, que les clouds sacrez que le Prince Godomar nostre Protecteur, & en qualité de Souverain Magistrat va planter selon vos ordonnances, obtiennent pour Rosileon, & pour Adraste, la mesme grace qu’auprés de la ville Githée Orestes jadis obtint, lors qu’estant assis sur ta pierre, ô Jupiter, il guerit de son forcenement.


  Apres ces paroles dittes si haut, que la plus grande partie du peuple qui estoit à genoux les pouvoit entendre, la Mole-Salée luy fut presentée qu’il mit incontinent sur la teste des bestes, qui devoient estre sacrifiées, y adjoustant de l’Encens masle : & c’estoit ce qu’ils appelloient immolation-Apres il espandit du vin : mais avant cette effusion il en gousta un peu avec le vase, dit Simpule, & en presenta aux assistants qui en firent de mesme, & cette action s’appelloit Libation. Apres la victime ainsi mactée (c’est à dire augmentée) il luy arracha du poil d’entre les cornes & le jetta au feu, qui estoit le vray commencement du sacrifice. Apres il se tourna du costé de l’Orient, & ayant pris un cousteau il le passa dessus la victime, depuis la teste jusques à la queuë, & en fin apres avoir offert les bœufs à Jupiter Capotas, & les Taureaux à Minerve Peone, il commanda aux Victimaires de donner les coups de maillets, & aux autres de supposer les cousteaux, car ils n’eussent osé dire esgorger, ou tuer d’autant que ces termes de mauvais augure estoient evitez par eux en leurs sacrifices. Les Victimaires qui n’attendoient que ce commandement ne les receurent pas plustost, que les coups furent donnez, & presque en mesme temps les bestes estants bronchées le Secespite leur fut poussé dans la gorge, ce sont les termes qu’ils usoient, & incontinent les Pateres & les Disques en receurent soigneusement le sang, duquel le Sacrificateur en jetta dans le feu une partie avec du vin & de l’Encens masle, & du reste il en arrousa l’Autel, & en fit tomber quelque goutte sur les assistants.


  Ce fut une diligence extrême que celle avec laquelle ces victimes furent ouvertes, despouïllées & lavées, & en fin portées sur une table nommée Enclabris, & qui avoit donné nom à tous les vases qui servoient aux sacrifices que communément l’on nommoit Enclabres, prés de laquelle le Flamine Sacrificateur s’approcha, accompagné de deux Aruspices, auquel on presenta un cousteau d’airin fort long, & ayant le manche garny d’yvoire, & de clouds d’airain de Cypre, avec le pommeau d’argent. Ce fut avec ce cousteau qu’il se mit à remuer les entrailles pour les contempler, & veoir si la victime avoit esté bien immolée, mactée & sacrifiée, car bien souvent quand on y avoit commis quelque faute elles se trouvoient deffaillantes en quelqu’une des principales parties. Or cette fois ils trouverent le cœur, le poulmon & le foye, (qui estoient les trois intestins qu’ils contemploient) fort entiers, ayants toutesfois la couleur plus ternie qu’elle ne devoit pas estre : mais pour ne point troubler l’assemblée, ils n’en firent point de semblant, car cela signifioit dissentions, guerres, & outrages. Apres donc avoir bien visité les victimes, elles furent remises aux victimaires qui les demembrerent & separerent selon leur coustume, fort proprement & promptement : ce qui devoit estre bruslé & consumé sur l’Autel fut enveloppé de farine, mis dans une corbeille, & presenté au Flamine, & le reste fut divisé dans les pots & chaudieres pour estre cuit & estre mangé par les sacrificateurs & autres assistants. Le Flamine ayant la part des Dieux, l’offrit de nouveau à Jupiter Capotas, & à Minerve Peone, & ensemble à Janus & à Vesta : Car comme tous les Sacrifices se commençoient par ces deux, aussi devoient-ils estre achevez par eux. Et lors que piece à piece il eut jetté dans le feu allumé sur l’Autel, avec quelque peu de la Mole salée, & du vin, & quantité d’encens masle, les Aruspices se mirent à contempler l’effect du feu, & de quelle façon la victime estoit consommée : Ils veirent donc que le feu faisoit bien son effect, s’esprenant & bruslant comme il devoit, si bien qu’en fin tout demeura consumé : Mais ils recogneurent aussi que sur le commencement la couleur estoit telle, que celle d’un feu de soulfre, que la flâme n’alloit pas juste en piramide ondoyante ; mais se rouloit comme oppressée du vent, & revenoit quelquefois en soy-mesme : Que d’autrefois le brasier vomissoit comme des floccons de feu, qui se destachoient avec des petillements ex- traordinaires : Que la fumée aussi trop espaisse, lente, & obscure, s’enveloppoit en elle-mesme, par des divers destours, sans s’eslever, ny perdre dans le Ciel, comme elle devoit faire. Dequoy estonnez, ils visiterent le bois qui estoit au feu, de peur qu’il n’y en eust quelqu’un de ceux qui estoient defendus, comme Olivier, Laurier, escorce de Chesne, ou de quelqu’autre bois gras, creux, ou moeleux : mais ils le trouverent & bien sec, & bien choisy, qui leur donna encore plus de crainte & de frayeur, qui fut toutefois amoindrie, lors que sur la fin ils virent que le feu s’esclaircissant, & la fumée se purifiant, la victime demeura deuëment consumée, & avec une odeur telle qu’ils eussent pû desirer.


  Cependant qu’ils faisoient ces considerations, tout le peuple estoit en priere, & approchant diverses fois la main de la bouche, adoroient ces Dieux en la baisant. Les Saliens chantoient au son des fleut- tes de buïs des Hymnes à l’honneur de Jupiter & de Minerve, sans se donner repos que tout le Sacrifice ne fust achevé, & que le Flamine, par la derniere parole n’eust donné congé aux assistans, qui ne fut pas si tost prononcé, que le grand Pontife prenant les Clouds sacrez, les lustra de nouveau, les offrit à Jupiter & à Minerve, & tenant le coin de l’Autel, fit des prieres dessus, les accompagna de vœux publics, & en fin les presenta au Prince Godomar, qui les recevant avec honneur & devotion, fit ses vœux particuliers, & apres en toucha les temples de Rosileon & d’Adraste, ce qu’il n’eust pû faire facilement, sans la Princesse Rosanire, & la Bergere Doris : mais Rosileon respectoit de sorte ceste Princesse, Adraste ceste Bergere, qu’ils n’eurent jamais la hardiesse de desobeïr à leurs commandements. Et lors que le Prince Godomar sen alloit les planter, Palemon s’avança, prit le coin de l’Autel : Et moy, dit-il à haute voix, je vouë, & je jure, que s’il vous plaist, ô grands Dieux, nous accorder la grace que nous demandons, je ne refuseray, pour quelque consideration que se puisse estre, la premiere chose qui me sera demandée, si elle est en ma puissance. Celuy alors qui tenoit le controole des vœux, escrivit à l’heure mesme celuy de Palemon : & plusieurs prirent garde que Rosanire tourna les yeux sur Argire, comme la conviant d’en faire autant pour Rosileon. Dequoy la Reyne s’appercevant, elle se leva de son siege, & s’approchant de l’Autel. Et moy, dit-elle le plus haut qu’elle pût en prenant l’un des coins avec la main, qui suis Reyne, femme & mere de Roys, je vous promets, ô pere Jupiter, tout bon & tout grand, & à vous grande Minerve, fille du plus grand des Dieux, que si vous exaucez la supplication que je vous faits, j’employeray toutes les forces des Royaumes que vous avez sousmis sous moy, sous mon mary, & sous mon fils, pour la manutention de la Nymphe Amasis & de ses Estats, contre tous ceux qui la voudront oppresser. Le peuple faillit de faire des acclamations de joye oyant ce vœu, mais le respect du Sacrifice l’en empescha, bien estonné toutefois d’oüyr parler la Reyne Argire de ceste sorte, qu’il ne cognoissoit point pour estre telle qu’elle s’estoit declarée. Cependant le Prince Godomar tenant les Clouds en la main gauche, & le marteau en la droite, conduit par le grand Pontife, & le Flamine Diale, s’en alla vers la muraille du costé droict du Temple, & qui avoit son aspect tourné à l’endroict du Sacraire de Minerve, & là au lieu qui luy fut monstré, appellant à haute voix par trois fois Jupiter Cappotas, & Minerve Peone, il y planta les Clouds si avant qu’il n’en paroissoit que la teste. Mais, chose estrange, en mesme temps qu’il donna les premiers coups, il sembla que Rosileon & Adraste en eussent esté frappez : car ils tomberent en terre sans sentiment, & y demeurerent jusques à ce que le Prince Godomar fut revenu vers eux, & que le Flamine leur eut jetté dessus de l’eau lustrale : Mais alors reprenant le sentiment, ils revindrent comme d’un profond sommeil. Rosileon ouvrant les yeux, & se voyant tout autour ces Flamines, avec une si grande quantité de personnes, eut opinion au commencement de songer : car il avoit perdu la memoire de tout ce qu’il avoit faict ou dit depuis sa maladie. Mais Verance, qui ne l’avoit jamais abandonné, luy prenant une main, pour l’ayder à se lever, luy dit : Seigneur, ne voyez-vous point la Princesse Rosanire, qui vient vous trouver ? Si vous ne vous hastez elle vous trouvera par terre. Rosanire, respondit-il tout surpris, & comment a-t’elle pris la peine de venir vers moy ? Elle ne devoit seulement que me faire commander ce qu’il luy plaist ? A ce mot se levant, il la veid tout aupres de luy, qui s’en venoit le trouver avec la Reyne Argire. Et d’autant qu’il ne cognoissoit point la Reyne, il alla saluër Rosanire, comme s’il y eust eu long-temps qu’il ne l’eust veuë. Mais Rosanire le prenant par la main : Rosileon, luy dit-elle, saluez ceste grande Reyne, à laquelle vous avez toute l’obligation qu’un Chevalier peut avoir. Il mit un genoüil en terre, & luy voulut baiser la main : Mais la Reyne ne le voulut permettre, au contraire l’embrassant avec les larmes aux yeux : Rosileon, luy dit-elle, allons loüer Dieu, & le remercier de la grace qu’il vous a faite de rompre l’enchantement où vous avez esté detenu. Enchantement, reprit-il tout estonné, & quel estoit-il ? Vous le sçaurez à loisir, respondit-elle, cependant faisons des actions de graces, ausquelles & vous & moy sommes obligez. Et le prenant par la main, elle le conduisit devant l’Autel, & incontinent apres elle le fit mettre dans un chariot, & sans autre compagnie que d’elle & de Rosanire, elle s’en alla au Chasteau, l’ayant ainsi re- solu avec la Nymphe & le Prince Godomar, de peur que si Rosileon eust demeuré davantage parmy toute la troupe, il n’eust pris quelque opinion de son mal, qui, peut-estre, luy eust pû nuire, y ayant si peu de temps qu’il estoit guery. Et il fut fort à propos qu’Argire luy dist que c’estoit un enchantement : car l’opinion d’avoir esté fol, eust, peut-estre, esté cause de luy troubler le jugement de nouveau. Cependant Adraste estoit tellement estonné de se veoir tout à l’entour une si grande quantité de peuple, & plus encore toutes ces Nymphes, & tous ces Chevaliers, qui le venoient regarder sans dire mot, qu’il ne sçavoit ce qu’il avoit à faire. Apres tournant les yeux sur ses habits & se voyant si mal vestu, encore qu’il ne se souvint de ce qui s’estoit passé, si en entra-t’il en quelque doute. Et parce que Palemon luy tendit la main : Amy, luy dit-il, qu’est-cecy, & où suis-je ? Adraste, luy respondit-il en la relevant, remercie les Dieux de la grace qu’ils t’ont faicte en te faisant homme une seconde fois. Le pauvre Berger alors joignant les mains, & se tournant du costé de l’Autel se mit à genoux, & fit ce que Palemon luy avoit dit. De sorte que les assistans cognoissans que les Dieux avoient eu leurs sacrifices & leurs vœux agreables, esleverent des voix d’allegresse, & se mirent à chanter des Hymnes en action de graces, en la loüange de Jupiter & de Minerve. Cependant que Palemon le tirant sous l’un des portiques du Temple, le revestit des habits qu’il luy avoit preparez.


  D’autre costé le grand Pontife, accompagné des Aruspices, qui avoient visité les victimes, & consideré le feu du Sacrifice, advertit secrettement la Nymphe, que selon ce qu’ils avoient recogneu par les entrailles, & par le bruslement du Sacrifice, l’Estat estoit menacé de grands troubles, & de grandes rebellions, desquelles toutefois l’issuë sembloit estre assez heureuse : mais qu’il falloit que sa pru- dence y pourveut, & bien promptement. La Nymphe joignant les mains, pliant les espaules, & haussant les yeux : Les Dieux respondit-elle, tous bons, & tous sages, ne nous imposeront point un faiz plus pesant que nos forces puissent porter : Priez-les qu’ils pardonnent nos fautes, & qu’ils ne nous donnent pas tout le chastiment qu’elles meritent. A ce mot elle prit le chemin du Chasteau avec le Prince Godomar, & tous ces estrangers, qui ne pouvoient assez admirer la sagesse de la Nymphe, & la prudence avec laquelle elle donnoit ordre à toutes choses.


  Mais cependant Polemas qui estoit tousjours aux escoutes, fut adverty de tout ce qui c’estoit passé en ceste ceremonie, tant de l’eslection du Prince Godomar, que du sacrifice & de la guerison des deux malades, & mesme des paroles de la Reyne Argire, lors qu’elle se declara Reyne Argire, lors qu’elle se declara Reyne, & qu’elle fit vœu de s’interresser dans la protection de la Nymphe. Il sceut aussi qu’une Dame nommée Dorinde s’estoit refugiée à Marcilly : Mais encore qu’il eust bien esté adverty du combat qui s’estoit fait pour elle le long des rivages de Lignon, si est-ce qu’il n’en sçavoit point encore le sujet : Et lors qu’il estoit le plus avant en ceste pensée, l’on l’advertit que quelques Chevaliers estrangers desiroient de parler à luy, & qu’ils venoient, à ce qu’ils disoient, de la part du Roy Gondebaut. Polemas alors revenant de ceste profonde pensée, apres s’estre fait redire de la part de qui ils venoient, commanda qu’on les fist entrer. Et apres les avoir receus avec un honneur tres-grand, pour le respect qu’il vouloit rendre au Roy des Bourguignons, le principal parla de ceste sorte : Seigneur, le Roy mon maistre qui vous ayme & vous cherit, autant que voisin qu’il ait, m’envoye vers vous, pour vous faire entendre qu’il a une tres-grande occasion de se plaindre de la Nymphe Amasis, qui a eu si peu d’esgard à son amitié, qu’elle n’a point faict de difficulté de retirer dans ses Estats ceux qui ont traistreusement assassiné Clorange, l’un des chefs de sa garde, pour ravir de ses mains une fille, qui s’estoit sauvée de la maison de la Princesse Clotilde, apres y avoir commis tant de meschants actes & si honteux, qu’il me defend mesme de les redire, pour ne publier la honte de la maison de la Princesse sa niepce. Et quoy que le Prince Godomar, qu’il desadvouë pour son fils, soit le chef de ceux desquels il se plaint, il luy semble toutefois que la Nymphe Amasis ne devoit pas le recevoir à la volée, & sans sçavoir du Roy s’il l’avoit agreable. Il m’envoye donc vers vous pour vous faire ses plaintes, & ensemble m’a commandé de vous dire, qu’il a toutefois tousjours faict profession de vivre avec ses amis, en sorte que les offences non premeditées, ne peuveut le separer d’amitié d’avec eux : Et que pour ce sujet, si vous le trouvez à propos, j’allasse à Marcilly, declarer à la Nymphe combien il est offencé, en l’asseurance qu’elle a donnée au Prince Godomar dans ses Estats, & la sommer de le luy rendre, & Dorinde aussi, ou bien de luy declarer la guerre. Et pour vous monstrer, Seigneur, que je dis vray, voila la lettre, continua-t’il en la luy presentant, qu’il vous en escrit. Polemas alors la receut, & la baisant avec un respect incroyable, luy respondit : Seigneur Chevalier, je suis marry que la Nymphe donne à ce grand Roy sujet de mescontentement : si elle se conduisoit par mon advis, elle en useroit tout autrement : Mais ses nouveaux Conseillers tiennement des maximes si contraires aux miennes, que veritablement je ne les entends point, & Dieu vueille qu’elle ne s’en repente trop tard. Et lors ouvrant la lettre, il leut qu’elle n’estoit que de creance. Et cela fut cause que s’approchant encore plus pres du Chevalier : Le Roy, dit-il, me mande que j’adjouste foy à tout ce que vous me direz de sa part, voyez en quoy je le puis servir, & me le dites : car il n’y a Prince que je tienne pour mon maistre que celuy- là. L’estranger alors l’ayant remercie de ces favorables declarations : Seigneur, luy dit-il, pourray-je point parler à vous avec moins de tes moins ? Polemas alors le prenant par la main, le conduisit dans un cabinet, où les portes estoient bien fermées : Icy, luy dit-il, toutes nouvelles demeurent prisonnieres, & n’en sortent jamais que par le commandement de ceux qui les y ont renfermées. L’estranger alors prenant la parole, luy dit : L’affection du Roy envers Dorinde, (la racontant toutefois le plus à la descharge de son maistre qu’il luy estoit possible) l’amour du Prince Sigismond, & de ceste fille, la juste colere du Roy, lors qu’il sceut que le Prince avoit volonté de l’espouser, & le dessein qu’il avoit faict de la faire marier avec Periandre, ou Merindor, afin d’en distraire le Prince, sa fuitte de la Cour, la detention de Sigismond, le commandement que le Roy avoit donné à Clorange de la suivre, & la luy ramener, la sortie du Prin- ce Godomar de la ville de Lyon avec plusieurs Chevaliers, la mort d’Ardilan, que le Prince Godomar avoit tué à la porte de la ville : Et bref comme il avoit tué Clorange, & presque tous ceux qui estoient avec luy, en luy enlevant Dorinde, qu’il avoit trouvée revestuë en Bergere, le long des rives de Lignon. Or, Seigneur, continua-t’il, le Roy a esté adverty que ceste Dorinde, & le Prince Godomar, sont refugiez dans la ville de Marcilly, & que la Nymphe leur a promis toute assistance. Comment toute assistance ? interrompit Polemas : mais a-t’elle remis toute auctorité au Prince Godomar dans tous ses Estats ? Et bien, reprit l’estranger, ceste façon de traitter a tellement desobligé le Roy, qu’il est resolu de venir luy-mesme le prendre dans Marcilly, quand il seroit caché sous l’Autel des Dieux. Mais afin que vous cognoissiez combien vous estes obligé d’aymer le Roy, il vous faut sçavoir qu’à ce coup c’est le temps de faire esclorre le genereux dessein que vostre merite vous a faict faire : car Clidamant est mort. Comment ! s’escria Polemas, Clidamant est mort ? Et quoy, adjousta froidement l’estranger, vous n’en sçavez rien ? Il y a long-temps que le Roy vous en a donné advis : mais je m’asseure que la lettre a esté perduë en la mort de Clorange. Sçachez qu’il n’est pas seulement mort, mais que Lindamor est tellement blessé, qu’on luy espere fort peu de vie, & presque tous ceux qui estoient sous sa conduitte ont esté deffaicts. O Dieux ! dit Polemas plein de joye & de contentement, que d’ennemis vous a-t’il pleu de m’oster de dessus les espaules. Or escoutez, reprit l’estranger, un tesmoignage de l’amitié que le Roy vous porte, sous le pretexte d’avoir le Prince Godomar & Dorinde, il fera une grande armée, attaquera la Nymphe, & luy mesme en personne viendra assieger Marcilly, & vous mettra dedans avec l’auctorité souveraine : se contentant que quand vous serez Comte des Segusiens, vous releviez seulement de luy, comme les Ducs & les Comtes des Bourguignons : luy semblant que vostre merite, & l’amitié qu’il vous a tousjours portée, requierent pour vous ceste assistance en ceste occasion. Les remerciemens de Polemas furent grands, ses promesses & ses protestations encore plus grandes : mais plus que tout, sa joye fut extrême : Car Clidamant, pour l’auctorité, luy estoit une bride bien forte : Lindamor, pour l’affection de la Nymphe Galathée, un grand empeschement : & tous ces Chevaliers qu’il croyoit estre perdus, une grande asseurance en son dessein. Il pria donc l’estranger de trouver bon qu’il fist entendre ces nouvelles à quatre de ses amis, ausquels il ne celoit aucune de ses affaires, & les ayant fait appeller, (c’estoient Ligonias, Peledonte, Argonide, & Lystandre) il leur raconta ceste nouvelle, & tout ce que le Roy des Bourguignons luy mandoit, dont ils firent tant de demonstrations de joye & d’allegresse, qu’ils sembloient estre hors d’eux-mesmes. En fin ils prirent resolution que ce Chevalier iroit vers la Nymphe, luy demander le Prince Godomar & Dorinde, & qu’en cas qu’elle ne les luy voulust remettre, comme ils estoient tres-asseurez qu’elle ne feroit pas, il estoit bien à propos qu’il luy declarast la guerre de la part du Roy des Bourguignons. Et de peur qu’il ne luy fust fait aucun deplaisir, allant, ou revenant, Polemas le feroit accompagner de six compagnies de gens de Cheval, & avec ceste resolution ils se separerent.


  Le soir Climanthe vint trouver Polemas, pour luy raconter ce qu’il avoit dit à Leonide & à Silvie. Mais Polemas à peine pouvoit avoir la patience de luy laisser finir son discours, qu’il luy jetta les bras au col. O mon cher amy, luy dit-il, il y a bien d’autres nouvelles, Clidamant & Linda- mor sont morts, & presque tous ceux qui sont allez avec eux : Et le Roy des Bourguignons me mande qu’il viendra luy-mesme me faire Comte des Segusiens, se contentant que je le recognoisse comme les Ducs & Comtes des Bourguignons. La mort de Clidamant, respondit-il froidement, & celle de Lindamor, viennent fort à propos pour nostre dessein : Mais voulez-vous que je vous die mon opinion, la venuë du Roy des Bourguignons en ce pays, ne me plaist pas : L’Ambition est un monstre si gourmant, qu’il engloutit, sans se saouler, tout ce que ses yeux voyent, & les nouveaux objets esmeuvent tousjours son appetit. Il n’y a point en toutes les Gaules une plus agreable Province, Galathée est fort belle, Gondebaut d’amoureuse complexion, & à marier : De plus, il a deux fils qui n’ont point de femme. Voyez-vous, Seigneur, ces entreveuës sont chatoüilleuses : Quant à moy, je suis d’opinion qu’il ne vienne point ; mais oüy bien qu’il vous ayde de ses forces. Ne voyez-vous pas que desja qu’il est encore à Lyon, il veut que vous le recognoissiez : & que pensez-vous quand il sera à Marcilly, vainqueur & triomphant, qu’il vueille de vous ? Le gain de la partie est nostre, puis que Clidamant & Lindamor sont morts : Et pourquoy le voudrions-nous partager avec un autre ? Ceste entreprise se fera bien sans luy. Qui vous peut resister ? Croyez-moy encore un coup, ne permettez point qu’il vienne, si vous ne voulez avoir à combattre un plus fort ennemy que ceux que vous venez de perdre. Telle fut l’opinion du rusé Climanthe, à laquelle les quatre confidents s’accorderent, lors qu’ils furent appellez au conseil secret, & furent d’advis de cacher sur tout ceste meffiance, & de trouver quelque excuse, tant sous pretexte de la grandeur du Roy, qu’il n’estoit pas honorable de faire employer sa personne pour si peu de chose, que pour la seureté de sa Cou- ronne, estant à craindre que les amis des Princes ses enfans en son absence, ne fissent quelque mouvement dans l’Estat.


  Apres s’estre resolu sur ce poinct, ils mirent en avant si incontinent apres, que ce Chevalier auroit declaré la guerre au nom du Roy son maistre, il estoit à propos de courre aux armes, sans y mettre plus de delay. Climanthe fut d’advis qu’on luy donneroit loisir le jour d’apres d’aller parler à la Nymphe Galathée : Car, disoit-il, si avec la douceur nous pouvons la gaigner, pourquoy voudrions nous par la guerre ruïner le pays qui doit estre à nous ? Bien suis-je d’advis que tout soit prest, & que deux jours apres, si nous n’en voyons aucun effect, l’on puisse forcer ces foibles murailles : ce que je pense que nous ferons au premier effort ne croyant pas qu’il y ait des gens assez pour les border seulement : Outre que ceux qui sont à nous, nous promettent de nous y tenir une porte ouverte. Polemas resista avec assez d’o- piniastreté à son voyage vers Galathée, luy semblant qu’il y avoit trop de danger pour Climanthe : Car, disoit-il, asseurez-vous qu’Adamas a eu la lettre que le Roy Gondebaut m’escrivoit, & qui s’est perduë quand Clorange a esté tué par Godomar. Et d’effect, vous voyez la garde plus exacte que de coustume, que l’on faict dans la ville. J’ay peur que de mesme ils n’ayent apris, ou recogneu en quelque sorte nostre dessein : & si cela estoit, vous courriez fortune d’y estre mal traitté, dont je recevrois autant de deplaisir que si je perdois la vie. Mais Climanthe qui s’estimoit si fin qu’il ne pensoit pas que personne du monde pûst recognoistre ses finesses. Non, non, Seigneur, luy respondit-il, reposez-vous-en sur moy, & soyez certain que la Finesse mesme eust esté trompée par mes artifices. Ces Nymphes ne sont pas pour me pouvoir descouvrir : & si vous les aviez oüyes & veuës, vous jugeriez bien qu’il n’y a point lieu de crainte. Et quant aux lettres, je croy bien qu’ils les peuvent avoir veuës : Mais tant s’en faut que cela nous nuise. Que si elles ne sçavent la mort de Clidamant & de Lindamor, je suis d’advis de la leur faire sçavoir, parce que cela aydera à les resoudre à ce que nous desirons, se voyans desnuées d’un tel support. Que si elles eussent eu volonté de me faire du mal, qui les pouvoit empescher, depuis le temps que Clorange est mort ?


  Avec ces raisons, & quelques autres, ils resolurent de l’y laisser aller, & deux jours apres faire tout l’effort qui leur seroit possible. Et pour ce sujet Polemas recommanda à ces quatre confidents de tenir toutes choses prestes, tant les gens de trait, que ceux de cheval, & principalement les machines qui estoient necessaires à faire un effort : Car c’estoit par là qu’ils vouloient commencer, & dés lors donnerent advis à Meronthe, qui estoit dans la ville de Marcilly, qu’en mesme temps qu’ils feroient la couronne avec leur armée autour de la ville, il donnast à la porte de Montbrison par le dedans, pour la leur ouvrir : ce qu’il pourroit faire aysément avec ses amis, parce que ceux de la ville seroient assez empeschez à soustenir l’effort general qui se feroit de tous costez à leurs murailles.


  Leur conseil s’alloit separer, leur semblant d’avoir donné ordre à tout ce qui estoit necessaire, lors que Climanthe les retenant : Et que diriez-vous de moy, leur dit-il, si sans donner un coup d’espée, je vous rendois maistres de ce que vous desirez ? Que vous estes Climanthe, respondit Polemas, c’est à dire, le plus sage, & le plus advisé homme qui vive. Or, adjousta le trompeur, & luy frappant dans la main, asseurez-vous que dans trois jours je vous rends possesseur de ce que vous souhaittez : C’est aujourd’huy, conti- nua-t’il en contant sur ses doigts, que ce Chevalier du Roy Gondebaut parle à la Nymphe Amasis, demain j’ray faire mon personnage, & le lendemain Galathée est à vous infalliblement ; & voicy de quelle sorte je l’entends : Je vous ay desja dit qu’elle meurt d’envie de parler à moy, afin, dit-elle, de se conformer à la volonté du Dieu qui parle par ma bouche. Je sçay que tout ce que je luy diray elle l’observera le plus exactement qu’il luy sera possible ; car je la menaceray de la faute qu’elle a faite au premier advertissement que je luy ay donné, si bien qu’à ce coup elle tremblera de peur, pour les grands chastiments qui luy sont preparez, & je gageray ma vie que quand il y iroit de la sienne, elle ne me desobeïra point. Et mon intention est de luy dire que sur les six heures du mesme matin, elle ne faille point de se trouver au Carrefour des Termes, qui n’est à guieres plus de mille pas de la porte du jardin, & que celuy que les Dieux luy ordonnent d’espouser, sera le premier qui vestu en Chasseur passera aupres d’elle. Or sans doute elle y viendra, sans autre compagnie que celle de Leonide & de Silvie : Et qui vous empeschera, faisant semblant d’aller à la chasse, de faire ceste belle prise ? Que si Galathée est entre vos mains, n’est-il pas vray que le lendemain vous la pouvez espouser, que vostre dessein est accomply, & que la guerre est finie dans trois jours. J’advouë, respondit Polemas, que si vous pouvez faire ce que vous dites, l’œuvre est accomplie : Car estant ma femme, comme je me resous de l’espouser à l’heure mesme, qui me peut disputer que je ne sois Seigneur de cet Estat ? Et je vous promets que si ce bon-heur m’advient, j’aboliray bien-tost apres ceste fole ordonnance, par laquelle les masles sont bannis de la puissance souveraine.


  Mais d’autre costé Leonide & Silvie estoient si effrayées, que la Nymphe Amasis fut d’opinion de leur envoyer des Myres, pour les veoir, & les remettre : Car à tous coups il leur sembloit de veoir l’ame de Ligdamon. Adamas mesme en estant adverty, les alla trouver, afin de les r’asseurer : mais elles estoient si espouvantées, que toutes les fois qu’on leur nommoit Ligdamon, elles tressailloient. Ce seroit bien, dit alors le Druyde, une plaisante rencontre, si le jour qu’Adraste est guery de sa follie, Leonide & fortune, lors que l’on ne parloit dans le Chasteau, que de ceste vision, & que plusieurs se rioient de la frayeur que les Nymphes en avoient euë, l’on entendit un grand bruict qui venoit de la basse cour, & veid-on incontinent fuyr chacun qui deçà, qui delà, ne disant autre chose, sinon : Voila Ligdamon, voila Ligdamon. Les Nymphes qui estoient autour de Leonide & de Silvie, & qui se mocquoient d’elles, oyans dire qu’il estoit là, s’escriant d’extrême frayeur, se mirent à fuyr, qui d’un costé, qui d’autre, & y en eut plusieurs qui se sauverent dans la chambre de Galathée, & d’Amasis mesme. Que si les femmes estoient effroyées, les hommes mesmes n’estoient pas sans peur, de sorte que les gardes de la porte du Chasteau qui cognoissoient Ligdamon, voyant qu’il se presentoit à la porte, & le pensant mort, l’abandonnerent, & s’enfuyrent. Adamas qui voyoit que chacun couroit, eut peur que ceste terreur pannique ne fust la couverture de quelque trahison. Et cela fut cause que le plustost qu’il pût il s’en alla par le plus court chemin droict à la porte, qu’il trouva abandonnée des gardes, dont il fut fort estonné : mais voyant quelques-uns des siens qui venoient de la ville, il leur fit signe de se haster, & de la fermer & la garder, jusques à ce que les solduriers fussent revenus. Et parce qu’il oüyt continuer les cris dans le Chasteau, il s’y en alla, pour sçavoir au vray ce que c’estoit. Cependant ce Ligdamon, qui avoit causé tant de frayeur & tant de confusion en ce lieu, trouvant la porte du Chasteau ouverte, y estoit entré, fort estonné de veoir que chacun le fuyoit avec des cris si plains d’espouvantement. Et d’autant qu’il sçavoit fort bien tous les endroits du Chasteau, comme y ayant esté nourry dés son enfance, il s’en alla droit à la chambre de la Nymphe Amasis : Mais les Huissiers qui avoient eu commandement de tenir les portes fermées, ne s’estoient pas contentez de la clef, ny des verroux ; mais y avoient adjousté les chaires & les tables, si bien que quand Ligdamon y arriva, il les trouva closes, & par respect n’y osant heurter, attendoit que quelqu’un en sortist. La Nymphe Amasis, Galathée, & les autres, qui furent adverties qu’il estoit à la porte de l’antichambre, trembloient toutes de peur, & les plus hardies venoient le regarder par la serrure, & aussi-tost qu’elles le voyoient, elles se mettoient à crier en s’enfuyant, que c’estoit bien luy.


  Ce bruict continua si longuement, sans que personne eust la hardiesse de sortir, qu’Egide, ce valet qui l’avoit servy si long-temps, & que depuis Silvie avoit retenu aupres d’elle, passant par la chambre de sa maistresse, vint dans l’anti-chambre de la Nymphe, & jettant, comme les autres la veuë par la serrure, se mit à la considerer : O Dieux ! dit-il, c’est mon maistre. Et sortant incontinent par une autre porte, (car l’on ne luy voulut jamais ouvrir celle-là) il s’en courut le trouver. Quelques unes de ces filles espouvantées, l’en voulurent empescher, luy disant que son maistre estoit mort. Je le sçay, dit-il, qu’il est mort, mais j’ayme & j’honore de telle sorte tout ce qui est de luy, que soit son ame, soit son corps, tout m’en est agreable : Et je ne puis penser que rien qui soit de luy me vueille jamais faire mal. Avec ceste resolution, ce fidele serviteur s’en courut vers luy, luy embrasser les jambes, & ne se pouvoit saouler de luy baiser les mains, avec une si grande abondance de larmes, qu’à peine pouvoit-il prononcer ce mot, Ah mon maistre ! Ligdamon d’autre costé l’embrassant avec un contentement extrême, ne pouvoit luy faire assez de carresses. Et lors qu’ils se peurent parler : Mais Egide, luy dit-il, & que veut dire que chacun me fuit ? Seigneur, luy respondit-il, & qui ne seroit effrayé de vous veoir tant innopinément, vostre mort ayant esté publiée par moy, qui vous ay veu mourir ! Et toy, dit-il, comment ne m’as-tu fuy comme les autres ? Moy, Seigneur, luy respondit-il, & pourquoy vous fuyrois-je, que je vous ay bien voulu suivre dans la sepulture, & que sans doute je l’eusse faict, n’eust esté pour ne desobeïr au commandement que vous me fistes en mourant. Et quoy, dit-il, tu as donné ma lettre à la belle Silvie ? Je la luy ay donnée, adjousta-t’il, & de plus luy ay dit de bouche tout ce que vous m’avez commandé, & fait entendre tout le discours de vostre mort. Cependant les Nymphes qui les regardoient par les trous de la porte, & qui les ouyrent discourir, commencerent à se r’assurer un peu. Et en mesme temps Adamas vint à la porte de ceste antichambre, où trouvant Ligdamon il demeura un peu surpris, toutefois comme personne qui avoit du jugement, & de la resolution. Ligdamon, luy dit-il se reculant deux ou trois pas, car il s’approchoit de luy, de la part de Tautates, je te commande, que si tu n’es qu’un fantosme, tu ayes à laisser ces lieux en paix, & que tu t’en retournes dans l’eternel repos : Seigneur, respondit Ligdamon en sousriant, je serois bien ayse d’estre un fantosme, pour trouver ce repos que jusques icy je n’ay pû rencontrer : mais sçachez que je suis ce mesme Ligdamon que vous avez veu autrefois & que ce grand Dieu a rappellé de la mort à la vie pour rendre tesmoignage, que comme les hommes viennent au monde sans le sçavoir : de mesme il ne luy plaist pas qu’ils en puissent sortir que par son vouloir. Et à ce mot Adamas le receut les bras ouverts avec un contentement extreme, car sa vertu le faisoit aimer de chacun.


  A ce grand bruit le Prince Godomar, Alcidon & plusieurs autres Chevaliers estoient accourus de tous costez & arrivoient à la porte de la Nymphe pour sçavoir ce que ce pouvoit estre, car de fortune il n’y avoit dans sa chambre pas un de tous ses Chevaliers les ayant laissées pour se reposer de la peine qu’elles avoient euës durant le sacrifice, pendant lequel Ligdamon n’avoit pû entrer dans la ville, car les portes suivant la coustume estoient fermées, autrement sans doute, s’il eust esté veu, la frayeur que ceux qui le cognoissoient en eussent euë, eust interrompu le sacrifice, qui eust bien esté l’un des mauvais augures, qu’ils eussent pû avoir. La Nymphe en fin estant advertie que le Prince Godomar, Adamas, Alcidon & tant d’autres parloient à luy, prit courage, & commanda que les portes fussent ouvertes : mais difficilement eust-elle permis ny Galathée aussi, qu’il les eust approchées pour les saluër, si le Prince Godomar d’une main, & Adamas de l’autre ne le luy eussent presenté. Ligdamon se prosternant, est-il possible, Madame, dit-il, que hors d’icy je sois pris pour un autre, & qu’icy je sois mescogneu pour moy-mesme Amasis en le faisant relever, accusez-en, dit elle, la nouvelle de vostre mort, qu’une personne qui estoit à vous, nous avoit donnée pour toute asseurée car c’est la verité qu’en ce pays nous avons si peu accoustumé de veoir ressusciter les morts, que pas un de nous ne pensoit que Ligdamon eust eu ce privilege : mais louons Dieu que cet homme ait esté menteur, & si quelque mensonge a jamais esté agreable, nous advoüons que ça esté celuy de la nouvelle de vostre mort. Pleust à Dieu, respondit-il, Madame, que je me pusse acquitter d’une si grande obligation par la perte mesme de cette vie, qui ne m’a esté conservée que pour l’employer aussi à vostre service : & toutesfois je vous puis asseurer, qu’Egide ne fut point menteur quand il raconta ma mort à la belle Sylvie, & je veux croire que c’est a elle, parce que je le luy avois ainsi commandé, & je le tiens pour si fidelle que je sçay bien qu’il n’y aura point failly. Et toutesfois, luy dit la Nymphe, vous estes Dieu mercy encore en vie, comment donc, est-il possible, que nous ayant asseuré de vostre mort, il ne soit point menteur ? Ligdamon, repliqua, si je n’avois peur de vous estre ennuyeux, je le vous ferois entendre, Madame. Et bien, reprit-elle, je vous laisse avec Galathée, Sylvie & ces autres Dames, elles ne sont pas si afferées que moy, vous pourrez le leur dire, & puis elles me le raconteront ce soir, & à ce mot la Nymphe, Godomar, Alcidon & Adamas s’en allerent trouver la Royne Argire, & cependant Ligdamon apres avoir esté receu & carressé de toutes ces Nymphes fut conduit par Galathée vers Damon qui commençoit à se lever, & à se promener dans la chambre, & qui desiroit passionnément de le veoir en ayant ouy bien briefvement l’histoire par quelques-unes des Nymphes : Et apres les premieres salutations Galathée le conjurant de vouloir dire pourquoy Egide avoit faussement raconté sa mort à Sylvie. Madame, respondit-il, il n’y a rien que je desire d’avantage que de vous obeïr : mais est-il possible que je puisse vous dire cette histoire avant que de veoir celle qui en est la cause ? Comment ! reprit Galathée, vous n’avez point encore veu Sylvie ? C’est la verité que vous avez raison & qu’elle a tort, & à ce mot elle commanda à Leonide de la faire venir. Je croy, respondit-elle, qu’il faudra autant de mistere à l’amener icy, qu’il en a fallu ce matin pour planter les clouds sacrez. O Dieux, s’escria Ligdamon, est-il possible que ny vif, ny mort, ny ressuscité je ne puisse amolir la dureté de son ame ? Galathée en sousriant, ne vous plaignez point, dit-elle, avant que vous l’ayez veuë. J’ay peur, Madame, reprit-il, que la veuë que j’en auray me refuse, non seulement la plainte, mais m’oste aussi la volonté de vivre d’avantage. Amour, adjousta la Nymphe, n’exempte gueres d’aimer la personne qui est bien aimée. O Madame, s’escria Ligdamon, que cette reigle est fausse pour Sylvie : car y a t’il jamais eu personne plus aimée qu’elle ? Il faut, dit la Nymphe continuer : Et mon affection, reprit-il, n’est ce pas plustost une eternité qu’une durée de quelque temps, puis qu’au berceau je l’ay aimée & dans la tombe. Cela ne suffit pas, repliqua la Nymphe, si elle ne le sçait. Et comment, Madame, respondit Ligdamon, le pourroit-elle ignorer, puis que ma vie & ma mort le luy disent. Asseurez-vous, reprit alors Galathée, que si vous l’aimez bien, & qu’elle le sçache infailliblement, elle payera le tribut qu’Amour retire de tous ceux qui sont bien aymez, pourveu toutesfois que vous ne vous lassiez point. A ce mot lors que Ligdamon vouloit respondre, Sylvie entra dans la chambre, conduitte par la main de Leonide, mais si belle que chacun recognut bien que le retour de ce Chevalier, ne luy estoit point ennuyeux, & toutesfois si modeste que sa beauté fut moins admirée, que la froideur de son visage, car il n’y avoit personne qui n’eust quelques-fois ouy dire à Sylvie qu’elle regrettoit infiniement sa perte, & ensemble avec ce discours ne l’eust ouy souspirer, & maintenant que contre toute esperance elle le voyoit revenu, il sembloit que ce luy fut presque une chose indifferente. D’abord qu’elle entra dans la chambre Ligdamon tourna les yeux sur Galathée, comme luy demandant congé de la saluër en sa presence. La Nymphe qui l’entendit bien luy fit signe de l’œil qu’elle le vouloit ainsi, de sorte qu’il courut incontinent vers elle, & mettant un genouïl en terre luy voulut baiser la main : mais elle se recula, luy mostrant de la teste, que c’estoit une incivilité de porter si peu de respect à la Nymphe : Mais Galathée reprenant la parole, non, non Sylvie, le retour de Ligdamon est tant extraordinaire, que la resjouissance que vous en devez toutes faire ne doit point avoir ces ordinaires considerations. Sylvie alors voyant que c’estoit la volonté de la Nymphe, permit à Ligdamon de luy baiser la main, mais non pas sans rougir, & se reculant parmy ses compagnes ne luy donna pas presque le loisir de l’asseurer de la continuation de son service, & parce qu’il la suivoit & montroit de vouloir encore parler à elle. Elle luy dit assez bas, si vous estes ce mesme Ligdamon que vous souliez estre, vous prendrez une autre commodité pour parler à moy, & vous userez en si bonne compagnie de la mesme discretion que vous souliez faire. Cet advertissement fut cause que Ligdamon, luy faisant une grande reverence s’en retourna vers Galathée, mais si transporté de contentement d’avoir devant ses yeux cette beauté qui luy estoit si chere, qu’à peine les pouvoit-il retirer, ce que considerant Damon : Je m’asseure, dit-il, se tournant vers Galathée, que ce sera une dure penitence à Ligdamon de satisfaire à vostre commandement, avant qu’il y ait un peu entretenu cette belle Nymphe, & je cognois bien à ses yeux qu’il en voudroit estre dispensé : Si est ce, respondit la Nymphe, que ma curiosité est bien grande. Madame, reprit Ligdamon, ce desir me commande trop absoluëment de n’y point manquer, seulement je vous supplie d’avoir aggreable que je vous raconte ce que vous vous voulez prendre la peine d’entendre, le plus briefvement qu’il me sera possible, & lors apres s’estre teu quelque temps, il reprit la parole de cette sorte.




SUITTE
De l’histoire de Ligdamon.




  Celuy, Madame, qui dit quelque chose qui n’est pas vraye ne peut pas estre dit menteur, s’il pense toutesfois dire vray : car j’ay tousjours ouy dire que pour encourir ce blasme il faut, non seulement dire le mensonge, mais sçavoir bien encore que l’on ment : Que si ces considerations sont necessaires, pour former le menteur, asseurément Egide en rapportant ma mort ne peut point estre dit tel, par ce qu’il croyoit aussi bien que moy que je fusse mort, & je dis aussi bien que moy : car veritablement c’estoit mon intention de mourir. Que si le Ciel ne l’a pas voulu je croy que ça esté pour faire veoir combien les Dieux veulent avoir absoluëment nostre vie en leur disposition.


  Sylvie cependant qui prenoit garde qu’à toutes les paroles de Ligda- mon presque chacun tournoit les yeux sur elle, ne le pouvant supporter se glissast parmy ses compagnes, & le mieux qu’elle pût la gaigna porte sans estre apperceuë de Galathée, ny de Ligdamon, qu’elle ne fust desja dans sa chambre, où fermant la porte apres elle, elle se resolut de ne se laisser voir que ce discours ne fust achevé, Ligdamon cependant continuoit ainsi.


  Puis qu’Egide a esté si soigneux observateur des commandements que je luy avois faits : Je m’asseure, Madame, qu’il vous aura raconté, comme estant prisonnier des Neustriens, je fus pris pour un Chevalier nommé Lydias, auquel il falloit que je fusse bien ressemblant, puis que sa mere mesme aussi bien que tout le reste de ses parents ne se pûrent jamais persuader que je fusse autre que luy. Ce Lydias avoit tué en camp clos un sien ennemy nommé Aronte, & pour cet homicide avoit esté condamné à perdre la vie, jugez en qu’elle asseurance je pouvois estre, puis que l’erreur où ils estoient tous fut telle que quelque deffence que je sceusse faire je fus condamné en ma propre personne pour la faute qu’un autre avoit commise : mais les Dieux addresserent si bien mes coups qu’estant mis dans la cage des Lyons, j’en tuay deux plustost par fortune que par addresse : Et en mesme temps celle pour laquelle Lydias avoit combattu contre Aronte, croyant comme les autres que je fusse veritablement celuy auquel mon visage ressembloit me vint demander pour son mary. Cette loy passée en coustume est presque observée par toutes les Gaules qu’une fille peut prendre pour son mary une personne condamnée. En vertu de cette loy, je luy fus accordé, & peu de jours apres conduit dans le Temple pour l’espouser. J’advouë, Madame, que ma prison, ma condamnation, mon combat contre les Lyons, bref toutes mes infortunes ne m’avoient point semblé insupportables, mais quand je me vis reduit dans le Temple, & qu’il n’y avoit plus de moyen de reculer cet infortuné mariage, je me resolus de ne plus vivre, non pas qu’Amerine (c’estoit ainsi que se nommoit celle que je devois avoir pour femme) ne fust tres-belle, tres-sage, & tres-bien apparentée : mais d’autant que je ne pouvois m’imaginer devoir manquer à la fidelité que j’avois jurée à la belle Sylvie, sans me juger en mesme temps digne de mort. Quelques jours auparavant j’avois donné ordre d’avoir du vin tellement mixtionné qu’il me pût faire mourir promptement, j’en bûs, & Amerine aussi quelque empeschement que j’essayasse d’y mettre, & la force de cette mixtion avec la ferme opinion que nous avions que c’estoit du poison fit un tel effect que peu de temps apres je tombay comme mort, & Amerine aussi.


  Je pense, Madame, qu’Egide vous peut avoir raconté ma fortune jusques à ce point : mais le reste infailliblement luy a esté incognu, parce qu’à l’heure mesme il partit pour satisfaire, disoit-il, à ce que je luy avois ordonné, & aussi pour n’avoir pas eu le courage de demeurer plus longuement en un lieu où il avoit fait une perte si sensible. Or il faut que vous sçachiez que cette Amerine & ce Lydias sont des meilleures maisons de toute la Neustrie, & grandement aymez & apparentez : si bien que le bruit incontinent en fut tres-grand dans Rothomaque, & qu’en peu d’heure le Temple fut remply de tant de peuple, qu’à peine s’y pouvoit-on remuer : car cet accident estoit raconté avec tant d’admiration que chacun avoit curiosité de nous venir veoir. Nous estions estendus sur le pavé l’un prés de l’autre, & l’on nous avoit jetté un linge sur le visage. Autour de nous chacun pleuroit, les uns d’affection, les autres de pitié, & plusieurs par compagnie. Je croy que l’on commençoit d’ouvrir les tombeaux des predecesseurs d’Amerine & de Lydias pour nous y mettre selon leurs coustumes, lors qu’un Mire se presenta, qui fendant à toute force la foule, s’addressa à un des assistants. Amy, luy dit-il fort haut, est-ce Lydias que je veoy sous ce linge : C’est luy mesme, respondit-il. Et quel accident adjousta le Mire, la fait mourir. Helas, luy repliqua-t’il, c’est un breuvage empoisonné, qu’il a pris volontairement, & cette belle fille aussi que vous voyez à son costé. Non, non, s’escria le Mire ils ne sont point morts, qu’on m’apporte de l’eau & du vinaigre, & avec l’ayde de Tautates, je les rendray bien-tost sains : plusieurs incontinent coururent aux remedes, si bien qu’en peu de temps diverses personnes en apporterent, & le Mire prenant du vinaigre nous en frotta les poulx, nous en mit dans le nez le plus avant qu’il pût, & puis nous jetta de l’eau fresche au visage : cette froideur nous esveilla & le vinaigre chassant la force du breuvage, nous revinsmes presque en mesme temps comme d’un profond sommeil, mais si estonnez que nous ne sçavions où nous estions, les flambeaux qui estoient allumez autour de nous car la nuit estoit survenuë, nous veoir dans ce Temple qui retentissoit de tout costé des voix & des cris d’admiration de nostre resveil, & la foule de tant de personnes qui se venoient resjouïr avec nous de nous voir hors de danger nous ravissoient de sorte que nous demeurasmes plus de demie heure qu’il sembloit que nous fussions hors de nous : En fin nous fusmes ramenez en nostre logis, où nous sceusmes de ce Mire que c’estoit luy à qui peu de jours auparavant j’avois demandé un breuvage pour faire mourir promptement : mais parce qu’il eust peur que j’en voulusse faire quelque meschanceté, & qu’apres il en fust repris, au lieu de poison il n’avoit donné que d’une violente endormie, afin de descouvrir mon dessein, & apres y pouvoir remedier, dont il fut loüé de tous ceux qui l’entendirent, & toutesfois quoy que le breuvage ne fut pas mortel, si est-ce que je m’en trouvay mal plusieurs jours, & plus que moy encore la sage Amerine, comme estant d’une plus debile complexion.


  Ce petit mal me rapporta un grand contentement, car il me donna le loisir de penser à ce que j’avois à faire. Les parents d’Amerine s’estimoient grandement offencez que j’eusse plustost choisy la mort que de vouloir vivre avec leur parente, leur semblant que ce mespris ne pouvoit proceder que de quelque mauvaise opinion que j’avois d’Amerine, si bien que s’addressant à elle, ils luy demanderent quelle occasion elle me pouvoit avoir donnée pour la haïr si fort. Que nos conditions estoient esgales : qu’elle m’avoit obligé de la vie, qu’autrefois je l’avois aimée avec tant de passion qu’ils ne pouvoient penser que le changement de ma volonté pûst proceder d’autre que de quelque deffaut, que j’eusse remarqué en elle, & que ce manquement ne pouvoit estre que de chose qui touchoit à l’honneur ? Que si cela estoit, & qu’ils vinssent à le recognoistre elle ne pouvoit moins esperer que le chastiement de la honte qu’elle auroit faite à une si honnorable famille. Ils adjousterent plusieurs autres semblables menaces ausquelles Amerine, respondit plus en pleurant qu’en parlant, s’excusant toutesfois le mieux qu’elle pouvoit du blasme que l’on luy imputoit, son innocence estant telle qu’elle s’asseuroit d’en estre deffenduë contre toute sorte d’imposture, si est-ce que le lendemain elle s’efforça de me venir trouver pour representer les reproches que ses parents luy faisoient, & de fortune, la pensée que j’avois ordinairement de Sylvie, & le regret de ne la veoir point me faisoient parler si haut qu’elle ouyt ma voix & pensant que je parlois à quelqu’un s’en vint au petit pas jusques à la porte de ma chambre qui se trouva entr’ouverte d’où elle pût ouyr telles paroles.




STANCES.




Il s’ennuye de ne veoir celle
qu’il aime.


I.


  Mais à quoy nous servent les yeux,
  En ces lieux,
Où le beau soleil que j’adore,
Caché d’une eternelle nuit,
  Ne reluit,
N’y ne daigne suivre l’Aurore.


II.


  Je hay l’Aurore & sa clarté,
  Despité,
Qu’elle soit du jour messagere,
Et que pour moy ce soit des nuits,
  Car je suis,
Tousjours privé de ma lumiere.


III.


  Loing des bras de son vieux Titon,
  Ce dit-on,
Elle s’enfuit d’un soin extreme,
Dy moy, belle Nymphe, pourquoy,
  Comme toy
Mon Soleil n’en fait-il de mesme ?


IV.


  En vain les Roses & les Lys
  Tu cueillis,
Dont tu vas peuplant tout le monde.
En sortant de ton beau sejour,
  Si mon jour,
Apres toy ne sort point de l’onde,


V.


  Je veux bue mes yeux desormais,
  Pour jamais,
D’y veoir plus perdent toute envie,
Que verroient-ils d’oresnavant,
  Ne pouvant,
Veoir le beau Soleil de Sylvie ?


VI.


  Soyez doncques pour mon repos,
  Tousjours clos,
Mon regret se rend plus extreme,
Quant quelqu’autre object prés de moy,
  J’apperçoy,
N’y voyant pas celle que j’aime.


  Amerine eut la patience de m’escouter sans presque oser respirer pour n’estre apperceuë, tant elle desiroit de sçavoir, le subject du changement, qu’elle pensoit estre en moy, & lors qu’elle m’ouït regretter l’absence d’une Dame, & nommer Sylvie, elle jugea incontinent que c’estoit une nouvelle affection qui avoit effacé celle que je soulois avoir pour elle, & ce changement l’offençant plus que toutes les reproches de ses parents, elle ouvrit la porte avec violence, & entra dans la chambre si troublée qu’à peine me pût-elle donner le bon-jour, & toutesfois la civilité le luy ayant fait faire plustost par coustume que de volonté, elle se reprit ainsi sans attendre que je luy eusse rendu son salut. Mais pourquoy, dit-elle, souhaitay-je le salut d’une personne qui est cause de tout mon mal, & qui le sera bien-tost de la fin de ma vie ? Cruel Lydias, Lydias, dis-je, si ce non mesme t’est encore demeuré que tu soulois avoir quand tu ne vivois, que pour m’aimer, cruel & inhumain, c’est ainsi qu’il faut que je te nomme, puis qu’au lieu de l’affection que tu me portois, il ne t’est resté que la cruauté & l’inhumanité, est-il possible que l’humeur volage qui te separe de moy, t’ait d’un mesme coup osté & le jugement & la raison ? Je ne te parle plus des recherches que tu m’as faites, je ne mets plus en conte les serments si souvent jurez, ny les obligations que tu me peux avoir, pour la vie que je t’ay sauvée, je sçay que cette nouvelle Amour de Sylvie t’aveugle de sorte que tu n’y tournes pas seulement les yeux. Mais dy moy incensé, & c’est veritablement le nom que tu merites le mieux, dy moy incensé, où as tu le jugement lors que tu ne veux m’espouser, puis que ce seul moyen te reste pour sauver ta vie, qu’autrement dans peu de jours il faudra que tu ailles laisser entre les ongles & les dents de ces farouches Lyons d’entre lesquels je t’ay desja une fois retiré : As-tu opinion que ta valeur les puisse tous faire mourir. O Lydias si tu sçavois le grand nombre qu’il y en a : & combien les autres que tu n’as pas encore veus, sont plus farouches & plus cruels, la pensée seule te feroit fremir. J’y en ay veu, je te le dis les larmes aux yeux. J’en ay veu, dis-je, de si grands & de si forts que quelques malheureux qui y furent jettez demeurerent en un instant demembrez de telle sorte que depuis le col l’on les voyoit seprarez en deux pieces comme si des haches les avoient couppez par le milieu. L’on voyoit encore le cœur & les poulmons qui panteloient, & les entrailles qui traisnoient par la place cependant que ces cruels animaux en beuvoient le sang, & l’alloient leschant sur le pavé. Quel horrible spectacle est celuy de Lydias, & quelle effroyable sepulture est celle qui t’est inevitable ? Penses-tu que la Fortune doive tousjours combattre pour toy, & te continuë de si particulieres faveurs ? Ah ! Lydias que tu es deceu, si tu le crois, souviens-toy qu’elle est femme, & que vous avez tous accoustumé de dire que l’inconstance est inseparable de nostre sexe : mais soit ainsi que pour estre Déesse elle ne soit point subjette à cette imperfection. Helas, ne sçais-tu pas Lydias, que comme Déesse elle est juste, & que si elle l’est infailliblement elle punira ton injustice. O Dieux, esloignez ce mal heur de mon cher Lydias, où pour le moins faittes-moy cette grace que mes yeux soient clos par une mort avancée afin qu’ils ne voyent point ce qui me seroit moins supportable que cent trespas. Et à ces mots elle s’aboucha sur moy, & fondant toute en larmes, elle s’efforça de dire encore ces paroles. Au moins, ô cruel, si tu ne me veux pour ta femme fay semblant de le vouloir, pour te sauver la vie, & apres tiens-moy pour telle que tu voudras. Aye pitié de ta vie, & de ton sang, & asseure-toy que ton proche mal-heur me touche plus que ton mespris, qui me sera tousjours plus supportable que ta mort. Elle proferoit ces paroles à mots interrompus, & presque estouffez dans ses larmes & dans ses sanglots, de sorte que je les entendois mieux par discretion que par ce qu’elle en disoit. En fin lors qu’elle se teut, je luy respondis. Belle, & trop abusée Amerine toutes les horreurs desquelles vous me parlez me sont plus agreables que de manquer à la foy que j’ay promise. Je ne veux point maintenant vous representer l’erreur en laquelle vous representer l’erreur en laquelle vous estes, car je veoy bien que ce seroit inutilement, & je vous en ay desja tant dit que si vous & les vostres ne l’avez voulu croire je ne dois plus esperer que des paroles vous puissent desabuser. Mais afin que vous ne viviez point avec opinion que ce soit ny mespris, ny changement de volonté, escouttez ce que je vous vay proposer, & si vous voulez y entendre asseurément vous sortirez d’erreur. La mort & l’horrible carnage que vous me representez me seront agreables si par eux je sorts des peines où je suis, & si je rends à Sylvie ma foy pure & sans tache, de sorte que cette crainte ne me fait point vous proposer ce que je vous vay dire, mais seulement la volonté que j’ay de vous veoir desabusée. Je vous ay dit que je ne suis point Lydias, & que tant s’en faut : je ne le cognus ny ne le vis jamais. Je vous ay asseuré que je me nommois Ligdamon, & que j’estois Segusien. Donnez-moy la main belle Amerine : resolvez-vous si vous m’aimez de vous en venir avec moy en ce pays-là. Le voyage n’est pas si long que dans quinze ou vingt jours nous n’y allions aysément. Je vous proteste & je vous jure que si estant en Forests, car c’est ainsi que se nomme le pays des Segusiens : Je vous jure, dis-je devant tous les Dieux & du Ciel & de la terre, & mesme devant les Tutelaires des Neustriens, & particulierement devant les Pennates qui nous escoutent, que si estant, dis-je, en ce lieu-là vous ne voyez clairement que je ne suis point ce Lydias que vous pensez, non seulement je me donnera y à vous pour mary : mais pour esclave encore si vous le voulez. La vertu d’Amerine est telle que si je n’estois engagé à l’affection d’une Sylvie que je vous feray veoir, & si cette Amour n’estoit née en moy presque dés le berceau, quelle raison ne me feroit estimer son alliance & sa bonne volonté ?


  Amerine m’oyant parler ainsi, cruel, me dit-elle, en tenant les yeux arrestez sur moy, & se reculant un peu du lict : Veux-tu observer inviolablement ce que tu jures, ou bien si tu me veux seulement abuser, par de belles promesses. Belle Amerine, luy respondis-je, si j’eusse voulu vous tromper par mes paroles je ne vous eusse pas parlé si franchement que j’ay tousjours fait : car pour estre trompeur, il falloit que je fisse semblant d’estre celuy que vous m’avez voulu faire croire que j’estois, & puis quelque temps apres vous laisser, puis que vous vouliez estre abusée. Mais si plu- stost que vouloir faire une si meschante action, j’ay choisy le poison, ne devez-vous pas croire que je ne suis point ny trompeur, ny abuseur. Je sçay, ô sage Amerine, qu’il y a un Dieu dans le Ciel qui veoid toutes nos pensées, avant mesme que nous les ayons conceuës. Je sçay que sans peine ils les regarde, & que tout puissant & tout juste, il les punit & recompense comme elles meritent : & je sçay ces choses si asseurément que je ne sçay pas mieux d’estre en vie. Or si je ne les ignore point, escoutez Amerine, c’est ce grand Dieu que l’appelle maintenant pour m’abismer dans les entrailles de la terre si je ne vous espouse lors que nous serons en Forests en cas que vous ne cognoissiez clairement que je ne suis point Lydias. Et moy, interrompit incontinent Amerine, en me tendant la main. Et moy, dis-je, je prends ce mesme Dieu pour tesmoing que sur le serment que tu fais, & sur la parole que tu me donnes je te suivray, non seulement en Forests, mais par tout où tu voudras que je t’accompagne, me contentant lors que je t’auray convaincu d’estre ce tant aimé Lydias que tu me reçoives pour telle que tu dis. Quelques autres promesses & serments accompagnerent les premiers, apres lesquels nous allasmes recherchant les moyens de faire nostre voyage secrettement. Elle fut d’opinion que je feignisse de la recevoir pour ma femme & de vivre en apparence avec elle de mesme sorte, afin que ses parents satisfaits ne la tourmentassent plus, & ne la gardassent point si soigneusement qu’ils souloient faire. J’y consentis avec tousjours les mesmes protestations que cette apparence ne me pûst obliger en rien : car je cognus bien que c’estoit le meilleur moyen que nous pouvions prendre pour nous desrober.


  Nous nous separasmes en cette resolution, & incontinent apres les parents d’elle & de Lydias qui avoient esté advertis par Amerine que je m’estois resolu de vivre avec elle comme ils desiroient, me vindrent visiter & se resjouïr avec moy de la bonne resolution que j’avois prise. Je receus leur visite avec le meilleur visage que je pûs, & m’excusay en ce qui c’estoit passé sur quelques vœux que j’avois faits, me trouvant dans les perils, & qui n’estans point encores accomplis m’avoient convié de faire les difficultez qu’ils avoient veuës : mais que maintenant en estant deschargé, j’estois prest à recevoir la grace qu’Amerine & eux me vouloient faire. Ces excuses furent receuës pour meilleures qu’elles n’estoient pas, & nous donnerent la commodité que nous desirions, si bien que peu de jours apres faisant semblant de nous aller promener à une maison qui estoit d’Amerine assez proche de Rhotomague, nous nous hastasmes d’entrer dans les pays de la conqueste des Francs, & quoy que je desirasse avec passion de veoir le Prince Clidamant & Lindamor, si ne le pûs-je faire, parce qu’Amerine ne me le voulut permettre, desirant sur toute chose de finir promptement le voyage qu’elle avoit entrepris, resoluë, à ce qu’elle disoit, que si elle cognoissoit de m’avoir pris pour un autre elle se mettroit avec les vierges Druides, n’ayant plus la hardiesse de s’en retourner vers ses parents.


  Nous passasmes donc assez prés de Paris, pour apprendre la victoire des Francs, & mesme la prise de Calais, depuis fort peu de jours, dont elle ressentoit quelque desplaisir, comme Neustrienne, luy semblant que la perte de sa patrie luy estoit une surcharge à ses ennuis, tant l’Amour du pays où nous naissons est puissante en nostre ame.


  Mais, Madame, oyez un nouvel accident qui nous arriva pour accroistre mon travail, sur le haut du jour que l’ardeur du Soleil estoit extreme. Amerine qui n’avoit gueres accoustumé la peine du voyage se trouva si lasse que rencontrant un ombrage assez beau le long du chemin elle me pria de m’y reposer. Moy qui honorois & estimois grandement cette belle Dame, je le fis incontinent, & luy mis une partie de mes habits dessous, de peur que la terre ne luy fist point de mal. Et pour la couvrir encore mieux des rayons du Soleil, j’allay assez prés de là, coupper des rameaux de quelques autres arbres voisins. A peine m’estois-je esloigné de vingt ou trente pas qu’un jeune Chevalier vint mettre pied à terre tout auprés du lieu où Amerine s’estoit assise, avec intention de s’y reposer jusques à ce que la chaleur fust un peu abbatuë : Attachant donc son cheval à un arbre il luy laissa paistre l’herbe qui luy estoit à l’entour, & non point à ce qu’il sembloit sans necessité, car il estoit si efflanqué qu’on eust jugé que son maistre luy avoit fait faire une bien longue traitte. Cependant je revins vers Amerine, & sans m’arrester à ce jeune homme que je ne cognoissois point, j’allay porter ces fueillages, où je les avois destinez, & demeuray assez long-temps, à les mettre aux endroits que je voyois les plus entr’ouverts, luy d’autre costé apres avoir accommodé son cheval au mieux qu’il pût tournant les yeux de tous costez pour choisir une place, il apperceut Amerine, vers laquelle il s’en alla, & avec une civilité nompareille luy demanda si ce ne seroit point d’incommodité qu’il jouïst de ce bel ombrage auprés d’elle. Amerine cognut bien à son langage qu’il estoit estranger, car il prononçoit assez mal les paroles Gauloises, & lisant en son visage une grande modestie elle ne fit point de difficulté de luy offrir toutes les commoditez du lieu. Mais à peine s’estoit-il assis sur le tronc d’un vieux arbre que je revins d’achever mon ouvrage, & que m’approchant d’eux apres l’avoir salüé j’allois cherchant un endroit où me mettre sans les incommoder. Je m’apperceus bien qu’aussi tost qu’il jetta l’œil sur moy il changea de couleur, & que comme ravy, il ne sçavoit presque ce qu’il devoit faire : mais l’ayant oüy parler avec Amerine, & cognoissant à son langage qu’il n’estoit ny Franc, ny Gaulois, je creus qu’il avoit opinion que j’eusse trouvé mauvaise la franchise avec laquelle il s’estoit venu mettre prés d’Amerine, de sorte que n’y prenant pas garde de plus prés, je m’amusois à parler à celle que je conduisois, & à luy demander comme elle se portoit, & si elle ne vouloit point dormir. Je dormirois sans doute, me dit-elle, si je ne craignois les serpents & les lesards, desquels l’on court tant de fortune dormant en ces lieux. Dormez, luy dis-je, en asseurance ; car je ne bougeray d’aupres de vous, & j’auray l’œil à tout ce qui vous pourroit nuire. Je me remettra y donc en vostre garde, me dit-elle, & s’estendant de son long en terre, je luy mis sous la teste quelques uns de mes vestements, & luy couvris le visage d’un mouchoir assez deslié, & puis je m’assis aupres d’elle. Durant toutes ces choses, ce jeune homme s’estoit esloigné un peu de nous, & je pris garde qu’il ostoit, & puis remettoit son chapeau, qu’il frappoit du pied en terre, croisoit les bras, regardoit contre le Ciel, & quelquefois tournant les yeux sur moy, se mordoit les doigts, mettoit la main gauche sur la garde de son espée, & l’autre sur les costez, marchoit deux ou trois pas vers nous, & puis s’en retournoit tout court, avec des actions si pleines de transport, que je creus, ou qu’il estoit fol, ou qu’il avoit quelque chose à me demander. Je n’en voulus toutefois faire aucun semblant : mais demeurant sur mes gardes, & ayant baissé l’aisle de mon chappeau de son costé, je remarquois tout ce qu’il faisoit, sans qu’il s’en apperceust. En fin, lors qu’il creut qu’Amerine estoit endormie, il s’en vint vers moy, & quand il veid que je le regardois, il me fit signe de la main qu’il vouloit parler à moy. Je me levay le plus doucement que je pûs, & m’approchant de luy, je luy demanday ce qu’il me vouloit. Mais sans me rien respondre, il se mit à me regarder : Et apres se reculant encore davantage, & me faisant signe que je le suivisse : Je le ferois, luy dis-je le suivant deux ou trois pas, si je pouvois esloigner ceste belle Dame. Alors me regardant avec des yeux de feu. Ceste belle Dame, me dit-il, n’empeschera donc meschant & perfide, de me rendre ce que tu me dois. Moy, dis-je tout alteré, meschant & perfide envers toy : Estranger, es-tu hors du sens, ou la vie te deplaist-elle ? La vie, reprit-il, veritablement me deplaist ; mais beaucoup plus ta mescognoissance & ton ingratitude. Et à ce mot se reculant deux ou trois pas, il mit la main à l’espée, & s’en venant contre moy : Ceste vie, s’escria-t’il, que Melandre n’a pû perdre en sauvant la tienne par deux fois, je veux que ton espée, & ton ingratitude la ravisse. Et à ce mot, sans attendre ma responce, il se jetta tant inconsiderément sur moy, que ne faisant que luy tendre mon espée, il se perça le bras droict avec tant de douleur, que jettant un grand cry, l’espée luy tomba de la main, & peu apres le cœur luy faisant mal, il se laissa choir en terre, en disant ; Encore est-ce quelque chose, Lydias, puisque ne pouvant vivre sans toy, que pour le moins tu ayes daigné me donner la mort. A son cry Amerine s’estoit esveillée, & nous voyans aux mains de ceste sorte, se mit à courre, peut-estre pour m’ayder, ou plustost pour nous se parer : mais quand elle le veid en terre, & qu’il estoit esvanoüy, pensant qu’il fust mort : Amy, me dit-elle, je te supplie ostons-nous d’icy, si quelqu’un survenoit, nous courrions fortune que la Justice ne mist la main sur nous. Il me fasche, luy dis-je, d’abandonner ce jeune homme, ne pouvant m’imaginer qu’il soit mort pour un si petit coup. S’il n’est pas mort, repliqua t’elle, tant mieux, quelqu’un surviendra qui luy rendra l’office qu’il pourroit recevoir de nous : mais cependant ce sera sagement faict de nous mettre en lieu de seureté. Et à ce mot me pre- nant par la main, elle m’emmena. Et passant par le lieu où elle avoit voulu reposer, elle mesme prit mes habits, & me les donna le plus en haste qu’elle pût.


  Voyez, Madame, comme l’affection nous faict quelquefois prevoir le danger de la personne aymée, comme si nous avions cognoissance des choses futures. Je pris garde que de temps en temps Amerine alloit tournant la teste vers le costé d’où nous venions, & nous n’eusmes pas faict deux heures de chemin, lors que nous estions presque dans la ville de Neomague, l’une des principales citez des Ambarres, que six solduriers courans à toute bride, nous atteignirent, & nous faisans prisonniers de la part du Roy, nous conduisirent dans la prison, où d’abord l’esprit d’Amerine, fut admirable : car se deshabillant en toute diligence, elle me contreignit de luy donner mes habits, & de me revestir des siens : Parce, disoit-elle, que si cet homme n’est point mort, lors qu’il me verra, il dira, sans doute, que ce n’est point moy qui l’ay blessé, & ainsi nous serons absous : car l’on ne s’imaginera que mal-aysément ceste ruse. Or il advint que quelque temps apres que nous eusmes laissé l’estranger, le Comte qui avoit la charge de ceste Province, passa au mesme endroict où ce duel s’estoit faict, & demandant à quelques Bergers, qui avoient veu ce qui s’estoit passé, qui avoit faict ce meurtre, il sceut que s’estoient deux personnes qui avoient pris le chemin de Neomague, & qui estoient à pied. Le Comte desireux d’en faire justice, depescha six de sa garde, pour se saisir de nous, ainsi qu’ils firent. Et cependant fit enlever le corps pour l’enterrer. Mais de fortune n’estant qu’esvanoüy, il revint lors que l’on commençoit à le deshabiller, qui fut cause que promptement l’on luy banda sa playe, & le mit-on sur son propre cheval, luy faisant monter un homme en trousse pour le tenir, de peur que si quelque defaillance le prenoit, il ne se fist mal en tombant.


  A peine estoit-il à cheval, que voyant un jeune homme qui passoit chemin assez hastivement : Ah ! s’escria ce jeune estranger, voila le cruel qui m’a mis en l’estat où vous me voyez. Ceux qui ouyrent ces paroles en advertirent le Comte : mais non pas si promptement, que cet homme qui marchoit fort viste, & qui avoit un fort bon cheval, ne fust desja bien esloigné. De sorte que quelque commandement que les Archers eussent de s’en saisir, si ne le peurent-ils faire qu’il ne fust entré dans la ville : mais s’estans enquis aux portes en quel lieu il estoit allé loger, ils le prirent qu’il ne faisoit que mettre pied à terre, & le menerent en la prison où nous estions, toutefois dans d’autres chambres : de quoy nous fusmes advertis par le Geolier, qui le soir nous porta à manger. Mais j’advouë la verité, n’avoir jamais eu tant de deplaisir que quand je veis mettre les fers aux pieds & aux mains à la belle Armerine, & que je consideray que c’estoit à mon occasion qu’elle recevoit ceste incommodité. Elle toutefois les receut avec une force de courage nom-pareille, & me regardant d’un clin d’œil, me fit entendre que ces fers & ces chaisnes, à ma consideration, luy estoient agreables. Il est vray que quand elle veit que l’on nous vouloit separer, elle commença de se troubler un peu, tant pour le desplaisir de se veoir esloignée de moy, que pour la frayeur de demeurer seule en ce lieu, qui me fit faire toute la resistance qui me fut possible : & en fin recourre à toutes les prieres & supplications que je pûs, afin qu’il me fust permis de luy tenir compagnie, (car nous disions que nous estions mary & femme,) mais cet homme ne fut non plus touché de nos paroles, ny de nos larmes, que s’il eust esté un rocher. J’offrois qu’il me mist les fers & aux pieds, & aux mains, & qu’il me chargeast, voire m’accablast de chaisnes, s’il le vou- loit ainsi. Il me mettois à genoux, je joignois les mains, je luy voulois baiser les pieds, mais tout inutilement. En fin me souvenant que les presents sont quelquefois desarmer du foudre la main mesme de Jupiter, je tiray de mon doigt un diamant, qui estoit fort beau, & le luy presentay, le suppliant qu’attendant que le lendemain nous puissions faire davantage pour luy, il receust ce tesmoignage de nostre bonne volonté. Je veis soudain à l’esclat de ceste pierre, ce courage plus dur que le fer, peu à peu s’amolir & se changer : & apres l’avoir quelque temps considerée. Je cognois bien, me dit-il, que vous meritez de recevoir quelque courtoisie : J’ay compassion de l’amitié que vous vous portez, & de la peine que vous souffririez d’estre separez : Encore que nous ayons commandement de vous oster d’ensemble, si ne le veux-je pas faire pour ce soir. Ne croyez pourtant que ce soit pour la bague que vous m’avez donnée, mais seulement pour co- gnoistre à vos visages que vous n’estes pas atteints du crime duquel vous estes accusez. Nous cognoissons dés la premiere veuë ceux qui sont criminels : car il nous en passe tant par les mains, que nous lisons presque leur crime dans leurs yeux. Et à ce mot s’en allant, nous rapporta incontinent des mattelas, avec tant de bonnes paroles, que nous ne pouvions assez admirer que ceste ame si dure aux prieres, fut si sensible aux dons & aux presents. Les portes en fin estans fermées à cent verroux, comme je croy, & à autant de cadenats, Amerine, apres un grand souspir : Amy, me dit-elle, car j’estois couché un peu loin du lieu où elle estoit, dormez-vous desja ? Nullement, luy respondis-je, voulez-vous quelque service de moy ? Le service que je veux de vous, adjousta-t’elle, c’est que demain, feignant d’aller soliciter mon eslargissement, vous-vous sauviez, & vous me disiez le lieu où je vous trouveray. Mais, repliquay-je, voulez-vous que je vous laisse seule en l’estat où vous estes ? Amy, me dit-elle en souspirant, l’estat où je suis me seroit tres-agreable, si ce n’estoit la crainte que j’ay pour vous : car asseurez-vous que sans cela ces fers & ces chaisnes que vous me voyez, me seroient plus douces & plus cheres que je ne sçavois vous representer, puisque c’est pour vous que je les supporte. Et au lieu de les haïr, croyez-moy qu’à toute heure je leur donne cent baisers, que j’accompagne d’un nombre infiny de remerciements, puisque c’est par elles que je vous rends quelque tesmoignage de l’extreme affection que je vous porte. Mais, amy, dites-moy, quand vous serez hors d’icy, vous souviendrez-vous jamais d’Amerine ? Vous reviendra-t’il jamais en la pense que Silvie ne vous ayme pas tant ? Perdrez-vous en me perdant de veuë, la memoire, non pas de ces peines que je souffre pour vous ; car elles sont trop petites, selon mon affection : mais de la volonté avec laquelle je les souffre. O ! si je pensois, ou si seulement je me pouvois imaginer, que vous ferez quelque reflection sur ce que je dis : Quel seroit mon contentement ? Quelle ma gloire ? Et quelle ma felicité ? Mais, or sus, amy, je ne vous veux point obliger à tant de choses, permettez-moy seulement que dans vos contentemens, vous souffriez que je vous ayme, & que vous ne nommerez point mon affection importune, ny fascheuse. Allez avec ceste condition, jouïssez des felicitez de ceste bien-aymée Silvie : Et luy dites quelquefois, parmy les plus cheres caresses que vous en recevrez, C’est la pauvre Amerine que vous a conservé ce Lydias.


  Elle vouloit bien parler davantage, mais les pleurs & les sanglots luy empescherent l’usage de la voix, ce qui me toucha d’une telle compassion, que pour la consoler un peu, je m’approchay d’elle, tant pour l’obliger par ceste action, que pour n’estre oüy de personne qui nous pûst recognoi- stre, ayant souvent oüy dire, que les cachots ont toutes leurs murailles faites d’oreille. D’abord je me mis à genoux sur son matelas, & luy prenant la main, que je trouvay chargée de fers : je fis semblant de la luy vouloir baiser : mais elle la retirant, & me contreignant de m’asseoir, je luy dis : Ces tesmoignages de l’amitié que vous portez à Lydias, & pour l’amour duquel je reçois de vous tant de faveurs & tant de graces, ne laissent de me lier de tant d’obligation que je vous jure, belle Amerine, que jamais je n’auray un parfaict contentement, que je ne vous voye desabusée de l’erreur où vous estes. Ha ! cruel, me dit-elle, & tu es encore sur ceste feinte ? Orsus, il faut que tout d’un coup je t’oste toutes ces impertinentes excuses. Et lors se relevant à toute force sur le lict : Je te conjure au nom de la Verité, continua-t’elle, de me dire qui est celuy que j’ay retiré des ongles effroyables des Lyons ? Que j’ay esleu pour mon espoux, afin de luy conserver la vie, à qui j’ay donné & ma personne & tous mes biens : pour qui j’ay laissé mes parents & mes amis ? Dy-moy, qui est celuy que j’ay suivy par ces pays estrangers, fermant les yeux à ma reputation, & mesprisant toute autre chose ? Dy-moy, dis-je, pour qui crois-tu que je supporte ces fers qui me lient les mains, & qui m’arrestent les pieds, & pour le salut duquel je n’ay point d’horreur des cachots, des gesnes, des supplices, ny de toutes les choses plus horribles au reste des mortels ? J’advouë, luy dis-je, que c’est moy qui vous ay toutes ces obligations. Or reprit-elle incontinent, si c’est pour toy que je suis en l’estat auquel tu me vois, & si c’est toy qui as reccu tous ces tesmoignages que je t’ay representez, & qui sont cause que tu es encore en vie, n’est-il pas vray, qui que tu sois, que tu es le plus ingrat qui vive, si tu ne me rends amitié pour amitié, & amour pour amour ? Je ne te demande plus ces recognoissances des obligations que tu me dois, comme à Ly- dias : Je ne te dis plus, Lydias, ayme Amerine : mais je te dis bien, Amy, qui que tu sois, ayme qui t’ayme, & à qui tu as toutes les obligations que toutes les personnes ensemble peuvent avoir à tous les hommes.


  Ces paroles me surprirent un peu, & cela fut cause que je demeuray quelque temps sans respondre, qui luy donna occasion de continuer ainsi. O cœur ingrat ! ô ame qui ne se peut obliger ! puisque tant de tesmoignages d’Amour ne te peuvent toucher, qu’attends-tu plus à me faire mourir ? Que ne m’ouvre-tu le sein, pour en tirer ce cœur qui a fait une si grande faute de t’aymer plus qu’il ne devoit. Te semble-t’il, peut-estre, qu’il n’ait pas encore assez souffert, pour l’erreur qu’il a commise ? Je croy que ces reproches n’eussent pas de longtemps cessé, quoy que les pleurs dont elle avoit le visage & le sein tous moites, & les sanglots qui la contraignoient de trancher souvent les paroles par le milieu, luy donnassent beaucoup de peine à parler, n’eust esté que luy reprenant les mains, & les approchant de ma bouche, je la suppliay de me vouloir ouyr, & donner un peu de treve à sa passion. Et qu’est-ce, insensible, que tu me diras, reprit-elle, pense-tu que je ne sçache pas desja ta responce ? Amerine, me diras-tu, si je n’estois à Silvie, & que je ne luy eusse donné ma foy, je tascherois de m’acquiter de tant d’obligations : les lyens de la foy me retiennent, & je serois blasmable si j’y manquois. Voila la responce que j’attends de toy : Mais, ingrat, est-ce ainsi que tu penses de t’acquiter de tes debtes ? Est-ce avec ceste monnoye que tu crois de contenter Amerine ? Non, non, ingrat, je t’appelle devant le trône de la Justice : Je luy demande qu’elle te contreigne de satisfaire aux obligations que tu m’as, sans recevoir des pretextes si peu raisonnables. Car dy-moy, je te supplie, ceste Silvie que tu preferes à moy, qu’a-t’elle jamais faict pour t’obliger avec des chaisnes si fortes, que les tesmoignages de l’amitié que je te porte ne les puissent deslier ? T’a-t’elle sauvé la vie ? s’est-elle donnée à toy ? t’a-t’elle suivy en pays estrangers ? est-elle entrée dans des cachots ? a-t’elle esté chargée de fers & de chaisnes, pour te mettre en liberté ? Si tu as receu d’elle ces preuves de sa bonne volonté, je me tais, & pliant les espaules, j’advouë que je n’ay à me plaindre que de ma mauvaise fortune, qui n’a pas voulu que je fusse la premiere à t’obliger : mais si cela n’est pas, n’est-ce avec raison que je dis, que tu es le plus ingrat, le plus injuste, & le plus insensible de tous les hommes ?


  Je l’interrompis en fin de ceste sorte : Il est vray, belle Amerine, que je pourrois alleguer ce que vous dites, & que quand nous serions devant les Juges non interessez, peut-estre ces raisons ne seroient pas mesprisées : mais maintenant je ne les veux point mettre en avant, cognoissant mieux, que vous ne me sçauriez representer, que jamais personne ne fut plus obligée que je ne le vous suis : seulement je vous diray, que si jusques icy vous n’avez eu aucune cognoissance du ressentiment que j’ay des faveurs & des graces que vous m’avez faictes, c’a esté parce que vous ne m’en avez point demandé, mais à un certain Lydias, que je proteste devant tous les Dieux, ne sçavoir point d’avoir jamais veu ; Maintenant que c’est à moy à qui vous vous addressez, & que sans plus parler d’un autre, vous me demandez la recognoissance de tant d’obligations que je vous dois ; J’avouë que je manquerois à mon devoir, si je n’essayois d’y satisfaire de tout mon pouvoir. Il est vray que tout ainsi que celuy qui est prompt à obliger s’il ne veut d’un amy, se faire un ennemy, doit estre d’autant plus lent à demander ce qu’il a presté qu’il a esté volontaire à le donner : Car quelquefois nous sommes plus incommodez à rendre ce que nous devons que nous n’en avons pas receu de commodité en l’empruntant. Je vous represen- te cecy en l’affaire qui se presente. Il est vray belle Amerine, vous m’avez obligé tout ce qu’un homme le peut estre, maintenant je ne vous nye pas ceste dette, Mais seulement je vous demande, un peu de temps pour y satisfaire entierement ; Et cependant pour commencer d’entrer en quelque sorte de payement, recevez ma bonne volonté avec ceste asseurance que jamais je ne me pourray entierement acquitter de tout ce que je vous dois que je ne le fasse plus volontiers que vous ne le sçauriez desirer. Ah ! Ligdamon, m’interrompit-elle & non plus Lydias, puis que tu ne le veux plus estre, que ces parolles m’apporteroient de contentement, si je ne croyois qu’elles ne sont guere veritables. Ah ! Belle Amerine repris-je, incontinent si vous m’aymez perdez cette creance de moy, Si j’eusse voulu estre menteur je n’eusse pas receu les reproches que vous m’avez faittes. Car sans vous en donner occasion, je vous eusse promis tout ce que vous m’eussiez demandé : mais c’est une chose ordinaire, que celuy qui est facile à promettre, est difficile à l’execution de sa promesse. Puis, reprit-elle avec un esprit un peu plus remis, qu’il faut que pour maintenant je me contente de vostre bonne volonté, & de l’asseurance que vous me donnez que vous-vous acquitterez entierement de tout ce que vous me debvez, lors que vous le pourrez : Au moins, amy, dites-moy qu’est-ce que vous entendez par ceste bonne volonté ? Je luy respondis alors, en luy rebaisant la main : Belle Amerine, la bonne volonté dont je vous parle, & que je vous supplie de recevoir, c’est veritablement un desir que j’ay de vous rendre toute sorte de service, c’est une asseurance de vous honorer & estimer. Pourquoy ne dites-vous pas aymer, interrompit-elle ? Et aymer aussi, adjoutay-je, puis que vous voulez que j’use de ceste parole, avec une aussi sincere & entiere affection que vostre honneur & ma foy me le peuvent maintenant permettre. Et bref, c’est un resolu dessein que j’ay d’employer & la vie que vous m’avez redonnée, & tout ce qui peut dependre de moy, à vous donner tout le contentement que vous desirez, & bref de ne me dire jamais content, ny heureux, que je ne vous voye contente & satisfaite. Me promettez-vous, dit-elle, d’observer religieusement ces conditions ? Je le promets, luy dis-je, & je le jure au grand Tautates, & je veux que l’effect de toutes les plus horribles imprecations m’accablent, si je manque jamais à ce que je vous jure. Or, reprit-elle, donnez-moy la main. Et lors elle continua : Et moy, devant ce mesme Tautates que vous avez juré, je reçois vos promesses. Et declare que, jusques à ce que vous y puissiez satisfaire, je me tiens pour contente, & pour bien payée de tout ce que j’ay fait pour vous. Et de plus, je ne me lasseray jamais de vous aymer & de vous obliger à l’advenir, en de plus grandes occasions encore, que je n’ay faict par le passé.


  Ainsi se remit l’esprit d’Amerine, qui ne fut pas un petit advantage pour moy : Car je croy que si je l’eusse laissée en cette rage elle eust peut estre par despit descouvert tout ce qui s’estoit passé, pour me faire perdre, & elle aussi. Au contraire en suitte de ces conditions, elle me pressa que le lendemain je partisse & que je l’attendisse en la premiere ville du pays des Segusiens. J’en fis grande difficulté pour ne la point vouloir laisser en cette peine : Mais elle me dit que pour elle, elle ne pouvoit courre fortune qui fust mauvaise, parce que le pis qui pouvoit luy avenir c’estoit de dire que j’estois son mary : & que pour me sauver elle m’avoit donné ses habits, que de plus, desja cét Estranger en avoit accusé un autre, & que sans doutte quand il la verroit il cognoistroit bien que ce n’estoit pas elle qui l’avoit blessé : Qu’elle n’estoit pas la premiere femme, qui avoit pris les habits de son mary, impunément pour le sauver : Bref elle me sceut de sorte persuader que je m’en devois aller, que le matin quand le Geolier nous vint visiter, je luy dis que je desirois donner ordre au manger de mon mary, & que nous voulions que luy-mesme disnast avec nous, & que je le priois de me laisser aller à la cuisine, pour y donner ordre. Luy qui avoit desja faict veoir ce que valloit le diamant que je luy avois donné, & qui avoit trouvé qu’il estoit de valeur, sous l’opinion d’en avoir davantage : Allez seulement, dit-il, partout où vous voudrez ; car ce n’est pas vous qui estes accusée d’avoir blessé cet homme, c’est vostre mary, & je n’ay pas charge de vous retenir prisonniere ; mais luy seulement : de sorte que la porte vous sera tousjours ouverte quand vous voudrez. Je le remerciay de ceste courtoisie, & luy promis de la recognoistre, en sorte qu’il diroit qu’il n’avoit pas rencontré des personnes ingrattes. Je m’approchay donc d’Amerine, & feignant de luy demander ce qu’elle vouloit pour son disner, je luy dis que je l’attendrois en un petit lieu sur le grand chemin, qui s’appelloit la Pacodiere, prés de la premiere ville des Segusiens, nommée Croset, qu’au milieu du village il y avoit un Terme relevé de quatre ou cinq escaliers, qui separoit quatre chemins : Que contre ce Terme elle trouveroit la premiere lettre de mon nom, & l’endroit où je serois logé. Et soudain sans faire semblant de prendre congé d’elle, je m’en allay mon pas, je l’advouë, sans avoir les larmes aux yeux. Le Geolier me montra la cuisine, me fit ouvrir les portes, & m’enseigna où je devois acheter tout ce qu’il me falloit : de sorte que je le laissay avec une grande opinion de faire un bon repas. Mais je ne fus pas plustost en liberté, que laissant le chemin de Gergovie, je pris celuy de Desire contremont la riviere de Loyre. Et quoy que vestuë en femme, je me hastay de sorte, que le quatriesme jour j’arrivay à la Pacodiere, tant je desirois de veoir le doux pays de ma naissance, & tant aussi la crainte d’estre repris dans les Estats du Roy des Ambarres & des Boyens, me faisoit marcher en diligence. Je m’arrestay en ce lieu dix jours, durant lesquels j’eus loisir de changer d’habits, En fin n’ayant point de nouvelles d’Amerine, je priay une bonne femme, en la maison de laquelle j’avois logé, & où j’avois receu toute sorte de courtoisie, de vouloir prendre garde lors qu’Amerine passeroit, & luy rendre ses habits, & luy dire que pour quelques affaires qui me pressoient, j’estois contraint de l’aller attendre en la grande ville de Marcilly, Et à la verité, Madame, ce qui m’empescha de l’attendre davantage, ce fut un bruict sourd qui couroit en tous ces lieux-là de quelque prise d’armes. Et d’effect, je voyois des personnes qui enrooloient secrettement des gens de guerre, & leur donnoient leur place d’armes auprés de Surieu. Je creus que c’estoit mon devoir de me rendre aupres de vous en ceste occasion, pour employer ma vie en vostre service, ainsi que j’ay suis obligé.


  Ligdamon alloit de ceste sorte ra- contant sa fortune : Cependant que la Nymphe Amasis, le Prince Godomar, Adamas, & Alcidon, estoient allez vers la Reyne Argire, qui avoit desiré de parler à la Nymphe & au Prince, avant que de prendre resolution sur son voyage. Elle leur fit donc entendre que la grace que les Dieux luy avoient faite de rendre l’usage de la raison à son fils, estoit si grande, qu’elle ne pouvoit assez les remercier, ny ceux aussi qui s’y estoient employez : Mais que d’autant que ce bien luy estoit cher, d’autant aussi en estoit-elle jalouse, & soigneuse de le bien conserver. Que cela luy faisoit craindre que le mal de Rosileon n’estant procedé que d’une imagination blessée, s’il advenoit qu’il s’en prist garde, l’opinion ne le fist retomber au mesme mal duquel il estoit sorty. Si bien, disoit-elle, que j’ay esté d’advis de luy faire entendre que ç’avoit esté un enchantement, & qu’icy le Prince Godomar l’avoit rompu. Car il a perdu de sorte la memoire de tout ce qu’il a faict en ce temps-là, qu’il ne s’en souvient non plus qu’un enfant au berceau. J’estois donc d’advis, tant pour ceste consideration, que pour la reputation que nous luy devons conserver, de ne le point faire cognoistre icy : mais de le r’amener incogneu comme il y est venu. Adamas alors prit la parole par le commandement de la Nymphe, luy representant le contentement que le Prince Godomar & elle avoient receu de la satisfaction qu’elle remportoit de son voyage : Que c’estoit tres-sagement fait à elle d’emmener le Prince Rosileon : mais qu’autant son depart il estoit necessaire, pour l’observation du vœu qu’elle avoit faict publiquement, qu’elle sceust le danger où estoit l’Estat qu’elle avoit juré de conserver & de maintenir. Et sur ce poinct il luy fit entendre les entreprises de Polemas, ses intelligences avec les Princes ses voisins, & mesme avec le Roy des Bourguignons, l’assistance que ce Roy luy promettoit : l’offence qu’il pretendoit, à cause du Prince Godomar & de Dorinde : La mort du Prince Clidamant, & l’esloignement de Lindamor, & de toutes les forces qu’il avoit. Bref, le Druyde n’oublia chose qu’il creust estre necessaire qu’elle sceust. Si bien, Madame, conclud-il, que s’il ne vous plaist assister ceste Nymphe, comme volontairement vous-vous y estes obligée, je ne sçay ce qu’elle deviendra. La Reyne alors qui l’avoit escouté fort attentivement, se tournant vers la Nymphe : Je suis tres-ayse, Madame, luy dit-elle, d’avoir apris ce que le grand Druyde m’a raconté, pour rendre tesmoignage & aux Dieux, & aux hommes, que je sçay tenir ce que je promets. Il semble que le Ciel ayt voulu que mon fils ayt receu ceste grace en ce lieu, pour le convier, & moy aussi, à nous interesser en vos affaires. Je vous asseure que si vous me donnez loisir d’un mois, je mettray tant de gens de guerre aux champs, qu’encore que le Roy des Bourguignons soit un tres-grand Prince, si se- ra-t’il bien empesché de vous faire du mal.


  Cependant que la Nymphe estoit sur les remercimens, & que la Reyne continuoit les asseurances d’un prompt secours, l’on les vint advertir qu’un Chevalier Boyen, venoit vers la Reyne Argire, de la part du Roy Polycandre. Aussi-tost que la Reyne le veid : Et quelle nouvelle, luy dit-elle, m’apportez-vous du Roy ? Non pas si bonnes, respondit-il que je desirerois : Toutefois, Madame, il desire passionnément de vous veoir. Et à ce mot il luy presenta la lettre que Policandre luy escrivoit. La Reyne la receut toute troublée, & avec une inquietude extême la descacheta, & la leut, & incontinent les larmes aux yeux la fit veoir à la Nymphe. Elle estoit telle.




LETTRE
Du Roy Policandre,
à la Royne Argire.




  La mort est une chose si naturelle, que je ne m’en estonne point : mais mourir sans vous voir, me donne de la peine, parce que je voudrois m’acquiter de ce que je vous dois. Venez donc, Madame, en la plus grande diligence que vous pourrez, si vous voulez que mon ame parte contente en vous laissant satisfaite. Vous sçaurez de ce porteur l’estat auquel il m’a laissé.


  O Dieux ! s’escria alors la Reyne, je voy bien qu’un grand contentement est d’ordinaire suivy d’un grand desplaisir. Et puis s’adressant à ce Chevalier, elle s’enquit du mal du Roy, & du jugement que les Medecins en faisoient. Elle sceut qu’ils estoient tous en une grande doute de sa vie, & qu’il falloit user de diligence, si elle vouloit arriver à temps aupres de luy. Ceste Princesse de qui le courage ne dementoit point sa naissance, r’appellant sa vertu & sa generosité, apres avoir jetté quelques larmes, fit une resolution veritablement digne d’elle, & s’adressant à la Nymphe. Madame, luy dit-elle, vous voyez que je suis contrainte de partir pour le bien de mes enfans, & pour l’entier contentement du reste de mes jours : mais je vous promets de faire armer en vostre defence, non seulement les Boyens, Ambarres, & Lemovices ; mais les Pictes, les Santons, & les Bituriges. Et de plus, ou mes aliez me manqueront, ou les citez Armoriques, & les autres Roys mes confederez, en feront de mesme. Que si la santé du Roy Policandre ne luy permet d’y venir en personne, mes deux enfans le feront, qui n’oseront pas refuser ceste peine, lors qu’ils m’y verront venir. Et pour asseurance de ce que je vous dis, je vous laisse Rosanire, que je vous supplie vouloir tenir avec Galathée, jusqu’à ce que je revienne : Ce gage vous demeurera, non seulement de ma promesse, mais aussi pour convier Celiodante comme frere, & Rosileon comme Amant à la venir secourir, Et à ce mot s’estant retirée elle donna ordre à son despart, fist entendre à Rosileon la maladie du Roy Policandre : combien il estoit necessaire d’y aller en diligence, Que pour ce subject elle estoit contrainte de laisser Rosanire, entre les mains de la Nymphe, avec presque toutes leurs femmes : & qu’incontinent apres ils la reviendroient querir Mais qu’il estoit necessaire de ne point perdre de temps pour des raisons que par les chemins elle leur feroit entendre. Rosanire eust bien voulu suivre la Royne Argire, Mais ayant apris que pour son contentement il faloit qu’elle demeurast avec la Nymphe Amasis, elle s’y resolut facilement pour la grande amitié qu’elle avoit desja faite avec Galathée, Toutes choses estans donc en estat ; La Royne Argire partit avec Rosileon, & n’emmena pour tout que vingt-cinq solduriers, laissant les autres à la Princesse Rosanire : avec commandement à leur chef d’obeïr à tout ce que la Nymphe, ou le Prince Godomar luy ordonneroient.


  A peine estoit-elle hors de la veuë de Marcilly, que les gardes qui estoient aux tours, virent paroistre du costé de Montbrison, quelques gens de cheval, qu’on jugea estre armez, à cause que le Soleil qui donnoit sur leur armes, les faisoient étinceler comme de petits esclairs. Le Prince Godomar en fut incontinent adverty, & Adamas aussi, qui donnant ordre à la garde des portes, firent cependant tenir prest tout ce qu’ils avoient de gens de cheval. Peu apres l’on recognut que c’estoient six compagnies qui accompagnoient quelques personnes desarmées : Et quand ils furent à la portée d’une arbaleste de passe, ils s’arresterent, & incontinent apres l’on veid que tous ceux qui n’estoient point armez, qui estoient au nombre de vingt chevaux, s’advancerent, & firent entendre aux gardes de la porte que c’estoit Alerante, envoyé du Roy des Bourguignons, vers la Nymphe Amasis. Aussi-tost qu’elle en fut advertie, par le conseil du Prince, d’Adamas, d’Alcidon, & de Damon, elle l’envoya recevoir par les gens de cheval que la Reyne Argire luy avoit laissez. Et estant conduit vers elle, elle ne le voulut oüyr que le Prince Godomar n’y fust. Et parce qu’Alerante faisoit difficulté de parler en sa presence : Tant s’en faut, luy dit la Nymphe, sans sa permission je n’eusse osé vous ouïr, d’autant que j’ay remis entre ses mains publicquement la souveraine puissance que je soulois avoir icy. Puis, Madame, dit-il, que vous le voulez ainsi, je ne laisseray de faire la charge que le Roy mon Seigneur m’a donnée, & vous dire : Que veu l’amitié qui a tousjours esté entre vous, il se plaint grandement que vous ayez non seulement receu en vostre protection une fille qui se nomme Dorinde, & qui s’en est honteusement fuye de la maison de la Princesse Clotilde sa niece : mais de plus, que vous avez accueilly tous ceux qui ont sous tiltre de bonne foy, faict mourir Clorange l’un des chefs de sa garde, en luy ravissant ceste coureuse : Et mesme le Prince Godomar, qu’il ne tient plus pour son fils, mais pour son plus cruel ennemy. Et d’autant que, peut-estre, Madame, vous n’avez pas sceu le desplaisir que le Roy a eu de ce que vous avez donné retraitte à des personnes qu’il ayme si peu, il le vous faict sçavoir par moy. Et ensemble m’a commandé de vous sommer, si vous ne voulez qu’il fasse ressentir la fureur de ses armes à ces Provinces, de remettre entre mes mains Dorinde, comme la honte de sa maison, & le Prince Godomar, comme le chef des rebelles. Et en ce faisant, il vous offre toute sorte d’amitié & de support.


  La Nymphe alors sans s’estonner, se tournant vers le Prince : C’est à vous, Seigneur, à respondre. Encore, dit Godomar, que ce fust à moy, en vertu de la charge que j’ay, si vous veux-je supplier de respondre comme il vous plaira, & puis l’espée que j’ay au costé maintiendra tout ce que vous aurez dit. Amasis voyant que c’estoit la volonté du Prince, & qu’il sembloit qu’avec raison il vouloit que d’une affaire qui la touchoit si fort, elle en dist la premiere son sentiment, tournant sa parole vers Alerante : Je ne croy point, dit-elle, ô Chevalier, qu’un si sage Roy que Gondebaut, vous ayt donné charge de parler tant indignement d’un si grand Prince, & qui est son fils, ny d’une fille si sage & si bien née : Et pource, sans attendre autre responce de moy, sortez promptement de ces Estats, si vous ne voulez estre chastié comme vostre outrecuidance le merite. Madame, respondit-il, je ne marche point sans adveu, & voila les lettres de creance que le Roy vous escrit. La Nymphe alors les prenant, les presenta au Prince Godomar, qui les ayant leuës, l’asseura qu’elles estoient du Roy des Bourguignons. Maintenant, dit la Nym- phe, je parleray à vous d’autre sorte, Vous direz donc au Roy Gondebaut pource qui touche Dorinde, que mes Estats ont tousjours esté ouverts aux opressez. Que quant à ce qui est du Prince Godomar, ce n’est pas luy qui est dans mes Estats, mais c’est moy qui suis dans les siens, estant Seigneur absolu de tous les Segusiens, & de tout le Forestz. Quant à la guerre dont il me menace, je luy fay sçavoir que ce sont bien les hommes qui font la guerre ; mais que veritablement ce sont les Dieux qui donnent les victoires, & qu’avec ceste confiance, je ne craindray point l’injustice de ses armes.


  Ainsi dit la Nymphe, qui fut loüée grandement de tous ceux qui l’oüyrent parler si courageusement. Et lors que Godomar cogneut qu’elle ne vouloit rien dire davantage : Et moy, adjousta-t’il, je mande au Roy qu’encore qu’il ne me vueille plus dire son fils, je ne feray toutefois jamais chose indigne de ce nom. Et pour preuve de ce que je dis, asseurez-le que tant que l’espée que j’ay au costé m’y demeurera, je defendray l’honneur des Dames injustement oppressées, & malicieusement calomnies : & que pour cela je le dis pour Dorinde, que je prends de telle sorte sous ma protection, que j’offre de la defendre les armes en la main, contre tous ceux qui la voudront outrager. Et s’il se trouve quelqu’un qui porte tiltre de Chevalier qui vueille mal parler d’elle, ou soustenir les paroles que vous avez dites contre elle, & contre nous qui l’avons delivrée des mains de ceux qui la vouloient ravir, voila mon gage, dit-il en luy presentant un gand, pour asseurance du deffy que je luy faits, sans que j’en excepte autre que le Roy mon pere : Sçachant assez que le Prince Sigismond mon frere, prendra tousjours les armes avec moy pour la mesme querelle, lors que l’auctorité paternelle ne l’oppressera point. Quant à la guerre dont vous menacez ceste grande Nymphe, dites-luy que je le supplie d’une chose, qui est de n’y point venir luy-mesme, s’il ne veut veoir en sa presence tailler son armée en pieces. L’asseurant que tant de courageux Chevaliers prendront la defence de celle qu’injustement il veut attaquer, que s’il se veut deffaire de quelque mauvais serviteur, il le peut envoyer icy, & nous l’en deschargerons bien-tost.


  Alerante se tournant alors vers la Nymphe : Et quoy, Madame, reprit-il, n’auray-je autre satisfaction pour le Roy mon Seigneur. Si le Roy Gondebaut, respondit-elle, ne trouve son contentement en nos responces, qu’il le recherche en la justice de ceux qu’il veut oppresser, & qui ayant la main des Dieux pour eux, ne craignent point la violence des injustes armes dont il menace une femme. Il me deplaist, adjousta froidement Alerante, que j’aye à vous faire ceste declaration : Mais puisque je vois la grandeur du Roy mon Seigneur si peu estimée, & que sans recognoistre la clemence avec laquelle il s’offroit de vous remettre l’offence que vous luy avez faite, pour ne laisser point impunie une telle outrecuidance, je vous fais sçavoir de sa part, qu’il est vostre ennemy mortel, qu’il vous deffie, & tous ceux qui vous adhereront : declarant les Segusiens, & tout le Forestz, avoir encouru sa disgrace : Et qu’à ceste occasion il les donne en pillage à la fureur de ses armes inevitables. Et en disant ces mots, il rompit par le milieu un javelot qu’il portoit en la main, & en jettant les pieces aux pieds de la Nymphe : Et ainsi, continua-t’il, soit en presence des hommes & des Dieux, rompuë à jamais toute alliance qui par le passé a pû estre entre vous. La Nymphe toute en colere, mettant les pieds sur le javelot rompu : Ainsi, dit-elle, que je foule aux pieds ce symbole de nostre alliance rompuë, de mesme j’espere que le grand Tautates me sousmettra ceux qui jusques icy, sous tiltre d’amitié se sont essayez de seduire mes vassaux & mes subjets. Alerante alors, sans faire reverence, ny aucune action de respect, ny d’honneur, se retiroit, lors que Godomar luy dit : Quelle responce me faites-vous du gage que je vous ay offert ? Nous le viendrons querir icy bien-tost, respondit-il froidement, avec une armée de cinquante mille hommes. C’est trop, ou trop peu, repliqua le Prince : trop pour un combat particulier, & trop peu pour combattre contre la justice des Dieux. Alerante ne respondit point ; mais en branslant la teste en façon d’une personne qui menace, sortit du Chasteau, & montant à cheval, lors qu’il fut hors de la ville quinze ou vingt pas, il s’arresta tout court, & tournant le visage d’où il venoit : O Dieux tutelaires ! s’escria-t’il à haute voix, de la ville de Marcilly, & vous tous Dieux & Déesses qui y estes adorez, je vous supplie de la vouloir laisser à l’abandon des armes du Roy mon Seigneur, & d’avoir agreable de venir dans sa Royale cité de Lyon, où il vous promet & jure de vous dresser des Temples & des Autels, & de vous y faire servir & adorer avec toute sorte d’honneur & de respect. Et apres avoir redit ces paroles trois fois, il prit un javelot en ses mains & le lança de toute sa force contre les murailles de la ville, & donnant des esperons à son cheval s’en alla courant vers les gens de cheval qui l’attendoient.


  Le peuple s’esmeut grandement de cette action, & n’eust esté qu’Adamas l’en empescha, sans doute ils luy eussent rendu du desplaisir, mais leur remonstrant que comme les messagers n’avoient nulle couple des paroles qu’ils portoient, que de mesme ils n’en devoient recevoir aucun chastiement. Que c’estoit le droit des gens & qu’il ne falloit jamais le violer sans attendre la main appesantie du grand Tautates : Et d’autant qu’il vit toute la ville esmuë pour ce bruit de guerre, il fit sçavoir aux Principaux, qu’ils appaisassent sagement ce tumulte, & qu’estant trop tard pour as- sembler le corps de la ville, la Nymphe demain leur feroit entendre toutes les causes de ces remuëments. Ces sages paroles du Druyde, remirent un peu leurs esprits : Et renforçant les gardes, sans toutefois en faire semblant, il s’en alla au Chasteau en donner advis à la Nymphe, & au Prince Godomar. Il arriva qu’au mesme temps qu’Adraste s’estoit mis à genoux devant le Prince, pour luy baiser la main, en recognoissance de la grace qu’il avoit receuë par son moyen, Godomar le releva, & le conduisit vers Damon & Alcidon : Seigneur Cavalier, dit-il s’adressant à Damon, Voicy le Bergere à qui les Dieux ont faict la grace que vous avez sceuë. Elle a esté grande, respondit Damon, & bien employée : car c’estoit dommage qu’un si gentil Berger fut reduit en cet estat, pour une si honorable & estimable action : & que si tous ceux qui ont commis ceste faute, si toutesfois il y en a, estoient aussi rudement traité d’eux qu’il a esté : je croy, Seigneur, que vous auriez bien affaire à planter tous les clouds qu’il faudroit. Chacun rit de ces paroles, & apres il continua, tendant la main à Celidée : Mais vous, courageuse Bergere, luy dit-il, ne me voulez-vous pas sommer de ma parole, afin que les Dieux vous rendent ce qu’ils vous avoient desja donné. Seigneur, respondit-elle, tant s’en faut que je vous en vueille faire souvenir, qu’au contraire, je vous conjure par la chose du monde que vous aimez le mieux, d’en vouloir perdre entierement la memoire. Vous m’estonnez grandement interrompit Godomar, de vous ouyr parler de ceste sorte, ne pensant pas qu’il y ait eu jamais fille au monde qui ait esté de vostre humeur : car la Force & la Prudence ayans esté données aux hommes, pour estre les Seigneurs de l’Univers, les Dieux ont donné la beauté aux femmes pour estre Dames & Maistresses des hommes. Seigneur respondit-elle, je che- rirois bien ceste beauté de laquelle vous parlez, autant que tous les autres, si je ne considerois que le recouvrement que j’en pourrois faire me cousteroit plus cher que ma propre vie. Car il est vray que j’ayme autant la mort que l’esloignement de Thamire, Non, non, dit alors, Thamire, mettez vostre esprit en repos. Je suis resolu, puis que pour vous donner toute à moy, vous-vous estes privée de ce que celles de vostre sexe ont accoustumé d’avoir le plus cher, de perdre plustost la vie, que de ne le vous faire r’avoir, s’il est en ma puissance. Et pource, adjousta-t’il s’addressant à Damon, je vous supplie, Seigneur, de me tenir la promesse que vous en avez faite, sans vous arrester aux pleurs de ceste Bergere à qui la passion empesche en cela l’usage de la raison, & me vouloir donner quelqu’un pour me guider, & me dire ce qu’il faut que je fasse avant que de partir. Le Chevalier alors : Je suis bien marry, dit-il, de desplaire à ceste discrette Bergere : mais l’obligation où m’a mis ma parolle me doit excuser, Et pour y satis faire Je vous douneray Halladin mon Escuyer qui vous conduira ; Je vous accompagneray d’une lettre à ce grand operateur, Et pour ce que vous avez a-faire icy, il faut seulement escorcher les blessures de son visage, en ensenglanter autant de petits bastons qu’il y a de playes. Et lors que le sang y sera sec dessus, les plier dans un linge & les luy porter le plus diligemment qu’il se pourra. Et ce pendant qu’il y ait quelqu’un qui soit soigneux de tenir les playes nettes, les lavant avec du vin tiede tous les jours, & les couvrant de peur que rien n’entre dedans, & sans doute vous la trouverez guerie à vostre retour ! O Dieux s’escria Celidée, faut-il, que ce dommageable don la Nature, que l’on nomme beauté, soit cause, O Thamire, que nous soyons separez si longuement, N’es-tu pas contant de m’avoir telle que je suis ? quant à moy je le suis plus que je ne sçaurois jamais estre. Et qu’est-ce, si cela est, que tu veux aller rechercher si loing avec tant de danger pour toy, & tant d’ennuys pour moy ? Veux-tu estre plus contant qu’une personne contante, Ah ! prens garde que les Dieux te voyant insatiable ne te privent des contentemens desquels tu devrois estre assez satisfait. Et avec ces parolles elle espandoit tant de larmes, qu’elle esmouvoit chacun à pitié & les attiroit tous en admiration horsmis Thamire, qui resolu à ce voyage, supplioit avec de plus chaudes prieres Damon, de vouloir satisfaire à sa promesse, Le Chevalier alors faisant venir Halladin, luy commanda de se tenir prest pour conduire Thamire, lors qu’il voudroit partir, vers le grand Olicarsis en Carthage. Et parce que le Berger, qui faisoit estat dés ce soir de s’en aller dans son hameau, & là donner ordre à ce qui estoit necessaire pour partir le matin, Halladin s’alla promptement preparer pour faire ce que son maistre luy commandoit, quoy que ce fust bien avec quelque regret, de le laisser, n’estant pas encore bien guery. Cependant Damon escrivit, & donna la lettre à Halladin. Celidée alors voyant qu’il n’y avoit plus de moyen de divertir Thamire de ce voyage, puisque ny ses prieres, ny ses pleurs n’y avoient peu rien faire, tout à coup se ressouvint du vœu de Palemon, qui avoit juré d’accorder la premiere requeste qui luy seroit faite. O Palemon, s’escria-t’elle, par lequel ayant obtenu ce que tu desirois, les Dieux t’ont faict cognoistre qu’ils l’avoient agreable : Je te prie, je te conjure, & te somme de faire le voyage au lieu de Thamire, avec Halladin, pour avoir ma guerison. Palemon alors surpris : Je ne manqueray jamais, ô Celidée, à ce que j’ay voüé, quoy que le voyage me deust couster la vie, & suis prest d’y satisfaire. O Dieux ! s’escria à la Bergere Doris, qui avoit oüy la requeste & la responce, ô Dieux ! combien ay-je esté mal- advisée de n’estre pas la premiere à te requerir, Palemon, de ne m’abandonner jamais : Et faut-il que de ceste sorte je te perde pour le contentement d’autruy ? Ah ! cruelle Bergere, plus encore contre moy, que tu ne l’as esté contre ton visage. Quelle offence t’ay-je faite, pour me vouloir faire mourir avec tant de douleur ? Ma compagne, reprit alors Celidée avec un visage un peu plus remis, j’advouë que je suis bien marrie de vous rendre ce desplaisir : mais vous voyez qu’avant que de le vous avoir voulu procurer, j’ay faict tout ce que j’ay pû pour m’en descharger par quelqu’autre moyen : puis que je les ay trouvez tous inutiles pardonnez-moy, Bergere, le deplaisir que je vous donne, puisque c’est par force & par contrainte.


  Doris qui veid n’y avoir plus d’esperance de changer Celidée, ny d’obtenir de Palemon de contrevenir au vœu qu’il en avoit faict, fondant toute en pleurs, sortit de la chambre, se pleignant de Celidée, & du Ciel, qui consentoit à sa peine. Et presque en mesme temps Halladin estant prest, Thamire avec mille remerciemens, prit congé de Damon, & puis de la Nymphe & du Prince. Et de mesme en fit Celidée, Lycidas, Palemon, Adraste, & Hylas aussi, qui, quelque priere que luy en fissent Dorinde, Circeine, Palinice, ny Florice, ne voulut estre plus long-temps esloigné de Stelle. Et parce que Leonide luy dit : Et quoy, Hylas, nous n’aurons donc point toutes ensemble autant de pouvoir à vous arrester, que Stelle seule à vous r’amener ? Madame, luy dit-il, chacun suit sa destinée. Mais comment, reprit-elle, vostre destinée n’est donc pas telle qu’elle souloit estre : car ne vous ay-je oüy dire, que c’estoit par destin que vous aymiez la beauté par tout où vous la rencontriez ? Si cela est, n’avoüerez-vous pas qu’en toutes ces belles Dames, il y en a plus qu’en Stelle seule ? Madame respondit froidement Hylas, Je n’appelle pas beauté sinon ce qui plaist, Et si Stelle seule me plaist plus que toutes celles que vous dittes, n’est-il pas vray qu’elle a plus de beauté pour moy que tant qu’elles sont. Et a ce mot quoy que l’on luy sçeust dire, il s’en alla avec cette troupe de Bergers & Bergeres, parmy lesquels estoit Halladin qui n’avoit en sa vie faict voyage plus à contre-cœur que celuy-cy laissant Damon en un temps, qu’il pensoit pouvoir bien estre utile prés de sa personne. Ils se separerent presque au sortir de la porte de la ville, apres avoir remercié Clindor, qui accompagna Lycidas le plus avant qu’il luy fut possible. Quant à Adraste, il se recogneut tant obligé à Palemon, pour le soin qu’il avoit eu de sa guerison, qu’il s’offrit diverses fois d’aller en sa place avec Halladin : mais il ne le voulut permettre, d’autant qu’il eust pensé ne s’estre pas aquité de son vœu, s’il y eust envoyé quelqu’autre. En fin, apres plusieurs difficultez, Adraste obtint de l’y accompagner, & ne pouvant l’exempter de ceste peine, de la luy alleger pour le moins le plus qu’il pourroit. Ceste action de ce Berger gagna plus sur la bonne volonté de Doris, que toutes les recherches qu’autrefois il luy avoit faites. Le soir Halladin demeura au logis de Thamire, où l’on luy fit toute la bonne chere que ces Bergers purent imaginer : Mais lors qu’on voulut tirer du sang du visage de Celidée, la peine ne fut pas petite, parce qu’il fallut luy en escorcher la plus grande partie : & d’autant que la douleur estoit grande, d’autant y fut-elle plus difficile : Et cela fut cause que le Chirurgien qui l’alloit de ceste sorte reblessant laissa une Cicatrice sans la r’ouvrir, tant pour avoir pitié de ceste fille que pour croire que c’estoit luy donner inutillement de la peine, ne croyant pas qu’une blesseure que mesme chacun jugeoit incurable se pût guerir par cét unguent de Simpathie ; les petits bastons estans donc bien ensanglantez, puis sechez, & enfin soigneusement pliez avec du linge & mis dans une boitte, de grand matin Palemon, & Adraste, vindrent trouver Halladin, & tous trois ensemble prirent le chemin de Lyon, où ils se mirent sur le Rosne, qui les conduysit jusques pres de la ville des Massiliens, où de fortune ils trouverent un vaisseau qui faisoit le voyage d’Affrique, sur lequel ils se mirent avec un desir extreme de revenir bien tost.


Fin de la Cinquiesme Partie
de l’Astrée.



Corrigez, s’il vous plaist, ces fautes.


  Page 3. ligne 1. veid. pag. 4. l. 19. le chef. 77. l. 21. Madonte. pag. 79. lig. 14. Madonte. p. 101. l. 22. Damon. p. 113. l. 18. Adraste qui. p. 114. l. 24. beaucoup de raison. pag. 120. l. 25. prenez de ceste. p. 133. l. 8. que leur reprocher. p. 135. l. 2. ostez que. ibid. l. 5. discrets. ibid. l. 6. civils que j’aye jamais pratiquez. pag. 137. vous n’avez point esté. p. 145. l. 14. jamais que de. p. 183. l. 7. ne fistes. p. 212. l. 19. j’espreuve. pag. 239. Pourquoy la dois-je aymer ceste belle inhumaine. p. 251. lig. 3. si contrainte. pag. 262. l. 10. flechisse. p. 269. l. 23. luy en donner. p. 276. l. derniere, à mes yeux.